Assemblée nationale Compte rendu intégral Séance du mardi 3 octobre 2006 1ère séance de la session ordinaire 2006-2007 PRÉSIDENCE DE M. JEAN-LOUIS DEBRÉ M. le président. La séance est ouverte.
(La séance est ouverte à quinze heures.) démission d'un député M. le président. J'ai reçu de M. René André, député de la deuxième circonscription de la Manche, une lettre m'informant qu'il se démettait de son mandat de député.
souhaits de bienvenue à une délégation étrangère M. le président. Mes chers collègues, je suis heureux de souhaiter en votre nom la bienvenue à une délégation de la Chambre des représentants de la Nouvelle-Zélande, conduite par la présidente du groupe d'amitié, Mme Mackey. (Mmes et MM. les députés et les membres du Gouvernement se lèvent et applaudissent.) questions au gouvernement M. le président. L'ordre du jour appelle les questions au Gouvernement.
Nous commençons par une question du groupe UMP.
pouvoir d'achat M. le président. La parole est à M. Jean Leonetti.
M. Jean Leonetti. Ma question s'adresse à M. le Premier ministre.
L'augmentation du pouvoir d'achat mesurée par l'INSEE se situera cette année aux environs de 2,2 %. Pourtant, beaucoup de Français ont l'impression que leur niveau de vie stagne.
M. Michel Lefait. Ce n'est pas qu'une impression ! M. Jean Leonetti. L'augmentation des prix de l'énergie et de l'immobilier ainsi que le passage à l'euro sont autant d'éléments qui accréditent cette idée. Certains, en instituant les 35 heures, pensaient que les Français voulaient travailler moins, alors qu'ils veulent gagner plus.
(Protestations sur les bancs du groupe socialiste.) M. Michel Lefait et M. Bernard Roman. Cinq ans ! M. Jean Leonetti. De plus, pendant que le Gouvernement baissait les impôts de l'État, certaines collectivités territoriales, en particulier les régions de gauche, augmentaient leurs impôts de manière massive.
(Protestations sur les bancs du groupe socialiste. – Huées sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Monsieur le Premier ministre, quelles sont les mesures prises pour que le travail paie plus que l'assistance, pour que le fruit du travail ne soit pas confisqué et pour faire en sorte que les bons chiffres officiels de la baisse du chômage et de l'augmentation de la croissance se traduisent dans la réalité quotidienne des Français ? (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Dominique de Villepin, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, avant de répondre à cette question, je voudrais vous dire combien je suis heureux d'ouvrir la première séance de la session ordinaire. Je souhaite également remercier de façon très républicaine l'ensemble de la représentation nationale, qui a beaucoup siégé et travaillé durant le mois de septembre.
Monsieur le député, vous nous invitez, et je vous en remercie, à entrer de plain-pied dans la réalité quotidienne des Françaises et des Français.
M. Jean-Pierre Brard. Ce n'est pas comme le Premier ministre ! M. le Premier ministre. Le pouvoir d'achat… M. Patrick Lemasle. A baissé ! M. le Premier ministre. …ne se mesure pas simplement de façon statistique : dans notre pays, c'est un problème économique, social et politique.
Plusieurs députés du groupe socialiste. Et humain ! M. le Premier ministre. Le passage à l'euro a été vécu difficilement ; le logement, le transport, toutes les dépenses obligatoires pèsent de plus en plus lourd dans le budget des ménages, sans compter qu'il faut s'équiper de produits de haute technologie – ordinateurs, téléphones portables, accès à l'internet à haut débit –, dans un contexte où l'on a, en effet, voulu faire croire aux Français qu'ils pouvaient travailler moins et gagner plus. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. – Protestations sur les bancs du groupe socialiste.) M. Bernard Roman. Cela suffit ! M. le Premier ministre. Il était urgent de prendre des mesures pour répondre à cette inquiétude.
M. Albert Facon. Travailler plus pour gagner moins ! M. le Premier ministre. Nous avons baissé l'impôt sur le revenu en faveur des classes moyennes, comme jamais depuis vingt ans dans notre pays.
(Protestations sur les bancs du groupe socialiste.) Nous avons augmenté le salaire minimum de manière continue depuis 2002 : il dépasse aujourd'hui 15 000 euros par an. Nous avons aidé ceux qui en ont le plus besoin avec la prime pour l'emploi, que nous avons doublée en deux ans, l'allocation d'installation étudiante de 300 euros et le chèque transport.
Mais nous avons besoin d'une politique plus ambitieuse encore en matière de pouvoir d'achat.
M. Jean-Pierre Kucheida. Il est temps ! M. le Premier ministre. Avec le projet de loi sur la participation et l'intéressement, nous allons franchir une nouvelle étape : lorsque les entreprises gagnent de l'argent, tous les salariés doivent en gagner aussi. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Albert Facon. Que vont devenir les actionnaires ? M. le Premier ministre. Nous avons également besoin d'indicateurs du pouvoir d'achat plus transparents et plus fiables. J'ai donc demandé au Conseil d'analyse économique, présidé par Christian de Boissieu, de me proposer de nouveaux instruments. Enfin, pour avancer, je tiendrai en décembre, avec tous les partenaires sociaux, une conférence sur les revenus et l'emploi pour clarifier le diagnostic et préciser les nouvelles pistes d'action. Mais nous le savons, la meilleure garantie d'un pouvoir d'achat durable, c'est encore l'emploi, la croissance et le désendettement. C'est précisément pour cela que nous menons une politique ambitieuse, déterminée et volontaire au service des Français ! (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) privatisation de Gaz de France M. le président. La parole est à M. François Brottes, pour le groupe socialiste. (Vifs applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) M. François Brottes. Ma question s'adresse à M. Nicolas Sarkozy. (« Ah ! » sur les bancs du groupe socialiste.) Monsieur le ministre d'État, au cours des semaines où nous avons débattu de la privatisation de Gaz de France, nous avons beaucoup parlé de vous. Je ne dis pas que vous nous avez manqué, mais le fait que vous ayez, vous, manqué à votre parole, nous a conduits à souhaiter vous entendre. Or, en 143 heures de discussion, nous n'avons pas eu cet honneur ! Pourtant, le reniement de votre engagement de 2004 de ne pas privatiser EDF et GDF est suffisamment grave, compte tenu de vos ambitions, pour que la nation vous entende enfin sur ce sujet ! M. Jean-Pierre Brard. Parjure ! M. François Brottes. C'est pourquoi je vous pose une question qui intéresse directement le ministre d'État, ministre de l'intérieur, en charge des collectivités locales et de l'aménagement du territoire que vous êtes.
Outre le cadeau fait aux actionnaires privés de Suez par l'inéluctable augmentation des tarifs,… M. Jean-Pierre Brard. Quand on aime, on ne compte pas ! M. François Brottes. …outre le fait que vous semez la zizanie dans le nucléaire belge, dont GDF devra financer le démantèlement des centrales, outre le renoncement de l'État à conserver sous maîtrise publique une entreprise stratégique distribuant un bien de première nécessité, vous allez, par la privatisation de Gaz de France, mettre en péril toutes les concessions de service public de distribution d'énergie attribuées par les communes pour le bien-être de leurs habitants, conformément à l'édifice bâti depuis 1946. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et sur plusieurs bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Une fois le régime de concession privatisé, rien n'empêchera demain un géant international comme Gazprom de faire main basse dessus. Et s'il y a un recours contre le texte, la Cour européenne de justice lui apportera même son concours, au nom de l'exigence de mise en concurrence lors de tout passage du public au privé. Quelle garantie pouvez-vous donner à nos communes ? M. Maxime Gremetz. Aucune ! M. François Brottes. Monsieur le ministre de l'intérieur, en soutenant le projet de privatisation de Gaz de France, vous les obligez à placer leur concession de service public sous monopole privé. Dès lors, quelle garantie auront-elles pour maintenir le service public, coincées qu'elles seront entre l'eau de Suez, le gaz de Suez, l'électricité de Suez et la menace d'OPA d'un Gazprom sur l'ensemble Suez-GDF ? (Protestations sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Au sujet de la privatisation de Gaz de France (Brouhaha sur les mêmes bancs), monsieur le ministre, vous étiez, en 2004, lucide et sentencieux ; vous êtes, en 2006, perfide et silencieux. C'est sans doute cela que vous appelez « la rupture » ! (Vifs applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et applaudissement sur plusieurs bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains. – Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. (Très vives protestations et claquements de pupitres sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains. – Applaudissement sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement poulaire.) M. Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Je suis heureux de retrouver M. Brottes qui, plus de trois semaines durant, avec 134 000 amendements, a répété nuit et jour la même chose. (Mêmes mouvements.) M. le président. Écoutez la réponse au lieu de hurler ! M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. C'est bien volontiers que, pour la cent trente-quatre mille unième fois, je répondrai la même chose. (Brouhaha continu, couvrant la voix de l'orateur, sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Je tiens d'abord à rendre hommage à la forte présence de la majorité durant le débat qui nous a réunis pendant plus de trois semaines et qui s'achèvera tout à l'heure par le vote solennel du projet de loi relatif à l'énergie. Cette loi, d'une part, permettra de préserver les tarifs régulés sur l'électricité et le gaz auxquels les consommateurs français sont très attachés, et d'autre part, donnera à Gaz de France les moyens de répondre aux défis de la guerre énergétique, qui a changé la donne depuis 2004. (Mêmes mouvements.) C'est l'honneur de la majorité d'avoir décidé de se saisir de ce dossier pour prendre sans remettre à demain – ce qui est plutôt votre spécialité –, les décisions qu'il convient de prendre aujourd'hui ! (Très vives protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Dans le débat, certes répétitif mais républicain, que nous avons eu, chacun a pu s'exprimer. Le vote solennel, qui interviendra dans quelques instants, permettra à chacun de prendre ses responsabilités. Encore une fois, je tiens à rendre hommage à l'UMP et à son président. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. – Huées sur les bancs du groupe socialiste.) M. Maxime Gremetz. Menteur et lâche ! affaire Gettliffe M. le président. La parole est à M. Olivier Jardé, pour le groupe UDF.
M. Olivier Jardé. Ma question s'adresse à M. le ministre des affaires étrangères. Cette année, nous avons créé à l'unanimité une commission d'enquête parlementaire sur les dérives sectaires, après avoir adopté, depuis 2002, trois textes pour en protéger nos enfants. Aujourd'hui, ils pourraient être utiles au Gouvernement dans l'affaire, qui a beaucoup ému la population, de Nathalie Gettliffe, cette femme qui a voulu soustraire ses enfants à son ex-mari, membre d'une église à caractère sectaire, l'Église internationale du Christ. Incarcérée depuis six mois au Canada, Mme Gettliffe a accouché récemment d'un petit Martin, qui, âgé de sept jours, est maintenu en détention. Devant le drame humanitaire vécu par cette jeune femme, dont la seule faute est d'avoir voulu soustraire ses enfants à l'influence d'une secte, quelle solution envisage le Gouvernement ? (Applaudissements sur divers bancs.) M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée aux affaires européennes.
Mme Catherine Colonna, ministre déléguée aux affaires européennes.
Monsieur le député, Philippe Douste-Blazy, retenu à Brazzaville pour les cérémonies du transfert des cendres de Pierre Savorgnan de Brazza, vous prie de l'excuser et me charge de vous répondre.
Mme Gettliffe vit, depuis maintenant plusieurs années, une situation humainement très éprouvante. Le Gouvernement ne ménage pas ses efforts pour qu'une solution soit trouvée à cette délicate affaire, dans le respect du droit ainsi que dans celui du principe d'humanité. Nous apportons tout le soutien possible à Mme Gettliffe. Le consul général de France à Vancouver est intervenu depuis le début pour obtenir des assurances sur les conditions de son incarcération, en particulier au regard de la naissance, mardi dernier, de son fils Martin. Outre les visites qu'il lui a rendues, notre consul a rencontré les responsables de la prison et obtenu de ces derniers qu'une attention médicale particulière soit portée à Mme Gettliffe et à son fils. Il est également intervenu pour que des facilités lui soient accordées concernant ses communications téléphoniques avec ses proches en France. Le transfert de Mme Gettliffe, le 24 mai dernier, dans un nouvel établissement pénitentiaire, situé à une soixantaine de kilomètres de Vancouver, lui a apporté de ce point de vue, de meilleures garanties, en particulier sur le plan médical puisque son accouchement a pu avoir lieu dans un hôpital en dehors de la prison.
La situation de notre compatriote a été évoquée par le Président de la République auprès du Premier ministre du Canada, M. Harper, lors de sa visite à Paris au mois de juillet dernier. Philippe Douste-Blazy a également discuté de ce dossier avec son homologue canadien au mois d'août dernier pour que Mme Gettliffe reçoive tous les soins nécessaires à son état de santé. Pour le reste, une procédure est en cours au Canada, après qu'une procédure a été instruite en France. Il faut attendre qu'elle aille jusqu'à son terme. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) privatisation de Gaz de France M. le président. La parole est à M. Daniel Paul, pour le groupe des député-e-s communistes et républicains.
M. Daniel Paul. Ma question s'adresse à M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.
M. Alain Néri. M. Sarkozy y répondra peut-être ! M. le président. Monsieur Néri ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.) M. Daniel Paul. Pour privatiser GDF et ouvrir l'électricité et le gaz à la concurrence, vous n'aurez reculé, monsieur le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, devant aucun moyen. C'est ainsi que vous avez participé à un mensonge d'État en reniant l'engagement pris en 2004 par M. Sarkozy de ne pas privatiser GDF. Vous vous êtes également soumis par trois fois aux exigences de la Commission européenne et des marchés financiers :… M. Patrick Lemasle. C'est son tempérament ! M. Daniel Paul. …vous êtes de connivence avec la Commission sur la casse des entreprises publiques ; vous généralisez la concurrence en sachant que les prix vont exploser au seul bénéfice des actionnaires et que les tarifs régulés vont disparaître ; vous avez plié devant la Commission européenne, qui a censuré les documents nécessaires aux députés ! Vous vous êtes rendu coupable de deux dénis de démocratie, qui sont autant d'abandons de souveraineté.
Vous avez méprisé l'opposition de tous les syndicats de GDF et de Suez… M. Lucien Degauchy. Pas tous ! M. Daniel Paul. …et l'inquiétude de la majorité des Français, et enfin sacrifié l'intérêt national.
Vous rejetez, par dogmatisme, l'idée d'une fusion EDF-GDF, mais vous acceptez, aveuglément, à l'avance, les conditions imposées par la Commission européenne et les prétentions des actionnaires de Suez.
Vous refusez qu'un bilan des conséquences de la libéralisation de l'énergie soit dressé. À l'augmentation des prix, qui est, d'ores et déjà, en France, de 50, 60 % et même plus, vous répondez par la légalisation d'une hausse de 30 %. Avec la concurrence, vous instituez une arnaque légale sans espoir de retour. Vous le savez, alors dites-le ! Mais ce n'est pas la fin de l'histoire ! Les députés communistes ont lancé une pétition à travers le pays (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire), refusant la privatisation et demandant une maîtrise publique de l'énergie avec EDF et GDF 100 % publics. Nous avons ici des dizaines de milliers de signatures, monsieur le ministre, que nous allons vous remettre tout à l'heure (Plusieurs députés du groupe des député-e-s communistes et républicains se lèvent et brandissent des dossiers) et nous allons continuer à faire signer ces pétitions.
Alors, allez-vous renoncer à privatiser GDF ? Allez-vous cacher aux Français, aux entreprises, aux commerçants, aux artisans, les risques qu'ils prendraient à appliquer la loi qui va être votée ? (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. le président. Je demande à Mmes et MM. les huissiers d'aller chercher les pétitions.
La parole est M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.
M. Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Monsieur Paul, après M. Brottes, je suis très heureux de vous retrouver. Il manque encore MM. Bataille et Cohen et nous aurons alors les quatre membres de l'opposition – groupe socialiste et groupe des député-e-s communistes et républicains – qui ont pris part au débat durant quatre semaines pendant lesquelles, avec François Loos, nous avons répondu inlassablement, jour et nuit, aux mêmes questions.
Je tiens, monsieur Paul à associer à l'hommage que je viens implicitement de vous rendre, M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire), qui a fait un travail extraordinaire pour que ce débat puisse avoir lieu, M. Jean-Claude Lenoir, exceptionnel rapporteur (Applaudissements sur les mêmes bancs) et M. Hervé Novelli, rapporteur pour avis. (Mêmes mouvements.) Nous étions, c'est vrai, beaucoup plus nombreux que vous (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains), et nous vous avons répondu.
Mais, monsieur Paul, je réponds donc de nouveau bien volontiers à vos questions. Je rappelle qu'il s'agit, d'une part, de transposer la directive Énergie qui trouve son origine, qu'on le veuille ou non, dans le sommet de Barcelone – M. Jospin était alors Premier ministre –, et qui libéralise le marché de l'énergie à compter du 1er juillet 2007 (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste), et, d'autre part, de donner à Gaz de France la possibilité d'aller de l'avant, de nouer les alliances (Exclamations sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains) qui conviennent pour répondre sans tarder aux défis de la guerre énergétique dans laquelle nous sommes désormais engagés.
Notre seule volonté dans cette affaire est de répondre aux besoins des consommateurs français, tant pour la sécurisation de l'énergie que pour les tarifs les plus bas. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) occupation d'un gymnase à Cachan M. le président. La parole est à M. Michel Herbillon, pour le groupe UMP.
M. Michel Herbillon. Monsieur le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire, depuis six semaines dans mon département du Val-de-Marne, le maire socialiste de Cachan (« Hou ! » sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire) et le président communiste du conseil général (Protestations sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains) organisent la présence d'environ 200 personnes dans un gymnase municipal de cette ville aux frais des contribuables locaux. (Vives protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. le président. Je vous en prie mes chers collègues ! Laissez l'orateur s'exprimer ! M. Michel Herbillon. Vous m'empêchez de parler, messieurs, sans doute parce que mes propos vous gênent. (Exclamations sur les mêmes bancs.) Ces élus ont même été jusqu'à proposer de délocaliser le squat, en réquisitionnant les anciens locaux du Commissariat à l'énergie atomique dans une autre ville du département, Limeil-Brévannes, avant que la justice ne les en empêche.
Des vedettes du show-business, en mal de publicité (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains) … M. Noël Mamère. Vous êtes nul ! M. Michel Herbillon. …et des personnalités politiques se rendent dans le gymnase pour donner des leçons et montrer leur grand coeur. (Exclamations sur les mêmes bancs.) Même si nous ne pouvons rester insensibles aux situations humaines difficiles que révèle cette affaire, les Français – j'en suis convaincu – désapprouvent cette attitude opportuniste qui consiste à profiter du malheur des gens. En effet, il ne saurait être question de céder aux pressions de ceux qui voudraient régulariser tous les étrangers en situation irrégulière. Ce serait envoyer un bien mauvais signal aux candidats à l'immigration illégale, qui viennent échouer, pour leur malheur, sur les rivages des Îles Canaries.
Monsieur le ministre d'État, ma question est simple : pouvez-vous préciser à la représentation nationale l'action de l'État à Cachan ? (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire.
M. Nicolas Sarkozy, ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Monsieur Herbillon, j'ai fait évacuer le squat de Cachan parce qu'il y avait une décision de justice, et que ne pas exécuter une décision de justice, c'est ne pas respecter l'indépendance de la justice (Vives protestations sur les bancs du groupe socialiste et sur plusieurs bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains. – Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire) – ce que je ne puis accepter.
J'observe que ce sont les mêmes parlementaires qui défilaient, toute hypocrisie affichée, prétendant défendre l'indépendance de la justice qui nous demandent aujourd'hui de ne pas exécuter une décision de justice.
(Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. – Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Monsieur Herbillon, ce n'est pas l'État, ce n'est pas le Gouvernement qui ont décidé, au mépris des conditions élémentaires d'hygiène, d'installer ces malheureux dans un gymnase. C'est le maire socialiste de Cachan, qui a pensé faire un coup politique (Vives exclamations sur les bancs du groupe socialiste), en utilisant la misère de ceux à qui le Gouvernement proposait des hébergements. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. – Très vives protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés des député-e-s communistes et républicains.) C'est une attitude irresponsable.
M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Je demande la parole ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Nous sommes maintenant en présence d'hommes et de femmes qui souffrent. Nous sommes extrêmement vigilants sur le plan sanitaire. Je maintiens la proposition que M. le Premier ministre et moi-même avons faite. Nous trouverons une solution d'hébergement pour ceux qui sortiront du gymnase.
M. Maxime Gremetz. Sangatte ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Mais je voudrais mettre chacun devant ses responsabilités. Il existe des associations politisées, irresponsables, qui utilisent la misère de malheureux (Vives protestations sur les bancs du groupe socialiste), en leur conseillant de rester dans un gymnase pour provoquer des problèmes politiques et non pas pour soulager une misère que chacun peut comprendre et dont chacun est solidaire. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. – Très vives protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) J'ajoute enfin que, en ce moment même, le dialogue semble avoir repris et la raison triompher. Toute personne légitimement émue par la situation de ces malheureux doit comprendre que l'offre d'une solution d'hébergement que Jean-Louis Borloo et moi-même avons faite est raisonnable.
(Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Mais je veux m'adresser aussi à nos compatriotes. Il n'y a aucune raison, parce qu'on occupe un gymnase, que l'on passe devant des dizaines de milliers de nos compatriotes qui attendent un logement depuis longtemps et qui connaissent, eux aussi de grandes difficultés. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Voilà pourquoi monsieur Herbillon, j'ai bon espoir que la raison finisse par triompher. En tout cas, du côté du Gouvernement, nous voulons soulager la misère, et non pas l'exploiter. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et sur quelques bancs du groupe Union pour la démocratie française. – De nombreux députés du groupe socialiste se lèvent et protestent vivement. – Protestations sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Jean-Marc Ayrault et M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Rappel au règlement ! M. le président. Il n'y a pas de rappel au règlement, au cours des questions au Gouvernement. (De nombreux députés du groupe socialiste, debout, continuent de protester avec véhémence. – Exclamations sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Je vous demande, mes chers collègues, de vous calmer et de vous asseoir.
participation et actionnariat salarié M. le président. La parole est à M. François Cornut-Gentille, pour le groupe UMP.
M. François Cornut-Gentille. Monsieur le ministre de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement, nous allons commencer, cet après-midi, l'examen d'un projet de loi important, ambitieux, portant sur le développement de la participation et de l'actionnariat salarié.
Dans le cadre d'un rapport remis à M. le Premier ministre, Jacques Godfrain et moi-même avons fait sur ce sujet plusieurs propositions.
Monsieur le ministre, je souhaite donc appeler votre attention sur deux points, qui me paraissent très importants pour la réussite et le développement de la participation dans notre pays.
Le premier point concerne les entreprises de moins de cinquante salariés, dans lesquelles il me semble essentiel de faire progresser la participation. Mais il faut que cela soit intelligemment fait. Toute mesure dirigiste, imposant brutalement la participation aurait des effets contraires.
Pouvez-vous rassurer les chefs d'entreprise, en leur indiquant que vous avez la volonté de faire évoluer les choses dans les PME en incitant plutôt qu'en obligeant et en contraignant ? Le second point porte sur l'histoire de la participation. C'est une idée du général de Gaulle, mise en oeuvre à partir de 1967. Une étape importante a été franchie en 1994 avec la mise en place du Conseil supérieur de la participation. La gauche a fait un pas dans le même sens avec le rapport Balligand en 2000.
Aujourd'hui, un vrai consensus politique et syndical se dégage autour de l'idée de participation. Il est nécessaire de le préserver pour avancer.
Pouvez-vous nous assurer qu'il s'agit bien là de la philosophie du Gouvernement et que le projet de loi Borloo sur le développement de la participation et de l'actionnariat salarié encourage bien ce consensus politique et syndical ? (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. Monsieur le Bouillonnec, je vous répète qu'il n'y a ni rappel au règlement, ni fait personnel, au cours des séances de questions au Gouvernement. J'applique le règlement. Vous aurez la parole lors de la reprise de la séance.
La parole est à M. le ministre de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement.
M. Jean-Louis Borloo, ministre de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement. Monsieur Cornut-Gentille, nous présenterons dans quelques heures avec Gérard Larcher, et Thierry Breton, un texte qui doit beaucoup au rapport que vous avez rédigé avec Jacques Godfrain et aux contributions de M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques et de M. Jean-Michel Dubernard, président de la commission des affaires culturelles.
Ce projet de loi concerne 8 millions de salariés qui bénéficient déjà de la participation et de l'intéressement et il vise à augmenter considérablement cette possibilité.
Son ambition est également de s'adresser aux 8 millions de salariés qui n'en profitent pas encore. Les PME pourront bénéficier à ce titre d'un dispositif simplifié d'incitation fondé sur des communautés de projets, regroupant plusieurs entreprises, plusieurs sous-traitants sur des objectifs communs. Nous souhaitons aussi développer les dividendes du travail et la distribution d'actions gratuites à tous les salariés, en toute transparence.
Mesdames, messieurs les députés, la participation résulte d'une intuition géniale du général de Gaulle. Son développement a ensuite marqué, sans discontinuer, l'histoire de notre République et suscité finalement un assez large consensus républicain. Il s'agit d'un grand texte financier, fiscal et social, qui, s'il est voté, dotera notre pays du dispositif le plus avancé au monde en matière d'intéressement, de participation et d'association du capital et du travail. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) occupation d'un gymnase à cachan M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Le Bouillonnec, pour poser une question. (Mmes et MM. les députés du groupe socialiste se lèvent et applaudissent longuement.- Huées sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Ma question s'adresse à M. le Premier ministre. (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Christian Paul. Provocateurs ! M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Un bâtiment du campus universitaire de Cachan a été, pendant trois ans et demi, occupé, ce bâtiment relevant du rectorat.
M. François-Michel Gonnot. Posez la question ! M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Au bout de trois ans et demi, il a été décidé de procéder à l'évacuation, laquelle est intervenue dans des conditions… Plusieurs députés du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.
Normales ! M. Jean-Yves Le Bouillonnec. …qui, manifestement, n'ont été ni contrôlées ni préparées par l'État.
Mme Martine David. C'est bien cela le pire ! M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Le soir même de l'évacuation, deux cent cinquante hommes, femmes et enfants étaient dans la rue ! M. Bernard Roman. Eh oui ! Plusieurs députés du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.
Mensonge ! M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Sous la pluie ! (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Dans des conditions inacceptables.
Au terme de la deuxième journée, et je ne cesserai de le redire, j'ai accepté, avec l'accord du représentant de l'État sur place, la demande des médiateurs et des réfugiés que ceux-ci s'abritent dans un gymnase.
(Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Mme Nadine Morano. Lamentable ! M. Jean-Yves Le Bouillonnec. C'est en conscience que j'ai pris cette décision responsable (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) La conscience, c'est de ne pas laisser des enfants et des femmes dans la rue. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) La responsabilité, c'est de ne pas laisser l'État régler son problème sur le dos d'une commune, de ne pas laisser les forces de l'ordre disperser des femmes et des enfants aux quatre coins de ma ville ! Telle était ma responsabilité ! Mme Nadine Morano. La question ! M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Monsieur le Premier ministre, est-il normal que l'État résolve ses problèmes en se défaussant sur un élu, un maire, une collectivité locale et, in fine, des citoyens...
M. Bernard Roman. Non ! M. Jean-Yves Le Bouillonnec. …lesquels ont, monsieur le président, oeuvré pendant trois ans et demi pour que ces personnes ne vivent pas dans des conditions inacceptables ? (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.- Mmes et MM. les députés du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains se lèvent et applaudissent longuement.
M. le président. La parole est à M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire.
M. Nicolas Sarkozy, ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Monsieur le député, avec tout le respect que je dois à votre fonction, j'affirme que vos déclarations sont entièrement fausses et je vais vous le prouver ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.- Vives protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Plusieurs députés du groupe socialiste. Menteur ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Tout d'abord, en tant que ministre de l'intérieur, je ne peux vous laisser mettre en cause le travail remarquable effectué par la police de la République française. ((Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.- Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Plusieurs députés du groupe socialiste. Il ne l'a pas fait.
M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. L'évacuation s'est faite sans brutalité, conformément aux règles de notre République. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Plusieurs députés du groupe socialiste. C'est faux ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Je ne vous permets pas, monsieur le député, ces critiques injustes à l'endroit de fonctionnaires qui doivent être respectés parce qu'ils ont obéi à l'État ! (Vives exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Jean Glavany. Démagogue ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. D'autre part, ce n'est pas une, mais deux expulsions que j'ai ordonnées. D'abord, celle du squat de Cachan, conformément aux décisions de la justice que vous bafouez, monsieur le député. (Vives protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.- Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Celle ensuite, et j'en ai parlé avec le Premier ministre, du campement de fortune qui a été installé sur le trottoir, à l'initiative d'une minorité d'associations dont le but était de faire pression sur les autorités démocratiques de notre pays.
M. Christian Paul. Pyromane ! Plusieurs députés du groupe socialiste. Cet homme est dangereux ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. J'ai donc demandé au préfet d'expulser ce campement de fortune en raison des conditions d'hygiène déplorables qui y régnaient.
(Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.- Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Enfin, autre mensonge de votre part, monsieur le député, Jean-Louis Borloo et moi-même avons proposé une solution d'hébergement à la totalité des expulsés de Cachan ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Et c'est vous, qui, pour des raisons politiciennes, leur avez conseillé de la refuser ! (Huées sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Dernier mensonge enfin : vous entendiez faire pression sur le gouvernement de la République pour qu'il régularise la totalité des clandestins.
Plusieurs députés du groupe socialiste. Non ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Que les choses soient claires : j'assume pleinement mon refus. Détenir des papiers délivrés par la République française a un sens. Ceux qui n'en ont pas n'ont pas vocation à demeurer sur le sol national. (De nombreux députés du groupe de l'Union pour un mouvement populaire se lèvent et applaudissent longuement. - Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.) désendettement de l'état M. le président. La parole est à M. Gilles Carrez, pour le groupe UMP.
M. Gilles Carrez. Ma question s'adresse à M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Depuis 1981, notre pays a pris la mauvaise habitude de vivre à crédit. Aujourd'hui, la dette publique approche les 1 200 milliards d'euros : c'est-à-dire 17 000 euros par Français. Et le seul paiement des intérêts de la dette absorbe les deux tiers de l'impôt sur le revenu.
Chaque Français comprend que cette situation est devenue insoutenable.
Et, monsieur Thierry Breton, vous avez eu raison d'appeler l'attention du pays sur ce très grave problème.
Pour diminuer la dette, chers collègues, il n'y a pas de mystère : il faut diminuer les déficits. Depuis trois ans, telle est la priorité du Gouvernement, soutenu par la majorité.
M. Henri Emmanuelli. Et pourtant, ça monte ! M. Gilles Carrez. En 2004, en 2005 comme en 2006, la totalité des surplus de recettes a été affectée au désendettement. Ce sont ainsi quelques dizaines de milliards qui ont été consacrés à la diminution de la dette.
Et, mes chers collègues, les premiers résultats sont au rendez-vous ! En 2005, la France est passée sous le seuil des 3 % fixé par Bruxelles.
En 2006, j'en suis sûr, nos résultats seront encore meilleurs ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.) Dans quelques jours, monsieur le ministre, nous aborderons la discussion du projet de budget pour 2007. Pouvez-vous nous confirmer que le désendettement de la France reste une priorité incontournable ? Il en va de l'avenir de nos enfants ! (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.
M. Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. En effet, monsieur le député, avec la bataille pour l'emploi, le désendettement de la France est l'axe majeur de la politique économique du Gouvernement.
M. François Hollande. Politique bidon ! M. Jean-Pierre Brard. Bradeur ! M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Je tiens à rappeler que nous avons pris, à la demande du Premier ministre, un engagement sans précédent dans notre histoire économique : faire en sorte que le ratio de la dette rapporté au produit intérieur brut diminue de 2 % dès cette année ! M. François Hollande. Comment allez-vous faire ? M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Monsieur Carrez, le ratio d'endettement a baissé de 1,1 % au cours du premier semestre, ce qui ne s'était jamais vu ! Je peux donc vous confirmer que les 2 % seront bien au rendez-vous en 2006 ! S'agissant de 2007, nous en discuterons largement lors de la discussion du projet de loi de finances dans quelques jours. Nous avons inscrit dans ce projet, à la demande du Premier ministre, la poursuite du désendettement : 1 % de moins l'année prochaine, soit une baisse de 3 % en deux ans. La dette passera ainsi de 66,6 % à 63,6 % au cours des deux prochaines années.
M. Jean-Pierre Brard. Falbalas ! M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Alors je comprends que pour certains, cela paraisse nouveau ! Je tiens à dire très clairement que conformément aux souhaits de la commission des finances et dans le respect de la LOLF, nous avons souhaité que tous les surplus fiscaux, générés notamment par une activité économique meilleure que prévu, soient affectés au désendettement. Il s'agit de 5 milliards d'euros, comme nous l'avons annoncé à l'occasion du deuxième acompte de l'impôt sur les sociétés.
M. Jean-Pierre Brard. Pinocchio ! M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Voilà la politique que mène le Gouvernement ! M. Jean-Pierre Brard. Pinocchio ! M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Les actes sont conformes à l'esprit dans lequel nous travaillons : rebâtir un avenir crédible pour nos enfants. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) affaire redeker M. le président. La parole est à Mme Patricia Burckart-Vandevelde, pour le groupe UMP.
Mme Patricia Burckhart-Vandevelde. Ma question s'adresse à M. le ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Dans le cadre de l'inauguration de l'atelier culturel « Europe-Méditerranée-Golfe », le Président de la République défendait le 13 septembre dernier l'idée d'une « charte du dialogue des cultures, qui fixerait les règles du vivre ensemble dans la mondialisation. » Moins d'une semaine après cette déclaration, un enseignant était victime de menaces de mort après la publication, dans Le Figaro, d'une tribune intitulée : Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? Si mon rôle de députée consiste à relayer l'inquiétude d'une partie de la communauté éducative de la ville de Seichamps, en Meurthe-et-Moselle, devant les menaces de mort qui pèsent sur un enseignant – menaces que rien, absolument rien, ne saurait justifier – il est aussi de mon devoir de rappeler que, d'une part, la liberté d'expression et, d'autre part, les valeurs de tolérance et de respect de toutes les croyances se trouvent au fondement de notre République, et que ces valeurs ont toute la même importance.
puisqu'il s'agit d'un enseignant, mais la question se pose pour tout individu, j'aimerais que vous indiquiez à la représentation nationale, monsieur le ministre, comment, selon vous, le principe de la liberté d'expression trouve à s'appliquer dans le cadre d'une tribune ? Pourriez-vous également nous indiquer quelles formes prend le soutien matériel dont le professeur concerné a besoin ? (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.) M. le président. La parole est à M. le ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche.
M. Gilles de Robien, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. Ceux qui condamnent à mort l'auteur d'un écrit se condamnent eux-mêmes à la réprobation universelle.
(Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Manuel Valls. Il était temps de le dire ! M. le ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. Je veux l'affirmer solennellement : le droit d'expression est un droit essentiel, inscrit dans notre Constitution.
Dans un État de droit, on ne peut accepter la violence ni les menaces.
Dans un État de droit, il est inadmissible que certains s'arrogent le droit de rétablir la censure ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Dans un État de droit, madame la députée, on peut exercer un droit de réponse ou faire appel à la justice ! Dès que nous avons appris les menaces qui pesaient sur M. Redeker, les services compétents l'ont pris sous leur protection, et c'était notre premier souci.
Aussitôt, le recteur de l'académie de Toulouse ainsi que le proviseur du lycée dans lequel M. Redeker enseigne l'ont assuré de leur soutien, et j'ai personnellement appelé M. Redeker.
Aujourd'hui, M. Redeker est déchargé de son enseignement, sans préjudice financier, cela va sans dire. Il reprendra ses cours de philosophie, le moment venu, à sa convenance.
Mesdames, messieurs les députés, lorsque l'on attaque le droit d'expression, c'est la démocratie que l'on attaque. En tant que ministre de l'éducation nationale, qui a pour mission de transmettre les valeurs de la République, je ferai en sorte, infatigablement, que ces valeurs soient inscrites dans les programmes, inculquées, partagées et, grâce à l'éducation nationale, appliquées du mieux possible. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) privatisation de Gaz de France M. le président. La parole est à M. Christian Bataille, pour le groupe socialiste.
M. Christian Bataille. Monsieur Sarkozy, le manque de franchise et de sincérité (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire) est du côté de celui qui, interpellé sur une question grave par notre collègue Le Bouillonnec, n'a pas même daigné regarder dans sa direction pour lui répondre ! Le reniement est du côté de celui qui a dit haut et fort que GDF ne serait pas privatisée et qui s'apprête, sans vergogne, à accepter le contraire.
Les députés socialistes, de leur côté, ont tout au long du mois de septembre, âprement défendu Gaz de France,… Plusieurs députés du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.
Enfin, quelques-uns ! M. Christian Bataille. …comme les y autorisait la tenue d'une session extraordinaire du Parlement, convoqué à l'initiative de votre gouvernement. Nous avons pris notre temps pour dire que nous étions en désaccord.
Tout à l'heure, votre majorité de droite va voter ce texte … Plusieurs députés du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. Eh oui ! M. Christian Bataille. …pudiquement intitulé « projet de loi relatif au secteur de l'énergie » alors qu'en réalité, il décide de la privatisation de Gaz de France, entreprise publique créée en 1946 par le gouvernement issu de la Résistance, où socialistes, communistes, centristes et gaullistes étaient réunis.
M. Jean-Pierre Kucheida. C'est la dénationalisation ! M. Christian Bataille. Cette privatisation aura une influence néfaste sur le porte-monnaie de la ménagère car elle fera augmenter les prix.
Contrairement à ce que disent vos théoriciens libéraux, la concurrence et la privatisation ont en effet abouti à une hausse des prix dans tous les pays où cette idéologie, qui est la vôtre, a été appliquée. Les exemples américains et anglais en témoignent, comme de nombreux autres.
Monsieur le ministre, jusqu'alors, l'État avait les outils nécessaires pour empêcher GDF de relever ses tarifs et disposait de moyens pour protéger le consommateur. Maintenant que vous ne voulez plus que GDF soit sous contrôle public, conformément à la volonté de la nation, comment comptez-vous empêcher la hausse des prix du gaz et de l'énergie ? (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) M. le président. La parole est à M. le ministre délégué à l'industrie.
M. François Loos, ministre délégué à l'industrie. Mesdames, messieurs les députés, je saisis cette occasion pour remercier toutes celles et tous ceux qui ont participé activement à ce débat du mois de septembre : les parlementaires de la majorité pour leur présence constante et ceux de l'opposition pour leur vigueur à débattre. Ces cent vingt heures de débat auront été utiles au moins sur un point : elles auront permis à Thierry Breton et à moi de traiter à fond l'ensemble des questions que vous vous posiez, d'y répondre avec précision et de vous convaincre… Plusieurs députés du groupe socialiste. Ça, non ! M. le ministre délégué à l'industrie. …que nous avions les moyens de conserver une maîtrise des prix du gaz. Nous avons pris nos responsabilités, en transposant la directive européenne sur l'énergie.
Sans cela, vous le savez bien, monsieur Bataille, les tarifs régulés auraient disparu. Avec cette transposition « à la française », nous avons permis à nos consommateurs de conserver les tarifs réglementés, aux entreprises nouvelles d'en bénéficier et à celles qui avaient choisi le système des prix du marché de profiter de conditions de retour satisfaisantes. Nous avons pris les mesures qui s'imposaient.
De la même façon, la décision d'ouvrir le capital de Gaz de France permettra à cette entreprise d'assurer la sécurité d'approvisionnement de notre pays dans un contexte de crise énergétique internationale, marquée par une multiplication par 2,5 des prix du gaz, ces deux dernières années. Nous avons besoin d'un opérateur qui ne soit pas seulement titulaire des contrats de concession des communes, ce qu'il restera, mais qui soit aussi capable d'accéder à l'amont gazier, dans une compétition internationale de plus en plus rude.
C'est tout cela que nous faisons et c'est comme cela que nous assurons la sécurité de l'approvisionnement et des prix. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) fièvre catarrhale ovine M. le président. La parole est à M. Jean-Luc Warsmann, pour le groupe UMP.
M. Jean-Luc Warsmann. Monsieur le ministre de l'agriculture et de la pêche, depuis quelques mois, une maladie, la fièvre catarrhale, qui touche principalement les bovins et les ovins, s'est développée en Belgique et aux Pays-Bas. Ces deux pays n'ont pas pu ou n'ont pas su limiter sa propagation, au point que certaines zones frontalières de notre pays sont aujourd'hui touchées.
Cette maladie, monsieur le ministre, est inoffensive pour l'homme, elle n'est pas contagieuse entre les animaux car seul un insecte vecteur peut la transmettre. Cependant, afin de garantir la meilleure santé possible de nos troupeaux, les services vétérinaires français ont imposé des mesures drastiques aux éleveurs de quatorze départements, en instituant des périmètres à l'intérieur desquels les transferts d'animaux sont soit interdits, soit très strictement réglementés.
Ma question ne porte donc pas sur une crise sanitaire mais sur la crise économique que subissent les éleveurs. Très concrètement, ceux-ci ne peuvent plus vendre leurs animaux ou, s'ils les vendent, c'est à un prix très inférieur à leur valeur réelle. Un exemple : d'ici à la fin de l'année, les seuls éleveurs du département des Ardennes devaient vendre 10 000 jeunes bovins hors du département, notamment à l'étranger ; aujourd'hui, la quasi-totalité de ces ventes est bloquée.
Monsieur le ministre, est-on bien certain de la nécessité impérieuse de chacune des interdictions décidées ? Si elles ne sont pas toutes scientifiquement fondées, peut-on aboutir à des assouplissements ? Les éleveurs concernés peuvent-ils bénéficier de la solidarité nationale et d'un soutien financier pour faire face à la gravité de leur situation économique ? (Applaudissements sur divers bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Émile Zuccarelli. Très bien ! M. le président. La parole est à M. le ministre de l'agriculture et de la pêche.
M. Dominique Bussereau, ministre de l'agriculture et de la pêche.
Monsieur le député, je vous remercie d'attirer l'attention de l'Assemblée sur cette crise sanitaire et surtout économique.
La fièvre catarrhale ovine est plus connue sous le nom de maladie de la langue bleue. Venue des Pays-Bas, de l'Allemagne et de la Belgique, elle a gagné la France où elle touche des départements où ont été mises en place des zones de surveillance.
Notre objectif est de faire en sorte que cette maladie ne se propage pas sur l'ensemble du territoire national et à l'échelle de l'Union européenne car cela provoquerait une crise majeure pour l'ensemble de la filière bovine et de notre agriculture. Nous avons mis en place les mesures que vous avez rappelées. En outre, conformément au droit communautaire, nous avons prévu toute une série de dérogations afin de tenir compte des besoins des éleveurs.
La question n'est pas seulement d'ordre sanitaire car les conséquences économiques mettent les éleveurs dans une situation difficile. Nous avons mis en place, comme les parlementaires des départements de l'Est et du Nord nous l'avaient demandé, des mesures de soutien pour les éleveurs de veaux de huit jours et de broutards. Nous avons, dès cette semaine, décidé de mesures d'indemnisation. Une mission s'est rendue sur place pour évaluer l'ensemble des conséquences économiques et préparer les mesures de solidarité – dispositions relatives aux cotisations à la Mutualité sociale agricole, indemnisations éventuelles pour chômage partiel.
Le Gouvernement a deux objectifs : assurer la sécurité sanitaire de nos cheptels bovins en évitant que la maladie ne se propage ; faire jouer la solidarité avec les éleveurs des zones concernées. Le Premier ministre a donné les instructions nécessaires pour que nous prenions toutes les mesures qui s'imposent : celles que nous avons déjà annoncées et celles que l'inspection en cours sur le terrain nous permettra de déterminer. La solidarité nationale ne fera pas défaut aux éleveurs des zones concernées. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) décristallisation de pensions M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Mathis, pour le groupe UMP.
M. Jean-Claude Mathis. Monsieur le président, monsieur le ministre délégué aux anciens combattants, mes chers collègues, près d'un million de combattants issus de ce qui constituait alors l'empire colonial français ont servi dans l'armée française au cours du XXe siècle. Ils étaient originaires du Maghreb, d'Afrique noire, de Madagascar ou d'Asie.
Cent mille d'entre eux ont payé de leur vie cet engagement.
Honorés aux lendemains de combats et de victoires auxquels ils avaient vaillamment contribué, ces hommes ont vu leurs droits gelés après l'accession à l'indépendance de leurs pays respectifs. Il a fallu attendre 2002 pour que le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin et sa majorité procèdent à la décristallisation progressive des prestations versées à ces anciens combattants.
La loi de finances rectificative pour 2002 a ainsi réévalué les droits des anciens combattants concernés en s'appuyant sur le principe de la parité du pouvoir d'achat retenu par l'ONU. Cette méthode, validée par le Conseil d'État, a permis depuis lors que chaque ancien combattant concerné perçoive des prestations d'un montant lui assurant un pouvoir d'achat équivalent à celui de ses frères d'armes français, compte tenu de la disparité des niveaux de vie entre les divers pays.
Entrée en vigueur en 2003, cette mesure s'est traduite, la première année, par un coût budgétaire de 130 millions d'euros, correspondant à la revalorisation au titre de l'année 2003, à laquelle s'ajoutait le versement de quatre années d'arriérés. Depuis 2004, chaque année, 30 millions d'euros ont été consacrés à la décristallisation.
Face à la persistance d'un sentiment d'injustice, le Président de la République a demandé, le 14 juillet dernier, au Gouvernement d'aller plus loin et plus vite dans ce processus. Par la suite, le Gouvernement a annoncé, lors du conseil des ministres du 27 septembre dernier, la décristallisation totale de la retraite du combattant ainsi que des pensions militaires d'invalidité.
Monsieur le ministre, pouvez-vous nous en dire plus sur les modalités et le calendrier de la mise en oeuvre de cette mesure ? (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. le ministre délégué aux anciens combattants.
M. Hamlaoui Mekachera, ministre délégué aux anciens combattants. Monsieur le député, comme vous l'avez rappelé, après l'accession à l'indépendance de leurs pays respectifs, les anciens combattants de l'armée française ressortissant de pays antérieurement sous souveraineté française ont vu leur pension d'invalidité et leur retraite du combattant cristallisées.
Il a fallu attendre plus de quarante ans, avant qu'une réponse favorable ne leur soit donnée. C'est l'honneur du Gouvernement et de sa majorité d'avoir pris une telle décision car ce dossier avait été maintes fois ouvert sans jamais que soit apportée la moindre solution.
En nous fondant sur la parité du pouvoir d'achat, nous avons préservé une certaine équité. Mais il est vrai que la comparaison avec les prestations versées en euros faisait toujours apparaître une différence. D'où le sentiment d'injustice de ceux qui recevaient les leurs en monnaie locale.
Le Président de la République, dans son intervention du 14 juillet, a exprimé le souhait d'aller plus loin en la matière. Les associations françaises d'anciens combattants ont également abordé ce point pour demander une décristallisation complète. Enfin, le film Indigènes s'en est fait l'écho avec talent.
Mercredi dernier, le Premier ministre a décidé que les retraites du combattant et les pensions militaires d'invalidité seront d'un montant égal pour tous, et toutes versées en euros. Cette réforme sera soumise au Parlement lors de l'examen du budget de 2007. Elle sera mise en oeuvre le 1er janvier prochain.
Mesdames, messieurs les députés, aujourd'hui, avec cette parité complète, nous rendons pleinement justice, honneur et dignité à ces combattants qui ont donné le meilleur d'eux-mêmes, allant parfois jusqu'au sacrifice suprême. Nous avons relayé leur souhait d'être égaux aux autres combattants comme ils l'ont été devant le feu. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. Nous avons terminé les questions au Gouvernement.
Suspension et reprise de la séance M. le président. La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à seize heures, est reprise à seize heures vingt.) M. le président. La séance est reprise.
Énergie Explications de vote et vote sur l'ensemble d'un projet de loi M. le président. L'ordre du jour appelle les explications de vote et le vote, par scrutin public, sur l'ensemble du projet de loi relatif au secteur de l'énergie.
La parole est à M. François Brottes, pour le groupe socialiste.
M. François Brottes. Monsieur le président, monsieur le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, monsieur le ministre délégué à l'industrie, mes chers collègues, mais de quel pays est ce gouvernement qui démantèle ce qui marche bien depuis toujours et que le monde entier nous envie ? Mais de quel pays est ce gouvernement qui renonce au contrôle de nos grandes entreprises nationales de l'énergie, alors que, dans ce secteur, les négociations se font toujours d'État à État ? Mais de quel pays est ce gouvernement qui préfère transformer un monopole public en monopole privé pour enrichir durablement, et sans qu'ils payent d'impôts au passage, une minorité d'actionnaires – même « frères » – sur le dos de nos concitoyens et au mépris des acquis fondamentaux de notre histoire et de la République ? Mais de quel pays est ce gouvernement qui, pour distribuer un bien de première nécessité, abandonne ses habitants au milieu de la jungle des tarifs les plus fous, les plus incompréhensibles et bientôt les plus chers, pour satisfaire l'appétit des actionnaires ? Mais quel est ce Président de la République qui était si fier d'avoir réussi, à Barcelone, le 16 mars 2002, aux côtés de Lionel Jospin, à freiner la dérégulation du marché de l'énergie, n'exposant pas ainsi les familles aux affres de l'ouverture du marché de l'énergie et expliquant qu'il n'était pas, du point de vue de la France, acceptable d'aller plus loin. Le même jour, Lionel Jospin ajoutait que « nous pourrions craindre, si cette ouverture se faisait, des hausses de prix plutôt que des baisses pour les consommateurs ».
M. Patrick Roy. Eh oui ! M. François Brottes. Mais quel est ce même Président qui, juste après la victoire de la droite en 2002 – mauvais souvenir –, soit quelques mois seulement après Barcelone, laisse, à Bruxelles, le 25 novembre, Mme Fontaine, ministre de M. Raffarin, lâcher prise et se réjouir d'imposer la libéralisation des marchés de l'électricité et du gaz au 1er juillet 2007, pour tous les consommateurs et donc pour toutes les familles ? (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Hervé Novelli, rapporteur pour avis de la commission des finances, de l'économie générale et du plan. Jospin l'avait voulu ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. François Brottes. Ils ont cédé sans condition, dénonçant alors ce qu'ils appelaient « l'archaïsme de la gauche »… M. Jean-Marc Roubaud. Eh oui ! M. François Brottes. …et sans exiger l'élaboration, comme c'était prévu à Barcelone, d'une directive-cadre pour garantir les prix et la qualité de nos services publics. Nous avons d'ailleurs appris la semaine dernière que la droite, dont les parlementaires européens de l'UMP font partie, venait de voter l'abandon de toute directive-cadre sur les services d'intérêt général,… M. Hervé Novelli, rapporteur pour avis. Elle ne servait à rien ! M. François Brottes. …ce qui nous donne encore plus de raisons de lutter contre la privatisation pour préserver nos services publics.
M. Jean-Marc Roubaud. Vous êtes rétrograde ! M. Jean Marsaudon. Ringard ! M. François Brottes. Mais quel est ce Président qui ne respecte pas la Constitution, laquelle dispose que « Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité » – et donc le rester ? M. Hervé Novelli, rapporteur pour avis. C'est faux ! Le Conseil d'État a dit l'inverse ! M. François Brottes. Pour aller au bout de votre privatisation, il vous faudra notamment « déclasser » du patrimoine public et de son statut de service public national le grand réseau gazier.
Nous demanderons au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ce point et sur quelques autres. Il est totalement scandaleux de mettre dans la corbeille de mariage de GDF avec Suez ce réseau de transport qui appartient à la nation et qui a vocation, selon la volonté de la Commission européenne, à être détaché de l'activité de fourniture de gaz, comme l'a indiqué Mme Kroes, le 28 septembre dernier à Londres.
Mais quel est ce ministre dont la rumeur nous dit qu'il voudrait devenir Président… M. Jean-Claude Lenoir, rapporteur de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Fabius ? Strauss-Kahn ? M. François Brottes. …et qui déclarait ici même, il y a quelques mois, avec la fougue, mais aussi le sens de la « rupture » qu'on lui connaît : « je l'affirme, parce que c'est un engagement du gouvernement : EDF et GDF ne seront pas privatisés. Le Président de la République l'a rappelé solennellement lors du conseil des ministres au cours duquel fut adopté le projet » ? Il semble d'ailleurs que MM. Paillé et quelques autres s'en souviennent, eux ! Mais quel est cet autre ancien ministre, très proche du précédent, qui faisait adopter, six mois seulement avant l'annonce de la privatisation de Gaz de France, une loi d'orientation sur l'énergie précisant, dans son titre Ier, que seules les entreprises publiques nationales de l'énergie étaient garantes du service public de l'énergie ? Mais quel est ce troisième ministre – je crois qu'il est ici aujourd'hui – qui a signé avec Gaz de France en juin 2005 le contrat de service public dans lequel il est stipulé en toutes lettres, à la page 9, « que l'État et Gaz de France conviennent de rechercher, à l'occasion de chaque mouvement tarifaire, la convergence entre les tarifs réglementés et les prix de vente en marché ouvert, et ce pour chaque type de client » ? M. Hervé Novelli, rapporteur pour avis. C'est normal ! M. François Brottes. Ce qui signifie, en clair, qu'à chaque augmentation du tarif du gaz décidée par le ministre, on se rapprochera au plus vite des prix du marché, même pour les ménages ! M. Pierre Cohen. C'est la fin des tarifs régulés ! M. François Brottes. Cette clause constitue un aveu qui scelle la première pierre de la privatisation de GDF posée dès juin 2005.
D'une part, elle consacre la fin des tarifs réglementés, par leur alignement sur les prix du marché ; d'autre part, elle donne des gages d'augmentation de prix aux futurs actionnaires de GDF-Suez, pour dégager de meilleurs dividendes au détriment des usagers.
MM. Cirelli, Mestrallet et Albert Frère en rêvaient ; M. Breton l'avait déjà fait pour eux ! (« Bravo, monsieur Breton ! » sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mais quels sont ces députés qui vont voter pour la privatisation de GDF, et du même coup, signer un chèque en blanc au Gouvernement, les yeux fermés ? Ils ne savent pas encore si Bruxelles donnera son accord à la fusion avec Suez, ni à quel prix.
M. Daniel Paul. Ils s'en moquent ! M. François Brottes. Ils ne connaissent pas encore les conditions définitives de la réduction d'activité de GDF qu'imposera au final la Commission européenne. Ils n'ont aucune certitude sur les exigences finales des actionnaires de Suez dont chaque jour la presse nous annonce qu'ils sont de plus en plus gourmands, voire, pour certains, opposés à la fusion.
M. Jean-Marc Roubaud. Blablabla ! M. François Brottes. Mais quels sont ces députés qui sont restés stoïques et silencieux pendant les 142 heures de discussion ? M. Henri Emmanuelli. Des godillots ! M. François Brottes. Du reste, il est heureux que le débat ait duré, sinon nous n'aurions jamais eu connaissance, ni de la lettre de griefs, même caviardée, ni de la lettre du commissaire McCreevy, ni encore de la liste des premiers actifs cédés par GDF. Ils doivent nous remercier ! De plus, nos collègues ne se doutaient pas non plus que même M. Loos allait reconnaître au cours du débat qu'il n'avait jamais parlé de la privatisation de GDF avec les syndicats lors de leurs rencontres préalables à nos travaux. Incroyable, non ? Mais quels sont ces députés qui, en coulisses, demandaient au Gouvernement de les bâillonner à l'aide du 49-3 pour leur éviter de se prononcer devant les Français ? (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mais quelle est cette majorité qui se laisse aveugler par des arguments aussi grossiers que démagogiques ? M. Henri Emmanuelli. Très bien ! M. François Brottes. Je n'en citerai que trois.
Premièrement, il serait impossible de reconstituer EDF-GDF, car il faudrait vendre des centrales nucléaires. Voilà un argument que nous contestons, qui n'est là que pour faire peur.
Deuxièmement, ajouter Suez à GDF, ce serait constituer le plus grand groupe gazier d'Europe, ce qui ferait baisser les prix d'achat du gaz.
Affirmer cela est ridicule… M. Pierre Cohen. Très bien ! M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Ce n'est pas ridicule parce que c'est vrai ! M. François Brottes. …car GDF est déjà le plus grand groupe gazier d'Europe.
De plus, la réduction du périmètre d'activité imposée par Bruxelles aux deux entreprises nous conduira finalement à ce que GDF plus Suez égalent GDF ou presque. Cherchez l'erreur ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) Quant à la baisse invoquée des prix d'approvisionnement, même si M.
Ollier y croit,… M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques.
Oui, j'y crois ! M. François Brottes. …le débat a montré qu'elle était illusoire, d'une part à cause de l'indexation des prix du gaz sur le pétrole, d'autre part parce que la négociation se mène d'État à État, comme les Russes nous l'ont rappelé récemment.
Troisièmement, vous voulez laisser croire qu'avec le maintien des tarifs « on est tranquille », car c'est le ministre qui décidera. Cet argument est lui aussi grossier, et pas des plus honnêtes. Sur cette question, nous avons percé à jour au moins deux éléments qui m'obligent à dire que les tarifs administrés vont rapidement disparaître pour l'électricité et pour le gaz, parce que tout a été fait pour que ces tarifs s'alignent rapidement sur les prix élevés du marché.
Pour le gaz, j'ai déjà expliqué que le ministre lui-même avait pris ce type d'engagement auprès de GDF, dont d'ailleurs les bénéfices ont déjà augmenté de près de 44 % en six mois, pour permettre à la mariée d'être encore plus belle. Mais ce sont les consommateurs qui payent la facture quand arrive leur note de chauffage.
Pour l'électricité, nous ne sommes pas dupes, la formule chère au rapporteur du « tarif transitoire », dit « tarif de retour »… M. Jean-Claude Lenoir, rapporteur. Vous avez voté contre. Les entreprises vont le savoir ! M. François Brottes. Nous avons voté contre car elle consiste à baisser artificiellement les prix du marché pour les entreprises et elle aura en réalité pour effet d'augmenter mécaniquement le tarif administré de l'électricité. Autrement dit, on financera la baisse des prix pour les industriels par la hausse des tarifs appliqués aux familles.
Comme EDF remboursera la différence, l'opérateur historique exigera une augmentation du tarif administré pour compenser cette remise.
Cela dit, ce « tarif de retour à meilleure fortune » risque d'obtenir le même succès auprès de nos partenaires européens que la baisse de la TVA sur la restauration.
Mais quels sont ces députés qui se sont laissé rassurer par des arguments aussi légers qu'incertains ? Là encore, je n'en citerai que trois.
Premièrement, l'État conservera la minorité de blocage. Si vous aviez été là lorsque M. Novelli lui-même a démontré, certes avec brio, que l'entité fusionnée GDF-Suez restait opéable, vous auriez compris à quel point cet argument n'est pas sérieux. De plus, vous allez voter en faveur d'une participation minoritaire de l'État dans le capital de GDF et rien ne vous dit qu'au final c'est ce pourcentage qui restera dans le nouvel ensemble.
Deuxième argument, léger et incertain, l'État détiendra une action spécifique, dite golden share, pour empêcher toute cession d'actifs stratégiques.
Là encore, l'argument ne tient pas. L'épisode de la fusion d'Elf et Total a démontré l'inefficacité du dispositif et la Commission européenne a confirmé que les actions spécifiques sont contraires au traité de Rome car elles entravent la concurrence. D'ailleurs, pas plus tard que vendredi dernier, la Cour européenne de justice a condamné cette pratique aux Pays-Bas. Encore un filet de sécurité qui sautera ! Enfin, monsieur le président de la commission des affaires économiques, la fameuse présence, à titre purement consultatif, d'un commissaire du Gouvernement au sein du conseil d'administration de l'entreprise fusionnée ! Une fois de plus, on se moque de nous en lui donnant de l'importance ! Les administrateurs de GDF-Suez en tremblent par avance ! Malgré tout, je conçois que mes collègues de la majorité se soient laissés convaincre par les centaines de millions de pages publiées dans les journaux depuis des mois et des mois. Publicité institutionnelle ou pour vanter les mérites de la fusion, cette campagne de communication aura eu un double impact : donner le sentiment qu'il n'y a pas d'alternative au projet – ce qui est faux, mais chacun sait bien qu'à force de recevoir des faire-part, on finit par croire qu'on est invité au mariage ! – (Sourires) et diluer l'esprit critique de la presse qui, pour le dire pudiquement, a bien besoin de ressources publicitaires en ce moment ! Mais quels sont ces députés, pourtant avertis et compétents, qui vont mettre en difficulté les collectivités locales ? Ils refusent de voir arriver la fin du monopole des concessions de service public de distribution de gaz naturel alors que celui-ci repose depuis 1946 sur le caractère public de l'unique concessionnaire – GDF – et que sa privatisation offre ce monopole à une entreprise privée.
Les ambitions de Gazprom, d'une part, dont les managers prétendent qu'ils n'ont pas assez de doigts pour compter les sociétés qui les intéressent, d'autre part, la jurisprudence européenne récente – j'ai cité au cours du débat notamment les arrêts Coname et Brixen – laissent peu de doute sur la durée de vie de ce monopole. Il y a fort à parier qu'un recours le cassera en exigeant une mise en concurrence préalable. Ce sera alors l'ensemble de notre dispositif qui s'écroulera. Vous aurez été prévenus ! Enfin, où sont ces députés de la majorité qui n'acceptent pas cette fusion et prônent une alternative à l'extérieur de l'hémicycle, mais qui, pour certains, restent muets à l'intérieur ? Cette rupture annoncée, et très médiatisée, avec le funeste projet du Gouvernement relève-t-elle de la posture, de l'imposture, ou de la séance de rattrapage ? Les arguments ne manquent pas, vous le voyez, messieurs les ministres, pour dénoncer les dangers, les incohérences et l'inconséquence de votre projet de privatisation, et je ne dirai rien des questions de morale comme l'usage des stock-options à venir, au sujet desquelles M. Loos a refusé de nous dire s'il ferait usage de son droit de veto ; ou encore l'optimisation fiscale qui permettra à Suez de faire l'économie – excusez du peu – de plus de 3 milliards d'impôts. Je n'évoquerai pas plus l'attitude du Premier ministre qui semble déjà avoir vendu à Enel les dépouilles de Gaz de France, ni le flou qui est entretenu par vos soins, monsieur le ministre de l'économie, sur ce qui sera cédé, ce qui sera filialisé, ce qui sera partagé ou ce qui sera supprimé chez Gaz de France après la fusion : des terminaux méthaniers, des kilomètres d'infrastructures de réseau, des activités de service, 21 % de l'approvisionnement gaz et 20 000 emplois en moins selon les syndicats ! Vous l'avez compris, tous les députés socialistes, et pas seulement les cinquante et un qui sont intervenus dans le débat, voteront contre ce texte, contre la privatisation d'une entreprise stratégique pour le pays, d'une entreprise garante de la mission de service public que constitue la distribution d'un bien de première nécessité.
Nous voterons contre la remise officielle des fichiers clients d'EDF à un groupe privé. Nous voterons contre l'organisation d'une guerre fratricide entre EDF et GDF, dont les Français vont faire les frais avec de grosses augmentations de tarif. Nous voterons contre le démantèlement d'une entreprise historique qui, depuis longtemps, a fait ses preuves ; contre l'accaparement d'un bien national et public par des intérêts privés ; contre le fait que c'est GDF qui devra financer le démantèlement des centrales nucléaires belges.
Nous continuerons à exiger, avec d'autres, la mise en perspective d'une véritable alliance entre EDF et GDF au sein d'un pôle public de l'énergie. Oui, nous l'affirmons, le meilleur rempart contre toutes les dérives que je viens de dénoncer, c'est de conserver GDF en tant qu'entreprise publique, et la meilleure solution pour notre avenir énergétique consiste à conforter l'entité EDF-GDF, fusionnée ou bien rassemblée stratégiquement dans une holding dédiée. Nous continuerons à dénoncer le scandale que constitue le fait de vous donner un « chèque en blanc », monsieur le ministre, pour brader un bien public majeur à quelques mois d'une consultation démocratique capitale pour l'avenir du pays. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et sur quelques bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. le président. La parole est à M. Jean Dionis du Séjour, pour le groupe Union pour la démocratie française.
M. Jean Dionis du Séjour. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, permettez-moi, avant d'en venir à l'essentiel, de revenir sur le débat hors normes que nous venons de vivre. Commencé le 7 septembre, il se termine aujourd'hui 3 octobre – un mois plus tard et ses 158 heures de débat en séance plénière en font l'un des plus longs de la mandature. Oui, nous venons de vivre un vrai moment de vie parlementaire et la privatisation de GDF, si elle est décidée à l'issue de ce vote, est une décision lourde, qui marquera l'histoire économique de notre pays.
Au terme de ce débat marathon, l'UDF ne veut pas parler la langue de bois et se joindre au concert — qui sonne bien faux — donné par tous ceux qui se réjouissent haut et fort du débat de grande qualité que nous venons d'avoir. Le bilan est beaucoup plus contrasté et, en l'occurrence, il importe de ne pas avoir la mémoire courte. En réalité, il y a du bon et du très mauvais.
Du très mauvais tout d'abord.
Ce débat a en effet commencé par plus d'une semaine d'interminable obstruction. Assumez vos actes, mes chers collègues socialistes et communistes ! L'obstruction, après tout, a été votre choix médiatique.
Nous pensons à l'UDF que cela n'a pas servi la cause du Parlement.
(Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Cette semaine d'obstruction a dévalorisé nos débats, devenus vides et ridicules aux yeux de l'opinion publique et des médias.
M. Daniel Paul. Ce n'est pas vrai ! M. Jean Dionis du Séjour. Nous affirmons calmement que c'était trop. Il est urgent d'en tirer les enseignements qui s'imposent pour réformer notre règlement et obtenir à ce sujet un véritable consensus entre tous les groupes parlementaires.
M. Maxime Gremetz. Ne prenez pas exemple sur Sarkozy ! M. Jean Dionis du Séjour. Il y eut ensuite – c'est vrai – un débat parlementaire de qualité. Chaque groupe parlementaire a exposé ses convictions. Le Gouvernement, par la voix des deux ministres concernés, Thierry Breton et François Loos, a fait le choix heureux de la patience plutôt que du passage en force et il a fait preuve d'une vraie disponibilité.
M. Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Je vous remercie ! M. Jean Dionis du Séjour. Nos deux rapporteurs ont été à la hauteur de l'événement. Bref, la «deuxième mi-temps », que nous clôturons aujourd'hui, est plutôt à l'honneur de notre démocratie parlementaire.
M. Patrick Roy. Gare à la troisième mi-temps ! M. Jean Dionis du Séjour. Elle appelle cependant deux remarques importantes.
Le projet de loi a mis en lumière la pauvreté du travail en commun entre la Commission européenne et le Parlement français : transmettre aux parlementaires une lettre de griefs complètement caviardée est une réelle humiliation pour nous, d'autant plus que l'avenir d'une entreprise nationale est en jeu. Sur un tel sujet, nous exigeons qu'à l'avenir, l'ensemble des documents échangés entre l'Union européenne et les sociétés nationales concernées puisse être consultable in extenso par la représentation nationale. Messieurs les ministres, monsieur le président de la délégation de l'Assemblée nationale auprès de l'Union européenne, vous devez porter et faire aboutir cette revendication minimale à Bruxelles ! C'est peu dire que nous avons mal vécu cet épisode et l'UDF n'accepte dans cette affaire ni le rôle de bouc émissaire qu'une nouvelle fois, on fait jouer aux institutions européennes, ni l'humiliation réelle infligée à notre assemblée à cette occasion.
Nous regrettons enfin la discrétion des minoritaires de l'UMP, réduits à la portion plus que congrue : pourquoi certaines voix contestataires, présentes et actives dans les médias, ne se sont-elles pas davantage exprimées au cours de notre débat ? Le temps ne nous a pourtant pas manqué...
La liberté est dans cet hémicycle un bien précieux. À l'UDF, nous continuerons à tracer notre sillon. Si, en conscience, nous trouvons le projet bon, nous le disons et nous le votons. Sinon, comme c'est le cas pour ce projet, nous le disons tout aussi fortement et nous votons contre.
Venons-en maintenant au fond.
Ce texte transpose tout d'abord deux directives relatives à l'ouverture des marchés de l'énergie aux PME et aux particuliers. Nous vous avons soutenus, messieurs les ministres, sur cette partie du texte qui va de l'article 1er à l'article 9, nous en avions même fait l'un des points importants de notre positionnement.
En effet, pour l'UDF, qui se veut à l'avant-garde de la construction européenne, ce n'est pas un objectif politique mineur que de construire, directive après directive, un espace juridique commun à tous les citoyens européens. Ce n'est pas non plus un objectif politique mineur que de construire, secteur après secteur, un véritable marché intérieur où la concurrence, petit à petit, jour après jour, est de plus en plus loyale.
Mais que de progrès il nous reste à faire dans ce domaine ! Il faut transposer mieux, plus vite, plus juste en s'inspirant du bel exemple de lisibilité démocratique des directives qui « ringardise » notre manière de légiférer avec nos lois illisibles et nos codes monumentaux qui ne sont jamais à jour ! Bref, ces deux directives concourent aux objectifs européens, même si les spécificités françaises sont très réelles dans le domaine de l'énergie, à commencer par l'avantage compétitif que représente le nucléaire pour la France.
Nous nous réjouissons du débat qui a eu lieu sur les tarifs réglementés, notamment sur le fameux tarif de « retour ». L'Assemblée nationale a adopté un amendement sous-amendé par Charles de Courson et moi-même rendant le dispositif pérenne. Nous vous demandons, messieurs les ministres, d'être extrêmement vigilants lors de la discussion au Sénat afin que cette disposition soit conservée. Sinon, la commission mixte paritaire risque d'être agitée. En effet, la direction voulue par le Parlement sur l'affaire centrale de la rente nucléaire est très claire.
Il veut un partage équitable de celle-ci entre les deux objectifs majeurs que sont, d'une part, le renouvellement de notre parc nucléaire, d'autre part, la compétitivité énergétique de nos entreprises.
Au final, nous approuvons cette transposition, mais nous la jugeons bien frileuse.
Où sont donc les dispositions relatives au service universel en électricité, véritable avancée pour nos PME ? Contenues dans la directive, elles sont absentes de votre texte ! Plus grave, notre assemblée n'a pas été inspirée lorsqu'elle a légiféré sur la Commission de régulation de l'énergie. Le modèle européen est fort et clair : l'ouverture à la concurrence appelle la mise en place d'un régulateur fort. Malheureusement, dans ce domaine, le texte ressort confus de nos discussions. D'un côté, nous avons élargi les pouvoirs de la CRE, mais, de l'autre, nous avons affaibli les commissaires : diminution de leur disponibilité avec la suppression de leur rémunération, problèmes de disponibilité inévitables pour les commissaires parlementaires envisagés, confusion des tâches dévolues – la médiation des problèmes de consommation au lieu de la surveillance et de la régulation des activités de transport et de distribution, comme le prévoit la directive. Sur ce point, notre recommandation est exactement l'inverse de celles faites sur le tarif de retour. Nous appelons de nos voeux la mise en place d'un régulateur fort. Nous souhaitons que le texte de l'Assemblée nationale soit corrigé sans ambiguïté par le Sénat et la CMP.
Venons-en enfin à l'article 10, celui de la privatisation de Gaz de France, coeur de votre projet et enjeu majeur pour la France.
Le projet gouvernemental nous propose de réduire la participation minimale de l'État dans le capital de GDF de 70 % à 34 %. Il s'agit donc de décider de la privatisation de GDF. Comment en sommes-nous arrivés là, alors que, par deux fois – en août 2004, dans la loi sur le service public dans l'électricité, et en juillet 2005, dans la loi portant sur les orientations énergétiques – nous avons inscrit dans le marbre l'importance stratégique du caractère public de GDF ? M. Maxime Gremetz. Sarkozy ! M. Jean Dionis du Séjour. La réponse tient en un seul mot : Suez.
C'est pour cette raison, messieurs les ministres, que l'UDF ne vous suit pas lorsque vous organisez le débat sur la privatisation de GDF en dehors du contexte du projet de fusion de cette entreprise et de Suez. C'est pour nous vide de sens. Les 34 %, c'est la fusion Suez-GDF ! La privatisation de GDF, c'est la fusion GDF-Suez ! Prenons-en acte, ensemble, honnêtement et posons-nous ensemble une première question : qui sont les gagnants et les perdants dans cette affaire ? M. Patrick Roy. Pas le consommateur en tout cas ! M. Jean Dionis du Séjour. Le gagnant, c'est clairement Suez, sa direction et ses actionnaires.
