Chypre byzantine, jusqu’en 1191 Théoriquement, Chypre et l’Italie furent politiquement unies, du moins jusqu’en 476, voire plus tard, si nous considérons la subordination symbolique des rois goths Odoacre et Théodoric aux empereurs romains (orientaux). Durant le règne de Justinien, au VIe siècle, après la reconquête d’une grande partie de l’Italie par le général Bélisaire durant les longues guerres gothiques, l’Italie se retrouva placée sous la même ombrelle politique que Chypre. Toutefois, à la suite des perturbations causées par la guerre persane et des incursions arabes au VIIe siècle, Chypre connut une période étrange en tant que territoire neutre entre Byzance et l’islam qui dura, avec de brèves interruptions, de 688 à 965. Alors, jusqu’à la chute de Bari en 1071, Chypre et une partie déclinante de l’Italie méridionale partagèrent à nouveau Constantinople comme leur centre politique. Du point de vue ecclésiastique, cependant, Chypre resta hors de la sphère de la Rome papale et fut nettement tournée vers l’Orient, suivant l’orthodoxie grecque dans les rites et la tradition. Le commerce fit probablement venir quelques Italiens à Chypre, en provenance peut-être d’Amalfi, à la fin du Xe et au XIe siècle, ne serait-ce que pour une escale sur leur route vers des destinations au Moyen-Orient. Avec la Première croisade à la fin du XIe siècle et la fondation d’Etats par les croisés, Chypre se trouva toutefois dans une position géographique enviée sur les routes commerciales entre l’Est et l’Ouest. Nous n’avons que de rares informations, mais il est probable que la période «italienne» de l’histoire de Chypre ait commencé peu après 1100, lorsque la présence de marchands italiens dans l’île est attestée. Nous savons que deux frères génois se trouvaient à Chypre dans les années 1170, lorsqu’ils s’engagèrent dans la marine byzantine et, au début des années 1180, une église en Sicile se vit octroyer des terres à Chypre, mais la présence italienne à Chypre de loin la plus importante fut celle des Vénitiens. Nous savons, même d’après les informations restreintes dont nous disposons à propos du XIIe siècle, que les Vénitiens utilisaient déjà les ports chypriotes vers 1100, qu’ils se voyaient accorder – et avaient donc probablement demandé - des privilèges de libre commerce à Chypre vers 1136 et que ceux-ci furent confirmés par l’empereur en 1147. Il ne fait guère de doute qu’en 1150 Chypre était déjà un important centre de commerce pour la marine vénitienne. Une société vénitienne effectuant du commerce avec l’Egypte était en fait basée à Limassol en 1139, et des références sont faites à des marchands vénitiens à Paphos dès 1143. Jusqu’à l’essor de Famagouste à la fin du XIIIe siècle, bien après la conquête franque, Limassol et Paphos furent les principaux ports de Chypre et leur vitalité devait être due, dans une grande mesure, aux Vénitiens. Paphos, le deuxième port de l’île à l’époque, est probablement la source du nom vénitien «Baffo». Nous savons également par les chroniques de la conquête de Richard Cœur de Lion que, lorsqu’il débarqua à Limassol en 1191, toute une communauté latine se trouvait déjà dans cette ville, presque certainement des Vénitiens. Jusqu’en 1191, les propriétés vénitiennes à Chypre furent plus importantes et plus étendues qu’on ne pourrait se l’imaginer d’après les témoignages rudimentaires présentés ci-dessus. La rédaction et la survie fortuites d’un rapport datant de 1240 environ fait la liste des propriétés vénitiennes à Chypre avant 1191, confisquées à un moment donné, bien que nous ne sachions pas exactement par qui, quand, pourquoi ni dans quelle proportion. La liste des propriétés confisquées, déjà impressionnante, pourrait même être incomplète; il semble qu’un Vénitien au moins, Andrea Remingo da Baffo, possédait encore des propriétés à Chypre et cela n’est peut-être que la partie visible de l’iceberg. Nous disposons de détails concernant des centaines de propriétés confisquées, mentionnant les lieux, les noms de propriétaires vénitiens et, parfois, les noms des nouveaux «propriétaires». Une grande partie des propriétés se trouvaient à Limassol même, où la communauté avait un baptistère et deux églises de rite latin dont l’une, celle de Saint-Marc, servait probablement de cathédrale latine de Limassol durant la période franque et dont les fondations sont encore visibles. L’autre, l’église Saint-Georges, est peut-être l’endroit où le roi Richard épousa Bérangère, tandis que les vestiges sont peut-être ceux que l’on voit dans le château de Limassol. La colonie vénitienne à Limassol possédait plus de 100 maisons et quelque 50 magasins. Elle exploitait même un complexe de bains, un hospice et un cimetière. Une communauté moins importante de Vénitiens vivait, comme on pouvait s’y attendre, à Paphos, où elle avait une église mais, chose étonnante, on trouvait également des Vénitiens à l’intérieur du pays, à Nicosie. Ils n’avaient pas seulement une église dans la capitale, mais la maison de la famille Sabatini, qui possédait de nombreuses propriétés dans la ville, devint même le