Pour la seconde fois dans son histoire, Chypre devint une possession précieuse de l’Angleterre. Ce fait est important, puisque les Anglais détiennent jusqu’à ce jour le privilège unique d’être la seule puissance étrangère à avoir eu deux fois le contrôle de Chypre. En 1191, l’île fut acquise par hasard et par le recours à la guerre, avant d’être vendue en l’espace de quelques mois pour une somme coquette. En 1878 (687 ans plus tard) elle fut prise par des moyens diplomatiques et demeura sous la couronne anglaise pendant 82 ans. En vue de protéger leurs intérêts commerciaux et stratégiques, les Britanniques jugèrent bon, selon Lord Salisbury (alors ministre des Affaires étrangères), «d’ériger une autre digue derrière le brise-lames turc effondré». Une combinaison de facteurs, y compris la préoccupation européenne générale à propos de l’aggravation de l’état de «l’homme malade de l’Europe» (l’empire ottoman), la guerre russo-turque de 1877 (qui a conduit au traité de San Stefano le 3 mars 1878) et, avant tout peut-être, la politique “d’expansion” de Disraeli (le premier ministre juif en Grande-Bretagne) menèrent à la prise de possession de l’île. De ce fait, le mythe de la mainmise sur Chypre devint une réalité et une nécessité. Le 10 mai, les grandes lignes d’un accord avaient été envoyées à Sir Austen Henry Layard, l’ambassadeur britannique à Constantinople, avec l’ordre de procéder aux négociations dès réception du message de Londres. Six jours plus tard, le cabinet britannique approuva la convention projetée et, dès qu’il fut évident que la Russie insisterait pour conserver Kars et Batum, Layard reçut l’ordre, le 23 mai, de soumettre le projet d’accord au Sultan. Ce dernier se vit impartir un délai de 48 heures pour l’accepter ou le rejeter. Comment aurait-il pu refuser? Quatre jours auparavant, il avait en effet envoyé un télégramme à Londres demandant de l’aide, de l’argent et une alliance. Le 25 mai, durant un entretien avec Layard, le Sultan, qui souffrait d’une profonde dépression, soulagé d’apprendre qu’ils ne lui demandaient que Chypre, céda volontiers. Selon les documents officiels de Layard, Abdul Hamid II était entouré, à cette occasion et contrairement à toutes les autres audiences précédentes qu’il avait eues avec lui, de nombreux gardes, parce qu’il avait entendu que Laylard avait l’intention de l’assassiner. Quoi qu’il en soit, face à la menace anglaise de ne plus chercher à contenir l’avancée russe et de cesser de s’efforcer de retarder la partition de son empire – à un certain moment en juin 1878, les Turcs soupçonnaient l’existence d’une entente secrète entre l’Angleterre, l’Autriche et la Russie en vue du démembrement de leur pays – le Sultan n’apporta aucune objection et la Convention fut signée en secret le 4 juin. Sa publication, durant le Congrès de Berlin de 1878, fit l’effet d’un «coup de tonnerre» dans le monde diplomatique. Le premier pas dans le transfert de Chypre de la domination ottomane à la domination britannique fut la signature de la Convention d’Alliance défensive entre les deux pays concernant les Provinces asiatiques de la Turquie (connue sous le nom de “Convention de Chypre”), dans les termes suivants: «Si la Russie conserve Batoum, Ardahan, Kars, ou l’un de ces districts, et si la Russie fait une tentative quelconque à l’avenir de s’emparer d’autres territoires de Sa Majesté Impériale le Sultan en Asie, tels que déterminés par le Traité définitif de paix, l’Angleterre s’engage à s’unir à Sa Majesté Impériale le Sultan pour la défense des territoires en question par la force des armes. En contrepartie, Sa Majesté Impériale le Sultan promet à l’Angleterre de réaliser les réformes nécessaires, à convenir ultérieurement par les deux Puissances, ayant trait à la bonne administration et à la protection des sujets chrétiens et autres de la Sublime Porte qui se trouvent sur les territoires en question; et afin de permettre à l’Angleterre de prendre les dispositions nécessaires pour l’exécution de son engagement, Sa Majesté Impériale le Sultan consent, en outre, à céder l’île de Chypre, et à ce qu’elle soit occupée et administrée par l’Angleterre.» C’était l’article 1er de la Convention, signée le 4 juin au Palais impérial de Yeldiz. En outre, une annexe contenant six conditions fut signée le 1er juillet. Les deux plus importantes (la troisième et la sixième) précisent ce qui suit: «L’Angleterre paiera à la Porte tout ce qui constitue le présent excédent des revenus sur les dépenses dans l’île. Cet excédent sera calculé et fixé d’après à la moyenne des cinq dernières années. Dans le cas où la Russie restituerait à la Turquie Kars et les autres conquêtes faites par cette dernière en Arménie lors de la dernière guerre, l’île de Chypre serait évacuée par l’Angleterre et la Convention du 4 juin 1878 cesserait d’être en vigueur». Ainsi, en contrepartie de la protection de son Empire ruiné, un tribut d’environ 92.800 livres sterling et, comme il s’avéra (bien qu’incertain) 4.166.220 oques (ou 10.865.416 livres) de sel par an, le Sultan accepta que Chypre fût occupée et administrée par la Grande-Bretagne. En outre, selon la sixième condition, l’île devait lui être rendue. Il s’agissait d’une condition «creuse», guère prise au sérieux. Même ceux, et ils étaient nombreux, qui doutaient de son importance stratégique, la décrivirent comme «un accord au caractère complètement illusoire». Indubitablement, Chypre dominait directement l’entrée du canal de Suez (le gouvernement de Sa Majesté acquit en 1875 la moitié environ des actions