C'est, en effet, parce qu'il y a eu, au début de l'année 2006, une OPA hostile – virtuelle ou réelle, on n'en sait trop rien – d'Enel sur Suez que Gérard Mestrallet et le management de Suez ont décidé d'accélérer l'étude, puis la mise en oeuvre, du rapprochement entre Suez et Gaz de France. Le choix de ramener à 34 % la participation de l'État dans le capital de GDF est d'abord le projet d'une direction, celle de Suez, qui, elle, a une vision stratégique forte.
La ligne de force de son projet, et maintenant de votre projet, messieurs les ministres, n'est pas industrielle. Nous doutons de l'intérêt de faire cohabiter dans le même groupe un pôle énergie et un pôle environnement.
Ce modèle économique, celui des utilités urbaines, date des années 1980, et nous n'avons plus trouvé grand monde pour le défendre sur le fond.
Non, la ligne de force de votre projet est financière : c'est la protection du capital de Suez, et celle de son périmètre actuel.
En effet, à ce jour, le groupe Suez fonctionne bien, avec des pôles environnement et énergie qui gagnent tous les deux de l'argent, mais il a une faiblesse majeure : son capital est émietté, le rendant effectivement fragile en cas d'OPA hostiles. Bref, il lui manque un actionnaire stable.
Ce sera Gaz de France. Rien à dire, donc, en ce qui concerne Suez et M.
Mestrallet ! Nous saluons même la virtuosité d'un dirigeant dont le groupe se fait absorber et qui devient numéro un de celui qui l'absorbe ! Au passage, il a su convaincre le Premier ministre et le Gouvernement en leur parlant comme il fallait : nous allons constituer un grand champion national, et c'est, du reste, le patriotisme économique qui nous en fait un devoir. Ce discours fait mouche et le projet de M. Mestrallet devient celui du Gouvernement. Finalement, un champion économique est bien constitué, mais sur un modèle économique très contestable, puisqu'il additionne deux secteurs de plus en plus divergents : les services à l'environnement d'un côté, l'énergie de l'autre. À terme, la cession du pôle environnement est probable.
Regardons maintenant du côté de Gaz de France. Quel intérêt l'entreprise trouve-t-elle à cette fusion ? Elle y trouvera, certes, un intérêt industriel : renforcement effectif du pôle gazier, renforcement du secteur du gaz naturel liquéfié et création d'une offre mixte grâce à la convergence avec Électrabel.
Mais la note est, tout de même, salée ! Elle l'est à Bruxelles qui recommande la cession de Distrigaz et de la participation de Gaz de France dans la Société de production d'électricité ainsi que la cession aux concurrents de volumes de gaz à hauteur de cinquante térawattheures par an. Et ce n'est pas fini, puisque nous avons appris ce week-end que le gouvernement belge aurait obtenu de la Commission qu'elle impose au futur groupe la cession partielle de ses actifs dans le nucléaire c'est-à-dire les deux centrales et les sept tranches d'Électrabel.
La note risque également d'être salée lors de l'assemblée générale extraordinaire par laquelle les actionnaires de Suez devront approuver ou non la fusion. Alors qu'on nous avait annoncé l'échange d'une action de Suez contre une du nouveau groupe, un tel accord paraît aujourd'hui compromis, sauf si une compensation non négligeable est accordée. Quel en sera le montant : 3 euros ou 4 euros par action ? Quoi qu'il en soit, l'addition pour Gaz de France sera élevée, au bas mot entre 3 milliards et 4 milliards d'euros.
M. Daniel Paul. Qui paiera ? M. Jean Dionis du Séjour. Et c'est Gaz de France qui paiera, parce que, politiquement, vous ne pourrez pas faire machine arrière.
Bref, pour l'entreprise Gaz de France, le bilan est contrasté.
Mais il y a plus grave encore car, dans cette affaire, il existe un perdant indiscutable : l'État. Au départ de l'opération, l'État, majoritaire, est l'actionnaire-patron, décideur dans une entreprise-clé du paysage énergétique français. À la fin de l'opération, l'État est un actionnaire minoritaire dans un groupe positionné à la fois sur les secteurs des services à l'environnement non stratégiques et sur celui de l'énergie, qui l'est de plus en plus. Franchement, que diable l'État allait-il faire dans cette galère ? Et qu'on ne nous dise pas qu'il s'agit de constituer un grand opérateur gazier. Si tel était le cas, pourquoi la fusion entre Gaz de France et le seul pôle énergétique de Suez, à savoir ses trois filiales Électrabel, Fluxys et Distrigaz, n'a-t-elle pas été sérieusement envisagée ? D'autres solutions existent donc, mais si vous ne les avez pas examinées, c'est que, pour vous, la fusion n'a pas pour objectif de garder la majorité de gestion dans Gaz de France mais, nous l'avons dit, de protéger Suez tel qu'il est aujourd'hui.
Or nous considérons que la privatisation de Gaz de France constitue, compte tenu de la situation actuelle du secteur de l'énergie, une faute vis-à-vis de l'intérêt national.
Monsieur le ministre de l'économie, pour l'UDF la privatisation n'est pas un gros mot : nous avons soutenu celle de France Télécom. Mais une telle décision doit être le fruit d'une évaluation secteur par secteur, et celui de l'énergie a sa spécificité : il convient, dans ce secteur, d'agir sur le long terme puisque les investissements y sont hautement capitalistiques. De même, les contrats d'approvisionnement, pour l'essentiel de longue durée, exigent, eux aussi, une action, notamment diplomatique, à long terme. Enfin et surtout, l'impact environnemental en matière énergétique, notamment en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre, exige une gouvernance à long terme. L'UDF ne cessera pas d'insister sur l'importance que revêt la mise en oeuvre d'une telle gouvernance.
Or, pour nous, cette gouvernance à long terme, c'est à l'État et à lui seul de l'assurer parce qu'il est le seul acteur à ne pas être guidé à court terme par la recherche, légitime pour un capital privé, d'une rémunération élevée de ses actionnaires.
Dans un tel contexte, nous considérons que la privatisation de Gaz de France est une faute.
M. Maxime Gremetz. Une faute grave ! M. Jean Dionis du Séjour. C'est une faute parce que le secteur énergétique doit faire face non pas à une crise mais à une révolution.
C'est une faute également parce que l'importance du gaz ira croissant – 20 % de l'énergie consommée aujourd'hui en Europe et 40 % annoncés pour 2030 —, et que le gaz est une énergie stratégique pour la satisfaction des besoins en électricité en semi-pointe et en pointe de nos demandes.
C'est une faute enfin parce que, nous l'avons dit, il est de la responsabilité de l'État de rapprocher énergie et environnement, les trois quarts des émissions de gaz à effet de serre ayant une source énergétique. C'est à l'État de tenir, en matière de politique énergétique, nos engagements à long terme en matière d'environnement, d'autant que dans la lutte vitale qui est conduite contre le réchauffement climatique, le gaz est appelé à jouer un rôle majeur.
La privatisation de Gaz de France privera donc l'État d'un levier d'action majeur de sa politique énergétique au moment même où le gaz devient un secteur de plus en plus stratégique, compte tenu de la véritable révolution énergétique que provoqueront la disparition des énergies fossiles, la demande accrue de gaz et l'importance croissante des considérations environnementales.
Pour le groupe UDF, la privatisation de Gaz de France n'est pas conforme à l'intérêt national. En conséquence, il votera contre ce projet de loi.
(Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française et sur quelques bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. le président. Je fais d'ores et déjà annoncer le scrutin public sur l'ensemble du projet de loi dans l'enceinte de l'Assemblée nationale.
La parole est à Mme Marie-George Buffet, pour le groupe des député-e-s communistes et républicains Mme Marie-George Buffet. Monsieur le président, messieurs les ministres, chers collègues, après vingt et un jours de débat, notre assemblée est invitée solennellement à accepter ou à refuser de sacrifier notre indépendance énergétique aux appétits des marchés financiers.
Il s'agit bien de la sacrifier, puisque, nous avons pu de nouveau le constater il y a quelques instants à peine au cours de la séance des questions au Gouvernement, celui-ci a été incapable de justifier le projet de privatisation de Gaz de France. (Exclamations sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Les députés communistes et républicains vous ont parlé de droit à l'énergie. Combien de fois Daniel Paul vous a-t-il rappelé que l'énergie est la condition même du développement économique et social ? Combien de fois vous avons-nous rappelé qu'il n'y a pas de vie sociale sans éclairage ni chauffage ni droit à se déplacer ? M. Sarkozy a évoqué les « malheureux » avec le mépris de la grande bourgeoisie des siècles passés, (Protestations sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire),… M. Jean Marsaudon. …C'est scandaleux ! Mme Marie-George Buffet. …mais c'est sa politique et le reniement de sa parole qui engendrent la pauvreté dans notre pays. Nous, nous demandons une véritable reconnaissance du droit à l'énergie. Or, à cette exigence fondamentale, vous n'avez pas répondu et ce ne sont pas les quelques avancées floues en matière de tarification sociale qui permettront de garantir un tel droit, d'autant qu'il sera remis en cause par les augmentations de tarifs, nous le savons, inéluctables, si le projet de loi devait être voté puisque, à travers celui-ci, vous faites le choix de poursuivre la déréglementation du secteur de l'énergie en occultant le bilan terrible de la libéralisation.
En effet, combien d'entreprises, qui avaient fait le choix du marché, cherchent aujourd'hui, par tous les moyens, à revenir dans le secteur réglementé ? Combien de milliards d'euros ont été gaspillés dans toutes les fusions-acquisitions ? Monsieur le ministre, vous avez évoqué le pouvoir d'achat des Françaises et des Français : il faut avoir l'honnêteté de leur annoncer que les prix du gaz vont augmenter parce que les actionnaires du groupe issu de la fusion Suez-Gaz de France exigeront, à l'instar de tous les actionnaires, de fortes rémunérations.
M. Patrick Roy. Les Français le savent déjà ! Mme Marie-George Buffet. Les prix vont également augmenter parce qu'au nom de la concurrence la Commission européenne veut remettre en cause l'existence de contrats d'approvisionnement à long terme, qui sont des garanties autant pour notre sécurité énergétique que pour la stabilité des prix. Le modèle de régulation du secteur énergétique de la Commission européenne est celui d'Enron ; le nôtre est celui du service public.
Avec cette privatisation, c'est donc bien notre indépendance énergétique qui est menacée, cette indépendance qui a été construite par les forces de la Résistance à la Libération. Toute la maîtrise de notre politique énergétique sera bientôt transférée à des groupes privés, dont l'objectif n'est pas de garantir le droit à l'énergie, mais de faire des profits. Le ralliement tardif d'Albert Frère, actionnaire de Suez, à cette fusion ne peut à cet égard que nous inquiéter. En effet, quelles promesses de dividendes et de plus-values futures, avec tout ce que cela implique en suppressions d'emplois et en compressions de dépenses d'investissement, lui ont-elles été faites ? Amputé de son partenaire gazier, EDF sera clairement fragilisé par ce nouveau concurrent. En absorbant Gaz de France, Suez mettra la main sur un portefeuille de 11 millions de clients, à qui le groupe fusionné pourra proposer une offre duale de gaz et d'électricité au détriment d'EDF.
La compétition qui naîtra de l'existence de ces deux groupes les poussera également, afin de capter de nouveaux marchés, à rogner sur leurs dépenses en matière de sécurité et d'investissements, alors même que nous avons tant besoin d'investissement pour développer les énergies du futur et assurer la sécurité, qui est vitale pour des groupes qui ont fait le choix de l'énergie nucléaire ! À cet égard, l'annonce de la cession par Suez d'une partie de son parc nucléaire belge ne peut que susciter les plus vives inquiétudes. Une fois cédées à d'autres multinationales, dans quelles conditions de sécurité ces centrales seront-elles bientôt exploitées ? Par ailleurs, messieurs les ministres, le réchauffement climatique ou la fin du pétrole ne sont pas des questions mineures : au contraire, mettant en cause toute l'organisation de notre société, elles ne sauraient trouver de réponse dans le cadre de groupes contraints, par leur mode d'organisation même, de privilégier avant tout leur rentabilité financière. Ce sont donc des questions fondamentales qui ne pourront être traitées par des entreprises privées : elles rendent de ce fait d'autant plus vitale l'existence de services publics forts, concentrés sur les seuls enjeux du long terme.
Votre seul argument, finalement, c'est qu'on ne pourrait faire autrement en raison des lois du marché : cette fusion serait un pis-aller imposé par le fonctionnement des marchés financiers et les directives communautaires. Personne ne conteste évidemment le fait que le démantèlement de nos services publics satisfasse les ultralibéraux de la Commission ou d'ailleurs. Du reste, nous savons pourquoi ils ne veulent pas d'un grand pôle public de l'énergie, qui réunisse EDF et GDF et encourage la coopération entre toutes les entreprises intervenant aujourd'hui dans le secteur de l'énergie et de l'environnement.
Mais sous prétexte qu'ils n'en veulent pas, l'État français devrait-il céder, alors que leurs dogmes menacent l'indépendance énergétique de toute l'Europe ? Sous prétexte qu'ils sont incapables d'appréhender les questions écologiques, faudrait-il que la République se soumette ? Pourtant, c'est notre avenir et celui de nos enfants qui est en jeu et c'est tout le développement futur de notre pays que vous menacez ! Face à de tels enjeux, le seul courage dont nous devions faire preuve, c'est de résister en menant la bataille au sein des institutions européennes pour faire respecter le « non » des Françaises et des Français à l'Europe telle qu'elle est organisée aujourd'hui. Le rejet franc du projet de constitution libérale n'aurait-il pour vous aucune signification ? Le courage consiste donc à interrompre immédiatement le déferlement de ces directives, ou plutôt de ces lettres de requête, toutes aussi libérales les unes que les autres. Il suppose que nous nous battions avec fermeté à Bruxelles pour imposer un nouveau traité respectueux des droits des peuples européens et de l'intérêt général. Il est de tout faire pour réorienter profondément la construction européenne, afin de l'émanciper de la tutelle des marchés et des logiques libérales. Il est temps de défendre pied à pied, à Bruxelles, le seul projet qui soit susceptible de garantir à long terme notre souveraineté énergétique : je pense évidemment à la fusion d'EDF et de Gaz de France.
J'en appelle, messieurs les ministres, mes chers collègues, à votre sens des responsabilités. À se mettre ainsi dans le sens du vent libéral, vous donnez à la France l'avenir d'une feuille morte ! Je vous invite donc à ouvrir les yeux et, à moins de courir à la catastrophe, à prendre enfin conscience, non pas par dogmatisme, mais parce que ce modèle économique a fait ses preuves et répond parfaitement aux enjeux qui nous seront posés à l'avenir, que les entreprises et les services publics ont de l'avenir. Certes, nous entendons souvent dire que ces entreprises sont démunies et que leur développement est entravé par leur manque de moyens financiers, moyens que seuls les marchés financiers seraient en mesure de leur donner. C'est bien ce que vous avez dit, monsieur le ministre de l'économie, en déclarant que cette privatisation allait « permettre à GDF d'ouvrir son capital afin de se développer sans s'endetter ».
Ces contraintes sont réelles, mais là encore, nous n'avons aucune raison de nous y soumettre. Il est possible de les dépasser, comme nous le proposons, en constituant un pôle financier public dont une des missions serait précisément de financer l'activité et les investissements dont notre pays a besoin.
Trop d'arguments, dans ce débat, ont dissimulé les enjeux les plus profonds. L'histoire ne retiendra pas le nombre d'amendements déposés ; elle ne se souviendra pas non plus des querelles intestines de la majorité : elle retiendra qu'aujourd'hui, si vous deviez effectivement voter ce texte, la France aura, par pur dogmatisme, choisi de mettre en péril son indépendance énergétique et qu'elle aura, pour des années, entravé son développement économique et social en faisant le choix du renchérissement durable du coût de l'énergie.
Mes chers collègues, ayez bien à l'esprit que c'est uniquement sur ce point que nous avons à nous prononcer ! Du reste, je tiens à le souligner, la bataille pour le droit à l'énergie que nous avons menée durant ces longues semaines ne s'achèvera pas ce soir. L'enjeu est trop grave pour que, sans résister, nous vous laissions continuer votre route.
Oui, je fais confiance à nos collègues du Sénat pour continuer le débat parlementaire. Peut-être, avec le temps, réussirons-nous à vous ouvrir les yeux ! De la même façon, je sais que les gaziers ne sont pas résignés au démantèlement de leur entreprise, ce bel outil qu'ils ont construit, par leur travail, depuis tant d'années. Ils ont annoncé une nouvelle journée de mobilisation le 14 octobre prochain. Ils ont déjà conquis le soutien de l'opinion. Je leur fais confiance et je fais confiance à notre peuple pour relayer les parlementaires et, je l'espère, pour vous arrêter, comme ce fut le cas pour le CPE. Il en va de l'avenir de notre pays.
Bien évidemment, vous l'avez compris, les députés communistes et républicains voteront contre ce texte ! (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. le président. Pour le groupe de l'Union pour un mouvement populaire, la parole est à M. Serge Poignant.
M. Jean-Pierre Brard. Quelle faction de l'UMP ? M. Jean-Claude Lenoir, rapporteur de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Vous êtes mal placé pour faire une telle remarque ! M.Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques. Vous voilà enfin, monsieur Brard ! M. Serge Poignant. Mes chers collègues, le 7 septembre dernier, nous abordions la discussion du projet de loi sur lequel nous allons nous prononcer dans quelques minutes.
Le débat aura été long et complet. Long, parce qu'avec 137 000 amendements et 180 rappels au règlement, ce dernier aura montré ses limites et l'image de notre démocratie n'en sort pas vraiment grandie – et c'est un euphémisme, mes chers collègues de l'opposition.
(Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Yves Bur. Il a raison ! M. Serge Poignant. D'ailleurs, les députés socialistes et communistes ont bien compris, en cours de discussion, qu'ils avaient commis une erreur et je leur donne acte d'avoir permis que le débat aille à son terme.
Complet ensuite, parce que toutes les questions ont été abordées et parce que vous, messieurs les ministres, vous, monsieur le rapporteur, vous, monsieur le président de la commission des affaires économiques, avez répondu avec pertinence et dans le détail – j'ajouterai : avec patience – à certaines questions identiques posées cent fois.
M. Jean-Claude Lenoir, rapporteur. Je vous remercie de le souligner ! M. Serge Poignant. Nos collègues de l'opposition ont voulu nous convaincre de l'importance de ce projet de loi. Eh bien, ce n'est pas parce que d'autres opinions que la leur s'expriment qu'elles minimisent l'importance du sujet. D'ailleurs, en juin dernier, au nom du président Bernard Accoyer, je m'étais fait le porte-parole des élus du groupe UMP – aux interrogations diverses –, pour demander un temps supplémentaire d'analyse et de réflexion.
M. Jean-Pierre Brard. Ils se sont couchés ! M. Serge Poignant. Messieurs les ministres, vous avez bien voulu nous donner ce temps et je vous en sais gré.
M. Jean-Pierre Brard. Le temps d'avaler des couleuvres ! Vous avez de l'estomac ! M. Serge Poignant Le président de la commission des affaires économiques, Patrick Ollier, l'a pleinement et judicieusement utilisé pour organiser d'instructives auditions, depuis les responsables des entreprises jusqu'aux responsables syndicaux, publiant un rapport d'étape le 26 juillet, qui a contribué à bien éclairer les moins spécialistes d'entre nous. Le rapporteur, Jean-Claude Lenoir, a lui aussi longuement travaillé, examinant d'éventuelles solutions alternatives, une de ses propositions n'ayant d'ailleurs pas été retenue. Le rapporteur pour avis, Hervé Novelli, a également beaucoup oeuvré et, malgré une proposition personnelle, s'est rangé à l'avis favorable de la commission des finances présidée par Pierre Méhaignerie sur le projet de loi.
À l'heure où chacun va se prononcer, laissez-moi vous rappeler les raisons pour lesquelles la très grande majorité des élus du groupe UMP voteront pour ce texte.
Considérant l'ouverture complète des marchés européens de l'énergie au 1er juillet 2007 et constatant l'augmentation des prix, nous estimons qu'il serait irresponsable de ne pas légiférer.
M. Maxime Gremetz. Vous direz cela à vos électeurs ! M. Serge Poignant. Nous avons souhaité que les nouveaux consommateurs, professionnels comme domestiques, puissent demeurer aux tarifs réglementés s'ils le demandent. Nous avons par ailleurs souhaité que les entreprises qui auraient subi d'importantes hausses de prix de l'électricité après avoir fait jouer leur éligibilité puissent revenir à un tarif dit « tarif transitoire d'ajustement », compatible avec les règles européennes. En ce sens, messieurs les ministres, vous avez accepté les amendements que nous avons présentés conjointement avec le président de la commission des affaires économiques et notre rapporteur, et nous en sommes satisfaits.
Considérant l'enjeu géostratégique lié à la sécurité d'approvisionnement en gaz de l'Europe, puis l'accélération, ces derniers mois, de la concentration des grands acteurs européens de l'énergie, enfin la possibilité de constitution d'un groupe GDF-Suez qui serait, outre le premier gazier européen, le leader mondial en GNL et un grand électricien, nous estimons qu'il faut donner à GDF les moyens efficaces de nouer des alliances pour ne pas demeurer dans l'immobilisme. Pour cela, il faut transposer la directive gazière et comme vous le proposez, messieurs les ministres, privatiser GDF.
Le travail des mois de juillet et août nous a convaincus que les participations croisées n'étaient pas à la hauteur des enjeux européens et mondiaux, qu'une séparation des activités de GDF n'y répondrait pas davantage et qu'un rapprochement, voire une fusion, entre EDF et GDF, entraînerait de lourdes exigences de compensation de la part de la Commission européenne, notamment dans le domaine de la production nucléaire à la maîtrise de laquelle nous sommes attachés tout autant que nos collègues de l'opposition.
M. François Brottes. Ce n'est pas vrai ! M. Serge Poignant. L'échec de la fusion, au Portugal, entre EDP et GDP conforte notre analyse. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. François Brottes. Cela n'a rien à voir ! M. Serge Poignant. Je tiens par ailleurs à rappeler la différence que font les élus de l'UMP entre, d'une part, EDF entreprise publique et qui doit le rester en raison de sa spécificité de production d'électricité nucléaire, et, d'autre part, GDF qui achète et revend du gaz.
Pourtant, aux mois de juillet et de septembre, les élus du groupe UMP ont insisté sur un certain nombre de points. Le premier d'entre eux est la nécessité de garantir une minorité de blocage, l'État détenant plus du tiers du capital, et l'instauration d'une action spécifique, dite golden share.
M. François Brottes. Cela ne sert à rien ! M. Serge Poignant. Ces mesures, auxquelles MM. les ministres ont ajouté la présence de commissaires du Gouvernement, figurent dans le projet de loi, sans que la Commission européenne s'y soit opposée.
Nous estimons ainsi donner à l'État, de manière pérenne, la possibilité de s'opposer à toute décision qui n'irait pas dans le sens de l'intérêt national et notamment à une OPA hostile, et de s'opposer à toute décision du nouveau groupe ou de ses filiales – je le souligne car la discussion fut vive à ce sujet – pouvant affecter en France les actifs concernant, pour le gaz naturel, les canalisations de transport, la distribution, les stockages souterrains et, pour le gaz liquéfié, les installations qui concourent à la continuité et à la sécurité des approvisionnements. Or, messieurs les ministres, vous avez répondu précisément à toutes les questions, jusqu'à celles relatives au mécanisme de l'action spécifique.
Un arrêté après décret en Conseil d'État, pourra interdire une éventuelle décision du conseil d'administration. (Exclamations sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Un autre point sur lequel les élus du groupe UMP ont insisté est la nécessité de considérer le savoir-faire de GDF. Le statut des IEG sera en effet garanti pour les activités de l'ensemble des entreprises de la branche et étendu aux commerciaux par décision récente du Conseil de l'énergie.
Quant au service public, nos collègues de l'opposition se sont employés à essayer de faire croire à l'opinion qu'il n'existera plus. Or, mes chers collègues, nous réaffirmons haut et fort notre attachement au service public dans le domaine énergétique ; service public qui demeurera, en toute hypothèse, à travers les contrats de service public fondés sur des contrats à long terme, puisque la discussion a aussi longuement porté sur cette question.
Pour nos collègues communistes, les choses sont claires.
M. Maxime Gremetz. Très claires ! M. Serge Poignant. Je les cite : « Nous sommes contre le marché donc contre toute adaptation ; c'est-à-dire point de service public sans entreprises purement étatiques. » (Protestations sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Pour nos collègues socialistes, les choses sont plus nuancées, mais je veux opposer les termes vifs et accusateurs employés à l'encontre du Gouvernement tout au long du débat, aux déclarations ou écrits antérieurs de certains des leurs, et non des moindres, que je cite : « Une entreprise investie de missions de service public peut, sans tabou, nouer des partenariats industriels qui se traduisent par une alliance capitalistique. » Je vous livre cette autre citation : « La part de l'État devra être suffisante pour assurer un ancrage incontestable, sans pour autant graver dans le marbre le seuil de 50 %. » Quels sont donc, monsieur Brottes, ces collègues qui, je crois le savoir, sont candidats à l'élection présidentielle ? Je souligne par ailleurs que les députés du groupe UMP ont pu avoir accès, comme leurs collègues de chaque groupe, à la lettre de griefs de la Commission européenne (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains)… M. Jean-Pierre Brard. Elle a été censurée ! M. Serge Poignant. …concernant l'hypothèse d'une fusion GDF-Suez, au-delà du contenu même des articles de ce projet de loi, comme ils ont eu accès à la réponse des entreprises. Nous en avons conclu qu'il n'y avait aucune impossibilité rédhibitoire. En tout état de cause, messieurs les ministres, nous avons bien noté votre engagement à venir devant la commission des affaires économiques avant toute évolution du projet industriel de GDF.
Je rappelle, enfin, à nos collègues de l'UDF qui auraient sans doute accepté une diminution de la part du capital de l'État de 70 % à 51 %, que cette hypothèse, que nous avons étudiée, n'aurait pu être à la hauteur des enjeux et permettre à GDF de nouer des alliances décisives.
Quant à l'augmentation des prix de l'énergie, arrêtez de dire, chers collègues de l'opposition, qu'en l'absence d'ouverture à la concurrence, ceux-ci demeureraient stables. J'en veux pour preuve l'augmentation du prix du gaz de 30 % pour la seule année 2000, sous le gouvernement Jospin, alors que l'État détenait 100 % du capital de GDF.
(Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Comme vous, nous sommes attachés à la protection du consommateur et je prends acte d'une discussion constructive sur les derniers articles de ce projet relatifs aux contrats. Comme vous, nous sommes attachés à l'intérêt final du consommateur ainsi qu'à la vie de nos entreprises, conscients que nous sommes de la réalité d'un monde très mouvant.
Décision d'ouverture des marchés prise dans une période de surcapacité de production alors qu'aujourd'hui la pénurie se profile ; hausse des prix de l'énergie et notamment du prix du gaz, liée à l'évolution du prix du baril que vous connaissez ; prise en compte des mesures de lutte contre l'effet de serre et des coûts des quotas d'émission de dioxyde de carbone (Protestations de M. Yves Cochet et de Mme Martine Billard) ; contexte géopolitique préoccupant de concentration de la production de gaz dans le monde ; risque de rupture d'approvisionnement et nécessité d'investissements lourds dans un secteur énergétique appelé à se développer ; mouvement de concentration sans précédent des grands acteurs européens. Monsieur Brottes, quels sont les députés responsables conscients de ces réalités, sinon les députés de la majorité qui, dans le respect de quelques opinions divergentes, voteront ce projet de loi ? (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. Nous allons maintenant procéder au scrutin qui a été annoncé dans l'enceinte de l'Assemblée nationale.
Je vais donc mettre aux voix l'ensemble du projet de loi.
Je vous prie de bien vouloir regagner vos places.
………………………………………………………… M. le président. Le scrutin est ouvert.
………………………………………………………… M. le président. Le scrutin est clos.
Voici le résultat du scrutin : Nombre de votants 547 Nombre de suffrages exprimés 539 Majorité absolue 270 Pour l'adoption 327 Contre 212 L'Assemblée nationale a adopté. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Suspension et reprise de la séance M. le président. Mes chers collègues, avant de prononcer l'éloge funèbre de Gérard Léonard, je vais suspendre la séance pendant quelques instants.
(La séance, suspendue à dix-sept heures dix, est reprise à dix-sept heures douze.) M. le président. La séance est reprise. (Mmes et MM. les députés et les membres du Gouvernement se lèvent.) éloge funèbre de gérard léonard M. le président. Miné par les effets d'une terrible maladie qu'il a combattue pendant des mois avec discrétion, dignité et courage, le 6 juin dernier, Gérard Léonard nous quittait.
Madame, chère Geneviève, cher Maxime, cher Julien, Gérard fut notre collègue ; pour certains d'entre nous, il fut notre compagnon et notre ami.
Messieurs les ministres, chers collègues, en prononçant son nom et son prénom, nombreuses sont les images qui reviennent à nos mémoires.
Personnalité attachante par la force de conviction qu'il manifestait, par sa simplicité quotidienne et par sa sincérité permanente – simplicité, sincérité qu'il avait mises très tôt au service d'un engagement politique au sein du mouvement gaulliste –, Gérard Léonard incarnait ce qu'un de ses collègues de l'université de Nancy II appelait « l'esprit lorrain », c'est-à-dire des convictions et un engagement déterminé qui se nourrissaient à la fois d'un attachement sentimental, viscéral même à la France et à une certaine idée de la France, ainsi que d'un humanisme chrétien qui place l'homme au centre de tout projet politique, qui lui faisait rechercher en toute chose justice, équité et humanité. Ses interventions sur les questions de sécurité et d'immigration, mais également sur les sujets de bioéthique portent la marque de cette sincérité.
Gérard Léonard s'inscrivait dans la lignée d'hommes politiques éminents qui marquèrent l'histoire de la Lorraine et l'histoire politique de la France depuis la fin du XIXe siècle.
Député de la nation, élu de la deuxième circonscription de Meurthe-et-Moselle, Gérard Léonard s'est forgé une solide réputation de technicien du droit, matière qu'il avait enseignée à la faculté de droit et de sciences économiques de Nancy et, surtout, de spécialiste des questions de sécurité, de police et de justice sans pour autant, naturellement, délaisser les problèmes relatifs à la gestion des collectivités locales.
C'est à la commission des lois, monsieur le président Houillon, où il siégea à partir de 1990, qu'il donna toute la mesure de son talent. Il rapporta à de nombreuses reprises de grands textes législatifs comme le projet de loi d'orientation et de programmation sur la sécurité en 1993 et 1995, le projet de loi sur le renforcement de la lutte contre le travail clandestin, celui sur l'adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité ou, plus près de nous, le texte sur le traitement de la récidive des infractions pénales. Il fut surtout, depuis 1990, le rapporteur pour avis du budget du ministère de l'intérieur. Il était ainsi devenu, au fil des ans, un parfait connaisseur de ce ministère et de tous ses arcanes, et fut, à ce titre, l'interlocuteur, le conseiller, toujours écouté, et parfois redouté, des ministres de l'intérieur successifs.
Sa connaissance de ce ministère et de ses directions et sa maîtrise des questions qui en relevaient justifièrent sa nomination à la Commission nationale de déontologie de la sécurité et au conseil d'administration de l'Institut national des hautes études de sécurité, dont il avait été l'auditeur en 1997.
Mais son activité parlementaire ne se réduisait pas à cette seule fonction législative : Gérard Léonard fut aussi le président très actif du groupe d'amitié France-Liban. Les liens personnels qu'il entretenait avec ce pays étaient nombreux, fréquents, étroits et sincères. Il éprouvait pour cette terre francophone une véritable passion. Il en suivait avec attention les péripéties et la violence l'y inquiétait.
Gérard Léonard puisait la force de son engagement et la pertinence de sa réflexion politique dans un véritable enracinement local. Pendant près de vingt ans maire de Saint-Max, vice-président de la communauté urbaine du Grand Nancy, mais également conseiller régional et vice-président du conseil régional de 1992 à 2002, il savait combien, pour un député, l'écoute de ses concitoyens est nécessaire. C'est de la vérité deles uns et des autres qu'il forgeait sa propre vérité.
Gérard Léonard était un authentique élu. Il aimait sa ville de Saint-Max et n'a cessé de vouloir la développer et l'embellir, en prenant soin de le faire en harmonie tant avec la commune de Nancy toute proche qu'avec l'agglomération nancéenne, elle-même au coeur de la Lorraine. Pour Gérard Léonard, les mandats de maire, de vice-président de la communauté urbaine et de conseiller régional étaient en quelque sorte complémentaires, pour servir au mieux ses administrés.
Écouter, servir, aider, accompagner, développer : telles étaient les missions qu'il s'était assignées dans l'exercice de ses différents mandats. Je crois que celles et ceux qui cherchent aujourd'hui à briguer les suffrages gagneraient à s'inspirer de son exemple.
Avec Gérard Léonard, nous avons perdu un collègue, un compagnon et un ami ; Saint-Max et la Lorraine ont perdu un élu local exemplaire, l'Assemblée nationale un parlementaire estimé et respecté.
Je voudrais vous redire à vous, madame, chère Geneviève, à Maxime et à Julien, ses fils, à vous, madame, sa mère, et à toute sa famille, notre peine et notre sympathie, et vous assurer, au nom de l'ensemble des députés, de notre soutien dans l'épreuve que vous traversez et que nous traversons avec vous.
La parole est maintenant à M. le ministre délégué aux relations avec le Parlement.
M. Henri Cuq, ministre délégué aux relations avec le Parlement. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, l'estime et l'amitié que nous portions tous, au-delà des clivages politiques, à Gérard Léonard nous rassemble aujourd'hui autour de son souvenir.
Au cours des mois de maladie et de souffrance, le courage physique et la force morale de Gérard Léonard nous ont émus. Nous avons reconnu, dans l'épreuve qu'il traversait, son caractère et ses qualités humaines. Faire face et tenir le plus longtemps possible pour ceux que l'on aime : telle fut sa ligne de conduite, et elle lui ressemblait tant ! Dans sa vie personnelle et dans sa carrière universitaire comme dans son engagement politique, Gérard Léonard fut un homme droit, fidèle tout au long de sa vie, sans ostentation ni rigidité, à ses convictions les plus profondes.
Humaniste imprégné des grands principes de la foi chrétienne, désireux d'être utile et de servir son pays, il s'engagea tôt dans la vie politique et prit au fil des ans d'importantes responsabilités dans la famille gaulliste, où il se sentait bien. Comme beaucoup de militants et d'élus de sa génération, il eut la chance, pendant plus de vingt ans, de se battre aux côtés de Jacques Chirac, auquel il resta jusqu'au bout profondément attaché.
Dès le début de ses études supérieures, il choisit de devenir juriste et d'enseigner cette discipline à l'université de Nancy, où il se révéla un excellent pédagogue, aimé de ses étudiants dont plusieurs siègent aujourd'hui sur les bancs de votre assemblée.
Son engagement politique et son combat pour ses idées se sont vite enracinés dans un territoire, chez lui, en Lorraine, à Saint-Max, dont il devint le maire en 1983. La confiance de ses concitoyens ne lui a jamais manqué. Il aima passionnément ce mandat où, proche des gens, il put agir concrètement et quotidiennement pour améliorer la vie de tous. Comme vous l'avez souligné, monsieur le président, il aimait concevoir des projets pour sa ville et en suivre pas à pas la réalisation. Il mit beaucoup d'énergie et de générosité dans ses responsabilités de maire, qu'il exerça jusqu'au bout de ses forces.
Gérard Léonard était aussi un militant gaulliste que les débats politiques nationaux passionnaient. Il voulut y participer activement en se présentant aux élections législatives. En 1986, 1988 et 1993, il est élu et réélu député de Meurthe-et-Moselle. En 1997, il échoua de peu, mais ne renonça pas et resta, tout au long de ces cinq années d'opposition, très présent sur le terrain. En 2002, il fut heureux de retrouver la confiance de ses électeurs.
Durant ces quinze années de mandats nationaux, Gérard Léonard fut un député qui sut pleinement concilier son travail d'élu local, proche des préoccupations et des espoirs de nos concitoyens, et son vrai goût pour le travail législatif, aussi bien dans le huis clos des commissions qu'en séance publique. Il fut un membre très actif, écouté et respecté de la commission des lois, où il mit avec talent ses compétences juridiques au service de ses convictions politiques. Sur les très nombreux textes où il fut orateur à titre personnel, porte-parole de son groupe ou rapporteur de la commission, il sut refuser les extrémismes d'où qu'ils viennent ou les attitudes démagogiques, qu'il savait impuissantes à régler les problèmes de notre société.
Qu'il s'exprimât et agît en tant que député de la majorité ou qu'il bataillât dans l'opposition avec pugnacité et en usant de tout son talent oratoire, ses prises de position solidement enracinées dans ses convictions restaient celles d'un homme de mesure. Il savait qu'une législation n'est efficace que si elle est juste et applicable. Fermeté et équilibre : c'est en gardant constamment à l'esprit ces deux principes qu'il rapporta avec autorité devant votre assemblée, en 2004, le projet de loi sur le traitement de la récidive.
Lorrain et patriote, Gérard Léonard fut aussi un citoyen du monde qui croyait à la solidarité humaine au-delà des frontières. Il découvrit le Liban, aima profondément, passionnément, ce pays et ce peuple auxquels tant de liens nous unissent, aux jours heureux comme dans les épreuves.
Sans doute se sentait-il proche de la pensée du général de Gaulle : « Depuis toujours le Liban apparaît aux Français comme la porte de l'Orient, et depuis beaucoup de siècles la voix de l'Occident est, pour les Libanais, avant tout celle de la France. » Nous savons combien les événements de ces derniers mois l'auraient touché, lui qui fut un président actif du groupe d'amitié France-Liban.
Toute sa vie, quelles que soient les difficultés, Gérard Léonard fut un homme d'action, ouvert aux autres, se dépensant sans compter pour ceux qu'il aimait. Plus que tout, il avait besoin de retrouver les siens dont il se sentait si proche. Son épouse Geneviève, ses enfants et ses petites-filles donnaient tout son sens à sa vie. Nous garderons le souvenir d'un homme généreux, d'un collègue souriant et tolérant, d'un élu passionné par le service de ses concitoyens et de son pays.
Mesdames et messieurs les députés, sur tous les bancs de votre assemblée, l'heure est au recueillement et au souvenir. À son épouse Geneviève, à ses fils, à sa maman, à toute sa famille, à ses collègues, j'exprime, au nom du Gouvernement et en mon nom personnel, notre profonde tristesse et notre solidarité dans l'épreuve qu'ils traversent.
M. le président. Mes chers collègues, je vous invite à respecter un moment de silence à la mémoire de notre collègue et ami Gérard Léonard.
(Mmes et MM. les députés et les membres du Gouvernement observent quelques instants de recueillement.) Suspension et reprise de la séance M. le président. La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-sept heures vingt-cinq, est reprise à dix-sept heures quarante, sous la présidence de M. Maurice Leroy.) PRÉSIDENCE DE M. MAURICE LEROY, vice-président M. le président. La séance est reprise.
participation et actionnariat salarié Discussion, après déclaration d'urgence, d'un projet de loi M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion, après déclaration d'urgence, du projet de loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié (nos 3175, 3339).
Je rappelle que ce texte a fait l'objet d'une lettre rectificative du Gouvernement (n° 3337).
La parole est à M. le ministre de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement.
M. Jean-Louis Borloo, ministre de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, l'importance du texte que j'ai l'honneur de présenter avec Thierry Breton, Gérard Larcher et Christine Lagarde est inversement proportionnelle au bruit qui l'accompagne et aux polémiques qu'il suscite : on pourrait dire, en paraphrasant Saint-Exupéry, que « l'essentiel est invisible » pour la médiatisation.
Ce texte est en effet important en ce qu'il s'inscrit dans une longue tradition culturelle et sociale propre à notre pays, celle de l'humanisme social, née à la fin du XIXe siècle, et que prolongent les valeurs gaullistes et gaulliennes, … M.Patrick Ollier, président et rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire.
C'est exact ! M. le ministre de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement.
…chères à notre famille politique. Cette tradition fonde le modèle social français et représente une véritable exception culturelle au sein des économies de marché. Le rapport de M. Balligand et les interventions de Laurent Fabius montrent d'ailleurs qu'elle tend à dépasser les clivages politiques.
La France a toujours cherché à s'engager dans des voies contractuelles, des chemins politiques, sociaux et économiques originaux. Ce texte s'inscrit dans cette idée et tourne le dos aux oppositions stériles entre le marché et les forces vives du pays. Il tente donc de s'appuyer sur ce qu'il y a de mieux dans notre législation : l'intéressement des salariés aux fruits de l'entreprise, la participation au sens large, donc au processus de décision, la capacité à la transparence sur ce type d'avantages pour un certain nombre de salariés, le dialogue social et, enfin, la logique de projet collectif.
Je suis, quant à moi, très frappé, mesdames messieurs les députés, de constater à quel point ce texte est crucial puisqu'il va non seulement améliorer les dispositions qui s'appliquent déjà à huit millions de salariés, mais aussi en étendre le bénéfice à huit millions d'autres. De plus, il a vocation à modifier en profondeur le regard porté sur l'économie de marché et le capitalisme français et les relations entre le capital et le travail.
Ce texte est l'enfant d'une longue succession. Le Parlement s'est beaucoup investi dans son élaboration. Je pense ici à Jacques Godfrain, François Cornut-Gentille, à notre ami Hervé Novelli au Conseil supérieur de la participation, mais aussi à la passion des deux présidents de commission : le président Dubernard et le président Ollier. Le processus avait démarré par une déclaration de Jean-Pierre Raffarin au Conseil économique et social – avec les partenaires sociaux. Il s'agit d'un texte qui a fait l'objet de nombreuses discussions, de concertations, formelles et informelles, et de débats au Conseil supérieur de la participation présidé par Gérard Larcher, notre excellent ami Franck Borotra en étant le vice-président. Ce texte a permis de forger ce concept de dividende du travail, cher à beaucoup d'entre vous ici.
Il s'agit d'un texte fort, à la charnière entre une forme de capitalisme – Gérard Larcher le soulignait hier matin –, qui refuse l'anonymat, d'où l'idée d'une appropriation des fruits du travail et du management, et – on le voit dans des batailles de leadership ou d'actionnariat –, le capitalisme salarial. On mesure les effets que cela peut avoir sur la stratégie de l'entreprise et sur la mondialisation, quand on sait que les salariés de grands groupes français tels qu'Essilor et Eiffage en sont pleinement actionnaires.
Bref, ce texte est tout à la fois culturel, social, philosophique et économique.
Avant d'évoquer les six points que je résumerai chacun en deux phrases, permettez-moi de remercier le ministère des finances et les arbitrages du Premier ministre : aucune véritable ouverture complémentaire ni aucun vrai changement de rythme n'auraient pu se faire sans un accord très puissant sur les systèmes incitatifs qu'ils ont permis.
Les grandes modifications induites par ce texte portent notamment sur l'amélioration du dialogue, l'intensité de la participation et de l'intéressement par les dividendes du travail et l'extension du périmètre des bénéficiaires. C'est le sujet des PME et la négociation de branche obligatoire. Le débat s'instaurera probablement dans cette assemblée sur ces points.
S'agissant de la participation et de l'intéressement, le puissant dispositif mis en place maintient, comme vous le souhaitiez, les dispositifs qui fonctionnent pour ne pas déstabiliser l'existant et « met un puissant turbo » en permettant des avantages fiscaux et sociaux jusqu'à 15 000 euros sous deux conditions : cinq ans de blocage du plan d'épargne entreprise et négociation d'entreprise. Vous réclamiez des actions gratuites sous réserve qu'elles soient généralisées et transparentes. Ce texte le permettra dorénavant dans les mêmes conditions : elles seront offertes à tous et bloquées pendant cinq ans pour pouvoir en tirer une plus-value.
Dans les petites et moyennes entreprises, la négociation de branche sera obligatoire. Vous connaissez le débat. Nous l'aurons ici. Oui, il faut absolument accentuer ce dispositif. Faut-il aller jusqu'à une libéralisation totale ? Fallait-il rendre le processus obligatoire ? C'est, ne nous le cachons pas, l'objet de ce débat. Après les différentes discussions, le Gouvernement vous propose un dispositif fortement incitatif et simplifié avec, je le rappelle, l'obligation de la négociation de branche, mais pas directement dans l'entreprise.
Enfin, je citerai trois sujets complémentaires, parmi lesquels la gouvernance. Nous souhaitons que, dès lors que 3 % du capital sont détenus par les salariés, ceux-ci puissent être représentés au conseil d'administration des entreprises.
Autre sujet majeur : la reprise de l'entreprise par ses salariés. Je suis extrêmement heureux que le ministère des finances ait accepté, et même souhaité, que l'abattement fiscal par crédit d'impôt se fasse à due proportion du capital détenu par les salariés. C'est un outil dont nos entreprises et nos salariés avaient absolument besoin.
Quant à l'intéressement de projet, le sujet pourrait passer, non pas pour baroque, mais pour une innovation marginale. Pour en avoir discuté avec un certain nombre de nos dirigeants et de nos salariés, nous sommes convaincus qu'il représente une avancée absolument cruciale dans notre dispositif. Dépassant les règles traditionnelles des personnes morales, du droit social et du droit fiscal de lesdits périmètres des personnes morales, il permettra de définir des projets entre plusieurs personnes morales ou entre sous-groupes d'une personne morale déterminée. Il nous faudra être très attentifs au suivi de l'ensemble des administrations et organisations publiques ou parapubliques pour véritablement sécuriser les dispositifs de ce type et éviter que certains n'aient la tentation de contourner le droit fiscal ou un certain nombre de charges pesant sur les dispositifs publics.
Le suivi de ce texte est essentiel puisqu'il sera le dernier pour une ou deux décennies. C'est pourquoi notre débat doit être très franc et très ouvert : nous aurons, en effet, besoin de stabilité pour permettre àles uns et aux autres – salariés, managers ou actionnaires –, de s'approprier le dispositif.
Je ne développerai pas le débat sur les rapports entre le capital et le travail, que vous connaissez mieux que personne. J'appellerai, en revanche, votre attention sur un point complémentaire : l'attractivité de notre territoire et de nos entreprises. Cet ensemble de règles et de dispositifs nous permettra indiscutablement d'aborder dans de bonnes conditions la compétition sur le recrutement et les ressources humaines dans nos entreprises. C'est un élément d'attractivité du territoire au-delà de tout ce qui a été évoqué jusqu'à présent.
En résumé, le peu de polémique occulte l'extraordinaire importance de ce texte.
La France disposait déjà d'un des dispositifs les plus importants, les plus incitatifs et les plus puissants connus dans les économies de marché. Avec ce texte, nous aurons à n'en point douter le meilleur au monde. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.
M. Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, actionnariat salarié et participation sont des notions que notre pays a la chance de compter parmi les lignes de force qui font l'objet d'une forte convergence de l'ensemble des acteurs économiques et sociaux.
Sur ces bases solides, le débat que nous engageons aujourd'hui est donc l'aboutissement, je tiens à mon tour à le souligner, d'un long travail collectif et coopératif. Nul ne doute que ce texte fasse consensus dans nombre de ses aspects. Il a été conçu comme un moteur – un « turbo » pour rependre l'expression de Jean-Louis Borloo –, de cohésion sociale et de dynamisme économique. Comment, en effet, ne pas reconnaître que nous sommes ici à la rencontre de plusieurs aspirations profondes de l'ensemble des acteurs : récompenser le travail, réconcilier les Français avec l'entreprise, développer l'investissement en actions, stabiliser le capital des entreprises françaises. Le processus de conception, qui a permis d'aboutir à un tel résultat, est le reflet de cet objectif.
Je voudrais donc aujourd'hui vous adresser trois messages.
Dans le premier, je saluerai simplement à mon tour tous ceux qui ont apporté leur contribution aux travaux dont ce projet de loi est le fruit.
Je vous dirai, ensuite, en tant que ministre de l'économie et de finances, ce que j'ai souhaité que ce projet soit et ce que je n'ai pas estimé opportun de retenir.
Je reviendrai, enfin, sur quelques autres éléments significatifs du texte qui ne manqueront pas d'être abordés dans le débat.
L'esprit du projet présenté par le Gouvernement est bien l'essentiel : outre les mesures juridiques et techniques que nous examinerons, c'est bien, comme l'a dit Jean-Louis Borloo, d'un état d'esprit nouveau que le texte se réclame, d'un état d'esprit totalement respectueux de la participation que le général de Gaulle a installée dans notre pays. Comme le dit le président Dubernard dans son rapport, « le général de Gaulle est à l'origine d'un renouveau théorique et pratique de la participation, et il faudrait presque dire d'une nouvelle naissance de la participation ». Comme le dit le président Ollier, nous parlons ici d'un « projet de société ». Je salue donc le travail de Jean-Michel Dubernard et de Patrick Ollier.
M. Patrick Ollier, président et rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire.
Je vous remercie, monsieur le ministre.
M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Ce texte, nous l'avons tous abordé avec un état d'esprit résolument moderne, qui adapte et développe cette notion dans le cadre de l'économie mondialisée où nous vivons désormais.
Je voudrais saluer les instigateurs de cet état d'esprit constructif, et d'abord Jacques Godfrain et François Cornut-Gentille, pour le rapport fondateur qu'ils nous ont présenté à la demande du Premier ministre. Ce rapport a été le terreau sur lequel nous avons fait grandir ce texte.
Patrick Ollier, cela a été rappelé lors des débats de la commission des affaires économiques, a été, avec Jean-Pierre Raffarin, à l'origine du processus législatif qui nous réunit aujourd'hui. Je salue aussi le rapport de la commission des finances et son rapporteur, Alain Joyandet, qui a pleinement marqué son adhésion à notre démarche en se saisissant pour avis.
M. Alain Vidalies. Si on gêne, on s'en va ! M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Je mentionne également l'intérêt de Gilles Carrez, le rapporteur général de cette commission, que je remercie d'avoir animé l'amont de la discussion en organisant en juin dernier les rencontres de l'épargne salariale consacrées à ce sujet et auxquelles j'ai eu l'honneur de participer.
Vos débats en commissions témoignent de cet état d'esprit de convergence, comme les nombreux amendements communs de la commission des affaires sociales et de celle des affaires économiques.
Je vous apporterai, à présent, quelques messages simples sur ce texte important pour notre Gouvernement, notre majorité et notre pays.
Sur la base de ces prémices positives, j'ai voulu que ce texte soit un véritable instrument de réussite économique et sociale pour l'avenir de notre pays. D'abord, parce qu'épargner plus dans le cadre de l'entreprise, c'est aussi un bon signal pour le pouvoir d'achat. Mais il convient parallèlement de maintenir l'équilibre selon lequel participation n'est pas salaire ; c'est ce que je retiens des réunions du Conseil de la participation.
La participation est évidemment un élément de rémunération, même si elle est différée. Je souhaite que son développement soit aussi un élément qui puisse nous aider à dissiper le sentiment qu'ont les Français que leur pouvoir d'achat baisse. Du point de vue macro-économique, les chiffres montrent au contraire qu'il augmente.
Je voudrais à présent être un peu didactique car cela me semble important pour éclairer les positions que je prendrai avec Christine Lagarde sur les amendements que vous proposez.
Il s'agit bien tout d'abord de développer la participation et l'actionnariat salarié dans les entreprises de notre pays.
Pour moi, en effet, le développement de ces instruments d'épargne salariale est l'un des plus puissants moyens de faire en sorte que les salariés des entreprises de notre pays participent effectivement au fonctionnement de notre économie.
C'est bien dans cet objectif que nous voulons favoriser la participation des salariés à la vie des entreprises. En étant actionnaires, les salariés deviennent décideurs dans l'entreprise dans laquelle ils travaillent. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Jean Le Garrec. Alors là, c'est énorme, monsieur le ministre ! M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Dans ce texte, nous allons donner aux salariés la possibilité de siéger dans les conseils d'administration dès lors qu'ils détiennent plus de 3 % du capital. C'est important pour un salarié de siéger au sein d'un conseil d'administration, j'ai pu moi-même le vérifier. Je m'en suis toujours félicité lorsque des actionnaires salariés siégeaient dans les conseils d'administration que j'ai eu l'honneur de présider.
M. Jean Le Garrec. Je suis à l'origine de la disposition, et je ne pense vraiment pas que nous ayons de leçon à recevoir à ce sujet ! M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Dès lors que les actionnaires salariés détiennent plus de 3 % du capital, il y aura donc des administrateurs salariés. Ils seront élus, comme tous les administrateurs, par l'assemblée générale, mais sur la proposition des actionnaires salariés. Ainsi, ce seront des administrateurs à part entière.
C'est un moyen de rapprocher les Français des entreprises et de faire preuve de pédagogie économique. Cela va bien dans le sens de l'intervention du Président de la République du 14 juillet.
L'objectif que nous poursuivons, c'est d'accroître la motivation des salariés et de créer davantage de richesses pour tous. Nous avons l'ambition de modifier les comportements, ceux des employeurs et ceux des salariés, et donc, in fine, le fonctionnement des entreprises.
Nous souhaitons que les montants mobilisés dans le cadre de la participation augmentent.
Pour donner cette dynamique nouvelle, le texte propose une mesure très novatrice. Il s'agit d'accorder un avantage fiscal important – et je vous remercie, monsieur Borloo, d'avoir rappelé le rôle qu'a joué le ministère de l'économie et des finances aux côtés du ministère des affaires sociales – aux entreprises qui distribuent des actions gratuites à tous leurs salariés, je dis bien tous. Ce nouveau mécanisme est de nature à engendrer une diffusion rapide et large de l'actionnariat salarié. C'est aussi une mesure de justice sociale.
Force est de constater que les dispositifs concernés sont d'apparence complexe. Nous avons donc oeuvré pour cette complexité s'estompe quelque peu et qu'en tout état de cause l'épargne des salariés soit le plus possible sécurisée.
Nous proposons des simplifications certaines. Je pense en particulier au recours plus systématique au plan d'épargne entreprise.
Nous proposons aussi des mesures pour permettre que l'épargne des salariés soit gérée avec un lien suffisant et formalisé avec leur intérêt. C'est le sens de la capacité donnée aux FCPE de conclure des pactes d'actionnaires pour rendre les placements en actions plus liquides dans les entreprises non cotées.
Dans notre démarche, je souhaite que nous nous souvenions toujours que nos entreprises, leurs salariés, notre économie tout entière fonctionnent dans un contexte de plus en plus international, et il faut en tenir compte de façon concrète.
D'abord, nous devons prendre conscience que le développement de l'actionnariat salarié en lui-même peut contribuer à stabiliser le capital des entreprises françaises. Je rappelle que l'épargne salariale est investie pour 51,6 %, soit près de 40 milliards d'euros, en titres d'entreprises. C'est une source importante de stabilité du capital des entreprises françaises.
Nous devons aussi tirer les conséquences du fait que nos grands groupes ont certes de très nombreux salariés en France, mais aussi dans de nombreux autres pays. Le texte que vous examinez propose donc d'atténuer les différences de traitement en matière d'actionnariat salarié, qui empêchent les groupes d'attribuer des actions de façon homogène à leurs salariés en France et à l'étranger.
Évidemment, je souhaite que ce que vous approuverez dans le cadre de ce texte soit pleinement cohérent avec la politique économique globale que nous menons avec Christine Lagarde, notamment en ce qui concerne l'attractivité de notre territoire.
Vous le savez, je ne suis pas favorable à « l'épargne pour l'épargne ».
Nous avons, d'un côté, les États-Unis, qui n'épargnent pratiquement pas, mais dont la croissance est forte, et, de l'autre, l'Asie émergente, qui dispose d'une épargne très élevée, mais qui bénéficie également d'une croissance forte. La politique du Gouvernement est claire : il ne nous faut pas plus d'épargne, mais une meilleure épargne.
Je souhaite en particulier faire en sorte que cette épargne soit plus productive. Il nous faut réorienter l'épargne pour en renforcer le contenu en actions. J'y ai déjà travaillé avec des mesures permettant de transformer plus facilement les contrats d'assurance-vie en euros, qui sont principalement investis en titres obligataires, vers des contrats davantage investis en actions – et je salue notamment le travail de Jean-Michel Fourgous sur cette question –, avec l'exonération des plus values d'actions à partir de la sixième année de détention, pour renforcer également l'attractivité de l'épargne en actions, et avec la fiscalisation des plans d'épargne logement de plus de douze ans.
Les dispositions du projet de loi sont pleinement cohérentes avec cette dynamique. Je salue en particulier le fait que les concertations au sein du Conseil supérieur de la participation aient permis de converger largement sur le maintien de la règle de blocage de l'épargne pendant cinq ans sur les PEE, qui est pleinement cohérente avec la politique d'épargne longue que je mène dans mon action au ministère de l'économie et des finances.
Quels sont les autres enjeux du débat ? En marge des questions strictement liées à la participation et à l'actionnariat salarié, quelques autres points seront abordés au cours de la discussion, et notamment les stock-options.
On sait que la responsabilité des chefs d'entreprise est globale : ils ont des obligations envers les clients qu'ils servent, les salariés qu'ils emploient, et leurs actionnaires.
Ma conviction est que seuls la transparence, le contrôle et une bonne régulation permettent de garantir cet équilibre.
Il y a des dispositions juridiques pour cela, notamment la loi sur la confiance et la modernisation de l'économie, que vous avez votée sur ma proposition au cours de l'été 2005. Nous devons veiller à les utiliser pleinement.
Dans ce domaine comme dans bien d'autres, le prix de la liberté de tous, c'est la pleine responsabilité de chacun.
M. Alain Vidalies. Et les bénéfices pour quelques-uns ! M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Le Président de la République m'a demandé de réfléchir sur ces questions, en concertation avec les parties prenantes. Édouard Balladur a également pris l'initiative de proposer une disposition législative. J'adhère aux lignes directrices qu'il a tracées.
D'abord, il faut renforcer le rôle de l'AMF, l'Autorité des marchés financiers.
Ensuite, on peut effectivement conduire les détenteurs de stock-options, et je pense en particulier aux dirigeants, à conserver tout au long de leur carrière une part des actions ainsi acquises.
Enfin, il faut renforcer le rôle, la responsabilité et le contrôle des conseils d'administration, qui auront donc à se prononcer sur cette question.
Nous discuterons du détail du contenu des mesures au cours du débat.
L'objectif est clair, et je sais que vous le partagez : éviter de créer des conditions qui pourraient conduire à ce que certains ressentent comme des abus.
M. Alain Vidalies. Ils ne le « ressentent » pas, : c'est la réalité ! M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Ainsi, il me paraît indispensable, pour atteindre cet objectif, que les actions gratuites détenues uniquement par les dirigeants soient traitées de manière identique aux stock-options.
Chacun sait, en effet, que ces actions gratuites sont désormais en pleine voie de développement dans nos entreprises, et c'est très bien car nous les avons ensemble conçues pour cela, mais il nous faut éviter les mêmes écueils que pour les stock-options, qui sont en train d'être transférées massivement vers les actions gratuites. C'est une question de cohérence et d'équité. Prenons donc des dispositions en ce sens. Je vous en proposerai au cours du débat.
En conclusion, je souhaiterai que le débat soit constructif. Vous savez qu'en parallèle est examiné le projet de loi sur l'énergie au Sénat. J'ai donc demandé à Christine Lagarde d'être à mes côtés pour répondre aux questions ou donner l'avis du Gouvernement sur les différents amendements si je ne suis pas là autant que je le voudrais, mais j'y serai évidemment le plus souvent possible. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes.
M. Jean Le Garrec. Larcher, il a tout le boulot difficile ! Mais il ne manque pas de talent, ni de courage ! M. Gérard Larcher, ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Monsieur le président, mesdames, messieurs, comme Jean-Louis Borloo l'a rappelé il y a un instant, notre pays a choisi depuis soixante ans une voie un peu spécifique, qui est en fait un vrai projet de société, dans la synthèse que le général de Gaulle fit de l'utopisme socialiste, du christianisme social et des principes que Turgot, en 1770, avait affirmés, de la nécessité de l'association des travailleurs à la marche de la fabrique.
Cette synthèse que représente aujourd'hui la participation n'est pas à cet instant une nostalgie d'une décision du Conseil national de la Résistance exprimée il y a maintenant soixante ans : c'est une réponse à la société d'aujourd'hui, qui est confrontée aux réalités de la globalisation, donc de l'anonymat, qui compte 16 millions de salariés dans le secteur privé et qui doit moderniser sa fonction publique.
Voilà pourquoi ce texte s'inscrit bien dans la continuité d'une démarche historique d'une spécificité française mais, en même temps, d'une responsabilité pour répondre à la modernité en ne nous enfermant pas simplement sur la nostalgie de notre histoire.
Regardons la société d'aujourd'hui.
Les relations sociales qui existent à l'intérieur de l'entreprise témoignent en fait depuis vingt-cinq ans des transformations profondes du capitalisme. L'organisation globalisée du système productif, fondée sur une logique financière d'optimisation et d'efficacité, a fait progressivement évoluer et s'affaiblir les cadres traditionnels qui permettaient aux salariés de se reconnaître dans leur entreprise et d'identifier leurs interlocuteurs.
La mondialisation et l'ouverture des marchés financiers ont souvent transformé en profondeur le capitalisme et l'ont parfois progressivement coupé de ses références humaines palpables. Trop souvent, les salariés ne connaissent plus ceux pour qui ils travaillent. La figure abstraite et lointaine de l'actionnaire s'est substituée à celle, plus proche et incarnée, du patron propriétaire. Le capital est devenu plus anonyme et la propriété, celle de grands fonds. Par nature, ces derniers ne donnent pas une cohérence globale au projet commun, et c'est donc parfois la logique financière qui semble donner le ton.
Entendons-nous bien, je ne juge pas cette transformation, qui est également la preuve que notre économie est dynamique. La mondialisation nous invite à moderniser notre organisation pour l'améliorer, mais aussi à en maîtriser les conséquences au plan de la cohésion entrepreneuriale et sociale.
Ces évolutions ont déstabilisé les salariés, qui ne retrouvent pas l'épaisseur humaine de leur entreprise et qui perdent les repères du projet collectif vers lequel ils tendent. Cela pose des questions auxquelles nous nous devions de répondre, dans le respect des déterminants de la compétitivité.
La finalité de la participation est bien de recréer des liens entre ceux qui détiennent l'entreprise et ceux qui y travaillent. Aujourd'hui comme hier, la production est une aventure collective. La participation, et c'est en cela qu'elle est d'actualité, est un outil pour construire et dépasser les nouvelles tensions qui se sont créées entre actionnaires, managers et salariés.
Les deux objectifs de la participation ont été rappelés tout à l'heure par Thierry Breton et Jean-Louis Borloo : d'une part, permettre une meilleure participation des salariés aux résultats de leur entreprise et, d'autre part, assurer un accès plus ouvert, plus démocratique, aux mécanismes de la participation.
Le pouvoir d'achat des salariés, c'est plus que le salaire, et ce texte ne veut en aucun cas se substituer aux mécanismes de la négociation salariale. Nous mettrons d'ailleurs en place le comité de suivi à l'intérieur de la délégation générale du travail d'ici à deux semaines pour bien marquer qu'il ne faut pas faire la confusion entre la négociation sociale salariale et le dialogue social autour de la participation.
Le dividende du travail et 1`intéressement de projet sont deux outils nouveaux qui donnent les moyens à la direction de l'entreprise de partager avec les salariés des bénéfices exceptionnels.
Alors que la concurrence internationale est intense, nombre d'entreprises françaises ont su prendre le tournant de la globalisation. Certaines connaissent des résultats exceptionnels, qui appellent aussi à une forme de partage. Les entreprises n'avaient pas d'outils pour cela. Nous vous proposons que ces bénéfices irriguent les entreprises au-delà des seuls mandataires sociaux et profitent à ceux qui ont contribué à la réussite, tout en préservant notre compétitivité.
S'agissant de l'élargissement de la participation, l'ambition est de permettre, non pas à la moitié, mais à la totalité des salariés, de bénéficier à terme des dispositifs. Plus qu'un objectif, c'est une nécessité. Il faut en outre que les salariés soient parties prenantes des choix stratégiques. Et naturellement, les PME, dont la vitalité est si essentielle à notre tissu économique, doivent entrer dans cette démarche.
Parce qu'elles ont besoin de clarté et de lisibilité, parce qu'elles ne peuvent pas supporter les mêmes contraintes que les grands groupes, le projet de loi avance sur ce sujet de façon pragmatique en prenant en compte leur situation spécifique, mais aussi en se préoccupant, et c'est très important, de la sécurisation des accords.
Le projet simplifie donc les mécanismes accumulés depuis quarante ans pour faire de la participation un dispositif plus immédiatement opérationnel. C'est pourquoi, il demande aux branches professionnelles de conclure, d'ici à trois ans, des accords types que les petites entreprises pourront transposer afin d'instaurer en leur sein un régime de participation dont le Conseil supérieur de la participation assurera le suivi.
Il contribue également – et c'est un élément important – au renforcement du lien et du dialogue social au sein des entreprises. Ce texte a donc pour finalité de retisser des liens entre les différents acteurs de l'entreprise.
Jean-Louis Borloo l'a évoqué tout à l'heure, la façon dont ensemble, le ministère des finances et celui du travail, ont construit ce texte constitue peut-être en elle-même un banc d'essai pour les nouvelles méthodes de dialogue social : une initiative de Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, devant le Conseil économique et social, une mission confiée à deux parlementaires – Jacques Godfrain et François Cornut-Gentille –, un Conseil supérieur de la participation qui se voit proposer non pas un projet sur lequel donner un avis, mais un véritable avant-projet, des navettes qui ont abouti – et je parle sous le contrôle de d'Hervé Novelli et de Jacques Godfrain – non à un consensus mou, mais à une démarche partagée visant à faire progresser de l'idée de participation en évitant de nous renvoyer aux simples choix idéologiques, pour construire ce lieu du dialogue et du partage de la réalité de l'entreprise.
M. Alain Vidalies. C'est le dialogue social à l'intérieur du Gouvernement ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Cette méthode nous servira aussi de référence.
Voilà pourquoi, mesdames, messieurs les députés, ce texte… M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Excellent.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. …est beaucoup plus que l'addition d'une série de dispositifs importants en termes de moyens nouveaux, de sécurisation, d'ouverture aux PME, de renforcement des dispositifs d'épargne. Il doit être conçu comme un appel à conjuguer le défi de la mondialisation avec la nécessaire cohésion entrepreneuriale et sociale au travers du dialogue social. Tel est le défi de la participation. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Alain Vidalies. Et le titre III, monsieur le ministre ? M. le président. La parole est à M. le président et rapporteur de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales.
M. Jean-Michel Dubernard, président et rapporteur de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales. Vous l'avez dit, messieurs les ministres : ce texte se doit de marquer une étape politique essentielle pour les salariés et les entreprises de notre pays.
Le général de Gaulle aimait dire que la participation serait la «clef de voûte » de la société de demain. Grâce au concours de personnalités comme René Capitant, Marcel Loichot ou Louis Vallon – que je me sens le devoir citer –, il proposa au peuple français une réforme prophétique quand le monde industrialisé tout entier se contentait encore de reproduire les vieilles formules libérales ou keynésiennes.
M. Maxime Gremetz. Vous voyez ! Il est anti-libéral ! (Sourires.) M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Je parle du général de Gaulle, monsieur Gremetz ! M. Jean Le Garrec. Il se méfiait du patronat, ça, c'est sûr ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Son projet d'association capital-travail avait un objectif essentiel : assurer la dignité de l'homme au travail. C'est pourquoi la participation ne pouvait revêtir à ses yeux qu'une forme triple : participation aux résultats ; participation au capital ; mais aussi participation à la gestion de l'entreprise.
Participer à la gestion, qu'est-ce à dire ? Certains, toujours excessifs, agitent l'épouvantail de la cogestion.
M. Maxime Gremetz. Mais elle existe en Allemagne et ce n'est pas révolutionnaire ! M. Jean Le Garrec. L'autogestion ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. D'autres évoquent le management participatif, la consultation participative. Je retiens pour ma part l'idée de concertation. « Se concerter », selon le Petit Larousse, c'est….
M. Maxime Gremetz. Décider en commun ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. …s'entendre pour agir ensemble.
Voilà qui a de la force ! M. Maxime Gremetz. Et pour décider ensemble ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. L'ambition gaullienne s'est concrétisée de manière très progressive à partir de 1959, pour aboutir à l'intéressement aux résultats, à ce que l'on qualifie, d'un terme devenu trop générique, de « participation » aux bénéfices, à l'actionnariat salarié, puis, enfin, à la gouvernance d'entreprise.
Mais, notre pays n'a pas su faire fructifier cet héritage autant que nous l'aurions voulu. Il a heurté trop de conservatismes, à droite comme à gauche,… M. Maxime Gremetz. Oh ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. …pour connaître son plein essor.
Ses mécanismes financiers se sont lentement développés, mais ses aspects plus humains, les plus novateurs, ont été pour l'essentiel remisés.
De ce fait, la France est passée à côté de la véritable dimension politique du projet du général de Gaulle, un projet qui, aujourd'hui encore, demeure pour beaucoup l'alternative moderne « au dirigisme qui ne dirige rien et au libéralisme qui ne libère personne ».
La famille de pensée à laquelle j'appartiens a toujours eu des préventions à rencontre du dirigisme économique. Pour autant, elle s'est toujours défiée de l'ultralibéralisme et de ce que Joseph Stiglitz appelle aujourd'hui, le « fanatisme du marché ».
M. Maxime Gremetz. Voilà ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur À mes yeux, l'équilibre des exigences économiques et des attentes sociales est au coeur de l'identité française.
Aujourd'hui, l'internationalisation du capital et la globalisation financière peuvent conduire à un divorce entre entreprises et territoires, entreprises et salariés, et parfois entre actionnaires et salariés. Quand l'insuffisance relative du dialogue social… M. Alain Vidalies. Parlons-en ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. …et un certain archaïsme des postures prévalent, la participation reste le projet politique susceptible de répondre aux défis de notre époque : pour faire comprendre aux salariés les incertitudes des marchés dans une situation de concurrence mondiale accrue et reconnaître que leurs efforts sont indispensables au succès ; pour leur permettre d'épargner, pour gérer les aléas de leur parcours professionnel ou pour sécuriser leur retraite ; enfin, pour retrouver une certaine indépendance industrielle grâce à la reconquête de nos fonds propres avec l'épargne salariale.
Si nous savons partir « à la recherche de la participation perdue », si nous savons donner à la concertation au sein de l'entreprise sa pleine mesure, cette réforme permettra de faire prévaloir enfin la culture du réformisme social contre celle de la protestation, encore trop prégnante dans notre pays.
À gauche, Jean Auroux en convient lorsqu'il déclare que nous devons « quitter une société de conflits pour aller vers une société de contrats ». Ou encore : « Dans une société qui se transforme de façon considérable et très rapide dans tous les domaines, notre salut ne peut venir que de notre capacité à dialoguer, c'est-à-dire à partager nos connaissances et à déboucher sur des compromis. » Dans la majorité, François Cornut-Gentille et Jacques Godfrain ne disent pas autre chose lorsque, dans leur rapport, ils insistent sur la « double dimension de la participation » – sociale et financière – et lorsqu'ils reprennent, dans leur rédaction, l'une des principales conclusions d'une mission parlementaire sur la participation menée en 1993 : « Le partage de l'avoir (participation financière) passe par le partage du savoir et selon des formes respectueuses de l'unité de décision, par un certain partage du pouvoir. » L'objectif fondamental de la participation est d'aller vers une pacification sociale, facteur de compétitivité. Dans une économie mondialisée, l'entreprise ne peut plus se permettre d'être, pour reprendre encore les mots de Jean Auroux, « le lieu du bruit des machines et du silence des hommes ».
La commission des affaires culturelles souhaite que ce texte et le débat qui l'entoure soient l'occasion de garder vivante cette intuition, de rappeler qu'à la participation financière et économique s'ajoute la concertation. Bref, il n'y a pas une, mais des participations.
Le projet de loi emprunte cette voie dans ses deux premiers titres, entièrement consacrés au développement de la participation des salariés et de l'actionnariat salarié.
Parce qu'aujourd'hui en France, seuls environ la moitié des salariés du privé sont concernés par la participation, le projet vise à favoriser son développement. L'objectif est de permettre à tous les salariés, en particulier à ceux des sociétés non cotées ou de petite taille, d'accéder à une forme de participation.