premier palais royal des Lusignan. Le grand nombre de Vénitiens résidant à Nicosie doit attirer notre attention sur le fait que ces derniers ne s’occupaient pas uniquement de commerce international. Limassol était bel et bien le centre principal, mais les régions rurales des alentours comptaient de nombreux domaines vénitiens ; certains villages tout entiers, tels que Pyrgos et Monagroulli, appartenaient même aux Italiens. Cette communauté rurale permanente, qui s’étendait jusqu’aux montagnes vers le sud, s’adonnait à l’agriculture. Elle possédait au moins deux églises rurales, dont l’une subsiste encore dans un état de ruines avancé près d’Ayios Konstantinos. En 1184, un usurpateur, Isaac Comnène, prit le pouvoir à Chypre et se proclama empereur, un coup d’Etat que l’Occident utilisa par la suite comme prétexte pour la conquête de 1191, préfigurant les événements de 1974. Il est intéressant de noter qu’au moment de se préparer pour la tentative byzantine en vue de rependre l’île, Isaac conclut une alliance avec la Sicile normande. L’amiral sicilien Margaritone aida à défendre Chypre contre les Byzantins en 1187 mais, malheureusement pour Isaac, Margaritone quitta l’île en 1188 et le roi Guillaume II de Sicile mourut en 1189. En 1191, le roi francophone Richard d’Angleterre, en route de Messine vers la Terre Sainte, vainquit Isaac et conquit l’île durant la troisième Croisade. L’année suivante, après une courte période d’administration par les Templiers, Richard vendit Chypre à Guy de Lusignan, Français de sang. En tant que roi de Jérusalem, Guy avait perdu la bataille de Hattin et, avec elle, la capitale que conquit Saladin en 1187. Guy et son frère Aimery fondèrent un royaume avec des nobles francophones, qui dura jusqu’en 1489. A de nombreux égards, 1191 fut un tournant décisif dans l’histoire de Chypre, inaugurant une période «française». Toutefois, du point de vue italien, l’année 1991 ne marqua pas exactement le commencement de la période «latine» de l’histoire de Chypre. La présence italienne dans l’île avant la conquête était déjà permanente, organisée et importante, et le développement de la ville de Limassol, en particulier, doit beaucoup aux Vénitiens. Chypre au début de la période franque, 1191-1374 Du point de vue politique, Chypre traversa trois phases distinctes d’intervention italienne, d’une intensité croissante: les phases sicilienne, génoise et, enfin, vénitienne. Guy de Lusignan (1192-94) mourut en tant que Seigneur de Chypre et ce ne fut que son frère, Aimery (1194-1205) qui fit de Chypre un royaume. Pour ce faire, Aimery demanda une couronne à l’empereur allemand Henri VI et Chypre devint un royaume dépendant en 1187. Henri avait ajouté, par mariage, le royaume de Sicile à son empire et son fils Frédéric II était solidement installé en Sicile et en Italie méridionale. Le statut de suzerain de Frédéric n’eut guère de signification pratique jusqu’à l’accession au trône de Chypre du roi mineur Henri Ier (1218-53), époque où un différend à propos de la régence entre la mère d’Henri, la reine Alice de Champagne, et ses oncles Philippe et Jean d’Ibelin – eux-mêmes probablement d’origine italienne en fin de compte – coïncida avec la croisade projetée par Frédéric. Frédéric avait épousé la reine de Jérusalem et leur fils, Conrad, devait devenir roi de Jérusalem. D’après les plans d’Alice peut-être, Frédéric s’arrêta d’abord à Chypre en 1228, pour revendiquer la régence et les revenus y afférents. Frédéric espérait ainsi créer un vaste empire méditerranéen. L’effort échoua, mais le résultat pour Chypre en fut la guerre civile qui dura, avec quelques interruptions, jusqu’en 1233, opposant la faction des Ibelin et les alliés impériaux. Bien que ce fait soit souvent considéré comme une intervention allemande dans les affaires chypriotes, les troupes de Frédéric étaient pour la plupart italiennes tandis que, durant les phases ultérieures, son maréchal fut un Italien, Ricardo Filangieri. Ce n’est que grâce à l’alliance avec une autre puissance italienne, Gênes et, en 1233, l’arrivée de la flotte génoise à Kyrénia, que les Ibelin purent faire cesser la guerre. Le pape Innocent IV délia Chypre de la suzeraineté de l’Empire en 1247, mais ce fait ne mit pas fin aux desseins des Siciliens concernant Chypre. Après avoir conquis la Sicile et l’Italie méridionale en 1266, Charles d’Anjou acheta un droit au royaume de Jérusalem en 1277, à une époque où les rois de Chypre étaient également rois de Jérusalem. Entre-temps, après 1267, des descendants d’Hugues de Brienne, rival du roi Hugues III (1267-84) et lui aussi prétendant au trône, tentèrent de provoquer des agitations en Occident. Une rivalité hostile entre les rois de Chypre et de Sicile à propos de Jérusalem dura jusqu’au milieu du XIVe siècle. Puis, après la grande révolte de 1282 connue sous le nom de Vêpres siciliennes et la guerre entre les Angevins et Aragon qui en résulta, le Traité de Caltabellotta de 1302 stipula qu’Aragon pouvait recevoir Chypre en échange de la restitution de la Sicile à Charles II d’Anjou. Heureusement pour les