de la Société du canal de Suez), les côtes de Palestine et de Syrie ainsi que les provinces méridionales de l’Asie mineure. Avec Gibraltar (1713) à l’ouest de la Méditerranée, Malte (1814) au centre et à présent Chypre («la clé pour l’Asie occidentale»), le processus de sa transformation en un lac britannique éloigné était achevé. Cependant, avec l’occupation de l’Egypte en 1882, Chypre fut reléguée, provisoirement du moins, à son rôle de ‘’lieu de villégiature somnolent’’. Un accord complémentaire à la Convention, signé le 14 août 1878, solidifia davantage la possession britannique de l’île. En effet, le 16 mars 1921, lorsque la Russie transféra à la Turquie deux des trois territoires arméniens (Ardahan et Kars mais pas Batoum), mentionnés dans la Convention, la Grande-Bretagne conserva le contrôle de Chypre. En outre, la Grèce et la Turquie reconnurent toutes deux, en 1923, la souveraineté britannique sur l’île et, deux ans plus tard, celle-ci fut déclarée colonie de la Couronne. Chypre passa, donc, sous la tutelle britannique en 1878. Ce qu’il fallait ensuite, c’était le débarquement d’un contingent britannique dans l’île. C’est ce que fit le Vice-amiral Lord John Hay qui, durant la première semaine de juillet, vit devant lui le golfe de Larnaca. Il ne séjourna cependant que temporairement dans l’île. A 7h30, le 22 juillet 1878, Sir Garnet Wolseley arriva à bord du navire de guerre HMS Himalaya et débarqua à Larnaca à 17h35, accompagné de quelque 1500 soldats. A 18h, il se rendit au Kania Khanate de Larnaca, où il fit publier une proclamation dans laquelle il donnait l’assurance des vœux de la Reine pour la prospérité de l’île et de son désir de faire prendre des mesures en vue de la promotion et du développement du commerce et de l’agriculture, ainsi que de doter le peuple des avantages de la liberté, de la justice et de la sécurité. L’édit, lu en anglais, en grec et en turc, fut salué par des ovations. En fait, les Grecs de l’île considéraient le remplacement d’un empire musulman par un empire chrétien comme le pont doré qui aboutirait finalement à l’union de Chypre avec la Grèce. Les Grecs éminents de l’île (principalement des personnes de professions libérales et des ecclésiastiques) accueillirent la nouvelle administration comme un tournant pour les affaires chypriotes et commencèrent à fixer des objectifs plus élevés: auto-administration, autonomie, autodétermination et, finalement, l’union avec la Grèce. Les années 1950 et les années suivantes reflétèrent les visions des illuminés, peu nombreux, du XIXe siècle. Par le dénommé «accord des voleurs», la Grande-Bretagne acquit, de facto sinon de jure, la souveraineté sur Chypre. Les Chypriotes ne purent obtenir la nationalité britannique qu’après 1914, lors de l’annexion de l’île. Cependant, comme le souligna Winston Churchill le 19 octobre 1907, Chypre passa sous la domination britannique «en ruines et humiliée par des siècles de mauvais traitements». Par conséquent, il fallut apporter des améliorations partout. Les problèmes à régler étaient nombreux: 1. Les terres du sultan et d’autres questions foncières provoquèrent de nombreux désaccords et il fallut beaucoup de temps et d’énergie pour les résoudre enfin. 2. Les problèmes fiscaux dépassaient toute compréhension. Les efforts des Turcs visant à présenter un solde aussi important que possible dans la trésorerie compliquèrent le processus d’apurement des comptes de l’administration sortante. Il était dans leur intérêt de le faire, puisque le tribut annuel serait basé sur l’excédent moyen des cinq dernières années. Par ailleurs, il fallut doubler les impôts afin de faire face aux dépenses de la guerre russe. Cela créa des problèmes supplémentaires pour les fonctionnaires chargés de la tâche difficile de soutirer de plus en plus d’argent aux paysans chypriotes qui avaient à peine de quoi subsister. Réfléchissant à l’effondrement quasi-total de la machine administrative ottomane, Wolseley écrivit à Layard le 10 février 1879, en lui expliquant que le Sultan devrait confier ses finances à certains Anglais compétents qui rétabliraient rapidement la prospérité de son empire. 3. La question des privilèges était également un problème important. Wolseley, aussi bien que son successeur, Sir Robert Biddulph, informèrent leurs supérieurs à Londres que les paysans étaient relativement satisfaits mais que les classes privilégiées, celles qui bénéficiaient d’exonérations fiscales, ne l’étaient pas. Les évêques, nommés percepteurs par l’administration précédente, avaient amassé une grande fortune au dépens des villageois pauvres. Cette situation prit fin après 1878. Cependant, un nouveau sujet de mécontentement apparut, qui joua finalement un rôle primordial dans la mobilisation accrue en faveur de l’union avec la Grèce. 4. Le népotisme, la corruption et la décadence avaient pu s’accroître et se développer sans contrôle. Wolseley expliqua qu’après leur nomination, les fonctionnaires devenaient indignes de confiance, malhonnêtes et arrogants. Dans ces conditions, l’administration de l’île avait plongé en plein marasme. Il fallait par conséquent une forte poigne pour «stimuler ses énergies et faire bouger sa prospérité». Cependant, après une forte insinuation de la part de Whitehall, Wolseley entreprit d’assainir plutôt que d’abolir les institutions turques. Les Britanniques alléguèrent, naturellement, l’excuse de l’incertitude de leur mandat. L’une des premières mesures fut donc de nommer six fonctionnaires britanniques à la place des kaimakans turcs qui avaient administré les six districts en lesquels l’île avait été divisée. Il convient de préciser que l’une des réussites remarquables de l’occupation britannique fut l’élimination de la corruption de toutes les branches du gouvernement. 