Ainsi, le texte tend à assurer un meilleur partage des profits entre tous les salariés, en particulier par l'établissement d'un « dividende du travail », forme de supplément de participation et d'intéressement – une idée chère à Patrick Ollier qui la présentera mieux que moi, et que nous avons consacrée en commission. Le projet prévoit également de mobiliser au mieux l'épargne salariale au profit des entreprises, en favorisant le développement des différents plans d'épargne. Il tend aussi à développer l'actionnariat salarié, en particulier en ouvrant la possibilité du placement d'actions gratuites sur les plans d'épargne d'entreprise, ou en facilitant la reprise d'entreprises, autre façon de promouvoir la participation dans ses différentes acceptions.
La commission des affaires culturelles, en cohésion étroite avec la commission des affaires économiques, a adopté de nombreux amendements tendant à simplifier les dispositifs de participation financière, au service d'une plus grande cohérence et d'une plus grande lisibilité de la législation.
Elle a également oeuvré au renforcement de la formation des salariés en matière d'épargne salariale, en créant un crédit d'impôt au profit des petites entreprises organisant des formations sur la vie économique et des dispositifs d'épargne salariale au profit de leurs salariés, et en insérant, dans le champ de la formation professionnelle de droit commun, les actions de formation à l'épargne salariale.
Le projet de loi – cet effort doit être salué, même s'il reste timide – s'engage aussi sur la voie du développement de la concertation en renforçant l'association des salariés à la vie de l'entreprise, que ce soit par l'instauration d'un « intéressement de projet », par la généralisation des comités de suivi des accords d'intéressement ou encore par le recours à la négociation de branche afin d'encourager la diffusion de la participation dans les petites et moyennes entreprises.
La commission des affaires culturelles, familiales et sociales, dans une démarche qu'elle a voulue commune avec la commission des affaires économiques, s'est efforcée d'approfondir encore cette dimension sociale au cours de ses travaux. À cet effet, elle a complété le titre Ier par un nouveau chapitre destiné à « favoriser la concertation dans l'entreprise », enrichi de plusieurs mesures.
Il est certes très difficile d'arriver à rédiger un texte valable pour toutes les entreprises et qui crée une obligation – surtout pas ! – ou une incitation à la concertation. Néanmoins, nous avons adopté plusieurs amendements qui ont pour but d'inviter les organisations syndicales et patronales à contribuer à ce grand dessein qu'est la participation. Celles-ci devraient s'approprier pleinement les mécanismes participatifs dont le succès leur doit beaucoup, et qui n'ont d'autre ambition que de les placer au coeur de la réflexion économique, comme je vous l'ai souvent entendu dire, monsieur Larcher.
Cette invitation ne se limite pas aux organisations du secteur marchand.
En effet, madame et messieurs les ministres, nous avons souhaité réintégrer dans ce texte, fût-ce de manière symbolique, la fonction publique, qui était la grande absente du projet de loi. L'intéressement est une piste à approfondir pour donner un nouvel élan à la modernisation de l'État : il s'agira de récompenser les agents publics et de faire en sorte que l'administration et les services publics passent plus rapidement d'une logique de moyens à une logique de résultats. Mais, là non plus, on ne devra pas faire l'économie de la concertation, souhaitée par de nombreux fonctionnaires, qu'ils relèvent de la fonction publique de l'État, de la fonction publique territoriale ou de la fonction publique hospitalière.
Les titres III et IV ajoutent au texte une dimension intéressante, puisqu'ils visent notamment à sécuriser les parcours professionnels, à assurer la mise en oeuvre du plan national d'action concerté pour l'emploi des seniors ou à protéger les épargnants contre le placement abusif de produits financiers.
Cependant, l'accumulation de ces dispositions nuit à la lisibilité du texte. Aussi, la commission a préféré supprimer celles d'entre elles qui pouvaient prendre place dans un autre texte législatif, par exemple dans un projet de loi de financement de la sécurité sociale ou dans un projet de loi de finances.
Elle a en revanche accepté les mesures proposées par le Gouvernement par le biais d'une lettre rectificative : la création d'un « chèque-transport » vise, en réponse à la préoccupation bien identifiée de plusieurs millions de salariés, à compenser la hausse du coût du transport de leur domicile à leur lieu de travail ; l'abrogation de l'interdiction pour les sociétés anonymes sportives de faire un appel public à l'épargne, qui fait suite à l'avis motivé de la Commission de l'Union européenne du 13 décembre 2005.
M. Maxime Gremetz. Le Gouvernement a capitulé ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Il est de l'intérêt de l'économie française de faire le choix d'un nouveau mode d'organisation de l'entreprise dans lequel, pour reprendre les termes de Charles de Gaulle, « chacun, là où il fournit son effort, ne soit pas un instrument passif, mais participe activement à son propre destin. » C'est tout le propos de ce texte.
Demain, ce sera aux organisations professionnelles de prendre le relais : j'espère que nous saurons enfin créer avec elles les outils nécessaires au développement et à la transmission de cet héritage politique français qu'est la participation. La concertation notamment doit devenir une donnée de base de l'économie française.
Que cela soit une entreprise difficile, nul n'en doute. Pourtant le général de Gaulle, tirant dans ses Mémoires d'espoir les enseignements de son échec, nous invitait encore et toujours à l'optimisme : bien que son projet ait dressé contre lui « l'opposition déterminée de toutes les féodalités, économiques, sociales, politiques, journalistiques, qu'elles soient marxistes, libérales ou immobilistes », il n'en demeurait pas moins convaincu que « par-delà les épreuves, les délais, les tombeaux ! ce qui est légitime peut, un jour, être légalisé, ce qui est raisonnable peut finir par avoir raison ». (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Maxime Gremetz. Il l'a prouvé par les nationalisations ! M. le président. La parole est à M. le président et rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire.
M. Patrick Ollier, président et rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Monsieur le président, madame, messieurs les ministres, chers collègues, j'avais, il y a plus d'un an, proposé à cette tribune l'instauration d'un « dividende du travail ». Cette proposition, que je vais expliquer dans un instant, avait été accueillie favorablement par Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, et vous vous étiez, monsieur Borloo, déclaré disposé à la mettre en oeuvre.
Dès lors, je ne peux que me réjouir du projet de loi qui nous est soumis aujourd'hui et qui doit nous donner l'occasion de faire avancer – enfin ! – le grand projet de la participation, dont la modernité répond aux évolutions structurelles que connaît notre société.
Car, au-delà des dispositions techniques, c'est à la mise en oeuvre d'un véritable projet de société, auquel nous croyons ardemment, que nous devons à travers ce texte donner l'impulsion, comme vous venez de le dire, monsieur Dubernard.
Je vous remercie, monsieur Borloo, monsieur Breton, monsieur Larcher, d'avoir construit un texte conséquent. Il reste cependant des marges de progression, et j'ose penser que nous contribuerons, par la richesse de nos débats, à le rendre encore meilleur.
Le général de Gaulle n'a jamais conçu la participation comme un instrument comptable ou une règle arithmétique de distribution des bénéfices. Pour lui, comme pour tous ceux qui ont cru à ce projet, il s'agissait avant tout et fondamentalement d'un vrai projet de société, ayant l'ambition de modifier profondément les rapports sociaux au sein de l'entreprise, en associant le capital et le travail : cette association, à laquelle nous croyons ardemment, doit faire des hommes qui participent à l'entreprise des partenaires plutôt que des adversaires.
La participation vise à transcender les réflexes de classes, même si ceux-ci ont évolué… M. Maxime Gremetz. Ou à leur substituer la collaboration de classes ? M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Il ne s'agit pas d'acheter la paix sociale par une association en trompe-l'oeil, mais de favoriser la réussite des projets économiques en reconnaissant, à sa juste valeur, la contribution de chacun. Il s'agit, comme le disait le général de Gaulle dans ses Mémoires d'espoir « d'une brèche ouverte dans le mur qui sépare les classes ».
Certes, la lutte des classes a évolué, et les périodes d'affrontements directs sont loin derrière nous. Mais certains réflexes conservateurs sont toujours là ! (Rires sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Et aujourd'hui, mes chers collègues, ces réflexes sont plutôt de ce côté-ci que de ce côté-là, et nous allons en faire la démonstration.
Nous engager résolument dans cette troisième voie entre le libéralisme sauvage et le collectivisme toujours présent, voilà notre ambition, monsieur Gremetz ! L'ordonnance du 7 janvier 1959 est la première mise en oeuvre dès 1946 du projet du Rassemblement du peuple français. Elle fut inspirée par une proposition de loi rédigée notamment par René Capitant, Marcel Loichot et Louis Vallon, dont je salue la mémoire car ils ont fait progresser cette grande idée.
Ont suivi un certain nombre de réformes qui ont progressivement façonné les dispositifs participatifs que nous connaissons aujourd'hui : ordonnances du 17 août 1967, rédigées notamment par Édouard Balladur ; loi du 27 décembre 1973 ; ordonnances du 21 octobre 1986 ; loi du 25 juillet 1994 enfin, dite loi Giraud, votée dans le prolongement du rapport établi par notre collègue Jacques Godfrain : ce texte, outre un volet financier, comportait un volet « participation aux décisions » qui était un vrai progrès.
On peut également citer une disposition plus récente, introduite, à l'initiative de M. Balladur, dans la loi de finances pour 2005, ou les mesures, notamment fiscales, prises en matière d'intéressement, de participation ou de plans d'épargne dans le cadre de la loi du 26 juillet 2005.
Nous devons à nos collègues Jacques Godfrain et François Cornut-Gentille le dernier rapport parlementaire en la matière, qui nous aidera à faire progresser ce projet de loi.
Si l'ensemble de ces initiatives a permis de développer les mécanismes participatifs et de les adapter aux différentes situations que peuvent connaître les entreprises et leurs salariés, force est de constater après vous, monsieur Larcher, qu'un long chemin reste à parcourir pour faire de la participation un vrai projet de société. Contre les conservatismes de tous bords, nous n'avons pas su faire aboutir cette grande ambition – je n'hésite pas à la qualifier de révolutionnaire, même si le mot doit choquer. (Exclamations sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Elle implique en effet un grand changement des mentalités et des comportements. De Gaulle lui-même n'affirmait-il pas que « si une révolution consiste à changer profondément ce qui est, notamment en ce qui concerne la dignité et la condition des salariés, alors certainement, la participation en est une ». Quarante après, mes chers collègues, je me retrouve tout à fait dans ces propos, car je considère que la participation est résolument moderne, en ce qu'elle nous ouvre des perspectives d'avenir susceptibles de recevoir notre adhésion, du moins sur les bancs de la majorité.
Nous avons aujourd'hui l'occasion d'avancer dans ce sens : les mentalités ont évolué, et patronat comme syndicats peuvent reconnaître l'ambition sociale de ce projet. En le défendant, nous faisons la démonstration que le progrès social est aujourd'hui du côté de la majorité, et non de l'opposition ! M. Maxime Gremetz. Heureusement que les Français ne sont pas là pour vous entendre ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Je vais en faire la démonstration, monsieur Gremetz.
Ce projet compte trois dimensions : la participation financière, qui reconnaît la contribution des salariés aux résultats et à la performance de leur entreprise ; la participation au capital par le biais de l'actionnariat salarié, qui consacre la responsabilité de ceux qui se sentiront ainsi un peu propriétaires de leur outil de travail ; la participation à la gestion de l'entreprise, qui transforme le simple exécutant qu'était le salarié en un authentique partenaire. En effet, la participation est un projet d'émancipation, un projet visionnaire et porteur d'espoir, qui place l'homme au coeur de ses préoccupations, en récusant, selon le mot du général que vous venez de rappeler, cher collègue, « le dirigisme qui ne dirige rien et le libéralisme qui ne libère personne ».
Le texte qui nous est soumis comporte de ce point de vue bon nombre de dispositions positives, mais la commission des affaires économiques a estimé que cette dimension méritait d'être renforcée.
Ainsi, madame et messieurs les ministres, nous approuvons tout à fait la faculté ouverte aux entreprises de verser un supplément d'intéressement ou de participation, ou les mesures destinées à encourager la distribution d'actions gratuites ou la reprise d'entreprise par les salariés.
De même, on ne peut que se féliciter de la création d'un intéressement de projet, ainsi que des dispositions qui tendent à favoriser la conclusion d'accords de participation dans les PME.
Mais aussi positives que soient ces mesures, il faut cependant aller plus loin. À défaut, nous n'éviterons pas l'écueil contre lesquels ont buté toutes les initiatives dans ce domaine : enfermer la participation dans une dimension exclusivement technique et financière, alors que, comme le déclarait le général de Gaulle en 1950, « c'est l'association contractuelle et réelle que nous voulons établir et non pas ses succédanés : primes de productivité, actionnariat ouvrier, intéressement aux bénéfices, par quoi certains, qui se croient habiles, essaient de la détourner ».
Aller beaucoup plus loin dans ce sens, tel est l'objet des amendements que nous proposons, avec le président de la commission des affaires culturelles, Jean-Michel Dubernard. En effet, comme vous avez pu le constater, nous avons déposé les mêmes amendements ; nos deux commissions se sont de la même façon efforcées de conduire ensemble leurs auditions, et elles continueront à joindre leurs efforts pour vous convaincre, madame, messieurs les ministres, d'accepter d'emprunter le chemin qu'elles vous proposeront.
Ce chemin doit nous conduire à redonner à la participation sa véritable dimension de projet de société, notamment par la mise en place du concept de « dividende du travail » : cette technique traduit une vision globale de la participation, en reconnaissant qu'au-delà de la légitime rémunération du capital par le dividende, et de la rémunération non moins légitime du travail par le salaire, les surplus de richesses dégagés par l'action commune des deux puissent être, à due proportion, répartis entre le capital et les salariés.
M. Alain Vidalies. À due proportion, vraiment ? M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Nous souhaitons que le surplus de participation, ou d'intéressement, proposé par votre texte, soit ainsi complété par le dividende des actions données gratuitement aux salariées.
Certes, un tel système existe déjà en partie ; mais nous avons la volonté de faire tomber les murs qui séparent encore, à cause des mots, le capital et le travail. C'est donc aux mots que nous confions le soin de concrétiser cette volonté, car ils ont autant de force que des actes. Le dividende du travail est le moyen de confirmer l'association du capital et du travail que nous voulons promouvoir.
Je sais que cela peut choquer, mais si nous ne sommes pas capables de démontrer par les mots notre volonté sincère de faire tomber les murailles qui séparent le monde des salariés de celui de l'entrepreneur ou du capital, nous aurons peut-être manqué le moyen d'agir pour concrétiser cette grande cause.
Je sais que les syndicats y sont opposés et que certaines instances – que je ne citerai pas toutes – réagissent toujours en fonction de critères du passé.
M. Jean-Jacques Descamps. Oh ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Eh oui, monsieur Descamps ! Il nous faut dépasser ensemble ces critères et nous entendre sur la manière de faire table rase de certains critères et de certaines oppositions qui ont produit et produisent encore des situations conflictuelles alors que, dans l'entreprise, je le répète, on pourrait devenir plus souvent partenaires qu'adversaires.
Si nous sommes capables d'associer le dividende, traditionnellement lié au capital, et le travail, traditionnellement lié au salaire de l'ouvrier ou du salarié, ce dividende du travail nous permettra d'interpeller la conscience collective de ceux qui veulent progresser et, les mots incarnant les idées, de faire avancer cette grande cause.
(Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Deuxième progrès, madame et messieurs les ministres : nous souhaiterions favoriser le développement de la participation dans tous les secteurs de l'économie.
M. le ministre de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement. M. Ollier a raison.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Sans doute faudra-t-il renverser des murailles, et je ne pourrai le faire seul – mais peut-être pourrez-vous nous aider ? Toujours est-il que, si nous voulons mettre nos actes en accord avec nos idées, toute entreprise doit pouvoir choisir le principe de la participation en mettant en oeuvre l'un au moins des quatre instruments sur lesquels il repose – l'intéressement, la participation, l'actionnariat salarié et la gouvernance d'entreprise. Ainsi, il serait souhaitable et utile que les très petites entreprises puissent mettre en place des projets d'intéressement.
J'ai compris que l'obligation n'était pas la bonne formule.
M. Maxime Gremetz. Vous avez tort ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. C'est là un point sur lequel nous avons eu, avec M.
Larcher, M. Breton et M. Borloo, de longues discussions et vous savez, messieurs les ministres, que je souhaite que nous puissions plutôt, avec les amendements que nous avons déposés, mettre en place des incitations, par exemple par branche ou à l'initiative du chef d'entreprise, en faveur de ce dispositif.
Au risque encore de choquer, j'ajouterai que, si nous voulons être sincères avec nous-mêmes et, forts de nos convictions, aller plus loin dans la participation, il faut y intéresser aussi les entreprises publiques.
M. Maxime Gremetz. C'est évident ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Au nom de quelles règles les entreprises dans lesquelles l'État est seul actionnaire seraient-elles exclues d'un principe que l'État prétend vouloir mettre en oeuvre par un projet de loi ? Il faut donc que les entreprises nationales soient intéressées, ainsi que les fonctions publiques territoriale, hospitalière ou de l'État.
M. Maxime Gremetz. L'État devrait montrer l'exemple ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Je souhaite que cet appel, qui en choquera sans doute certains, soit entendu et que nos amendements soient étudiés avec intérêt.
Deux points encore avant de conclure, monsieur le président.
D'abord, il conviendrait de renforcer ce projet de loi en prévoyant que le corps de salariés actionnaires que nous voulons créer puisse, comme il est naturel pour qu'il ait une existence dans l'entreprise, élire ses représentants au conseil d'administration.
Je suis prêt à évoquer avec vous, monsieur le ministre, les conditions de la mise en oeuvre de cette disposition. On ne peut pas vouloir une chose et son contraire : si l'on veut réellement que les salariés actionnaires soient représentés, ils doivent choisir qui les représentera, selon des modalités qui peuvent être discutées.
M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. C'est vrai ! Nous en reparlerons ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Enfin, il est choquant de constater que tous les principes de formation que nous avons mis en oeuvre sur le plan juridique ne concernent pas l'actionnariat salarié et la participation. Nous souhaitons mettre en place par amendement un chapitre spécifique consacré à la formation et à l'information des salariés quant aux mécanismes de la participation, dont huit millions de salariés sont aujourd'hui exclus.
M. Maxime Gremetz. Absolument ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Il faut, mes chers collègues, aller résolument de l'avant. Il faut faire bouger les lignes, il faut être modernes face aux rigidités et aux conservatismes, notamment à ceux de la gauche d'aujourd'hui.
M. Maxime Gremetz. Ah ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Oui, le mouvement est du côté de l'UMP, de la droite et du centre ! M. Maxime Gremetz. Le problème, c'est que c'est un mouvement de recul ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Oui, le conservatisme est du côté de la gauche, du parti socialiste et du parti communiste… M. Alain Vidalies. Je suppose que vous abordez la partie humoristique de votre discours ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. …et ce texte va en faire la démonstration. Dès lors que nous serons unis pour faire voter ces amendements, les Français comprendront la sincérité de notre engagement et de nos propositions.
Pour conclure, je dirai que cette troisième voie que nous appelons de nos voeux, entre le capitalisme dit « sauvage » et ce que l'on appelle encore le collectivisme, est une nouvelle manière d'appréhender les relations entre les individus dans le monde du travail, à l'instar de la gestion participative chère à Serge Dassault, qui va prendre le relais au Sénat.
(Exclamations et rires sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Alain Vidalies. Quel exemple ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Vous pouvez bien rire ! Lisez plutôt son livre, et vous verrez que, dans ses entreprises, il n'a de leçons à recevoir de personne en matière de participation.
M. Maxime Gremetz. Va pour Marcel Dassault, le père, mais ne nous parlez pas de celui-là, le financier ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Il en fera la démonstration au Sénat.
Dans le contexte actuel, où l'économie tend trop souvent à prendre le pas sur le social et où les Français sont à la recherche de projets porteurs d'espoir, la participation est une réponse novatrice aux attentes qui s'expriment. L'actionnariat salarié est un instrument de modernisation des relations sociales et un outil efficace de relance du pouvoir d'achat. Il est aussi un instrument efficace du patriotisme économique, car il permet de créer des noyaux durs d'actionnaires salariés qui – même si cela ne résout pas tout – peuvent contribuer à s'opposer aux tentatives hostiles de prise de contrôle des entreprises françaises depuis l'étranger.
Ne nous y trompons pas, la plupart des Français appellent de leurs voeux l'actionnariat salarié, qui est pour certains un moyen de ressouder les liens nés du dialogue social et représente pour les autres une véritable opportunité de partager enfin équitablement les fruits de la croissance.
M. Maxime Gremetz. C'est la recette du pâté de cheval et d'alouette : un cheval pour une alouette ! Mais là, parfois, il n'y a pas d'alouette du tout ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Chers collègues, saisissons la chance qui nous est donnée par ce texte, que je vous remercie encore, madame et messieurs les ministres, de proposer.
Je souhaite qu'ensemble nous ayons l'audace d'aller toujours plus loin pour faire aboutir ce projet. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Maxime Gremetz. Quel extraordinaire discours gaulliste ! M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis de la commission des finances, de l'économie générale et du plan.
M. Alain Vidalies. Trois ministres, trois rapporteurs : ça commence bien ! Et l'opposition ? M. Maxime Gremetz. On voit se dessiner un courant gaulliste ! M. Alain Joyandet, rapporteur pour avis de la commission des finances, de l'économie générale et du plan. Je m'en voudrais d'être le seul à ne pas évoquer le général de Gaulle (Sourires) qui, s'il m'en souvient bien, a déclaré qu'entre le collectivisme et le libéralisme, il y avait une voie médiane : la participation.
La commission des finances est saisie d'une petite partie du texte, notamment des titres Ier, II et IV. Je ne répéterai donc pas ce qui vient d'être très bien dit par les présidents de nos deux commissions et me limiterai à quelques considérations.
Je tiens d'abord à me réjouir que ce texte soit l'aboutissement d'une très longue concertation, comme ont pu le vérifier aussi ceux qui ont comme moi organisé des auditions. Ainsi, le Conseil supérieur de la participation, qui a beaucoup travaillé sur ce texte,… M. Maxime Gremetz. Quelle est la composition de ce conseil ? M. Alain Joyandet, rapporteur pour avis de la commission des finances.
…considère qu'il est aujourd'hui le fruit d'une très longue concertation, qui a débuté, il est vrai, voici un certain temps avec des engagements politiques. Je veux citer aussi l'excellent travail de nos collègues Jacques Godfrain et François Cornut-Gentille. C'est, au demeurant, la moindre des choses que l'élaboration d'un texte sur la participation ait été précédée d'une longue période de concertation.
La commission des finances s'est réjouie de certaines avancées, comme l'élargissement évident du périmètre de la participation qui résultera de l'adoption probable de ce texte. Nous nous réjouissons aussi du dispositif prévoyant la distribution d'actions gratuites, à condition qu'elles soient offertes à tous et, bien entendu, assorties d'une période de blocage de cinq ans.
L'idée d'un intéressement autour de projets n'est ni anecdotique ni « burlesque », monsieur Borloo, et pas plus que celle de la reprise d'une entreprise par ses salariés.
Sans doute le texte ira-t-il encore plus loin, mais je consacrerai l'essentiel de mon bref temps de parole au manque criant qui se manifeste dans ce texte. S'il est, en effet, beaucoup question aujourd'hui de participation et que huit millions de personnes en bénéficient dans notre pays, six millions d'autres n'en bénéficient pas.
M. Alain Vidalies. Voilà ! M. Alain Joyandet, rapporteur pour avis de la commission des finances.
Posons-nous donc la question de savoir pourquoi tant de salariés qui entendent parler de participation en sont purement et simplement exclus.
L'an dernier, à l'issue d'un travail mené sur le sujet par plus d'une soixantaine de parlementaires, nous avons déposé une proposition de loi visant à instituer une prime de partage des profits des petites et moyennes entreprises, que nous vous proposerons de réintroduire dans le texte lors de la discussion que nous engageons aujourd'hui.
Pourquoi six millions de personnes sont-elles aujourd'hui exclues des dispositifs de participation ? Certainement pas parce qu'elles n'ont pas envie d'en bénéficier, et pas non plus parce que les chefs d'entreprise en question n'ont pas envie de partager – quel que soit le nom qu'on lui donne – le profit ou le bénéfice des entreprises : c'est parce que c'est trop compliqué. Tant que nous imposerons un blocage de l'épargne pendant cinq ans, l'ouverture de comptes courants, des engagements pluriannuels, des formules de calcul très complexes et un dispositif très contraignant, il n'y aura pas d'actionnariat salarié et moins encore de participation dans toutes ces entreprises auxquelles on parle d'accords de branche ou d'entreprise.
Si, à cette étape dont nous reconnaissons tous l'importance, nous ne nous attaquons pas au problème des entreprises de moins de cinquante salariés, je suis prêt à parier que, dans cinq ans, nous constaterons avec plaisir que, dans les grandes entreprises, la participation aura augmenté de 5 %, 10 % ou 15 %, et que les huit millions de salariés qui bénéficiaient déjà de la participation en bénéficieront encore un peu plus, mais que nous constaterons aussi que ceux qui n'en bénéficiaient pas du tout n'en bénéficieront pas davantage.
M. Jean-Jacques Descamps. Tout dépendra de leur salaire ! M. Alain Joyandet, rapporteur pour avis de la commission des finances.
Peu importe. Voilà la situation, et force est de constater que tout ce que nous pourrons essayer et qui, à l'instar de ce que nous avons déjà essayé, reposera sur le blocage et sur l'actionnariat salarié ou la participation conçus abstraitement, ne produira aucun succès dans toutes ces entreprises.
Forts de ce constat, certains parlementaires ont envisagé un dispositif beaucoup plus simple, que la commission des finances a adopté. Ce dispositif, facultatif pour les entreprises de moins de cinquante salariés… M. Maxime Gremetz. Si c'est facultatif, ça ne se fera jamais ! M. Alain Joyandet, rapporteur pour avis de la commission des finances.
…donne au chef d'entreprise qui veut partager son bénéfice avec ses salariés la possibilité de profiter au moins des mêmes avantages que ceux dont bénéficient les entreprises de plus de cinquante salariés.
Mme Christine Boutin. Bravo ! M. Alain Joyandet, rapporter pour avis de la commission des finances. À la différence de la situation actuelle, ce mécanisme ne coûtera pas plus cher à l'entreprise et rapportera autant au salarié. Aujourd'hui, en effet, lorsqu'on veut partager le bénéfice dans une entreprise de moins de cinquante salariés, donner 1 000 euros à un salarié coûte 1 400 euros, puis on reprend 22 % au salarié au titre des charges, après quoi s'applique encore l'IRPP. C'est ce qui explique qu'il n'y ait pas aujourd'hui – ou qu'il n'y en ait que très peu – de participation dans les entreprises de moins de cinquante salariés. Selon nos chiffres, en effet, 15 % seulement des entreprises de moins de cinquante salariés ont mis en place ce dispositif facultatif.
J'espère pouvoir, à l'occasion de cette discussion, convaincre le Gouvernement. Nous reviendrons sur ce point lors de l'examen de l'article 6.
Dans un récent communiqué de presse que m'a signalé mon collègue Michel Raison au début de la séance et qui montre bien que les petites entreprises ne sont nullement hostiles à ce dispositif, la Chambre de commerce et d'industrie de Paris déclare qu'« il n'est pas acceptable de contraindre ces petites entreprises à adopter un dispositif initialement conçu pour les plus grandes, surtout si elles ont déjà mis en oeuvre une politique de rétribution innovante par d'autres moyens. » Le communiqué souligne que « le système actuel repose sur l'application d'une formule légale de calcul de participation » – formule illisible pour les petites et moyennes entreprises, du moins pour celles de moins de cinquante salariés – « dont les coûts administratifs et financiers peuvent être trop élevés pour de petites structures. C'est pourquoi la CCIP propose un modèle facultatif et souple, c'est-à-dire autorisant d'autres modes de calcul, pour les entreprises de moins de cinquante salariés. Cette solution aurait l'avantage de ne contraindre personne et de stimuler l'accès des plus petites entreprises à la participation. De plus, » – et cela me paraît très intéressant – « elle permettrait un passage en douceur à la formule légale de participation si l'entreprise dépasse un jour le seuil de cinquante salariés. » Pour conclure, madame et messieurs les ministres, je sais bien qu'on nous oppose les seuils et les exceptions à la règle, mais on voit bien que le succès universel de certaines des dispositions des textes que vous avez récemment élaborés – en particulier de ceux de M. Borloo – s'explique parce que vous avez accepté de mettre en place des mécanismes complexes et spécifiques pour répondre à des situations complexes. Si l'on tente d'appliquer une règle générale à toutes les entreprises, qu'elles aient vingt ou deux cent mille salariés, il ne faudra pas être surpris de voir que le système fonctionne dans les grandes mais pas dans les petites.
Nous devrons trouver ensemble au cours de ce débat des solutions acceptables par tous pour que ceux qui n'ont rien puissent avoir un peu.
L'objectif de l'UMP n'est pas que ceux qui ont déjà aient encore plus sans que ceux qui n'ont pas aient eux aussi un peu – et pour qu'ils aient un peu, il faudra peut-être que ceux qui ont déjà beaucoup aient un peu moins.
Faisons une participation ouverte à tous pour que, dans un pays comme le nôtre où l'on parle beaucoup d'économie en des termes que les gens ne comprennent pas, au moins les salariés des petites entreprises soient réconciliés avec la vie de l'entreprise, avec les profits des entreprises, et ils le seront pour peu que nous acceptions de leur en laisser un petit morceau. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Maxime Gremetz. Monsieur le président, je demande la parole pour un rappel au règlement.
Rappels au règlement M. le président. La parole est à M. Maxime Gremetz, pour un rappel au règlement.
M. Maxime Gremetz. J'ai posé plusieurs questions, mais je n'ai pas eu de réponse, et, pour la suite du débat, je voudrais bien être éclairé.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Mais vous n'êtes pas intervenu ! M. Maxime Gremetz. Je fais un rappel au règlement.
Vous parlez largement, messieurs les ministres et messieurs les rapporteurs, de la composition du Conseil supérieur de la participation, comme si celui-ci était une entité extraordinaire. Or je vais vous donner tout de même, pour votre information, la composition de ce conseil supérieur, présenté comme un élément de concertation extraordinaire. Il est très important de savoir de quoi on parle ! Je pensais que ce conseil était paritaire,… M. Dominique Tian. Ce n'est pas la CGT ! (Sourires sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Maxime Gremetz. …qu'il y avait d'un côté les représentants des organisations syndicales et, de l'autre, les représentants du patronat, plus des élus de gauche et des élus de droite. Mais il n'en est rien, ce qui en diminue la qualité, non pas celle de ses membres, mais la qualité de sa représentativité. Les représentants de l'Assemblée nationale sont M. Jacques Godfrain ici présent, et M. Hervé Novelli, l'ultra-libéral.
M. Dominique Tian. Pourquoi « ultra » ? M. Maxime Gremetz. Pas un seul élu de gauche ! Les représentants du Sénat sont Isabelle Debré, que je ne crois pas à gauche, et M. Jean-Jacques Jégou, dont on sait bien qu'il est tout à fait à droite. Vous voyez que la composition est remarquable ! Quelle référence que ce conseil supérieur de la participation ! Un cheval, une alouette ! En qualité de représentants des salariés, parce qu'il y en a tout de même quelques-uns, il y a M. Gérard Quenel pour la CGT, et d'autres représentants pour la CFDT, la CGT-FO, la CFTC, la CGC. Ça en fait cinq. Les représentants des employeurs sont cinq également – du MEDEF. Vous voyez que ça fait d'un côté cinq, et de l'autre cinq, plus deux, plus deux : quelle grande représentativité ! Et ajoutons à cela, sur proposition du président du Conseil économique et social, qui n'est pas non plus à gauche : M. Jean Gautier ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. À quoi ça rime, monsieur Gremetz ? Nous n'avons pas commencé le débat ! M. Maxime Gremetz. Vous vous référez à une haute instance supérieure qui serait… M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Trop c'est trop ! M. Maxime Gremetz. J'ai le droit d'apporter des précisions – vous n'avez pas voulu le faire – parce que moi, j'aime qu'on débatte dans la clarté.
Et je parlerai beaucoup moins longtemps que vous.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Ce n'est pas un rappel au règlement ! M. Maxime Gremetz. Si, c'est un rappel au règlement, monsieur Ollier.
En qualité de membres d'associations de salariés actionnaires, il y a M.
Jean-Claude Mothie et M. Bruno Catelin, et en tant que membre d'une association oeuvrant pour la participation, M. Paul Maillard – que des gens bien pensants ! Voilà donc la haute autorité avec laquelle vous avez tant discuté ! Vous avez dit, chers ministres, chers rapporteurs, que toutes les organisations syndicales avaient exprimé leur désaccord avec votre projet de loi. Merci de l'avoir reconnu.
M. le président. La parole est à M. Jacques Godfrain, pour un rappel au règlement.
M. Jacques Godfrain. Maxime Gremetz d'où vient le Conseil supérieur de la participation et comment il fonctionne. Il procède du projet de loi proposé par M. Giraud et qui a été adopté par l'Assemblée nationale il y a un peu plus de dix ans.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. M. Gremetz ne vous écoute pas ! M. Jacques Godfrain. De toute façon, ça vaut pour les autres collègues qui, eux, sont attentifs à ce qu'ils entendent ou lisent. Sa composition vient donc de la loi, et nous la respectons.
M. Maxime Gremetz. Moi aussi, je respecte la loi ! M. Jacques Godfrain. Par ailleurs, monsieur Gremetz, je voudrais vous dire qu'il ne faut pas envisager ces institutions de la République exclusivement en termes de conflit. On a l'impression que votre frustration vient de votre conviction qu'il y a d'un côté ceux qui sont pour une thèse et, de l'autre, ceux qui sont contre. Je regrette que vous ne preniez pas connaissance des procès-verbaux du Conseil supérieur. Vous vous rendriez compte de l'apport considérable de tous ses participants à chaque texte qui lui est soumis.
Je vais vous donner un exemple vécu : il y a quelques mois, nous étions dans un conflit social important concernant le contrat « nouvelles embauches ». Il y avait les pour et les contre. La France était dans une situation socialement difficile. Pendant ce temps, le Conseil supérieur de la participation se réunissait, dans la sérénité : tous les syndicats, toutes les organisations patronales, tous les membres désignés par leurs institutions étaient là, et nous avons travaillé dans le calme sur ce texte. C'est dire que toutes les influences extérieures – dont vous faites partie vous aussi – se sont heurtées à notre volonté de faire notre travail. Et le taux d'écoute, d'échange et de compréhension atteint lors de ces réunions m'oblige à reconnaître aujourd'hui que mes propres idées sur certains sujets liés à la participation ont évolué, parce que j'ai eu des conversations, que je n'aurais jamais eues autrement, avec certains membres de la CGT, de la CFDT, de Force ouvrière, de la CGC, et d'autres organisations représentatives.
Je terminerai en vous disant, monsieur Gremetz, de ne pas essayer de détruire ce qui marche bien, comme c'est votre habitude. Je tiens à rendre hommage au Conseil supérieur parce qu'il a merveilleusement apporté sa pierre à l'édifice (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Maxime Gremetz. Seule la vérité est révolutionnaire ! Exception d'irrecevabilité M. le président. J'ai reçu de M. Jean-Marc Ayrault et des membres du groupe socialiste une exception d'irrecevabilité déposée en application de l'article 91, alinéa 4, du règlement.
M. Jean Le Garrec.
M. Jean Le Garrec. Monsieur le président, mesdames, messieurs, je suis amené à monter à la tribune plus tôt que prévu parce que Michel Charzat, qui devait défendre cette exception d'irrecevabilité, est empêché, ce qui m'amène – mais après y avoir réfléchi – à improviser cette intervention.
Cependant, après tout, cela lui donnera peut-être plus de force et de sincérité.
Je voudrais, messieurs les ministres, messieurs les rapporteurs, d'abord vous saluer et vous dire que votre discours sur la participation et l'intéressement était beau comme l'antique. J'ai rêvé pendant un moment d'un monde idéal, où tout se passait tranquillement, où les choses coulaient de source, où tout était réglé. Et je reconnais au moins à M.
Larcher un mérite – il en a d'autres –,… Mme Christine Boutin. Il en a beaucoup ! M. Jean Le Garrec. …celui de faire l'effort de conceptualiser l'évolution de l'entreprise et du capitalisme. On ne peut pas raisonner sur ce type de problèmes sans faire cet effort.
M. Jean-Pierre Balligand. Ça, c'est vrai ! M. Jean Le Garrec. En revanche, monsieur Ollier, vous ne pouvez pas parler, s'agissant de la lutte des classes, de réflexe conservateur.
Heureusement qu'il y a eu ces luttes sociales, qui ont abouti à créer des garanties.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Il est conservateur aujourd'hui ! M. Jean Le Garrec. Vous l'avez dit vous-même, les luttes prennent des formes différentes, mais elles conservent leur signification. Votre propos était donc totalement déplacé. Je voulais vous le dire.
Heureusement que ces réflexes demeurent et qu'ils nourrissent un débat social. Je ne connais pas de projet social qui ne s'appuie sur des actions, y compris sur des luttes.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Et la participation ? M. Jean Le Garrec. Sinon, nous serions dans un univers qui ressemblerait plus à un dessin animé de Walt Disney qu'au monde souvent cruel et difficile des entreprises, monde qu'au moins j'ai le mérite d'avoir connu pendant de nombreuses années.
S'agissant de ce texte, j'aborderai trois points : un, c'est un fourre-tout ; deux, il est souvent contradictoire avec votre projet de participation ; trois, il ne répond pas à un projet de société, c'est-à-dire à un projet de responsabilisation et de droits nouveaux des salariés.
M. Alain Vidalies. Très juste ! M. Jean Le Garrec. C'est un fourre-tout. Monsieur Ollier, vous avez d'ailleurs eu en la matière une argumentation très précise. J'ai lu vos interventions en commission : vous regrettez que ce texte n'aille pas au-delà de dispositions techniques pour prendre une véritable dimension de projet socialiste.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Pas d'amalgame ! M. Alain Vidalies. C'est le discours pour la session prochaine ! Vous anticipez, monsieur Le Garrec ! (Sourires sur les bancs du groupe socialiste.) M. Jean Le Garrec. Je voulais parler de projet de société ! Ce sont d'ailleurs des mots qui se ressemblent. (Sourires sur divers bancs.) « Projet socialiste », ce sera pour le prochain discours.
Vous-même, monsieur Ollier, n'êtes pas à l'aise avec ce texte, et vous vous êtes même inquiété de l'ajout d'éléments hétéroclites, comme le chèque-transport, l'ouverture des clubs de football à une capitalisation boursière, etc. On a tout mélangé dans un melting pot où votre projet de société est complètement noyé, complètement perdu. Je me demande d'ailleurs, puisque les clubs de football s'ouvriront à une capitalisation boursière, si les joueurs auront droit à des actions gratuites en fonction du nombre de buts marqués ou de passes efficaces.
M. Alain Vidalies. Et les coups de boule ? (Sourires.) M. Jean Le Garrec. Et vous dites, monsieur Ollier, que la participation permet de surmonter la barrière entre les salariés et les dirigeants. Je vais bien entendu y revenir. Mais le point le plus intéressant de votre argumentation, c'est quand vous regrettez que l'on nomme « participation » la participation financière, qui n'est qu'une des dimensions du concept général. Monsieur Ollier, vous avez raison, mais vous êtes le seul à le dire, ce qui prouve bien qu'il y a dans ce fourre-tout quelque chose qui vous gêne, et je vous comprends. Vouloir défendre un projet de société et en même temps parler de choses aussi diverses, c'est donner tout de même une image confuse de ce que recherchez ; ou alors, et c'est tout à fait possible, vous n'êtes absolument pas écouté par le Gouvernement. Cela arrive d'ailleurs dans bien des circonstances, et j'ai vraiment le sentiment qu'en l'occurrence c'est le cas.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. La commission des affaires sociales a supprimé quinze articles du texte initial ! M. Jean Le Garrec. On vous fait plaisir, mais pour mieux faire passer des tas de choses qui n'ont rien à voir avec votre projet de société.
M. Maxime Gremetz. Ce gouvernement n'est pas gaulliste, contrairement à vous, monsieur Ollier ! M. Jean Le Garrec. Je vous remercie, monsieur Gremetz, de me laisser parler.
Deuxième point : la contradiction. C'est tout de même énorme que, dans le même texte, on parle de projet de société et qu'on y ajoute des articles totalement contradictoires avec la conception et la hiérarchie des normes dans le droit du travail. C'est un paradoxe jamais vu ! C'est tellement vrai que, pour la première fois à ma connaissance, le président de la commission des affaires sociales a dû supprimer quinze articles. Il est tout de même curieux que le Gouvernement ait inséré dans ce texte ces quinze articles.
Où est la négociation entre le Gouvernement et les présidents de commissions, de surcroît rapporteurs, sans parler de celle avec les organisations syndicales, sur laquelle vous avez fait l'impasse ? Les articles supprimés contenaient des énormités, telles que le décompte des effectifs et des salariés, ou – article 25 – la possibilité pour les salariés à temps partiel de faire de l'intérim ! Vous avez eu le courage d'écrire dans votre rapport, monsieur le président de la commission des affaires culturelles, que cet article suscitait « des interrogations » et présentait « des risques sur le plan humain ». Quel aveu extraordinaire ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Cela prouve que la commission et son président jouent leur rôle à merveille ! M. Jean Le Garrec. Certes, vous avez fait votre devoir, mais en supprimant quinze articles que le Gouvernement a essayé de faire passer, et que vous jugez néfastes « sur le plan humain » ! Et le même gouvernement vient nous servir un discours sur le projet social ! De qui se moque-t-on ? J'ai d'ailleurs de bonnes raisons de penser que ces articles reparaîtront un jour sous une forme ou une autre.
M. Jean-Jacques Descamps. En effet ! M. Jean Le Garrec. Quelqu'un les a bien conçus, sans négociation préalable avec les organisations syndicales : on nous les resservira sans doute au détour d'une loi quelconque incluant diverses dispositions d'ordre social ! Comment, dès lors, pourrais-je croire un seul instant au discours du ministre des finances ? Je m'interroge : qui dirige ? Qui décide dans ce pays ? Et sur la base de quelles concertations préalables ? Je conçois fort bien qu'une commission puisse avoir des désaccords avec le Gouvernement ou discute de tel et tel point, mais supprimer quinze article, c'est du jamais vu ! Derrière les discours généreux et généraux, le regard du Gouvernement – je ne parle pas pour vous, monsieur Larcher – sur le monde et les droits du travail est particulièrement déplaisant. J'en prendrai un exemple hors du projet de loi mais en accord avec sa philosophie. L'article 30 du code des marchés publics dispensait de mise en concurrence préalable les marchés de services sociaux, sanitaires, récréatifs, culturels, ainsi que ceux liés à l'éducation et à la formation professionnelle, en application d'une directive européenne du 31 mars 2004. Or, après avoir combattu la directive Bolkestein, on supprime aujourd'hui, par décret, et soi-disant sur un avis du Conseil d'État, cette disposition. C'est un recul énorme dans les domaines concernés, au reste désapprouvé au sein même du Gouvernement par M. Borloo et par M. Larcher. Les questions écrites adressées au Gouvernement, comme mon intervention en tant que président de l'alliance Villes-emploi sur ce sujet sont également restées lettre morte.
D'un côté, on nous parle de projet de société et du droit des salariés, de l'autre on imagine quinze articles pour détricoter le code du travail, et l'on remet en cause l'article 30 du code des marchés publics : une fois encore, de qui se moque-t-on ? Comment pouvez-vous imaginer que l'on puisse vous croire ? Reste un vrai débat, amorcé dans les années soixante-dix et quatre-vingt – j'ai d'ailleurs pu retrouver ce que j'écrivais à l'époque à propos de la commission Détraz ou du rapport Sudreau – : quelle est la place des salariés dans les entreprises ? Comme l'a justement suggéré M. Larcher, les choses ont rapidement évolué depuis : nous sommes passés d'un capitalisme patrimonial à un capitalisme purement financier. Le premier, discrédité à l'époque du général de Gaulle – notamment en raison de ce qu'il représentait lors de la guerre de 1940-1945 –, évolua progressivement avant d'être terrassé par le second dans les années quatre-vingt.
Comment, dans le cadre de ce capitalisme financier et en distinguant entre petites et grandes entreprises, définir la place des salariés ? Cette question implique aussi, c'est vrai, une réflexion sur les petites et moyennes entreprises, prises en tenailles entre les grandes entreprises et la sous-traitance, la grande production et les décideurs.
De quelle marge de liberté disposent-elles ? Comment les intégrer dans ces rapports de pouvoir ? Face à ces nouveaux défis, la question financière est tout à fait secondaire, comme l'indiquait à juste titre le président Ollier. Ni la distribution d'actions gratuites, ni des suppléments d'intéressement – auxquels je ne serais évidemment pas opposé – ne suffiraient. Nous savons bien que même la capitalisation boursière, à laquelle le ministre du budget se montre si attaché, est dérisoire au regard des montants atteints par la globalisation financière des entreprises, et qu'elle ne permet pas de résister aux OPA : quand M. Mittal met 40 milliards sur la table, tout est fini ! M. Jean-Pierre Balligand. Quelles que soient les gesticulations politiques ! M. Jean Le Garrec. En effet. Relisez donc Le talon de fer de Jack London, cet ouvrage prophétique qui évoque les pressions mortelles qui écrasent l'homme. Refuser de voir cette réalité, c'est tromper les salariés, dont le pouvoir d'achat n'a d'ailleurs augmenté que très faiblement par rapport à la moyenne européenne, comme le montrent les dernières études de l'INSEE. L'intéressement aggrave les inégalités ! (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Jean-Jacques Descamps. Et les 35 heures ? M. Jean Le Garrec. Cela n'a rien à voir avec notre sujet.
Il n'existe guère que deux possibilités.
Premièrement, nous ne devons pas oublier les petites et moyennes entreprises au profit des grandes – regardez seulement les marges en retour et vous comprendrez les mécanismes destructeurs à l'oeuvre ! J'ai encore à l'esprit l'exemple d'une entreprise de quarante femmes qui fabriquait des maillots de bains, et qui, après une délocalisation partielle de son activité, vient de fermer.
Deuxièmement, puisque vous ne cessez de vous référer au général de Gaulle, commencez par vous pencher sur le rôle du comité d'entreprise ! Aux termes de l'article L. 431-4 du code du travail, celui-ci oeuvre à « la prise en compte permanente [des] intérêts [des salariés] dans les décisions relatives à la gestion et à l'évolution économique et financière de l'entreprise, à l'organisation du travail ». Tout est dit ! Or, comme le demandait à l'époque le CNPF dans un bulletin du 16 décembre 1946, la loi a malheureusement été utilisée dans un sens restrictif, si bien que les comités d'entreprise n'ont pas pu jouer le rôle qui leur revenait. Reprenons donc les textes déjà existants ! Souvenez-vous également de la représentation des salariés dans les conseils d'administration des entreprises, que j'ai introduite en 1982.
M. Maurice Giro. Ce n'est pas suffisant ! M. Jean Le Garrec. Ce fut néanmoins une réussite à l'origine, puisqu'il y eut 80 % de votants. Cette mesure enfonçait un coin dans les systèmes de décision : il aurait fallu poursuivre l'effort en débattant avec les organisations représentatives des salariés, en leur fournissant les moyens de formation dont elles avaient besoin, ou en luttant contre l'opacité des décisions dans l'entreprise. Avant d'inventer de nouveaux textes, renforçons ce texte que j'ai fait voter en 1982 pour qu'il produise tous ses effets ! J'ajoute, monsieur le président Ollier, que nous ne devons pas limiter notre réflexion aux seuls salariés actionnaires.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Bien sûr que non ! M. Jean Le Garrec. Que ces derniers soient représentés, pourquoi pas ? M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. C'est ce que je souhaite ! M. Jean Le Garrec. J'y suis moi aussi favorable, mais n'opposons pas leur représentation à celle des salariés. Les deux ne sont pas contradictoires : ils sont différents. Maintenons donc les deux ! Si vous voulez vraiment un projet de société – et j'en suis d'accord –, remettons sur le tapis le rôle du comité d'entreprise, qui s'est réduit progressivement à la gestion des colonies de vacances et des arbres de noël – ce n'est pas négatif en soi, mais ce n'est pas son rôle initial –, le rôle des actionnaires représentant les salariés au sein du comité d'entreprise et le rôle des salariés élus au conseil d'administration. La matière est là, nulle besoin de la corriger. Perdons cette habitude de toujours légiférer, et regardons plutôt pour quelle raisons nous n'avons pas obtenu les résultats escomptés.
Il y a un point, malgré tout, sur lequel je suis d'accord avec vous : les salariés représentent une richesse extraordinaire. Les enquêtes font apparaître que les trois principaux atouts que citent les entreprises qui s'installent en France sont la force de travail des salariés, leurs compétences et l'environnement.
Je suis de ceux qui pensent que ces salariés ne participent pas assez aux processus de décision et je l'illustrerai par un exemple récent, celui du retard que connaît la construction de l'A380. Peut-on imaginer un seul instant que les salariés qui travaillaient dans la chaîne de décision et dans la chaîne technique n'aient pas eu conscience des problèmes existants ? Non. Ont-ils été consultés ? Non. Bilan : 2 milliards d'euros de coûts supplémentaires pour un avion, dont, par ailleurs, je ne remets pas la qualité technique en cause. Pour avoir longtemps travaillé en entreprise, je sais que ces choses-là se produisent fréquemment.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. D'où la nécessité de ce projet de loi ! M. Jean Le Garrec. Ce n'est donc pas la peine d'inventer autre chose. En voulant, comme il le fait, mélanger le code du travail et un projet de société, le Gouvernement se discrédite. On ne peut, en revanche, faire l'impasse sur une renégociation avec les organisations syndicales concernant les moyens dont elles ont besoin et le rôle des salariés dans la chaîne de décision. C'est la question essentielle, qu'il ne faut confondre ni avec l'actionnariat ni avec l'intéressement. Encore faudrait-il pour cela un patronat moins élitiste et plus clairvoyant, qui ait le sens de la négociation et de la discussion.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Et un parti socialiste réellement social ! M. Jean Le Garrec. Je viens de démontrer qu'il n'était pas utile de me donner des leçons en la matière.
Quoi qu'il en soit, nous verrons quelle sera la position du Conseil constitutionnel sur les quinze articles que la commission veut supprimer et dont certains sont de véritables cavaliers. En attendant, il est important que le débat s'amorce, mais n'allez pas nous faire croire que c'est avec des grandes phrases et des hommages appuyés au général de Gaulle que l'on résoudra les problèmes ! C'est d'une véritable analyse de l'entreprise qu'il faut partir, en s'appuyant sur les organisations syndicales, qui la connaissent, et sur les dispositifs qui existent déjà.
Peut-être alors fera-t-on un bout de chemin vers un plus grand engagement des salariés dans l'entreprise. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Ne changeons rien, tout va bien ! M. le président. La parole est à M. le ministre délégué à l'emploi.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Monsieur Le Garrec, permettez-moi, après l'intervention de M. Godfrain, de clarifier en un mot la composition du Conseil supérieur de la participation.
Je rappellerai d'une part que le principe paritaire s'applique lorsque l'on vote, mais pas quand il s'agit de simples avis ; d'autre part, je vous renvoie au texte de 1982 instaurant la Commission nationale de la négociation collective. Celle-ci est constituée à parité des partenaires sociaux, auxquels s'ajoutent des membres du Gouvernement et du Conseil d'État. C'est cette même organisation, n'en déplaise à M. Gremetz, que reprend le Conseil supérieur de la participation.
En second lieu, monsieur Le Garrec, vous avez évoqué la question importante de la sous-traitance. C'est un sujet qu'il nous faudra aborder tant au plan national qu'au plan européen car, au même titre que la responsabilité sociale, la relation entre le donneur d'ordre et l'exécutant est un élément essentiel pour l'équilibre de nos entreprises.
Or pour la première fois, les salariés de la grande entreprise et ceux de la sous-traitance se trouvent sur un pied d'égalité grâce à l'intéressement de projet, cher à Jacques Godfrain, qui constitue une première réponse.
Je voudrais aussi vous dire, puisque vous avez cité avec gentillesse l'épargne salariale, que ce que l'INSEE retient, c'est la différence liée à l'épargne salariale issue de la loi Fabius plutôt que la réalité de la participation non issue de cette forme de l'épargne salariale.
M. Jean Le Garrec. Je suis d'accord.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. La loi Fabius était avant tout un texte sur l'épargne salariale alors que le projet sur la participation que nous vous proposons est un véritable projet de société dont la dimension est tout autre.
Je voudrais enfin vous dire qu'il n'est pas question de toucher aux institutions représentatives du personnel, sujet qui relève, bien évidemment, du dialogue social.
Quant à une éventuelle saisine du Conseil constitutionnel,… M. Alain Vidalies. Pour certains articles, ce sera la troisième fois ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. …les dispositions concernant les pôles de compétitivité, l'emploi des seniors et la gestion prévisionnelle des emplois ont fait l'objet d'une concertation longue et approfondie avec l'ensemble des partenaires sociaux. La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, qui évite le drame du licenciement et permet de faire l'économie d'une crise sociale ou d'un plan de sauvegarde de l'emploi, s'inscrit précisément dans la démarche de sécurisation des parcours professionnels qu'évoquaient tout à l'heure le président Dubernard et le président Ollier. Que la commission des affaires culturelles nous propose ou non de les reporter, toutes ces dispositions ont été soumises au Conseil supérieur de la prud'homie, après le rapport Desclaux. Nous ne sommes donc nullement dans une forme de happening, pour parler anglais à mon tour, et ce texte a bien fait l'objet d'un dialogue préalable.
Vos arguments sur l'inconstitutionnalité du texte ne me paraissent donc pas fondés, et nous aurons l'occasion au cours des débats de montrer que c'est bien le fruit d'un travail collectif, d'un dialogue approfondi de plus de dix-huit mois avec les partenaire sociaux, qui est examiné aujourd'hui par l'Assemblée nationale. Nous ne pouvons, pour ces raisons, être favorables à votre démarche. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Jean Le Garrec. C'est ce que je craignais ! M. le président. Nous en arrivons aux explications de vote sur l'exception d'irrecevabilité.
La parole est à M. Maxime Gremetz, pour le groupe des député-e-s communistes et républicains.
M. Maxime Gremetz. Le groupe des député-e-s communistes et républicains soutiendra cette exception d'irrecevabilité.
Je souhaiterai simplement recommander au ministre la lecture des documents du CERC. Les chiffres fournis par le Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale sont en effet édifiants. Entre 1978 et 2003, la part des salaires nets dans les revenus nets d'activité est passée de 50,7 % à 43,6 % ; dans le même temps, celle du patrimoine financier aux mains des actionnaires et des détenteurs de stock-options est passée de 10,9 % à 19,1 %. Quel renversement ! Il y aurait beaucoup à dire ! M. le président. La parole est à M. Jacques Godfrain, pour le groupe UMP.
M. Jacques Godfrain. Je suis stupéfait de l'incohérence de M. Le Garrec qui, d'un côté, reproche à M. Ollier son conservatisme et, de l'autre, nous explique benoîtement que, moyennant quelques petits réglages, la situation actuelle est parfaite ! Je ne peux, par ailleurs, laisser passer ce qu'il a dit au sujet de l'A380. Il en va de la réputation de l'industrie européenne et tout ce qui est dit sur cet avion est soigneusement noté par les concurrents.
Dans cette bataille mondiale de l'aéronautique où nous sommes impliqués, nous ne pouvons accepter dans cet hémicycle le moindre propos qui pourrait discréditer la chaîne industrielle de l'A380 ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) C'est un péché grave que d'avoir émis cette critique.
Je puis vous citer, en revanche, l'exemple de l'entreprise Eiffage, qui a construit le viaduc de Millau, chez moi. Pendant trois ans, j'ai vu fonctionner une entreprise, détenue à 25 % par 95 % des salariés, qui tenait ses délais et travaillait dans un climat humain remarquable, tout simplement parce que rien ne s'y décidait sans que la direction consulte les salariés actionnaires.
C'est la raison pour laquelle le groupe UMP rejettera l'exception d'irrecevabilité. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. Alain Vidalies, pour le groupe socialiste.
M. Alain Vidalies. En début de séance, M. Borloo s'est étonné du faible écho médiatique et politique de ce projet. La réponse est très simple : personne n'y croit ! Il est paradoxal de parler d'alliance entre capital et travail et de nouvelle répartition des richesses, alors que nombre de nos concitoyens, dont ni le salaire ni le pouvoir d'achat n'augmentent, connaissent de graves difficultés. Dans un tel contexte, l'opinion publique a très vivement réagi au scandale des stock-options au nom desquelles certains se sont attribué des sommes énormes. Or votre texte ne propose rien en faveur d'une autre répartition des richesses.
Nous débattons ici d'un projet du Gouvernement, qui a été adopté en conseil des ministres – par deux fois même, la seconde avec une lettre rectificative. Ce projet est approuvé par la majorité UMP, qui le soutient. Ce n'est pas le groupe socialiste qui a procédé à la manoeuvre extravagante consistant à adjoindre à ce texte théoriquement consacré à l'épargne salariale une quinzaine d'articles qui modifient les règles du travail ! La commission des affaires culturelles elle-même, ayant pris conscience de l'invraisemblance de la démarche, a supprimé ces dispositions. Mais, à ce stade du débat, le Gouvernement a simplement indiqué qu'il avait pris note des propositions de la commission et, après quatre interventions, le ministre ne s'est toujours pas engagé à retirer ces articles. On ne peut tenir pour acquise une velléité de suppression ! Or ces dispositions sont tout, sauf anodines, car, contrairement aux discours que vous tenez sur l'alliance du capital et du travail, et sur la représentation des salariés, il s'agit – pour les salariés d'une entreprise sous-traitante, comme vous l'avez fait pour les moins de vingt-six ans – de tout faire pour extraire le plus grand nombre de salariés du calcul des effectifs, et de limiter au maximum le rôle des institutions représentatives du personnel. Vous avez réussi l'exploit d'insérer ces deux dispositifs dans un même texte ! Voilà, monsieur le ministre Borloo, pourquoi personne ne s'intéresse à ce projet : parce que personne n'y croit ! M. Jean Le Garrec. Très bien ! M. le président. La parole est à Mme Anne-Marie Comparini, pour le groupe UDF.
Mme Anne-Marie Comparini. Le groupe UDF ne votera pas l'exception d'irrecevabilité. (« Ah ! » sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Bruno Gilles. Le geste est remarqué ! Mme Anne-Marie Comparini. Cela ne veut pas dire que j'aie été insensible à certains arguments de M. le Garrec. J'observe que, tant la presse de ces derniers jours que les interventions des ministres en début de séance ont insisté sur les seules dispositions concernant la participation. Je sais que l'affaire est d'importance, mais, ne l'oublions pas, ce texte ne comporte pas que des articles relatifs à la participation.
Vous n'avez, messieurs les ministres, pas dit un mot sur les dispositions sociales qui, toutes, ont un lien avec les règles du travail. Seuls les rapporteurs les ont évoquées. Nous préférons donc en parler, et rompre ainsi un silence assourdissant, tout en approuvant la sage décision prise par la commission de supprimer nombre de ces articles.
M. le président. Je mets aux voix l'exception d'irrecevabilité.
(L'exception d'irrecevabilité n'est pas adoptée.) M. le président. S'agissant de l'organisation de nos travaux, je vous propose, chers collègues, d'entendre dès à présent M. Maxime Gremetz défendre la question préalable déposée par le groupe des député-e-s communistes et républicains, ce qui nous permettra de ne pas siéger cette nuit, le Gouvernement, la commission et les différents orateurs s'y étant montrés favorables. (Assentiment.) Question préalable M. le président.M. Alain Bocquet et des membres du groupe des député-e-s communistes et républicains une question préalable déposée en application de l'article 91, alinéa 4, du règlement.
M. Maxime Gremetz.
M. Maxime Gremetz. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, chers collègues, le projet de loi qui nous est soumis cette semaine de rentrée en session ordinaire augure bien mal du sort que vous allez réserver aux derniers mois de séances de cette XIIe législature. Ce texte, relatif au développement de la participation et de l'actionnariat salarié, relève de la schizophrénie ! D'abord, à la question pressante de l'augmentation des salaires et du pouvoir d'achat, vous répondez par l'épargne salariale et par l'actionnariat salarié, dont le caractère aléatoire ne garantit en rien une augmentation du pouvoir d'achat des salaires, et vous faites passer la rémunération du travail après le profit des dirigeants et des actionnaires.
Ensuite, si, au titre Ier de ce texte, est affichée la volonté d'améliorer la participation des salariés à la vie de l'entreprise, le titre III propose un arsenal législatif destiné à saper encore un peu plus les fondations de notre législation sociale et du code du travail, en privant les salariés de leurs droits, notamment en matière de représentation, de négociation et de défense. Vous nous aviez pourtant affirmé que votre texte ne visait pas seulement à améliorer la participation financière, mais aussi la participation à la gestion de l'entreprise.
La dernière partie de ce texte, qui constitue un fourre-tout législatif, uniquement destiné à achever les basses oeuvres en détricotant définitivement le code du travail, est inacceptable, tant sur la forme que sur le fond. C'est sans doute pourquoi les rapporteurs – que j'ai écoutés avec beaucoup d'attention – se sont empressés de proposer de supprimer ces dispositions, mais pour mieux les intégrer dans d'autres projets. J'y reviendrai.
Permettez-moi d'abord de développer notre approche de la première partie de ce texte relatif au développement de la participation financière et à l'actionnariat salarié. (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Si vous parlez, je m'arrête ! (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Jacques Godfrain. Nous ne faisons que commenter vos propos ! M. le président. Monsieur Gremetz, poursuivez, je vous prie.
M. Maxime Gremetz. Si vous voulez que je m'en aille, je peux reprendre mon intervention plus tard ! M. le président. Monsieur Gremetz, il vous arrive parfois de vous exprimer, alors même qu'un orateur est à cette tribune.
M. Maxime Gremetz. Vous ignorez à quel point ces apartés me perturbent ! (Rires sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) La question des salaires et du pouvoir d'achat marque très fortement cette rentrée. Comment pourrait-il en être autrement ? Alors que les dépenses incompressibles des ménages ne cessent d'augmenter, le pouvoir d'achat a diminué de 0,5 % au second trimestre. Tout est à la hausse : les loyers, prohibitifs, ont augmenté de 28,1 % en quatre ans, le prix du gaz a flambé de 23,5 % en un an, l'essence de 15 %, et le fioul de 10 %.
Tout augmente, donc, sauf la feuille de paie ! Tous les syndicats évoquent une dégradation du pouvoir d'achat des salaires, de 5 à 7,5 % entre 2000 et 2005. Selon les chiffres officiels, le surendettement des ménages a augmenté de 9,8 % en un an et les expulsions locatives, que vous refusez de bannir du droit français, ont bondi de 37 % en cinq ans, avec le concours de plus en plus systématique de la force publique. En France, plus de trois millions de personnes vivent avec moins de 1 500 euros par mois pour un travail à temps plein, et quelques centaines de milliers de femmes et d'hommes survivent avec moitié moins en raison d'un emploi à temps partiel.
On ne peut continuer d'accepter cette situation au regard de la bonne santé financière des grandes entreprises, que vous avez contribué à conforter avec les différentes lois de finances, qui se sont traduites par 70 milliards d'euros de cadeaux fiscaux au patronat en quatre ans.
Tout cela en pure perte ! Dans son bulletin du mois d'août, la Banque de France elle-même tirait la sonnette d'alarme. « Il n'y a plus d'investissement productif » précise cette étude, « et, dans de nombreux pays, les profits des entreprises sont à leur plus haut niveau depuis des décennies. Ils dépassent 10 % du PIB. Le fameux “ théorème ” d'Helmut Schmidt selon lequel “ les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain” est sérieusement écorné, quand le ratio investissement-PIB se situe à son plus faible niveau depuis des dizaines d'années dans l'ensemble des pays du G7. » Ce n'est ni le parti communiste, ni la CGT qui l'affirme… Je continue de citer la Banque de France : «Les sociétés en tête du CAC 40 disposent de plus de 1 100 milliards de dollars de liquidités, un niveau sans précédent, et les actifs liquides représentent 9 % du total de leur bilan. Les entreprises ne savent pas quoi faire de leur argent et elles privilégient les placements financiers plutôt que les investissements physiques. » Où est la justice économique vantée par le Premier ministre quand Gouvernement et patronat refusent toute revalorisation significative des feuilles de paie, alors que les dividendes versés aux actionnaires ont augmenté de 50 % en 2005 et d'encore autant pour le seul premier semestre 2006, et que le taux de distribution des profits en leur faveur grimpe de 10 % ? On ne peut tolérer que se poursuive le scandale de l'appauvrissement de l'immense majorité de nos concitoyens tandis que les classes possédantes vivent dans une opulence inouïe ! Aujourd'hui, vous ne pouvez plus cacher cette situation. Alors, pour tenter d'y faire face et pour sauver, malgré tout, « le système », vous volez au secours du capitalisme financier avec ce projet et en prévoyant une future conférence, sur les revenus, et non sur les salaires ! Tout est fait pour briser le mécanisme salarial, avec ses négociations, ses grilles conventionnelles et son droit ouvert à la protection sociale, et pour lui substituer des formes flexibles d'intéressement, de participation et d'actionnariat, quand ce ne sont pas des subventions publiques, telle la prime pour l'emploi.
Dans ce contexte, n'ayons pas peur des mots, votre projet de loi est une escroquerie intellectuelle (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire), car on ne peut répondre sérieusement à l'incontournable nécessité d'augmenter les salaires en parlant d'« épargne salariale » ou d'« actionnariat ».
L'INSEE l'a d'ailleurs démontré dans une étude qui souligne combien l'épargne salariale accroît les discriminations entre les salariés, selon leur statut, leur secteur d'activité et la taille de l'entreprise dans laquelle ils travaillent. Jean Le Garrec l'a fort justement dit tout à l'heure.
M. Jean-Jacques Descamps. Il n'y a plus un seul socialiste sur ces bancs pour vous écouter ! M. Maxime Gremetz. Les discriminations sont d'autant plus inquiétantes que ces compléments de rémunération ne cessent de se développer, parfois au détriment des salaires.
Entre 2000 et 2004, l'épargne salariale a bondi de 6,7 % par an alors que les salaires en France n'ont pratiquement pas progressé sur la même période. Si les ouvriers ont bénéficié d'une progression de 0,6 % en moyenne annuelle et les cadres de 0,5 %, les employés et les professions intermédiaires, eux, ont vu leurs salaires baisser de 0,2 %.
Pourquoi serait-il possible de distribuer du revenu sous forme de dividendes alors que ce serait exclu sous forme de salaires ? Si, aujourd'hui, ce dispositif s'adresse aux salariés des entreprises de plus de cinquante salariés, ce sont en réalité ceux des grandes entreprises qui en bénéficient : ils ne sont que 8,5 millions, soit un peu plus de 50 % des salariés du pays, tandis qu'un salarié sur sept est actionnaire de son entreprise. J'ai moi-même été actionnaire de mon entreprise et je m'en croyais propriétaire. Or, un beau jour, j'ai monté un syndicat et appelé à la grève : actionnaire ou pas, j'ai été mis à la porte ! Vous dites « actionnaire ! », mais les gens ne sont pas dupes : avec une action, ils ne décident de rien du tout ! Et moi, même propriétaire, j'ai été expulsé de ma maison ! On ne m'y reprendra plus ! Il faudrait être le roi des… M. Jean-Jacques Descamps. Ce que vous n'êtes pas ! (Sourires.) M. Maxime Gremetz. Tout est fait pour contourner la véritable question de l'augmentation des salaires au motif que la compétitivité des entreprises est en jeu. Or qu'est-ce qui différencie cette épargne du salaire ? Son caractère variable et son exonération de cotisations sociales et d'impôt.
Une augmentation de salaire est pérenne, mais pas la participation, qui dépend des résultats de l'entreprise. Les salaires sont soumis à cotisations sociales, mais pas le versement d'épargne ou de participation. Les salaires donnent lieu à paiement d'impôts, mais pas l'épargne. Ce sont autant d'avantages pour certains, mais pour nos comptes sociaux, parlons-en ! Les inégalités s'accroîtront également entre les salariés modestes et ceux qui sont plus aisés. Les premiers seront, en effet, contraints de toucher immédiatement leur intéressement, car ils n'ont pas les moyens de le placer pendant cinq ans ou d'effectuer des versements volontaires sur un PEE.
Nous tenons pour intangible le principe que la participation financière vient en plus des salaires et ne peut en aucun cas s'y substituer. C'est pourquoi nous proposerons par nos amendements que tout système de participation ou d'intéressement soit subordonné à un accord préalable sur une augmentation des salaires.
De plus, les placements effectués par l'épargne salariale ou l'actionnariat ne sont pas sans risque. Ainsi, au moment de l'ouverture du capital de France Télécom, les salariés ont massivement souscrit aux actions, mais la chute a été rude. En 1997, un salarié qui aurait investi 1 500 euros aurait vu son portefeuille s'envoler à 23 087 euros en 2000 puis retomber à 1 170 euros en 2002, à l'issue de la durée de blocage de cinq ans.
L'actionnariat constitue également une arme économique pour le patronat.
Chez Air France, par exemple, une diminution de la baisse des salaires des pilotes a été réalisée en échange d'une distribution d'actions.
M. Jacques Godfrain. C'est M. Gayssot qui était ministre à l'époque ! M. Maxime Gremetz. En réalité, la participation financière, comme l'actionnariat salarié, est une arme redoutable pour encore mieux flexibiliser les salaires. Il ne s'agit ni plus ni moins que de faire passer la rémunération salariale après le profit, ce qui la rend plus aléatoire. Votre projet, nous n'en voulons pas. Nous ne voulons pas d'une société qui érige comme modèle la prédation actionnariale au détriment des salaires et de l'emploi.
Quant au système inouï des stock-options, il faut y mettre un terme.
Grâce aux programmes de stock-options que leur attribuent régulièrement les conseils d'administration, les dirigeants des sociétés du CAC 40 sont en possession d'un gain potentiel estimé récemment à 700 millions d'euros ! Ce régime privilégié, qui incite le PDG à ne prendre que des décisions propres à valoriser l'action de son groupe, alimente la hausse régulière, depuis une dizaine d'années, de la rémunération des grands patrons. La moyenne de celle des PDG du CAC 40 en 2005 était de 2,2 millions d'euros, le mieux payé étant celui de L'Oréal – qui n'est plus Mme Bettencourt, que nous aimions tant et qui, en plus, était picarde (Sourires) : outre un revenu de 7,3 millions d'euros, en augmentation de 11,6 %, il possède un million d'options exerçables à partir de 2010, dont 700 000 à 61,37 euros et 300 000 à 62,94 euros. En un mois, le montant de ces stocks-options a représenté le montant de 500 ans de SMIC ! M. Jean-Jacques Descamps. Et Zidane ? M. Maxime Gremetz. Par ce mécanisme, Antoine Zacharias a vu son gain potentiel sur les options attribuées depuis le 31 décembre 2001 passer de 2,6 millions d'euros à 173 millions d'euros le 2 mai 2006.
M. Michel Vergnier. Et sans faire les trois-huit ! M. Maxime Gremetz. À titre de comparaison, une caissière de la grande distribution gagne en moyenne 600 euros par mois, devant se contenter d'un temps partiel de 20 heures par semaine payé au SMIC, et 40 % des salariés gagnent moins de 1 321 euros. Cela vous laisse froids quand vous devriez sauter au plafond ! La vraie réponse à ces stocks-options n'est ni la modération ni la moralisation préconisée par M. Balladur : c'est la suppression ! C'est ainsi que pourra s'opérer la redistribution des richesses par le salaire direct, la réorientation de l'argent vers la rémunération directe du travail. C'est ce que nous proposons dès maintenant en demandant que le SMIC soit porté à 1 500 euros en même temps que sera réévaluée la grille de l'ensemble des salaires.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Avec votre accent picard, vous devriez plutôt parler d'« options d'achat » ! M. Maxime Gremetz. Ce n'est pas moi qui ai inventé tous ces mots barbares, qui sont en général mauvais pour les petites gens et bons pour les gros ! Cette augmentation du SMIC ne représente qu'une augmentation de 3 % par an, c'est-à-dire 1 % de plus que l'inflation, pour un coût de 9 milliards d'euros. Elle n'a rien d'insurmontable et serait tellement bénéfique pour notre économie et la croissance ! Nous rejetons clairement l'amplification de l'actionnariat salarié et de la participation financière portée par ce projet de loi, qui ne vise qu'à transformer une partie des salariés en petits rentiers. Les gens ont leur dignité et veulent que leur travail soit payé comme il convient, pas par des options distribuées au bon vouloir des grands groupes internationaux ! On a beaucoup parlé du général de Gaulle, mais il n'a pas connu cette situation où l'essentiel des sociétés françaises dépend aujourd'hui de ces grands groupes. De plus en plus, les salariés des grandes entreprises me disent que, non seulement ils n'ont pas d'augmentation de salaire, mais qu'on leur oppose un bilan déficitaire pour les priver d'intéressement. Or un simple jeu d'écriture permet de dégager un déficit – provisoire, bien sûr – lorsque vient le moment de distribuer ces primes ! Ceux qui croient que la participation financière pourra se réaliser dans les grandes entreprises doivent savoir que, dans celles où elle existe déjà, elle est remise en cause.