Lusignan, cela ne se produisit jamais et Charles II dut se contenter de régner sur l’Italie méridionale depuis Naples. Au XIVe siècle, cependant, Robert d’Anjou continua de s’appeler roi de Jérusalem et il se peut qu’il ait encouragé les revendications des factions de Brienne à l’égard de Chypre. Par conséquent, le roi Hugues IV (1324-59) travailla dur pour obtenir une alliance avec les Aragonais contre les revendications du royaume de Naples à propos de Jérusalem, allant même jusqu’à persécuter les amis de la reine Sancia de Naples, les Franciscains. Comme nous le verrons, la seconde grande phase politique italienne à Chypre au Moyen Age dura de 1374 à 1464. Comme le laissait supposer leur rôle militaire durant la Guerre civile, les Génois étaient déjà un facteur important dans la politique chypriote au début du XIIIe siècle. Nous entendons parler de Génois à Chypre à partir de 1203 et la reine Alice leur accorda les premiers privilèges en 1218 : libre commerce, exonération de taxes et d’impôts, protection des biens, le droit d’avoir un podestat génois (à Nicosie), ainsi que des terres à Limassol et à Famagouste. En 1232, pour aider à mettre fin à la Guerre civile, Henri Ier permit aux Génois de se placer sous la juridiction de leurs podestats et non pas sous la juridiction locale dans la plupart des affaires. Certains historiens interprètent ces gestes comme le commencement d’une mauvaise relation qui aboutit à l’invasion génoise un siècle et demi plus tard. Il y a beaucoup de vrai dans cette affirmation. Bien qu’ayant souvent fourni des navires de guerre à Chypre au XIIIe siècle, Gênes entraîna à plusieurs reprises l’île dans sa rivalité cruelle avec Venise, notamment quand les intérêts italiens et chypriotes se chevauchaient à Acre et à Tyr. Les rois de Chypre apprirent qu’en privilégiant une ville italienne ils risquaient d’en contrarier une autre. Durant le règne d’Henri II (1285-1324), les relations avec Gênes déclinèrent. Jusqu’alors, il n’y avait pas eu de nombre réellement important de résidents permanents génois dans l’île, bien que la communauté ait accumulé des propriétés considérables. A cette époque, cependant, les ressortissants génois vinrent de Syrie, comme réfugiés. Les communautés génoises s’agrandirent dans toutes les villes, tandis que Famagouste prit plus d’importance et que le podestat y fut par conséquent transféré. Gênes était déjà contrariée par l’attitude de Chypre à l’égard de son conflit avec Venise, et Henri ne fit rien pour améliorer les choses quand il accorda des privilèges à d’autres, y compris les Pisans. Les Génois demandèrent davantage de privilèges encore à la fin des années 1280, mais Henri et Gênes ne parvinrent pas à conclure un nouvel accord commercial. Durant la guerre entre Gênes et Venise dans les années 1290, Chypre montra sa préférence pour Venise dans les escarmouches qui se produisirent dans les environs de Chypre. Après leur victoire dans la guerre, les Génois exigèrent qu’Henri paie une indemnité, mais ce dernier refusa. Ils tentèrent alors de boycotter l’île et Henri contrattaqua. A ce moment-là, les pirates génois, impliqués dans une certaine mesure dans la guerre contre Venise, se mirent à menacer la nouvelle prospérité de Chypre, faisant même des incursions dans l’île. Cette prospérité dépendait à son tour, en partie, d’une interdiction papale du commerce avec l’Egypte, qu’Henri appliquait parfois en saisissant des navires génois. De nombreux pirates génois furent exécutés en 1303. Une autre exécution, en 1306, provoqua des représailles de la part d’un Génois proche de la victime. Chypre et Gênes faillirent se déclarer la guerre en 1305, mais Henri ne fit aucun effort pour calmer les choses. L’attitude hostile d’Henri envers la puissante Gênes fut probablement la raison principale du coup d’Etat de son frère Amaury l’année suivante. Amaury (1306-10) s’efforça d’améliorer les relations avec Gênes, mais après son meurtre et le retour d’Henri au pouvoir, les tensions remontèrent. Henri refusa de rembourser le solde d’un prêt important que son frère avait obtenu de Gênes, et Gênes envisagea sérieusement d’envahir l’île. A la suite d’expéditions continues de piraterie et de pillage près de Paphos au début des années 1310 et de confiscations supplémentaires de cargaisons de navires appartenant à Henri, le roi emprisonna tous les 460 habitants génois de Nicosie en 1316 et ne les libéra qu’en 1320. Finalement, Gênes et le successeur d’Henri, Hugues IV, conclurent un traité de paix en 1329, tandis que les actes de piraterie génois ne cessèrent d’être une préoccupation majeure que lors d’un nouveau traité de paix de 1338. A cette époque, toutefois, le Pape avait accordé aux Génois des dérogations à l’interdiction du commerce avec les Musulmans, qui fut entièrement levée en 1344. Des Génois vivaient à Limassol, à Nicosie et à Paphos, possédant à Limassol au moins une église, des fours et des bains – ainsi qu’une tour fortifiée. La plupart de la population résidait à Famagouste, bien qu’une partie de la communauté génoise fût composée de «Génois blancs» réfugiés