5. Loi et ordre. Wolseley affirmait qu’il avait pour devise la justice impartiale et citait comme exemple le fait qu’il avait, durant les trois premiers mois, emprisonné un percepteur pour vol, un ecclésiastique grec pour avoir refusé de payer des impôts et un chasseur d’antiquités maltais pour avoir enfreint la loi. Il insistait également sur la déportation immédiate d’un grand nombre de détenus turcs, dont la présence sur l’île était aussi indésirable que dangereuse. Les prisons de l’île ressemblaient en fait à des établissements pénitentiaires renfermant les pires criminels de l’empire du Sultan. 6. Evidemment, il était impossible d’empêcher les catastrophes naturelles telles que les séismes, mais la mauvaise santé des habitants et les coups durs tels que la maladie des bovins (épidémie qui éclata en 1879/1880) et les ravages des récoltes par les sauterelles (pour la prévention desquelles des sommes considérables furent dépensées entre 1881 et 1885) auraient pu, avec les personnes et les ressources appropriées, être atténués. 7. L’analphabétisme et, par conséquent, l’apathie étaient la règle plutôt que l’exception. Les rares enfants qui apprenaient à lire devaient compter, pour leur ‘’éducation’’ presque entièrement sur des donations privées et des institutions religieuses. 8. Charles F. Watkins (consul de Sa Majesté à Chypre) informa Layard le 5 mars 1878 que le Gouverneur de Chypre avait reçu un télégramme de Constantinople, selon lequel 3000 réfugiés y avaient embarqué et se dirigeaient vers Chypre. La nouvelle de leur arrivée probable entre le 5 et le 7 mars créa une grande panique parmi les habitants de Larnaca et de Nicosie. Dans cette dernière, l’archevêque et les notables grecs protestèrent contre l’autorisation de les laisser débarquer, mais en vain. On ignore ce qu’il advint exactement de ces ‘’nouvelles’’ arrivées. 9. Divers problèmes. Ceux-ci comprenaient les droits de douane (initialement payés directement à la Porte), la monnaie, les biens religieux, les récoltes et d’autres questions fiscales. A un moment donné, les Chypriotes furent soumis à la conscription dans l’armée turque, à moins de payer une capitation. Wolseley fut confronté à ces problèmes et à de nombreux autres, en plus des difficultés habituelles que rencontre toujours une nouvelle administration. La période entre 1878 et 1914 (de l’occupation à la cession complète) fut dominée par quatre sujets principaux: l’idéal grec ou Megali Idea (grande idée); l’émergence de la Constitution; les grandes attentes mais la lenteur du progrès économique; et les disputes de l’Eglise. Une brève analyse des trois premiers sera suffisante: La lutte pour l’union de Chypre avec la Grèce continentale (enosis), qui datait de bien avant l’occupation britannique, fut dès le début une affaire chypriote grecque – la lutte de la majorité. Seuls quelques éléments de la minorité turque s’y opposèrent. Contrairement à ce qui a été écrit ailleurs, la vaste majorité de la population turque ne soutint pas les mesures répressives imposées par l’administration coloniale pour contrôler l’agitation de leurs compatriotes. En témoigne la manifestation populaire massive d‘octobre 1931 (l’incendie de la Maison du Gouverneur, la déportation de dix éminents dirigeants grecs, les lourdes sanctions, les emprisonnements et, enfin, l’imposition de la loi martiale) lorsque l’élément turc sympathisa avec ses co-habitants et ne fit rien pour trahir la grande protestation, qu’il considérait comme ‘’juste’’. Il suffit de dire qu’à partir de l’indépendance de la Grèce, le peuple grec fut fortement attaché à une politique étrangère inspirée par la Megali Idea. Les Chypriotes grecs qui envoyèrent des volontaires à toutes les guerres dans lesquelles la mère-patrie était impliquée, et il y en eut beaucoup au XIXe siècle, pensaient que leur tour viendrait d’être accueillis dans les bras de l’hellénisme. Ces attentes ne se sont jamais réalisées. La seconde grande tendance fut l’émergence de la Constitution. En moins de deux mois après l’arrivée de Wolseley, une ordonnance du Conseil (14 septembre 1878) instaura un conseil législatif et un conseil exécutif pour s’occuper des affaires de l’île. Ce dernier devait être constitué selon les instructions adressées de temps à autre au Haut-Commissaire par le Gouvernement de Sa Majesté. Entre-temps, Chypre fut transférée, le 6 décembre 1880, du ministère des Affaires étrangères au ministère des Colonies. A la fin de 1881 ou au début de 1882, la forme d’administration existante fut modifiée et, le 21 juin 1983, le conseil législatif élu se réunit pour la première fois. On peut affirmer, à juste titre de ce fait, que les traditions occidentales de représentation politique furent introduites durant les toutes premières années de la domination britannique. La Constitution était restée inchangée lorsque la Grande-Bretagne annexa Chypre en 1914; elle fut modifiée en 1925, au moment où l’île devint une colonie de la Couronne mais, à la suite de l’incendie de la maison du Gouverneur ainsi que de l’hystérie énosiste et du désenchantement économique de ces années-là, elle fut finalement abolie le 12 novembre 1931. La troisième grande question jusqu’en 1914 fut la situation économique instable, tandis que le tribut fut le facteur le plus important pour le sort de Chypre. L’attaque