Les organisations syndicales de salariés ont dénoncé ce projet de loi. Elles ont toutes également sévèrement jugé le wagon législatif du titre III portant diverses mesures relatives au droit du travail. Sachant que l'ordre du jour de notre assemblée sera surchargé jusqu'à la fin de la législature, vous profitez de ce texte pour raccrocher toute une série de mesures qui n'ont d'autre objectif que de fragiliser le monde du travail. Certaines d'entre elles, déjà introduites dans divers projets, avaient été censurées par le Conseil constitutionnel en raison du peu de lien qui les rattachait au texte concerné. Ce nouveau projet de loi constitue donc en quelque sorte une session de rattrapage. Prêt de main-d'oeuvre par dérogation au marchandage, congé de mobilité, suppression de la contribution Delalande, remise en cause des tribunaux de prud'hommes, autorisation du cumul d'un temps partiel et de l'intérim : autant de mesures qui composent ce funeste cortège ! M. Michel Vergnier. C'est juste ! M. Maxime Gremetz. Comment prétendre vouloir améliorer le dialogue social et la participation des salariés à la vie de l'entreprise quand vous précarisez encore le salariat dans ses droits et ses protections et que vous refusez le principe des accords majoritaires ? Vous avez raison, monsieur le président Dubernard, la participation ne doit pas seulement être financière, mais elle doit aussi s'exercer dans la gestion des entreprises. Comment l'atteindre quand on remet en cause les droits des comités d'entreprise et des délégués du personnel, et que l'on conteste le principe démocratique élémentaire d'une véritable concertation débouchant sur des accords majoritaires, c'est-à-dire approuvés par les syndicats représentant la majorité des salariés à tous les niveaux ? Comment rénover les règles sociales quand, mesure après mesure, vous privez de plus en plus de salariés du droit aux institutions représentatives ? Après les ordonnances de juillet 2005, qui excluaient du décompte des effectifs les salariés de moins de vingt-six ans, l'article 32 vise, lui, à exclure de ce même décompte les salariés intervenant dans l'entreprise en exécution d'un contrat de sous-traitance ou de prestation de service. Où ceux-là seront-ils représentés ? Vous ne protégez même plus les interlocuteurs du patronat, dans ce dialogue social que vous prétendez promouvoir ! Une étude de la DARES de septembre 2005 met en évidence l'augmentation du nombre de licenciements de salariés protégés : « En 2003, 13 400 salariés protégés ont fait l'objet, en France métropolitaine, d'une demande d'autorisation de licenciement, que ce soit pour des raisons économiques ou pour d'autres motifs. Ils étaient 11 000 en 2000, soit une augmentation de 21 %. Après une année de léger recul en 2001, les demandes de licenciement de salariés protégés sont reparties à la hausse en 2002 et 2003. » C'est un service du ministère de l'industrie qui le dit ! La note de la DARES précise en outre qu'« un peu plus de 85 % de ces demandes donnent lieu à une autorisation et 7 % des décisions de l'inspection du travail font l'objet d'un recours auprès du ministre ».
Dans ces conditions – des institutions représentatives du personnel implicitement empêchées, des salariés dits « protégés » de plus en plus licenciés depuis 2002, des niveaux de négociations et d'accords de plus en plus individualisés, le dialogue social biaisé et complètement déséquilibré – comment parler de concertation, de participation et de dialogue social ? Mais ce n'est pas tout : votre réforme des tribunaux des prud'hommes – dont on parle peu, et c'est bien dommage car il s'agit d'un grand danger pour cette spécificité tout à fait française – accompagne votre schéma d'ensemble. En effet, les décrets d'application menacent gravement l'activité prud'homale, notamment en ce qui concerne la forfaitisation des activités et la possibilité de rectifier autoritairement les relevés par les greffes. Tout est fait pour décourager cette juridiction et la limiter. Mais nous ne vous laisserons pas faire.
J'en viens à la sécurisation des parcours professionnels. En fait, vous ne sécurisez que les parcours professionnels qui mènent à la précarité, au sous-emploi et au chômage. Comment prétendre sécuriser les parcours professionnels quand on est l'auteur du CNE et le défenseur du CPE ? Vous êtes tellement attachés à la casse du contrat de travail que vous allez même jusqu'à vous mêler directement des contentieux qui émergent partout sur le CNE, pour ordonner à la justice les décisions qu'elle doit prendre. La légalité de nombreux CNE est remise en cause par certaines décisions jurisprudentielles. Vous intervenez et pesez sur les décisions de justice, au mépris des grands principes d'indépendance de la justice si souvent affirmés, afin que cette jurisprudence soit remise en cause.
Après le CNE et la tentative du CPE, vous proposez de nouvelles dispositions censées sécuriser la vie professionnelle des travailleurs. Quelles sont-elles ? Le prêt de main-d'oeuvre, autrement dit le marchandage légalisé et le congé de mobilité mi-droit au reclassement, mi-suspension atypique du contrat de travail – on ne sait pas trop. De qui se moque-t-on ? Vous voulez sécuriser les parcours professionnels. Nous allons vous faire des propositions et avancer réellement, sérieusement, sur l'élaboration d'un véritable plan de sécurité d'emploi et de formation, que nous portons depuis de nombreuses années déjà. Cela passe par l'obligation de négocier des plans de départs à la retraite contre des embauches, par la création de droits d'intervention des salariés dans la marche de l'entreprise, par la consolidation du contrat de travail à durée indéterminée et par une politique de crédit sélective à partir de fonds régionaux gérés démocratiquement. Ce sont des avancées concrètes, sur lesquelles on peut discuter.
Nous avons fait des propositions en commission, que nous soumettrons au Gouvernement à l'occasion de l'examen du titre III du projet de loi. Il s'agit, monsieur Dubernard, de donner réellement les moyens aux salariés de participer pleinement à la vie comme à la gestion des entreprises.
Permettez-moi de citer quelques-unes de nos propositions.
Premièrement, nous proposons de créer un droit de saisine du juge par les représentants des salariés ou les organisations syndicales représentatives, pour contrôler le motif économique justifiant les licenciements collectifs, en amont de la rupture des contrats de travail.
La procédure de la restructuration pourrait être suspendue, afin que l'employeur entame, avec une obligation de sérieux et de bonne foi, une négociation sur les propositions alternatives portées par les élus du personnel ou les syndicats.
Deuxièmement, nous proposons d'introduire le principe majoritaire pour la validation des accords d'entreprise, de branche ou interprofessionnels.
Ils devront être ratifiés par des organisations syndicales ayant rassemblé au moins la moitié des suffrages aux élections professionnelles, alors que, actuellement, il suffit qu'une seule organisation signe pour qu'ils s'appliquent, un éventuel veto pouvant être mis en recourant au droit d'opposition. C'est un point très important, notamment depuis l'extension des accords de méthode par la loi Larcher – du nom de notre ministre – et les tentatives de chantage patronal à la délocalisation pour revenir sur les accords instaurant les 35 heures ou d'autres acquis salariaux.
Vous devriez être content, monsieur Larcher, d'avoir une loi qui porte votre nom. C'est historique ! (Sourires.) Cela ne me gêne pas de ne pas avoir de loi portant mon nom, mais je sais que beaucoup de ministres y sont attachés. Vous pouvez me remercier d'avoir baptisé cette loi de votre nom.
M. Michel Vergnier. Quelle reconnaissance ! M. Maxime Gremetz. Troisièmement, nous proposons que la responsabilité des entreprises donneuses d'ordres soit engagée lorsque leurs décisions provoquent des restructurations et des licenciements au sein des sociétés sous-traitantes. Les salariés et dirigeants de ces dernières pourraient exiger que les instances représentatives du personnel de deux entreprises soient réunies conjointement et que les procédures de consultation, d'information et de négociation sur le plan de sauvegarde de l'emploi soient communes.
Quatrièmement, nous proposons que soit donnée aux représentants des salariés d'une entreprise sous-traitante mise en faillite par l'action ou l'inaction de la maison mère ou de la société donneuse d'ordres, la capacité d'obtenir l'extension de la procédure collective, et donc la responsabilisation de l'entreprise dominante. Nous avons obtenu, dans le cadre de la jurisprudence Flodor, que la responsabilité du groupe Unichips-Italie, qui a créé Flodor en France, soit engagée tant pour le plan de licenciement que pour la réintégration, etc. Qui utilise cela aujourd'hui ? Personne ! Pourtant, cela change toutes les données. C'est très dissuasif pour les sociétés qui s'arrangent pour délocaliser, se mettre en faillite, déposer le bilan et partir. Si la responsabilité du groupe est engagée, c'est une tout autre affaire, car il sait qu'il paiera très cher. Nous utilisons cet argument de procédure, qui est tout à fait payant.
Je vais conclure. Vous voyez, monsieur le président, comme je suis raisonnable – je fais un effort pour aller vite (« Nous y sommes sensibles ! » sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire) et, même si vous avez le ventre vide, votre soirée sera libérée. Certains m'ont dit qu'ils devaient faire des rencontres très intéressantes ce soir.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Et la morale ? M. Maxime Gremetz. Ce n'est pas immoral ! M. le président. Mes chers collègues, je vous prie de laisser conclure M. Gremetz.
M. Maxime Gremetz. Cinquièmement, nous proposons de généraliser la présence de représentants élus des salariés dans les conseils d'administration, en la rendant obligatoire pour toutes entreprises de plus de dix salariés.
Ce sont de vraies propositions, qui ont au moins le mérite d'exister, qui sont de nature à rénover le dialogue social et à permettre une vraie participation des salariés à la vie de l'entreprise.
Je souhaite, pour conclure, dire quelques mots sur les deux mesures ajoutées à la hâte par lettre rectificative : le chèque-transport et la cotation en bourse des clubs sportifs.
M. Michel Vergnier. Parlons-en ! M. Maxime Gremetz. Nous y reviendrons, mais ne pensez pas que ce chèque solde la question d'une fiscalité plus juste sur l'énergie. Comment aborder un tel sujet sans imaginer ne pas mettre à contribution les groupes pétroliers, à qui la hausse des prix de l'or noir vaut de faire des orgies de profit ? Ce chèque ne peut pas être une finalité, car son application reste à la discrétion de l'employeur. Il est, encore une fois, assorti de larges exonérations sociales et fiscales.
La cotation des clubs sportifs en bourse ne fait pas non plus l'unanimité, y compris dans les plus hautes instances du football professionnel, et risque d'avoir des conséquences graves à l'échelon amateur.
M. Michel Vergnier. Cela ne marche nulle part ailleurs ! M. Maxime Gremetz. Le groupe des député-e-s communistes et républicains est absolument contre toutes ces mesures.
M. Michel Vergnier. Les hommes ne sont pas des marchandises ! M. Maxime Gremetz. C'est exact : les hommes ne sont pas des marchandises, pas plus que ne l'est la santé. Si l'on met les valeurs sportives entre les mains des financiers et si elles sont cotées en bourse, vous en ferez des entreprises financières. Vous pouvez en juger par tout ce que nous connaissons déjà : les achats abusifs, les fraudes, etc. Ne laissons pas la finance pourrir le sport, qui représente une valeur physique, humaine et morale.
Sur tous ces sujets, nos rapporteurs ont visiblement ressenti un malaise et proposé une large série de suppressions. Nous en prenons acte, et nous allons nous retrouver.
Vous avez évoqué l'idée de concertation chez le général de Gaulle. Vous avez oublié Jacques Chaban-Delmas et Jacques Delors – cette « nouvelle société », plus proche de nous. Pour aller dans cette direction, il faut être au moins deux.
Vous avez dit, monsieur Dubernard : « Il faut faire ensemble… » Ne pensez pas dépasser la lutte des classes ! Les intérêts des salariés sont divergents de ceux des entreprises bien placées au CAC 40, qui veulent faire toujours plus de profits sur leur dos. Les salariés se défendent, c'est naturel.
Moi, quand on me donne une gifle, j'ai beau être un bon chrétien, je ne tends pas l'autre joue.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Vous, un bon chrétien ! (Sourires.) On aura tout entendu ! M. Maxime Gremetz. Je ne sais pas si je suis un bon chrétien, mais je suis au moins un judéo-chrétien.
M. le président. Peut-être serait-il temps de conclure, monsieur Gremetz ! M. Maxime Gremetz. J'ai terminé sur une confidence exceptionnelle, vous en conviendrez, même si vous en doutez – et sans doute n'avez-vous pas tort.
Je viens de démontrer que ce texte est inopportun. Il ne répond pas à la demande pressante de l'augmentation du pouvoir d'achat des salaires, il ne sécurise pas les parcours professionnels et, enfin, il poursuit votre inqualifiable démantèlement du code du travail.
Pour ces raisons, nous invitons l'Assemblée à adopter cette question préalable. Si, chers collègues, vous ne la votez pas, nous continuerons encore plus efficacement à défendre tous nos amendements de suppression et les cinquante amendements tendant à faire des propositions.
Je vous ai tout de même fait gagner une bonne soirée. (« Merci ! » sur divers bancs.) À nous revoir, car vous me devez quelque chose aujourd'hui ! M. le président. La parole est à M. le ministre délégué à l'emploi.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Je voudrais exprimer ma gratitude à Maxime Gremetz, qui, après son éloge de la foi chrétienne, mériterait d'être appelé Maxime le Baptiste, puisqu'il a bien voulu donner mon nom à une partie d'un texte.
Cependant, il faut se méfier, car lorsqu'on a son nom sur une plaque de rue, c'est souvent mauvais signe. (Sourires.) Nous pensons qu'il faut plutôt regarder vers l'avenir.
M. Maxime Gremetz. C'était sans arrière-pensée, monsieur le ministre ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Je voudrais apporter une précision en ce qui concerne les chiffres de la DARES. Il y a eu en 2002-2003, c'est vrai, une augmentation du nombre de licenciements de salariés protégés. Mais, en 2004-2005, il y a eu une diminution.
M. Maxime Gremetz. Vous devriez mettre vos chiffres à jour ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Quand nous parlons participation, nous ne parlons pas de politique salariale. Or, monsieur Gremetz, vous nous avez fait une démonstration sur la politique salariale.
M. Maxime Gremetz. Oui ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Je voudrais simplement vous rappeler que les 35 heures se sont soldées par une modération salariale et par l'éclosion de sept SMIC. Nous avons organisé la convergence des SMIC et fait gagner aux salariés rémunérés au SMIC 11 % de pouvoir d'achat, sans parler de la prime pour l'emploi.
Je voudrais rappeler que nous étions à la fin de 2004 dans une situation singulière. En effet, 137 des 154 branches de plus de 5 000 salariés n'avaient pas eu de négociations salariales depuis longtemps – depuis sept ans pour la chimie, par exemple, qui compte 300 000 salariés.
Nous avons relancé la politique de négociations salariales entre les partenaires sociaux. Nous allons mettre en place, dans deux semaines, un comité de suivi pour soutenir la négociation entre les partenaires sociaux.
Nous ne pouvons pas être favorables à cette question préalable.
(Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. Dans les explications de vote sur la question préalable, la parole est à M. François Cornut-Gentille, pour le groupe UMP.
M. François Cornut-Gentille. C'est toujours un plaisir d'entendre Maxime Gremetz (Sourires),… Plusieurs députés du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.
N'exagérons rien ! M. François Cornut-Gentille. …même si ses arguments n'ont rien de bouleversant. Il a déclaré, en substance, qu'il n'adhérait ni à la politique économique, ni à la politique sociale du Gouvernement, ce qui n'est pas vraiment une surprise ! Vous avez, monsieur Gremetz, brossé un tableau de la France pour le moins caricatural, en retenant certains chiffres et en en occultant d'autres.
Ce tableau vous est personnel et ne correspond en rien à la situation réelle.
M. Maxime Gremetz. Ce n'est pas moi qui le dis, mais la Banque de France, l'INSEE, le CERC ! M. François Cornut-Gentille. On a le sentiment que vous vous lancez dans la caricature parce que vous refusez de regarder précisément les dispositions de ce texte. Nous ne vous demandons pas d'être d'accord sur tout ni de soutenir le Gouvernement, mais au moins, dialoguons. Nombre d'organisations syndicales, dont certaines sont proches de vous, ne partagent pas toutes nos options. Pour autant, elles ne refusent pas de discuter des jalons que nous posons.
Certes, ce projet de loi ne résoudra pas tout, mais on ne peut pas le caricaturer comme vous le faites.
M. Maxime Gremetz. Arrêtez ! J'ai les chiffres de la Banque de France ! Je tiens les documents à votre disposition ! Vous, vous n'avez rien ! M. François Cornut-Gentille. Il ne s'agit pas d'une déconstruction du code de travail, comme vous le prétendez. Ce projet comporte des dispositions pragmatiques qui vont tant dans le sens des salariés que dans celui des entreprises. Et heureusement, c'est parfois possible ! M. Maxime Gremetz. Donnez-nous vos chiffres ! M. François Cornut-Gentille. Je vois que je ne vous convaincs pas, et je le regrette car un certain nombre de personnes, qui ne sont pas si éloignées de vos positions, sont d'accord avec cette démarche pragmatique.
En tout état cause, je n'ai rien entendu de nouveau dans vos arguments, en tout cas rien qui ne nous permettrait d'adopter cette question préalable. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. Alain Bocquet, pour le groupe des député-e-s communistes et républicains.
M. Alain Bocquet. Maxime Gremetz a développé une argumentation qu'il continuera à défendre au cours du débat. Je fais remarquer, au passage, que nous n'avons pas, cette fois, déposé 130 000 amendements, mais seulement 50 ! M. Dominique Tian. Quelle sagesse ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. C'est plus raisonnable, en effet ! M. Alain Bocquet. Cela dit, on peut faire durer les débats aussi longtemps avec 50 qu'avec 130 000, surtout avec un collègue dont on connaît la détermination ! (Sourires.) Bien entendu, nous voterons la question préalable, mais vous me permettrez de faire au préalable un certain nombre de remarques.
La grande question qui est posée est celle du pouvoir d'achat, qui a indéniablement baissé.
M. Gabriel Biancheri. Merci les 35 heures ! M. Alain Vidalies. Si c'était les 35 heures, le problème, pourquoi ne pas les avoir supprimées ? M. Alain Bocquet. Je peux vous citer de nombreux exemples où les salariés font plus que trente-cinq heures par semaine pour l'équivalent de 6 500 francs par mois ! L'augmentation des salaires est une question de fond, et l'argumentation de Maxime Gremetz a été exhaustive sur ce point.
J'insisterai, pour ma part, sur le manque de sécurité emploi-formation qui est une vraie question de société. On ne peut accepter qu'une personne soit « cassée » par des choix économiques – et nous en connaissons tous des exemples – avec toutes les conséquences que cela implique pour la société.
Certes, les réponses ne viendront pas d'un coup de baguette magique, mais si nous travaillons en partenariat avec le monde économique, nous pourrons assurer des parcours sécurisés pour toute la vie, notamment en investissant dans la formation.
S'agissant de la participation, il faudra également avancer. Car il ressort d'exemples du terrain, que c'est le sacro-saint pouvoir de décision – unilatéral – de l'entreprise qui est en cause. J'en veux pour preuve ce qui se passe dans le Valenciennois, où le groupe italien Zucchi vient de décider de fermer des usines en raison de choix économiques et financiers. Je peux vous citer Béra-Descamps, à Noyelles, avec pour conséquence 130 personnes à la rue. Les salariés n'ont pas le pouvoir de faire évoluer la situation. Quant aux élus locaux, qui disposent de pouvoirs économiques, certes limités, ils assistent impuissants au démontage des machines par des ouvriers roumains ou pakistanais dans le but de les envoyer au Pakistan ou ailleurs sans que la puissance publique, les représentants du monde du travail aient leur mot à dire.
Autre exemple, celui de Stora Enzo, dans la région de Corbehem, où le sort de 800 salariés est en jeu, j'ai du reste participé à la manifestation récente qui a été organisée. Là, il s'agit d'un groupe finlandais qui décide de changer de stratégie.
Or, lorsque ces salariés font des propositions constructives et présentent des repreneurs, rien n'évolue pour autant. Je suis pour ma part un ardent défenseur de la puissance publique et de son pouvoir. Il est à mes yeux inacceptable que des groupes industriels et financiers fassent la pluie et le mauvais temps. Parfois, ils font le beau temps.
M. Jean-Jacques Descamps. Comme à Saint-Amand ? M. Alain Bocquet. En effet ! Cela dit, les élus, les salariés et la puissance publique devraient pouvoir intervenir à temps, en cas de crise, afin d'éviter les catastrophes aux conséquences lourdes pour la société, en termes de santé et de dégradation des quartiers. En fait, ne pas intervenir en amont coûte au bout du compte plus cher. Il n'est pas question de ne pas respecter le système capitaliste dans lequel nous sommes, mais ce n'est pas une raison non plus pour tout accepter. La puissance publique – État, élus, régions et autres – doit pouvoir intervenir pour éviter la casse sociale.
Bref, la participation n'aura de sens que si l'on peut faire avancer cette idée dans la loi. Or vous n'allez pas au bout de cette logique, monsieur le ministre délégué, ce qui nous pose évidemment un problème.
C'est la raison pour laquelle je suis favorable à l'adoption de la question préalable défendue par mon collègue Maxime Gremetz auquel j'ai, par ces quelques réflexions, apporté mon soutien.
M. le président. La parole est à M. Alain Vidalies, pour le groupe socialiste.
M. Alain Vidalies. Vous vous exonérez, monsieur le ministre délégué, de vous interroger sur la raison de l'échec du concept de participation en répondant qu'il faut dissocier cette question de celle de la politique salariale. Sur le plan théorique, et de votre point de vue, peut-être ! Dans l'histoire, il n'y a pas eu que le gaullisme qui ait mis en avant l'alliance entre le capital et le travail. Vous êtes au pouvoir depuis quatre ans, et c'est en fin de législature que vous présentez un tel projet de loi, lequel n'est pas votre marque de fabrique. Vous avez dénaturé les dispositifs précédents et vous entretenez la confusion entre la politique salariale et la participation.
Dès lors qu'il y a des incitations financières et des abattements de charges, le choix d'affecter telle ou telle somme à l'intéressement ou à la participation ne résulte pas de l'adhésion à ce que serait une alliance entre le capital et le travail, mais tout simplement d'un mode de gestion financière qui s'impose aux salariés.
Permettez-moi, à cet égard, de vous citer un extrait d'une étude publiée le 22 septembre dernier dans le journal Les Échos – dont l'objectivité n'est pas à démontrer : « Les discriminations sont d'autant plus inquiétantes que ces compléments de rémunération ne cessent de se développer, parfois au détriment des salaires. Entre 2000 et 2004, l'épargne salariale a bondi de 6,7 % par an, contre 3 % en moyenne pour la masse salariale. » Telle est la réalité : les salariés ont bien compris qu'on leur propose une alternative à la rémunération, qui plus est avec des disparités en fonction des secteurs d'activité pouvant être jusqu'à quatre fois supérieures d'un secteur à l'autre.
Vous auriez dû, vous et vos services, messieurs les ministres, vous interroger sur ces pratiques dénoncées par la presse ces derniers jours ! Le principe même de la détention d'actions par les salariés avec l'obligation de les détenir un certain temps fait l'objet, dans certaines entreprises, d'un marché à terme ! La banque Oddo, pour ne pas la citer, fait en réalité du portage. Les salariés restent nominativement propriétaires des actions parce qu'ils n'ont pas le droit de les céder, mais on s'est aperçu, en fait, qu'ils les revendaient immédiatement pour empocher la décote. Ces pratiques ne sont certes pas généralisées, mais elles concernent plusieurs centaines de personnes à chaque fois.
De telles pratiques, pour antinomiques qu'elles soient avec l'esprit de l'actionnariat salarié, ne sont pas pour autant illégales. Tel est le constat fait par les services du Gouvernement : c'est regrettable, mais ce n'est pas illégal. L'actionnariat est dénaturé et les salariés le vivent comme une alternative à la politique salariale. Telle n'est peut-être pas votre volonté, mais c'est la réalité vécue par les salariés. Comme le système n'est pas bien maîtrisé, c'est la jungle qui permet toutes sortes de mouvements spéculatifs. Voilà bien la preuve qu'il aurait fallu aller bien plus loin dans la réflexion.
L'adoption de la question préalable est donc pleinement justifiée.
(Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) M. le président. Je mets aux voix la question préalable.
(La question préalable n'est pas adoptée.) M. le président. La suite de la discussion du projet de loi est renvoyée à la prochaine séance.
ordre du jour des prochaines séances M. le président. Mercredi 4 octobre 2006, à quinze heures, première séance publique : Questions au Gouvernement ; Suite de la discussion, après déclaration d'urgence, du projet de loi, nos 3175, 3137, pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié : Rapport, n° 3339, de M. Jean-Michel Dubernard, au nom de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire ; Avis, n° 3334, de M. Patrick Ollier, au nom de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire ; Avis, n° 3340, de M. Alain Joyandet, au nom de la commission des finances, de l'économie générale et du plan.
À vingt et une heures trente, deuxième séance publique : Suite de l'ordre du jour de la première séance.
La séance est levée.
(La séance est levée à vingt heures quarante-cinq.) Le Directeur du service du compte rendu intégral de l'Assemblée nationale, jean-pierre carton
Assemblée nationale Compte rendu intégral Première séance du mercredi 4 octobre 2006 2e séance de la session ordinaire 2006-2007 PRÉSIDENCE DE M. JEAN-LOUIS DEBRÉ M. le président. La séance est ouverte.
(La séance est ouverte à quinze heures.) questions au Gouvernement M. le président. L'ordre du jour appelle les questions au Gouvernement.
Comme chaque premier mercredi du mois, les quatre premières questions devraient, en principe, être réservées à des thèmes européens. Nous verrons ce qu'il en est.
Nous commençons par une question du groupe socialiste.
situation d'eads M. le président. La parole est à M. Pierre Cohen.
M. Pierre Cohen. Ma question, à laquelle j'associe ma collègue Françoise Imbert, s'adresse à M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.
L'entreprise EADS, véritable défi européen, a su, en un temps record, mobiliser toutes les compétences, de l'État aux collectivités territoriales, des industriels aux ingénieurs et techniciens. Alors qu'au début de l'été, le départ de l'ancien coprésident Noël Forgeard, dans des circonstances douteuses, était déjà lié aux retards dans la production de l'A 380, un nouveau délai a été annoncé hier. Cette situation est inquiétante pour l'entreprise, ses salariés et ses sous-traitants, mais aussi pour l'économie française et pour l'avenir de l'industrie aéronautique européenne, un secteur qui représente, en Midi-Pyrénées, 66 000 emplois directs et indirects.
L'attitude d'EADS est paradoxale : aux retards de production, elle répond par un plan d'économie et la réduction des effectifs, alors qu'elle devait investir davantage afin d'augmenter ses capacités de production pour mieux honorer ses engagements.
Non, monsieur le ministre, on ne peut pas affirmer, comme vous le faites au nom de l'État actionnaire, que le plan d'EADS pour Airbus est crédible et réaliste. Airbus a de nombreux défis à relever, comme l'A 380 ou l'A 350. La compétition avec Boeing, très serrée, n'est pas seulement industrielle, financière et commerciale, mais aussi politique. Dans cette bataille, l'État doit intervenir, car il y va de la défense d'une stratégie industrielle européenne.
M. le président. Monsieur Cohen, veuillez poser votre question.
M. Pierre Cohen. J'y viens, monsieur le président.
Il y va aussi de l'intérêt des salariés, par le maintien des savoir-faire et la création d'emplois.
Monsieur le ministre, comprendrez-vous un jour que vous n'êtes plus dans un conseil d'administration mais dans un gouvernement ? M. Alain Néri. Jamais ! M. Pierre Cohen. Que comptez-vous faire pour défendre Airbus et son avenir ? M. Alain Néri. Rien ! M. Pierre Cohen. Que préconisez-vous pour éviter des coupes claires dans les effectifs et la détérioration des conditions de travail des sous-traitants ? Enfin, comment rétablir l'image de l'un de nos fleurons économiques ? (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) M. le président. La parole est à M. le ministre des transports, de l'équipement, du tourisme et de la mer.
M. Dominique Perben, ministre des transports, de l'équipement, du tourisme et de la mer. Quelle est la nature des difficultés que connaît aujourd'hui Airbus ? Elles ne sont pas liées, il est important de le souligner, à la conception de l'A 380, qui est un excellent avion.
M. Guy Teissier. Remarquable ! M. le ministre des transports, de l'équipement, du tourisme et de la mer.
Les essais sont positifs et les délais de certification seront respectés.
La difficulté est d'ordre industriel, et plus précisément, liée à l'organisation de la production. Comme vous l'avez rappelé, le conseil d'administration d'EADS, qui s'est réuni hier, a annoncé un nouveau délai d'un an pour la livraison de l'A 380, qui s'ajoute à celui déjà révélé en juin. Il faut bien comprendre que ce retard a un coût très important : il entraîne à la fois une réduction des recettes et une augmentation des dépenses. Pour le compenser, il est donc nécessaire qu'EADS et sa filiale Airbus mettent en place un plan de compétitivité.
Dès lors, quel doit être le rôle de l'État ? Celui-ci accompagne le développement technologique et la recherche, en particulier à travers le pôle de compétitivité de Toulouse.
M. Patrick Lemasle. Et l'emploi ? M. le ministre des transports, de l'équipement, du tourisme et de la mer.
Par ailleurs, il examinera attentivement les propositions qui seront faites par EADS et Airbus. Enfin, il doit prendre en compte les intérêts des territoires concernés – la région de Toulouse bien sûr, mais pas seulement, car un des aspects remarquables de l'industrie aéronautique française est qu'elle emploie un très grand nombre de sous-traitants extraordinairement compétents, souvent leaders mondiaux dans leur créneau. Nous devons préserver cette richesse.
Je fais confiance à la nouvelle direction d'EADS pour faire face à la situation. Je rencontrerai dans les tout prochains jours les représentants des sous-traitants afin d'examiner avec eux les conditions dans lesquelles nous pourrions les aider à passer cette période difficile.
Bien entendu, monsieur le député, nous mènerons ces discussions en étroite concertation avec les élus locaux les plus concernés, dont vous-même. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. – Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) transposition d'une directive européenne sur les ogm M. le président. La parole est à M. Philippe Folliot, pour le groupe Union pour la démocratie française.
M. Philippe Folliot. Monsieur le ministre délégué à l'enseignement supérieur et à la recherche, il semble que vous ayez décidé de déposséder le Parlement de deux de ses droits les plus fondamentaux, débattre et voter, en refusant d'inscrire à l'ordre du jour de l'actuelle session la transposition de la directive européenne sur les OGM, qui date pourtant du 12 avril 2001. Une telle décision est inquiétante et dangereuse.
M. Maxime Gremetz. C'est vrai ! M. Philippe Folliot. Inquiétante, car elle est le signe d'un mépris envers la représentation nationale, et plus particulièrement envers le travail de fond réalisé par la mission d'information sur les enjeux et les essais des organismes génétiquement modifiés, dont j'ai été le vice-président. Le rapport de cette mission, animée par Jean-Yves Le Déaut, son président, et par Christian Ménard, son rapporteur, a été qualifié d'équilibré et de sérieux. Il devrait servir de base pour une discussion législative contradictoire et approfondie, concernant plus particulièrement les soixante propositions qu'il expose, et qui ont été jugées constructives et raisonnables.
Cette décision est aussi dangereuse, car ce débat est confisqué par les multinationales, pour lesquelles les profits priment sur toute autre considération,… M. Gérard Charasse. C'est vrai ! M. Philippe Folliot. …et par des groupuscules de « faucheurs volontaires » qui méprisent la loi et l'ordre public.
La question des OGM est une question de fond qui mérite courage et responsabilité et doit être abordée autrement que par l'amalgame, les peurs et la violence. Pour le groupe UDF, un débat parlementaire serait à même d'éclairer nos concitoyens sur des enjeux majeurs pour l'avenir.
Quand les débats n'ont pas lieu au Parlement, ils dégénèrent en affrontements dans la rue – ou dans les champs, en l'occurrence. C'est l'anarchie qui progresse au détriment de la démocratie.
M. Maurice Leroy. Eh oui ! M. Philippe Folliot. Monsieur le ministre, allez-vous permettre à la représentation nationale de débattre enfin sur ce sujet, et quand ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française et sur plusieurs bancs du groupe socialiste.) M. Noël Mamère, M. Yves Cochet et M. Gérard Charasse. Très bien ! M. le président. La parole est à M. le ministre délégué à l'enseignement supérieur et à la recherche.
M. François Goulard, ministre délégué à l'enseignement supérieur et à la recherche. Le sujet que vous évoquez, monsieur le député, peut appeler deux attitudes extrêmes également condamnables. La première consiste à refuser toute recherche, tout progrès, tous travaux dans ce domaine.
(Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.) M. Yves Cochet et M. Noël Mamère. Ce n'est pas la question ! M. le ministre délégué à l'enseignement supérieur et à la recherche.
Notre pays est une grande puissance agricole, et l'un des leaders en matière de recherche agronomique. Dans ce domaine, l'INRA, le CNRS, nos universités figurent au premier plan mondial. Il serait donc inconséquent d'abandonner toute recherche et toute expérimentation sur les OGM.
M. Yves Cochet et M. Noël Mamère. Nous ne parlons pas de cela ! M. Maxime Gremetz. C'est une caricature ! M. le ministre délégué à l'enseignement supérieur et à la recherche.
Deuxième attitude à condamner : celle du laisser-faire absolu, qui ferait fi de toute préoccupation d'ordre environnemental ou concernant la santé humaine. C'est la raison pour laquelle, monsieur le député, le Gouvernement, au printemps dernier, à la suite de deux missions, l'une conduite au Sénat, l'autre à l'Assemblée, a décidé de déposer un projet de loi. Ce texte a été largement débattu… M. Yves Cochet, M. Noël Mamère et plusieurs députés du groupe socialiste.
Où ? M. le ministre délégué à l'enseignement supérieur et à la recherche. …au Sénat. Le débat, riche et fructueux, a permis de l'améliorer.
Naturellement, l'Assemblée nationale en sera saisie.
Plusieurs députés du groupe socialiste. Quand ? M. le ministre délégué à l'enseignement supérieur et à la recherche.
C'est nécessaire, s'agissant d'une véritable question de société, d'un enjeu majeur. Dès que le calendrier le permettra (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains), ce texte viendra devant vous, comme le veut la Constitution, pour être examiné, amendé peut-être et, nous l'espérons, adopté. Il y va de l'intérêt de l'ensemble de nos concitoyens comme de ceux de l'agriculture et de la recherche françaises. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) directives européennes et services publics M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour le groupe des député-e-s communistes et républicains.
M. André Chassaigne. Monsieur le président, mes chers collègues, ma question s'adresse à M. le Premier ministre.
Tout au long du débat sur GDF, nous avons adressé au Gouvernement une demande précise : surseoir à l'ouverture totale du marché de l'énergie et renoncer à la privatisation de GDF. Cette demande s'appuyait sur un constat, celui des risques que les directives d'ouverture à la concurrence font peser sur l'avenir de nos services publics, sur l'égalité d'accès à ces services et sur les tarifs. Ce qui est vrai pour le gaz et l'électricité l'est pour l'ensemble de nos services publics. (« Tout à fait ! » sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains.) La Commission européenne va proposer, le 18 octobre, de franchir une ultime étape dans la libéralisation du marché postal en ouvrant, dès 2009, la distribution du courrier à la concurrence. Cette directive signifie la fin du service postal universel, cette mission de service public qui contraint les opérateurs à distribuer le courrier six jours sur sept sur tout le territoire et au même tarif. Neuf opérateurs, dont La Poste, ont appelé l'Union européenne à faire preuve de prudence dans ses choix. Mais qu'en est-il de la position du gouvernement français ? La négociation de cette directive devrait être pour lui l'occasion de faire entendre enfin la voix de la France, de défendre et de promouvoir une conception exigeante des services publics à l'échelle européenne.
M. Maxime Gremetz. Absolument ! M. André Chassaigne. Mais, dans les faits, c'est la voie inverse que vous privilégiez, comme le montre la privatisation de GDF, qu'aucune directive n'impose. (« Eh oui ! » sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains et du groupe socialiste.) Vous vous faites les promoteurs des conceptions libérales les plus intransigeantes.
Allez-vous enfin vous opposer clairement au démantèlement des services publics ? Allez-vous enfin entendre le message émis le 29 mai 2005 par la majorité de nos concitoyens, qui refusent une construction européenne synonyme d'aggravation des injustices sociales et des fractures territoriales ? (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains et du groupe socialiste.) M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée aux affaires européennes.
Mme Catherine Colonna, ministre déléguée aux affaires européennes.
Monsieur le député, la constance de votre intérêt pour la négociation de la directive sur les services n'a d'égale que celle du Gouvernement.
Comme à chaque fois que le groupe communiste m'interroge sur le sujet, … M. André Chassaigne. On ne nous répond jamais ! Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. …je vous rappellerai volontiers la bonne nouvelle déjà annoncée dans cet hémicycle au mois de février, puis le 1er mars, et enfin le 30 mai : c'est un bon texte qui se trouve désormais sur la table, et il n'a heureusement plus rien à voir avec la proposition initiale. Le projet de directive sur les services respecte la dimension sociale de l'Union européenne, protège les services publics et permettra le développement d'un secteur générateur d'emplois.
Ce bon texte a été adopté au mois de février à une très large majorité du Parlement européen, puis, au mois de mai, par les vingt-cinq États membres, par consensus. Nous espérons voir le Parlement européen l'adopter en seconde lecture en novembre.
Je vous remercie de me donner l'occasion de montrer que le Gouvernement a fait changer les choses dans le bon sens. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.) M. Albert Facon. Vous plaisantez ! Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Je n'ai qu'un regret, celui que vous n'ayez pas défendu avec nous l'Europe sociale, au Parlement européen, en février dernier, et que nous ayons réussi sans vous. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) politique européenne de l'immigration M. le président. La parole est à Mme Nadine Morano, pour le groupe de l'Union pour un mouvement populaire.
Mme Nadine Morano. Ma question s'adresse à Nicolas Sarkozy (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains), ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire.
M. Albert Facon. On appelle les petits copains ? Plusieurs députés du groupe socialiste. Allô, allô ! Mme Nadine Morano. Responsabilité, humanité, transparence : telle est la méthode que vous avez utilisée en matière d'immigration. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.) À votre initiative, deux lois ont été adoptées par le Parlement, l'une pour maîtriser les flux, l'autre pour définir les modalités d'une immigration choisie. Pour la majorité, en effet, immigration ne doit plus être synonyme de désespoir et de précarité, mais bien d'intégration.
Vous vous êtes rendu vous-même au Sénégal pour signer un accord, car vous souhaitez que cette immigration choisie soit concertée avec les pays d'origine et leur soit expliquée. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Mais la politique d'immigration a aussi une dimension européenne du fait de l'existence de l'espace Schenghen. Les politiques d'immigration de nos voisins ont, nous le savons, une incidence sur celle de la France.
Monsieur le ministre d'État, pouvez-vous nous dire quelles mesures ont été envisagées lors de la rencontre des ministres de l'intérieur des huit pays du sud de l'Europe qui s'est tenue à Madrid voici quelques jours ? (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Maxime Gremetz. Vous étiez au Sénégal, madame ? M. le président. La parole est à M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire.
M. Nicolas Sarkozy, ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Madame la députée, je vous remercie de cette excellente question (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains) sur un sujet qui exige que nous redoublions nos efforts… M. Maxime Gremetz. Vous avez une réponse de retard, monsieur le ministre.
Expliquez-vous sur les « 70 % » ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. ...parce qu'il s'agit de la misère et de la détresse de malheureux qui meurent dans des conditions inadmissibles. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Depuis le début de l'année, 25 000 jeunes Africains sont arrivés aux Canaries dans des conditions souvent effroyables, qui mériteraient, mesdames et messieurs de l'opposition, un peu plus de dignité de votre part ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.) M. Jean-Pierre Blazy. Bravo pour la dignité ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Ces images doivent tous nous interpeller et nous faire réfléchir aux actions que nous devons mener.
Une réunion très importante s'est effectivement tenue à Madrid où nous avons dû, d'entrée, lever certains malentendus. L'Europe, c'est d'abord l'espace Schengen. lorsqu'un pays délivre un visa, ce dernier permet d'entrer non seulement sur son propre territoire,… M. Henri Emmanuelli. On le sait ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. …mais également sur celui des autres.
M. Henri Emmanuelli. C'est la faute des autres ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Alors que l'Espagne appelait à la solidarité, ce que je peux parfaitement comprendre, j'ai fait valoir que celle-ci ne peut s'exercer si l'on n'a pas été associé à la prise de décision. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Maxime Gremetz. Vous donnez encore des leçons, monsieur le ministre ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. En décidant de régulariser 500 000 clandestins, l'Espagne nous exposait au risque que ceux-ci arrivent en France puisque nos deux pays font partie de l'espace Schengen. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) J'ai donc estimé que la décision des Espagnols n'était pas, à ce moment-là, opportune. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Plusieurs députés du groupe socialiste. Donneur de leçons ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Il ne s'agissait d'ailleurs pas de donner de leçon à qui que ce soit (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains), mais de faire partager aux Espagnols l'expérience si malheureuse que nous avons vécue avec la régularisation massive ordonnée en 1997 par le gouvernement socialiste (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains) qui a conduit au quadruplement des demandes d'asile politique. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) J'ai le plaisir d'informer la représentation nationale qu'à la suite de la demande de la France, les huit pays rassemblés à Madrid, y compris l'Espagne de M. Zapatero (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains),… M. Maxime Gremetz. Zapatero s'est couché ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. …ont fait deux observations, qui, je l'espère, feront réfléchir le parti socialiste français. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.) Tout d'abord, l'Espagne a décidé de renoncer à toute mesure de régularisation massive (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains), confirmant, madame Morano, la stratégie que j'ai adoptée à Cachan.
(Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Henri Emmanuelli. Vous faites peur à vos propres amis ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Enfin, l'Espagne a demandé à la France d'organiser des rapatriements groupés de clandestins, M. Zapatero m'ayant, en effet, indiqué que, lorsque les étrangers ne possédaient pas de papiers en Espagne, ils étaient reconduits chez eux. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) C'est exactement la politique de la France ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et sur quelques bancs du groupe Union pour la démocratie française. – Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Apprentissage de la lecture M. le président. La parole est à M. Philippe Vitel, pour le groupe de l'UMP.
M. Philippe Vitel. Monsieur le président, ma question s'adresse à M. le ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. Monsieur le ministre, le 6 septembre dernier, jour de la rentrée, vous avez rappelé les mesures mises en oeuvre pour assurer la réussite des douze millions d'élèves accueillis dans nos établissements scolaires. Parmi celles-ci, figurent les nouvelles dispositions à même de favoriser l'apprentissage de la lecture (« Ah ! » sur les bancs du groupe socialiste) par le décodage et l'identification des mots, méthode qui conduit rapidement l'enfant à l'autonomie face à des écrits simples. Malheureusement, force est de constater aujourd'hui que de nombreux enseignants sont récalcitrants face à cette décision ministérielle (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains) pourtant ô combien justifiée et attendue de longue date. Les parents de ces petits élèves insistent, en revanche, pour que la circulaire du 3 janvier 2006, qui précise les conditions d'un apprentissage sûr et rapide de la lecture, et l'arrêté du 24 mars 2006 modifiant les programmes en conséquence soient respectés et prennent immédiatement effet dans toutes les classes de cours préparatoire du territoire national.
Plusieurs députés du groupe des député-e-s communistes et républicains.
C'est nul ! M. Philippe Vitel. Monsieur le ministre, cette situation inacceptable génère au sein de nos écoles primaires nombre de conflits entre parents et enseignants, au détriment, bien sûr, de nos enfants, qui n'ont pas à subir les conséquences de cette mauvaise volonté. (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Maxime Gremetz. C'est honteux ! M. Philippe Vitel. Pouvez-vous, monsieur le ministre, informer la représentation nationale des décisions et des éventuelles sanctions que vous allez être amené à prendre pour que vos orientations soient désormais respectées ? (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Maxime Gremetz. On voit que vous n'avez plus beaucoup de temps à rester ici ! Vous dites n'importe quoi ! M. le président. La parole est à M. le ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche.
M. Gilles de Robien, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. Monsieur le député Vitel, l'apprentissage de la lecture, vous le savez, est la première clé de la réussite scolaire et de l'apprentissage du socle commun de connaissances et de compétences que le Parlement a voté. Il commence dès le cours préparatoire… Plusieurs députés du groupe socialiste. Avant ! M. le ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. …par le déchiffrage des syllabes, pour faire le lien entre les lettres et les sons, permettant ainsi au plus grand nombre d'apprendre à lire dans les meilleures conditions possibles. C'est cela la règle de l'école de la République. Il y faut beaucoup de pédagogie et de persuasion. J'ai donc fait éditer une plaquette à 350 000 exemplaires pour les maîtres (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains) ainsi qu'un DVD permettant d'écouter l'avis des scientifiques sur ce sujet. Je saisis toutes les occasions de sensibiliser les recteurs, que je rencontre une fois par mois, ainsi que les inspecteurs, qui étaient hier 2 000 lors de notre réunion à la Sorbonne. Mais je sais qu'il y a des résistances.
(Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Christian Bataille. Vive la résistance ! M. le ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. La plupart sont dues à une méconnaissance, à une mauvaise information, voire parfois à une désinformation. J'ai donc confié une mission à l'Inspection générale, dont je ferai le meilleur usage, parce que nous avons un devoir impérieux. Selon un récent sondage SOFRES (« Ah ! » sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains), 63 % des enseignants et 82 % des parents approuvent cette réforme. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. – Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Monsieur Vitel, je vous le dis très clairement : un maître d'école est responsable dans sa classe. La liberté pédagogique – c'est la loi – s'exerce dans le cadre des textes officiels. La fonction d'enseignant n'est pas une profession libérale ou indépendante, c'est une fonction publique, au service d'une mission éminente. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) statistiques de la délinquance M. le président. La parole est à M. Thierry Mariani, pour le groupe UMP.
M. Thierry Mariani. Monsieur le président, monsieur le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains),… M. Albert Facon. C'est l'école des fans ! M. Thierry Mariani. …chers collègues, une fois de plus, certains tentent d'expliquer la délinquance, et notamment les violences commises contre les personnes, comme un phénomène inéluctable dans nos sociétés modernes, contre lequel personne ne pourrait agir. Il faudrait donc, si l'on en croit ces personnes, renoncer à faire respecter la loi et se résigner à la violence. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Une fois de plus, les mêmes caricaturent les résultats de notre majorité (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains)… M. Henri Emmanuelli. Plus 30 % de violences contre les personnes ! M. Thierry Mariani. …pour mieux faire oublier leur impuissance, leur échec et leur démission face à la montée de l'insécurité quand ils étaient au pouvoir. (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Depuis 2002, monsieur le ministre d'État, grâce à votre volonté et à votre action, notre majorité a prouvé qu'il était possible de lutter efficacement contre la délinquance. (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Maxime Gremetz. Allez-y ! Continuez ! Le Pen se frotte les mains ! M. Thierry Mariani. Une fois de plus, nos collègues de l'opposition ignorent la réalité vécue par les Français. (« Non ! » sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Vous avez perdu la mémoire ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Nous pouvons et nous devons agir contre la délinquance ! Au-delà des débats idéologiques et philosophiques, disons la vérité aux Français ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Michel Lefait. Vous avez eu cinq ans ! M. Thierry Mariani. Monsieur le ministre d'État, quels sont aujourd'hui les chiffres objectifs de la lutte contre la délinquance en France ? (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. – Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Maxime Gremetz. Quelles mesures le ministre a-t-il prises à La Courneuve ? Aucune ! M. le président. La parole est à M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire M. Nicolas Sarkozy, ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Monsieur le député, les choses sont très simples, car il existe un appareil statistique qui n'a pas changé depuis le lendemain de la guerre.
M. Patrick Lemasle. Il n'est pas juste ! M. Albert Facon. Il est bricolé ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. S'il n'était pas juste, il ne fallait pas vous gêner pour le changer lorsque vous étiez aux responsabilités ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. – Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Mais il ne doit pas être si mauvais puisque le gouvernement de Lionel Jospin n'y a pas touché ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.) Que disent les chiffres ? La majorité a connu, depuis 2002, deux ministres de l'intérieur : Dominique de Villepin et moi-même. Depuis cette date, il y a eu un million de victimes en moins par rapport à la précédente période. (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Henri Emmanuelli. Les agressions contre les personnes ont augmenté de plus de 30 % ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Ces chiffres sont incontestables. (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Ils émanent d'un appareil statistique que nous n'avons pas inventé et qui n'a pas été modifié. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Mieux encore, en septembre, en zone de police, la délinquance générale a reculé de près de 5 %. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Henri Emmanuelli. On va en parler ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Entre 1998 et 2002, les violences contre les personnes – je le précise pour rafraîchir les mémoires et pour être sûr qu'il n'y ait aucune ambiguïté – avaient augmenté, en France, de 42 %. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Entre 2002 et 2005, elles ont augmenté de 12 %. (Exclamations sur les mêmes bancs.) Pour la première fois, au mois de septembre de cette année, elles ont diminué. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Voyez-vous, messieurs, il y a ceux qui parlent… M. Julien Dray. Et ceux qui vous jugent ! M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. …et restent impuissants devant une montée de la violence présentée comme inexorable et ceux qui considèrent que l'on peut agir.
(Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Nous pensons que l'on peut faire davantage, mais, en comparant les bilans, nous n'avons vraiment pas à nous inquiéter ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et sur quelques bancs du groupe Union pour la démocratie française. – Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Insécurité dans le département de Seine-Saint-Denis M. le président. La parole est à M. Bruno Le Roux, pour le groupe socialiste.
M. Bruno Le Roux. Monsieur le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire, hier, vous vous défaussiez sur le maire de Cachan de vos responsabilités dans l'évacuation mal préparée du squat d'un bâtiment de l'État. Hier, nous avons aussi rappelé, comme toutes ces dernières semaines, le reniement de votre parole et de votre engagement pris dans cet hémicycle selon lequel il n'y aurait pas de privatisation de Gaz de France. Il y a quelques minutes encore, vous vous défaussiez sur les Espagnols. Vous vous défaussez encore... M. Maxime Gremetz. Même sur le Premier ministre ! M. Bruno Le Roux. ...lorsque vous accusez les juges de Bobigny, alors qu'une note de vos propres services, au moins aussi incontestable que les chiffres que vous nous citez, vous a informé de l'échec de votre politique de sécurité.
En Seine-Saint-Denis, le préfet et tous les élus locaux vous ont alerté depuis plusieurs mois sur l'escalade de la violence qui s'exerce chaque jour à l'encontre de nos concitoyens. Les fonctionnaires de police sont eux-mêmes de plus en plus souvent victimes d'agressions. Les effectifs et les moyens accordés à la police dans les quartiers les plus difficiles n'ont pas progressé, ils sont même en baisse.
M. François Hollande. Écoutez, monsieur Sarkozy ! M. Bruno Le Roux. Vous avez, de plus, démantelé, la police de proximité.
Vos annonces précipitées, à grand renfort médiatique, se sont révélées sans lendemain.
Monsieur Sarkozy, votre ministère est aujourd'hui un ministère de la parole et de la mise en cause systématique des autres. (" Bravo ! " et applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains. - Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Cette attitude ne facilite pas le travail des représentants de la République : fonctionnaires, policiers et élus locaux que nous souhaitons saluer ici avec respect et solennité. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Votre parole, parce qu'elle sème la tempête sans apporter la moindre réponse, met en difficulté ceux qui, au jour le jour, essaient de trouver des solutions concrètes.
À part vous défausser sur vos collègues, monsieur le ministre, qu'avez-vous fait dans ce ministère ? Plusieurs députés du groupe socialiste. Rien ! M. Bruno Le Roux. Votre irresponsabilité fragilise la République.
Ma question est donc simple. Ne pensez-vous pas que cette note du préfet est très révélatrice ? Elle est propre à vous faire prendre conscience de l'échec de votre politique - il est patent - et des difficultés que votre attitude engendre pour tous, y compris pour vos propres services.
(Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. le président. La parole est à M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire.
M. Nicolas Sarkozy, ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Tout d'abord, monsieur Le Roux, en contestant les résultats que j'ai présentés, vous mettez en cause le travail et les résultats remarquables de 150 000 policiers et de 120 000 gendarmes. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. - Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) À quoi sert-il de saluer avec respect des policiers et des gendarmes dont, par ailleurs, vous bafouez les résultats obtenus sur le terrain ? Vous voulez que nous parlions de la Seine-Saint-Denis, parlons-en. Les chiffres sont éloquents. De 1998 à 2002, et je mets quiconque au défi de contester ces résultats, la délinquance a augmenté de 22 %. (Huées sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) De 2002 à 2005, elle a baissé de 5 % (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. - Protestations sur les bancs du groupe socialiste), et vous osez m'interroger sur ce que nous avons fait, Dominique de Villepin et moi. Si, avec une baisse de 5 %, nous n'avons pas assez travaillé, que dire du travail de votre ami Daniel Vaillant, avec 22 % d'augmentation ? Dans votre propre commune, Épinay, la délinquance a reculé de 5,56 % depuis 2002. Vous pourriez au moins avoir la dignité et l'honnêteté de rendre hommage aux policiers de votre département et de votre commune.
M. Maxime Gremetz. Et La Courneuve ? M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire. Enfin, je ne comprends pas la polémique. Si vous estimez, contre toute analyse, que la délinquance a augmenté en Seine-Saint-Denis, j'aimerais qu'on m'explique pourquoi le nombre de mineurs et de délinquants déférés et mis en prison a diminué de 15 %. (Protestations sur les bancs du groupe socialiste.) Quelle curieuse position que de dire qu'il y a une explosion de la violence et de la délinquance dans son département et de soutenir les magistrats sans s'étonner que le nombre de mises sous écrou diminue de 15 % ! Décidément, monsieur Le Roux, je vous aime beaucoup, j'ai du respect pour votre fonction, mais, franchement, la sécurité... Changez de spécialité ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. - Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Maxime Gremetz. Pipeau ! passeport mobilité M. le président. La parole est à Mme Gabrielle Louis-Carabin, pour le groupe UMP.
Mme Gabrielle Louis-Carabin. Ma question s'adresse au ministre de l'outre-mer, M. François Baroin.
Monsieur le ministre, le passeport mobilité mis en place en 2002 pose problème dans son fonctionnement. Cette mesure, qui est l'un des engagements du Président de la République, permet aux jeunes résidant en outre-mer de bénéficier de billets d'avion pour poursuivre leurs études ou formations dans une filière saturée ou inexistante dans leurs régions d'origine. L'égalité des chances entre les jeunes ultra-marins et ceux de la métropole en matière d'accès à la formation et à l'emploi a été ainsi renforcée.
Aujourd'hui, 800 parents d'étudiants guadeloupéens ayant fait l'avance des frais de voyage s'inquiètent du non-remboursement du billet.
Pourtant, les députés de la majorité avaient obtenu en 2003 que les CROUS, avec lesquels votre ministère a passé une convention, paient directement les titres de transport aux compagnies aériennes, d'autant plus que la formule précédente pénalisait les étudiants issus de familles modestes.
Les CROUS ne peuvent plus assurer leur mission, faute de financements.
Pourriez-vous donc préciser aux familles les mesures que vous entendez prendre afin que ces difficultés passagères soient résolues dans les meilleurs délais ? Le passeport mobilité est en effet l'un des volets pragmatiques de la continuité territoriale, à laquelle notre majorité a donné du sens et du contenu. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. le ministre de l'outre-mer.
M. François Baroin, ministre de l'outre-mer. Le passeport mobilité était un engagement du Président de la République. Il vise, comme vous l'avez dit, madame la députée, à favoriser le déplacement des étudiants qui veulent poursuivre une formation initiale ou professionnelle, grâce au remboursement d'un aller et retour soit en métropole soit dans une autre collectivité d'outre-mer. Cet engagement a été voulu par la majorité, voté dans le cadre de la loi d'orientation pour l'outre-mer et ainsi acté.
Aujourd'hui, il est victime de son succès. En quatre ans, 60 000 passeports mobilité ont été financés, et la demande a augmenté de plus de 40 % en un an. Cela montre la pertinence de cet engagement présidentiel et du choix de la majorité parlementaire.
Les crédits budgétaires étaient insuffisants. J'ai donné des instructions pour que, dès la fin de la semaine prochaine, des crédits supplémentaires soient adressés aux CROUS, au vice-rectorat et à l'agence nationale des travailleurs d'outre-mer. Il appartiendra aux familles de se retourner vers les opérateurs pour se faire rembourser. Dans l'esprit de la continuité territoriale mais aussi de l'égalité des chances, les engagements présidentiels et ceux de la majorité pour l'outre-mer seront intégralement respectés. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) budget pour 2007 M. le président. La parole est à M. Camille de Rocca Serra, pour le groupe UMP.
M. Camille de Rocca Serra. Ma question s'adresse à Jean-François Copé, ministre délégué au budget et à la réforme de l'État.
Monsieur le ministre, le rapport Pébereau sur la dette a souligné l'urgente nécessité de résorber la dette afin de ne pas faire peser sur les générations futures un poids financier excessif.
Dans cet esprit, le budget que vous avez présenté marque la volonté de la majorité d'emprunter résolument le chemin du retour progressif à l'équilibre.
Plusieurs députés du groupe socialiste. C'est un peu tard ! M. Camille de Rocca Serra. C'est une décision historique dans un pays qui s'était habitué à dépenser toujours plus. L'engagement pris par le Premier ministre en janvier dernier lors de la conférence des finances publiques est ainsi pleinement tenu. J'ajoute qu'avec le nouveau cadre budgétaire que constitue la LOLF, la performance est désormais au coeur du pilotage des politiques publiques.
Aussi, pouvez-vous revenir sur les axes majeurs d'un budget pour 2007, placé sous le signe d'un meilleur service aux citoyens au meilleur coût ? (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. le ministre délégué au budget et à la réforme de l'État, porte-parole du Gouvernement.
M. Jean-François Copé, ministre délégué au budget et à la réforme de l'État, porte-parole du Gouvernement. Monsieur le député, le projet de loi de finances qu'avec Thierry Breton nous allons soumettre à votre assemblée va nous permettre d'avoir un débat, au sens noble du terme, sur le plan politique.
Dans ce projet, nous présentons une dépense de l'État en baisse, de même que les impôts, le déficit et la dette (Protestations sur les bancs du groupe socialiste), tout en veillant à tout orienter en faveur du pouvoir d'achat des Français et à financer la totalité des engagements pris par le Premier ministre devant les Français, en matière d'éducation, de sécurité, de justice, de défense et d'emploi.
M. Henri Emmanuelli. Et la TIPP ? M. le ministre délégué au budget et à la réforme de l'État. Si on y arrive, c'est tout simplement en luttant contre les gaspillages et en modernisant l'État, notamment grâce aux audits.
Ce qui est très intéressant, c'est que l'opposition est assez silencieuse. Depuis deux jours, elle n'a pas posé une seule question.
C'est dire combien elle est sans doute elle aussi presque subjuguée ! (Sourires.) Lorsque j'ai entendu M. Migaud expliquer que c'était finalement un budget virtuel, je me suis dit alors que, si, par malheur, il devait y avoir une alternance dans quelques mois, on changerait tout ça. La dépense augmenterait, les impôts augmenteraient, les déficits augmenteraient. La gauche quoi ! Il y aura donc à l'automne un débat politique très intéressant sur ce sujet. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Henri Emmanuelli. Quel niveau ! usine stora-enso de corbehem M. le président. La parole est à Mme Catherine Génisson, pour le groupe socialiste.
Mme Catherine Génisson. Monsieur le Premier ministre, votre majorité a voté hier la privatisation de Gaz de France et le désengagement de l'État dans le secteur énergétique. Dans le même temps, sur le site de Corbehem, commune de la deuxième circonscription du Pas-de-Calais, les salariés du groupe papetier Stora-Enso montrent la voie d'une nouvelle démocratie sociale.
En effet, face à la décision du groupe finlandais Stora-Enso, leader mondial sur le marché de l'industrie papetière, de fermer deux lignes de production et de supprimer 500 emplois directs, à côté des 1 000 emplois de Metaleurop et des 435 emplois de Sollac sur le site de Biache, les salariés, soutenus par le front républicain des élus et par les citoyens du territoire, ont construit un projet alternatif de fabrication de sacs en papier à base de chanvre.
La qualité du projet a convaincu un repreneur, et un accord a été signé avec le groupe Stora-Enso devant les pouvoirs publics en préfecture du Pas-de-Calais le 8 septembre.
Face aux plans sociaux et aux licenciements boursiers, c'est un projet exemplaire de réindustrialisation d'un site et de sauvegarde de l'emploi sur un territoire. S'il ne pouvait se réaliser - et l'inquiétude est majeure quand, aujourd'hui, le groupe Stora-Enso a remis en cause les clauses de cet accord -, ce serait une claque humaine, sociale et économique pour les hommes et femmes de ce territoire, mais aussi pour toutes celles et ceux qui se battent pour l'emploi.
Monsieur le Premier ministre, vous avez déclaré lors de votre arrivée à Matignon vouloir gagner la bataille de l'emploi. L'accord bloque sur le coût des machines : un expert indépendant les a estimées à 3,8 millions, les porteurs du projet en proposent 6 et le groupe Stora-Enso en exige 9,5.
M. Albert Facon. Patron voyou ! Mme Catherine Génisson. Ma question est donc très simple : quelle est l'action du Gouvernement sur ce projet ô combien emblématique ? (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. le président. La parole est à M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes.
M. Gérard Larcher, ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Madame la députée, le Gouvernement partage votre préoccupation pour les 736 salariés du site de Corbehem Stora-Enso.
En octobre 2005, quand Stora-Enso a pris la décision d'arrêter deux des trois machines de production de papier, s'est développée, avec le soutien de l'État et du Gouvernement, avec les salariés et avec, à l'époque, l'entreprise Stora-Enso, une proposition alternative. Nous avons conduit les études de marché et les tests techniques, qui ont permis à Green Recovery et à une association de salariés, " Les géants du papier solidaire ", de faire, le 8 septembre, une proposition de reprise. Il y a maintenant débat autour de la valeur de reprise des machines.
Le ministre d'État, en tant que ministre de l'aménagement du territoire, conduit un certain nombre de réunions en liaison avec le ministère du travail et saisit le président de Stora-Enso, M. Härmälä. Jean-Louis Borloo et moi-même contactons notre collègue ministre du travail finlandaise, Mme Filatov, en l'occurrence présidente du Conseil des ministres de l'emploi de l'Union européenne, parce que l'État finlandais possède 15 % du capital de Stora-Enso.
Le Premier ministre, jeudi dernier, nous donne l'instruction d'aller au bout et, hier, Stora-Enso claque la porte. Nous n'acceptons pas. Je vous proposerai, madame Génisson, ainsi qu'au sénateur M. Vanlerenberghe, d'aller rencontrer M. Härmälä pour que nous sortions de cette espèce de jeu de double duperie qui se ferait sur le dos des salariés, de l'activité économique et du secteur de Corbehem. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et sur plusieurs bancs du groupe Union pour la démocratie française et du groupe socialiste.) maladie d'alzheimer M. le président. La parole est à Mme Cécile Gallez, pour le groupe UMP.
Mme Cécile Gallez. Ma question s'adresse à M. le Premier ministre.
Monsieur le Premier ministre, le 21 septembre dernier, à Nice, lors de la journée mondiale sur la maladie d'Alzheimer, vous déclariez cette affection grande cause nationale pour 2007. Le plan Alzheimer 2004-2007 a déjà permis de mobiliser pouvoirs publics et médecins, et les mesures nouvelles que vous avez récemment annoncées - aide accrue aux familles et création de 5 000 places par an pendant cinq ans dans les maisons de retraite médicalisées - ont été particulièrement bien accueillies par les familles et les associations engagées dans la lutte contre cette maladie, qui, je le rappelle, touche 185 000 personnes par an et connaît une progression inexorable, avec des charges financières croissantes tant pour les familles que pour la sécurité sociale, c'est-à-dire pour la société tout entière.
Nous espérons tous qu'un réel effort sera également engagé dans le sens de l'information des malades et de leurs familles, numéro vert par exemple, ainsi que pour la formation des personnels de santé.
Je veux aujourd'hui insister davantage sur le problème de la recherche.
Tous les spécialistes en gériatrie le déplorent, la recherche sur la maladie d'Alzheimer est encore insuffisante. Il n'existe actuellement aucun traitement curatif et, pourtant, les pistes sont nombreuses. Un vaccin entre autres, aux effets secondaires encore trop nocifs pour qu'il soit utilisé, a fait naître de nombreux espoirs.
Vous avez certes, en mai 2006, lancé un plan national sur le cerveau en général et les maladies du système nerveux. Mais puisque vous avez décidé de faire de la maladie d'Alzheimer une grande cause nationale, ne pourrait-on, comme pour le cancer, prévoir un programme de recherche spécifique pour cette maladie, qui accélérerait sans aucun doute la mise au point de traitements tant curatifs que préventifs ? Il y a urgence, tant sur le plan humain que financier. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. le ministre délégué à la sécurité sociale, aux personnes âgées, aux personnes handicapées et à la famille.
M. Philippe Bas, ministre délégué à la sécurité sociale, aux personnes âgées, aux personnes handicapées et à la famille. Madame la députée, vous avez été l'auteur d'un remarquable rapport consacré à la maladie d'Alzheimer dans le cadre de l'Office parlementaire d'évaluation des politiques de santé, et je sais donc que vous connaissez cette question mieux que personne.
C'est un sujet sur lequel l'unité doit se faire, au nom de la solidarité nationale, car il devient de dimension nationale. Si le Premier ministre a en effet décidé, le 21 septembre dernier, de faire de la lutte contre la maladie d'Alzheimer une grande cause nationale en 2007, c'est qu'il s'agit bien d'une tragédie humaine dont la dimension est aujourd'hui considérable. Il faut bien sûr penser d'abord aux malades, qui, en perdant leur mémoire, perdent aussi leur identité et se perdent eux-mêmes, en ayant conscience de se perdre.
Il faut penser également aux familles qui, jusqu'à dix-huit heures par jour, se tiennent au chevet des malades et sont en grande difficulté lorsqu'elles ne reçoivent pas suffisamment d'aide.
Les chiffres sont particulièrement édifiants. On dénombre déjà 850 000 cas de malades d'Alzheimer en France et plus de 220 000 nouveaux cas sont diagnostiqués chaque année.
À cette tragédie humaine, il fallait apporter des réponses. Avec Xavier Bertrand et François Goulard, nous avons commencé par développer la recherche afin de faire face au retard qui s'était accumulé et que nous sommes en train de rattraper depuis quatre ans. Développer la recherche contre la maladie d'Alzheimer, c'est naturellement développer les neurosciences. Nous avons mis en place des centres régionaux de recherche, et nous avons confié au professeur Glowinski une mission dédiée aux neurosciences et à la maladie d'Alzheimer.
Outre la recherche, une lutte efficace contre cette maladie suppose des mesures de détection précoce que nous avons décidées. Enfin, il faut pouvoir offrir aux familles un droit au répit, notamment en multipliant les places d'accueil de jour au cours des cinq prochaines années et en renforçant les effectifs des personnels. Dans cinq ans, grâce à l'effort que nous avons engagé, il y aura un professionnel par malade d'Alzheimer dans nos institutions de retraite. Ces actions sont rendues possibles grâce à la journée de solidarité et aux économies que nous réalisons sur les dépenses d'assurance maladie. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) FNADT M. le président. La parole est à M. Alfred Trassy-Paillogues, pour le groupe UMP.
M. Alfred Trassy-Paillogues. Ma question s'adresse à M. Christian Estrosi, ministre délégué à l'aménagement du territoire.
Monsieur le ministre, comme je l'ai déjà indiqué à M. le Premier ministre, à M. le ministre d'État ainsi qu'à vous-même, le Fonds national pour l'aménagement et le développement du territoire est essentiel en ce qu'il contribue à l'aménagement et surtout au développement de nos territoires.
Ainsi, en milieu rural, il est partie prenante et intégrante des contrats de pays, au même titre que les collectivités territoriales qui s'y investissent. Malheureusement, un fort décalage entre crédits de paiement et autorisations d'engagement empêche le lancement de bon nombre de projets.
Par un décret d'avance du 1er août 2006, 24 millions d'euros en crédits de paiement ont été ouverts au bénéfice du FNADT, ce qui améliore la situation, mais ne permet pas pour l'instant d'aller aussi loin qu'il est souhaitable dans l'engagement d'opérations nouvelles, pourtant programmées.
Aussi, je souhaiterais savoir ce qui peut être fait, monsieur le ministre, à la fois en termes de crédits de paiement et d'autorisations d'engagement pour que les opérations auxquelles tiennent les maires et les présidents d'EPCI puissent être lancées et menées à bien.
(Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. le président. La parole est à M. le ministre délégué à l'aménagement du territoire.
M. Christian Estrosi, ministre délégué à l'aménagement du territoire.
Monsieur le député, le Fonds national pour l'aménagement et le développement du territoire constitue, pour mon ministère, un outil essentiel pour réduire la fracture entre les territoires.
M. Augustin Bonrepaux. Il est vide ! M. le ministre délégué à l'aménagement du territoire. Ces fonds sont affectés par le Premier ministre, sur proposition du ministre de l'intérieur et de moi-même (" Ah ! " sur les bancs du groupe socialiste), non seulement pour des projets de développement de territoires, mais également pour répondre aux besoins de territoires sinistrés, comme les territoires miniers du nord ou de l'est de notre pays.
Depuis seize mois, nous avons proposé, avec Nicolas Sarkozy, que ces crédits soient systématiquement consacrés à des projets de développement économique et social créateurs d'emplois, à l'amélioration de l'attractivité et de la compétitivité des territoires, à la création de richesses, à des projets de services à la personne, de services publics et de services au public,... M. Augustin Bonrepaux. Avec quels moyens ? M. le ministre délégué à l'aménagement du territoire. ...en faveur des contrats de pays et des pôles d'excellence rurale notamment.
Y a-t-il suffisamment de crédits disponibles en cette année 2006 ? (" Non ! " sur les bancs du groupe socialiste.) M. Augustin Bonrepaux. Il n'y en a pas ! M. le ministre délégué à l'aménagement du territoire. La réponse est oui.
Au mois d'août dernier, comme vous l'avez rappelé, ce sont 24 millions d'euros de crédits de paiement qui ont été débloqués.
M. Albert Facon. On ne les voit pas ! M. le ministre délégué à l'aménagement du territoire. Le Premier ministre a annoncé, il y a quelques jours, que 100 millions d'euros supplémentaires seraient inscrits en loi de finances rectificative.
Je remercie également Jean-François Copé, qui débloquera un certain nombre d'autorisations d'engagement, conformément à notre demande, afin que nous puissions, non seulement répondre aux projets en cours, mais lancer de nouveaux projets d'ici à la fin de l'année 2006. J'ajoute que le budget de l'aménagement du territoire, dans le cadre de la loi de finances pour 2007, disposera de crédits importants permettant d'amplifier ces politiques au service de nos territoires.
À travers vous, monsieur le député, ce sont des centaines de maires qui se sont exprimés. Nous savons combien ils font preuve de volontarisme afin de réduire la fracture territoriale et de permettre aux solidarités de s'exprimer. Je leur rends hommage et je les assure que nous relèverons les défis dans lesquels nous nous sommes engagés à travers le Fonds national pour l'aménagement et le développement du territoire.
(Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) M. le président. Nous avons terminé les questions au Gouvernement.
Suspension et reprise de la séance M. le président. La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à quinze heures cinquante, est reprise à seize heures quinze, sous la présidence de Mme Hélène Mignon.) PRÉSIDENCE DE MME HÉLÈNE MIGNON, vice-présidente Mme la présidente. La séance est reprise.
nomination d'un nouveau secrétaire de l'Assemblée nationale Mme la présidente, M. le président de l'Assemblée nationale a été informé par Mme Marie-Françoise Clergeau qu'elle se démettait de ses fonctions de secrétaire de l'Assemblée nationale à compter de ce jour.