de Syrie, qui revendiquaient les droits et privilèges des Génois, mais n’étaient pas Génois par le sang. Les droits des Génois blancs causaient des problèmes aux autorités chypriotes. Nous disposons d’informations particulièrement riches concernant la période aux alentours de l’année 1300, en raison de la conservation et de la publication des archives des notaires génois Lamberto di Sambuceto et Giovanni de Rocha, documents qui firent la lumière sur de nombreux aspects de l’histoire commerciale de Famagouste à cette époque. Bien qu’il y eût apparemment des Vénitiens à Chypre même avant 1191, ces derniers reçurent leurs premiers privilèges commerciaux durant la période franque, en 1306, d’Amaury qui cherchait à établir de bonnes relations avec quiconque pouvait soutenir son pouvoir précaire. La présence vénitienne s’accrut et les relations avec Chypre furent en général cordiales. Venise et Chypre figuraient au nombre des alliés des ligues navales contre les Ottomans au milieu du XIVe siècle. Pierre Ier se rendit à plusieurs reprises à Venise durant les années 1360, à la recherche de soutien pour ses activités de croisade, et les Vénitiens fournirent des navires pour la croisade de Pierre à Alexandrie en 1365, bien qu’insatisfaits des résultats. A l’instar des Génois blancs, les «Vénitiens blancs» revendiquaient la citoyenneté vénitienne et, par conséquent, des privilèges, ce qui ne manqua pas de créer des problèmes mais, en général, tout se passa mieux avec Venise qu’avec Gênes. Pise était, après Gênes et Venise, la troisième plus grande ville commerçante italienne de l’époque et les Pisans ne furent pas absents de Chypre. Dès 1192, Guy de Lusignan envisageait d’accorder des privilèges aux Pisans, en 1250 des Pisans résidaient dans l’île et Limassol eut sa propre communauté pisane avant 1250. Certes, les Pisans s’installèrent progressivement à Famagouste avec la chute des Etats croisés, mais leurs intérêts en Méditerranée orientale n’étaient pas aussi grands que ceux des deux autres villes. De plus, à part quelques marchands venus de Piacenza, de Sicile, d’Italie méridionale et d’ailleurs, on trouvait également un nombre non négligeable de Florentins. Les Florentins à Chypre étaient souvent associés avec les maisons bancaires des Peruzzi et des Bardi, qui jouèrent un rôle important en matière de prêts d’argent dans l’île, fournissant même des services à l’évêque latin et au duc de Bourbon. Dans les riches témoignages publiés vers 1300, nous trouvons des mentions fréquentes faites à des prêts florentins et des témoins florentins dans d’autres transactions. Les Bardi et les Peruzzi exploitèrent également d’autres occasions. Après la grande vague de réfugiés venus de la Syrie latine en 1291, lorsque Chypre fut frappée par une sécheresse en 1294-96, il y eut un danger de famine sévère. Les banquiers florentins importèrent d’énormes quantités de blé d’Apulie durant les années qui suivirent. Les Bardi et les Peruzzi poursuivirent leurs activités à Chypre jusqu’à l’effondrement du système bancaire, par suite de l’incapacité du roi Edouard III d’Angleterre à rembourser ses prêts en 1345. Un employé des Bardi, Francesco Balducci Pegolotti, rédigea son manuel de commerce classique, La Pratica della Mercatura, fondé en grande partie sur ses expériences durant son séjour de plusieurs années à Chypre, dans les années 1320 et 1330. La familiarité florentine avec Chypre était telle que, dans les 100 contes de son chef d’œuvre, le Décaméron, datant de 1350 environ, Boccace impliqua d’une façon ou d’une autre Chypre dans non moins de neuf d’entre eux. L’activité florentine à Chypre se poursuivit après 1345 mais, après l’invasion génoise, la plus grande partie de celle-ci fut transférée à Alexandrie. Lorsqu’ils avaient besoin de navires, des Florentins tels que les Peruzzi employaient souvent les services maritimes d’Ancône et Ragusa. Des témoignages attestent la présence d’Anconitains à Chypre dès 1272 au moins, et les documents publiés durant cette période, vers 1300 environ, prouvent qu’ils s’occupaient principalement du commerce du coton, malgré l’importance des exportations chypriotes classiques, de sucre et de sel, et d’un certain nombre d’autres produits de base. Une petite communauté anconitaine vivait même dans l’île à cette époque, et Ancône avait un consul installé à Famagouste. Le livre de Pegolotti nous apporte de nombreux renseignements sur le commerce entre Ancône et Chypre, encore important dans les années 1320 et 1330. Les activités d’Ancône à Chypre étaient encore fréquentes dans les années 1360, où des Anconitains vivaient à Limassol et à Famagouste. Les empires maritimes de Gênes et de Venise signifiaient que ces villes rapprochaient Chypre des régions non italiennes sous leur contrôle, telles que la Crète vénitienne et l’île de Chios génoise. Au XIIIe siècle et durant la première moitié du XIVe siècle, Raguse sur la côte dalmatienne - aujourd’hui Dubrovnik en Croatie – était sous domination vénitienne. Au XIVe siècle, cette ville entretenait des relations diplomatiques avec Chypre et