cinglante de Churchill en 1907, lorsqu’il écrivit que «l’amélioration des niveaux turcs ne constitue pas une justification satisfaisante ni adéquate pour la politique britannique» fut probablement le catalyseur qui entraina l’abolition du tribut en 1927. Il ne fait aucun doute que l’île connut, pour la première fois dans son histoire, un sort meilleur que jamais auparavant. Des fonds étaient dépensés pour la médecine, l’éducation et la construction de routes, il régnait plus de justice et d’égalité dans le mécanisme administratif et judiciaire et la participation au gouvernement était plus répandue. En fait, Chypre fut l’un des premiers territoires de la région où a été instauré le vote populaire. En outre, la population marqua une augmentation importante, passant de 186 173 en 1881 à 237 002 en 1901 – une augmentation de plus de 27 pour cent en 20 ans à peine. Oui, Chypre a pu être négligée (c’est ce que révèlent des commentaires faits au fil des ans par le Bureau colonial) mais elle se trouvait nettement sur la voie du rétablissement et se portait assurément beaucoup mieux qu’à tout moment dans son histoire récente. Une brève comparaison de la période précédant l’occupation et du début des années 1920 suffit à le prouver: 1. Les communications étaient pratiquement inexistantes. En général, il n’existait que des sentiers pour les mules et les chameaux. Au début des années 1920, il y avait de bonnes routes et des ponts, ainsi qu’un chemin de fer reliant Famagouste et Nicosie. Ce dernier fut étendu plus tard à la région minière de Skouriotissa et même au-delà. 2. Il n’existait que très peu de bureaux de poste. Par la suite, 65 fonctionnèrent avec 200 agences qui traitaient trois millions de lettres, cartes, journaux, livres et paquets. 3. Il n’y avait pas d’hôpitaux. Après la guerre, chaque district en comptait au moins un, habituellement sous la surveillance d’officiers médicaux publics. 4. Il n’existait nulle part d’imprimeries jusque dans les années 1870. Après 1920, quelque 15 journaux étaient publiés. Il s’agissait là d’une «preuve éloquente de progrès matériels et éducationnels». 5. Auparavant, il existait environ 170 écoles, insuffisamment encadrées. Dans les années 1920, près de 740 écoles étaient disséminées à travers l’île, encadrées pour la plupart par des instituteurs bien formés. 6. Le commerce était minime. Durant la période suivante, les importations présentèrent une hausse de l’ordre de 550 pour cent et les exportations de 500 pour cent. Par ailleurs, et comme nous l’avons déjà mentionné, l’annexion de Chypre (5 novembre 1914) fut en général acceptée avec un grand enthousiasme. Le courrier à destination et en provenance du ministère des Colonies montrait que même les plus hauts officiers turcs de l’île se réjouirent de son changement de statut juridique. Dorénavant, l’île faisait de facto et de jure partie des dominions de Sa Majesté. Avec l’arrivée de la 1ère Guerre mondiale, ses habitants obtinrent la nationalité britannique. Cette question fut finalement réglée le 27 novembre 1917. De plus, le 10 mars 1925, Chypre fut proclamée colonie de la Couronne. Entre 1914 et 1925, le mouvement politique au sein de la majorité chrétienne en faveur de l’union avec le Grèce représenta la force la plus puissance dans la politique chypriote. En général, cependant, les mobilisations pour l’énosis étaient contrôlées avec succès – elles furent même parfois réprimées par la force des armes comme en 1931 – jusqu’aux années 1950, où une guérilla «expulsa» les Britanniques. Apportons à présent quelques éclaircissements à propos des diverses «offres et promesses» faites par Chypre à la Grèce, que les analystes, tant historiens que politiques, n’ont abordé que superficiellement. Avant 1920, il y eut deux «offres» britanniques en 1912 et 1915 et deux «promesses» en 1919. Et il semble qu’il y ait eu une autre «promesse» en 1930. Après la première phase des guerres balkaniques, les parties belligérantes se réunirent à Londres du 16 décembre 1912 au 6 janvier 1913, afin de discuter des conditions de la paix. Eleftherios Venizélos, le «fondateur de la Grèce moderne» était à la tête de la représentation grecque. Face à l’éventualité d’une grande guerre, Lloyd George demanda à Venizélos dans quelle mesure la Grande-Bretagne pourrait utiliser les installations navales d’Argostoli en échange de Chypre. Cette demande officieuse et l’offre furent acceptées en principe par Venizélos. Certes, Lloyd George ajouta que seul Sir (par la suite le Vicomte) Edouard Grey, le ministre des Affaires étrangères, qui n’était pas présent à la rencontre, pouvait faire cette offre. Grey avait, naturellement, toujours été en faveur de la cession de Chypre. Quant à l’offre précitée, le Premier ministre, Asquith fut favorable à la proposition. Cependant, les gouvernements britannique et grec ne cherchèrent pas à conduire l’offre à un aboutissement quelconque en 1912 ou 1913. D’autres offres furent cependant transmises à la Grèce en 1914 et en janvier 1915. L’Epire du Nord et même des concessions en Asie mineure firent l’objet de promesses. Le 6 mars, le roi germanophile Constantin rejeta de telles ouvertures, entrainant la démission de Venizélos, dégouté. Les documents personnels de Sir Edward Grey nous apprennent que la reine de Grèce déclara en 1915 que, si un seul soldat allemand était tué par un Grec, elle quitterait immédiatement la Grèce pour toujours. En fait, les diplomates britanniques à Athènes, frustrés du refus de la Grèce de rejoindre les Alliés en 1915, pensaient que la