M. le président du groupe socialiste a fait savoir qu'elle serait remplacée, à compter de cette même date, par Mme Marie-Françoise Pérol-Dumont.
participation et actionnariat salarié Suite de la discussion, après déclaration d'urgence, d'un projet de loi Mme la présidente. L'ordre du jour appelle la suite de la discussion, après déclaration d'urgence, du projet de loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié (nos 3175, 3337, 3339).
Discussion générale. Mme la présidente. Mme Anne-Marie Comparini.
Mme Anne-Marie Comparini. Madame la présidente, madame la ministre déléguée au commerce extérieur, monsieur le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes, chers collègues, il faut, au moment d'aborder l'examen du projet de loi sur le développement de la participation, rappeler, comme les ministres l'ont fait hier, qu'elle n'est pas une idée neuve. Imaginé au milieu du xixe siècle, l'actionnariat salarié est apparu comme une réponse à la "question sociale" née de l'essor de la société industrielle. Il n'est cependant devenu une réalité que dans le cadre de la politique de participation voulue par le général de Gaulle.
M. Patrick Ollier, président et rapporteur de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire, saisie pour avis. C'est vrai ! Mme Anne-Marie Comparini. Aujourd'hui, la France est en avance en ce domaine puisqu'une entreprise française cotée sur trois a des actionnaires salariés. Mais, en dépit des avancées législatives des vingt dernières années, ce grand projet reste inachevé et le dispositif n'est pas accessible à tous. Cela explique que l'écart se creuse entre la moitié des salariés français, qui peuvent détenir des actions de leur entreprise, et ceux qui, en raison de la taille, du statut ou du secteur d'activité de leur entreprise, ne le peuvent pas. Maints travaux, et récemment encore le rapport de nos collègues François Cornut-Gentille et Jacques Godfrain, soulignent la nécessité d'encourager la participation et de l'étendre à toutes les entreprises.
Le texte législatif soumis à notre examen s'inspire de ce double constat.
Pour ma part, je retiendrai qu'il incite les petites et moyennes entreprises à recourir à l'actionnariat salarié. Il généralise le principe de l'épargne salariale, en l'étendant aux entreprises de moins de cinquante salariés, au conjoint-collaborateur ou aux entreprises situées en zone franche. Cette importante avancée permettra aux salariés des PME, notamment aux plus modestes, de se constituer une retraite par l'épargne et de bénéficier d'une répartition plus juste des fruits de la croissance. Consciente cependant de la spécificité des PME, dont les moyens ne sont pas ceux des grandes entreprises, j'aurai soin, au cours de nos débats, de ne soutenir que des dispositions équitables et d'une mise en oeuvre aisée, qui permettent à tous d'accéder à la participation sans entraver le bon fonctionnement des petites entreprises. Notre groupe tenait à affirmer avant tout la nécessité de cet équilibre, souvent prônée par vous, monsieur le président de la commission des affaires économiques. Il arrive trop souvent en effet que nous votions des textes inapplicables par les PME, quand ils ne les oublient pas. Celui d'aujourd'hui est porteur de tant d'espoirs qu'il importe de trouver la bonne voie.
Je retiendrai aussi que ce texte veut responsabiliser tous les acteurs de l'entreprise, ce qui va dans le sens d'une gestion saine et transparente.
De ce point de vue, je m'interroge sur l'opportunité de réduire la durée de blocage des actions. C'est prendre le risque de transformer l'actionnariat en un simple outil de modulation du pouvoir d'achat, alors qu'il est plus que cela : il est une manière de reconnaître la juste place du travail dans notre système socio-économique. Ce débat ancien a déjà été tranché d'une façon juste, puisque des possibilités dérogatoires de déblocage anticipé ont été prévues ; mais des études récentes concluent à la nécessité d'assouplir cette liste. Pourriez-vous, madame et monsieur les ministres, nous préciser si vous prévoyez de tels assouplissements, dont je suppose qu'ils emprunteraient la voie réglementaire ? S'agissant des conditions d'une gestion transparente, comment de pas évoquer l'opportunité d'un encadrement des stock-options distribuées aux dirigeants d'entreprises. Les événements de ces derniers mois ont montré les dérives d'un " capitalisme irrespectueux des hommes. " M. Alain Bocquet. Il l'est par nature ! Mme Anne-Marie Comparini. Il ne faut pas renouveler ces erreurs. Nous aurions certes préféré une réflexion d'ensemble, mais à défaut nous considérons que la proposition de M. Balladur est un bon début.
En matière enfin de participation des salariés à la gestion des entreprises, qui est souvent le " parent pauvre " de la participation, je salue l'obligation de représentation des salariés actionnaires dans les conseils d'administration et les directoires dès lors que ceux-ci possèdent plus de 3 % du capital de l'entreprise. Une réelle association du capital et du travail suppose en effet que les salariés soient consultés sur les décisions qui concernent l'entreprise, de même que la démocratie suppose qu'on consulte les citoyens.
J'en viens maintenant aux mesures sociales et fiscales présentes dans ce texte, alors qu'elles n'ont pas de rapport avec la participation. La décision de la commission des affaires économiques de les supprimer me paraît sage. En effet, l'hétérogénéité des mesures rassemblées dans ce texte nuit à la clarté des propositions en faveur de la participation.
Chacun sur ces bancs reconnaît que la participation est un grand projet qui se suffit à lui-même, et ne saurait être une disposition noyée dans un texte fourre-tout.
En outre, à l'heure de la réforme du dialogue social, et alors que le Président de la République a lui-même rappelé la nécessité d'une association plus étroite des partenaires sociaux à toute modification des règles du droit du travail, il est curieux qu'on nous propose des mesures sociales dont les partenaires sociaux n'ont pas été saisis. Sans préjuger du fond, on doit souligner que ce point de méthode révèle l'ambiguïté du Gouvernement en matière de dialogue social. Le Gouvernement serait donc bien inspiré d'accepter la proposition que lui adresse la représentation nationale par le biais de la commission des affaires économiques.
Toutes ces mesures sociales méritent d'ailleurs une réflexion plus approfondie. Prenons l'exemple du prêt de personnel. Pour le groupe UDF, la prudence commande de n'envisager cette facilité qu'à titre expérimental et en la limitant au contexte spécifique des pôles de compétitivité, où des synergies entre l'entreprise et la recherche peuvent la justifier. Le groupe sera donc attentif à ce que les salariés concernés aient toutes les garanties quant à la suite de leur parcours professionnel.
Notre groupe attend également des précisions réelles sur les garanties accordées aux bénéficiaires du congé de mobilité. Ce dispositif est intéressant en ce qu'il permet d'anticiper un reclassement éventuel par une réorientation professionnelle. Mais certains pourraient arguer du fait qu'il se termine par une rupture d'un commun accord du contrat de travail pour l'assimiler à un nouveau mode de rupture amiable du contrat de travail, et nous souhaiterions que le Gouvernement lève les inquiétudes à ce sujet.
Quant à la suppression programmée, d'ici à 2010, de la contribution Delalande, on sait qu'elle fait débat, les uns voyant dans ce dispositif un frein à l'embauche, les autres une garantie contre le licenciement de salariés âgés. Les conclusions d'une enquête menée par l'INSEE en 2004 lui attribuent une incidence négative sur l'embauche des salariés de moins de cinquante ans. Il faut donc en sortir et prendre à bras-le-corps la question de l'emploi des seniors : chacun sait qu'il ne suffira pas de supprimer la contribution Delalande pour élever leur taux d'activité, qui est l'un des plus faibles d'Europe depuis une bonne vingtaine d'années.
J'ajouterai que nous sommes attentifs aux inquiétudes exprimées par les conseillers prud'homaux quant aux conditions d'exercice et d'indemnisation de leurs activités. Ils craignent que le temps, prévu par décret, pour la préparation des audiences, les audiences elles-mêmes et la rédaction des jugements, ne soit trop restreint. Nous souhaitons qu'il soit tenu compte de l'avis des conseillers prud'homaux, de manière que ceux-ci exercent leur fonction dans les conditions nécessaires à l'équilibre et la sérénité de leur jugement.
Le groupe s'interroge également sur l'opportunité de l'introduction des clubs de foot en bourse. Il partage le souci de permettre aux clubs de faire jeu égal avec les autres clubs européens.
M. Jean-Michel Dubernard, président et rapporteur de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales. Les supporters lyonnais y sont favorables ! Mme Anne-Marie Comparini. Je suis lyonnaise, monsieur le rapporteur, et je ne l'oublie pas ! En outre, la Commission a, en 2004, mis en demeure la France de respecter le droit européen en supprimant l'interdiction faite aux clubs professionnels français d'avoir accès à l'appel public à l'épargne. Mais on ne doit pas pour autant négliger le risque qu'il ferait courir aux petits porteurs, dans un pays qui, à la différence de l'Italie, de l'Espagne ou du Portugal, n'a pas de culture l'actionnariat sportif. Nous déplorons donc la précipitation qui préside à l'examen de cette disposition, qui aurait mérité une réflexion d'ensemble, sur le sujet notamment des garanties qu'on aurait pu apporter aux petits porteurs et aux autres clubs de football de notre pays.
Ma dernière remarque a trait au dispositif du " chèque transport ".
Soyons clairs : le groupe UDF ne nie pas la forte inquiétude suscitée chez nos concitoyens par l'accroissement de la part des dépenses de transport dans leur budget ; mais il juge que le " chèque transport " n'est qu'un cadeau préélectoral. Il ne fait que masquer la question de fond, qui est celle de la stagnation du pouvoir d'achat des bas salaires et des salaires moyens. Il faudra bien un jour avoir le courage d'ouvrir ce débat essentiel.
L'UDF s'inquiète aussi des difficultés d'application du chèque transport pour le salarié, pour l'employeur et pour les réseaux de transport, notamment en province. Nous espérons, monsieur le ministre, que vous rechercherez des dispositifs simples, comme celui qui est en vigueur en Île-de-France.
Pour conclure, nous avons des réserves sérieuses sur les dispositions sociales, qui n'ont rien à faire avec les dispositions sur la participation, que nous soutenons car leur objectif est de permettre à tous les salariés, en particulier ceux des sociétés non cotées ou de petite taille, d'accéder à une forme ou une autre de la participation.
Cette triple forme de participation est à nos yeux un facteur important du partage des bénéfices et du dialogue social et un instrument qui peut accompagner le développement durable des entreprises plutôt que les logiques financières de court terme.
Mme la présidente. La parole est à M. Alain Bocquet.
M. Alain Bocquet. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, chers collègues, disons-le d'entrée : ce projet de loi sur la participation ne répond pas aux attentes des millions de salariés qui réclament une juste revalorisation de leur salaire.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Il contribue au pouvoir d'achat ! M. Alain Bocquet. Confrontés à un effritement de leur pouvoir d'achat, les ouvriers, les employés et les cadres de ce pays, qu'ils relèvent du secteur privé ou de la fonction publique, ne demandent pas la distribution de primes aléatoires à la tête du client, mais une meilleure rétribution de leur travail - pérenne, statutaire et conventionnelle.
Ce que vous proposez, ce sont des dividendes incertains qui exonèrent le patronat de ses contributions sociales. Ce que veulent les salariés, c'est du salaire, avec les droits inaliénables à la retraite et à la protection sociale qui y sont rattachés par le biais des cotisations.
Cette requête n'a rien d'utopique au vu des gains de productivité réalisés régulièrement par les entreprises et des profits colossaux accumulés par les groupes. Quand les sociétés du CAC 40 engrangent 50 milliards d'euros de bénéfice net au cours du premier semestre, avec des progressions fulgurantes qui atteignent 23 % de hausse du résultat chez BNP-Paribas ou 33 % chez Sanofi-Aventis, le salaire de base ne progresse que de 0,5 % entre avril et juin. C'est à cette spoliation du monde du travail et de la création qu'il faut mettre un terme.
L'augmentation immédiate du SMIC à 1 500 euros, que proposent les député-e-s communistes et républicains, représenterait une première mesure réaliste et incitative, touchant directement la moitié des salariés qui - faut-il le rappeler ? - perçoivent aujourd'hui moins de 1 455 euros net par mois.
Avec ce texte, vous ne vous attaquez pas à la plaie des bas salaires, des temps partiels contraints et des jobs précaires qui contraignent près d'un million de personnes ayant travaillé plus de six mois dans l'année à vivre dans la pauvreté malgré leur activité. Depuis vingt ans, 10 points de PIB, soit 160 milliards d'euros, ont été transférés des salaires aux revenus financiers, tandis que la part consacrée aux investissements n'a pas progressé. Ce transfert pèse sur la croissance en bridant la consommation des ménages, freine les créations d'emplois de qualité et alimente le déficit de la protection sociale. Votre gouvernement joue du trompe-l'oeil en invoquant la thématique du pouvoir d'achat pour présenter un dispositif qui vise essentiellement à renforcer la diffusion de l'épargne salariale et qui fait briller le vieux miroir aux alouettes de l'actionnariat salarié. En conséquence, vous allez accroître le transfert que je viens de dénoncer.
Vous prétendez réconcilier le travail et le capital, selon une formule éculée reprise par M. Borloo.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Éculée ? M. Alain Bocquet. Ce sont là de vieilles lunes ressassées depuis cinquante ans. Qui peut croire que le versement d'un hypothétique dividende du travail modifiera le quotidien, par exemple, des employées de caisse de la grande distribution, dont le salaire moyen est de 600 euros par mois ? J'ai reçu ce matin une délégation, à laquelle participaient tous les syndicats, du comité d'entreprise de Ford Bordeaux, entreprise qui a connu au début de l'année un plan social prévoyant 500 suppressions d'emplois. Les syndicats m'ont indiqué que, dans cette entreprise où les salariés subiront 31 jours de chômage technique entre septembre et décembre, il est impossible de puiser dans le fonds de participation mis en place. Force est de constater que, si j'en crois les informations qui m'ont été données, des jours sombres s'annoncent pour cette entreprise.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Vous parlez de GSK ? M. Alain Bocquet. GSK est une autre affaire. Il est ici question de Ford.
Votre projet, qui consiste à soumettre toujours plus la rémunération du labeur et de la création aux exigences de la rentabilité financière du capital, n'a rien de moderne et d'émancipateur.
Mais il est vrai que depuis que l'UMP a pris les rênes du pouvoir,... M. Jacques Godfrain. Nous ne les avons pas prises ! C'est le peuple qui nous les a confiées.
M. Alain Bocquet. ...ce sont les marchés boursiers qui font la morale et la politique. Allégement d'impôt sur la fortune pour les PDG actionnaires, démission totale de l'État dans le raid de Mittal sur Arcelor, privatisations en cascade,... M. Guy Geoffroy. Ce n'est pas le sujet ! M. Alain Bocquet. ...dont le dernier épisode est le bradage organisé de l'entreprise publique GDF au seul profit de quelques gros actionnaires de Suez, à commencer par l'affairiste belge Albert Frère : votre majorité ne recule devant rien pour consolider le mur de l'argent.
Les dispositions qui figurent dans votre texte ne feront d'ailleurs que drainer toujours plus de ressources vers les placements spéculatifs au détriment des salaires, des dépenses socialement utiles, des investissements dans l'innovation, la formation et la recherche-développement. Soulignons qu'en France, le poids des actifs financiers en actions et en titres d'OPCVM est passé de 1 650 milliards d'euros en 1995 à 5 900 milliards d'euros en 2005, ce qui représente un patrimoine désormais supérieur à celui détenu par exemple en logements dans notre pays.
Devant le mécontentement suscité par le scandale des stock-options pharaoniques, vous allez voler au secours d'un système inique en concoctant, avec l'aval du MEDEF, un toilettage cosmétique pérennisant ce régime de faveur réservé à une poignée de dirigeants d'entreprise.
Actuellement, les quarante PDG des sociétés de l'indice CAC 40, qui ont perçu en moyenne 2,5 millions d'euros de rémunération en 2005, possèdent un pactole de stock-options d'une valeur potentielle de 700 millions d'euros. Non seulement vos mesurettes ne touchent pas à ces petits arrangements entre riches, mais elles les légitiment.
Pour faire bonne figure, vous prétendez améliorer la gouvernance des entreprises en offrant plus de place aux actionnaires salariés. Vous vous targuez de rénover le dialogue social, mais vous renvoyez au second plan les élus des salariés et leurs syndicats pour ne favoriser que les associations d'actionnaires. Vous en appelez à la participation, mais sans vous soucier de la discrimination dont sont victimes au quotidien les délégués syndicaux et les représentants des salariés. Selon une étude de la DARES, 13 400 d'entre eux ont été évincés de leur entreprise suite à un licenciement pour motif économique en 2003.
Vous répondiez tout à l'heure, monsieur le ministre, à Mme Génisson à propos de la situation de l'entreprise Stora-Enso. J'étais samedi avec les manifestants en compagnie des élus, dont Mme Génisson. Il est pitoyable que, dans notre pays, un groupe financier qui veut fermer une entreprise de 750 salariés puisse faire la loi et se permette de claquer la porte au nez des salariés et de leurs représentants, des élus régionaux, départementaux et locaux et des ministres qui travaillent sur ce dossier, que vous avez cités.
Je ne reprendrai pas la formule une formule qui a fait date à propos de Michelin, et dont on a vu les conséquences, selon laquelle le politique ne peut pas tout.
M. Jacques Godfrain. Vous citez de bons auteurs ! M. Alain Bocquet. Je n'en espère pas moins, monsieur le ministre, que, dans le cas que je viens d'évoquer, le Gouvernement de la France saura se faire respecter face à des gens qui ont bénéficié naguère, et pour de montants colossaux des fonds publics. Quelles que soient nos opinions, nous devons en effet faire respecter la République française par ces groupes internationaux. J'espère donc, en l'espèce, que le Gouvernement obtiendra que les propositions formulées par les organisations syndicales soient prises sérieusement en compte.
Face aux pressions de la finance sur l'emploi et les salaires, il est temps d'assurer une meilleure représentation des salariés et de leurs organisations syndicales dans tous les conseils d'administration et de surveillance, et de leur confier une place majoritaire dans les conseils de surveillance des fonds communs de placement d'entreprise, les fameux FCPE, qui gèrent l'épargne salariale. Derrière le vernis suave des mots, votre projet est purement réactionnaire et prévoit, en marge de son objet principal, des entailles supplémentaires au code du travail, comme la suppression de la contribution Delalande mise en place pour pénaliser les licenciements des seniors, la légalisation du marchandage de main-d'oeuvre dans les pôles de compétitivité ou la remise en cause de l'activité des conseillers prud'homaux.
À contre-courant de cette frénésie de libéralisme inégalitaire, notre pays et notre peuple aspirent à une véritable démocratie salariale, reposant sur un droit d'ingérence des travailleurs et de leurs organisations dans les affaires de l'entreprise pour défendre les salaires et les investissements utiles et pour faire prévaloir une sécurité d'emploi et de formation. Nous ne nous contenterons pas de combattre votre texte : nous allons défendre, par une série d'amendements et de contre-propositions, cette vision novatrice et progressiste.
Il s'agit pour nous de donner la priorité aux accords salariaux, validés selon le principe majoritaire, sur les différentes formules de revenus complémentaires. Si nous revendiquons l'abrogation du CNE et la suppression des mécanismes de stock-options, nous souhaitons, dans le même temps, doter les représentants élus des personnels de nouvelles capacités d'intervention, par exemple en attribuant au comité d'entreprise une " action de préférence " ouvrant droit à un veto sur les opérations stratégiques de l'entreprise, en créant un recours suspensif pour faire prévaloir des alternatives aux licenciements collectifs, ou encore en instaurant une responsabilité juridique de la société donneuse d'ordre en cas de difficultés économiques supportées par sa filiale ou son sous-traitant.
Toutes ces dispositions ont le mérite de pouvoir être étendues à l'échelle de l'Union européenne, en consolidant notamment la législation sur les comités de groupe européens et les obligations d'information et de consultation des salariés. Ce serait là un outil précieux dans l'action que doit conduire la France pour une réorientation de la construction européenne vers plus de justice sociale.
C'est en suivant cette voie, monsieur le ministre, que l'on permettra aux salariés de maîtriser leur avenir et d'accroître leur liberté de choix dans une économie transformée où l'argent ne sera plus une fin instrumentalisée par quelques privilégiés, mais un moyen d'épanouissement des hommes et des femmes.
Au contraire, le chemin que vous imposez aux salariés les rend plus dépendants en soumettant leur patrimoine et leur rémunération aux aléas des marchés financiers. Cette dérive ne fait pas l'unanimité chez les experts de l'entreprise. René Ricol, ancien président de la Fédération mondiale des experts-comptables, lançait récemment ce cri d'alarme : " Arrêtons de faire des marchés la référence unique et indiscutable " et soulignait, avec plus de courage et de lucidité qu'on ne le fait dans les rangs de l'UMP, que " la Bourse n'est pas la vie ".
Après toutes ces remarques, vous comprendrez que les député-e-s communistes et républicains ne cautionneront pas la réponse tronquée que vous apportez aux attentes du monde du travail et de la création.
Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Godfrain.
M. Jacques Godfrain. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, le groupe UMP mesure à sa juste valeur le niveau de l'enjeu de ce texte et la solennité de ce débat. Bien sûr, une très grande partie de ses députés, et d'autres au-delà des frontières politiques traditionnelles, ont puisé dans la pensée et l'action du général de Gaulle au XXe siècle, dans l'encyclique Rerum Novarum de la fin du XIXe siècle, et auparavant dans la gestion sociale de Riquet, ingénieur du canal du Midi et grand bâtisseur du XVIIIe siècle, la force de leurs convictions pour faire échapper l'entreprise aux luttes stériles des classes, pour donner aux salariés la juste place qui leur revient, pour valoriser le goût des responsabilités chez ceux qui les dirigent.
Ce texte, dont nous avons commencé le débat hier, est le fruit d'une volonté affirmée - et nous les en remercions - du Premier ministre et de son gouvernement d'apporter une vision d'ensemble sur la question fondamentale de la place de l'homme dans toutes les entreprises, comme cela était déjà la préoccupation des gouvernements de Michel Debré en 1959, de Georges Pompidou en 1967, plus tard de ceux de Jacques Chaban-Delmas, de Jacques Chirac et d'Édouard Balladur. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Voilà en effet bientôt quinze ans, à l'époque orateur du groupe RPR, je m'étais vu confier un rapport sur cette grande cause économique et sociale.
Il y a quelques mois, avec mon collègue, que j'ai plaisir à saluer en raison de sa grande compétence et de son acharnement au travail, François Cornut-Gentille, nous nous sommes attelés à refixer les enjeux et à déterminer les moyens de parvenir à un texte qui soit bien sûr pour partie comptable et financier, mais surtout humaniste et profondément social en matière de dialogue.
Tout ce travail accompli pendant tant de décennies est aussi le résultat de réflexions très approfondies de M. Tessier, au nom de la CFTC, devant le Conseil économique et social il y a plus de vingt ans, de nombreux auteurs et responsables d'associations ou de syndicats, parmi lesquels je voudrais citer M. Claude Cambus pour la CGC, MM. Repeczky, Dechartre, Mothié et Massié ; mais je me garderai d'omettre M. de Foucauld et M.
Balligand, lors de la présentation du texte dit Fabius, sur lequel le groupe RPR s'était abstenu à ma demande afin de montrer son ouverture totale sur ce sujet. À ce propos, je voudrais revenir un instant sur ce que nous avons entendu hier de la part d'un orateur socialiste, par ailleurs très estimable personnellement, M. Le Garrec. Il nous a expliqué, avec une certaine véhémence, son souhait de revenir à la France d'avant.
M. Jean Le Garrec. Pas du tout ! M. Michel Charzat. C'est bien mal le connaître, monsieur Godfrain ! M. Jacques Godfrain. Il y a là tout le programme du parti socialiste pour les prochaines échéances. Entendre qu'il suffirait de dépoussiérer la loi de 1946 sur les comités d'entreprise, c'est très indigent et très court.
J'en attendais beaucoup plus de vous, monsieur Le Garrec, vous qui connaissez pourtant bien ce sujet.
M. Jean Le Garrec. Je n'ai pas dit que ça ! M. Jacques Godfrain. Mais le reste est pire ! Alors, je préfère ne citer que ce qui est acceptable.
M. Jean Le Garrec. J'ai parlé des représentants des salariés dans les conseils d'administration ! Je vous en prie : ne caricaturez pas mes propos ! M. Jacques Godfrain. Je ne caricature rien. Je regrette beaucoup que vous ayez été à l'image d'un programme qui est quelque part archaïque.
M. Guy Geoffroy. Il l'est partout ! M. Jacques Godfrain. Je tiens également à citer quelques-uns de ceux et de celles qui, sous la Ve République, ont apporté leur pierre à ce bel édifice : René Capitant, Louis Vallon, Marcel Loichot et, plus récemment Serge Dassault, Christine Boutin et le sénateur Chérioux. Qu'il me soit également permis de dire que la loi Giraud sur la participation, voulue par le Premier ministre Édouard Balladur, prévoyait la création du Conseil supérieur de la participation, dont les réflexions et les orientations ont beaucoup apporté à notre rapport. À ce propos, je regrette que, dans l'esprit de notre collègue Maxime Gremetz, une instance dans laquelle il n'y a pas de conflit, dans laquelle il n'y a pas de violence verbale, soit une instance dénaturée. Le Conseil économique et social a apporté beaucoup à ce débat, les rapports qu'il y a eu en interne ont été de très grande qualité ; et croyez bien que le progrès social ne vient pas exclusivement du conflit.
Je ne pourrais non plus oublier combien d'entreprises, sans attendre les signaux politiques des divers gouvernements ou majorités des trente dernières années, ont institué d'elles-mêmes la participation, l'intéressement, l'actionnariat salarié. On en connaît bien les heureux résultats, y compris pour ces entreprises : Radio Technique il y a quarante ans, Auchan, Eiffage ; combien d'OPA hostiles ont tourné court grâce à la mobilisation des actionnaires salariés, comme par exemple chez Bouygues, à la Société Générale, ou récemment chez Eiffage.
Demain, une fois la loi votée, et mise rapidement en application comme nous l'espérons puisque les budgets des entreprises sont établis avant juin, nous devrons être vigilants sur des points essentiels pour sa bonne compréhension : tout d'abord, que les caisses sociales ne voient pas dans l'application de la participation et de l'intéressement une manière occulte de contourner les textes sur les charges sociales, et les garanties que vous nous avez apportées dès le début, monsieur Larcher, sont pour nous très importantes ; ensuite, que nul ne confonde le couple participation-intéressement avec salaire et pouvoir d'achat, point si important que nous redirons dans la discussion qu'à la politique salariale on ne pourra substituer l'épargne salariale comme le craignait M. Charzat en commission ;... M. Jean-Pierre Balligand. C'est juste ! M. Jacques Godfrain. ...enfin, que la période que le Gouvernement a fort heureusement retenue comme délai minimum de déblocage soit de cinq ans - non de trois ans comme il a été malencontreusement dit -, ce qui est un bon terme car il correspond aux décisions fortes des familles, en matière immobilière par exemple.
Nos interventions sur ce texte s'inscriront dans la volonté de revenir toujours à l'essentiel, de donner force et légitimité à cette idée dont la concrétisation ne pourra se faire que par la force de la loi votée et par la diffusion, auprès des salariés eux-mêmes, de la traduction tangible de l'ouverture de ce véritable droit au patrimoine que sera le livret d'épargne participation, cher à mon collègue Cornut-Gentille et à moi-même ; à ce titre, nous présenterons un amendement sur ce dispositif.
Mes chers collègues, les jours à venir vont permettre à l'Assemblée nationale d'apporter au droit fondamental de notre pays en matière de relations humaines et sociales un élément très important. Nous allons prendre en compte les vrais problèmes de notre société, celle dont le général de Gaulle disait en juin 1968, comme il l'avait déjà prédit en pleine guerre en 1942, " société, donc, dans laquelle tout ce qui est d'ordre matériel, les conditions de travail, l'existence ménagère, les déplacements, l'information, tout cela qui n'avait pas bougé depuis l'Antiquité change maintenant de plus en plus rapidement et de plus en plus complètement ", et d'ajouter que " cela implique que soit attribuée de par la loi, à chacun, une part de ce que l'affaire gagne et de ce qu'elle investit en elle-même grâce à ses gains. Cela implique aussi que tous soient informés de la marche de l'entreprise et puissent par ses représentants qu'ils auront nommés librement, participer à la société et à ses conseils pour y faire valoir leurs intérêts, leurs points de vue et leurs propositions ". Prémonitoire chez de Gaulle, moderne pour vous, monsieur le ministre, il y a là une conjonction des propos, à près de trente-cinq ans d'intervalle, qui aujourd'hui ne peut que nous toucher.
Prémonitoire était l'homme du 18 juin devant la profonde crise de société qui marquera les esprits si longtemps, mais prémonitoire aussi était Léon XIII, au XIXe siècle, qui affirmait : " Il ne pourrait y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital. " Le mot " participation " commençait ainsi une grande aventure humaine puisqu'au milieu du capitalisme triomphant et des prémices du marxisme les plus violents, on pouvait lire dans l'encyclique : " Si l'on stimule l'industrieuse activité du peuple par la perspective de la propriété, l'on verra se combler peu à peu l'abîme qui sépare l'opulence de la misère. " C'est à cela, chers collègues, que nous allons nous attacher pour montrer que les parlementaires représentent d'abord la défense et la promotion du bien commun et de l'intérêt général, et ne sont pas, comme l'a malheureusement titré un hebdomadaire récemment, des " représentants de groupes de pression ".
M. Jean-Pierre Balligand. Il faut l'espérer ! M. Jacques Godfrain. Il ne s'agit de rien d'autre que d'offrir la possibilité à chaque être humain de répondre à l'une des premières lois de son espèce : l'espérance comblée de pouvoir laisser davantage en quittant cette planète qu'il n'a trouvé en arrivant ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Balligand.
M. Jean-Pierre Balligand. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, je suis le successeur de Jean-Baptiste André Godin, qui a inventé le familistère, c'est-à-dire un phalanstère, et appliqué une utopie réaliste - les poêles Godin, sans doute les plus beaux du monde, existent toujours ! Il a été mon prédécesseur, y compris à l'Assemblée nationale, et a inventé l'association du capital et du travail dans ce pays, contre notamment les thèses de Friedrich Engels, lequel est venu dans le Palais social que Godin a construit pour les ouvriers en leur donnant, bien entendu, l'usine et le capital. C'est pourquoi je voudrais rappeler ce qu'il écrivait, dans Solution sociale, en 1871 : " Il est temps de se demander si ceux qui créent la richesse n'ont aucun droit aux bienfaits et aux splendeurs qu'elle procure, et si, ce droit reconnu, il n'en résulte pas pour tous le devoir d'employer davantage la richesse au profit des populations qui la produisent. " Il a essayé de trouver un compromis entre le capital et le travail. Le texte dont nous abordons aujourd'hui l'examen, ô combien de fois promis et retardé, touche à un domaine que, par la force de choses, je connais bien. Je voudrais rendre hommage à Jean-Baptiste de Foucauld, qui, avec moi, en 2000, avait commis un rapport pour le Premier ministre sur " l'épargne salariale au coeur du contrat social ". Ce rapport a abouti un an plus tard au projet de loi sur l'épargne salariale, un texte dont tout le monde s'accorde à reconnaître - je remercie pour cela notre collègue Jacques Godfrain - qu'il a plutôt enrichi le paysage de l'épargne longue dans notre pays sans détruire ce qui avait été conçu auparavant. Ce même sujet, la majorité UMP a curieusement refusé de l'aborder franchement jusqu'ici, préférant légiférer en catimini. En effet, plusieurs dispositions qui entamaient largement le domaine de l'épargne salariale ont déjà été prises - dans la loi Fillon portant réforme des retraites, en 2003, dans la loi Sarkozy relative au soutien à la consommation et à l'investissement, en 2004, dans la loi Breton pour la confiance et la modernisation de l'économie, en 2005 -, mais toujours de manière subreptice et jamais au grand jour.
Nous sommes donc censés aujourd'hui avoir entre les mains le projet de loi que les salariés, les entreprises et le Parlement attendaient, un texte que j'imaginais être à la hauteur, monsieur le ministre, du quarantième anniversaire de la participation que nous allons célébrer, je l'espère, l'année prochaine.
Le résultat est pour le moins décevant. Mais revenons un moment à la chronologie.
Le 12 avril 2005, nos collègues François Cornut-Gentille et Jacques Godfrain se voient confier par Jean-Pierre Raffarin une mission sur le développement de la participation. Le 29 septembre 2005, leur rapport est remis à Dominique de Villepin. Le texte, bien construit sans être révolutionnaire, propose des aménagements marginaux, dans le sillage de la loi relative à l'épargne salariale : pas de fusion entre participation et intéressement, maintien du seuil des cinquante salariés, maintien d'un accord collectif, réforme des bases de calcul de la participation.
En décembre 2005, Dominique de Villepin évoque la nécessité de renforcer la participation des salariés pour fournir aux entreprises cotées le moyen de se défendre vis-à-vis d'OPA hostiles. Le 16 mars 2006, un avant-projet de loi est présenté, sur le fondement d'objectifs hautement ambitieux : on veut " contribuer à une rénovation en profondeur des règles qui encadrent la participation et l'intéressement ", " permettre aux salariés de bénéficier davantage des fruits de la croissance de leur entreprise " ; " mieux associer les salariés à la marche de leur société et à sa gouvernance ".
Le Gouvernement comptait donc sur ce débat pour apporter une réponse aux problèmes de pouvoir d'achat et mettre en place un instrument du " patriotisme économique " cher au Premier ministre. Force est de constater que le contrat n'est pas rempli : nous avons sous les yeux un texte fourre-tout, assemblage hétéroclite de diverses dispositions d'ordre économique et social. Ce qui devait être le nerf de la guerre - la participation et l'actionnariat salarié, comme l'avaient préconisé nos collègues Cornut-Gentille et Godfrain dans leur rapport - se trouve réduit à la portion congrue : deux titres seulement sur six et vingt et un articles sur quarante-huit ! Quant au contenu, plusieurs fois remanié et amendé, source de convoitises voire de tensions entre les ministres de tutelle, le résultat est faible au regard du temps passé.
Certes, tout n'est pas à écarter dans ce texte - je le dis par respect pour le travail de mes collègues et pour les arbitrages rendus, car les choses, semble-t-il, ne furent pas simples entre le ministère du travail et celui de l'économie et des finances. Certaines dispositions apportent quelques avancées, mais, honnêtement, l'ensemble reste en deçà des enjeux véritables.
Des ambiguïtés ont été levées, ce dont je remercie certains collègues de la majorité. Vous n'êtes pas tombés dans l'écueil de la fusion entre la participation et l'intéressement, conformément aux conclusions du rapport. La participation, dans son esprit d'origine, est une implication prévisible et de long terme des salariés dans les orientations de l'entreprise et dans son financement. L'intéressement, au contraire, est l'un des supports fondamentaux du dialogue social, à travers le bénéfice immédiat de résultats financiers par nature aléatoires. L'ensemble des organisations syndicales demeurent attachées à cette dichotomie qui est le reflet d'une histoire. À l'occasion du projet de loi relatif à l'épargne salariale, dont je fus le rapporteur, j'avais ainsi négocié avec la CGT, laquelle participe désormais comme les autres organisations - CFDT, CFTC et CGC - à la gestion sur l'épargne salariale.
Deuxièmement, vous n'avez pas cédé non plus - une fois n'est pas coutume ! - à la tentation des déblocages anticipés :... M. Jacques Godfrain. En effet ! M. Jean-Pierre Balligand. ...cette manoeuvre, dont vous-mêmes et vos prédécesseurs avez déjà abusé, dessert les ménages les plus faibles. Elle a des effets contreproductifs sur la consommation et nuit à la bonne marche des entreprises. On l'a vu avec la loi Sarkozy de 2004, ce sont surtout les salariés les plus faibles qui ont demandé ces libérations anticipées, alors que ce sont eux qui ont le plus besoin d'épargne longue pour compenser une faible retraite.
M. Jean Le Garrec. Exactement ! M. Jean-Pierre Balligand. Soyons responsables : ne sacrifions pas la vie des salariés et un dispositif de participation inscrit dans notre histoire sur l'autel de considérations économiques et politiques de court terme.
Vous avez également renoncé à fixer des seuils de salaires pour le calcul des primes individuelles d'intéressement et à rendre rétroactive l'affectation obligatoire de la participation dans un plan d'épargne d'entreprise, et vous avez étendu la notion de dividende du travail à la participation, en plus de l'intéressement.
Je mets également à votre actif - vous voyez que je m'applique à équilibrer mon propos ! - la définition d'un intéressement de projet, qui va dans le bon sens s'il permet d'associer financièrement aux résultats les salariés des entreprises sous-traitantes - un vrai problème de notre temps.
Hélas, outre le fait qu'aucun grand article ne vient soutenir votre dispositif, les insuffisances sont nombreuses. Tout d'abord, vous limitez aux seuls salariés actionnaires des sociétés cotées la possibilité de participer au conseil d'administration, en la refusant aux salariés en tant que tels.
Je voudrais m'arrêter brièvement sur ce point. J'ai entendu le discours gaullien, presque gaulliste - j'espère que ce n'est pas une insulte pour vous ! - de M. Larcher hier.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Pourquoi une insulte ? M. Jean-Pierre Balligand. On dirait que c'en est une pour certains si l'on en croit les convictions qu'ils affichent ! Mais foin de polémiques ! Les professeurs d'économie Michel Aglietta et Antoine Rebérioux - qui essaient de définir des moyens de régulation du capitalisme, et que l'on ne saurait donc taxer de marxisme - ont publié un ouvrage que chacun devrait étudier de près, où il apparaît que les salariés, parfois aux côtés du manager, sont désormais les seuls, dans une entreprise, à envisager le moyen et le long terme.
Comme vous l'avez dit, monsieur le ministre, nous sommes passés d'un capitalisme patrimonial à un capitalisme financier, où les fonds de pension et autres fonds institutionnels exigent une rentabilité immédiate. Ce ne sont pas les modifications comptables relatives aux bilans trimestriels, imposées par les Anglo-saxons au terme d'une mauvaise négociation, qui favorisent les perspective à moyen terme, sans parler du long terme. On préfère désormais céder des actifs plutôt que d'investir à long terme : des emplois sont ainsi supprimés dans des secteurs dont la rentabilité n'est pas immédiate.
Lorsque Saint-Gobain est devenue une entreprise privée, M. Beffa - qui n'est pourtant pas, lui non plus, un dangereux révolutionnaire - a conservé dans le conseil d'administration les salariés non actionnaires, précisément parce qu'ils sont des administrateurs au sens plein du terme et qu'ils représentent une garantie pour la stratégie à moyen terme.
M. Jean Le Garrec. Très juste ! M. Jean-Pierre Balligand. Nos sociétés capitalistes ne pourront donc pas faire l'économie d'une réflexion sur la place des salariés dans l'entreprise.
M. Jean Le Garrec. Très bien ! M. Jean-Pierre Balligand. Or, vous refusez de leur ouvrir les portes des conseils d'administration, faisant montre à leur égard d'une méfiance d'un autre âge. Si vous vouliez moraliser le capitalisme, vous commenceriez par changer les conseils d'administration. Sur ce plan, soit dit entre nous, vous manquez singulièrement d'audace.
M. Jean Le Garrec. Nous y voilà ! M. Jean-Pierre Balligand. Vous entendez également développer la distribution d'actions gratuites aux salariés. Le salarié actionnaire semble être devenu l'alpha et l'oméga de votre prétendu " patriotisme économique ". C'est confondre les rôles et ignorer le risque inhérent à l'actionnariat. À vous entendre, on dirait que la volatilité des marchés boursiers ou la perte de valeur actionnariale sont des vues de l'esprit ! Vous ne pouvez pas faire comme si le temps du travail et celui du capital étaient les mêmes, comme si entreprises cotées et non cotées, PME et multinationales, offraient la même transparence ou le même système d'évaluation. C'est pourquoi, après mûre réflexion, avec Jean-Baptiste de Foucault, nous avons écarté l'actionnariat direct, pour protéger en particulier les salariés des PME.
L'expérience montre par ailleurs que la distribution d'actions gratuites ne sert que les intérêts d'une frange bien spécifique des salariés : elle constitue un complément ou un substitut des stock-options pour les cadres dirigeants et un outil de fidélisation pour les cadres clefs ou à haut potentiel.
De plus, à en croire le baromètre 2006 de l'épargne salariale - réalisé par Altedia et BNP-Paribas -, seuls 8 % des salariés opteraient pour des actions gratuites si l'entreprise devait distribuer une part plus importante de ses profits, loin derrière l'intéressement - 27 % -, la participation - 26 % - ou tout simplement le salaire - 20 %. Votre objectif sous-jacent d'un actionnariat salarié à 10 % du capital des entreprises est un voeu pieux qui ne reflète pas une bonne connaissance de celles-ci. Une seule société, Bouygues, dépasse aujourd'hui ce seuil, avec 11,5 % du capital, devant Vinci à 9 % - encore les salariés étaient-ils à l'origine de la création de ces entreprises. Dans ce cas, le noyau dur d'actionnaires est un plus, car, associé à un investisseur institutionnel - la Caisse des dépôts, par exemple -, il donne la capacité de résister à une OPA hostile. Mais comment faire lorsque la valeur nominale de l'action est très élevée, comme c'est le cas de celle de Danone ? On ne peut pas mettre tous les salariés et toutes les entreprises sur le même plan. Aussi, faire croire aux salariés et aux entreprises que devenir actionnaire est un moyen de protection est inexact et illusoire.
M. Jean Le Garrec. Tout à fait ! M. Jean-Jacques Descamps. C'est vrai ! M. Jean-Pierre Balligand. De nombreuses questions demeurent ainsi sans réponse dans ce texte, à commencer par celle, lancinante, des risques de substitution entre épargne salariale et épargne dédiée à la retraite, ou, comme l'a rappelé Jacques Godfrain, entre salaire direct et salaire indirect. Vous allez même, confusion ultime, jusqu'à proposer de relier le compte épargne temps au PERCO.
Deuxième problème : la concentration des dispositifs sur les salariés d'ores et déjà les plus protégés et les plus aisés. L'INSEE vient de montrer qu'en 2003, 10 % des salariés recevaient 26 % des salaires, mais 40 % de l'épargne salariale.
Troisième point : la nécessité d'une impulsion substantielle en direction des PME. Là encore, les chiffres de l'INSEE donnent la mesure des inégalités : 62 % du personnel des entreprises de plus de 500 salariés bénéficient d'un dispositif d'épargne salariale, contre 35 % dans les entreprises de 50 à 99 salariés et 8 % dans celles de 10 à 49 salariés.
Le seul moyen de rétablir un semblant d'équilibre, c'est de diminuer le seuil légal de 50 salariés : comment, autrement, ambitionner la " participation pour tous " ? Quatrième difficulté : l'augmentation globale des risques pesant sur les salariés dès lors que l'on ouvre la politique de placements en actions de l'entreprise. Transformer les salariés en actionnaires n'est pas, je le répète, un geste anodin, et je regrette que vous puissiez feindre de l'ignorer.
Tout cela n'est donc pas à la hauteur de ce qui se passe dans l'entreprise et, plus largement, dans nos économies. Quel est le vrai problème auquel nous devons - et vous deviez - répondre ? Une dérive sans précédent du capitalisme, que nous dénonçons à cette tribune depuis de nombreuses années et que de nombreux praticiens et théoriciens de la vie économique et financière dénoncent eux-mêmes : Claude Bébéar, Jean Peyrelevade, Joseph Stiglitz, Anton Brender, Michel Aglietta, Olivier Pastré, Patrick Artus - pour ne citer qu'eux.
Le capitalisme donne aujourd'hui l'image d'une planète affolée : mouvements capitalistiques qui s'accélèrent - OPA géantes et hostiles, fusions-acquisitions, LBO - ; rémunérations faramineuses des PDG et avantages aussi nombreux qu'indécents - primes, actions gratuites, stock-options, "golden parachutes ", "retraites chapeau " - ; assemblées générales d'actionnaires ayant perdu toute utilité face aux road shows ; et enfin basculement généralisé vers le court terme. " Nous sommes passés à un capitalisme où les dirigeants sont payés pour accroître la richesse des actionnaires ", estime Patrick Artus, coauteur du livre Le Capitalisme est en train de s'autodétruire.
Mme la présidente. Monsieur Balligand, veuillez conclure.
M. Jean-Pierre Balligand. J'en termine, madame la présidente.
Il faut au contraire renouer le fil entre l'entreprise et les citoyens, restaurer la confiance entre les dirigeants d'entreprise et les salariés.
Il faut redonner un rôle et un sens à l'assemblée générale des actionnaires, à l'image de ce qui se passe même aux États-Unis. Il faut mettre un terme à la tyrannie du court terme, qui est la logique même de la spéculation. J'irai même plus loin en disant qu'il faut, en quelque sorte, sauver les sociétés de leurs propres actionnaires, sans lesquels la recherche de résultats à deux chiffres, la quête sans fin du plus lucratif ou la déconsidération des problématiques sociales ne seraient pas aussi prégnantes.
On me répond qu'il n'y a pas de place pour les questions de gouvernance dans ce texte, alors même qu'on a pu y insérer des dispositions, nombreuses, sur le droit du travail ou les clubs de football ! Des travaux ont pourtant été menés depuis la loi de sécurité financière de 2003, réponse déjà timorée aux errements du capitalisme : la mission Clément sur les rémunérations des dirigeants, les idées avancées par Philippe Marini au Sénat ou encore une proposition de loi socialiste " relative au renforcement de la responsabilité individuelle des dirigeants et mandataires sociaux dans les sociétés anonymes ainsi qu'à la transparence et au contrôle de leur rémunération dans les sociétés cotées ", autant de perches tendues et d'occasions non saisies de mettre un terme aux abus.
Notre collègue François Guillaume, auteur d'un récent rapport d'information, rapporte quelques chiffres éloquents : les gains du patron de Vinci, Antoine Zacharias, s'élèveraient à 173 millions d'euros ; le PDG d'Exxon Mobil a perçu entre 1993 et 2005 près de 145 000 dollars par jour ; enfin, toujours aux États-Unis, les rémunérations des dirigeants d'entreprises sont passées de quarante fois à cent soixante-dix fois le salaire moyen entre 1970 et 2005 ! S'agissant des stock-options - car c'est surtout de cela qu'il s'agit -, un tel niveau de dévoiement doit nous interpeller sur tous les bancs de cette assemblée ! Mme la présidente. Je vous demande vraiment de conclure, monsieur Balligand.
M. Jean-Pierre Balligand. Mes chers collègues, vous avez le choix des armes. Si vous voulez moraliser cette affaire, il faut conditionner les stock-options à l'existence préalable ou concomitante d'un accord d'intéressement dans l'entreprise, accepter de soumettre les plus-values à un prélèvement social qui alimente le Fonds de réserve pour les retraites et consentir à supprimer devant ces mêmes plus-values le bouclier fiscal que vous avez abusivement instauré.
Si vous étiez de véritables défenseurs de la participation, vous décideriez - c'est ici une suggestion plus personnelle que je vous fais - que les mandataires sociaux rétrocèdent la moitié de leurs plus-values pour alimenter la réserve spéciale de participation. Ce serait une manière éminemment équitable de partager avec l'ensemble des salariés les fruits de la création de valeur dans les sociétés.
Vous aviez en tout état de cause une occasion unique de donner un coup de pied dans la fourmilière : l'histoire retiendra que vous ne l'avez pas fait. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) Mme la présidente. La parole est à M. François Cornut-Gentille.
M. François Cornut-Gentille. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, en septembre dernier, nous remettions, Jacques Godfrain et moi-même, un rapport au Premier ministre intitulé La Participation pour tous. Ce rapport ne contenait pas de grandes propositions législatives, il faisait plutôt un constat et manifestait un souci.
Le constat d'abord. La participation n'est pas le " machin " obsolète décrit par certains. Certes, la participation a été suggérée par le général de Gaulle dès 1947 et introduite dans notre droit social en 1967 ; elle appartient déjà à l'histoire. Mais force est de constater son actualité. En 2006, jamais le nombre de salariés bénéficiant d'un dispositif d'épargne salariale n'a été aussi élevé, et nul ne conteste que le dispositif est aussi favorable à l'épanouissement du salarié qu'à celui de l'entreprise.
La participation reste donc une idée neuve dans une économie moderne.
Cela ne signifie pas qu'il faille faire preuve d'un conservatisme béat.
Les relations sociales ont évolué depuis 1967 ; les entreprises ont un rythme économique et financier très différent ; l'internationalisation de nos sociétés est sans commune mesure avec celle des les années soixante.
Le droit de la participation doit être modernisé.
Ce qui m'amène au souci exprimé dans le rapport écrit avec Jacques Godfrain. Par une volonté de simplification, par une approche strictement financière mais aussi par méconnaissance du sujet, certains, y compris dans la majorité, appelaient à une grande réforme juridique de la participation.
M. Jean-Pierre Balligand. Que c'est bien dit ! Il finira au Quai d'Orsay ! M. François Cornut-Gentille. Cette grande réforme, si elle avait été menée à son terme, aurait marqué l'avènement du grand soir de la participation. On parlait alors de fusionner intéressement et participation, de supprimer le blocage des sommes versées, bref de remettre à plat un dispositif qui marche.
En m'exprimant aujourd'hui devant vous, je témoigne de mon soutien plein et entier à ce projet de loi qui modernise et consolide la participation sans la démolir. La première qualité de ce texte est de réaffirmer les grands principes de la participation : la distinction entre participation et intéressement, le blocage de la participation à cinq ans, l'obligation faite aux entreprises de plus de 50 salariés de mettre en place un dispositif de participation.
Le texte améliore en outre le cadre juridique de la participation, en adoptant notamment des mesures sur la représentation des salariés actionnaires. Certes, ces mesures auraient pu être prises par voie réglementaire, mais certaines résistances se sont fait jour, qui justifient l'option législative.
Loin d'être une rupture, ce projet de loi s'inscrit dans la continuité de précédents textes adoptés par différentes majorités. Il convient en effet de souligner ce point essentiel : la participation et l'épargne salariale ne sont pas, ou plutôt ne sont plus, un sujet de discorde entre la droite et la gauche.
Je souhaite rappeler ici les deux étapes majeures qui ont permis ce consensus. C'est d'abord l'important travail réalisé par mon collègue Jacques Godfrain en 1993, qui aboutit notamment à la création du Conseil supérieur de la participation. Aujourd'hui présidé par Franck Borotra, ce conseil réunit autour de la table syndicats de salariés, organisations patronales, actionnaires salariés et administration. Citons également la contribution décisive de notre collègue Jean-Pierre Balligand pour la diffusion de la participation ; la loi de 2001, qui a repris nombre de ses propositions, constitue une réelle avancée - syndicats et organisations patronales sont unanimes sur ce point. J'évoquerai enfin la création des PERCO en 2003.
Aujourd'hui, nous affinons encore le dispositif. Sous l'impulsion déterminée du président de la commission des affaires économiques, Patrick Ollier, et avec l'engagement du rapporteur de ce projet de loi, Jean-Michel Dubernard, la participation avance. Si je me réfère aux quelques propositions émises dans le rapport La Participation pour tous, je ne peux qu'être satisfait du projet qui nous est proposé.
Nos débats permettront néanmoins de préciser certains aspects. Je pense notamment à la formule de calcul de la réserve spéciale de participation.
Toute modification me semble périlleuse car aucune formule ne sera totalement satisfaisante pour toutes les entreprises. Il est préférable de mieux sécuriser les accords dérogatoires négociés dans les entreprises et tous favorables aux salariés : déroger à la formule ne signifie pas frauder, comme le pensent trop souvent les services de contrôle des administrations ou des URSSAF. Si l'on veut éviter une paralysie du système, il faut adresser un signe fort à destination de ces chefs d'entreprise qui sont convaincus des bienfaits de la participation pour leur société et leurs salariés mais expriment leur crainte des contrôles de l'URSSAF.
Dans notre rapport, Jacques Godfrain et moi-même proposions de créer un centre national de la participation, sorte de guichet unique d'information et de validation des accords de participation. Je crois que l'idée ne doit pas être abandonnée.
Je présenterai au cours de nos débats un amendement relatif au livret d'épargne salarial. En principe, ce livret existe déjà. Nous le devons à notre collègue Jean-Pierre Balligand. Mais, pour des raisons que la raison ignore, le ministre de l'économie de l'époque en a considérablement restreint la portée. Je vous proposerai donc de donner à ce livret d'épargne salariale sa véritable fonction informative. Que chaque salarié puisse disposer de ce document dès son entrée dans l'entreprise, et non uniquement au moment où il la quitte, est une mesure de bon sens et de popularisation. Je suis intimement convaincu qu'en créant la demande, ce livret, remis à chaque salarié, permettra à la participation de franchir un nouveau seuil.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Très bien ! M. François Cornut-Gentille. La participation est une idée généreuse qui a su rassembler, depuis quelques années, l'ensemble des formations politiques. Elle fait l'objet d'un véritable consensus non seulement politique mais aussi syndical. Il nous faut préserver cet état d'esprit.
C'est avec cette ambition qu'au seuil de ce débat, je vous invite à éviter deux écueils. Celui, d'abord, qui consisterait à adopter une approche strictement financière de la participation. Certes, elle est pour les salariés les plus modestes leur seule épargne et leur permet d'accéder à la propriété ou de financer les événements heureux et malheureux de la vie. Les cas de déblocages anticipés, qui mériteraient d'être toilettés, sont là pour nous rappeler l'utilité de la participation.
Pourtant, en ne retenant que le seul aspect financier de la participation, on risque de privilégier des mesures de gestion qui ne profiteront qu'à un petit nombre. N'oublions donc pas que la participation, c'est aussi une association des salariés à la vie de leur entreprise, une meilleure compréhension des contraintes économiques qui pèsent sur les sociétés. La participation crée un nouveau climat social. Le deuxième écueil à éviter est de vouloir trop légiférer. La participation incite au dialogue social dans l'entreprise, pour sa mise en place d'abord, sa mise en oeuvre ensuite. Si la loi précise trop d'éléments, si les partenaires sociaux se voient enfermer dans un cadre juridique trop précis, à quoi bon négocier ? Légiférer à l'excès, c'est aller à l'encontre même des objectifs de la participation. Tâchons de nous en souvenir au cours de nos débats.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Il faut surtout inciter.
M. François Cornut-Gentille. En un mot, la participation, c'est davantage un état d'esprit qu'une réglementation, davantage un projet de société qu'un pourcentage de pouvoir d'achat. Désormais, la participation nous rassemble par-delà les clivages. Aussi, mes chers collègues, je vous invite à respecter les équilibres qui rendent possible ce consensus. Ne cherchons pas à faire un coup politicien, mais sachons faire progresser ensemble un projet politique aussi favorable aux salariés qu'aux entreprises. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à M. Alain Vidalies, pour le groupe socialiste.
M. Alain Vidalies. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi sur le développement de la participation et de l'actionnariat salarié comporte un titre III pudiquement intitulé " Dispositions relatives au droit du travail " et qui rassemble une série de mesures dont l'objectif n'est autre que de remettre en cause les droits collectifs des salariés et de fragiliser le contrat de travail.
C'est un véritable coup fourré auquel se livre le Gouvernement, qui ose, dans le même temps, alimenter sa communication en affichant un projet d'amélioration du dialogue social ! Après le CNE imposé par voie d'ordonnance, après le CPE adopté au 49-3, avant d'être finalement abandonné face à la mobilisation de la jeunesse, nous sommes de nouveau confrontés à une tentative de passage en force pour remettre en cause certaines dispositions essentielles du code du travail et proposer de nouveaux cadres juridiques, systématiquement défavorables aux salariés. Le Gouvernement a choisi cette fois la tactique de la quasi-clandestinité pour imposer ses projets malgré l'opposition de toutes les organisations syndicales.
Que viennent faire ces dispositions dans un projet sur la participation et l'intéressement ? Comment le Gouvernement peut-il prétendre nous proposer dans quelques semaines un projet de loi qui réserverait aux partenaires sociaux un temps de négociation avant toute modification législative du code du travail et faire aujourd'hui exactement le contraire ? M. Jean Le Garrec. Très bien ! M. Alain Vidalies. Les modifications majeures que le Gouvernement veut imposer n'ont fait l'objet d'aucune négociation préalable et constituent une agression contre l'idée même de dialogue social.
Il est vrai que vous êtes coutumiers du fait. Il suffit de rappeler qu'après avoir inscrit et voté le principe de la négociation préalable dans la loi Fillon, vous avez immédiatement ignoré vos propres engagements pour imposer le CNE et tenter d'imposer le CPE. Vous êtes, pour violation du dialogue social, en situation de récidive aggravée, qui justifiera une peine sévère, c'est-à-dire une sanction politique, une sanction électorale.
J'observe que la gravité de la situation et le détournement de l'objet du projet de loi a même heurté une partie de la majorité, qui, à l'initiative du rapporteur, a adopté en commission des amendements supprimant certains de ces articles inacceptables.
Je constate malgré tout qu'aucun des ministres qui sont intervenus ne nous a rassurés sur le sort qui sera fait à ces amendements de suppression. Le Gouvernement n'a pas su nous indiquer si le débat serait recentré sur le vrai sujet ni s'il renoncerait, conformément à nos attentes, aux articles incriminés.
J'espère, mesdames, messieurs de la majorité, que vous prendrez conscience d'avoir dépassé les limites et que les votes en commission ne seront pas, à l'issue de nos débats, à ranger au rayon des velléités.
Sous l'appellation trompeuse de " sécurisation des parcours professionnels ", le Gouvernement nous propose de légaliser, dans certaines circonstances, le prêt de main-d'oeuvre et de créer un congé de mobilité dont la principale caractéristique est d'inventer une nouvelle forme de rupture du contrat de travail. Depuis 2002, nous sommes plus habitués, dans cet hémicycle, à débattre sur la création de nouveaux délits ou de l'aggravation des sanctions pénales qu'à voter des textes destinés à exclure certaines pratiques du champ de la sanction pénale. C'est pourtant ce que vous nous proposez avec l'expérimentation du prêt de personnel entre entreprises dans le périmètre des pôles de compétitivité. Il s'agit tout simplement d'éviter que ne soient sanctionnés les délits de marchandage et de prêt illicite de main-d'oeuvre, réprimés à l'article L. 152-3 du code du travail. Certes, il s'agit d'une mesure réservée aux pôles de compétitivité et limitée dans le temps jusqu'au 31 décembre 2010, mais le Gouvernement la présentant lui-même comme une expérimentation, il faut s'attendre à une généralisation. Nous débattrons, lors de l'examen des articles et des amendements, de toutes les incertitudes qui pèsent sur la situation des salariés mis à disposition, notamment au moment du retour dans l'entreprise " prêteuse ".
J'insiste en outre sur les dispositions de l'article 16, qui précise que les salariés mis à disposition ne seront pas décomptés dans les effectifs de l'entreprise d'accueil. C'est décidément une constante, pour ce gouvernement, d'exclure systématiquement le maximum de salariés du calcul des effectifs requis pour la mise en place des institutions représentatives du personnel ! Toujours sous le label de la sécurisation des parcours professionnels, le Gouvernement propose la création d'un étrange " congé de mobilité ".
Comment comprendre cette initiative dès lors que, manifestement, ce congé de mobilité aura pour principale conséquence d'éviter les congés de reclassement initiés suite à l'accord sur la gestion prévisionnelle des emplois ? Le champ d'application des deux dispositions est le même - à savoir les entreprises de plus de 1 000 salariés -, mais le coût pour l'entreprise sera moindre et, surtout, les droits des salariés fragilisés.
La différence majeure avec les dispositifs existants - congés de reclassement ou contrats de transition professionnelle -, qui sont des alternatives à une rupture du contrat, devenue quasiment inéluctable en raison des difficultés économiques de l'entreprise, c'est que, pour les congés de mobilité, aucune circonstance précise n'est évoquée, les critères d'éligibilité étant renvoyés à l'accord collectif.
Le cadre juridique proposé pour ce congé de mobilité constitue en réalité un nouveau moyen de rupture du contrat de travail qui, à la fin du congé, est réputé rompu " d'un commun accord ".
M. Michel Charzat. Exactement ! M. Alain Vidalies. Quid des droits du salarié à l'indemnisation chômage à l'issue de son congé s'il n'a pas retrouvé un emploi ? Le projet de loi n'apporte aucune réponse, alors que le risque de refus d'indemnisation est majeur, s'agissant de la rupture d'un contrat de travail " d'un commun accord ", ce qui, en l'état actuel des règles, n'ouvre pas droit à l'indemnisation par l'UNEDIC.
En résumé, ce congé de mobilité apparaît en retrait par rapport au dispositif existant et il ne sécurise en rien le parcours professionnel, puisqu'en acceptant ce congé le salarié prend tout simplement le risque de se retrouver sans emploi et, peut-être, sans indemnisation chômage ! L'article 25 du projet de loi propose de créer un nouveau cas de recours à l'intérim. Parmi les mesures avancées par le Premier ministre dans sa conférence de presse du 17 janvier 2006, le plat de résistance était le CPE. Vous connaissez la suite de l'histoire... Mais une autre mesure, passée quasiment inaperçue, figurait dans ce plan : la possibilité donnée à une entreprise de recruter en contrat d'intérim un salarié qui ne dispose par ailleurs que d'un contrat à temps partiel. L'idée, reprise dans l'article 25, est présentée sous le sceau de l'évidence et pratiquement comme une bonne action en faveur de ces salariés. Il s'agit en réalité d'une modification essentielle des règles régissant le code du travail.
À ce jour en effet, les recours aux contrats à durée déterminée et aux missions d'intérim sont des exceptions limitativement prévues par la loi, à savoir, pour l'essentiel, le remplacement d'un salarié malade ou en formation, le surcroît temporaire d'activité ou certains travaux saisonniers. Tous ces cas de recours reposent sur une situation particulière de l'entreprise. Or, l'article 25 justifie le recours à l'intérim, non plus en raison de la situation de l'entreprise, mais de celle du salarié.
Il faut bien comprendre qu'avec ce système une entreprise qui ne peut aujourd'hui recruter en intérim parce qu'elle ne se trouve dans aucun des cas prévus par la loi, pourra le faire demain, au seul motif que le salarié a par ailleurs un contrat à temps partiel. Je précise qu'aujourd'hui, dans le droit positif, rien n'empêche cette entreprise de recruter ce même salarié dans le cadre d'un contrat à durée indéterminée et à temps partiel. Le changement des principes mêmes du recours à l'intérim va évidemment ouvrir une brèche qui justifiera ensuite le recours à l'intérim pour d'autres salariés en raison de leur situation particulière - les jeunes, les salariés âgés, les handicapés.
Il va sans dire qu'un tel bouleversement n'a jamais été négocié, ni même évoqué, avec les partenaires sociaux. Le Gouvernement a, d'ailleurs, déjà essayé de faire passer ce texte en catimini au Sénat par le biais d'un amendement à la loi sur l'égalité salariale. En reprenant ce texte aujourd'hui, malgré la censure du Conseil constitutionnel certes pour des raisons de forme, vous marquez une nouvelle fois votre volonté de généraliser la précarité du contrat de travail.
L'article 27 supprime la contribution Delalande à compter du 1er janvier 2006, ainsi que pour tous les salariés embauchés après la publication de la présente loi. Le groupe socialiste n'est pas favorable à cette suppression. C'est une pétition de principe que d'affirmer que l'existence de cette contribution empêche le recrutement des salariés de plus de quarante-cinq ans.
M. Guy Geoffroy. Mais non ! C'est le cas ! M. Alain Vidalies. Ce n'est pas avéré ! Au départ, c'est le raisonnement inverse qui avait conduit au vote de la contribution Delalande - je rappelle que M. Delalande siégeait sur les bancs de la droite. Il avait été amené à mettre en place cette contribution pour éviter qu'en cas de difficultés économiques l'entreprise ne renvoie en priorité les salariés âgés ... M. Guy Geoffroy. Les temps changent ! M. Alain Vidalies. Les mêmes causes ayant les mêmes effets, dès lors qu'une entreprise connaîtra des difficultés, les salariés âgés partiront en priorité. C'est regrettable, mais c'est comme cela que cela se passe dans notre pays. Supprimer la contribution Delalande est donc contraire à l'objectif partagé du développement de l'emploi des seniors.
(Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste. - " Non ! " sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Jean-Louis Idiart. Eh oui ! M. Alain Vidalies. L'article 30 a pour objectif d'organiser le contrôle du temps passé par les conseillers salariés à leurs activités prud'homales. Vous le savez, monsieur le ministre, ce projet rencontre l'hostilité des organisations syndicales. Elles relèvent à juste titre que le projet de décret soumis au Conseil supérieur de la prud'homie impose une approche exclusivement comptable et budgétaire qui ne tient aucun compte de la diversité et de la complexité des contentieux. Cette initiative est particulièrement inopportune, car elle risque d'altérer les conditions de fonctionnement d'une juridiction paritaire à laquelle nos concitoyens sont très attachés, qu'il s'agisse des entreprises ou des organisations syndicales.
L'article 32, qui exclut du calcul des effectifs les salariés intervenant dans l'entreprise en exécution d'un contrat de sous-traitance ou de prestation de service, est uniquement destiné à contrer une décision inverse de la chambre sociale de la Cour de cassation. Autrement dit, la chambre sociale de la Cour de cassation a récemment rendu une décision.
Celle-ci n'ayant pas eu l'heur de plaire à certains dirigeants du MEDEF, vous proposez une loi pour réfuter l'interprétation faite par le juge.
Cela devait être dit clairement ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste. - Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Guy Geoffroy. Ce n'est pas la Cour de cassation qui fait la loi, mais le Parlement ! M. Jacques Godfrain. C'est la dignité du Parlement que de voter la loi ! M. Alain Vidalies. C'est une véritable provocation que d'inclure une disposition limitant la prise en compte du salarié dans les effectifs dans un projet relatif à la participation des salariés à la vie de l'entreprise. (" C'est vrai ! " sur les bancs du groupe socialiste.) Il faut vous reconnaître une certaine constance dans l'effort tendant à entraver la mise en place des institutions représentatives du personnel ! M. Jean Le Garrec. En effet ! M. Alain Vidalies. Après les salariés de moins de vingt-six ans, vient maintenant le tour de ceux qui travaillent dans une entreprise sous-traitante et de ceux qui sont mis à disposition dans le cadre d'un prêt de main-d'oeuvre légalisé, prévu à l'article 22 du projet de loi.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Vous ne croyez pas ce que vous dites ! M. Guy Geoffroy. Caricature ! M. Alain Vidalies. Caricature, vraiment ? C'est bien vous qui avez exclu les moins de vingt-six ans et qui voulez exclure du calcul des effectifs les salariés mis à disposition dans le cadre d'un prêt de main-d'oeuvre ! Et cela, au détour d'un texte traitant de la participation ! Il y a loin des principes à la réalité, et les discours entendus hier sur le rôle des salariés dans l'entreprise résonnent comme autant de voeux pieux, étant entendu qu'en la matière vous êtes des croyants non pratiquants ! M. Jean Le Garrec. L'expression est plaisante ! M. Alain Vidalies. Vous avez ajouté à ce texte des dispositions relatives à la création d'un chèque-transport. Compte tenu de l'augmentation du prix des carburants, le groupe socialiste vous a demandé plusieurs fois, en vain, de rétablir le mécanisme de la TIPP flottante, lequel a l'immense avantage de bénéficier à tous les Français et à tous les salariés.
M. Philippe Auberger et M. Jacques Godfrain. Cela n'a rien à voir ! M. Alain Vidalies. Ce chèque-transport apparaît au contraire comme une mesurette puisqu'il n'a aucun caractère obligatoire, et il va, une nouvelle fois, creuser le fossé entre la situation des salariés des grandes entreprises et ceux des petites et moyennes entreprises.
M. Jean Le Garrec. Eh oui ! M. Alain Vidalies. Probablement conscients des dégâts, dans l'opinion publique, d'un bilan qui marquera une période noire de notre histoire sociale (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire), vous tentez manifestement, en cette fin de législature, de vous redonner un petit vernis social. Mais le naturel reprend vite le dessus ! Que les mesures que vous proposez soient adoptées maintenant ou réinsérées plus tard dans un autre support législatif, plus discret, ne change rien à l'affaire : nous ne sommes pas d'accord sur le fond.
Nous avons manifestement deux conceptions différentes des droits des salariés dans l'entreprise. Nous avons manifestement deux conceptions différentes du dialogue social. Ainsi, nos concitoyens pourront en toute connaissance de cause effectuer leur choix, au printemps prochain, sur le modèle social qu'ils veulent pour la France. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) M. Guy Geoffroy. C'est ringard ! M. Jean Le Garrec. Évidemment, dès qu'on utilise le mot " social ", on vous traite de ringard : quel argument ! Mme la présidente. La parole est à Mme Martine Aurillac.
Mme Martine Aurillac. Madame la présidente, madame, monsieur les ministres, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, imprégnée d'une vulgate marxiste véhiculée par la gauche et l'extrême gauche (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste),... M. Jean-Louis Idiart. Voilà quelqu'un qui n'est jamais sorti de son 7e arrondissement ! Mme Martine Aurillac. ...où Marx, à supposer que sa pensée n'ait pas évolué, ne reconnaîtrait même pas ses idées, la France a beaucoup de peine à envisager les relations entre le capital et le travail autrement qu'en termes d'affrontement.
M. Guy Geoffroy. Eh oui ! Mme Martine Aurillac. Notre histoire sociale, endeuillée de violences extrêmes au cours du XIXe siècle et inscrite dans nos gènes par la mémoire collective des origines de la République, reste marquée par la féroce répression des journées de juin 1848 et de la Commune.
La France n'est pas spontanément prête à voir l'entreprise pour ce qu'elle est, une association de fait entre le capital et le travail, ni à donner un cadre juridique à cette association. La Mitbestimmung de l'Allemagne d'Adenauer n'est pas devenue naturellement cogestion en France, malgré quelques visionnaires, Louis Armand ou Edmond Maire, qui en dessinaient les grandes lignes du temps de la IVe République.
Ce fut de Gaulle, revenu au pouvoir après une longue traversée du désert, période de méditation sur les archaïques divisions françaises, qu'il ne supportait pas, qui apporta la première solution constructive aux relations entre le capital et le travail... M. Jean Le Garrec. Et le Conseil national de la Résistance ? Vous l'oubliez ! Mme Martine Aurillac. ...à travers un symbole fort : l'ordonnance du 7 janvier 1959 sur la participation qui, toutefois, restait facultative.
Presque huit ans plus tard, toujours signée par de Gaulle, l'ordonnance du 17 août 1967 a rendu la participation obligatoire, du moins dans les grandes entreprises.
M. Jean Le Garrec. Quelle falsification de l'Histoire ! Mme Martine Aurillac. Cette réforme de base, appliquée assez largement par les entreprises, a permis le développement progressif de la participation, de l'actionnariat salarié et de l'intéressement - ce qui n'est pas la même chose, les salariés étant également bénéficiaires, même quand ils ne sont pas actionnaires, des bons résultats de leur entreprise.
L'extension était toutefois nécessaire, notamment aux PME. De plus, la participation aux résultats et au capital est indissociable de la participation aux décisions et au fonctionnement de l'entreprise. La vigilance de nos collègues qui se sont fait une spécialité de la participation dans ses trois composantes, aux résultats, aux décisions et au capital - je pense notamment à Jacques Godfrain, aux rapporteurs Jean-Michel Dubernard et Patrick Ollier, à François Cornut-Gentille ou à François Guillaume, auteur d'un rapport sur les disparités européennes -, ainsi que les réflexions menées au sein du Conseil supérieur de la participation ont largement accompagné cette progression.
Le temps est venu d'aller plus avant, d'inscrire une nouvelle étape, pour la fierté de notre majorité, dans une longue histoire où figurent en bonne place les lois de 1986 et 1994. Et votre mérite, madame, monsieur les ministres, est de l'avoir élaborée dans une concertation exemplaire.
Je retiendrai plus particulièrement certaines dispositions auxquelles nos commissions ont largement contribué : la création d'un dividende du travail, sur la base d'un dialogue annuel et de la négociation, sous forme de supplément de participation ou d'intéressement ; le maintien du blocage de l'épargne sur cinq ans ; le mécanisme d'accords par branche sécurisés qui permettrait l'extension de l'actionnariat à toutes les entreprises, y compris celles de moins de cinquante salariés, qui doit absolument être encouragée par des dispositions incitatives ; l'amélioration de la participation au capital et à la gestion de l'entreprise ; la rénovation du livret d'épargne salariale, PER et PERCO ; la sécurisation des parcours professionnels, ainsi que l'intégration du plan pour les seniors.