faisait du commerce avec l’île, à la fois indépendamment et en collaboration avec Ancône et Florence. Nous entendons parler, dès 1283, de commerce d’esclaves pratiqué par les habitants de Raguse, où Chypre est impliquée, tandis que les documents datant de 1300 environ citent abondamment le blé et, en particulier, le coton. Le commerce n’était pas le seul lien entre Chypre et l’Italie durant ces années ; il existait également des liens ecclésiastiques et culturels. Alors que la papauté avait son siège à Rome, le haut clergé chypriote se composait en grande partie d’Italiens, y compris quelques éminents archevêques à Nicosie. Le dévoué archevêque réformateur Ugo da Fagiano, un prémontré originaire des environs de Pise, ne réussit pas à obtenir de soutien à Chypre et se retira, dégouté, dans son pays au début des années 1260, pour y fonder un monastère dénommé «Nicosia». Plus tard au cours du même siècle, le franciscain Jean d’Ancône gouverna puis, au début du XIVe siècle, ce fut un Romain, le dominicain Jean de Conti. Avec le transfert du siège de la Papauté à Avignon, on assista à une diminution des nominations d’ecclésiastiques italiens, semble-t-il, mais cette situation fut renversée au XVe siècle, avec le retour à Rome. Dans les années 1260, Thomas d’Aquin, une grande personnalité, dédia un traité de politique au roi de Chypre et Dante mentionne Chypre dans sa Divine Comédie. Ce fut le règne du roi Hugues IV, au XIVe siècle, qui marqua le véritable commencement de puissants liens culturels avec l’Italie, laissant préfigurer ce qui allait suivre au XVe siècle. Boccace, par exemple, décrit comment Hugues lui avait demandé avec insistance de rédiger un ouvrage sur les dieux païens, et il passa plus de deux décennies à écrire sa Genealogia deorum gentilium, qui resta pendant des siècles le livre de référence de base dans ce domaine. Le grand érudit chypriote grec Georgios Lapithis correspondit avec le célèbre moine gréco-italien Barlaam le Calabrais, tandis que Guido da Bagnolo, médecin du roi Pierre Ier, fils de Hugues, fut un ami de Pétrarque. En 1365, Pierre (1359-69) dirigea la dernière grande croisade victorieuse, s’emparant d’Alexandrie et la mettant à sac. En raison peut-être de l’interruption des intérêts commerciaux génois (et vénitiens) dans la région qui s’en suivit, les Génois envahirent Chypre quelques années plus tard. La cause immédiate de l’invasion fut un violent incident entre les citoyens génois et vénitiens à Famagouste. Les communautés marchandes italiennes avaient été mêlées à de tels incidents violents pendant plus d’un demi-siècle. Certains Génois furent tués dans des émeutes à Famagouste en 1310, et il y eut d’autres problèmes avec les Génois en 1331. En 1349, une querelle entre un Sicilien et un Vénitien à Famagouste tourna mal, mais les Vénitiens laissèrent à Hugues IV le soin de s’occuper du sort des Chypriotes et d’autres qui avaient endommagé leurs propriétés et blessé une trentaine de Vénitiens, ce qui est indicatif de l’attitude différente des Génois et des Vénitiens à l’égard de la couronne. Gênes, d’autre part, faillit déclarer la guerre à Chypre en 1343-44 et 1364-65, dans le dernier cas à cause d’un autre épisode violent. Après cela, pour ne pas devoir abandonner sa chère croisade, Pierre Ier fut forcé d’apaiser Gênes en lui accordant d’importants nouveaux privilèges, y compris le droit de construire une loggia administrative à Famagouste et le droit d’intervenir militairement au cas où les Chypriotes reviendraient sur leur parole. Alors que les différends entre Venise, Gênes et Chypre à propos de la guerre contre l’Egypte semblaient avoir été résolus par un traité en 1370, il n’est pas surprenant qu’un désaccord entre des citoyens des deux villes italiennes ait conduit à l’invasion génoise à Chypre dans les années 1370. La violence commença après le couronnement de Pierre II (1369-82) comme roi de Jérusalem, dans la cathédrale Saint-Nicolas de Famagouste, en octobre 1372. Des heurts entre les Génois et les Vénitiens éclatèrent à Famagouste dans les années 1340 et 1360. Ils se disputaient à présent à propos d’un élément des cérémonies, en apparence insignifiant, et les Chypriotes prirent le parti des Vénitiens dans le chaos qui s’en suivit. Des propriétés génoises furent détruites et des vies perdues pendant les émeutes mais, puisque Pierre rejeta la responsabilité de l’incident sur les Génois, ceux-ci ne reçurent aucune réparation. Après ces événements, la situation s’empira rapidement: de nombreux Génois quittèrent l’île, Gênes se prépara à la guerre et émit des revendications impossibles à satisfaire pleinement. Les Chypriotes, quant à eux, n’étaient pas disposés à capituler et exclurent les navires génois de Chypre. Malgré d’intenses efforts déployés par le Pape et les Hospitaliers en vue de parvenir à une solution pacifique, une flotte d’avant-garde quitta Gênes au début de l’année 1373. Les pillages génois furent suivis de représailles contre les Génois restés à Chypre, puis la situation se dégrada au point que les Chypriotes cédèrent en fait le port de Satalia