seule façon de la faire adhérer à l’alliance était de chasser le roi. Plus proche de l’intérieur, Grey informa Sir Francis Elliot (numéro un du Gouvernement de Sa Majesté à Athènes) le 13 octobre 1915 que si la Grèce «s’alliait maintenant» ses territoires seraient garantis et elle obtiendrait des acquisitions territoriales appropriées à la fin de la guerre. L’offre de Chypre à la Grèce fut télégraphiée à Elliot par Grey le 16 octobre. Les points pertinents sont les suivants: «Si le Grèce est prête à offrir son soutien en tant qu’Allié à la Serbie, à présent que cette dernière a été attaquée par la Bulgarie, le Gouvernement de Sa Majesté se montrera disposé à donner Chypre à la Grèce. Si la Grèce se joint totalement aux Alliés, elle partagera naturellement avec eux tous les avantages obtenus à la fin de guerre, mais l’offre de Chypre est faite indépendamment par le Gouvernement de Sa Majesté, à condition que la Grèce apporte un soutien immédiat et complet à la Serbie avec son armée». Le lendemain, Elliot répondit à Grey qu’il avait souligné cette occasion «unique» à la Grèce, affirmant que Chypre lui était «assurée» quelle que fût l’issue de la guerre. Bonar Law informa le Haut-Commissaire à Chypre de l’offre. Le 16 octobre, il télégraphia le texte suivant: «Veuillez communiquer ce fait à l’Archevêque ou à d’autres personnages éminents à Chypre et suggérez-leur que, s’ils souhaitent profiter de cette occasion pour obtenir le rattachement de Chypre à la Grèce, qui ne se reproduira probablement pas, ils devront se rendre immédiatement à Athènes afin de soumettre leur demande au Roi et au Parlement. Vous avez pleins pouvoirs pour leur offrir toute l’aide possible à ces fins». Les incitations britanniques d’octobre et d’autres à l’égard de la Grèce ne comprenaient pas seulement Chypre, mais également des concessions supplémentaires en Thrace et en Asie mineure – principalement habitées par des Turcs et n’étant pas des territoires souverains britanniques. En outre, aucune mention n’était faite aux facilités navales. De même, il n’était pas dit que la minorité turque à Chypre représentait un obstacle. L’occasion d’acquérir Chypre fut cependant perdue. A Chypre, l’offre fut accueillie avec des sentiments mêlés: les musulmans exprimèrent leurs inquiétudes et les Grecs furent contrariés par le refus. La possession de Chypre, avec sa population de 250 000 Grecs (80%) en 1921, avait longtemps été un idéal du nationalisme hellénique et on s’attendait à ce qu’une telle cession fût acceptée avec enthousiasme. Le don fut toutefois refusé et cet acte équivalait à l’aveu que le roi Constantin avait reçu des promesses plus attrayantes de la part du camp opposé en cas de victoire allemande, dont il avait été persuadé qu’elle se produirait. Ce refus doit certainement être attribué à l’influence du groupe de conseillers pro-germaniques qui exerçaient chaque jour une pression croissante sur le roi, plutôt qu’à Zaimis, le Premier ministre. La politique de ce dernier fut assurément une politique de véritable neutralité. Durant son mandat, il entretint autant que possible des relations amicales avec l’Entente, qui lui avait même accordé un prêt afin de soutenir l’économie grecque en difficulté. Quoi qu’il en soit, cette excellente occasion de régler une fois pour toutes la question chypriote avait été perdue. Dans un discours adressé au Parlement grec en août 1917, Venizélos, s’étendant sur sa politique pro-Entente, déclara qu’une telle cession comporterait indubitablement de nombreux avantages pour l’Hellénisme mais que les ‘’sauveurs’’ qui se trouvaient alors au pouvoir avaient rejeté l’occasion et que Chypre avait été perdue. La Grèce finit par entrer en guerre aux côtés des Alliés mais, en 1917, ces derniers se trouvaient déjà sur la voie de la victoire et il n’y avait aucune raison de changer l’administration de l’île. Sa contribution à l’effort de guerre fut cependant phénoménale pour une petite île. En 1914, sa population totale ne s’élevait qu’à 280 000 habitants, et pourtant plus de 13 000 Chypriotes âgés entre 18 et 41 ans servirent en tant que troupes auxiliaires – principalement en tant que muletiers pour les forces britanniques à Salonique. La participation d’un nombre aussi important d’hommes eut, naturellement, pour conséquence la pénurie de main-d’œuvre, à une époque où les ressources de l’île étaient utilisées au maximum pour la production de denrées et d’autres biens de consommation de base pour subvenir aux besoins des Alliés. Les habitants de Chypre fournirent également des milliers de bêtes (mules, ânes, chevaux et chèvres), quelque 9000 livres sterling pour la Croix-Rouge britannique et belge et des milliers de tonnes de denrées alimentaires, de combustibles et de bois. En dépit des nombreux sacrifices et des distinctions des Chypriotes entre 1914 et 1918, ni la Grande-Bretagne ni la Grèce ne mentionnèrent sérieusement le problème durant ces années. La question fut à nouveau soulevée par Venizélos au cours des conférences de paix qui mirent fin à la guerre. En outre, et selon les notes du professeur Paul Mantoux, le célèbre interprète de la Conférence de Paix, une conversation entre les dirigeants américains et britanniques du 13 mai 1919, lors d’une réunion du ‘’Conseil des Quatre’’ (composé de Woodrow Wilson, président des Etats-Unis, Lloyd George, Georges Clémenceau, président du Conseil français et V.E. Orlando, Premier ministre italien) se déroula comme suit: L.G.: J’ai l’intention de donner Chypre à la Grèce. WW: Excellente idée C’était la première ‘’promesse’’. Elle ne fut pas tenue pour diverses raisons: 1. Des tacticiens militaires du XXe siècle pensaient qu’une telle transaction n’était pas souhaitable en raison de l’existence de considérations stratégiques solides selon lesquelles il ne fallait pas céder l’île. 2. Certains officiers affirmaient avec insistance que la Grande-Bretagne avait le devoir de développer l’île du point de vue économique. De la sorte, les autorités coloniales chypriotes parviendraient plus facilement à convaincre les habitants que la Grande-Bretagne considérait l’île comme une partie importante de l’Empire et qu’elle ne jouait pas simplement le rôle ‘’d’empêcheur de tourner en rond’’. 