Par ailleurs, nos commissions ont encore apporté leur pierre à l'édifice en éliminant quelques articles superfétatoires et en adoptant les deux amendements du président Balladur, l'un visant à la consolidation de la place légitime des administrateurs salariés dans les sociétés privatisées, l'autre proposant pour les dirigeants un meilleur encadrement de la levée de leurs options par le conseil d'administration ou de surveillance.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Très bien ! Mme Martine Aurillac. Par ailleurs, les commissions ont insisté à juste titre sur l'aspect avant tout humain de ce texte, qui porte un vrai projet de société, où tout le monde finalement peut être gagnant, tant il est vrai qu'il est urgent de retrouver une confiance collective pour avancer ensemble.
M. Guy Geoffroy. Très juste ! Mme Martine Aurillac. Reste le seuil de 3 %, dont il faut peut-être débattre encore, et la gestion de la fonction publique et des sociétés nationales dont il faudra bien se préoccuper un jour.
Le projet du Gouvernement, que l'agitation préélectorale ne paralyse nullement, permet ainsi de renforcer le dialogue social en même temps que la solidité et la compétitivité de nos entreprises.
Il rappelle aussi, et c'est essentiel, que la valeur du travail et de la réussite, que semble découvrir bien tardivement une candidate socialiste à la fonction présidentielle,...
M. Guy Geoffroy. Est-elle vraiment socialiste ? M. Jean-Louis Idiart. Parlez d'elle, c'est excellent ! Mme Martine Aurillac. ...ne peut se dissocier du sens que chacun donne à sa tâche et de la dignité de celui qui l'exerce.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Très bien ! Mme Martine Aurillac. Parce que ce texte emblématique et consensuel concerne tous les salariés, parce qu'il donne une véritable lisibilité et un contenu concret à ce qui restait souvent jusqu'alors, reconnaissons-le, un beau concept, parce qu'il est à nos yeux une valeur qui repose sur la confiance et la responsabilité, il répond dans l'ensemble d'une façon claire, pragmatique et mesurée, à nos attentes.
C'est pourquoi je voterai très volontiers ce texte de progrès.
(Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Guy Geoffroy. Très bien ! Mme la présidente. La parole est à Mme Arlette Grosskost.
Mme Arlette Grosskost. Madame la présidente, madame, monsieur les ministres, messieurs les rapporteurs, chers collègues, le projet de loi en discussion revêt une grande importance pour tous ceux qui, comme moi, et ils sont nombreux sur les bancs de notre assemblée, se revendiquent du gaullisme social cher aux fondateurs de la Ve République et illustré, il y a quarante ans, par des parlementaires aussi prestigieux que René Capitant ou Louis Vallon, dont les noms ont déjà été cités.
Outil de dialogue entre salariés et dirigeants d'entreprise, sorte de troisième voie entre l'économie étatiste et le libéralisme sauvage, la participation a désormais droit de cité, comme en témoignent les quelque six millions de salariés qui travaillent dans des entreprises de plus de cinquante personnes, actuellement concernés par ce système.
Quant à l'intéressement, qui permet aux salariés de bénéficier des fruits de la croissance, il concerne aujourd'hui 3,8 millions de salariés dans notre pays. Au total, près de 9 millions de Français ont bénéficié de ce dispositif en 2005, contre 8,5 millions en 2004. Le versement moyen par salarié au titre des différents dispositifs atteignait 1 834 euros en 2003 et dépasse aujourd'hui 2 000 euros. À ceux qui en douteraient, la participation, cela marche ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Très bien ! Mme Arlette Grosskost. Nombre de pays démocratiques, comme les États-Unis, la Grande-Bretagne ou l'Allemagne, ont depuis longtemps mis au point des systèmes de participation dont l'objectif est de placer l'homme au centre de l'entreprise. C'est ce que conforte et rappelle avec justesse le projet de loi.
Je souligne avec force que la participation doit s'inviter davantage dans les PME et les TPE, authentique tissu économique de notre pays, qui recèlent un gisement essentiel en matière de création d'emploi. Pourtant, seulement 7 % des entreprises de moins de cinquante salariés associent ceux-ci aux résultats. Ce pourcentage est évidemment beaucoup trop faible, quand on sait que, en 2005, des dizaines de milliers d'emplois ont été créés dans les PME et les TPE, si pleines de vitalité et dont la capacité d'innover ne peut être contestée. Pourquoi leurs salariés seraient-ils oubliés ? Pourquoi seraient-ils exclus des fruits de la croissance ? Répondre à ces deux questions permettra d'instaurer une authentique culture d'entreprise.
Il faut néanmoins apporter un bémol : le dispositif de participation doit être le fruit d'un dialogue social et non une mesure impérative.
Je salue les mesures qui répondent intelligemment aux attentes et aux préoccupations légitimes des salariés, notamment une meilleure prise en charge de leurs frais de transport, qui facilitera leur mobilité professionnelle, ou encore la reconnaissance de leur expérience. Car c'est aussi cela, la participation : un partenariat à l'intérieur de l'entreprise entre dirigeants et salariés, qui se mobilisent pour concilier efficacité économique et justice sociale. En effet, l'entreprise est une société non seulement de capital, mais aussi de personnes, dans laquelle interviennent, avec des responsabilités spécifiques, ceux qui fournissent le travail nécessaire à son activité et ceux qui collaborent par leur travail.
La création du CESU, le chèque emploi service universel, participe - sans jeu de mots ! - de cette philosophie. Il répond en effet à trois objectifs : fidéliser les salariés en facilitant leur vie quotidienne, optimiser leur temps de travail et offrir aux employeurs la possibilité d'améliorer leur politique sociale tout en bénéficiant d'avantages sociaux.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Très bien ! Mme Arlette Grosskost. Le projet de loi qui nous est soumis aujourd'hui préfigure d'une certaine façon l'entreprise de demain : une entreprise dans laquelle les mots " profit ", " travail ", " effort " et, en cas de difficulté économique conjoncturelle, " sacrifice " ne seraient plus des mots tabous et qui rangera définitivement au magasin des accessoires l'idéologie des 35 heures, dont on connaît les résultats catastrophiques.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Très juste ! Mme Arlette Grosskost. C'est à dessein que je parle d'idéologie, car promouvoir la participation, c'est dépasser les clivages idéologiques... M. Guy Geoffroy. Eh oui ! Mme Arlette Grosskost. ...en privilégiant la réussite collective sur le plan social, économique ou financier, et en laissant le moins possible de nos concitoyens sur le bord du chemin.
Le général de Gaulle, visionnaire s'il en fut, ne pensait pas autre chose en écrivant dans ses Mémoires que " la participation est une brèche dans le mur qui sépare les classes. " La promouvoir, c'est aussi, je le répète, redonner ses lettres de noblesse, comme l'a rappelé Mme Aurillac, à la valeur travail, condition indispensable pour que notre économie retrouve une croissance satisfaisante. Tous les indicateurs en témoignent : nous sommes sur la bonne voie.
Enfin, promouvoir la participation, c'est faire acte de patriotisme économique.
Toutefois, avant de conclure, je tenais à soulever un problème qui m'interpelle particulièrement et qui n'a rien d'anodin. Certaines actions gratuites distribuées aux salariés et versées dans un PEE suivent, à ce titre, le sort de toutes les actions du PEE. Mais, si l'entreprise est un jour en difficulté, voire liquidée, les salariés doivent-ils constater la disparition partielle ou totale de la valeur patrimoniale de leurs actions, qui constitue le fruit même d'une partie de leur travail ? Qu'en est-il d'une participation qui risque de disparaître, alors que, dans l'esprit des salariés, c'est à l'évidence une créance qu'ils sont en droit de toucher à terme ? Il convient - j'y insiste - que les salariés actionnaires, à l'instar des autres actionnaires et des chefs d'entreprise, aient pleinement conscience du risque capitalistique qu'ils ont pris et qu'ils y soient sensibilisés. De la même façon, il convient d'attirer l'attention des salariés actionnaires, qui intégreraient la gouvernance de l'entreprise via les conseils d'administration ou les conseils de surveillance, sur la nature même de leur participation aux actes de gestion et donc aux responsabilités qui en découlent sur le plan tant civil que pénal.
Vous l'avez compris, je suis favorable au développement de la participation sous toutes les formes abordées par le projet de loi. Mais ses principes, les mêmes pour tous, doivent être bien compris de chacun et abordés pleinement par le dialogue social.
Pour terminer, je formulerai un souhait, encore qu'il soit explicite dans ce projet de loi : que la participation redevienne une idée neuve, généreuse, comprise à la fois par ses acteurs bénéficiaires et par le grand public. Je souhaite ainsi que ce texte marque le coup d'envoi d'un rendez-vous qui fera retrouver à notre pays croissance, compétitivité, emploi, rayonnement international et qui marquera surtout le retour à une vraie culture d'entreprise. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Guy Geoffroy. Très bien ! Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Perrut.
M. Bernard Perrut. Madame la présidente, madame, monsieur les ministres, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, le texte que nous abordons constitue le trait d'union entre l'exigence de cohésion sociale, à laquelle nous sommes attachés, et celle de compétitivité économique.
C'est donc d'un véritable projet de société que nous discutons. (" Très bien ! " sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Depuis le milieu du XIXe siècle, l'actionnariat salarié est apparu comme une réponse à la question sociale née avec l'essor de la société industrielle. Conçu par des théoriciens, expérimenté par des chefs d'entreprise, concrétisé par le législateur, il n'est toutefois devenu une réalité vivante que dans le cadre de la politique de la participation voulue par le général de Gaulle. Clé de voûte de la société de demain, selon l'expression de ce dernier, la participation peut prendre trois formes : participation aux résultats, au capital ou à la gestion de l'entreprise. C'est ce que M. Larcher appelle l'enracinement du salarié.
Certes, l'actionnariat des salariés est longtemps resté le parent pauvre de la participation à la française mais, selon l'excellent rapport de notre collègue François Guillaume, la France compte aujourd'hui parmi les meilleurs élèves de l'Union européenne.
Le projet de loi, résultat d'une longue concertation faisant suite notamment aux travaux de M. Godfrain et M. Cornut-Gentille - qu'il faut féliciter - apporte une vraie réponse aux fractures de la société, comme le disait récemment Jean-Pierre Raffarin. Il s'inscrit dans la politique de l'emploi que mène le Gouvernement et qui porte actuellement ses fruits. Aujourd'hui, c'est une ambition supplémentaire qui nous est proposée, une ambition pour tous car, ainsi que le souligne le rapport, la participation présente des avantages à la fois pour les salariés et pour les entreprises.
Comme le dit Patrick Ollier de manière admirable, l'homme est au coeur de l'entreprise. Nous devons faire en sorte que le projet de loi contribue à revaloriser le pouvoir d'achat. Les ménages, en particulier modestes, savent que la participation leur permet de se constituer un capital, pour accéder à la propriété, par exemple. Un milliard d'euros d'épargne salariale sont ainsi utilisés chaque année pour l'acquisition d'une résidence principale ou la constitution d'un complément de retraite.
Votre texte nous paraît complet et pragmatique, car il entame une rénovation en profondeur des règles qui encadrent la participation et l'intéressement. Il permet aux salariés de bénéficier davantage des fruits de la croissance, grâce aux différentes formes d'actionnariat salarié. Je rappelle que 39,7 milliards d'euros sont déjà investis par les salariés en titres d'entreprises.
Autre objectif important du texte : la participation des salariés à la vie de l'entreprise. Cela passe par un dialogue social interne dynamique et fondé sur des rapports de confiance. Leur représentation aux conseils d'administration ou de surveillance est une exigence, mais je sais que la barre des 3 % du capital fait l'objet d'un débat. Il s'agit en tout cas de concilier les intérêts de l'entreprise, des salariés et des actionnaires.
Ce texte vise à étendre l'utilisation encore peu répandue de la participation, notamment dans les petites et moyennes entreprises. Mais il faut que le dispositif soit souple pour les entreprises de moins de cinquante salariés et que les branches négocient des accords sur étagère, afin que cette mesure incitative puisse s'appliquer dans le respect des spécificités des entreprises. N'en doutons pas, l'esprit de la participation ne peut être limitatif. Il convient de sensibiliser le plus grand nombre d'acteurs - chefs d'entreprise, salariés - en les accompagnant dans leur démarche. La participation doit avant tout être un vecteur de motivation et Jean-Michel Dubernard a eu raison de mettre l'accent sur la nécessité d'approfondir l'association des salariés à la vie de leur entreprise.
La participation au fonctionnement de l'entreprise est fondamentale, en raison des valeurs de respect et de considération pour les personnels et les collaborateurs dont elle est porteuse.
La participation aux résultats est un autre axe du projet de loi, car il est logique que le salarié qui fait l'effort de s'adapter aux besoins de l'entreprise en recueille les fruits.
Enfin, le texte concerne la reprise d'entreprises par les salariés eux-mêmes. En effet, la défense de nos entreprises et, plus largement, de notre potentiel économique et industriel face aux OPA qui pourraient lui être hostiles est une nécessité. C'est tout l'objet de ce qu'il convient d'appeler le patriotisme économique.
En conclusion, je dirai que le projet de loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié est novateur et positif, dans la mesure où il tend à renforcer le dialogue social, à mieux associer les salariés à la marche de leur entreprise, à mobiliser l'épargne collective pour les entreprises et à moderniser la participation et l'actionnariat salarié.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Très bien ! M. Bernard Perrut. La philosophie de ce projet est avant tout économique, mais elle est aussi sociale, financière et culturelle. Participer signifie " prendre part à ". Il ne s'agit ni d'opposer les Français entre eux, ni d'opposer libéralisme et collectivisme mais, au contraire, de retrouver cette troisième voie, chère au général de Gaulle, qui demeure une idée moderne.
Mme la présidente. Veuillez conclure, monsieur Perrut.
M. Bernard Perrut. Je conclurai par deux citations, madame la présidente.
La première sera de Mirabeau, qui écrivait : " Réprouver les capitalistes comme inutiles à la société, c'est s'emporter follement contre les instruments même du travail. " La seconde sera de Patrick Ollier (Sourires) : " Il s'agit d'associer le travail et le capital. C'est un projet de société. " J'ajouterai que ce projet est porteur d'avenir ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Jean-Louis Idiart. Espérons que M. Ollier ne finira pas comme Mirabeau ! Mme la présidente. M. Henri Nayrou.
M. Henri Nayrou. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, je concentrerai mon propos sur l'article 44, cavalièrement inséré dans ce projet de loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié, puisqu'il vise à autoriser les sociétés sportives professionnelles à accéder au marché boursier.
Catastrophique pour l'éthique sportive, ce texte est le fruit d'un lobbying pugnace et revendiqué, ce qui ne rehausse, loin s'en faut, ni le prestige de l'action parlementaire ni celui du Gouvernement. Il marque en outre une reculade du ministre des sports, des sportifs et de la vie associative. M. Lamour, champion amateur de grande renommée, n'a en effet jamais cessé de clamer son opposition à l'entrée des clubs sportifs en bourse, vieille revendication de quelques places fortes du football français adeptes du " toujours plus ", qui estiment que, pour rivaliser avec les grands clubs européens, il suffit d'obtenir des avantages du ministre de tutelle.
Ainsi, la loi du 1er août 2003 a permis l'association des organisations à but lucratif aux pouvoirs fédéraux et la cession des droits télé aux clubs. Puis la proposition de loi du 15 décembre 2004 a permis que 30 % des salaires des joueurs professionnels échappent aux charges sociales au titre d'un "droit à l'image collectif ". Il me revient également en mémoire une réunion, organisée au ministère des sports le 31 janvier dernier, pour la remise d'un rapport sur le sport professionnel, qui rassemblait toutes les personnalités des fédérations et ligues des sports collectifs : le foot, le rugby, le basket-ball et le handball. Le débat était surréaliste, à la limite du cynisme, sur le thème : " Supprimez-nous toutes ces charges qui nous empêchent de faire du business avec nos malheureux millionnaires et dégagez-nous la piste des bénéfices.
Et que ça saute ! " J'avais honte pour eux, les imaginant face à leurs supporters fauchés, mais passionnés au point de contracter des emprunts pour payer leurs abonnements et peut-être, demain, pour acheter des actions de leur club, en rêvant secrètement de plus-values aléatoires.
La conclusion de ces dérives ultra-libérales et indécentes au regard du modèle sportif, c'est cet article 44. Une digue de plus s'effondre sous les coups de boutoir des marchands. Je ne mets en cause ni la lucidité du ministre Lamour ni son honnêteté intellectuelle et sportive, mais je lui reproche de ne pas avoir engagé un bras de fer avec les instances européennes qui, aiguillonnées par nos dirigeants sportifs de corbeille, ont mis deux fois - les 1er avril 2004 et 14 décembre 2005 - la France en demeure d'autoriser la cotation des clubs en bourse.
Il fallait s'opposer à Bruxelles au nom de l'éthique sportive et des aspirations profondes du peuple français concernant l'Europe, tout en rappelant l'expérience malheureuse des clubs européens de football dans ce domaine. Il ne fallait céder ni à l'Europe, qui se trompe de combat, ni à la pression des prétendants français au mirage boursier. Cette affaire me rappelle cette scène de Pagnol, dans le port de Marseille, quand Escartefigue demande au moussaillon chargé de faire traverser le port aux clients : " Ils sont combien ? " et que celui-ci lui répond : " Ils sont un ! " Tout le monde sait de qui il s'agit, n'est-ce pas, monsieur le président Dubernard ? D'aucuns prétendent que d'autres grands clubs seraient intéressés par cette aventure. Les pauvres ! Il faudrait d'abord qu'ils comblent, dans leur budget, des trous aussi grands que l'île de Guam ou que celui de la sécurité sociale ! On pourrait nous rétorquer que nul n'est obligé de faire ce que l'article 44 vise à autoriser. Mais l'esprit de responsabilité, qui devrait être celui du Parlement et du Gouvernement, exigeait que l'on contraigne les divers pouvoirs en charge de ce dossier à passer préalablement par des étapes nombreuses et périlleuses. Il faudrait tout d'abord purger tous les tuyaux malodorants qui relient actuellement les clubs, les dirigeants, les joueurs et les agents aux commissions occultes, aux rétro-commissions, aux comptes secrets et aux paradis fiscaux, et qui valent à certains de figurer à la rubrique des " faits divers ", d'être placés en garde à vue ou de se défendre dans les prétoires. Il faudra du temps, de la sueur et des larmes, du courage et de la volonté politique pour nettoyer les écuries d'Augias ! Il convient de mettre sur le compte soit de l'autodérision, soit de l'inconscience, ce commentaire inénarrable de l'Union professionnelle des clubs français de football : " L'accès en bourse représente un pas de plus vers la transparence des finances et la qualité de la gouvernance des clubs. " On frémit, quand on sait toutes les combines qui existent dans ces sociétés, quand on apprend que près de la moitié des sociétés sportives de football préfèrent payer des amendes plutôt que d'ouvrir leurs comptes et quand on connaît les procès passés et en cours. De grâce, un peu de pudeur ! Le ministre Lamour avait promis que ce texte, présenté malgré lui, comporterait des garde-fous, notamment en ce qui concerne les stades - et vous savez à qui je pense, monsieur Dubernard. C'eût été un moindre mal et une épine de moins dans le pied des contribuables locaux. Mais où sont passés les garde-fous ? Mystère ! Qu'en est-il des clubs de football européens cotés en bourse ? En Angleterre, les sept clubs concernés n'ont pas augmenté la valeur de leur action. En Allemagne, le seul club de Dortmund a vu sa cote divisée par six, faisant reculer le Bayern de Munich et le Herta Berlin. En Italie, ce fut un fiasco pour les trois clubs cotés à la bourse de Milan - le Lazio de Rome, l'AS Roma et la Juventus de Turin - dont le cours des actions s'est effondré, entraînant la ruine des porteurs et la mise en examen de soixante personnages importants du football italien. Il est d'ailleurs intéressant de rappeler que le Parlement italien avait autorisé la cotation malgré les réticences de l'autorité boursière, qui avait souligné l'ampleur des risques pour les investisseurs.
Jamais la Commission n'aurait dû contraindre la France à foncer dans cette impasse. L'initiative des eurodéputés, qui ont décidé de légiférer sur l'avenir du sport professionnel, notamment en matière d'harmonisation des statuts des agents et des pratiques en général, en apportera probablement la preuve. Leur position rejoint d'ailleurs celle du groupe socialiste, qui a déposé une proposition de résolution pour la création d'une commission d'enquête sur les conditions des transferts des joueurs professionnels de football et le rôle des agents sportifs. On attend la fumée blanche ! Faudra-t-il attendre que la France connaisse les mêmes maux que l'Italie ? M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Le PSG et l'OM, ce n'est pas mal non plus ! M. Henri Nayrou. Je ne parle bien sûr ni de la finale de la Coupe du monde ni du coup de tête de Zidane, mais du coup de poker du ballon dans la corbeille. Mêler la bourse au sport est un vrai marché de dupes ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) Mme la présidente. M. Jean-Jacques Descamps.
M. Jean-Jacques Descamps. Vous écoutant hier soir, messieurs les présidents et rapporteurs, et sentant planer sur vous l'ombre portée du général de Gaulle, je me suis souvenu du grand débat des années soixante - j'étais alors jeune ingénieur inscrit à la CGC - sur l'association capital-travail qu'avait préconisée René Capitant. Cette idée m'avait paru à première vue séduisante mais pleine d'ambiguïté, et je n'ai pas changé d'avis.
L'amélioration des relations sociales, réelle depuis quarante ans, n'est pas due à l'idée selon laquelle on peut confondre les intérêts des salariés et ceux des actionnaires, intérêts qui sont par nature différents et qui ne peuvent se rapprocher que par la négociation.
Cette négociation au niveau de l'entreprise et de la branche d'activité est devenue la règle entre les syndicats de salariés et les chefs d'entreprise, qui jouent chacun leur rôle dans un pays qui a, semble-t-il, fini par accepter l'économie de marché et le capitalisme libéral. Certes, le mot " libéral " est difficilement accepté par certains de mes amis, je le sais - sans parler de mes adversaires, naturellement -, peut-être même par le Président de la République, pour qui j'ai cependant beaucoup de respect.
Le partage de la valeur ajoutée des entreprises entre ceux qui y travaillent et ceux qui y apportent leur argent sera toujours un problème majeur de notre société. Il n'y a pas de miracle : les salariés souhaiteront toujours des salaires plus élevés tandis que les actionnaires miseront sur un retour sur investissement durable et conséquent. Tout l'art du manager et du patron de PME est de trouver l'équilibre entre ces aspirations afin de motiver l'une et l'autre. Tout l'art du législateur est de veiller au respect de l'égalité des chances entre ces deux parties dans la négociation et de s'assurer de la transparence des négociations. Bien entendu, la limite de toutes les formes d'intéressement, d'épargne, de motivation, des dirigeants comme des salariés, est la capacité de l'entreprise à rester compétitive dans son domaine d'activité. C'est au manager de l'entreprise ou au patron de PME d'apprécier cette situation, et pas au législateur, sinon pour y inclure d'éventuelles incitations fiscales.
De nombreuses mesures visant à motiver les salariés ont été prises depuis quarante ans : l'intéressement, la participation aux résultats, le développement de l'actionnariat populaire, les plans d'épargne en entreprise. J'y ajoute ce qui est souvent oublié : les chèques restaurant, les chèques vacances, et les nouveaux CESU. Avec son projet de loi, le Gouvernement a le mérite de faire un pas de plus dans cette direction en élargissant l'intéressement aux PME et en proposant de nouveaux outils aux entreprises pour mieux faire participer encore les salariés à la vie de leur entreprise. Cette loi va dans le bon sens car, dans sa rédaction actuelle - j'insiste sur cette précision -, elle reste dans l'esprit du volontariat et de l'amélioration du dialogue social.
Le président Ollier, hier soir, a rappelé l'importance des mots. Une grande confusion règne souvent, en effet, quand on parle de " participation ", d'" intéressement ", ou d'" actionnariat salarié ". S'il s'agit de décisions négociées, d'attribution de primes sur résultats, de distribution d'actions aux salariés à des conditions privilégiées, je n'y vois rien à redire. Il en va tout autrement s'il s'agit d'obliger les entreprises, en particulier les PME, à répartir leurs profits de façon systématique entre salariés et actionnaires, ou de créer un corps constitué d'" actionnaires salariés ", c'est-à-dire d'en venir à une sorte de cogestion. Je suis très opposé à cette idée - que je qualifierai amicalement de farfelue - de " dividende du travail ", qui pourrait être systématiquement accolée à celle de dividende des actionnaires. Car la principale rémunération du travail, c'est le salaire et les primes qui l'accompagnent : le salaire différé ou non, épargné dans un PERCO ou non, augmenté ou non grâce à un intéressement ou une participation, mais le salaire. Le dividende, lui, représente la part des résultats que l'actionnaire, salarié ou non, reçoit en rémunération de son risque après avoir décidé ce qu'il convenait de laisser à l'entreprise pour lui permettre d'assurer son développement. Ce sont deux choses bien distinctes. L'introduction de la notion de " dividende du travail " créera, notamment en raison de l'homonymie que celle-ci présente, une confusion inévitable dans l'esprit des salariés qui ne manqueront pas de réclamer, chaque fois qu'il y aura un dividende pour les actionnaires, l'attribution de ce qu'ils tiendront très vite comme un droit.
Pour conclure, permettez-moi, messieurs les présidents de commission, de freiner amicalement votre enthousiasme sur le mythe de l'association capital-travail, en laquelle vous voyez la condition de toute paix sociale et d'équilibre entre dirigisme et libéralisme.
M. Jean-Pierre Balligand. Nous y voilà ! Libéralisme et marxisme ! M. Jean-Jacques Descamps. Le capital et le travail sont les deux principales composantes d'une entreprise qui marche. Ils ont chacun leur rôle à jouer. Respectons-les tous les deux, associons-les par la négociation mais, de grâce, ne les confondons pas obligatoirement dans la gouvernance de l'entreprise ! Je tenais à vous faire part, madame le ministre, monsieur le ministre, de ces quelques réflexions que je crois de bon sens. De mon point de vue, votre projet de loi est un texte équilibré et rassembleur. Il a fait l'objet d'une négociation préalable avec les partenaires sociaux, ce dont je vous félicite, mais je souhaite vivement que ses dispositions relatives à l'intéressement et à la participation soient conservées en l'état. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Jean-Pierre Balligand. Le minimum minimorum ! Je comprends que Vallon et Capitant aient eu tant de mal à présenter la participation ! Mme la présidente. La parole est à M. Philippe Auberger.
M. Philippe Auberger. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, chacun s'accorde à reconnaître l'importance financière, sociale et, plus encore, politique, de la participation et du développement de l'actionnariat salarié. Il s'agit d'abord de l'un des moyens susceptibles d'atténuer, sinon de supprimer la coupure entre les détenteurs du capital et les salariés de l'entreprise.
Surtout, il s'agit de permettre aux salariés de participer aux résultats financiers ainsi qu'au capital des entreprises - ce qui constitue un élément stabilisateur du capital et de cohésion au sein de l'entreprise, comme on a pu le vérifier lors de certaines offres publiques d'achat.
C'est également permettre aux salariés une participation à la décision, notamment à la prise de risque, au choix des perspectives d'avenir, notamment pour assurer la pérennité de l'entreprise, ce qui constitue l'amorce d'un dialogue social important.
Le nombre de bénéficiaires de la participation et de l'intéressement est loin d'être négligeable : 8,5 millions de salariés sont concernés et près de 13 milliards d'euros ont été distribués durant l'année 2004. La participation et l'intéressement constituent d'ailleurs souvent la seule épargne financière d'un certain nombre de ménages.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Exactement ! M. Philippe Auberger. Cependant, il y a encore des progrès à faire : les entreprises de plus de cinquante salariés doivent appliquer correctement le minimum de leurs obligations et, si possible, aller nettement au-delà, tandis que les plus petites entreprises doivent développer les accords et obtenir une extension effective, ce qui est loin d'être le cas à l'heure actuelle.
Le texte qui nous est soumis apporte un certain nombre d'avancées significatives. Ainsi, en introduisant la notion de dividende du travail, il permet d'effectuer le partage des fruits de la croissance selon des critères pérennes et, en généralisant certaines formules dérogatoires, d'assurer un supplément d'intéressement moyennant certaines contraintes, notamment en ce qui concerne la disponibilité des sommes attribuées.
D'autre part, il crée une nouvelle forme d'intéressement dite "intéressement de projet ", destinée notamment aux filiales d'un même groupe, ce qui est important pour la cohésion du groupe. Il prévoit également l'institution d'un comité de suivi des accords d'intéressement, qui ne peut que favoriser l'amélioration du dialogue social, souhaitée par tous. Grâce à ce texte, les accords de branche seront développés dans les secteurs disparates ; les accords auront plus de poids vis-à-vis de l'administration et des organismes de recouvrement des cotisations sociales ; l'épargne salariée sera sécurisée dans le cadre des plans d'épargne en entreprise.
Le projet de loi comporte deux mesures particulièrement importantes.
Il s'agit, d'une part, du développement des actions gratuites attribuées aux salariés, pouvant être placées dans un plan d'épargne d'entreprise, assorties d'un certain nombre d'avantages, notamment financiers, si elles sont indisponibles pendant cinq ans, et pouvant faciliter la transmission ou la reprise de l'entreprise par les salariés dans le cadre des fonds communs de placement.
Il s'agit, d'autre part, de l'association des salariés à la marche des entreprises par le renforcement de la représentation des actionnaires salariés dans les organes de décision des entreprises cotées, dès lors que ceux-ci possèdent plus de 3 % du capital.
J'ai néanmoins quelques regrets.
Premièrement, les vingt et un articles du texte accroissent la complexité du système de l'intéressement et de la participation, ce qui peut avoir un effet répulsif sur certaines petites et moyennes entreprises. Certes, on espère beaucoup des accords de branche, mais il y a là un risque sérieux d'accroître la coupure entre les salariés des grandes entreprises, qui ont forcément accès à ce type d'intéressement ou de participation, et les salariés des petites et moyennes entreprises, qui n'y ont pas ou peu accès. Dans ces conditions, et puisque le Gouvernement propose de différencier davantage les entreprises de moins de vingt salariés en matière d'allégement des cotisations sociales, il serait peut-être opportun de réfléchir, éventuellement dans le cadre de la prochaine législature, à rendre la participation obligatoire aux entreprises à partir de vingt salariés.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. C'est ce que je souhaite ! M. Philippe Auberger. Et je vous approuve tout à fait ! Mme la présidente. Je vous prie de bien vouloir conclure, monsieur Auberger ! M. Philippe Auberger. En ce qui concerne les grandes entreprises, il convient à mon avis de mettre encore plus l'accent sur la diffusion du capital. Les entreprises pourraient par exemple être obligées de réserver une partie de chaque augmentation de capital à leurs salariés, avec la décote d'usage. On pourrait aussi leur demander d'élaborer un plan de développement de l'actionnariat pour parvenir, en quelques années, aux 3 % qui déclenchent l'accès des salariés actionnaires aux conseils d'administration et de surveillance.
Enfin, mon dernier regret est de voir des dispositions si importantes noyées dans la masse d'un projet de loi qui comporte trop d'articles, ce qui atténuera leur effet. Je pense toutefois que mes préoccupations pourront être satisfaites ultérieurement. Le groupe UMP approuve votre projet de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à M. François Guillaume.
M. François Guillaume. Monsieur le ministre délégué à l'emploi, vous avez rappelé l'historique de la participation et la détermination de son illustre promoteur, le général de Gaulle, convaincu que le dialogue social devait progressivement se substituer aux comportements d'autorité - par là même conflictuels - qui marquaient les relations entre le patronat représentant le capital et les salariés, apporteurs de travail, au sein des entreprises. C'est ainsi qu'est né ce concept de participation, dont plusieurs orateurs ont signalé les étapes dans le temps, toutes à l'initiative du général de Gaulle et de ceux qui se recommandent encore de lui.
Je n'y reviendrai pas et m'attacherai plutôt à tirer quelques leçons de la comparaison que j'ai pu présenter à la délégation pour l'Union européenne de notre assemblée, entre trois types de participation qui existent à l'étranger et qui répondent à des philosophies et à des objectifs différents : le système britannique dont la logique est strictement financière, son objet étant de fidéliser les salariés par la distribution d'avantages financiers en actions - de la seule entreprise dans laquelle ils travaillent ; le système allemand qui, à l'inverse, est fondé sur la cogestion, requérant la présence quasi paritaire des représentants des salariés au conseil d'administration dans les plus grandes entreprises ; le système américain, qui repose sur l'acquisition volontaire par les salariés, grâce à divers dispositifs avantageux, d'actions ou d'obligations des sociétés de leur choix dont le profit alimentera un régime de retraite par capitalisation pour faire face à la grave insuffisance des pensions du régime par répartition.
Le système français est plus complet car il comporte deux volets : la participation aux résultats financiers, mais aussi à la marche de l'entreprise par la présence - cas néanmoins trop rare - de représentants du personnel au sein du conseil d'administration avec voix délibérative.
Compte tenu de la mondialisation croissante et de la diversité des situations dans l'Union européenne et à l'extérieur, on comprendra la difficulté des grands groupes internationaux implantés dans divers pays d'avoir une approche globale, homogène et équitable de la participation au profit de tous leurs salariés.
Aussi estimons-nous nécessaire qu'au moins dans l'Union européenne la Commission, en dépit de ses réticences manifestes, use de son droit d'initiative pour mettre en place un cadre juridique communautaire de négociation transnationale et qu'elle propose un modèle homogène des exonérations fiscales et sociales d'incitation à la distribution d'actions aux salariés et de stock-options aux mandataires sociaux. Ce serait déjà un bel effort de clarification et un début d'harmonisation communautaire.
Mon deuxième sujet de préoccupation porte sur le décalage croissant entre les progrès de l'intéressement des salariés aux résultats de l'entreprise et la quasi-stagnation constatée de leur participation aux conseils d'administration.
Si les réticences à l'entrée de salariés dans les instances de décision des entreprises - celles du patronat par prudence et celles, par principe, de certaines centrales syndicales ouvrières - sont connues, il faut signaler tout de même que la diversification actuelle des placements des plans d'épargne enlève de la justification à la participation des salariés aux organes de décision. Je m'explique : lorsqu'un salarié place uniquement ses économies dans les actions ou obligations de son entreprise - comme en Grande-Bretagne -, son épargne au titre de son PEE contribue au financement de cette entreprise. Il est alors fondé en tant qu'apporteur d'industrie et de capital à réclamer un droit de regard sur la stratégie et la gestion de son entreprise. C'est moins évident lorsqu'il diversifie - certes par mesure de sécurité - ses placements dans un PEI ou un PERCO car le lien capital-travail s'atténue du fait de cette diversification et on s'éloigne alors de la philosophie gaulliste de la participation pour se rapprocher des placements classiques sécurisés proposés par les banques.
Je terminerai ce tour d'horizon comparatif rapide en signalant que, si les abus sur les stock-options ont précédé aux États-Unis ceux que nous déplorons en France, le reflux de leur usage y est aussi plus précoce. En effet, l'argument du dirigeant exceptionnel dont le talent incomparable mériterait plus que les honneurs est contrebattu par le résultat d'une étude démontrant que, si le PDG de la deux cent cinquantième entreprise américaine devait remplacer celui de la première, il en résulterait pour celle-ci une perte de valeur de 0,014 %. Ce n'est donc pas significatif.
Aussi est-il temps d'encadrer, faute de pouvoir les supprimer, les options d'achat et autres rémunérations additionnelles aux appellations allusives - parachute en or, retraite-chapeau...- et en premier lieu de leur retirer les avantages fiscaux qui y sont attachés. Il importe cependant de traiter différemment les patrons créateurs de leur entreprise et répondant sur leurs biens propres des éventuelles dettes de leur société car le vrai risque doit être pris en considération.
Au cours du débat, toutes ces dérives ont été largement évoquées. Il ne faudrait pas cependant qu'elles occultent l'essentiel : la participation, et notamment celle qui s'attache à la représentation des salariés aux conseils d'administration des entreprises car, pour l'instant, on est plus associé au sein de celle-ci en raison de ce que l'on a qu'en raison de ce que l'on est, le poids des participants aux décisions étant mesuré uniquement à l'argent risqué, à l'aune du capital détenu.
Merci, madame la ministre, monsieur le ministre, de bien vouloir tenir compte de ces observations lors de l'examen des amendements que j'ai déposés sur ce texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à M. Maxime Bono.
M. Maxime Bono. Madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, je centrerai mon propos sur le chèque-transport.
Par lettre rectificative du 21 septembre dernier, des dispositions nouvelles relatives au chèque-transport ont en effet été introduites dans le texte que nous examinons. L'ajout des articles 45 et 46 dans le projet de loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié était censé faire écho aux annonces du Premier ministre sur le pouvoir d'achat des Français.
Il est vrai que le pouvoir d'achat a été particulièrement entamé par la hausse du prix de l'essence. Le super sans plomb est ainsi passé de 1 euro le litre en juin 2002 à 1,23 euro à ce jour. Le diesel, quant à lui, a connu une augmentation plus spectaculaire encore. Ces hausses ont lourdement pénalisé les ménages. Mais elles n'épargnent pas davantage les entreprises. Elles portent atteinte également au pouvoir d'achat des ménages qui se chauffent au fioul domestique et qui ont vu leur budget de chauffage augmenter de 80 % en quatre ans.
Voici ce que l'INSEE avait constaté dès décembre 2005 : " Devant l'impossibilité pour les ménages de réduire massivement et rapidement leur consommation d'énergie, tant pour le chauffage que pour leurs déplacements, la hausse des prix à la consommation des produits pétroliers s'était instantanément traduite par un surcroît de dépenses proche de 100 euros en 2004 et de 200 euros en 2005 en moyenne pour chaque ménage. " Face à cette évolution pourtant constante, vous n'avez pas, jusqu'à ce jour, pris les mesures que les Français attendaient. Vous avez d'abord nié la hausse continue des prix. En 2005, vous avez persisté dans l'établissement de vos prévisions sur la base d'un cours du baril à 36,50 dollars, quand la moyenne en aura été de 54,41 dollars ! Mais surtout, vous avez supprimé un dispositif qui avait fait ses preuves et qui permettait de rendre aux ménages, et plus généralement aux Français, le surplus de recettes de TVA ou de TIPP engrangé mécaniquement par l'État du fait de la hausse des cours.
M. Philippe Auberger. Ce dispositif n'a jamais été appliqué ! M. Maxime Bono. Ce dispositif, dit de la TIPP flottante, permettait pourtant d'éviter que l'État ne s'enrichisse au détriment des consommateurs ! M. Xavier de Roux. Vous n'avez pas beaucoup de preuves ! M. Maxime Bono. Je vous avoue ne pas comprendre cette obstination à refuser ce mécanisme. Dès 2002, vous avez tout simplement refusé de mettre en oeuvre le dispositif alors que la loi en prévoyait une application automatique. Le Conseil d'État, en 2003, a d'ailleurs condamné cette attitude. Mais vous aviez entre-temps, par la loi de finances rectificative pour 2002, purement et simplement supprimé la TIPP flottante que nous n'avons depuis lors cessé de vous demander de réactiver. Nous avons même, sur ce sujet, déposé une proposition de loi, enregistrée à la présidence de l'Assemblée le 13 juin 2006.
Aujourd'hui, vous nous présentez un projet de chèque-transport destiné, dites-vous, à répondre aux préoccupations des Français. De quoi s'agit-il ? L'article 45 crée un titre spécial de paiement nominatif que tout employeur peut préfinancer au profit de ses salariés pour le paiement des dépenses liées au déplacement entre leur résidence habituelle et leur lieu de travail. Cet article prévoit que les salariés peuvent présenter les chèques-transport auprès des entreprises de transport public. Et, si leur lieu de travail est situé en dehors des périmètres de transports urbains, ou si l'utilisation de leur véhicule personnel est rendue indispensable par des conditions d'horaires particuliers de travail, ils peuvent présenter les chèques-transport auprès des distributeurs de carburants au détail.
Ce dispositif s'inspire en fait du modèle des titres restaurants. Il s'agit d'un chèque au profit des salariés, financé par l'employeur, sans incidence sur le budget de l'État à l'exception de l'exonération fiscale accordée sur cet avantage en nature. Cela n'est pas une mauvaise mesure en soi. Mais à vouloir courir trop de lièvres à la fois, à vouloir en même temps soutenir le pouvoir d'achat et favoriser les transferts modaux au profit du transport collectif, vous finissez par passer à côté de l'un et l'autre de ces deux objectifs.
Car à vrai dire, il ne s'agira pas d'une mesure de soutien au pouvoir d'achat des ménages : 100 euros par an sont très loin de compenser l'amputation actuelle du pouvoir d'achat.
En outre, ce chèque ne profitera qu'aux seuls salariés, puisque toutes les autres catégories de Français, pourtant elles aussi soumises aux déplacements quotidiens, en sont exclues. Je pense bien sûr aux artisans, commerçants et professions libérales. Et encore, s'agissant des salariés, il ne profitera qu'à une fraction d'entre eux, selon le bon vouloir de leur entreprise, puisqu'il n'est que facultatif.
Monsieur le ministre, madame la ministre, nous le répétons, si vous voulez gommer, au moins partiellement, pour le consommateur, l'effet de la hausse des prix du baril, le dispositif de la TIPP flottante est facile à réactiver.
Il ne s'agit pas davantage d'une mesure favorable à la promotion des transports collectifs. En effet, dès lors qu'elle s'applique sans grande distinction au trajet domicile-travail, cette nouvelle disposition ne peut être regardée comme une réelle incitation à un changement d'habitudes. Certes, l'aide au véhicule individuel est en principe limitée. Mais la marge d'appréciation est telle qu'il sera bien difficile à l'employeur d'inciter à l'usage du transport collectif et à l'abandon de la voiture particulière.
Mettre à la disposition des automobilistes un chèque carburant en dehors des périmètres de transport urbain, c'est ignorer les efforts considérables déployés par les collectivités locales. Je pense en particulier aux régions qui ont mis en place des liaisons TER rapides, confortables, efficaces et qui ont remporté en 2005, de véritables succès en termes de fréquentation.
Pouvez-vous d'ailleurs nous confirmer que ce chèque-transport sera applicable aux transports départementaux et régionaux souvent à la limite de l'interurbain et du péri-urbain ? Et surtout nous garantir que les recettes du dispositif ne mettront pas en cause l'intégralité du versement transport tel qu'il existe aujourd'hui ? Madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, le chèque-transport pouvait être une bonne idée. Mais celui que vous nous proposez aujourd'hui est une fausse bonne idée. Il eût été bien plus efficace de cibler un dispositif de chèque-transport au seul profit des modes alternatifs à la voiture particulière, aux fins de favoriser le transfert modal, et de réactiver pour tout le monde la TIPP flottante, seule à même d'atténuer les effets néfastes de la hausse du prix des carburants sur le pouvoir d'achat des ménages.
Vous comprendrez que nous déplorions le choix que vous avez fait et dans lequel j'ai cru comprendre que vous persévéreriez. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Remiller.
M. Jacques Remiller. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, en réalité, c'est Léonce Deprez, député du Pas-de-Calais et maire du Touquet qui devait prendre la parole. Mais il a dû rejoindre en toute urgence sa circonscription. Il m'a donc demandé de reprendre à cette tribune l'intervention qu'il avait préparée et dont je partage tout à fait l'esprit.
Je vais donc citer Léonce Deprez : « En entendant trois personnalités, aussi différentes que Jean-Louis Borloo, Thierry Breton, Gérard Larcher, présenter au nom du Gouvernement le projet de loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié, nous avons été nombreux à penser qu'il s'agissait là d'un sujet révélateur de l'esprit dans lequel nous devons entamer ce nouveau siècle, ainsi que d'un sujet capable de rassembler les Français, et donc les élus de la Nation.
« Sensible, comme Jean-Michel Dubernard, comme Patrick Ollier, comme mes collègues Jacques Godfrain, François Cornut-Gentille, Alain Joyandet, à la grande idée de la participation lancée par le général de Gaulle, et reprise par Édouard Balladur, avec intelligence et ténacité, j'avais tenu, il y a vingt ans, dès ma première année d'élu à l'Assemblée nationale, à susciter une prise de conscience de l'importance historique de cet autre “grand appel ”du général de Gaulle.
« Et en publiant un livre intitulé Le Partenariat pour faire gagner la France et les Français, j'avais développé toutes les raisons que nous avions de défendre, et même avec un certain enthousiasme, cette idée-force mobilisatrice : rassembler les Français pour gagner la compétition économique. D'autant que cette idée-force en entraînait une autre. Il s'agissait, à partir de nos entreprises et au sein de toutes les entreprises, de faire de la France une France de partenaires.
« C'était sans doute l'expérience que la vie sportive m'avait apportée s'agissant notamment de l'esprit de compétition et de l'esprit d'équipe, qui m'avait conduit dans ce livre à tenter de faire comprendre que, sans union des forces, il n'y a pas de possibilité de victoires. C'est vrai dans la vie des entreprises, comme dans la vie d'une commune.
« Ayant ressenti, comme dirigeant d'une PME, autant que comme président national de la jeune chambre économique française, l'obligation d'associer le travail au capital, la formation à l'économie, les énergies de tous les équipiers d'une entreprise pour rendre la France compétitive, je pensais intensément que la liberté était le chemin de la victoire. Et d'abord, la liberté d'entreprendre. Mais je pensais aussi, lorsqu'il s'agissait de vaincre le désert français, qu'il fallait sur ce chemin de la liberté associer tous les acteurs de la vie des entreprises et les intéresser aux fruits de la victoire pour leur donner l'envie d'avoir envie de gagner les matches de la vie économique. Je suis sûr que nous sommes très nombreux sur les bancs de cette assemblée à le penser toujours et de plus en plus.
« Plus que jamais, en ce début de nouveau siècle où la compétition à laquelle sont soumises toutes les entreprises est plus dure encore qu'il y a vingt ans, je dis, avec ceux qui ont préparé ce projet de loi : franchissons cette nouvelle étape pour mieux associer les salariés à la marche de leur entreprise ! Renforçons la dynamique de la participation dans ses trois composantes : participation à la définition des objectifs et des moyens pour les atteindre, participation aux résultats et participation au capital.
« Expliquons, nous, élus de la Nation, que l'entreprise, quelle que soit sa dimension, est une communauté de travail et que tous – les dirigeants qui apportent la créativité et la gestion, les actionnaires leur capital, les salariés leur savoir-faire – doivent vivre en partenaires et réaliser la synergie sans laquelle il ne peut y avoir de richesses produites et de partage du fruit de ces richesses. Rappelons-nous le sens du mot synergie en grec : syn – avec – et ergon – travail.
« Expliquons que renforcer la participation au capital et l'intéressement aux résultats permet d'améliorer la productivité des entreprises et leur compétitivité, et ainsi le pouvoir d'achat des Français.
« Expliquons que le dialogue social et la cohésion sociale, conditions d'un bon climat de vie pour tous les Français, commencent dans l'entreprise, de la plus petite à la plus grande.
Expliquons que partager avec les salariés une partie des bénéfices de l'entreprise, c'est reconnaître que leurs efforts sont indispensables au succès et faire oeuvre de justice. C'est, enfin, améliorer la défense du capital des entreprises françaises face aux risques d'OPA hostiles.
« Ajoutons que, si les 8 millions de salariés qui bénéficient de la participation et de l'intéressement sont 16 millions demain, comme nous pouvons l'ambitionner, la France se retrouvera parmi les champions du monde du dynamisme économique et de la justice sociale, »… M. Guy Geoffroy. Très bien ! M. Jacques Remiller. …« un dynamisme économique et une justice sociale qui doivent nécessairement devenir les ambitions primordiales de nos États-nations et de notre Union européenne en ce XXIe siècle.
« Il y a des projets de loi qui doivent, dans une même ambition nationale et sociale, rendre aux Français confiance en leur avenir.
« Saisissons la chance, en cette fin d'année 2006, de le démontrer à la Nation et aux Français ».
Je partage naturellement l'esprit de ce texte de Léonce Deprez ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Bravo ! Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Paul Anciaux.
M. Jean-Paul Anciaux. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, la propriété est un droit. Le droit de posséder est un moyen d'expression, de perpétuation, de solidarité, une source d'authentique liberté. L'exercice de ce droit est nécessaire au développement personnel. Le travail est le mode naturel d'acquisition qui permet à chacun d'assurer son existence et de réaliser ses ambitions.
Sans motivation, il n'y a pas d'esprit d'entreprise. Or, c'est lui qui assure la croissance économique et l'augmentation du niveau de vie. C'est pourquoi le salarié doit être associé aux résultats de son entreprise.
La participation est le trait d'union entre cohésion sociale et compétitivité économique. L'accroissement de la richesse au sein de l'entreprise doit se concrétiser par une répartition de celle-ci entre tous ceux, actionnaires et salariés, qui ont contribué à sa création.
Le salarié doit pouvoir détenir des actions pour être propriétaire d'une part du capital de l'entreprise, dès lors que l'accroissement des actifs a atteint un objectif préalablement fixé. Il s'agit bien là d'un partage de la richesse issue des efforts de tous les acteurs de l'entreprise.
C'est ce dernier point qu'il convient de promouvoir, avec le souci d'ouvrir un large dialogue entre tous les partenaires concernés. Le texte qui nous est proposé illustre une méthode de ce qui pourrait être l'expression d'un nouveau dialogue.
Toute espèce de progrès passe par la remise en cause de schémas de pensée et de valeurs touchant au travail, à la formation, au déroulement des carrières, au statut des individus dans l'ordre social.
L'adaptation constante à l'économie mondialisée exige de tous des efforts. Face à cela, nous devons encourager la participation effective des salariés, tant pour l'enrichissement, l'expansion ou le développement de l'entreprise que pour la réflexion préalable à toute prise de décision.
La participation des salariés correspond à un véritable droit individuel, qui peut être envisagé sous de nouvelles formes. Celles-ci doivent être définies au sein de chaque entreprise, dans un cadre général souple associant les partenaires sociaux ou les représentants du personnel pour les plus petites entreprises.
Le salarié ne doit pas être un étranger dans son entreprise, mais un agent actif du développement et des performances de celle-ci. Cette forme de participation innovante est un facteur décisif d'évolution et de justice sociale, un mode de répartition de la richesse plus équitable, et un puissant facteur de relance des négociations contractuelles entre employeurs et salariés.
L'État doit promouvoir différentes formes de participation : l'intéressement aux bénéfices, la participation au capital par l'actionnariat salarié. Son rôle est également d'étendre la participation aux entreprises de moins de cinquante salariés, tout en veillant à ce que la loi s'applique dans les entreprises de plus de cinquante salariés.
La participation devrait s'appliquer à toutes les entreprises, des plus grandes aux plus petites. Pourtant, les mécanismes de la participation financière ne sont que trop peu implantés dans les petites structures.
La participation est un outil qui permet de motiver les salariés, fiers d'être associés à l'entreprise. Elle développe le respect et la considération. Elle doit être réaliste, efficace, vivante et toujours adaptée à la sociologie de l'organisation. Pratiquée par les différents acteurs de l'entreprise, elle doit être cohérente et tenir compte des us et coutumes de celle-ci. Elle doit aussi être conforme au discours, et c'est pourquoi son impact et sa dynamique doivent être mesurés régulièrement.
La participation est une solution d'avenir. Il importe de définir et de construire une société qui associe efficacité économique et respect des hommes.
La participation est une voie idéale pour instaurer de nouveaux rapports au sein de l'entreprise, entre les actionnaires et les salariés qui participent à son développement.
Les acteurs de l'entreprise sont les principaux vecteurs des mutations de son activité. Ils sont porteurs du projet collectif et le devenir de l'entreprise ne repose plus uniquement sur les porteurs de parts sociales. Toutes les composantes de l'entreprise constituent une entité, qui dispose d'un patrimoine propre.
Ce texte et sa promotion par le Gouvernement et le Parlement doivent avoir une dimension incitative. C'est l'esprit de la participation qu'il faut développer. Attention à ne point trop légiférer ! D'ailleurs, en tant que membre de la commission des affaires sociales, je suis ravi que celle-ci ait décidé de simplifier et d'alléger le projet de loi.
En donnant à chacun de ses acteurs sa juste part d'enrichissement et de responsabilité, l'entreprise participative se construit comme un ensemble cohérent. Il faut casser l'antagonisme entre salaire et travail, et dividende et capital, puisque chaque acteur de l'entreprise devient un véritable associé.
Je le répète, la participation est une solution d'avenir, pour peu que l'on y croie ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à M. Robert Lecou.
M. Robert Lecou. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, messieurs les présidents de commission, comment parler en ce lieu du développement de la participation et de l'actionnariat salarié sans évoquer celui qui, en véritable visionnaire, osait dans les années soixante revoir les relations dans l'entreprise ? Le général de Gaulle, l'homme du 18 juin et de la décolonisation, fut aussi l'homme de la participation, concept qui à l'époque marqua une étape importante dans les relations entre les salariés et l'entreprise.
En instaurant le principe de la participation, au début d'un siècle qui fut marqué par les combats que menèrent les salariés pour sortir d'une relation de stricte subordination, le général de Gaulle a bouleversé les mentalités. Avant ce qui fut une véritable révolution, l'entreprise, associée exclusivement au patron, était le lieu clos du travail, et seuls les rapports de force permettaient aux salariés d'obtenir des avancées sociales. C'était le temps du conflit, de la lutte des classes. Avec le concept de la participation, l'entreprise est devenue le lieu où le lien social permet aux employés et aux employeurs de partager des intérêts communs. La création de richesses est partagée entre le légitime dividende financier versé à l'actionnaire et le non moins légitime dividende du travail versé aux salariés.
Le salarié a trouvé sa véritable place dans l'entreprise, dont le coeur est devenu plus humain.
C'est bien une nouvelle vision des rapports sociaux que nous a offert la participation dans les années soixante. Pour autant, et en dépit de cette attractivité, la participation est aujourd'hui encore trop méconnue et trop peu appliquée. Bien des salariés en ignorent les dispositifs : seuls 8,7 % des salariés des entreprises de moins de cinquante salariés en bénéficient, et 35 % des entreprises de plus de cinquante salariés ne respectent pas l'obligation légale. En définitive, un grand nombre de salariés sont exclus de la participation.
Il était donc nécessaire, madame la ministre, monsieur le ministre, après l'étape des années soixante, que vous relanciez une nouvelle dynamique, qui s'impose d'autant plus que les réalités de la globalisation et de la mondialisation, associées à l'ouverture des marchés, risquent de nous entraîner sur la pente de la seule logique financière. Une dynamique à laquelle la gauche même ne peut pas se soustraire, après son amère expérience de 1981-1983, qui l'a amenée à accepter la réalité de l'économie de marché.
Chers collègues de l'opposition, puisque vous ne niez plus que l'entreprise privée est le lieu légitime des relations du travail, vous pouvez donc nous rejoindre sur le thème de la participation. Sans contester la logique de la concurrence et de la performance, la participation nous propose la culture du réformisme social et du dialogue social, pour le bien-être de l'homme et une meilleure compétitivité de l'entreprise, dans laquelle on aura su pacifier les relations sociales.
Telle est notre vision de la participation et telles sont les améliorations concrètes et efficaces que devra apporter ce texte.
Avec la participation, les salariés améliorent leur pouvoir d'achat et se constituent un capital.
Avec la participation et l'épargne salariale, les entreprises françaises s'assurent un financement avantageux et stable. C'est du gagnant-gagnant.
Avec l'actionnariat salarié et une meilleure représentation des salariés actionnaires au sein des conseils d'administration, les salariés sont mieux associés à la stratégie de l'entreprise, qui y gagne en cohésion et en compétitivité.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Tout le monde y gagne ! M. Robert Lecou. C'est cette philosophie d'un meilleur partage de la richesse créée qui doit nous amener à supprimer, ou à défaut à moraliser le système des stock-options, aujourd'hui considéré comme un abus insupportable qui déconsidère l'entreprise dans la mesure où il est uniquement destiné aux managers.
Mme Anne-Marie Comparini. Très bien ! M. Robert Lecou. Puisse cette loi nous permettre d'aller dans le bon sens en remettant l'homme au coeur de l'entreprise, en remettant l'entreprise au coeur de la société.
À une époque où le désenchantement souvent nous gagne, où les enjeux environnementaux sont énormes, où les crispations et la déshumanisation nous inquiètent, cette loi peut apporter un souffle nouveau. Aussi devons-nous lui donner du souffle et la compléter. C'est ce que vous faites, monsieur le ministre délégué à l'emploi, puisque vous préparez un texte sur l'amélioration du dialogue social.
L'humanité a évolué par des soubresauts, mais aussi par la réforme. La participation est une véritable réforme révolutionnaire – une réforme parce qu'elle se fait dans le consensus et le dialogue, révolutionnaire parce qu'elle bouleverse des schémas de pensée souvent manichéens.
(Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à M. Alain Néri.
M. Alain Néri. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, messieurs les présidents de commission, mes chers collègues, l'article 44 du projet de loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié instaure la possibilité pour les clubs de football d'être cotés en bourse.
M. Philippe Auberger. Encore ? M. Alain Néri. Si cet article était adopté, le football, et demain d'autres sports, dépendraient directement du secteur marchand.
Les clubs professionnels deviendraient des entreprises. Ils en adopteraient les méthodes en matière de sélection, de hiérarchie, de rendement, et la terminologie – recettes, retour sur investissement. Nous devons nous poser la question : les clubs sportifs ont-ils leur place en bourse ? L'article 44 a-t-il sa place dans ce projet de loi ? En autorisant la cotation des clubs de football en bourse, le ministre des sports Jean-François Lamour – dont je regrette l'absence ce soir – admet donc implicitement que le sport professionnel relève essentiellement d'une logique marchande. Il oublie totalement les liens étroits qui unissent le sport amateur et le sport professionnel, et l'apport important des collectivités publiques.
Plus grave, le ministre des sports renie les propos qu'il a tenus en 2003 lorsque, fervent et ardent adversaire de la cotation des clubs français en bourse, il énonçait clairement que bourse et football n'avaient pas grand-chose à faire ensemble ! M. Gaëtan Gorce. Très juste ! M. Alain Néri. Il cède ainsi à la pression du milieu du football, en particulier de l'Olympique lyonnais et de son président, M. Aulas, qui revendique ce droit depuis plusieurs années, étant le seul club français à en avoir les moyens et l'ambition.
Pour beaucoup, la cotation en bourse n'est pas une priorité. J'ajoute que les actions risquent d'être trop chères par rapport aux risques encourus.
Un club de sport professionnel n'est pas un objet d'investissement boursier comme les autres. L'incertitude est le propre du sport, et le marché n'aime pas l'incertitude.
On est amené à constater plusieurs évidences.
La cotation des clubs en bourse en Europe est un fiasco.
La plupart des clubs de football cotés en bourse connaissent des déboires financiers et restent très endettés.
La majorité des clubs de football français connaissent des difficultés financières et sont très fortement endettés.
En Angleterre, aucun des sept clubs cotés en bourse, que ce soient Arsenal, Aston Villa, Charlton, Manchester City, Newcastle, Tottenham et Watford, n'ont vu leur valeur augmenter, bien au contraire.
En Allemagne, un seul club est aujourd'hui coté en bourse : Dortmund. Ce club affichait une santé tout à fait acceptable avant son entrée en bourse. Depuis son entrée en bourse, en 2000, il a vu son action divisée par six, ce qui a fragilisé sa situation.
Quant à l'Italie, elle a beau avoir gagné la Coupe du monde, la santé des clubs italiens n'est pas florissante ! Les actions des trois clubs cotés à la bourse de Milan – Lazio Rome, AS Rome et Juventus de Turin – se sont effondrées, ruinant des supporters transformés en actionnaires.
La cotation ne rime pas forcément avec la transparence.
Encore une fois, l'Italie n'est sûrement pas l'exemple à suivre. En effet, aujourd'hui, une soixantaine de personnes du milieu du football, dont des responsables très importants, ont été mises en examen pour « association de malfaiteurs ». La preuve est faite que l'introduction en bourse ne rime pas toujours avec transparence financière, contrairement à ce qu'on voudrait nous faire croire ! Le circuit de l'argent à l'intérieur des clubs de football manque pour le moins de transparence. Les sommes consacrées aux salaires et aux « transferts de joueurs » sont colossales. Certains clubs réputés de Grande-Bretagne sont même sortis de la bourse, mais pour mieux tomber dans les mains de milliardaires aux capitaux douteux ! M. Xavier de Roux. C'est vrai ! M. Alain Néri. Peut-on faire courir ce risque à nos clubs français ? Avec l'introduction en bourse des grands clubs, le fossé entre les grands et les petits clubs va se creuser encore plus. M. le ministre des sports ne déclarait-il pas dans une interview au journal L'Équipe du 21 septembre dernier, au sujet de la cotation en bourse : « Ce n'est pas mon problème. Les dirigeants du football doivent quand même assumer quelques responsabilités. On ne peut pas à la fois faire du lobbying, promouvoir la bourse et se plaindre d'un championnat à deux vitesses » ? Jean-François Lamour avait raison ! M. Gaëtan Gorce. Absolument ! M. Alain Néri. En outre, ne soyons pas naïfs : quand les performances du club baissent, les actions baissent aussi, ouvrant la tentation aux matches truqués, comme l'exemple italien l'a montré, ou aux paris truqués, comme en Belgique, bafouant l'éthique sportive.
Aussi, monsieur Jean-Michel Dubernard, je me tourne vers vous qui êtes président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de notre assemblée,… M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Je devine… M. Alain Néri. …pour réitérer ma demande : mettons à l'ordre du jour de nos débats la proposition de création d'une commission d'enquête parlementaire sur les conditions de transfert des joueurs professionnels de football et le rôle des agents sportifs.
M. Gaëtan Gorce et M. Alain Vidalies. Très bien ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Ce n'est pas possible, il y a au moins quinze affaires en cours ! M. Alain Néri. D'ailleurs, lorsque je dis «agents sportifs », le terme « sportifs » est de trop ! Mme la présidente. Veuillez conclure, monsieur Néri.
M. Alain Néri. Oui, madame la présidente.
En conclusion, ce qui me paraît le plus urgent, ce n'est pas la cotation en bourse, mais la mise en place de cette commission d'enquête, monsieur le président Dubernard. Parce que nous sommes attachés à un véritable service public du sport, associant étroitement les interventions de l'État, des collectivités locales et territoriales et le mouvement associatif, afin de garantir l'égal accès à des pratiques adaptées aux capacités et aux aspirations de tous, nous sommes opposés à la cotation en bourse de toute activité éducative, sociale, culturelle et sportive.
Au nom des députés du groupe socialiste, je demande donc le retrait de l'article 44 du projet. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Anne Montchamp.
Mme Marie-Anne Montchamp. Monsieur le président, monsieur, madame les ministres, mes chers collègues, ce texte portant développement de la participation et de l'actionnariat salarié poursuit une oeuvre législative dont les présidents Jean-Michel Dubernard et Patrick Ollier ont rappelé l'enracinement historique. Il veut ouvrir les dispositifs existants pour proposer aux Français un lien moderne avec leur entreprise, un lien cohérent avec les nouveaux enjeux économiques de notre pays.
Je mettrai, pour ma part, l'accent sur trois axes forts de ce texte.
Le projet de loi que nous allons examiner doit jouer un rôle déterminant dans l'effort de cohésion sociale engagé depuis 2002 par notre pays. En renforçant, par une vision plus offensive, mieux comprise, mieux partagée, les conditions de la participation, de l'intéressement et de l'actionnariat salarié, ce texte y contribue dès son premier article, qui permet d'instaurer un dividende du travail. Et je veux dire avec beaucoup d'amitié à mon collègue Jean-Jacques Descamps que de très nombreux salariés dans notre pays portent souvent avec l'actionnaire le risque de l'entreprise.
L'article 1er permet aux entreprises qui le souhaitent d'attribuer un complément d'intéressement, ce qui renforcera pour les salariés la lisibilité de la dimension collective de la performance dans l'entreprise. Pour cette raison, l'investissement de projet, porté par l'article 2, constitue une innovation particulièrement prometteuse, une innovation qui permettra d'associer d'autres acteurs au sein de l'entreprise, de mieux associer les acteurs dans une vision concrète et mesurable qui fera sens, de convaincre les dirigeants d'entreprise qu'il s'agit réellement, en cette matière, de stratégie d'entreprise. Par l'investissement de projet, gageons que l'intéressement ne restera pas de la seule responsabilité des gestionnaires, mais qu'il deviendra un enjeu stratégique des dirigeants, car il s'agit bien de développer la croissance interne de l'entreprise dans toute l'acception du terme, en particulier de valoriser la performance collective et plus seulement la somme des performances individuelles.
Les socialistes, mes chers collègues, ont cru, ou ont voulu faire croire aux Français, qu'en partageant le temps, on créerait le travail. Pour créer le travail, nous le savons, il faut créer la croissance.
L'accroissement de la productivité né de la réduction du travail a caché, un temps, le besoin d'investissement des entreprises. Faire appel, par la participation et l'actionnariat salarié, à une capacité d'investissement complémentaire est décidément un enjeu clé pour l'entreprise, petite et moyenne. Grâce aux dispositions prévoyant de faciliter pour les entreprises l'attribution d'actions gratuites dans le cadre de plans mondiaux, ce texte apporte une capacité d'équilibrage de la mobilité des capitaux.
Madame la ministre, vous avez un jour évoqué comme alternative, ou plutôt comme nuance à l'idée de patriotisme économique, l'idée d'identité économique. Enraciner une entreprise dans son bassin économique, dans sa région, dans son pays passe par le supplément d'âme que donne la participation à l'entreprise. C'est une des vertus de ce texte.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Très bien ! Mme Marie-Anne Montchamp. Et c'est pourquoi, mes chers collègues, je le soutiendrai résolument. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à Mme Christine Boutin.
Mme Christine Boutin. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la ministre, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, tout d'abord, permettez-moi de saluer le travail réalisé par nos collègues Jacques Godfrain et François Cornut-Gentille, qui ont permis d'avancer sur ce dossier.
Je fais partie des parlementaires qui, en revanche, sont surpris de voir figurer dans ce texte la cotation des clubs de football : ce projet de loi soulève des enjeux si considérables que cela me semble totalement inapproprié. D'autant plus qu'il nous est souvent reproché, à nous parlementaires, d'utiliser des « cavaliers ». Que vient faire cet article dans le projet, qu'il pollue d'une certaine façon ? Chaque Français passe un tiers de sa vie dans l'entreprise. Ne faut-il donc pas faire en sorte que ce temps passé enrichisse humainement, comme financièrement, la personne, son entourage et l'entreprise ? Que chacun en sorte gagnant ! L'époque de l'entreprise vue uniquement comme un moyen de production est révolue. Il faut désormais repenser l'entreprise comme un lieu de vie et donc, par incidence, l'organisation du travail – je dirai plutôt : l'organisation de l'activité salariée, ce qui n'est pas tout à fait la même chose.
Une vraie révolution doit s'engager. Une révolution économique et sociale.
Pour moi, la participation doit être conjuguée avec les notions de flexibilité et de sécurisation des parcours professionnels.
La volatilité des carnets de commande et le caractère capricieux de la demande imposent la flexibilité des contrats. Elle induit la fin des CDI.
Pourquoi ne pas avoir le courage de dire à nos compatriotes qu'il vaut mieux, aujourd'hui, avoir un CDD bien négocié plutôt qu'un CDI assorti d'un licenciement sec ? À côté de cette flexibilité nécessaire, il faut prévoir la sécurisation des parcours professionnels pour les salariés, surtout pendant les périodes de chômage. Il faut passer de la protection des contrats à celle de la personne. Et le chemin que nous avons pris au cours de cette mandature en donnant à la personne un droit à la formation me semble être un beau début.
Flexibilité des contrats, sécurité des personnes et, enfin, troisième axe, la participation.
La participation des salariés à l'entreprise est une révolution sociétale et sociale. Elle soulève des enjeux considérables, bouscule les idées reçues, nous pousse à réorganiser le monde économique.
La participation dans les prises de décisions de l'entreprise, dans le capital ou dans les résultats implique, de fait, le salarié dans la vie, la survie, les développements de l'entreprise. Mais plus que cela, la participation rend compte d'une réconciliation des salariés avec la direction, mettant fin à la lutte des classes, que nous avons tant critiquée.
La participation rend compte aussi de la reconnaissance en tant que personne du salarié qui, chaque jour, apporte, par son travail et son intelligence, davantage de richesses à l'entreprise. La participation rend compte de ce travail, reconnaît la personne plus qu'un simple salaire.
La participation rend compte également d'un véritable contre-pouvoir des salariés. Le temps des scandales dans le privé et le public, des gabegies dans les entreprises et des distributions scandaleuses de stock-options à quelques dirigeants que l'on peut qualifier de « malhonnêtes » et d'« incompétents » est terminé. La nécessité de réels contre-pouvoirs s'impose. Ces contre-pouvoirs sont prévus dans nos institutions – même si l'on peut en discuter –, mais il faudrait les rendre effectifs dans l'entreprise.
Les enjeux philosophiques, humains et sociétaux que soulève ce projet de loi sont évidents. Je dirai même que, d'une certaine façon, monsieur le ministre, nous restons un peu sur notre faim avec ce projet.
Depuis la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas, nous parlons de la participation sans véritablement oser franchir le pas. Ce projet de loi ajoute sa petite touche. J'aurais souhaité que nous allions beaucoup plus loin pour définir, à l'aube du xxie siècle, les nouvelles relations entre la personne et le travail. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à M. Xavier de Roux.
M. Xavier de Roux. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi relatif au développement de la participation et de l'actionnariat salarié, soumis aujourd'hui à notre examen, est un texte important et attendu. L'intérêt que notre assemblée porte à ce débat - comme en atteste la présence de trois rapporteurs, parmi lesquels deux présidents de commissions permanentes - est, me semble-t-il, à la hauteur des enjeux. Pour ma part, mon seul regret est que la commission des lois n'ait pu se saisir pour avis du texte, alors que certaines dispositions l'auraient amplement justifié.
Je ne reviendrai pas sur les nombreuses mesures très utiles que comporte le projet du Gouvernement. Comme beaucoup dans notre hémicycle, je considère que la participation et l'actionnariat salarié contribuent au «contrat social interne de l'entreprise », en associant plus étroitement les personnels aux fruits de leur travail.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Très bien ! M. Xavier de Roux. Je souhaiterais focaliser mon intervention sur un sujet qui, quoique connexe à notre débat, fera sans doute l'objet d'échanges : je veux parler de l'encadrement des options de souscription ou d'achat d'actions, plus connues sous le vocable anglo-saxon de stock-options.
Mme Christine Boutin. Très bien !M. Xavier de Roux. Notre collègue Édouard Balladur a en effet déposé un amendement important qui reprend, pour partie, une disposition qu'il avait faite en juin dernier, sous la forme d'une proposition de loi cosignée par plus de cent soixante-dix députés de la majorité. Il me semble utile de saisir l'occasion de cette discussion générale pour faire oeuvre de pédagogie sur ce sujet particulier, qui figure depuis longtemps au coeur des préoccupations de la commission des lois.
Parce qu'elles touchent, de fait, à la rémunération de catégories sociales parmi les plus aisées, les options de souscription ou d'achat d'actions sont régulièrement remises en cause. Il est vrai que la complexité technique de la question - dans ses volets juridique et fiscal notamment - nourrit toutes sortes de fantasmes nuisibles à ce qui devrait être, avant tout, un instrument de motivation des salariés, en théorie susceptible de bénéficier à leur ensemble sans distinction.
Les plans d'options de souscription ou d'achat d'actions ont été introduits dans notre droit il y a bien longtemps, par une loi de 1970.
Concrètement, il s'agit d'une forme mixte d'intéressement et de participation au capital, dans laquelle l'entreprise consent à son personnel le droit d'acquérir ses propres actions à des conditions privilégiées, lui offrant ainsi l'occasion de réaliser une plus-value.
Les plans d'options peuvent porter soit sur des droits de souscription, soit sur l'achat d'actions, et sont régis par les articles L. 225-177 et L. 225-179 du code de commerce. La société attribue au bénéficiaire le droit, pendant une période donnée, de se porter acquéreur d'un certain nombre de titres à un prix déterminé. Ce prix, qui ne peut être inférieur à 80 % de la moyenne des cours cotés aux vingt dernières séances de bourse, reste fixe pendant toute la période durant laquelle l'option est ouverte. Ensuite, le bénéficiaire peut choisir de lever l'option qui lui a été attribuée. Sa démarche se trouve alors dictée par le niveau du cours ou de la valeur des actions. Si ceux-ci ont progressé, le bénéficiaire obtient une plus-value et décaisse le prix qu'il doit payer.
Ces plans d'options de souscription et d'achat d'actions présentent un caractère fortement incitatif à la fois pour les grandes sociétés du CAC 40 et pour les petites sociétés, pour les start-up qui ont besoin de rémunérer, d'une façon particulière et fondée sur le futur, des dirigeants qui, très souvent, ne peuvent pas être payés par une société qui démarre.