sur la côte méridionale d’Asie mineure aux Turcs, plutôt que de le perdre au profit de Gênes. Limassol, la ville qui devait une grande partie de son essor aux rivaux des Génois, les Vénitiens, fut incendiée et Paphos fut prise. La flotte génoise principale, composée de 36 galères et plus de 14 000 hommes, arriva à la fin de l’année 1373 pour se joindre aux sept galères venues auparavant. Les Chypriotes décidèrent de négocier mais, par tromperie de la part des Génois, le roi Pierre II, son oncle le prince Jean d’Antioche ainsi que sa mère, Eléonore d’Aragon, furent emprisonnés. L’autre oncle de Pierre, le prince Jacques, refusa cependant de tomber dans le piège et continua à se battre. Nicosie fut pillée, mais Jacques infligea de lourdes pertes aux Génois, jusqu’à ce que les Génois décident qu’une victoire complète risquait de dépasser leurs moyens. De leur côté, les Chypriotes se rendirent compte qu’ils ne pouvaient pas gagner la guerre et comprirent que la destruction continue de la campagne et des villes ne ferait qu’empirer les choses. Le règlement négocié fut dur pour les Chypriotes, qui acceptèrent de payer un dédommagement considérable en plusieurs versements, de remettre de nombreux otages importants à Gênes et de céder Famagouste à Gênes comme garantie de paiement supplémentaire. Jacques accepta volontairement l’exil dans un endroit de son choix mais, par machination une fois encore, les Génois le firent transporter à Gênes, où le futur roi Jacques Ier demeura de nombreuses années. Bien que l’économie de Chypre ne s’effondrât nullement, la guerre marqua la fin de l’époque de grande prospérité qui s’était fondée sur la position commerciale stratégique. Chypre à la fin de la période franque, 1374-1474 L’invasion et la partition de Chypre en 1374, 600 ans exactement avant l’invasion et la partition plus récente de l’île, inaugura de maintes façons une nouvelle phase italienne de l’histoire de Chypre. Non seulement Famagouste se trouvait-elle placée sous l’administration directe de Gênes, mais la mort ou l’exil d’une grande partie de la population francophone, en conséquence de la guerre, changea radicalement la composition démographique de la noblesse. Dorénavant, des Italiens, des Grecs et d’autres jouèrent un rôle de plus en plus dominant dans la société. Par ailleurs, nous assistons à l’ascension progressive de l’utilisation de la langue italienne - voire son influence sur le grec – aidée en partie par la longue captivité de Jacques à Gênes et celle de son fils Janus, appelé comme le dieu romain de Gênes. Ce n’est probablement pas par hasard que l’université de Padoue est devenue l’établissement d’enseignement supérieur par excellence pour les Chypriotes. Bien que la présence de Chypriotes à l’université soit attestée dès 1350 environ, c’est la bourse créée, en 1393, par Pierre de Caffron pour les Chypriotes à Padoue qui servit d’impulsion pour la forte augmentation de la population estudiantine dans cette université aux XVe et XVIe siècles. Comme Venise conquit Padoue en 1406 et que cet établissement devint pratiquement l’université officielle pour Venise, les liens intellectuels entre l’élite chypriote et Venise étaient déjà étroits au début du XVe siècle. Même un membre de la famille royale, le cardinal Lancelot de Lusignan, étudia à l’université à partir de 1428, avant de finir ses jours au service du duc de Savoie de 1442 à 1451. (Hugues de Lusignan devint également cardinal et passa un certain temps en Italie). Cela ne put contribuer qu’à encourager davantage encore l’utilisation de la langue italienne aux dépends du français ainsi qu’à renforcer l’influence de Venise plutôt que celle de Gênes. La présence chypriote à Padoue devint si forte qu’il y eut une «Nation chypriote» officielle dans l’université. Ce phénomène continua bien après la conquête turque de 1571, et un manuscrit des statuts de la Nation chypriote, rédigé par un Grec au XVIIe siècle, est conservé dans la bibliothèque de l’université de Padoue. Toutefois, Gênes avait à présent une colonie à Famagouste, avec un évêque génois et une importante communauté génoise, moins nombreuse cependant que la population grecque. Pour sa libération en 1383, Jacques (1382-98) fut obligé, entre autres, de céder la souveraineté de la ville et de ses environs, ce qui a été décrit comme un Etat dans un Etat, gouverné à présent par un capitaine. Les Génois exigeaient également que la marine marchande internationale utilise Famagouste. Toujours est-il qu’au XVe siècle, la ville ne jouissait pas de la prospérité qu’elle avait connue au XIVe siècle. D’autres groupes commerciaux n’utilisèrent pas le port, réduisant ses revenus. Une partie de la population émigra et, en 1394, un visiteur italien, Nicolo da Martoni, nota que «une grande partie, pratiquement un tiers, est inhabitée et les maisons sont en ruines, et cela s’est produit après la domination génoise.» Les revenus de l’évêque avaient diminué de moitié par rapport à avant la guerre, tandis que les habitants se plaignaient de l’insalubrité de la ville. De plus, la défense contre les