3. Des experts des affaires extérieures et coloniales britanniques pensaient également que la principale difficulté que rencontrait le Gouvernement de Sa Majesté à céder Chypre à la Grèce était les revendications turques, fondées sur des raisons non seulement historiques, mais aussi stratégiques et ethnologiques. Ils avaient rencontré un problème quasiment identique à propos des îles du Dodécanèse. Il y avait, cependant, la conviction que la Turquie se montrerait beaucoup plus inflexible dans le cas de Chypre. 4. La pression exercée par les Grecs n’était pas suffisamment forte. En effet, le problème avait pratiquement été complètement oublié, notamment après la catastrophe d’Asie mineure de 1922 et la politique quelque peu négative des dirigeants partisans de l’énosis. 5. Les Britanniques prétendaient toujours que les habitants de l’île n’étaient pas encore prêts pour administrer leur pays tout à fait seuls. 6. Après l’échéance de l’offre d’octobre 1915, la France avait obtenu un droit de véto à propos de la cession de Chypre dans l’accord secret Sykes-Picot conclu en avril-mai 1916. Cette disposition figurait à l’article 4 de la Convention franco-britannique signée à Paris le 23 décembre 1920. Il y avait également une clause secrète dans l’accord Venizélos-Tittoni de 1919, par lequel l’Italie consentait à réaliser un plébiscite à Rhodes si la Grande-Bretagne était disposée à céder Chypre à la Grèce. La seconde ‘’promesse’’ fut faite par Ramsay McDonald, le dirigeant du parti travailliste, en février 1919. S’adressant à 102 délégués de 26 pays lors de la Conférence socialiste internationale de Berne, il souligna que son parti soutenait l’auto-détermination chypriote et que, s’il accédait jamais au pouvoir, il ferait tout son possible pour honorer son engagement. Or, MacDonald, à la tête du gouvernement minoritaire de courte durée de 1924 (du 22 janvier au 3 novembre) ne tint pas sa promesse. Une autre promesse fut faite en 1930. Selon Sir Patrick Ramsay, dans un rapport privé et secret adressé à O.G. Sargent du ministère des Affaires étrangères en date du 7 novembre 1931, le commandant et député J.M. Kenworthy (par la suite baron Strabolgi) en visite à Athènes en 1930 déclara à Venizélos (selon le témoignage de ce dernier) que le parti travailliste était prêt à donner Chypre à la Grèce, mais que les experts militaires s’y opposaient pour des raisons stratégiques. Venizélos affirma alors qu’il était disposé à céder Famagouste ou tout autre lieu approprié à Chypre, avec un arrière-pays de quelques kilomètres pour des casernes, des aéroports etc. à la souveraineté absolue de la Grande-Bretagne. S’étendant davantage sur la question militaire, Venizélos montra un volume de mémoires se trouvant sur la table et dit que Lord Salisbury avait une fois fait remarquer que «ses experts militaires étaient capables de trouver des raisons pour justifier l’occupation de la planète Mars pour la défense de l’Empire britannique». Les adeptes éduqués de la Grande Idée intensifièrent leurs efforts en vue de parvenir à l’intégration nationale. Ils étaient incités non seulement par les ‘’offres’’ et les ‘’promesses’’ déjà mentionnées mais aussi par le précédent crétois de 1913. Cette année-là, la Crète proclama son union avec la Grèce, acte qui fut légalisé lorsque la Turquie abandonna ses droits suzerains dans une clause du Traité de Londres (1912-13). Une déclaration faite par le président des Etats-Unis raffermit également leurs espérances. Wilson, dans sa note destinée à tous les gouvernements belligérants, invita les deux parties à énoncer «au grand jour» les buts qu’ils s’étaient fixés pour mener la guerre. Dans leur réponse collective rendue publique le 11 janvier 1917, les Alliés déclarèrent qu’ils n’avaient aucune difficulté à satisfaire cette demande et proposèrent une liste de buts objectifs. Au nombre de ceux-ci figuraient: «la libération des peuples se trouvant sous la tyrannie meurtrière des Turcs et l’expulsion hors d’Europe de l’empire ottoman qui s’était révélé être radicalement étranger à la culture occidentale». Les attentes étaient grandes. Les masses, cependant, qui jouissaient d’une prospérité sans précédent durant l’explosion économique d’après-guerre, ne se trouvaient pas à l’avant-garde du mouvement de l’énosis et peut-être, en effet, aussi longtemps qu’elles avaient le ventre plein, ne s’en souciaient-elles guère, bien que leurs passions eussent souvent été soulevées, comme en 1921, en 1931 et naturellement dans les années 1950. Le nationalisme grec n’est pas un concept artificiel de théoriciens, mais une force réelle incitant tous les fragments de la population hellénophone à déployer des efforts soutenus en vue de l’union politique avec l’Etat national. Durant la période d’après 1878, la conscience politique des habitants avait été réveillée et s’exprimait en un désir croissant de la