Tels sont les grands principes. Ces mécanismes ne sont pas exempts de risques de détournement, qui ont d'ailleurs entaché leur légitimité, en raison de modalités discrétionnaires d'attribution. Trop souvent, en effet, les conseils d'administration choisissent les principaux cadres ou les mandataires sociaux qui, par leurs fonctions, sont souvent détenteurs d'informations de nature à entretenir, sans doute à tort, un désagréable climat de suspicion. Les contestations qu'ont entraînées quelques opérations s'expliquent par la qualité d'initié qui était celle de certaines personnalités.
L'amendement d'Édouard Balladur a précisément pour objet de mieux encadrer le rôle des conseils d'administration dans l'attribution de ces droits de souscription, en décidant et en publiant les conditions dans lesquelles ils seront ouverts. Il indique clairement que les autorités des marchés pourront apprécier et fixer des règles de marché sur l'attribution de ces bons de souscription. Il marque donc un progrès important et pourrait mettre un point final à des discussions interminables, en inscrivant ce débat pour la troisième fois dans une loi de la République. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à M. Dominique Tian.
M. Dominique Tian. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais, pour commencer, saluer le travail qu'ont accompli nos collègues François Cornut-Gentille et Jacques Godfrain lors de la préparation du projet de loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié - même si elle n'a rien d'original, cette pensée vient du fond du coeur. Ce texte a été élaboré en étroite concertation avec le Conseil supérieur de la participation et n'a donc pas été imposé, ce qui, en droit social, est important.
Depuis les modifications apportées en 1967 au code du travail, le système a prouvé une certaine efficacité : 9 millions de salariés en bénéficient, ce qui représente plus de 69 milliards d'épargne salariale. Il doit être modernisé, mais sans faire l'objet de transformations trop profondes. En effet, je le rappelle, ce sera la quinzième fois en quinze ans que les règles de l'épargne salariale seront modifiées. Certes, le présent texte est bon et apporte une heureuse modification, mais les entreprises ont du mal à comprendre ces perpétuels bouleversements, qui leur posent bien des difficultés d'interprétation dans leurs rapports avec l'administration fiscale et, surtout, avec l'URSSAF. Le système de la participation est souvent jugé trop complexe et peu facile à comprendre, tant par les salariés que par les chefs d'entreprise. Ceux-ci craignent en outre que de nouveaux textes ne viennent remettre en cause ou modifier le dispositif.
Je m'interroge, pour ma part, sur l'article 4, qui alourdit les obligations pesant sur les entreprises en matière de comité de suivi, alors que le système actuel me paraît suffisant. Mais je m'interroge plus encore sur l'article 6, qui prévoit de modifier très substantiellement la base de calcul de la réserve spéciale de participation – la RSP -, le bénéfice ne tenant plus compte des déficits antérieurs reportables. Il faudra peut-être revenir sur ce sujet qui me paraît très important et à propos duquel j'ai déposé un amendement.
Cette complexité est l'une des raisons de la faiblesse des accords de participation, notamment dans les petites et moyennes entreprises de moins de cinquante salariés - la moitié des accords concernant des entreprises de plus de mille salariés -, qui aggrave les disparités de revenus entre ceux qui travaillent pour une grande société et ceux qui sont employés par une petite entreprise. Ce serait commettre une erreur que d'imposer à ces PME, par le biais d'accords de branche obligatoires dans les trois ans, des règles conçues pour les grandes sociétés. La liberté de négociation doit être préservée et privilégiée. Si les entreprises, comme les mentalités, ont beaucoup changé depuis 1947, les syndicats, malheureusement, n'ont guère évolué, et les syndicats français sont assez peu représentatifs des salariés du privé.
Mme Martine Billard. Et le MEDEF ? Il a changé ? M. Dominique Tian. La liberté est nécessaire à l'entreprise. On oublie trop que le chef d'entreprise obéit à une logique : il a le souci de recruter des éléments de qualité et de garder les meilleurs. La difficulté de recrutement est souvent un obstacle sérieux : les chefs d'entreprise veulent que leurs salariés soient concernés par la vie de l'entreprise. S'ils sont souvent d'accord pour leur rendre des comptes et jouer la transparence, ils ont également besoin d'exercer leurs responsabilités : on connaît la solitude du chef d'entreprise lorsqu'il a une décision à prendre, mais c'est à lui seul qu'il incombe d'en assumer certaines. Toute la subtilité de la gouvernance d'entreprise est là.
Le texte est sage, faisant prévaloir le bon sens, et il ne faut surtout pas l'alourdir. Il va dans le sens du progrès social et d'une appropriation intellectuelle de l'entreprise, d'une meilleure compréhension de la marche de cette entreprise. La participation est autant une affaire de pratique qu'une question de droit. N'oublions jamais que plusieurs millions de salariés sont encore exclus de ce système. Le texte qui nous est soumis va débloquer de nombreuses situations et c'est pourquoi je le voterai bien volontiers.
(Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à Mme Martine Billard.
Mme Martine Billard. Madame la ministre, monsieur le ministre, les échéances électorales approchant et vos tentatives de faire croire que les salaires ont augmenté de manière significative ayant échoué, nous avons droit, avec ce texte, à un hymne à l'entreprise réconciliée. À vous entendre, ce texte serait la mesure sociale du siècle, un projet de société à lui tout seul. Il y a pourtant une différence capitale entre les actionnaires et les travailleurs : les premiers veulent toujours plus de rentabilité pour leurs valeurs mobilières - ce qui implique, souvent, des licenciements et des délocalisations -, tandis que les seconds veulent garder leur travail. Combien de sociétés voient leur valeur en bourse flamber à l'annonce d'un plan de licenciement ? Vous ne pouvez non plus faire oublier la stagnation des salaires de ces dernières années.
M. Guy Geoffroy. La faute en est aux 35 heures ! Mme Martine Billard. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : entre 1998 et 2004, les salaires annuels moyens en France, dans les secteurs privé et semi-public, n'ont augmenté que de 0,6 % par an. Derrière cette moyenne, certaines professions ont même vu leur salaire net baisser. La véritable priorité sociale, c'est donc l'augmentation de la part fixe du revenu, à savoir les salaires ; c'est la lutte contre les temps partiels imposés qui voient de plus en plus de nos concitoyens, notamment des femmes, travailler mais vivre en dessous du seuil de pauvreté.
L'INSEE vient de publier une étude qui montre que l'épargne salariale aggrave les écarts de revenus, car ce dispositif est encore plus inégalement réparti que les salaires. Si 60 % des salariés du privé n'en bénéficient pas, 10 % de ceux qui en bénéficient reçoivent 40 % des sommes. Cette répartition est encore plus inégalitaire que pour les salaires, puisque 10 % des salariés reçoivent 26 % des salaires.
Les dispositifs d'intéressement favorisent les salariés des grandes entreprises et de certains secteurs, comme les milieux financiers, à la différence d'autres tels que l'industrie manufacturière, l'hôtellerie ou la restauration. Ils aggravent également les inégalités de revenus entre cadres et ouvriers et entre hommes et femmes puisque ces dernières travaillent majoritairement dans les secteurs et entreprises ne disposant pas de tels dispositifs. Comme « réconciliation entre le capital et le travail », on fait mieux ! Un autre sondage récent effectué auprès des salariés concernés par l'intéressement a montré que ceux-ci n'ont nullement l'impression d'avoir leur mot à dire sur la gestion et la conduite de leur entreprise, et je crains que cette loi n'y change pas grand-chose. La législation en vigueur comprend déjà des dispositions incitatives sur la participation et l'intéressement qui n'ont pas porté leurs fruits. Comment croire que ce nouveau texte pourrait changer la donne ? L'actionnariat fait courir aux salariés le risque de pertes importantes, car, les actions étant bloquées, ils ne peuvent pas les revendre au meilleur moment contrairement aux autres actionnaires.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Décidément, vous n'avez rien compris ! Mme Martine Billard. Nous en avons eu de nombreux exemples avec l'aventure d'Eurotunnel ou les déconvenues à France Télécom et chez Vivendi.
Sans oublier qu'avec le phénomène des délocalisations fiscales massives observé ces dernières années,...
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Vive la lutte des classes ! C'est incroyable ! Mme Martine Billard. ...certaines entreprises se délocalisant par exemple en Suisse pour ne pas payer d'impôts, les dispositifs d'intéressement seront de plus en plus réduits à la portion congrue.
Il est douteux que les retombées, dont ils bénéficient, des résultats de l'entreprise enthousiasment les salariés, même s'ils sont bien évidemment toujours contents de pouvoir toucher ce qui est versé. Il serait d'ailleurs intéressant de comparer ces retombées aux montants distribués aux hauts salariés au titre des stocks-options et des autres nouveaux dispositifs ! Les simples salariés ne sont pas traités sur un pied d'égalité avec les cadres supérieurs et encore moins avec les dirigeants.
Les femmes sont, quant à elles, une fois de plus, les grandes perdantes : 85 % des stock-options profitent aux hommes contre 15 % aux femmes.
Sur cette question des stocks-options, quelle déception ! Même la timide proposition de loi faite par notre collègue Édouard Balladur est amputée de son dispositif principal, à savoir l'interdiction de vendre les stocks-options pendant la durée du mandat des bénéficiaires au sein de l'entreprise. Une partie ne sera pas négociable, mais c'est le conseil d'administration ou l'assemblée générale qui fixeront eux-mêmes leurs propres règles. On a déjà vu ce que cela pouvait donner dans certaines entreprises.
Alors que les inégalités ont eu tendance à s'accentuer ces dernières années dans notre pays entre catégories sociales et entre couches sociales, que l'égalité salariale entre les femmes et les hommes progresse peu, rien dans ce projet de loi ne propose de remédier à cet état de fait. Oui, il est difficile de s'enthousiasmer pour les beaux discours sur les intérêts communs entre salariés et actionnaires, sur la réponse aux attentes sociales, sur le « turbo de cohésion sociale et de dynamisme économique », selon la formule de M. Borloo et de M. Breton ! Nous avons bien plutôt l'impression d'une trappe à inégalités ! Quant au titre III du projet de loi, madame et monsieur les ministres, de nombreux cavaliers législatifs ont été ajoutés. Un certain nombre seront, semble-t-il, supprimés.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. À la demande des commissions ! Mme Martine Billard. Nous manquons d'informations sur ce que le Gouvernement allait ou non accepter. Y aurait-il une gêne sur la question du devenir de ces articles, madame et monsieur les ministres ? Pourtant, même le président de la commission des affaires sociales, M. Dubernard, a évoqué le caractère inhumain du cumul d'un emploi à temps partiel avec l'intérim ! Ce gouvernement est décidément incorrigible. Comme pour le CPE, vous cherchez à passer en catimini et bien évidemment sans concertation avec les syndicats. Même si ces mesures sont retirées, je ne doute malheureusement pas qu'elles reviendront par la fenêtre d'une manière ou d'une autre.
J'en terminerai par le dispositif relatif au chèque-transport – ou l'art de faire semblant d'agir ! Le prix du pétrole, et donc des carburants automobiles, a augmenté et il continuera d'ailleurs car les réserves sont en voie de diminution. La rareté créant la cherté, les hausses sont inéluctables. Face à cette situation, il y a plusieurs façons d'agir : investir massivement dans les transports publics, obliger les entreprises à mettre en place des dispositifs de ramassage – comme cela existait dans les décennies précédentes – ou promouvoir le covoiturage.
Que propose finalement ce texte sinon une aumône facultative que les entreprises pourront faire à leurs salariés ? Les élections approchent et les promesses sans espoir de concrétisation se ramassent à la pelle ! Mme la présidente. La discussion générale est close.
La parole est à M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes.
M. Philippe Auberger. Enfin des paroles sages ! M. Jean-Pierre Balligand. Les vôtres ne l'étaient donc pas ? M. Gérard Larcher, ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, j'essaierai de répondre de la manière la plus synthétique possible aux questions qui ont été posées par les uns et par les autres, sachant que cette réponse sera enrichie par Mme Christine Lagarde, qui vous entretiendra des aspects plus spécifiquement financiers du projet, puisque ceux-ci relèvent du ministère de l'économie et des finances.
Je tiens d'abord à remercier les deux présidents et rapporteurs. Le binôme qu'ils ont formé en s'appuyant sur le travail de leurs commissions respectives donne toute sa force à la discussion, mais aussi à ce texte.
Celui-ci ne se limite pas, comme l'a souligné M. François Cornut-Gentille, à un ensemble de mesures financières ou techniques. Il est porteur d'un projet de société en traçant certaines lignes d'espérance. Par là même, madame Boutin, il contribue à l'émergence de nouvelles relations entre les salariés et leur entreprise, et, finalement, entre les hommes eux-mêmes, dans une perspective de cohésion sociale.
Parmi les différences que François Guillaume évoquait par rapport à d'autres pays qu'il a visités et dont son rapport fait état, figure cette voie spécifique choisie par notre pays depuis soixante années, puisant dans les références qu'évoquait Jacques Godfrain – la force de la synthèse effectuée par le général de Gaulle, qui, bien que remontant aux années 45, est toujours actuelle.
Les deux présidents et rapporteurs ont marqué le besoin de stabilité législative. Il est vrai que nous avons beaucoup légiféré sur ce sujet, monsieur Tian, depuis quinze ans. Nous avons sans doute trop légiféré, faute de constater un rassemblement suffisamment consensuel autour des valeurs de la participation. Je dois pourtant relever, pour avoir largement débattu au cours des six derniers mois avec les membres du Conseil supérieur de la participation, dont le vice-président est Franck Borotra, que la participation est une idée qui avance.
À ce besoin de stabilité, vous avez également, messieurs les présidents et rapporteurs, souligné le besoin de simplicité, mais aussi de renforcement des lieux de dialogue, sans oublier l'ouverture à d'autres secteurs que le seul secteur privé marchand de la réflexion sur la participation, c'est-à-dire à l'intérieur de la fonction publique qu'elle soit d'État, territoriale ou hospitalière.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Tout à fait.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Ce texte est une pierre marquante, une étape dans la construction d'un soubassement nouveau pour la société de participation que nous souhaitons.
M. Jean-Pierre Balligand. C'est peut-être un peu prétentieux ! M. Guy Geoffroy. Non ! C'est ambitieux ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. M. Cornut-Gentille a évoqué un état d'esprit tandis que Jacques Godfrain puisait dans les valeurs d'une encyclique le nécessaire respect des hommes, quelle que soit leur situation dans l'entreprise, qu'ils soient les porteurs du capital, les patrons, comme l'on disait – du mot pater : « père » – ou simplement les salariés, qui partagent le même chemin.
Le livret d'épargne salariale qu'ils proposent donne à la participation une dimension qui permet de ne pas la considérer comme une mesure financière ou comme un simple dispositif transitoire, mais bien comme quelque chose qui s'enracine. Nous savons tous combien le livret d'épargne a fait naître, notamment au XIXe puis au XXe siècle, un certain sentiment de responsabilité individuelle et collective.
Revenons à la genèse du projet de loi. Au sentiment de complexité du dispositif, s'ajoutaient beaucoup d'interrogations : quel est le bon équilibre entre la participation et l'intéressement ? La durée de cinq années est-elle adaptée ? Les tentations de modification, madame Comparini, n'ont pas manqué, y compris au cours de cette législature.
M. Jean-Pierre Balligand. Ce n'est pas faux.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. C'est le sens de l'intervention très ouverte du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, devant le Conseil économique et social au printemps 2005. Traçant alors certaines pistes, il confia à deux parlementaires, Jacques Godfrain et François Cornut-Gentille, une mission afin de faire le point.
Pourquoi, par ailleurs, la participation ne se diffuse-t-elle pas dans les très petites, et les petites et moyennes entreprises, comme l'ont demandé M. Philippe Auberger, Mme Arlette Grosskost et M. Bernard Perrut.
Mme Christine Boutin. C'est une vraie question.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Il est vrai que la participation est quelque chose de compliqué et de peu sûr, et les dispositifs de sécurisation tels qu'ils sont proposés dans le rapport de François Cornut-Gentille et de Jacques Godfrain constituent à cet égard un élément de réponse pour faciliter la diffusion de la participation à l'intérieur des petites et moyennes entreprises. Combien de fois des accords au sein de ces dernières ont dû évoluer – il faut le dire – au gré des URSSAF, dont les attitudes ne sont pas toujours les mêmes selon les territoires ? Telle est la réalité sur le terrain.
M. Dominique Tian. En effet.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Monsieur Balligand, le problème des PME n'a pas été traité en 2000.
M. Jean-Pierre Balligand. Si ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Vous aviez alors lancé dans votre rapport une réflexion sur la fusion entre participation et intéressement.
M. Jean-Pierre Balligand. Non ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Si ! Et le propre d'un rapport étant d'ouvrir un certain nombre de réflexions, nous avons voulu savoir où celles-ci en étaient. C'est d'ailleurs ainsi qu'il faut comprendre ce texte : il est le résultat de réflexions, lancées notamment depuis le printemps 2005, qui nous ont conduits à préconiser une incitation – M. Auberger aurait souhaité une obligation – à la participation pour les PME, une mission particulière étant confiée au Conseil supérieur de la participation : celle, après trois années, de dresser un bilan et de proposer des dispositifs au cas où l'incitation ne suffirait pour permettre une vraie diffusion de la participation.
Madame Billard, la « trappe à inégalités », elle est entre les huit millions de salariés des plus grandes entreprises qui bénéficient de la participation et les huit millions de salariés des petites et moyennes entreprises qui ne peuvent en profiter ! Mme Martine Billard. C'est bien ce que j'ai dit.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Notre apport est justement de réduire cette trappe à inégalités en procédant par l'incitation. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Très bien ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. J'ai entendu à plusieurs reprises, notamment M. le président Bocquet, parler d'une substitution de la participation au salaire. C'est un sujet que j'ai déjà évoqué au début de la discussion.
Il faut à cet égard comparer ce qui est comparable. En 2000, les dispositifs de participation ont crû parallèlement aux salaires : ils représentaient 6 % de la masse salariale – M. Jean-Pierre Balligand s'en souviendra. Aujourd'hui, le pourcentage est le même. Il n'y a donc pas eu de substitution.
Que la question des salaires soit posée, je le comprends. C'est un sujet sur lequel nous travaillons d'ailleurs depuis dix-huit mois. Du fait, je l'ai rappelé, du dispositif de convergence des SMIC et de la modération salariale induite par les 35 heures, nous nous sommes trouvés confrontés à un processus de tassement des grilles. Déjà, pour 138 des 154 plus grandes branches d'activité de plus de 5 000 salariés, nous avons apporté des réponses. Dans deux semaines, nous mettrons en place un comité de suivi à la direction générale du travail afin d'accompagner les partenaires sociaux, car c'est d'abord de leur responsabilité, de façon que les revenus intermédiaires – ceux qui ne bénéficient pas du dispositif de la prime pour l'emploi, mais qui se trouvent assujettis à la fiscalité et qui ont donc moins d'avantages parallèles – ne subissent pas un tassement face à de nouveaux modes de consommation, car telle est pour eux la réalité.
De ce point de vue, le dividende ne change rien. Il permet – je reprends un terme de votre rapport, monsieur Balligand.– une flexibilité à la hausse. C'est un outil de partage des profits exceptionnels. Quel que soit le nom qu'on lui donne, nous sommes bien dans un dispositif qui doit nous permettre de partager les profits exceptionnels. Il ne faut donc pas, monsieur Auberger, voir le dividende comme une nouvelle couche qui viendrait se rajouter à la complexité existante, mais comme une possibilité d'utiliser les profits exceptionnels, quand il y en a.
J'ai bien noté également la proposition qui a été faite de réserver une partie des augmentations du capital aux salariés. Nous avons privilégié l'incitation plutôt que la contrainte. C'est sans doute une première étape. Peut-être qu'à terme une part de l'augmentation du capital pourra être réservée systématiquement aux salariés.
Mme Christine Boutin. Oui.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Cette piste intéressante a d'ailleurs fait débat à l'intérieur du Conseil supérieur de la participation. Mais, comme dans tout débat, il faut bien finir par trancher et trouver le point d'équilibre. En tous les cas, je crois que votre réflexion va dans le sens de ce que nous souhaitons faire.
Nous avons également voulu répondre à la question de la complexité par la diffusion des bonnes pratiques.
Le Conseil supérieur de la participation a désormais une nouvelle mission, le repérage des bonnes pratiques, qui fera l'objet, dans son rapport annuel, d'un vade-mecum qui s'ajoutera aux négociation de branche dans les petites et moyennes entreprises. Ce qui a été possible pour la branche de la coiffure ne devrait quand même pas être impossible dans un certain nombre d'entreprises du secteur de la métallurgie ou d'autres.
Mme Christine Boutin. Bien sûr ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Je voudrais répondre à M. le rapporteur sur son souhait de recentrer le texte autour de la participation. (« Très bien ! » sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Alain Vidalies. Ah ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Le Gouvernement donnera un avis favorable aux amendements de suppression en ce sens.
Mme Christine Boutin etM. Guy Geoffroy. Ce serait bien ! M. Jacques Godfrain. Assurément ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. M. Vidalies, qui a posé une question sur le sujet, comprendra que je me sois adressé au rapporteur.
M. Alain Vidalies. Je ne comprends pas mais je vous pardonne.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. J'ai choisi cet instant de notre discussion pour l'annoncer car il me semblait important de permettre à chacun de s'exprimer sur l'ensemble du texte tel qu'il avait été proposé par le Gouvernement. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Cela permettait de ne pas amputer le débat démocratique de cette assemblée.
Mme Christine Boutin. Très bien ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. C'est l'ensemble de la commission qui s'est exprimée, monsieur le ministre.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. J'en profite pour répondre à quelques questions complémentaires qui ont été évoquées et qui ne pourront pas faire l'objet de débat ultérieurement.
S'agissant, monsieur Néri, des clubs de foot,...
M. Maxime Gremetz. C'est un dispositif honteux ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes.…Je préfère, même si, je le sais bien, la participation est au coeur du sujet et que la participation sportive a son importance, laisser à M. Lamour le soin de présenter lui-même le dispositif.
M. Maxime Gremetz. Vous avez raison.
Mme Christine Boutin. S'il ose.
M. Maxime Gremetz. Il faudra qu'il nous explique pourquoi il a changé d'avis.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Mon tempérament de rugbyman ne m'a pas permis, monsieur Nayrou, d'aller au bout de la réflexion.
(Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Maxime Gremetz. Les avis changent beaucoup.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Le débat sur les stocks-options, utile et même nécessaire pour la transparence, est également un sujet assez éloigné de la participation stricto sensu. Mais nous aurons l'occasion d'y revenir et je ne doute pas que Mme Lagarde et M. Breton vous apporteront les éclairages nécessaires.
Mme Christine Boutin. Très bien ! M. Maxime Gremetz. Ils vont nous expliquer.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Je voudrais, mesdames et messieurs les députés, aborder les questions qui relèvent plus particulièrement de mon ministère et qui concernent notamment l'évolution du code du travail.
M. Philippe Auberger. Oui, redevenons sérieux ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Sur des sujets aussi importants que la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, les pôles de compétitivité ou encore les prud'hommes, vous pensez bien que nous avons eu des réunions bilatérales avec l'ensemble des partenaires sociaux.
Les pôles de compétitivité sont l'un des outils qui permettent de lutter contre les délocalisations.
M. Maxime Gremetz. Ah bon ? Ça ne se voit pas ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Il faut un peu de patience, monsieur Gremetz.
M. Guy Geoffroy. Il ne sait pas ce que c'est ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Le brassage des hommes et des femmes et des échanges dans les pôles de compétitivité me paraît constituer un outil.
Mais expérimentation ne veut pas dire généralisation. Je vous rappelle que le principe d'expérimentation défini par Claude Bernard permet d'en tirer des enseignements et ensuite de généraliser ou non. Le principe expérimental, mon cher maître Vidalies, n'est pas un principe juridique, mais d'abord un principe biologique.
M. Maxime Gremetz. Le CPE, c'était biologique ? M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. L'enseignement que j'ai reçu dans une excellente école, sous la houlette d'un inspecteur général, me permet de vous le confirmer.
M. Maxime Gremetz. Ah ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Quant au congé de mobilité, ce n'est pas une régression pour les salariés, au contraire. Leurs garanties sont en effet renforcées puisqu'on se place de façon systématique dans le cadre d'un accord avec les partenaires sociaux. Notre souhait est de préparer les hommes et les femmes à la mobilité professionnelle et d'éviter, grâce à une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences et à des alternatives aux plans de sauvegarde de l'emploi, qu'ils connaissent d'abord les drames d'un plan de licenciement puis, ensuite, les difficultés liées au reclassement.
Mme Christine Boutin. Absolument ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Par exemple, dans la région Île-de-France, une entreprise qui fabriquait des écrans de télévision a été reprise avec ses salariés, dans le cadre d'une action conduite avec la région, l'État et les OPCA. La préparation des hommes et des femmes à cette forme de mobilité a permis de passer d'une industrie verrière autour du téléviseur à une industrie verrière autour du secteur automobile.
Pour assurer une sécurisation des parcours professionnels, il faut parfois savoir sortir des schémas. La construction de parcours ne passe pas forcément par une succession de drames.
Mme Christine Boutin. Absolument ! M. Philippe Auberger. C'est la conception humaine ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Il nous reste encore beaucoup à faire sur ce sujet.
La sécurisation des parcours, dont nous aurons l'occasion de parler très bientôt au plan européen, ce n'est pas qu'une addition de flexibilités : c'est une contrepartie de dispositifs de flexibilité – Mme Boutin évoquait tout à l'heure la notion de contrats. Il importe que nous puissions parler de tous ces sujets avec les partenaires sociaux sans tabou.
Mme Christine Boutin. Très bien ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Nous aurons l'occasion de débattre un peu plus tard de la question des prud'hommes, pour répondre à la demande du rapporteur.
M. Philippe Auberger. Très bien ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Mais, ceux qui connaissent ce dossier le savent, le débat a plutôt porté sur les montants et les horaires.
M. Maxime Gremetz. Ah oui ? M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. J'en viens à la contribution Delalande, qui a été évoquée. Cette contribution partait d'une excellente intention.
M. Guy Geoffroy. À l'époque, en effet ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Il fallait protéger les personnes de plus de quarante-cinq ans du rôle de variable d'ajustement. Nous avons longtemps cru qu'un senior qui partait était remplacé par un jeune.
M. Philippe Auberger. C'était un peu idyllique ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Nous sommes arrivés à un des taux d'activité les plus bas des seniors, moins de 37 % à un moment. Avec les partenaires sociaux, nous avons, à partir du texte sur les retraites qui permettait de sauver le système par répartition,… M. Guy Geoffroy. Il était temps ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. …construit une négociation sur un certain nombre de dispositifs pour voir comment maintenir dans l'emploi, comment faire revenir vers l'emploi, considérer qu'il n'est pas besoin d'attendre d'avoir cinquante ans pour pouvoir bénéficier, par exemple au travers de la formation tout au long de la vie, d'une nouvelle formation, ou pour s'apercevoir qu'un homme ou une femme qui a occupé un poste de travail difficile est usé.
Pour construire ce parcours, nous proposons le plan seniors. Les dispositifs qui l'accompagnent permettront, à terme, de jouer contre l'effet d'éviction d'un certain nombre de seniors dans le cadre d'accords collectifs, de cumuler emploi et retraite, d'aménager des fins de carrière, d'envisager des tutorats. La contribution Delalande, qui partait d'une excellente intention, a eu paradoxalement un effet d'éviction des seniors : on n'embauchait plus à partir d'un certain âge de peur d'avoir à payer la taxe Delalande.
M. Maxime Gremetz. Supprimez-la et on pourra licencier les seniors sans payer ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. M. Bono et d'autres orateurs ont abordé la question du chèque-transport. C'est un point important qui a fait l'objet d'une concertation avec les partenaires sociaux.
M. Maxime Gremetz. Vous parlez d'une concertation : ils ne sont pas d'accord et vous le faites quand même ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Cette concertation a permis plusieurs avancées.
D'abord, pour la première fois, les horaires décalés pourront être pris en compte, notamment dans les secteurs ayant un réseau de transports collectifs.
Ensuite, l'intervention du comité d'entreprise pour la prise en charge, partielle ou totale, des salariés sera sécurisée.
Enfin, nous allons plus loin que la loi SRU de 2000, qui donnait la possibilité de participer à un versement-transport pour les salariés, mais seulement dans les secteurs de transports collectifs, sans prévoir l'outil qu'est le chèque-transport. Nous réduisons l'inégalité entre ceux qui ont un secteur couvert par un PTU et ceux qui n'ont pas de réseau de transports collectifs.
Ce chèque-transport n'est pas un substitut au salaire, il prend en compte le coût du transport, le coût de la mobilité et c'est sans doute, là aussi, un premier pas.
M. Bocquet a évoqué la situation de Ford. Aujourd'hui même, une réunion s'est tenue avec les ministères de l'économie et des finances, de l'industrie, du travail et de l'emploi, l'intersyndicale de Ford et le président de l'association des maires de Gironde, M. Gérard César. Un premier bilan de la situation et des perspectives pour 2007 et 2008 a été établi : quelle est la pérennité du site dans un moment dépressif pour les équipementiers automobiles ? Le Premier ministre a demandé à Jean-Louis Borloo et à moi-même de préparer un plan équipementier automobile.
M. Jean-Pierre Balligand. C'est plus que nécessaire.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Nous devons examiner dans quelles conditions ce plan doit et peut être géré. C'est à la fois une urgence et une réalité.
M. Maxime Gremetz. Valeo va très mal ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Mais, comme nous établissons un plan fonderie, nous pensons qu'une gestion prévisionnelle des emplois, des compétences et des perspectives est la meilleure réponse. C'est celle que nous souhaitons apporter. François Loos et moi-même rencontrerons le président de Ford avant le prochain comité du groupe de Ford Europe.
Tels sont les éléments que je souhaitais vous apporter.
Nous reviendrons tout au long du texte sur le livret d'épargne dont a parlé Martine Aurillac, sur le réformisme social qui est un état d'esprit, comme l'a dit M. Lecou, ou sur les dispositifs de simplification que M. Tian a évoqués.
M. Balligand évoquait son phalanstère. Mme Boutin et moi-même avons aussi le nôtre, qui porte le nom de Sébastien Faure, un des créateurs du phalanstère, dans une ville qui ne nous est pas totalement étrangère, Rambouillet. (Sourires.) Mme Christine Boutin. Absolument.
M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Certes, cher président Dubernard, cher président Ollier, l'utopie doit avoir sa place dans la notion de participation, mais la pensée du général de Gaulle est le contraire de l'utopie. Elle est le pragmatisme sur le terrain, elle n'est pas le rêve d'une communauté isolée, comme l'avait imaginé le phalanstère. Les valeurs du gaullisme sont bien des valeurs de rassemblement, dans le travail comme autour des valeurs de la Nation. C'est ce que les distingue sans aucun doute de la pensée des phalanstères. (Vifs applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Maxime Gremetz. Je demande la parole pour un rappel au règlement.
Rappel au règlement Mme la présidente. La parole est à M. Maxime Gremetz, pour un rappel au règlement.
M. Maxime Gremetz. C'est Fourier qui a créé les phalanstères, monsieur le ministre ! Mme la présidente. Monsieur Gremetz, nous n'allons pas ouvrir un débat sur les phalanstères ! M. Maxime Gremetz. Puisque nous avons terminé la discussion générale, je voudrais, monsieur le ministre, que vous répondiez à ma demande pour éclairer l'Assemblée. Vous m'avez « filé » des chiffres (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire)… Vous préférez peut-être que je vous parle à la « bobo » ? Quant à moi, j'ai cité trois études : celle de la Banque de France, dont vous avez contesté les chiffres, celle de l'INSEE, qui vient de paraître, et celle du CERC, c'est-à-dire le document de la DARES, dont vous avez aussi contesté les chiffres … M. Jacques Godfrain. Ce n'est pas le sujet ! M. Maxime Gremetz. …en prétendant que le licenciement des délégués avait diminué cette année.
M. Philippe Auberger et M. Jacques Godfrain. C'est hors sujet ! M. Maxime Gremetz. Monsieur le ministre, notre discussion doit être sérieuse. Travaillons sur les chiffres donnés par des études qui sont officielles ! Mme la présidente. Monsieur Gremetz, je ne pense pas que cela soit vraiment un rappel au règlement. De toute façon, M. le ministre a dit qu'il répondrait, au cours de la discussion, aux questions qui lui seraient posées.
M. Maxime Gremetz. Ce n'est pas une question : il s'agit de documents ! Mme la présidente. La suite de la discussion du projet de loi est renvoyée à la prochaine séance.
ordre du jour de la prochaine séance Mme la présidente. Ce soir, à vingt et une heures trente, deuxième séance publique : Suite de la discussion, après déclaration d'urgence, du projet de loi, nos 3175, 3337, pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié : Rapport, n° 3339, de M. Jean-Michel Dubernard, au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales ; Avis, n° 3334, de M. Patrick Ollier, au nom de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire ; Avis, n° 3340, de M. Alain Joyandet, au nom de la commission des finances, de l'économie générale et du plan.
La séance est levée.
(La séance est levée à vingt heures.) Le Directeur du service du compte rendu intégral de l'Assemblée nationale, Jean-Pierre Carton
Assemblée nationale Compte rendu intégral Deuxième séance du mercredi 4 octobre 2006 3e séance de la session ordinaire 2006-2007 PRÉSIDENCE DE Mme HÉLÈNE MIGNON, vice-présidente Mme la présidente. La séance est ouverte.
(La séance est ouverte à vingt et une heures trente.) participation et actionnariat salarié Suite de la discussion, après déclaration d'urgence, d'un projet de loi Mme la présidente. L'ordre du jour appelle la suite de la discussion, après déclaration d'urgence, du projet de loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié (nos 3175, 3337, 3339).
La parole est à Mme la ministre déléguée au commerce extérieur.
Mme Christine Lagarde, ministre déléguée au commerce extérieur. Madame la présidente, mesdames, messieurs les députés, nombreux ont été les orateurs qui ont cité le nom du général de Gaulle : c'est le signe évident de la passion qui vous anime. Le Gouvernement est fier de susciter son souvenir parmi vous.
Je souhaite répondre brièvement, pour la partie qui me concerne, sur quelques-uns des points que vous avez abordés pendant la discussion générale. Vous avez, les uns et les autres, fort justement présenté ce texte comme une passerelle entre les mondes du capital et du travail, que l'on oppose trop souvent jusqu'à la caricature. Abandonnons l'archaïsme des postures, avez-vous dit, monsieur le président de la commission des affaires culturelles. Nous en sommes bien d'accord.
De même, je reprends volontiers à mon compte l'expression d'Arlette Grosskost : l'entreprise ne rassemble pas seulement des capitaux, mais avant tout des personnes. Dans une société toujours plus orientée vers les activités de service, une société plus tertiaire, c'est-à-dire entrée de plain-pied dans l'économie de l'immatériel, le facteur décisif de l'efficacité est le capital humain. Nous aurions d'ailleurs intérêt à nous interroger sur la pertinence d'une franche distinction entre capital et travail, tant ce dernier est devenu le vrai capital des entreprises.
Assurer la dignité de l'homme au travail : telle est en effet notre ambition, monsieur Dubernard. On le sait, il faut agir pour la formation initiale et la formation tout au long de la vie. Mais il faut aussi, plus que jamais, veiller à préserver le capital humain par la rémunération des salariés. L'identité économique dont parlait Mme Montchamp est enracinée dans les liens financiers.
Certes, comme l'a mentionné M. Descamps, le partage de la valeur ajoutée des entreprises est le résultat d'équilibres complexes. C'est tout l'art du management d'une direction de société que de concilier les intérêts des actionnaires et ceux des salariés afin qu'ils puissent créer, ensemble, à la fois de la richesse et de l'emploi.
Ce texte se veut d'une réelle modernité, pleinement adapté à la réalité économique et sociale de notre monde d'aujourd'hui, et prêt pour celui de demain. Comme l'a souligné M. Cornut-Gentille, la participation appartient à l'histoire, mais elle n'est pas obsolète, loin s'en faut ! Nous devons donc développer cette notion et l'adapter au cadre dans lequel nous vivons – et pouvons nous réjouir de vivre –, celui de l'économie mondialisée.
Plusieurs députés – tels M. Dubernard, M. Ollier, Mme Aurillac, M.
Auberger – ont souhaité que le système de participation soit, autant que possible, étendu aux salariés des entreprises de moins de cinquante salariés, et ne concerne pas seulement les quelque huit millions de salariés travaillant dans les grandes entreprises. Sur ce point, nous n'avons pas de divergences de vue, mais il faut respecter les équilibres économiques : les petites entreprises sont fragiles, et la mise en place en leur sein d'un accord de participation est souvent considérée comme difficile, voire se heurte à l'incompréhension. M. Joyandet nous a d'ailleurs mis en garde contre trop de complexité. Quoi qu'il en soit, vous avez proposé des amendements sur cette partie du texte, et nous aurons donc l'occasion d'y revenir au cours du débat.
Certains d'entre vous – c'était notamment votre cas, madame Comparini – ont réclamé le statu quo sur la question du blocage de l'épargne. Je rappelle que les conditions de déblocage pendant la durée de cinq ans sont fixées par décret. Toutefois, le Gouvernement ne nie pas l'opportunité de les passer à nouveau en revue lorsque la discussion que nous ouvrons aura permis de s'entendre sur la durée du blocage. À ce sujet, M. Godfrain a eu le mot juste en disant que cinq ans constituaient, pour un investissement familial, une bonne durée. Nous avons donc choisi de maintenir ce cap, d'autant plus que, comme l'a justement rappelé Philippe Auberger, ce choix d'investissement est souvent la seule épargne financière de bien des ménages aux revenus modestes.
De la même façon, vous avez souhaité que les agents des fonctions publiques – notamment dans le secteur hospitalier – ou des entreprises publiques puissent bénéficier de l'intéressement ou de la participation.
Une telle proposition ne nous choque pas, monsieur le président de la commission des affaires économiques, bien au contraire. Nous aurons d'ailleurs l'occasion d'y revenir. Je rappelle simplement qu'il existe déjà de nombreuses dispositions législatives applicables en la matière, que nous devons inclure dans notre raisonnement. Je ne nie pas, toutefois, la nécessité d'en faire l'inventaire et le bilan, voire d'aller plus loin en levant, dans la concertation avec les partenaires sociaux et donc dans le consensus, certains verrous législatifs.
Vous avez bien voulu souligner les vertus pédagogiques de l'actionnariat salarié : c'est exactement le sens du texte que nous examinons aujourd'hui. Mme Grosskost a insisté sur les responsabilités des salariés actionnaires et des administrateurs salariés. L'actionnariat, comme l'a également dit M. Perrut, est une réalité vivante et – comme toute réalité économique et sociale – complexe. Il s'agit d'un « nouveau contrat social », pour reprendre l'expression de M. de Roux. C'est cette dynamique qui permet à chacun de trouver un bénéfice et d'en apporter à tous.
Naturellement, la contrepartie d'une telle responsabilité est la participation aux décisions. C'est bien le sens, comme l'a rappelé M.
Auberger, de la décision d'inclure les salariés dans les conseils d'administration des entreprises cotées dès lors qu'ils détiennent au moins 3 % du capital.
Nous devons toujours nous souvenir, à l'instar de Mme Comparini et de M.
Guillaume, que nos entreprises, leurs salariés, notre économie toute entière fonctionnent dans un contexte de plus en plus internationalisé.
Il faut en tenir compte de façon concrète et rendre notre économie plus attractive à l'investissement direct étranger. Notons d'abord que le développement de l'actionnariat salarié peut en lui-même contribuer à stabiliser le capital des entreprises françaises. Je rappelle ainsi que l'épargne salariale est investie pour 51,6 %, soit 39,7 milliards d'euros, en titres d'entreprises. Le rapport de votre délégation aux affaires européennes est très clair à cet égard : nos entreprises ont, en moyenne, plus souvent des actionnaires salariés que dans la plupart des pays européens, mais nous devons encore progresser pour rejoindre des pays aux économies dynamiques comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas.
Ensuite, nous devons aussi tirer les conséquences du fait que nos grands groupes ont certes de très nombreux salariés en France, mais qu'ils en ont aussi dans de nombreux pays étrangers. Nous proposons de simplifier pour eux l'accès au régime de participation.
À l'instar de Thierry Breton, je souhaite que bien des dispositions de ce texte suscitent le consensus. M. Cornut-Gentille l'a dit à juste titre : la participation et l'actionnariat salarié ne sont plus des sujets de discorde. J'espère donc que ce texte fera l'objet de débats riches et fructueux, de façon à recueillir dans cet hémicycle l'accord le plus large. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Motion de renvoi en commission Mme la présidente. M. Jean-Marc Ayrault et des membres du groupe socialiste une motion de renvoi en commission, déposée en application de l'article 91, alinéa 7, du règlement.
M. Michel Charzat.
M. Michel Charzat. Madame la présidente, madame la ministre déléguée, monsieur le ministre délégué à l'emploi, chers collègues, les critiques et les propositions entendues au cours de la discussion générale justifient pleinement le renvoi en commission de ce projet.
Ainsi, le Gouvernement voudrait relancer la participation, cette Arlésienne que la dérive hyperlibérale de la majorité avait contribué à faire perdre de vue.
On l'avait un peu oublié, mais l'association entre le capital et le travail constituait l'une des idées forces de la pensée politique du général de Gaulle, qui songeait à l'émergence d'une « troisième voie » pour assurer la dignité de l'homme au travail… M. Patrick Ollier, président et rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire.
Vous êtes devenu gaulliste, monsieur Charzat ? Bravo ! M. Michel Charzat. …et donner un nouveau « moteur » à la croissance, en permettant à tous de bénéficier des fruits de l'expansion.
Dans les années 1970 et 1980, les héritiers putatifs du Général ont, à plusieurs reprises, tenté de relancer l'actionnariat salarié. Mais, avec les privatisations et l'instrumentalisation des systèmes d'épargne salariale sous le gouvernement d'Édouard Balladur, on a assisté à une nouvelle dégradation, à une nouvelle banalisation de l'idée gaullienne de la participation. Limitée à son aspect financier, la « troisième voie » est devenue une impasse.
Le clivage entre salariés et dirigeants ne peut, ne pouvait être surmonté par la participation financière, il ne pouvait l'être que par une véritable révolution des mentalités que vous n'avez pas pu, ou voulu provoquer. Aussi, je m'interroge sur les véritables raisons qui ont conduit ce gouvernement à déposer un tel texte.
Remords pour les orphelins d'un gaullisme définitivement bafoué par la conversion de l'UMP aux dogmes libéraux et à un américanisme de moins en moins honteux ? Arrière-pensées tactiques d'un Premier ministre soucieux d'affirmer sa différence sociale avec son ministre d'État ? Ou bien encore opportunisme électoral d'un gouvernement désireux de multiplier les effets d'annonce, voire de répondre aux ultimes desiderata de certains groupes d'intérêts, comme on peut le craindre devant la réintroduction subreptice d'une disposition censurée par le Conseil constitutionnel mais visiblement attendue par certaines entreprises d'intérim ? Je ne doute pas pour autant de la sincérité des présidents Ollier et Dubernard et du ministre Larcher et salue même leur nostalgique évocation de la grande ombre. Mais je ne puis que constater le grand écart entre leur invocation d'un « projet d'émancipation » et ce texte de portée restrictive et d'inspiration trop souvent régressive. La participation, telle que la concevait de Gaulle, méritait mieux qu'un texte de circonstance ! Mais il faut bien sûr s'entendre sur ce que les mots veulent dire. À l'occasion du projet de loi sur l'épargne salariale, discuté en 2001, les socialistes avaient d'ailleurs précisé leurs positions. Nous avions rappelé, sous l'impulsion de Jean-Pierre Balligand, que l'épargne salariale pouvait être utile, mais ne constituait pas la panacée permettant de répondre à tous les problèmes irrésolus de l'économie et de la société française. Nous indiquions alors que l'épargne salariale ne devait ni servir de monnaie d'échange à la réforme des régimes de retraite par répartition ni se développer au détriment du salaire direct. Nous avions affirmé que, si l'épargne salariale avait sa place dans une économie moderne, elle devait avoir pour contrepartie un nouveau compromis social entre actionnaires, dirigeants et salariés.
C'est la voie – qu'il faudra bien un jour rouvrir –, de la cogestion ou de la coresponsabilité, peu importe la terminologie ! Tracée à la Libération par l'instauration des comités d'entreprise, elle a été prolongée par les lois Auroux et les lois de nationalisation de 1981 et 1982 qui introduisaient, je le rappelle, la représentation des salariés dans les conseils d'administration. Je souligne, à cet égard, que la présence des administrateurs représentant les salariés a été maintenue, lors des privatisations de 1986, à la demande conjointe des organisations syndicales et des dirigeants des groupes concernés.
Mes chers collègues, il faut poursuivre l'effort en faveur d'un nouveau mode de gouvernance de l'entreprise, l'étendre à toutes les entreprises, généraliser la démocratie salariale pour lutter contre l'opacité des décisions dans l'entreprise, favoriser les capacités d'expertise et de proposition des organisations représentatives, bref assurer une place, un contre-pouvoir aux salariés dans les entreprises face au capitalisme financier qui efface le capitalisme patrimonial et ressuscite les antagonismes de classes.
Dans la majorité, certains voudraient aujourd'hui ressusciter l'antique doctrine de la participation comme « projet de société », au terme d'une législature marquée, avec les gouvernements de MM. Raffarin et Villepin, par une offensive brutale et permanente contre les protections collectives et le droit du travail. J'en veux pour preuve la déconstruction du code du travail et la remise en cause des grands acquis sociaux : loi Fillon sur le régime des retraites, remise en cause des 35 heures, adoption du CNE, retour à l'apprentissage à quatorze ans, CPE et CDD seniors, etc. Jamais une telle offensive contre la protection sociale et le droit du travail, jamais l'individualisation des situations et la division des salariés n'auront autant été mises au service du démantèlement de notre contrat social. Les Français avaient commencé à se réconcilier avec leurs entreprises grâce à la politique équilibrée des gouvernements de la gauche. Sous le choc du dogmatisme libéral de l'actuelle majorité, cette réconciliation a été remise en cause. Il y a lieu de le regretter, car la France doit pouvoir compter sur la coopération de toutes les forces vives de la nation dans le cadre d'un grand contrat social pour le progrès.
Dans le même temps, on a assisté à une dégradation de la répartition des richesses au détriment du travail et en faveur du capital, alors qu'entre 1997 et 2002 cette tendance avait été freinée, interrompue, puis inversée. Depuis, l'injustice fiscale, l'explosion des profits des grands groupes, le scandale des rémunérations indécentes et des retraites dorées des maîtres du capitalisme financier ont prospéré, au moment où les Français constatent que leur pouvoir d'achat continue à stagner, malgré la timide reprise de l'économie.
Oui, la fiche de paie constitue la première des préoccupations de la grande majorité des Français. Le dernier chiffre disponible a été calculé par les experts du Bureau d'information et de prévision économique qui tablent cette année sur une symbolique progression du niveau de vie de 0,5 %, près de cinq fois inférieur aux indices officiels de l'INSEE.
Cette indication est extrêmement révélatrice. L'indice du BIPE a, en effet, le mérite de s'intéresser au revenu « libéré », une fois que l'incontournable a été payé, c'est-à-dire les remboursements d'emprunts, les loyers, les charges liées au logement, les assurances et les transports collectifs. Chacun sait, par ailleurs, que l'augmentation du prix des carburants pénalise lourdement tous les Français depuis de nombreux mois. Le Gouvernement a nié cette situation pour refuser la réintroduction du mécanisme de la TIPP flottante, avant de créer, avec un article cavalier au sein de ce texte, le chèque-transport dont on mesurera bien vite la véritable portée électoraliste.
Oui, les dépenses incontournables explosent. Elles représentent aujourd'hui 39 % du revenu disponible brut des ménages, contre 33 % en 2004. Les classes moyennes et populaires sont le plus fortement touchées.
Le BIPE n'est pas optimiste : l'année 2007 ne devrait guère être plus réjouissante, avec une hausse attendue du pouvoir d'achat limitée à 0,6 %.
Par ce texte, le Gouvernement propose de substituer l'épargne salariale et les mécanismes d'intéressement à une réelle politique salariale, ce qui crée ainsi une dangereuse confusion entre ces deux outils, entre le salaire direct et le salaire indirect. Or la participation ne doit pas servir de cache-misère du pouvoir d'achat, elle ne doit pas entraver le dialogue social et la conclusion des accords salariaux. Il faudra une nouvelle donne, une véritable politique des revenus. Réduire les inégalités sociales et encourager la croissance exigent, comme nous le proposons, d'améliorer immédiatement le pouvoir d'achat des petits et moyens revenus par une augmentation significative du SMIC et la réunion d'une conférence salariale chargée notamment d'examiner la diffusion de la hausse du SMIC aux autres salaires.
Madame la ministre, monsieur le ministre, vous nous promettez la « participation pour tous », dans le prolongement du titre du rapport parlementaire dont vous vous êtes inspirés pour bâtir votre texte. Nous enregistrons quelques mesures qui vont dans le bon sens, comme Jean-Pierre Balligand vient de le relever, mais, globalement, vous ne nous proposez pas dans les faits de réduire, comme vous le dites, les inégalités entre les salariés face à l'épargne. À ce jour, nous le savons tous, un salarié sur deux n'est pas concerné par l'actionnariat salarié.
Qu'en sera-t-il demain ? En effet, les mécanismes que vous voulez mettre en place se concentrent essentiellement sur les grandes entreprises et sur les salariés déjà les plus aisés. Le seuil à partir duquel une entreprise serait tenue de mettre en place des accords de participation est fixé à cinquante salariés et aucune impulsion notable n'est perceptible en direction des TPE et des PME. L'obligation faite aux branches de négocier des accords de participation dans les trois années suivant la publication de la loi risque de pénaliser les salariés dans les entreprises qui disposent d'un plan d'épargne plus favorable que celui mis en place au niveau de la branche. L'extension de la participation que vous prônez ne bénéficiera ainsi qu'à une minorité.
L'écart de rémunération entre les salariés des grandes entreprises et des petites est déjà important, de même que celui entre les salariés des branches les plus dynamiques et les autres. Vous allez encore creuser ces inégalités ! Par ailleurs, sous couvert de favoriser l'épargne salariale, le projet de loi s'attache à démanteler sournoisement certains acquis sociaux.
L'obligation d'ouvrir un plan collectif d'épargne pour la retraite dans les entreprises disposant d'un plan d'épargne depuis plus de cinq ans crée la confusion entre épargne salariale et épargne retraite et dissimule à peine la volonté de votre gouvernement de donner la priorité au financement des retraites par capitalisation, au détriment de la répartition et de la solidarité nationale intergénérationnelle.
Et que dire de l'incitation fiscale à affecter les sommes issues des « comptes épargne-temps » aux plans d'épargne d'entreprise ou aux plans d'épargne retraite, sinon que cela constitue une attaque obviée contre la baisse du temps de travail et contre le principe de la retraite par répartition ? Vous nous promettez également de mieux associer les salariés à la gestion de leur entreprise. Pour cela, vous voulez rendre obligatoire la représentation des salariés actionnaires qui détiennent plus de 3 % du capital social de l'entreprise dans les conseils d'administration. Une telle mesure ne bénéficiera, en fait, qu'aux salariés des entreprises cotées, propriétaires d'actions. Pour nous, la mise en place d'une réelle participation devrait prévoir que les salariés soient représentés en tant que tels, à travers leurs organisations syndicales représentatives, dans les conseils d'administration et les conseils de surveillance de toutes les entreprises, et non pas seulement s'ils sont actionnaires.
Enfin, le débat sur les stock-options que nous aurons ici dans quelques heures, à l'initiative d'Édouard Balladur, n'a, selon la formule de celui-ci, qu'une ambition : « sauver le libéralisme ».
Dépourvu de souffle, ce texte est devenu, nous l'avons noté à plusieurs reprises, un « fourre-tout », ce qui traduit la frénésie préélectorale d'un gouvernement soucieux de faire flèche de tout bois. D'où ces dispositions hétéroclites concernant l'ouverture de la Bourse aux clubs sportifs professionnels, le chèque-transport et les conditions de travail des prud'hommes. D'où surtout ce titre III qui reprend et amplifie un certain nombre de remises en cause du code du travail et qui contredit les objectifs énoncés, sinon concrétisés, dans les chapitres précédents.
Mes chers collègues, nous déplorons tous l'abaissement du Parlement soumis à une hyperinflation de textes, le plus souvent dépourvus de portée pratique. Nous regrettons la dégradation du travail parlementaire, notamment par la multiplication de ces « cavaliers », que le Conseil constitutionnel censure de plus en plus fréquemment, lorsqu'ils adoptent la forme de l'amendement. Mme Boutin a dit ce qu'il fallait en penser.
Permettez-moi de déplorer que se généralise, avec ce gouvernement, une entreprise de confusion sémantique qui sape les bases même de la délibération, dérègle la discussion et subvertit les mots. C'est ce que Georges Orwell appelait le « Novlangue », cette langue dont les mots signifient exactement le contraire de ce qu'ils paraissent vouloir dire.
M. Gilles Cocquempot. Très bien ! M. Michel Charzat. Ainsi, on voit ce gouvernement remplacer les contrats politiques de la ville par des contrats urbains dits « de cohésion sociale » qui masquent le retrait d'un grand nombre territoires des dispositifs en place, comme nous pouvons le constater dans les arrondissements populaires de Paris. Dans le domaine de l'éducation prioritaire, les REP et les ZEP deviennent des réseaux « ambition réussite » ou « réussite scolaire » en vue de camoufler sous une rhétorique pompeuse la diminution des moyens et l'abandon de l'ardente obligation de l'égalité républicaine des chances.
Dans le titre III du présent texte, sous l'intitulé «Dispositions relatives au droit du travail », le chapitre 1er est dédié à la « sécurisation des parcours professionnels ». Ce que Georges Orwell appelait le « ministère de la Vérité » a encore sévi au sein du gouvernement Villepin, puisque ce chapitre s'attache, contrairement à ce qui est énoncé, à instaurer une précarité croissante pour les salariés et à déréglementer le droit du travail. Au terme de la discussion générale, il apparaît de façon indiscutable, comme l'a démontré Alain Vidalies, que les dispositions de ce chapitre vont encore davantage fluidifier et flexibiliser le marché du travail grâce aux nouveaux outils permettant de contourner le droit du travail et les protections des salariés et cela, c'est un comble, sous couvert de sécurisation des parcours professionnels ! Ainsi, l'article 22 prévoit la légalisation du prêt de main-d'oeuvre à but lucratif dans les pôles de compétitivité. L'article 23 crée le « congé de mobilité » dépourvu de sécurité pour les salariés et sur lequel je reviendrai dans quelques instants. L'article 24 réduit de deux à un mois de salaire la sanction pour les entreprises qui procèdent au licenciement pour motif économique d'un salarié sans proposer un contrat de transition professionnelle. Enfin, s'il est maintenu en l'état, l'article 25 ouvre le recours à l'intérim aux salariés à temps partiel pour qu'ils puissent « boucler » leurs fins de mois.
Une réelle « sécurisation des parcours professionnels » ne peut, selon nous, résulter que d'une large concertation avec les partenaires sociaux qui, contrairement à ce que vous affirmez, n'ont pas été véritablement consultés pour l'élaboration de ce texte auquel ils sont majoritairement opposés.
Les mesures concernant le droit du travail, discrètement introduites et unilatéralement conçues, démontrent, une fois encore, que votre gouvernement se contente de slogans qui ne sont jamais suivis d'effets ! Des États nordiques, tels le Danemark, ont initié de longues négociations avant de s'atteler à de telles réformes. Et si le ministre de l'emploi s'est rendu dans ce pays, il semble n'en avoir retenu que la flexibilisation du travail, en ignorant les mesures de sécurité dont bénéficient les salariés danois.
Je rappelle que les précédents gouvernements socialistes avaient posé les bases d'une future et nécessaire réforme visant à sécuriser la situation des salariés, avec le bilan de compétences et avec la validation des acquis de l'expérience.
Notre groupe a déposé, en mars 2002, une proposition de loi afin de garantir l'égal accès à l'éducation et à la formation tout au long de la vie. Il faudra aller plus loin, mettre en place une couverture professionnelle universelle, construite avec les partenaires sociaux, qui assurera les trois éléments majeurs du travail : l'emploi, une garantie de ressources et la formation professionnelle. Demain, nous devrons instaurer un droit individuel à la formation tout au long de la vie, d'autant plus élevé que la formation initiale aura été courte, qui prendra la forme d'une carte Vitale professionnelle.
Régression sociale, précarisation, c'était aussi la conséquence d'autres mesures scandaleuses qui ont été écartées par les présidents et les rapporteurs des commissions concernées – mais pour combien de temps ? –, qu'il s'agisse de l'absence de comptabilisation dans les effectifs des salariés temporaires des entreprises sous-traitantes en situation de détachement ou de mise à disposition, ou de l'encadrement des indemnisations des conseillers prud'homaux et de leur temps d'activité, mesure autoritaire qui témoigne de l'incompréhension technocratique de l'activité de cette juridiction qui fait ses preuves tous les jours. Je pourrai allonger la liste, mais nous aurons l'occasion, article par article, de revenir sur ces dispositions funestes.
Mes chers collègues, vous êtes nombreux dans la majorité, j'en suis certain, à penser que ce texte hétéroclite, contradictoire, illustre une forme d'abaissement et de dégradation de notre fonction de législateur.
(Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Je constate que les présidents des commissions saisies ont proposé, fait sans précédent, la suppression de quinze articles, soit pour des raisons de forme – cavaliers, dispositions incongrues –, soit pour inopportunité politique.
Ce texte contient enfin des dispositions qui menacent le principe d'égalité de traitement entre salariés. À cet égard, la mise en place du congé de mobilité apparaît particulièrement pernicieuse. Ce dispositif permet aux entreprises de mille salariés et plus d'être dispensées de proposer un congé de reclassement à chaque salarié dont elles envisagent le licenciement. Je rappelle que le congé de reclassement est issu du volet « prévention des licenciements économiques » de la loi de modernisation sociale de janvier 2002 et qu'il offre des garanties importantes aux salariés. Le congé de mobilité permettra de congédier le salarié avec souplesse. Il instaurera une nouvelle forme de rupture du contrat de travail dite « d'un commun accord », sans motif précisé, ce qui permettra de contourner les procédures de consultation des représentants du personnel en cas de licenciement collectif ou la procédure de l'entretien préalable en cas de licenciement individuel.
Bref, ce congé de mobilité n'est assorti d'aucune sécurité légale pour le salarié, d'autant que les conditions de sa mise en oeuvre seront précisées dans les accords collectifs d'entreprise sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. Ces accords peuvent déroger au droit du travail en matière de procédure de licenciements économiques collectifs
Enfin, les salariés pourront accepter ou refuser ce congé de mobilité. Au moment de leur décision, ils ignorent la réalité des perspectives des futures restructurations ou délocalisations de l'entreprise. Il peut en résulter des situations différentes entre salariés, au sein d'une même entreprise et à contrat de travail similaire, selon qu'ils auront ou non accepté le congé de mobilité. De même, une inégalité de traitement entre salariés d'entreprises différentes au sein d'une même branche ou d'un secteur d'activité peut se développer, puisque l'accord de gestion prévisionnel des emplois dépend du rapport de forces local entre employeurs et organisations syndicales.
Mes chers collègues, le Gouvernement ne doit pas, une fois de plus, passer en force. Ce texte propose trop souvent le contraire des beaux titres qu'il met en exergue. Il est, comme on l'a vu, hétéroclite, contraire à la hiérarchie des normes et constitutionnellement douteux. Il convient donc de le renvoyer en commission. (« Très bien ! » sur les bancs du groupe socialiste.) Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes.
M. Gérard Larcher, ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Monsieur Charzat, sur de nombreux sujets déjà, nous vous avons apporté un éclairage à la fin de la discussion générale. Parler de dispositions funestes me paraît un peu excessif, quoique, dans le troisième ou quatrième acte d'une tragédie classique, ce mot ait parfois une signification relative. (Sourires.) Quand ce texte a été engagé, c'est M. Jean-Pierre Raffarin qui était le Premier ministre, et le ministre d'État, ministre de l'intérieur était ministre de l'économie et des finances. Élaboré par deux gouvernements, il sous-tend des valeurs que partage la majorité.
J'ai bien noté que, pour vous, un certain nombre d'éléments allaient dans le bon sens. La participation, j'insiste à nouveau sur ce point, ce n'est pas un substitut à une politique salariale. En 2005 d'ailleurs, sa part n'a pas bougé par rapport à 2000, elle représente toujours 6 % de la masse salariale. Il n'est pas bon de nous opposer les uns aux autres à ce sujet. Nous considérons, nous, que la loi Fabius a représenté un progrès dans le domaine de l'épargne salariale – je l'ai déjà dit.
Comment pouvez-vous dire que nous avons démantelé le code du travail alors que, par le dispositif de mutation économique de la loi de cohésion sociale, nous avons au contraire privilégié la négociation et réduit l'écart entre les salariés issus des grandes entreprises et ceux issus des entreprises de moins de mille salariés ? Comment pouvez-vous dire que nous avons démoli l'ordre public social alors que nous avons mis en place le plan santé au travail et réorganisé la direction générale du travail, en renforçant notamment le corps de contrôle, ce que n'avait fait aucun gouvernement depuis trente ans ? Je ne peux donc pas laisser dire que ce gouvernement ou le gouvernement précédent ont laissé démanteler le code du travail.
Vous avez parlé de la VAE. Il y a eu 3 000 validations en 2003, il y en aura 60 000 cette année et sans doute 120 000 l'an prochain. Nous avons mis en place un plan de validation des acquis de l'expérience, qui est un élément très fort de la sécurisation des parcours professionnels.
Je ne peux donc qu'être défavorable à cette motion de renvoi en commission. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à M. le président et rapporteur de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales.
M. Jean-Michel Dubernard, président et rapporteur de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales. Après la brillante intervention du ministre, qui a répondu avec le brio qui le caractérise sur le fond, je me limiterai à une intervention sur la forme pour vous dire, monsieur Charzat, que, de mon point de vue, cette motion de renvoi en commission n'est pas justifiée.
La commission a commencé ses travaux le 11 juillet, avec une première série d'auditions jusqu'à la fin du mois de juillet.
Les auditions, qui ont repris au début du mois de septembre, ont permis d'auditionner quarante-trois groupes de personnalités : représentants des organisations représentatives des salariés et des employeurs, représentants des administrations, directeurs des ressources humaines, juristes, et même des représentants de bureaux des élèves d'écoles d'ingénieurs ou de commerce.
M. Maxime Gremetz. Sup de Co ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Entre autres. C'était très intéressant de voir comment ces jeunes, âgés de vingt à vingt-cinq ans, comprenaient la participation.
Nous avons tenu trois réunions, dans le meilleur esprit, une première, qui a duré une heure quarante, pour auditionner les quatre ministres en charge du projet de loi, une deuxième, de près de deux heures, pour l'examen des amendements en vue du rapport, et une troisième juste avant le début de l'examen en séance publique, en application de l'article 88.
Au cours de ces réunions, la commission a examiné 240 amendements – je me souviens de M. Gremetz défendant les siens avec énergie – et en a adopté 99, soit plus de 40 %.
Il me semble que ces chiffres parlent d'eux-mêmes. La discussion en commission a bien eu lieu et il ne convient pas d'y revenir.
J'ajoute que la commission des affaires culturelles, familiales et sociales a tenu à travailler en concertation étroite avec les commissions saisies pour avis, en particulier avec la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire, dont je salue le président.
L'ensemble des auditions ont été organisées de façon conjointe par les deux commissions. C'est une expérience rare, mais suffisamment riche pour que l'on puisse souhaiter la voir réitérée à l'avenir, et je parle au nom des politiques, des élus, mais aussi des administrateurs, qui, je le sais, ont apprécié ce travail en commun. Les réflexions et échanges préalables au débat en séance publique que nous ouvrons maintenant n'en ont été que plus stimulants.
Pour l'ensemble de ces raisons, mes chers collègues, je vous invite à ne pas adopter cette motion de renvoi en commission, avec un certain regret, vous l'imaginez, monsieur Charzat, tant vos arguments étaient importants, mais je crois qu'ils ne peuvent résister à la force du travail que les deux commissions ont dégagée. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. Dans les explications de vote, la parole est à M. Guy Geoffroy, pour le groupe UMP.
M. Guy Geoffroy. Nous avons pu penser pendant quelques secondes, pas très nombreuses, que M. Charzat, à l'évocation du grand homme, finirait par nous convaincre qu'il avait raison de nous proposer un renvoi en commission. Nous avons eu raison de ne pas trop y croire parce que, très rapidement, nous nous sommes aperçus que son propos nous conduirait au résultat inverse, et je vais vous en donner quelques raisons.
Nous avons eu droit dans un premier temps aux poncifs, puis aux contrevérités, aux affirmations gratuites, puis, enfin, à la contradiction majeure.
Parmi les poncifs, il y a, en prétendant défendre, alors qu'on l'a toujours combattu, le général de Gaulle, sa vie, son oeuvre, sa pensée, la destruction systématique de ce qui, pour nous, est une grande et belle idée toujours vivante et qui nous est présentée comme l'Arlésienne, la troisième voie, qui est plutôt une impasse, la nostalgique évocation de la grande ombre et l'antique doctrine, quelques formules bien pesées, d'une très grande finesse, qui ne résistent bien évidemment pas à l'analyse.
Jamais la gauche n'a pu accepter ce que proposait le général de Gaulle, qui était justement de mettre un terme, dans l'esprit de rassemblement qui a toujours été le sien, à cette antique confrontation de la lutte des classes, à cette idée selon laquelle les patrons seraient toujours a priori et définitivement des exploiteurs et les salariés toujours et pour la nuit des temps des exploités.
Or le général de Gaulle avait bien compris – l'esprit de la Résistance était passé par là, certains l'ont dit, et il l'avait fédéré –, que l'avenir d'une société moderne était certes à la confrontation quand elle était nécessaire, était certes à la négociation, qui est un gage d'efficacité et de progrès, mais était surtout à la fin de vieilles lunes, parce que c'en est effectivement une que de vouloir éternellement opposer, dans l'entreprise comme ailleurs, les uns aux autres.
La participation, contrairement à ce qu'a dit M. Charzat, n'est pas une vieille lune, une impasse, c'est une véritable troisième voie que le général nous a proposée, pour laquelle beaucoup a été fait et sur laquelle il est nécessaire d'aller plus loin, ce que nous permet ce texte.
Parmi les contrevérités et les affirmations gratuites, il y a le démantèlement des acquis sociaux.
M. Maxime Gremetz. C'est évident ! M. Guy Geoffroy. C'est ce qu'on dit quand on veut démontrer que la majorité ne fait pas bien son travail, mais on ne démontre rien. Il y a aussi la déréglementation du droit du travail.
Vous avez aussi tenté de démontrer l'incompatibilité entre la sécurisation des parcours professionnels et la nécessaire fluidité qui s'impose à tous, que certains d'ailleurs, j'allais dire « certaine », à gauche, appellent de leurs voeux.Vous avez conclu de manière absolument contradictoire, ce qui a renforcé notre volonté de poursuivre l'examen du texte.
Vous avez en effet demandé le renvoi en commission au moment même où vous saluiez, et je crois qu'il fallait le faire, l'important travail réalisé par les deux commissions, qui a conduit les deux présidents rapporteurs à solliciter et à obtenir du Gouvernement qu'un certain nombre d'éléments ajoutés au texte soient finalement retirés lors de l'examen des articles.
M. Michel Charzat. Il faut continuer ! M. Guy Geoffroy. Vous avez ainsi démontré que votre propos n'était que de circonstance. Vous avez parlé d'opportunisme électoral, je vous renvoie le compliment.
Je terminerai, si vous le permettez, madame la présidente, par un mot un peu plus personnel. Beaucoup de mes collègues ici présents se sont engagés, dès leur plus jeune âge, pour soutenir l'action du général de Gaulle. Pour ce qui me concerne, c'était en 1965, avant l'élection présidentielle.
M. Maxime Gremetz. C'était bien tard ! M. Guy Geoffroy. J'avais seize ans et j'ai adhéré à l'UNR-UDT, l'Union pour la nouvelle République, parce qu'il fallait soutenir cette nouvelle République, celle qui nous garantissait la paix, la prospérité et le progrès et en même temps l'Union démocratique pour le travail qui soutenait la volonté du général de Gaulle, accompagné par René Capitant, Louis Vallon, Marcel Loichot et Yvon Morandat, de transformer les rapports sociaux d'une confrontation marxiste en une collaboration positive dans le respect mutuel et dans la dignité.
Il n'y a qu'une seule cause qui vaille, c'est celle de l'homme, disait le général de Gaulle. Il traçait la piste pour les décennies suivantes. Nous la suivons encore aujourd'hui. Grâce à son message et grâce à ce texte nous avancerons. C'est la raison pour laquelle le groupe UMP, sans aucune hésitation, repoussera cette motion d'opportunisme électoral et souhaite que nous passions à l'examen des articles. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Jean-Pierre Balligand. Pompidou a liquidé la participation ! Mme la présidente. La parole est à M. Alain Vidalies, pour le groupe socialiste.
M. Alain Vidalies. Je n'aurai pas grand-chose à ajouter à l'excellente intervention de Michel Charzat pour justifier le renvoi en commission.
La commission des affaires culturelles a travaillé longuement et de façon très encourageante puisque, après quelques semaines de réflexion, elle a fait disparaître quinze articles. Encore quelques efforts et nous pourrions aboutir à un texte d'où toutes les difficultés disparaîtraient.
J'observe d'ailleurs, monsieur le ministre, que tout en répondant, comme d'habitude avec beaucoup de compétence et d'amabilité, vous avez su, avec talent, d'éviter les sujets qui fâchent ou plutôt qui vous fâchent.
Finalement sur la question des effectifs ou des conséquences de la rupture du congé de mobilité nous n'avons ni réponse, ni solution ! À elles seules, ces deux approches justifient le renvoi en commission.
Mais il y en a une autre. Ce texte a été tantôt enrichi de propositions complémentaires, tantôt amputé des propositions initiales. Nous devons débattre dans les prochaines heures des stock-options. Mais à la lecture de la presse, nous ne savons pas exactement quelle est la position du Gouvernement, ce qui n'est pas un mince problème. Les hésitations du ministre de l'économie et des finances apparaissent dans la presse économique. Il ne sait pas trop comment répondre aux suggestions deles uns ou des autres, alors que cela pourrait alimenter notre travail en commission.
Et si j'hésitais, l'intervention de M. Geoffroy aurait suffi à me convaincre du bien-fondé d'un renvoi en commission. La majorité semble subitement saisie d'amnésie. Nous avons atteint un tel niveau de contradiction entre le retour proclamé au gaullisme social et la tentative récente de nous imposer le licenciement sans motif ! (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Au moins, si vous voulez afficher des prétentions sociales, revenons un peu en commission, vous pourrez y faire votre examen de conscience ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.) Mme la présidente. La parole est à Mme Anne-Marie Comparini, pour le groupe UDF.
Mme Anne-Marie Comparini. On peut regretter, comme M. Charzat, de n'avoir pu délibérer plus tôt de l'extension du champ de la participation, regretter aussi, comme l'a fait l'une de nos collègues, que les avancées proposées ne soient pas plus marquées. Mais la culture de la participation est longue à se diffuser, car les acteurs socio-économiques doivent se l'approprier.
Tout le monde le sait, tout le monde l'a vu, depuis 1967, et en dépit des évolutions législatives que nous avons connues, le cadre de la participation est encore inachevé. Pourquoi alors se priver des pas que ce texte nous propose de faire ? De plus, la participation est une des formes de la démocratie. Et de démocratie, notre pays en manque un peu. Je ne voterai donc pas le renvoi en commission. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à M. Maxime Gremetz.
M. Maxime Gremetz. Si nous avions discuté plus longtemps de ce texte en commission, ce ne sont pas quinze articles que nous aurions supprimés.
Avec encore un effort nous serions arrivés à ne garder que ce qui est positif, mais c'est si peu que nous aurions vite fait.
Monsieur le ministre, je ne laisserai rien passer, je ne vous permettrai d'avancer aucune affirmation gratuite. Hier, vous me disiez qu'il ne s'agissait pas d'une question salariale ! Et vous avez fait une démonstration sur la baisse des salaires, l'augmentation des primes et le maintien de l'intéressement. Si ça, ce n'est pas une question salariale ! Après les propos de M. Borloo, votre patron, le 2 octobre, je ne sais plus trop où l'on est ! Il ne doit pas être très gaulliste. Je vois ici se dessiner, et je m'en réjouis, la renaissance d'un petit groupe gaulliste – Sarkozy ne doit pas en être, manifestement il n'a pas cette tradition. Je sens monter le gaullisme, la participation, la nouvelle société. Je trouve cela charmant ! (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. Monsieur Gremetz, si vous voulez bien faire une explication de vote… M. Maxime Gremetz. Madame, permettez que je dise ce que je veux. Je n'insulte personne.