menaces externes telles que les troupes chypriotes, les pirates catalans et les envahisseurs mamelouks nécessitait de grandes dépenses, même si l’île avait une grande importance militaire. En 1447, Gênes décida de confier l’administration de la colonie à Banco di San Giorgio de Gênes. Famagouste continua cependant de décliner et certains habitants choisirent même d’aller rejoindre les communautés génoises à Limassol et à Nicosie. Les Chypriotes tentèrent sans succès de reprendre Famagouste, dès le règne de Pierre II. Le fils de Jacques, Janus (1398-1432), qui était né et avait grandi à Gênes et n’avait pas eu l’autorisation de revenir avant 1391, assiégea la ville en 1401, mais abandonna sa tentative en 1403, lors de l’arrivée de la flotte génoise. Finalement, à la mort du fils de Janus, Jean II (1432-58), l’héritier légitime fut la fille de Jean, Charlotte, qui avait épousé en deuxièmes noces Louis, le fils du duc de Savoie. Le fils illégitime de Jean, Jacques «le Bâtard», décida de prendre Chypre par la force. En 1464, après un long siège, il parvint à mettre fin à la domination génoise à Famagouste et fit exiler Louis et Charlotte. Ce soulagement après la libération de la domination d’un Etat italien fut de courte durée, cependant, puisque trois autres entités italiennes convoitaient Chypre: la Savoie, Venise et Naples. Charlotte poursuivait ses efforts en Occident et finit par laisser ses revendications au Duc de Savoie. Jacques, à présent le roi Jacques II, épousa la vénitienne Caterina Cornaro, dont la famille possédait déjà d’importants intérêts dans l’industrie sucrière à Chypre. Il fut arrangé que l’Etat vénitien serait l’héritier de Caterina si cette dernière décédait sans descendance, mais Jacques III naquit en 1473, l’année de la mort de Jacques II. Face à une situation aussi instable, les partisans du roi de Naples saisirent l’occasion pour assassiner l’oncle et conseiller de Caterina, André, et tentèrent de fomenter un coup d’Etat, qui fut empêché par la flotte vénitienne. A la mort du nouveau-né Jacques III en 1474, Venise prit le pouvoir de facto, considérant déjà l’île comme une colonie, dans laquelle elle envoya un provveditore en tant qu’officier supérieur. Il semblait, de jure, que Venise hériterait simplement de l’île à la mort de Caterina, mais l’échec de la tentative d’assassinat par les partisans de Charlotte aida à convaincre Venise de persuader Caterina d’abdiquer prématurément, en faveur de l’administration vénitienne directe. C’est ce qu’elle fit en 1489, en allant finir ses jours à Asolo. Domination vénitienne, 1474-1571 Dans pratiquement tous les guides, l’historiographie laïque et les manuels, ainsi que dans la plupart des ouvrages «scientifiques» sur l’histoire de Chypre, la période vénitienne est décrite avec les couleurs les plus sombres possibles. Durant plus d’un demi-siècle, cependant, pratiquement toute la recherche sérieuse effectuée dans les sources écrites a démontré que le contraire était vrai dans une grande mesure. Certes, il s’agissait d’une administration coloniale par un Etat commercial, et Chypre était dans une certaine mesure un avant-poste militaire. C’était également un gouvernement du type de ceux des XVe et XVIe siècles mais, selon les normes de l’époque, l’ère vénitienne fut très bénéfique pour les habitants. La sécurité intérieure et les avantages de l’appartenance à un grand empire commerçant se traduisirent par une augmentation du commerce des produits chypriotes traditionnels, tels que les céréales, le sel, le sucre et le coton, apportant des bénéfices aux Vénitiens et renforçant en nombre les classes moyenne et supérieure des Chypriotes, grecs aussi bien que latins. De nombreux Chypriotes, notamment les membres chypriotes grecs de la Fraternité hellénique de Venise, furent en effet transférés à Venise, tandis que d’autres travaillèrent sur des navires commerciaux. Par ailleurs, le sort des serfs chypriotes et du clergé grec s’améliora également. Preuve la plus convaincante et la plus importante contredisant le mythe du déclin général, la forte augmentation de la population durant la période vénitienne fit plus que doubler et s’accompagna du développement des villes et de l’extension des terres cultivables. Cette croissance est plus manifeste si on l’examine dans son contexte historique: le dernier siècle de la domination franque et les premiers siècles de la domination turque qui suivit, furent marqués par un déclin démographique. Chypre vénitienne fut gouvernée par un conseil, le Regimento, à la tête duquel se trouvait le luogotenente, qui avait deux conseillers. Le Capitaine de Famagouste était le chef militaire, à moins que Venise ne jugeât nécessaire d’envoyer un provveditore. En 1480, la langue officielle, du moins dans la communication du gouvernement avec Venise, passa du français à l’italien. Dans de nombreux autres domaines, le système de gouvernement précédent fut cependant maintenu. Mais, comme à Famagouste sous le contrôle génois, les Vénitiens contrôlèrent les nominations ecclésiastiques chypriotes durant leur domination. La