majorité chrétienne d’accomplir sa nationalité. Ils pensaient également que la préférence musulmane en faveur du statu quo et l’antipathie à l’égard de l’union ne s’avéreraient pas permanentes. Des mémorandums, des pétitions et des délégations remplissent les annales de l’histoire de Chypre entre 1914 et 1925, tout comme en 1878. Il régnait une confusion généralisée à propos de l’importance des deux traités signés au début des années 1920. Le Traité de Sèvres, qui avait découlé du traité de San Remo de la même année, fut signé le 10 août 1920. Le traité de Lausanne fut paraphé le 24 juillet 1923. Pour Chypre, ils revêtaient une double importance. En premier lieu, et indubitablement, la Turquie avait renoncé à tous ses droits et revendications sur Chypre. De même, en acceptant les accords, la Grèce donna son aval et signa la cession de Chypre à la Grande-Bretagne. De ce fait, pas un chuchotement ne se fit entendre lorsque Chypre devint une colonie de la Couronne en 1925. En second lieu, les Grecs de l’île pensaient que la Grande-Bretagne satisferait tôt ou tard leur souhait ultime (l’union avec la Grèce), puisque la Turquie était définitivement écartée. L’incertitude quant à l’acquisition de la Grande-Bretagne, en particulier entre 1878 et 1914, fut souvent citée comme étant la raison du refus d’accorder l’union et de la non-réalisation de vastes réformes. L’étape distincte suivante dans le développement de Chypre fut la crise financière et politique des années 1930, que nous avons mentionnée brièvement. Les relations de travail, la confrontation politique et les agitations économiques posaient toutes d’importants problèmes. Toutefois, ceux-ci furent tous éclipsés par la Seconde Guerre mondiale. Ces années-là (1939-1945) furent cruciales pour les Chypriotes et leurs aspirations. Comme en 1914, Chypre contribua massivement à l’effort de guerre des Alliés. On a estimé que, en ne tenant compte que des âges entre 18 et 32 ans, la contribution totale dépassait 50 pour cent. Certes, il s’agissait d’une contribution unique, qui ne fut répétée nulle part ailleurs par aucune autre colonie, aucun protectorat ni même aucune partie belligérante. Les Chypriotes firent preuve d’une grande bravoure sur tous les fronts. Ils participèrent par exemple à l’évacuation historique de Dunkerque (du 29 mai au 4 juin 1940), où ils reçurent l’ordre d’exterminer leurs mulets – un ordre qu’ils exécutèrent à contrecœur. Les Chypriotes participèrent ensuite à l’opération d’Afrique orientale (1941), lorsque le dénouement victorieux de la bataille de Keren (située à 1200 mètres au-dessus du niveau de la mer) fut considérablement aidé par la capacité des unités de ravitaillement chypriotes à transporter des provisions en pleine chaleur dans les endroits les plus inaccessibles. La présence de ces détachements raccourcit le siège de plusieurs semaines et cette campagne en elle-même fit plus que justifier la formation des muletiers chypriotes. A la bataille de Monte Cassino (aux «portes de Rome»), de février à mars 1944, l’endroit le plus difficile et peut-être le plus crucial en Italie, les Chypriotes se distinguèrent sur ses versants accidentés en transportant des munitions et en descendant les blessés sous une pluie de balles et d’obus, doublés d’intensité par les éclats de roches. Les Chypriotes servirent également en Egypte, au Soudan et sous les ordres de Lord Wavell à Tobrouk et en Palestine. Par-dessus tout, le régiment chypriote livra de nombreux combats sanglants contre l’ennemi sur le sol grec. Il suffit de dire que l’autre partie ne fit aucune tentative sérieuse pour s’emparer de l’île ou l’occuper militairement, bien qu’elle fût utilisée comme station précieuse de ravitaillement et de repli pour les Alliés. L’île subit cependant à maintes reprises des incursions de bombardiers italiens de type Savoia et Cantz 1007B, de Junkers allemands (bombardiers en piqué) et d’autres avions de type inconnu. Les années immédiatement après la guerre furent marquées par une grande agitation. Les dépenses militaires diminuèrent considérablement; l’expansion stratégique intense de l’île n’avait pas encore commencé; le programme décennal de développement n’en était qu’à son stade initial et les concurrents s’en retournaient vers les marchés qui avaient, pendant la guerre, constitué des débouchés faciles pour les produits chypriotes, tels que le tabac, les raisins et les caroubes. Dans son effort en vue de faire face au problème, le gouvernement annonça, en octobre 1946, qu’il poursuivrait sa politique de développement économique et de bien-être social qu’il avait amorcée au cours des dernières années. Bien qu’insuffisante, cette mesure était certes un bon début. Sur le front politique, Lord Winster, le gouverneur, envoya des invitations le 9 juillet 1947 à diverses personnes et organisations, les conviant à une assemblée consultative en vue de formuler des recommandations à propos de la forme de constitution à établir afin d’assurer la participation du peuple de Chypre à la gestion des affaires internationales, dans le plein respect des intérêts des minorités. La droite, à la tête de laquelle se trouvait l’archevêque nouvellement élu, rejeta l’invitation mais la gauche, après une certaine hésitation et mûre réflexion, décida de dire «oui». Cependant, des divergences surgirent rapidement. Au premier plan figurait l’interprétation des termes de référence de l’assemblée. Celle-ci fut finalement ajournée, puis dissoute le 12 août 1948, après six réunions seulement. Les années 1940 se terminèrent sans décision claire et précise quant à l’énosis ou l’autodétermination. Un facteur plus décisif vint cependant embrouiller la davantage situation: la ‘’guerre froide’’ arriva dans l’île en 1948. La Grande-Bretagne, avec l’aide et l’encouragement des Etats-Unis, était en train de construire des bases aériennes équipées de radars et d’autres mécanismes de renseignements et de transférer de Palestine (où sa tutelle devait expirer le 15 mai 1948) à Chypre, un nombre considérable de troupes, le service de contrôle du Moyen-Orient et d’autres équipements. Ainsi, en octobre, le poste de la RAF à Chypre fut réévalué et obtint le statut de Quartier général de l’Air au Moyen-Orient, tandis que des rumeurs circulaient affirmant que le Quartier général militaire du Moyen-Orient y serait établi – comme il le fut en 1954. Désormais, le conflit chypriote acquit une nouvelle dimension. Telles étaient les nouvelles réalités auxquelles Chypre se voyait confrontée. En janvier 1950, l’Eglise organisa un plébiscite destiné à donner libre expression aux souhaits du peuple pour l’avenir de l’île. La pétition en faveur de l’énosis fut concluante – 95.7 pour cent votèrent ‘’oui’’. Des délégations furent immédiatement envoyées à l’étranger afin d’éclairer les gouvernements aussi bien que les gens. L’archevêque Makarios III fut au premier plan de cette nouvelle initiative. Les Nations unies étaient visées, mais la ‘’bataille’’ y fut peu concluante. La diplomatie échoua misérablement. Le 1er avril 1955, les Grecs de l’île s’embarquèrent dans une campagne armée en vue d’expulser les Britanniques et de réaliser l’énosis. Le dirigeant de l’organisation, dénommée EOKA, fut le colonel Georgios Grivas. Les Chypriotes turcs se mêlèrent également à la lutte pour demander la partition de l’île. ‘’Kara Yilan’’ (Serpent noir), un groupe clandestin considéré comme le prédécesseur de ‘’Volkan’’ (le Volcan) fut également formé en avril. Le bras armé de Volkan et son successeur à la fin de 1957 s’appelait la TMT. Bien que plus petite et moins bien organisée, la TMT prit l’EOKA pour modèle. L’île fut ravagée par une guérilla sans précédent dans son histoire récente. Les tentatives déployées pour parvenir à un arrangement furent infructueuses. Les négociations entre Harding et Makarios (1955-56) et même les négociations constitutionnelles de Radcliffe (1956) ne parvinrent pas à résoudre le problème. L’autodétermination sans restriction ne semblait plus être une option. Toutefois, jusqu’en décembre 1958, la situation se transforma complètement. La pression internationale, s’accompagnant de la menace que les choses allaient s’empirer, suscita une nouvelle initiative, un nouveau tour de négociations sur la base de «concessions mutuelles». Les ministres des Affaires étrangères de Grèce et de Turquie (Averoff et Zorlu) échangèrent, selon des documents officiels britanniques, des «loukoums turcs». Le rapprochement entre les deux pays, quelles qu’en soient les raisons, était évident pour tous. Il fut reconnu que seules les négociations et la conciliation pouvaient aboutir à un règlement acceptable par tous. Le 11 février 1959, la Grèce et la Turquie paraphèrent une déclaration confirmant que Chypre deviendrait un Etat indépendant avec un président chypriote grec et un vice-président chypriote turc et détaillant la «structure de base de la République de Chypre». Le communiqué commun déclarait que les deux gouvernements étaient parvenus à une «solution de compromis» sous réserve du consentement de la Grande-Bretagne. L’étape suivante fut Londres. Le 19 février, les Accords furent finalement scellés à Lancaster House. Le Premier Ministre britannique, Harold Macmillan, fit remarquer qu’il s’agissait d’un «événement mémorable», que c’était une victoire pour la raison et la coopération et qu’aucune partie n’avait subi de défaite. La Grande-Bretagne, la Grèce et la Turquie sauvegardaient la souveraineté sur l’île aux termes du Traité de garantie qui excluait, dans son premier article, l’union de Chypre avec un autre Etat quelconque ou sa partition. Le Traité d’alliance prévoyait la coopération entre la Grèce, la Turquie et la République dans la défense commune, le stationnement de contingents militaires grec et turc (950 et 650 hommes respectivement) sur l’île et la formation d’une armée chypriote. Le Traité d’établissement concernait le maintien de bases souveraines britanniques et d’installations auxiliaires sur le territoire de la République, de même que des problèmes de nature financière et de nationalité découlant de la fin de l’administration coloniale. Les textes des deux premiers traités furent présentés à aux Conférences de Zurich et de Londres et ne nécessitèrent guère de modifications. Les travaux d’élaboration du Traité d’établissement, avec ses problèmes administratifs et juridiques complexes, ne commencèrent qu’après la signature des Accords. Ainsi, conformément aux Accords de Zurich et de Londres, la Grande-Bretagne renonça à sa souveraineté sur la totalité de l’île, à l’exception de deux bases (Akrotiri et Dhékélia) et de diverses autres facilités, représentant en fait quelque 99 miles carrés ou 2,74 pour cent du territoire chypriote. La Grèce sacrifia l’énosis et la Turquie la partition. Makarios fut raisonnablement heureux, de même que Kutchuk pour les Chypriotes turcs. Toutefois, de nombreux autres adoptèrent une opinion critique. Néanmoins, en 1960, Chypre avait son propre drapeau et son propre gouvernement élu et était délivrée du stigmate de la honte que représentait pour elle le régime colonial.