domination vénitienne s’accompagna de la Renaissance italienne, jusqu’alors superficiellement présente seulement à Chypre. Les historiens d’art ont identifié un style de peinture «italo-byzantin» dans des fresques et des icônes. Les artistes grecs continuaient de suivre les modèles byzantins, tout en montrant qu’ils n’ignoraient pas les évolutions de l’art italien. On trouve de bons exemples de ce style à Galata et à Kalopanayiotis. Les éléments architecturaux de la Renaissance sont présents dans de nombreux bâtiments de la période, bien que le style «franco-byzantin» n’ait pas été éclipsé dans les églises grecques. L’hospice adjacent au monastère des Augustins à Nicosie et le palais de Famagouste renferment, par exemple, de purs éléments de la Renaissance, mais les plus grandes œuvres sont les fortifications classiques de Kyrénia, Famagouste et, avant tout, Nicosie. Les remparts de Nicosie, conçus par Ascanio Savorgnano et construits juste avant l’invasion ottomane de 1570, forment un cercle parfait comprenant onze bastions en forme de cœur, situés à distance égale l’un de l’autre. La Porte de Famagouste, avec sa lourde construction en pierres en saillie, transporte ceux qui la regardent dans un voyage imaginaire en Italie. En littérature, la poésie de Pétrarque influença les œuvres chypriotes grecques du XVIe siècle mais, pour la plupart des œuvres conservées, l’italien était à présent la langue dominante du savoir et de la littérature. Les écoles chypriotes étaient reliées au réseau vénitien. Après avoir achevé leurs études supérieures en Italie, notamment à Padoue, plusieurs Chypriotes issus de divers milieux choisirent de rester en tant que professeurs, auteurs et éditeurs d’œuvres médiévales à imprimer, tandis que d’autres rentrèrent à Chypre afin de jouer un rôle dans la bureaucratie gouvernementale. En 1531, une commission fut créée pour la traduction en italien de l’important code judiciaire chypriote, les Assises de la Cour des Bourgeois, réalisée par Florio Bustron en 1534. Plus important encore, le XVIe siècle fut le siècle italien en historiographie chypriote. Florio Bustron lui-même rédigea une importe chronique en italien. La chronique similaire, connue sous le nom d’Amadi fut également écrite en italien, peut-être largement traduite de sources françaises antérieures à présent perdues. Une version de la chronique chypriote grecque de Léontios Machairas, datant du XVe siècle, fut traduite en italien en tant que Chronique de Strambaldi. Un moine dominicain descendant d’une branche de la famille royale, Etienne de Lusignan, commença à rédiger son importante Chorograffia et breve historia dell’ isola de Cipro en 1570 à Naples, après avoir quitté Chypre pour un voyage avant la conquête ottomane de l’île. Il existe d’autres chroniques chypriotes en italien, moins importantes, ainsi que de nombreux récits de la conquête elle-même. Une administration pacifique signifiait une administration sans heurts. Les Ottomans firent un raid sur Limassol en 1539, mais la ville était déjà en ruines et pratiquement déserte à cette époque-là. La seule grande catastrophe se produisit à la fin, avec la conquête ottomane. Auparavant, il y eut toutefois quelques années de troubles internes, exacerbés peut-être par la tension internationale accrue. Jacob Diassorinos prit la tête d’une rébellion grecque en 1563, mais il fut rapidement exécuté. La contre-réforme arriva à Chypre lorsque le dernier archevêque de Nicosie, Filippo Mocenigo, contraria les Grecs en tentant de mettre en œuvre les décisions les plus dures du Conseil de Trente. Les autorités exécutèrent les meneurs des émeutes qui éclatèrent en 1566 durant une période de disette, lorsque des soupçons laissèrent penser que les Vénitiens exportaient du blé. Les Ottomans encouragèrent les conspirations et les soulèvements, promettant de meilleures années à venir sous la domination ottomane. Entre-temps, la restructuration complète de Nicosie et de ses défenses, durant les dernières années de la période vénitienne, infligea des privations supplémentaires aux classes inférieures. En outre, les nouveaux remparts de Nicosie ne répondirent pas aux attentes. Le gouverneur Niccolo Dandolo prit le commandement des Vénitiens et des Chypriotes de toutes les catégories dans la défense de la ville pendant six semaines durant l’été 1570, mais la capitale tomba et ses défendeurs furent massacrés. Puis ce fut le tour de Famagouste. Là-bas, sous le commandement du capitaine Marcantonio Bragadino, la ville résista pendant presque un an, jusqu’à la reddition de la garnison vénitienne et chypriote à condition que la vie de ses hommes soit épargnée. Au lieu de cela, ils furent eux aussi massacrés, à l’exception de Bragadino qui eut le nez et les oreilles coupés. Deux semaines plus tard, cependant, il fut écorché vif. Sa peau fut empaillée et envoyée comme trophée à Constantinople, mais les Vénitiens parvinrent à la récupérer en 1580 et à la ramener à Venise. Ainsi se terminèrent deux siècles pratiquement de domination italienne continue dans la totalité ou une partie de Chypre.