Mme la présidente. Et j'espère que vous allez continuer.
M. Maxime Gremetz. Avec le président Debré, on peut utiliser ses cinq minutes, sauf en cas d'insultes.
Je constate donc un fait politique majeur. De ce texte sur la participation, renaît d'un seul coup une grande tradition gaulliste sociale. Je rappelle donc que le général de Gaulle a dit que ceux qui exploitaient les travailleurs et ceux qui luttaient contre la France devaient être nationalisés. Si vous alliez jusque-là, ce serait bien et vous n'auriez pas dû voter la privatisation de GDF. Vous avez encore des progrès à faire ! Pour revenir à M. Borloo, l'enjeu, selon lui, est aussi de répondre aux revendications sur le pouvoir d'achat, en partageant mieux les fruits de la croissance. Il parle bien de pouvoir d'achat, monsieur Larcher ! Il dément donc vos propos. Il est encore plus social que vous ! Quant au Premier ministre, votre patron supérieur, il déclare que nous avons besoin d'une politique plus ambitieuse encore en matière de pouvoir d'achat, et qu'avec le projet de loi sur la participation et l'intéressement, nous allons franchir une nouvelle étape. Ce n'est pas une question salariale, cela ? Mettez-vous d'accord entre vous ! Ce n'est pas la peine de nous envoyer autant de ministres pour qu'ils se contredisent. On ne comprend déjà pas grand-chose, on ne va plus rien comprendre du tout. Qui dit quoi ? Qui fait quoi ? Et le Premier ministre ajoute que le travail doit apporter une vraie sécurité en matière de pouvoir d'achat. En tout cas, si ce n'est pas une question salariale, je n'y comprends plus rien.
En vérité, il s'agit bien de pouvoir d'achat. J'ai cité hier les chiffres du CERC – et Mme la ministre ne les a pas démentis. En dix ans le patrimoine financier a augmenté de 10 % contre 0,6 % pour le pouvoir d'achat. C'est donc bien la question.
Et voilà que vous voulez nous faire le coup de la participation ! Beau mot ! Belle intention ! Seulement la lutte des classes, ce n'est pas Marx qui l'a inventée, elle est là, tous les jours, quand les salariés se battent parce qu'on les licencie, parce que l'on restructure, parce qu'on délocalise.
Mme la présidente. Monsieur Gremetz, votre temps de parole est écoulé.
Dites-nous si vous votez ou non la motion.
M. Maxime Gremetz. Je dis ce que je veux, madame la présidente.
Mme la présidente. En tout cas, vos cinq minutes sont écoulées.
M. Maxime Gremetz. J'ai le droit de ne pas dire ce que je vote.
Mme la présidente. Ne dites pas ce que vous votez, mais vous arrêtez maintenant de parler.
M. Maxime Gremetz. Vous n'avez pas changé ! Vous avez raison, poursuivez dans cette voie, c'est excellent ! C'est toujours la même chose ! Avec les présidents de droite, je n'ai jamais de problème, mais c'est toujours avec les présidents de gauche que j'en ai.
M. Yves Bur. C'est la lutte des classes ! Mme la présidente. Monsieur Gremetz, cela suffit, je passe au vote.
M. Maxime Gremetz. Et moi je vote cette excellente motion de renvoi en commission ! Mme la présidente. Je mets aux voix la motion de renvoi en commission.
(La motion de renvoi en commission n'est pas adoptée.) Rappel au règlement M. Maxime Gremetz. Je demande la parole pour un rappel au règlement.
Mme la présidente. La parole est à M. Maxime Gremetz, pour un rappel au règlement.
M. Maxime Gremetz., Après cette altercation, j'ai besoin d'une suspension de séance.
Mme la présidente. Pour réunir votre groupe, je suppose ! M. Maxime Gremetz. Cela va de soi ! Mme la présidente. Alors je vous accorde deux minutes.
M. Maxime Gremetz. Ne commencez pas ! Vous n'aurez pas le dernier mot ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Pas de menace ! Mme la présidente. C'est moi qui dirige la séance et non vous. Je ne tolère pas vos propos. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.) M. Maxime Gremetz. J'ai le droit de demander des suspensions de séance ou des scrutins publics.
Mme la présidente. Je n'admets pas ces menaces. La présidence aura toujours le dernier mot. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.) Suspension et reprise de la séance Mme la présidente. La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt-deux heures vingt-huit, est reprise à vingt-deux heures trente.) Mme la présidente. La séance est reprise.
J'appelle maintenant les articles du projet de loi dans le texte du Gouvernement.
Discussion des articles Avant l'article 1er Mme la présidente. Je suis saisie de deux amendements identiques, nos 105, deuxième rectification et 3 rectifié, portant article additionnel avant l'article 1er.
M. Maxime Gremetz. Je demande la parole pour un rappel au règlement.
Mme la présidente. Je vous donnerai la parole plus tard, monsieur Gremetz : j'ai déjà annoncé les amendements.
M. Maxime Gremetz. C'est un droit ! M. Yves Bur. Ce n'est pas une obligation ! Mme la présidente. La parole est à M. le président et rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire, pour soutenir l'amendement n° 3 rectifié. (Brouhaha sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Patrick Ollier, président et rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Cet amendement est identique à celui du président Dubernard… M. Maxime Gremetz. J'en ai assez d'être la tête de Turc ! Mme la présidente. Monsieur Gremetz, si vous continuez à tenir des propos aussi inacceptables, je suspends la séance.
M. Maxime Gremetz. Allez-y, suspendez la séance ! Mme la présidente. Je ne vais quand même pas me laisser insulter ! Suspension et reprise de la séance Mme la présidente. La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt-deux heures trente et une, est reprise à vingt-deux heures trente-cinq.) Mme la présidente. La séance est reprise.
Poursuivez, monsieur le rapporteur pour avis.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Cet amendement est essentiel pour la bonne compréhension du texte. En outre, il nous permettra à tous, sur les bancs de la majorité en tout cas, et peut-être même sur ceux de l'opposition, d'affirmer cette grande ambition de la participation.
Mme Anne-Marie Comparini. C'est la nôtre aussi ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Je vous compte dans la majorité, madame Comparini.
Pour nous la participation n'est pas qu'une ligne dans les documents comptables de l'entreprise ; c'est un projet global de société, qui repose sur les piliers de l'intéressement, de la participation stricto sensu, de l'actionnariat salarié, sans parler de tout ce qui relève de la gouvernance de l'entreprise. À mon sens, comme à celui du président Dubernard, qui défendra un amendement identique, ces éléments sont indissociables : c'est un tout. C'est la « nouvelle société » évoquée tout à l'heure, c'est le projet conçu par le général de Gaulle.
Hélas ! Ceux qui ont été responsables des affaires de l'État après le général de Gaulle ne semblent pas avoir eu la même volonté de faire avancer ce projet ; sinon, ce serait acquis.
M. Alain Vidalies. Ce n'est pas faux ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. M. Balladur a certes accompli un travail remarquable en 1967, qu'il a poursuivi par la suite. Mais les obstacles étaient nombreux. je me souviens notamment du combat mené par Jacques Chaban-Delmas : en 1969, année de son fameux discours sur la « nouvelle société », je faisais partie de son cabinet. Par ce projet, il poursuivait le combat du général de Gaulle pour une société différente, notamment en termes d'organisation des entreprises et par de nouvelles relations entre le travail et le capital. Comme l'écrivait en 1969 l'auteur du rapport Le gaullisme, éléments d'une anti-doctrine, « Ces idées sont en fait l'amorce d'une transformation fondamentale de notre société par la modification des rapports sociaux qui en résultera. Il s'agit, selon les termes du général de Gaulle, de trouver un équilibre humain pour notre société mécanique ». L'auteur poursuit : « penser que la condition salariale actuelle – c'est une réponse à votre intervention, monsieur Descamps – est une nécessité immuable de l'ordre des choses révèle une attitude qui heurte la justice et renie toute idée de progrès.
» Je cite d'autant plus volontiers ces propos que j'en suis l'auteur.
(Exclamations.) Vous évoquiez tout à l'heure, monsieur Geoffroy, votre expérience politique ; pour ma part, c'était la passion qui m'animait.
M. Bernard Accoyer. Qui vous anime toujours ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Appartenant à l'époque au mouvement des jeunes gaullistes, je présentai ce rapport devant Georges Pompidou et André Malraux.
Ces jeunes sont aujourd'hui députés.
Mme Martine Billard. La vieillesse est un naufrage ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Je pense notamment à vous, monsieur Accoyer, mais je pourrais citer encore Patrice Martin-Lalande, Yves Deniaud, et une trentaine de membres du groupe de l'UMP qui ont fait partie du même mouvement.
Mme Christine Boutin. Vous oubliez les sympathisants ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. En effet, madame Boutin, mais vous étiez trop jeune à l'époque ! M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Elle n'était pas née ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Vous en faisiez partie aussi, monsieur Joyandet.
M. Alain Joyandet, rapporteur pour avis de lacommission des finances, de l'économie générale et du plan. Arrêtez, ça fait réunion d'anciens combattants ! Mme Martine Billard. On peut vous laisser entre vous ! Mme la présidente. On revient au texte, monsieur le président.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Je conclurai, madame la présidente, en disant que nous devons donner aux décisions que nous allons prendre tout le poids nécessaire pour faire bouger les lignes. Cela suppose de faire évoluer les mentalités, celles de certains syndicats, patronaux ou salariés, comme celles de certains partis politiques représentés sur ces bancs : je me tourne vers vous, chers collègues de l'opposition, qui refusez le progrès que nous voulons mettre en oeuvre.
M. Maxime Gremetz. Tu parles ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Le dividende du travail, dont nous proposons la création par cet amendement, symbolisera ce progrès.
De même que le travail dans l'entreprise est rémunéré légitimement par le salaire, et le capital par le dividende, nous jugeons tout aussi légitime que le surplus de richesses produit par l'association du capital et du travail soit partagé à due proportion, la part du salarié s'appelant dividende du travail.
Certes ce système existe déjà en partie. Mais ce qui compte, c'est la force que les mots lui donneront. (Rires sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des député-e-s communistes et républicains.) M. Jean-Pierre Balligand. Vous comptez les payer de mots ? M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Ce concept de « dividende du travail » concrétisera, voire sacralisera l'association du capital et du travail.
Le dividende du travail reposera sur trois éléments, dont le supplément d'intéressement ou de participation qui pourra être libéré en vertu de ce texte. Nous vous félicitons de cette initiative, madame et monsieur les ministres, et nous y ajoutons, avec le président Dubernard, les distributions d'actions gratuites et les dividendes versés annuellement au titre de ces actions. C'est l'addition de ces trois éléments qui constitue le dividende du travail.
Cet amendement renforce, monsieur le ministre, votre propre amendement – nous en avons débattu longuement, monsieur Larcher.
M. Maxime Gremetz. Il peut parler autant qu'il veut, madame la présidente : il a le droit, lui ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Nous proposerons d'autres avancées par le biais des amendements suivants, mais celle-ci me semble considérable : c'est cette appellation de dividende du travail qui fera comprendre le véritable projet de société qui sous-tend ce texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur, pour défendre l'amendement no 105, deuxième rectification.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. La commission des affaires culturelles a adopté une rédaction identique à celle retenue par la commission des affaires économiques. Il nous a paru important que la loi consacre ainsi la réalité du dividende du travail.
Je tiens à saluer l'initiative de Patrick Ollier, à l'origine de cette expression. Si elle a fait débat, c'est précisément par ce qui fait son intérêt : en associant deux dimensions habituellement irréconciliables, elle contraint à revenir aux fondements de la participation, exposés par le général de Gaulle le 7 juin 1968, lors d'un entretien télévisé : « Il y a une troisième solution, autre que le capitalisme ou le communisme : c'est la participation, qui, elle, change la condition de l'homme au milieu de la civilisation moderne ».
Le dividende du travail symbolise – que dis-je ! sacralise – cette troisième solution, et c'est pourquoi la commission a adopté cet amendement. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ? M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Nous avons beaucoup échangé à propos de cet amendement commun. Pour nous, en effet, le sens du mot « dividende » dépasse son acception purement juridique et financière : comme nous l'évoquions avec Mme Lagarde, il s'agit d'un symbole qui, s'appliquant notamment aux gains des actions, exprime bien la dimension que nous avons en partage. Avis favorable, donc.
Mme la présidente. La parole est à M. Maxime Gremetz.
M. Maxime Gremetz. Nous sommes vraiment dans la politique des mots ! Mme Christine Boutin. C'est important ! M. Maxime Gremetz. Les mots ne coûtent pas grand-chose. Le problème, c'est qu'ils ne disent pas la vérité. Expliquez-moi donc ce que sont les dividendes du travail ! C'est le travail d'hommes et de femmes compétents, et aussi celui des manoeuvres, qui crée des richesses. Quant aux dividendes du travail, si une belle entreprise a des belles machines, mais pas de salariés pour les faire fonctionner, elle ne produit pas de richesses, donc pas de bénéfices, pas de dividendes – rien ! S'il s'agit véritablement de partager des dividendes, je vous rappelle que, depuis des années maintenant, la part des salaires dans le PIB a diminué de 12 % alors que la part du capital industriel et financier a augmenté d'autant. Pour corriger cela, il faut autre chose que l'intéressement, dont la part diminue.
Sur les 22,5 millions de salariés que compte ce pays, votre proposition n'en ajoutera pas un de plus aux 8 millions qui sont déjà touchés par la participation. Ce chiffre est même en diminution car, je le répète, lorsque, à la fin de l'année la filiale française d'un groupe multinational n'a pas réalisé de bénéfice, il n'y a pas de prime d'intéressement. Vous le savez bien et je peux vous en citer de nombreux exemples.
Votre proposition laisse donc de côté 14 millions de salariés. Ne pas prévoir d'intéressement dans la fonction publique signifie qu'on applique aux salariés des traitements différents. Quant aux petites et moyennes entreprises de moins de cinquante salariés, on voit bien se qui se passera si on ne les force pas à appliquer la participation : à votre bon coeur, messieurs ! Soyons sérieux, l'expérience montre que c'est bien dans les grandes entreprises, quand il y a des syndicats forts et des comités d'entreprise qu'on examine la question et qu'on discute la prime d'intéressement. Je le répète, l'application de cette prime recule de plus en plus.
Vous parlez de partage ? C'est justement là l'enjeu de toutes les luttes qui se déroulent aujourd'hui dans toutes les entreprises de ce pays, où se manifeste un refus total d'augmenter les salaires. Une étude récente montre que les salaires n'augmentent pas, mais qu'on augmente les primes.
De fait, celles-ci ne sont pas soumises à l'impôt et ne comptent ni pour le calcul des retraites, ni pour celui des avantages sociaux. En outre, on ne compte pas dans les effectifs les millions de gens vivant dans la précarité, qui augmente chaque année : vous savez bien que s'ils changent d'entreprise, ils ne bénéficient pas de l'intéressement.
Vous nous parlez de symbole, mais les gens ne vivent pas de symboles : ils vivent tout court ! Comment accepter que tant de salariés, y compris les cadres, qui sont 40 % à le dire, ne puissent plus s'en sortir alors qu'ils travaillent de plus en plus ? Dans le même temps, un rapport – que je ne doute pas, madame la ministre, que vous ayez soigneusement étudié – indique que les profits records des grandes entreprises ne nourrissent plus l'investissement, mais vont se placer en Bourse. Ce n'est pas moi qui le dis – vous me taxeriez d'être un utopiste ou de dire n'importe quoi – : c'est une étude de la Banque de France.
Le groupe communiste et républicain votera donc résolument contre cet amendement.
Mme la présidente. La parole est à Mme Martine Billard.
Mme Martine Billard. Je serai moins véhémente, madame la présidente, car mieux vaut peut-être sourire. Il me semble parfois être dans une assemblée virtuelle ! Le président de l'Assemblée nationale nous a souvent conseillé, en effet, d'éviter les lois bavardes, et voilà que nous examinons un amendement particulièrement bavard.
On nous dit souvent que le code du travail a vu son volume exploser et qu'il faut le réduire – ce qui peut d'ailleurs se discuter –, mais faut-il pour autant alourdir d'autres législations en y inscrivant des symboles qui, à la fin du mois, n'augmenteront pas les revenus des familles ? Vous l'avez déjà fait pour d'autres lois, en regroupant sous des chapeaux des dispositions existantes, pour pouvoir dire que le Gouvernement avait fait quelque chose. Faut-il toujours tomber dans ce travers ? J'ai entendu des envolées lyriques sur la réconciliation du capital et du travail et sur la répartition des profits.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Ça vous gêne que ce soit nous qui le fassions ! Mme Martine Billard. Non, ça ne me gêne pas, mais je doute que vous réconciliez quoi que ce soit.
Je rappellerai quelques chiffres tirés d'un rapport de 2005 sur la rémunération des dirigeants des sociétés cotées. Ce rapport, qui n'a pas été fait par les Verts ni par aucun opposant, mais par des gens de la finance, indique que, comme les années précédentes, les écarts de rémunération entre dirigeants ne s'expliquent que par des facteurs de taille d'entreprise, mais nullement par des critères de performance. Ce premier point suggère déjà que, pour les dirigeants d'entreprise, les dividendes du travail ne sont pas très concluants – ce que l'opinion publique sait déjà, car il y a eu ces derniers temps assez de scandales dans ce domaine.
Si l'on regarde la rémunération globale des équipes dirigeantes des cinq premières entreprises du CAC 40, on constate que 44 personnes se partagent plus de 13 millions d'euros. Quant aux présidents, ils sont cinq à se partager plus de 59 millions d'euros. Au total, ce sont, en une année, 72 585 441 euros pour 49 personnes, soit l'équivalent de 6 048 SMIC annuels.
Vous nous tenez de grands discours sur la grande entente entre le capital et le travail, la grande entente de tous les salariés, des hauts cadres et des chefs d'entreprise, mais dans bien des entreprises, où les salariés qui touchent le SMIC sont aujourd'hui de plus en plus nombreux du fait du tassement des grilles de salaires, ce discours serait plus difficile à tenir.
M. Jacques Godfrain. C'est nous qui avons augmenté le SMIC ! Mme la présidente. La parole est à M. Alain Vidalies.
M. Alain Vidalies. Je reprends à mon compte les arguments qui viennent d'être présentés, tant sur le fond que sur la forme. Au fond, cet amendement est purement incantatoire, ou se limite tout au plus à résumer le contenu du reste du texte, sans y ajouter quoi que ce soit. Nous examinerons donc son contenu ultérieurement.
Vous nous accusez de vivre dans le passé et de ne pas tenir compte du monde moderne ou de la réalité, mais vous auriez au moins dû, monsieur Ollier, vous qui vous faites le promoteur du dividende du travail, expliquer ou prendre en compte dans votre proposition le développement du leverage buy out, ou LBO, qui est aujourd'hui le grand problème de nos entreprises, et donc des salariés. Qu'advient-il de la participation et de l'intéressement face à ce mécanisme qui concerne tant les grandes que, de plus en plus, les petites entreprises ? Comment pouvez-vous ignorer ce phénomène en pleine explosion ? Sans entrer dans le détail du mécanisme financier, je rappelle qu'il a pour principale conséquence d'accélérer obligatoirement la rémunération du capital, puisque le fonds d'investissement en capital rachetant une entreprise – laquelle n'est d'ailleurs pas nécessairement en difficulté – accélère le processus de remboursement pour dégager un profit. Ce phénomène posera nécessairement d'énormes problèmes pour la mise en place des mesures que vous proposez.
Votre texte semble évoquer un passé merveilleux, qui n'a pourtant, comme M. Ollier vient de le reconnaître, jamais existé concrètement, et il ne tient pas compte de la réalité, c'est-à-dire de ces mécanismes financiers très importants qui se développe sous nos yeux et concernent à la fois les entreprises et les salariés.
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Cet amendement est important, car il est fondateur.
Je tiens à répondre aux propos qui viennent d'être tenus, car je ne peux pas accepter la manière dont M. Gremetz et M. Vidalies présentent les choses, et cela pour deux raisons.
Monsieur Gremetz, je comprends que vous ne parveniez pas à vous faire à l'évolution des mentalités que nous vous proposons. Vous êtes ancré dans des attitudes du passé et dans la doctrine qui a animé votre combat. Je comprends et respecte ce combat et votre action au nom du marxisme, même si je suis opposé à vos idées.
Dans le cas présent, monsieur Gremetz, permettez-moi de vous le dire avec beaucoup d'amitié et de respect, votre conception des choses ne vous permet pas d'entrer dans cette modernité, cette évolution que nous voulons construire. Il s'agit ici, en effet, d'examiner une proposition moderne d'association capital-travail qui doit permettre de faire fondre les différences qui existent entre deux corps. C'est très justement que le général de Gaulle, dans ses Mémoires, décrivait la participation comme une brèche ouverte dans le mur qui sépare les classes. Or avec vous, monsieur Gremetz, c'est le retour triomphant de la lutte des classes ! Nous ne regardons pas dans le rétroviseur.
M. Maxime Gremetz. Moi non plus ! M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Nous pensons qu'avec cette association capital-travail et la nouvelle dimension que nous voulons donner à l'entreprise par l'actionnariat salarié, nous sommes capables de changer la nature du dialogue social et, monsieur Vidalies, de donner plus de pouvoir d'achat aux salariés.
Vous dites que le dividende du travail est un symbole, mais – pardonnez-moi de le dire avec quelque emportement – vous n'avez pas lu l'amendement ! L'intéressement et la participation… M. Alain Vidalies. Vous parlez du texte ? M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. …sont des éléments nouveaux, qui viennent s'ajouter à ce qui existe déjà, tout comme le transfert des droits inscrits d'un CET vers un plan d'épargne PERCO et la disponibilité immédiate des dividendes attachés aux actions détenues par les salariés, qu'ils ne peuvent pas toucher aujourd'hui. Tout cela, ce sont des sommes que les salariés vont percevoir.
Pour vous, monsieur Gremetz, seul le salaire peut récompenser le travail.
Or dans l'association capital-travail, le salaire récompense légitimement le travail comme le dividende récompense légitimement le capital. Lorsque les deux s'associent, ils créent ensemble des richesses, qui sont alors réparties à due proportion entre les deux. Voilà ce qu'est le dividende du travail, représentatif de la part que prend le travail dans la création nouvelle de richesses. Cela représente du pouvoir d'achat en plus pour les salariés.
Lisez, s'il vous plaît, l'amendement que nous avons rédigé. Je ne peux accepter que vous portiez le discrédit sur une mesure novatrice, courageuse et résolument moderne.
Madame Billard, pardonnez-moi de vous dire que votre raisonnement s'enracine lui aussi dans un autre temps. Nous voulons tourner la page de ce temps-là. Alors que, du côté de la majorité, nous sommes résolument modernes, je constate que, du côté de l'opposition, vous restez conservateurs. Le progrès est du côté de la majorité ; le conservatisme, c'est l'opposition. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mme Martine Billard. Votre modernité, c'est de parler pour ne rien dire ! M. Alain Vidalies. Je vous ai interrogé sur les LBO, mais vous ne m'avez pas répondu ! Mme la présidente. La parole est à M. Maxime Gremetz.
M. Maxime Gremetz. De quelle modernité parlez-vous, monsieur Ollier, quand, au siècle où nous sommes, les chômeurs sont aussi nombreux ? Sept millions de pauvres dans ce pays riche, c'est la modernité ? Quand des millions de jeunes arrivant sur le marché du travail se voient proposer des petits stages et la précarité généralisée, quand ils ne peuvent même pas concevoir leur avenir, quelle modernité dans la régression ! Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le CERC. Comment pouvez-vous parler de modernité quand on apprend que, depuis vingt ans, les salaires font du surplace.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. On ne pas parle pas des salaires, vous n'avez rien compris ! M. Maxime Gremetz. Et on nous dit que ce texte, c'est pour augmenter le pouvoir d'achat, pas par les salaires, mais par l'intéressement. C'est bien de cela que vous parlez ? M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Non.
M. Maxime Gremetz. De quoi parlez-vous alors ? De l'association capital-travail ? Je vous en ai donné un exemple. Tous les jours, en Picardie,… M. Jean-Pierre Gorges. C'est la gauche qui a bloqué les salaires, avec les 35 heures ! M. Maxime Gremetz. Vous ne savez dire que ça, vous ! Et vous voulez revenir à la retraite à soixante-cinq ans. C'est ça votre modernité, alors qu'il y a quelques millions de jeunes qui font du surplace, sans travail ! Et vous, vous voulez travailler toujours plus longtemps.
M. Jean-Pierre Gorges. Oui ! M. Maxime Gremetz. Parce qu'avec vous les salariés n'auraient qu'un droit : celui de travailler, de suer. Faire suer le burnous, c'est de ça qu'il s'agit. Eh bien non, les salariés ont aussi le droit à du temps, pour leur famille, pour la culture.
M. Jean-Pierre Gorges. Et même pour le travail ! M. Maxime Gremetz. Justement, il y en a des millions qui attendent du travail.
Les chiffres, ce n'est pas moi qui les donne : c'est le CERC, la DARES, le ministère du travail. Contemplez donc la belle modernité des courbes de ces études dont vous êtes les auteurs ; mesurez la différence du niveau des salaires entre 1980 et aujourd'hui. Et les salaires continuent de baisser. 40 % des cadres eux-mêmes ont perdu du pouvoir d'achat sur leur salaire ! Et maintenant, admirez donc les courbes des profits records ! Ce n'est pas vers le progrès social qu'on va, vers une meilleure répartition des richesses, mais vers leur concentration au profit de quelques-uns qui les dilapident. Et de l'autre côté, c'est de plus en plus ceinture pour les salariés, y compris pour les cadres aujourd'hui. Est-ce que vous ne sentez pas ce qui se passe dans le pays ? Vous en avez déjà eu un avant-goût avec le CPE ; le terreau est là, et vous allez encore en voir avec GDF.
M. Jean-Pierre Gorges. C'est fini !
M. Maxime Gremetz. Si, je vous le promets. Je vous le redis aujourd'hui, comme je l'avais dit au Premier ministre à propos du CPE, lors de ce vote magnifique. Je vous assure qu'on va reparler de GDF, croyez-moi, avant les élections, et on va revenir à l'Assemblée nationale discuter de GDF et d'EDF. Est-ce que c'est ça, votre association capital-travail ? Au lieu d'un grand service public, avec des salariés du public au service du public, on aura des prix de l'électricité qui augmentent et autant de pouvoir d'achat en moins ! Vous voyez que votre grande modernité, ce n'est pas celle du temps du général de Gaulle. Lui avait du coeur.
Mme la présidente. Monsieur Gremetz, je vous prie de conclure.
M. Maxime Gremetz. Je termine, madame la présidente. Monsieur Ollier, monsieur le ministre, madame la ministre, je vous rappelle que j'ai cru à la participation. (« Ah ! » sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Oui, j'y ai cru. Mais ensuite, je l'ai vécue. Je travaillais, comme métallo, dans une entreprise qui s'appelait à l'époque Ferodo,… M. Jean-Pierre Gorges. C'était avant la guerre ! M. Maxime Gremetz. …devenue Verto, puis Valeo. Vous voyez, c'est un grand groupe ! Mais, parce que j'ai monté des syndicats, j'ai été licencié par un ministre du travail, contre l'avis du comité d'entreprise et de l'inspecteur du travail. Et pourtant je me croyais propriétaire de mon entreprise ! Mais on m'a licencié, on m'a chassé de ma maison ! Comment voulez-vous que je croie aujourd'hui à la participation ? Mme la présidente. Je mets aux voix par un seul vote les amendements identiques nos 105 deuxième rectification et 3 rectifié.
(Ces amendements sont adoptés.) Mme la présidente. Nous abordons l'article premier.
Article 1er Mme la présidente. La parole est à M. Maxime Gremetz, inscrit sur l'article. (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) M. Maxime Gremetz. Chers collègues, vous n'allez pas gagner du temps en vous comportant comme ça.
Mme Anne-Marie Comparini et M. Pierre Hellier. On n'a rien dit ! M. Maxime Gremetz. Madame la présidente, je demande une courte suspension de séance.
Suspension et reprise de la séance Mme la présidente. La séance est suspendue pour deux minutes.
(La séance, suspendue à vingt-trois heures cinq, est reprise à vingt-trois heures sept.) Mme la présidente. La séance est reprise.
M. Maxime Gremetz.
M. Maxime Gremetz. L'article premier de ce projet de loi vise à une meilleure redistribution, nous dit-on, des richesses créées par le travail.
M. Jean-Pierre Gorges. Eh oui ! M. Maxime Gremetz. Ainsi, le Gouvernement veut instituer un « dividende du travail ». Le constat est donc fait : des richesses existent et doivent retourner à ceux qui les créent : les travailleurs évidemment, qu'ils soient manuels ou intellectuels, car ils ont été les laissés-pour-compte des fruits de la croissance depuis cinq ans. Je vous ai montré un tableau, il est à votre disposition.
Le problème majeur, ce qui marque le plus le monde du travail, avec le chômage, c'est le niveau très faible des salaires et la perte de pouvoir d'achat, toutes les études le montrent. Les organisations syndicales évaluent la perte du pouvoir d'achat des salaires entre 5 % et 7,5 %.
C'est considérable. Une étude sur les cadres ne dit pas autre chose : plus de 40 % d'entre eux ont perdu du pouvoir d'achat. Cela explique que le malaise et la colère ne sont plus seulement présents dans les couches sociales des employés ou des ouvriers, mais aussi chez les cadres. Il est également fait observer que cette baisse s'accompagne de fortes disparités et discriminations en raison d'une propension importante à l'individualisation des rémunérations, notamment liée au recours à la participation financière et à l'intéressement. Une étude de l'INSEE confirme cette réalité.
Cette financiarisation de l'économie n'est plus acceptable. Il n'est plus tolérable que l'opulence de certains cohabite avec l'indigence des autres. Une étude de la Banque de France, publiée dans son bulletin du mois d'août, conclut d'ailleurs à « une situation sans précédent, paradoxale et lourde de conséquences ». Dans de nombreux pays, précise cette étude, les profits des entreprises sont à leur plus haut niveau depuis des décennies. Ils dépassent 10 % du PIB. Les cent premières sociétés cotées au CAC 40 disposent de plus de 1 100 milliards de dollars de liquidités, un niveau sans précédent, et les actifs liquides représentent 9 % du total de leur bilan. Les entreprises ne savent pas quoi faire de leur argent et elles privilégient les placements financiers sur les investissements physiques. Voilà une étude qui devrait tout de même faire réfléchir. Si elle était de moi, certains d'entre vous pourraient douter de ses conclusions, mais en l'occurrence elle émane de la Banque de la France. Ou alors demandez la démission de ses auteurs ! Si nous voulons revaloriser le travail, il faut mieux le rémunérer. Mais par la rémunération directe. Car ça, c'est un acquis, tandis qu'une prime, on peut l'enlever à tout moment, elle n'est pas pérenne. On ne peut avoir comme projet de société de substituer le revenu au salaire. Or avec cet article, vous renforcez le caractère aléatoire et flexible de la rémunération.
Avec ce projet de loi, le gouvernement offre une porte de sortie au MEDEF face à cette exigence sociale forte d'accroissement du pouvoir d'achat, qui va encore se manifester dans les prochaines semaines et dans les prochains mois. Plus nous allons approcher des échéances électorales, plus cette exigence-là va monter. L'objectif de ce texte est bien de briser le mécanisme salarial, avec ses négociations, ses grilles conventionnelles, son droit ouvert à la protection sociale, pour lui substituer des formes flexibles d'intéressement, de participation et d'actionnariat, quand ce n'est pas du subventionnement sur fonds publics, comme la prime pour l'emploi. Pourquoi serait-il possible de distribuer du revenu sous forme de dividendes ou de participation, alors que cela serait impossible sous forme de salaire ? Pourquoi la sacro-sainte compétitivité des entreprises imposerait la rigueur salariale, mais pourrait s'accommoder de largesses en matière d'intéressement ? Sans compter les inégalités de traitement que ces mécanismes engendrent. Comme l'étude de l'INSEE de la semaine passée le révèle, les ouvriers sont les moins bien lotis : parmi ceux qui ont accès à l'épargne salariale, 25 % perçoivent moins de 320 euros.
M. Jean-Pierre Gorges. Les 35 heures ! M. Maxime Gremetz. C'est trois fois moins que la tranche la moins favorisée des cadres. Le constat est à peu près identique pour les employés. Les discriminations sont d'autant plus inquiétantes que ces compléments de rémunération ne cessent de se développer, parfois au détriment des salaires. Cette pratique est de plus en plus courante comme le montre l'évolution de la part de ces versements dans la masse salariale des entreprises qui utilisent ces dispositifs. Celle de l'intéressement passe de 3,1 % en 1996 à 4,5 % en 2003 – dernier chiffre disponible –, celle de la participation de 3,8 % à 4,6 %. Autrement dit, la structure de rémunération se déforme, et les entreprises ont plus tendance à verser des primes d'intéressement et de participation, qu'elles peuvent supprimer à tout moment, qu'à augmenter les salaires.
Toutes ces études sont récentes et, au nom de la modernité dont vous vous réclamez comme de la prise en compte des réalités, il serait temps que vous en preniez connaissance.
Mme la présidente. Je suis saisie d'un amendement n° 263.
La parole est à M. le rapporteur, pour le soutenir.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Avant de défendre cet amendement, je voudrais faire quelques considérations d'ordre général sur l'article.
Je me félicite que notre assemblée vienne de consacrer, avec les deux amendements identiques adoptés avant l'article 1er, la notion de dividende du travail.
L'article 1er est essentiel, car il détaille les moyens de la mettre en oeuvre, en précisant les conditions de versement au salarié d'un supplément de participation ou d'intéressement, sur décision du conseil d'administration ou du directoire. Ainsi associé à l'intéressement, le dialogue en sera renforcé, comme l'a souhaité M.
Larcher.
Il faut, mes chers collègues, prendre la mesure de l'innovation que constitue ce premier acte essentiel. Aujourd'hui, compte tenu des règles comptables en vigueur, il serait impossible pour une entreprise enregistrant des résultats supérieurs à ses estimations de les reverser aux salariés au titre de la participation ou de l'intéressement.
Je ne reviendrai pas, car tout cela est bien expliqué dans le rapport, sur les règles relatives à la formule de la participation, formule rigide et complexe qui date de 1967. Certes, si l'entreprise établit une formule garantissant au moins les mêmes résultats, elle peut y déroger : en pratique, chacun le conçoit bien, c'est rare, car elle doit alors s'affronter à la complexité des règles, et s'expose à des contrôles sévères sur leur respect. Ainsi, seulement 10 % des accords privilégient une option dérogatoire. L'article 1er améliore les choses sur ce point.
On sait par ailleurs que la formule est très difficile à réformer. Des études de l'INSEE, que M. Gremetz n'a pas mentionnées, l'ont bien précisé.
M. Maxime Gremetz. Lesquelles ? Citez-les, comme je l'ai fait ! M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Je vous en ferai parvenir le détail, monsieur Gremetz.
Comme l'ont résumé François Cornut-Gentille et Jacques Godfrain dans leur rapport de septembre 2005, le débat sur la formule de participation est un faux débat. Dans ce contexte, ouvrir la possibilité de verser un supplément de participation et d'intéressement constitue une solution bienvenue. Il y va d'ailleurs de l'intérêt du salarié comme de l'entreprise : le premier y trouve un gain de pouvoir d'achat, la seconde une forme de financement.
J'en viens à l'amendement n° 263, qui est de cohérence rédactionnelle. Il vise à placer le dividende du travail dans le chapitre du code du travail consacré à l'intéressement, et non au plan d'épargne, puisque le lien du dividende du travail avec ce dernier devient facultatif.
Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ? M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Favorable à cette disposition de cohérence, madame la présidente.
Mme la présidente. Je mets aux voix l'amendement n° 263.
(L'amendement est adopté.) Mme la présidente. En conséquence, l'amendement n° 319 tombe.
Nous en venons aux amendements identiques nos 78 rectifié et 306 rectifié.
La parole est à M. le rapporteur, pour défendre l'amendement n° 78 rectifié.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Cet amendement répond à une préoccupation importante qu'ont exprimée de nombreuses personnalités entendues par la commission au sujet de la mise en pratique du dividende du travail.
Si l'on entend favoriser le versement d'un supplément d'intéressement, pourquoi le confiner dans les limites qui encadrent d'ordinaire le seul intéressement ? Il y aurait là une contradiction. Il faut néanmoins prévoir un dispositif financièrement équilibré, pour les salariés comme pour l'entreprise.
L'amendement propose une voie moyenne entre ces deux impératifs : d'une part, il permet d'affranchir le supplément d'intéressement du plafonnement à 20 % de la rémunération annuelle brute par salarié ; de l'autre, il maintient le second plafond, mentionné à l'alinéa 7 de l'article L. 441-2 du code du travail, aux termes duquel « le montant des primes distribuées à un même bénéficiaire ne peut, au titre d'un même exercice, excéder une somme égale à la moitié du montant du plafond annuel moyen retenu pour le calcul des cotisations de sécurité sociale. »
Telle est la solution réaliste, et plus complexe à expliquer qu'à mettre en oeuvre, que les deux commissions ont retenue.
Mme la présidente. Souhaitez-vous défendre l'amendement n° 306 rectifié, monsieur Ollier ? M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Le président Dubernard a parfaitement résumé la position des deux commissions, madame la présidente.
Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ? M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de l'Assemblée.
Mme la présidente. Levez-vous le gage, monsieur le ministre ? M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Oui, madame la présidente.
Mme la présidente. Je mets aux voix par un seul vote les amendements nos 78 rectifié et 306 rectifié, compte tenu de la suppression du gage.
(Ces amendements, ainsi modifiés, sont adoptés.) Mme la présidente. Je suis saisie d'un amendement n° 51.
La parole est à M. Maxime Gremetz, pour le soutenir.
M. Maxime Gremetz. J'espère que les deux ministres, qui semblaient ne pas savoir s'il fallait ou non lever le gage, réussiront à se mettre d'accord. Mais le Gouvernement, on le sait, est soutenu par une majorité soudée : il devrait s'en tirer ! La modification législative proposée pour insérer dans notre législation sociale la notion de « dividende du travail » ouvre la possibilité de verser un supplément d'intéressement aux salariés d'une entreprise ayant réalisé plus de bénéfices qu'escompté. Au détour de cette mesure, vous dénaturez la notion même d'intéressement.
Je rappellerai que, selon l'article L. 441-3 du code du travail, la date de versement des primes d'intéressement n'est pas compatible avec des délais trop longs, car ce dispositif se présente comme un outil de motivation des salariés dans la perception rapide de sommes représentant la contrepartie d'un effort consenti. Aussi le versement des sommes dues au titre de l'intéressement doit-il intervenir, selon ce même article, au plus tard le dernier jour du septième mois suivant la clôture de l'exercice.
En conséquence, les sommes revenant aux salariés au titre de l'intéressement leur sont versées immédiatement : il n'y a pas de délai de blocage ni d'obligation d'affectation à un plan d'épargne. Dès lors, pourquoi imposer avec cet article que le supplément d'intéressement soit affecté à un plan d'épargne d'entreprise ? C'est une proposition bizarre, qui contrevient au principe de libre affectation de l'intéressement mais aussi à la liberté de jouissance immédiate, car ce supplément, obligatoirement affecté à la réalisation d'un plan d'épargne, sera bloqué pour cinq ans. Vous me corrigerez si je me trompe, mais je ne crois pas avoir déformé vos intentions.
Pour la raison juridique que je viens de préciser, mais aussi pour éviter d'être en forte contradiction avec vos propos, vous ne sauriez donc affecter directement le supplément d'intéressement au PEE : comment affirmer d'un côté qu'il faut une redistribution des richesses par le dividende travail pour augmenter le pouvoir d'achat, et de l'autre obliger les salariés à le bloquer sur un plan d'épargne à l'issue aléatoire, s'il ne s'agit pas d'un produit labellisé ? Voilà pourquoi nous proposons que cette prime d'intéressement supplémentaire soit versée dans les mêmes conditions que celles prévues actuellement par la loi.
Mme la présidente. Quel est l'avis de la commission ? M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Votre amendement, monsieur Gremetz, est satisfait par l'amendement n° 79 de la commission des affaires culturelles, lequel prévoit que « ces sommes peuvent être affectées à la réalisation d'un plan d'épargne d'entreprise, d'un plan d'épargne interentreprises ou d'un plan d'épargne pour la retraite collectif ».
Quand vous proposez de supprimer la phrase, nous remplaçons l'obligation par la possibilité. Je vous rejoins sur cette idée, monsieur Gremetz : inutile de créer un dispositif rigide de fléchage vers le plan d'épargne des sommes versées au titre du supplément d'intéressement.
Votre amendement étant, je le répète, satisfait, la commission l'a repoussé.
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Après les excellentes explications du président Dubernard, je demanderai à M. Gremetz de bien vouloir retirer cet amendement. Son adoption empêcherait en effet le salarié de disposer immédiatement du supplément d'intéressement s'il le souhaite : l'amendement n° 79, lui, laisse au salarié le choix de disposer de ces sommes ou de les affecter à un plan d'épargne.
M. Jean-Pierre Balligand. Dans le cadre de l'intéressement, les sommes sont toujours disponibles pour les salariés.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Certes, mais l'amendement de M. Gremetz donne l'impression qu'elles ne le sont pas : je souhaite donc qu'il retire son amendement, car la solution qu'il propose va à l'inverse des objectifs que je viens d'exposer.
Je veux aussi profiter de l'occasion pour rendre un hommage particulier à Jean-Pierre Raffarin : c'est lui qui, en tant que Premier ministre, répondit à une question que j'avais posée dans cet hémicycle à propos du dividende du travail. Bien qu'issu d'une famille politique un peu différente de la mienne, il a non seulement souscrit à cette ambition, mais tout mis en oeuvre pour que nous puissions aujourd'hui, avec ce projet de loi, la réaliser. Bien sûr, Dominique de Villepin a repris le flambeau, avec M.
Larcher, M. Borloo, M. Breton et Mme Lagarde : bravo donc au Gouvernement, mais n'oublions pas M. Raffarin ! M. Maxime Gremetz. On se croirait à la veille de la dissolution de l'Assemblée ! Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement sur l'amendement n° 51 ? Mme la ministre déléguée au commerce extérieur. L'amendement de M.
Gremetz traite la question de l'affectation du supplément d'intéressement, mais nous préférons la rédaction de l'amendement n° 79, selon l'explication donnée par le président Dubernard. Avis défavorable, donc.
Mme la présidente. Retirez-vous votre amendement, monsieur Gremetz ? M. Maxime Gremetz. J'attends la fin de cette discussion pour me prononcer, madame la présidente.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Balligand.
M. Jean-Pierre Balligand. Sur le fond, les remarques de Maxime Gremetz sont exactes : il faut laisser le choixau salarié, sans flécher de façon obligatoire le supplément d'intéressement vers le PEE, ce qui constituerait d'ailleurs une violation du système de l'intéressement.
Cependant, la proposition de la commission me semble intelligente et, si M. Gremetz en est d'accord, il serait raisonnable de la retenir.
Mme la présidente. La parole est à M. Maxime Gremetz.
M. Maxime Gremetz. Compte tenu des explications qui viennent d'être données et des corrections apportées par l'amendement n° 79, je retire le mien.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Merci, monsieur Gremetz.
Mme la présidente. L'amendement n° 51 est retiré.
Nous en venons précisément à l'amendement n° 79.
La parole est à M. le rapporteur, pour le soutenir.
M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur. Cet amendement vise, comme l'amendement n° 78, à assurer l'effectivité du dispositif. Il a pour cela un double objet : la diversité et la souplesse.
Pour ce qui concerne la diversité, il tend à élargir les possibilités d'affectation du supplément d'intéressement. Le texte initial n'évoquait que l'affectation des sommes à un plan d'épargne d'entreprise. Notre amendement prévoit expressément que le supplément d'intéressement pourra être affecté à la réalisation d'autres types de plans, plus modernes, comme le PERCO ou le plan interentreprises.
Quant à la souplesse, le dispositif initial créait un fléchage obligatoire du supplément d'intéressement vers le plan d'épargne. Cela ne me semblait pas opportun, car il faut laisser au salarié la liberté de choisir l'affectation du supplément qui lui est versé. C'est la raison pour laquelle, comme vous le souhaitiez, monsieur Gremetz, cet amendement transforme l'obligation en simple possibilité.
Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ? M. le ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes. Avis favorable.
Mme la présidente. La parole est à M. Maxime Gremetz.
M. Maxime Gremetz. J'aimerais obtenir une précision, car l'amendement me semble malgré tout instaurer un fléchage obligatoire. Vous parlez de diversité ; en réalité les possibilités sont réduites à trois. Or trois possibilités seulement, cela signifie que des pressions vont s'exercer sur le salarié pour qu'il s'oriente, par exemple, vers le plan d'épargne retraite. J'aurais préféré qu'il n'y ait pas de fléchage obligatoire, qu'une totale liberté de choix lui soit laissée, et votre rédaction me gêne.
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques.
M. Patrick Ollier, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Ce débat est intéressant, monsieur Gremetz, mais les mots ont toute leur force. L'amendement de la commission entend précisément débloquer la situation qui découlait du texte initial du Gouvernement. Il y est écrit que les sommes versées au titre de l'intéressement peuvent être affectées à la réalisation de plans d'épargne – ce qui signifie, a contrario, qu'elles peuvent ne pas l'être.
Soit le salarié choisit de les libérer immédiatement et de les utiliser à sa guise – possibilité qui n'existait pas dans le texte du Gouvernement –, soit il les affecte à la réalisation d'un plan d'épargne d'entreprise, d'un plan d'épargne interentreprises ou d'un plan d'épargne pour la retraite collectif, qui nous paraissent les trois solutions les meilleures. Ce dispositif a le mérite de la simplicité et de l'efficacité, et répond, me semble-t-il, à vos interrogations.
Chapitre I
DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT L'UN COMME MAÎTRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE
En l'année 1872, la maison portant le numéro 7 de Saville-row, Burlington Gardens - maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814 - , était habitée par Phileas Fogg, esq., l'un des membres les plus singuliers et les plus remarqués du Reform-Club de Londres, bien qu'il semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer l'attention.
A l'un des plus grands orateurs qui honorent l'Angleterre, succédait donc ce Phileas Fogg, personnage énigmatique, dont on ne savait rien, sinon que c'était un fort galant homme et l'un des plus beaux gentlemen de la haute société anglaise.
On disait qu'il ressemblait à Byron - par la tête, car il était irréprochable quant aux pieds - , mais un Byron à moustaches et à favoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sans vieillir.
Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n'était peut-être pas Londonner. On ne l'avait jamais vu ni à la Bourse, ni à la Banque, ni dans aucun des comptoirs de la Cité. Ni les bassins ni les docks de Londres n'avaient jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne figurait dans aucun comité d'administration. Son nom n'avait jamais retenti dans un collège d'avocats, ni au Temple, ni à Lincoln's-inn, ni à Gray's-inn. Jamais il ne plaida ni à la Cour du chancelier, ni au Banc de la Reine, ni à l'Échiquier, ni en Cour ecclésiastique. Il n'était ni industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. Il ne faisait partie ni de l'Institution royale de la Grande-Bretagne, ni de l'Institution de Londres, ni de l'Institution des Artisans, ni de l'Institution Russell, ni de l'Institution littéraire de l'Ouest, ni de l'Institution du Droit, ni de cette Institution des Arts et des Sciences réunis, qui est placée sous le patronage direct de Sa Gracieuse Majesté. Il n'appartenait enfin à aucune des nombreuses sociétés qui pullulent dans la capitale de l'Angleterre, depuis la Société de l'Armonica jusqu'à la Société entomologique, fondée principalement dans le but de détruire les insectes nuisibles.
Phileas Fogg était membre du Reform-Club, et voilà tout.
A qui s'étonnerait de ce qu'un gentleman aussi mystérieux comptât parmi les membres de cette honorable association, on répondra qu'il passa sur la recommandation de MM. Baring frères, chez lesquels il avait un crédit ouvert. De là une certaine « surface », due à ce que ses chèques étaient régulièrement payés à vue par le débit de son compte courant invariablement créditeur.
Ce Phileas Fogg était-il riche ? Incontestablement. Mais comment il avait fait fortune, c'est ce que les mieux informés ne pouvaient dire, et Mr. Fogg était le dernier auquel il convînt de s'adresser pour l'apprendre. En tout cas, il n'était prodigue de rien, mais non avare, car partout où il manquait un appoint pour une chose noble, utile ou généreuse, il l'apportait silencieusement et même anonymement.
En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il parlait aussi peu que possible, et semblait d'autant plus mystérieux qu'il était silencieux. Cependant sa vie était à jour, mais ce qu'il faisait était si mathématiquement toujours la même chose, que l'imagination, mécontente, cherchait au-delà.
Avait-il voyagé ? C'était probable, car personne ne possédait mieux que lui la carte du monde. Il n'était endroit si reculé dont il ne parût avoir une connaissance spéciale. Quelquefois, mais en peu de mots, brefs et clairs, il redressait les mille propos qui circulaient dans le club au sujet des voyageurs perdus ou égarés ; il indiquait les vraies probabilités, et ses paroles s'étaient trouvées souvent comme inspirées par une seconde vue, tant l'événement finissait toujours par les justifier. C'était un homme qui avait dû voyager partout, - en esprit, tout au moins.
Ce qui était certain toutefois, c'est que, depuis de longues années, Phileas Fogg n'avait pas quitté Londres. Ceux qui avaient l'honneur de le connaître un peu plus que les autres attestaient que - si ce n'est sur ce chemin direct qu'il parcourait chaque jour pour venir de sa maison au club - personne ne pouvait prétendre l'avoir jamais vu ailleurs. Son seul passe-temps était de lire les journaux et de jouer au whist. A ce jeu du silence, si bien approprié à sa nature, il gagnait souvent, mais ses gains n'entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme importante à son budget de charité. D'ailleurs, il faut le remarquer, Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu était pour lui un combat, une lutte contre une difficulté, mais une lutte sans mouvement, sans déplacement, sans fatigue, et cela allait à son caractère. On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants, - ce qui peut arriver aux gens les plus honnêtes, - ni parents ni amis, - ce qui est plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de Saville-row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il n'était question. Un seul domestique suffisait à le servir. Déjeunant, dînant au club à des heures chronométriquement déterminées, dans la même salle, à la même table, ne traitant point ses collègues, n'invitant aucun étranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher, à minuit précis, sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform-Club tient à la disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures, il en passait dix à son domicile, soit qu'il dormît, soit qu'il s'occupât de sa toilette. S'il se promenait, c'était invariablement, d'un pas égal, dans la salle d'entrée parquetée en marqueterie, ou sur la galerie circulaire, au-dessus de laquelle s'arrondit un dôme à vitraux bleus, que supportent vingt colonnes ioniques en porphyre rouge. S'il dînait ou déjeunait, c'étaient les cuisines, le garde-manger, l'office, la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient à sa table leurs succulentes réserves ; c'étaient les domestiques du club, graves personnages en habit noir, chaussés de souliers à semelles de molleton, qui le servaient dans une porcelaine spéciale et sur un admirable linge en toile de Saxe ; c'étaient les cristaux à moule perdu du club qui contenaient son sherry, son porto ou son claret mélangé de cannelle, de capillaire et de cinnamome ; c'était enfin la glace du club - glace venue à grands frais des lacs d'Amérique - qui entretenait ses boissons dans un satisfaisant état de fraîcheur. Si vivre dans ces conditions, c'est être un excentrique, il faut convenir que l'excentricité a du bon !
La maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandait par un extrême confort. D'ailleurs, avec les habitudes invariables du locataire, le service s'y réduisait à peu. Toutefois, Phileas Fogg exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité extraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait donné son congé à James Forster - ce garçon s'étant rendu coupable de lui avoir apporté pour sa barbe de l'eau à quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit au lieu de quatre-vingt-six - , et il attendait son successeur, qui devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie.
Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds rapprochés comme ceux d'un soldat à la parade, les mains appuyées sur les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcher l'aiguille de la pendule, - appareil compliqué qui indiquait les heures, les minutes, les secondes, les jours, les quantièmes et l'année. A onze heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne habitude, quitter la maison et se rendre au Reform-Club.
En ce moment, on frappa à la porte du petit salon dans lequel se tenait Phileas Fogg.
James Forster, le congédié, apparut.
« Le nouveau domestique », dit-il,
Un garçon âgé d'une trentaine d'années se montra et salua.
« Vous êtes Français et vous vous nommez John ? lui demanda Phileas Fogg.
- Jean, n'en déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, Jean Passepartout, un surnom qui m'est resté, et que justifiait mon aptitude naturelle à me tirer d'affaire. Je crois être un honnête garçon, monsieur, mais, pour être franc, j'ai fait plusieurs métiers. J'ai été chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin ; puis je suis devenu professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et, en dernier lieu, j'étais sergent de pompiers, à Paris. J'ai même dans mon dossier des incendies remarquables. Mais voilà cinq ans que j'ai quitté la France et que, voulant goûter de la vie de famille, je suis valet de chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant appris que M. Phileas Fogg était l'homme le plus exact et le plus sédentaire du Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec l'espérance d'y vivre tranquille et d'oublier jusqu'à ce nom de Passepartout...
- Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous m'êtes recommandé. J'ai de bons renseignements sur votre compte. Vous connaissez mes conditions ?
- Oui, monsieur.
- Bien. Quelle heure avez-vous ?
- Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant des profondeurs de son gousset une énorme montre d'argent.
- Vous retardez, dit Mr. Fogg.
- Que monsieur me pardonne, mais c'est impossible.
- Vous retardez de quatre minutes. N'importe. Il suffit de constater l'écart. Donc, à partir de ce moment, onze heures vingt-neuf du matin, ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service. »
Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le plaça sur sa tête avec un mouvement d'automate et disparut sans ajouter une parole.
Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois : c'était son nouveau maître qui sortait ; puis une seconde fois : c'était son prédécesseur, James Forster, qui s'en allait à son tour.
Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row.
Chapitre II
OU PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL
« Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d'abord, j'ai connu chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon nouveau maître ! »
Il convient de dire ici que les « bonshommes » de Mme Tussaud sont des figures de cire, fort visitées à Londres, et auxquelles il ne manque vraiment que la parole.
Pendant les quelques instants qu'il venait d'entrevoir Phileas Fogg, Passepartout avait rapidement, mais soigneusement examiné son futur maître. C'était un homme qui pouvait avoir quarante ans, de figure noble et belle, haut de taille, que ne déparait pas un léger embonpoint, blond de cheveux et de favoris, front uni sans apparences de rides aux tempes, figure plutôt pâle que colorée, dents magnifiques. Il paraissait posséder au plus haut degré ce que les physionomistes appellent « le repos dans l'action », faculté commune à tous ceux qui font plus de besogne que de bruit. Calme, flegmatique, l'oeil pur, la paupière immobile, c'était le type achevé de ces Anglais à sang-froid qui se rencontrent assez fréquemment dans le Royaume-Uni, et dont Angelica Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau l'attitude un peu académique. Vu dans les divers actes de son existence, ce gentleman donnait l'idée d'un être bien équilibré dans toutes ses parties, justement pondéré, aussi parfait qu'un chronomètre de Leroy ou de Earnshaw. C'est qu'en effet, Phileas Fogg était l'exactitude personnifiée, ce qui se voyait clairement à « l'expression de ses pieds et de ses mains », car chez l'homme, aussi bien que chez les animaux, les membres eux-mêmes sont des organes expressifs des passions.
Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement exacts, qui, jamais pressés et toujours prêts, sont économes de leurs pas et de leurs mouvements. Il ne faisait pas une enjambée de trop, allant toujours par le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se permettait aucun geste superflu. On ne l'avait jamais vu ému ni troublé. C'était l'homme le moins hâté du monde, mais il arrivait toujours à temps. Toutefois, on comprendra qu'il vécût seul et pour ainsi dire en dehors de toute relation sociale. Il savait que dans la vie il faut faire la part des frottements, et comme les frottements retardent, il ne se frottait à personne.
Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris, depuis cinq ans qu'il habitait l'Angleterre et y faisait à Londres le métier de valet de chambre, il avait cherché vainement un maître auquel il pût s'attacher.
Passepartout n'était point un de ces Frontins ou Mascarilles qui, les épaules hautes, le nez au vent, le regard assuré, l'oeil sec, ne sont que d'impudents drôles. Non. Passepartout était un brave garçon, de physionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes, toujours prêtes à goûter ou à caresser, un être doux et serviable, avec une de ces bonnes têtes rondes que l'on aime à voir sur les épaules d'un ami. Il avait les yeux bleus, le teint animé, la figure assez grasse pour qu'il pût lui-même voir les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille forte, une musculature vigoureuse, et il possédait une force herculéenne que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement développée. Ses cheveux bruns étaient un peu rageurs. Si les sculpteurs de l'Antiquité connaissaient dix-huit façons d'arranger la chevelure de Minerve, Passepartout n'en connaissait qu'une pour disposer la sienne : trois coups de démêloir, et il était coiffé.
De dire si le caractère expansif de ce garçon s'accorderait avec celui de Phileas Fogg, c'est ce que la prudence la plus élémentaire ne permet pas. Passepartout serait-il ce domestique foncièrement exact qu'il fallait à son maître ? On ne le verrait qu'a l'user. Après avoir eu, on le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant entendu vanter le méthodisme anglais et la froideur proverbiale des gentlemen, il vint chercher fortune en Angleterre. Mais, jusqu'alors, le sort l'avait mal servi. Il n'avait pu prendre racine nulle part. Il avait fait dix maisons. Dans toutes, on était fantasque, inégal, coureur d'aventures ou coureur de pays, - ce qui ne pouvait plus convenir à Passepartout. Son dernier maître, le jeune Lord Longsferry, membre du Parlement, après avoir passé ses nuits dans les «oysters-rooms » d'Hay-Market, rentrait trop souvent au logis sur les épaules des policemen. Passepartout, voulant avant tout pouvoir respecter son maître, risqua quelques respectueuses observations qui furent mal reçues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg, esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements sur ce gentleman. Un personnage dont l'existence était si régulière, qui ne découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne s'absentait jamais, pas même un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se présenta et fut admis dans les circonstances que l'on sait.
Passepartout - onze heures et demie étant sonnées - se trouvait donc seul dans la maison de Saville-row. Aussitôt il en commença l'inspection. Il la parcourut de la cave au grenier. Cette maison propre, rangée, sévère, puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. Elle lui fit l'effet d'une belle coquille de colimaçon, mais d'une coquille éclairée et chauffée au gaz, car l'hydrogène carburé y suffisait à tous les besoins de lumière et de chaleur. Passepartout trouva sans peine, au second étage, la chambre qui lui était destinée. Elle lui convint. Des timbres électriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en communication avec les appartements de l'entresol et du premier étage. Sur la cheminée, une pendule électrique correspondait avec la pendule de la chambre à coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils battaient au même instant, la même seconde.
« Cela me va, cela me va ! » se dit Passepartout.
Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée au-dessus de la pendule. C'était le programme du service quotidien. Il comprenait - depuis huit heures du matin, heure réglementaire à laquelle se levait Phileas Fogg, jusqu'à onze heures et demie, heure à laquelle il quittait sa maison pour aller déjeuner au Reform-Club - tous les détails du service, le thé et les rôties de huit heures vingt-trois, l'eau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix heures moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie du matin à minuit - heure à laquelle se couchait le méthodique gentleman - , tout était noté, prévu, régularisé. Passepartout se fit une joie de méditer ce programme et d'en graver les divers articles dans son esprit.
Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montée et merveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou gilet portait un numéro d'ordre reproduit sur un registre d'entrée et de sortie, indiquant la date à laquelle, suivant la saison, ces vêtements devaient être tour à tour portés. Même réglementation pour les chaussures.
En somme, dans cette maison de Saville-row qui devait être le temple du désordre à l'époque de l'illustre mais dissipé Sheridan - , ameublement confortable, annonçant une belle aisance. Pas de bibliothèque, pas de livres, qui eussent été sans utilité pour Mr. Fogg, puisque le Reform-Club mettait à sa disposition deux bibliothèques, l'une consacrée aux lettres, l'autre au droit et à la politique. Dans la chambre à coucher, un coffre-fort de moyenne grandeur, que sa construction défendait aussi bien de l'incendie que du vol. Point d'armes dans la maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y dénotait les habitudes les plus pacifiques.
Après avoir examiné cette demeure en détail, Passepartout se frotta les mains, sa large figure s'épanouit, et il répéta joyeusement :
«Cela me va ! voilà mon affaire ! Nous nous entendrons parfaitement, Mr. Fogg et moi ! Un homme casanier et régulier ! Une véritable mécanique ! Eh bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique ! »
Chapitre III
OU S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER A PHILEAS FOGG
Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heures et demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois son pied droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied gauche devant son pied droit, il arriva au Reform-Club, vaste édifice, élevé dans Pall-Mall, qui n'a pas coûté moins de trois millions à bâtir.
Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont les neuf fenêtres s'ouvraient sur un beau jardin aux arbres déjà dorés par l'automne. Là, il prit place à la table habituelle où son couvert l'attendait. Son déjeuner se composait d'un hors-d'oeuvre, d'un poisson bouilli relevé d'une " reading sauce " de premier choix, d'un roastbeef écarlate agrémenté de condiments " mushroom ", d'un gâteau farci de tiges de rhubarbe et de groseilles vertes, d'un morceau de chester, le tout arrosé de quelques tasses de cet excellent thé, spécialement recueilli pour l'office du Reform-Club.
A midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le grand salon, somptueuse pièce, ornée de peintures richement encadrées. Là, un domestique lui remit le Times non coupé, dont Phileas Fogg opéra le laborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénotait une grande habitude de cette difficile opération. La lecture de ce journal occupa Phileas Fogg jusqu'à trois heures quarante-cinq, et celle du Standard (qui lui succéda) dura jusqu'au dîner. Ce repas s'accomplit dans les mêmes conditions que le déjeuner, avec adjonction de " royal british sauce ".
A six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand salon et s'absorba dans la lecture du Morning Chronicle.
Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club faisaient leur entrée et s'approchaient de la cheminée, où brûlait un feu de houille. C'étaient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui enragés joueurs de whist : l'ingénieur Andrew Stuart, les banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier Ralph, un des administrateurs de la Banque d'Angleterre, - personnages riches et considérés, même dans ce club qui compte parmi ses membres les sommités de l'industrie et de la finance.
" Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de vol ?
- Eh bien, répondit Andrew Stuart, la Banque en sera pour son argent.
- J'espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nous mettrons la main sur l'auteur du vol. Des inspecteurs de police, gens fort habiles, ont été envoyés en Amérique et en Europe, dans tous les principaux ports d'embarquement et de débarquement, et il sera difficile à ce monsieur de leur échapper.
- Mais on a donc le signalement du voleur ? demanda Andrew Stuart.
- D'abord, ce n'est pas un voleur, répondit sérieusement Gauthier Ralph.
- Comment, ce n'est pas un voleur, cet individu qui a soustrait cinquante-cinq mille livres en bank-notes (1 million 375 000 francs) ?
- Non, répondit Gauthier Ralph.
- C'est donc un industriel ? dit John Sullivan.
- Le Morning Chronicle assure que c'est un gentleman. "
Celui qui fit cette réponse n'était autre que Phileas Fogg, dont la tête émergeait alors du flot de papier amassé autour de lui. En même temps, Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui rendirent son salut.
Le fait dont il était question, que les divers journaux du Royaume-Uni discutaient avec ardeur, s'était accompli trois jours auparavant, le 29 septembre. Une liasse de bank-notes, formant l'énorme somme de cinquante-cinq mille livres, avait été prise sur la tablette du caissier principal de la Banque d'Angleterre.
A qui s'étonnait qu'un tel vol eût pu s'accomplir aussi facilement, le sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait à répondre qu'à ce moment même, le caissier s'occupait d'enregistrer une recette de trois shillings six pence, et qu'on ne saurait avoir l'oeil à tout.
Mais il convient de faire observer ici - ce qui rend le fait plus explicable - que cet admirable établissement de " Bank of England " paraît se soucier extrêmement de la dignité du public. Point de gardes, point d'invalides, point de grillages ! L'or, l'argent, les billets sont exposés librement et pour ainsi dire à la merci du premier venu. On ne saurait mettre en suspicion l'honorabilité d'un passant quelconque. Un des meilleurs observateurs des usages anglais raconte même ceci : Dans une des salles de la Banque où il se trouvait un jour, il eut la curiosité de voir de plus pris un lingot d'or pesant sept à huit livres, qui se trouvait exposé sur la tablette du caissier ; il prit ce lingot, l'examina, le passa à son voisin, celui-ci à un autre, si bien que le lingot, de main en main, s'en alla jusqu'au fond d'un corridor obscur, et ne revint qu'une demi-heure après reprendre sa place, sans que le caissier eût seulement levé la tête.
Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi. La liasse de bank-notes ne revint pas, et quand la magnifique horloge, posée au-dessus du " drawing-office ", sonna à cinq heures la fermeture des bureaux, la Banque d'Angleterre n'avait plus qu'à passer cinquante-cinq mille livres par le compte de profits et pertes.
Le vol bien et dûment reconnu, des agents, des " détectives ", choisis parmi les plus habiles, furent envoyés dans les principaux ports, à Liverpool, à Glasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, à New York, etc., avec promesse, en cas de succès, d'une prime de deux mille livres (50 000 F) et cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée. En attendant les renseignements que devait fournir l'enquête immédiatement commencée, ces inspecteurs avaient pour mission d'observer scrupuleusement tous les voyageurs en arrivée ou en partance.
Or, précisément, ainsi que le disait le Morning Chronicle, on avait lieu de supposer que l'auteur du vol ne faisait partie d'aucune des sociétés de voleurs d'Angleterre. Pendant cette journée du 29 septembre, un gentleman bien mis, de bonnes manières, l'air distingué, avait été remarqué, qui allait et venait dans la salle des paiements, théâtre du vol. L'enquête avait permis de refaire assez exactement le signalement de ce gentleman, signalement qui fut aussitôt adressé à tous les détectives du Royaume-Uni et du continent. quelques bons esprits - et Gauthier Ralph était du nombre - se croyaient donc fondés à espérer que le voleur n'échapperait pas.
Comme on le pense, ce fait était à l'ordre du jour à Londres et dans toute l'Angleterre. On discutait, on se passionnait pour ou contre les probabilités du succès de la police métropolitaine. On ne s'étonnera donc pas d'entendre les membres du Reform-Club traiter la même question, d'autant plus que l'un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait parmi eux.
L'honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du résultat des recherches, estimant que la prime offerte devrait singulièrement aiguiser le zèle et l'intelligence des agents. Mais son collègue, Andrew Stuart, était loin de partager cette confiance. La discussion continua donc entre les gentlemen, qui s'étaient assis à une table de whist, Stuart devant Flanagan, Fallentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robres, la conversation interrompue reprenait de plus belle.
" Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveur du voleur, qui ne peut manquer d'être un habile homme !
- Allons donc ! répondit Ralph, il n'y a plus un seul pays dans lequel il puisse se réfugier.
- Par exemple !
- Où voulez-vous qu'il aille ?
- Je n'en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre est assez vaste.
- Elle l'était autrefois... ", dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis : " A vous de couper, monsieur ", ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas Flanagan.
La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait, disant :
" Comment, autrefois ! Est-ce que la terre a diminué, par hasard ?
- Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l'avis de Mr. Fogg. La terre a diminué, puisqu'on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu'il y a cent ans. Et c'est ce qui, dans le cas dont nous nous occupons, rendra les recherches plus rapides.
- Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur !
- A vous de jouer, monsieur Stuart ! " dit Phileas Fogg.
Mais l'incrédule Stuart n'était pas convaincu, et, la partie achevée :
" Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a diminué ! Ainsi parce qu'on en fait maintenant le tour en trois mois...
- En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg.
- En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le " Great-Indian peninsular railway ", et voici le calcul établi par le Morning Chronicle :
De Londres à Suez par le Mont-Cenis et Brindisi, railways et paquebots........... 7 jours De Suez à Bombay, paquebot................. 13 - De Bombay à Calcutta, railway.............. 3 - De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot.. 13 - De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot.................................. 6 - De Yokohama à San Francisco, paquebot...... 22 - De San Francisco New York, railroad........ 7 - De New York à Londres, paquebot et railway................................... 9 - . - - - - - Total...................................... 80 jours
- Oui, quatre-vingts jours ! s'écria, Andrew Stuart, qui par inattention, coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents contraires, les naufrages, les déraillements, etc.
- Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette fois, la discussion ne respectait plus le whist.
- Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails ! s'écria Andrew Stuart, s'ils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les voyageurs !
- Tout compris ", répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta : " Deux atouts maîtres. "
Andrew Stuart, à qui c'était le tour de " faire ", ramassa les cartes en disant :
" Théoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la pratique...
- Dans la pratique aussi, monsieur Stuart.
- Je voudrais bien vous y voir.
- Il ne tient qu'à vous. Partons ensemble.
- Le Ciel m'en préserve ! s'écria Stuart, mais je parierais bien quatre mille livres (100 000 F) qu'un tel voyage, fait dans ces conditions, est impossible.
- Très possible, au contraire, répondit Mr. Fogg.
- Eh bien, faites-le donc !
- Le tour du monde en quatre-vingts jours ?
- Oui.
- Je le veux bien.
- Quand ?
- Tout de suite.
- C'est de la folie ! s'écria Andrew Stuart, qui commençait à se vexer de l'insistance de son partenaire. Tenez ! jouons plutôt.
- Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a maldonne. "
Andrew Stuart reprit les cartes d'une main fébrile ; puis, tout à coup, les posant sur la table :
" Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille livres !...
- Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce n'est pas sérieux.
- Quand je dis : je parie, répondit Andrew Stuart, c'est toujours sérieux.
- Soit ! " dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses collègues :
" J'ai vingt mille livres (500 000 F) déposées chez Baring frères. Je les risquerai volontiers...
- Vingt mille livres ! s'écria John Sullivan. Vingt mille livres qu'un retard imprévu peut vous faire perdre !
- L'imprévu n'existe pas, répondit simplement Phileas Fogg.
- Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n'est calculé que comme un minimum de temps !
- Un minimum bien employé suffit à tout.
- Mais pour ne pas le dépasser, il faut sauter mathématiquement des railways dans les paquebots, et des paquebots dans les chemins de fer !
- Je sauterai mathématiquement.
- C'est une plaisanterie !
- Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s'agit d'une chose aussi sérieuse qu'un pari, répondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents minutes. Acceptez-vous ?
- Nous acceptons, répondirent MM. Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan et Ralph, après s'être entendus.
- Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvres part à huit heures quarante-cinq. Je le prendrai.
- Ce soir même ? demanda Stuart.
- Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en consultant un calendrier de poche, puisque c'est aujourd'hui mercredi 2 octobre, je devrai être de retour à Londres, dans ce salon même du Reform-Club, le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, faute de quoi les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring frères vous appartiendront de fait et de droit, messieurs. Voici un chèque de pareille somme. "
Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les six co-intéressés. Phileas Fogg était demeuré froid. Il n'avait certainement pas parié pour gagner, et n'avait engagé ces vingt mille livres (la moitié de sa fortune) que parce qu'il prévoyait qu'il pourrait avoir à dépenser l'autre pour mener à bien ce difficile, pour ne pas dire inexécutable projet. Quant à ses adversaires, eux, ils paraissaient émus, non pas à cause de la valeur de l'enjeu, mais parce qu'ils se faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions.
Sept heures sonnaient alors. On offrit à Mr. Fogg de suspendre le whist afin qu'il pût faire ses préparatifs de départ.
" Je suis toujours prêt ! " répondit cet impassible gentleman, et donnant les cartes :
" Je retourne carreau, dit-il. A vous de jouer, monsieur Stuart. "
Chapitre IV
DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE
A sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, après avoir gagné une vingtaine de guinées au whist, prit congé de ses honorables collègues, et quitta le Reform-Club. A sept heures cinquante, il ouvrait la porte de sa maison et rentrait chez lui.
Passepartout, qui avait consciencieusement étudié son programme, fut assez surpris en voyant Mr. Fogg, coupable d'inexactitude, apparaître à cette heure insolite. Suivant la notice, le locataire de Saville-row ne devait rentrer qu'à minuit précis.
Phileas Fogg était tout d'abord monté à sa chambre, puis il appela :
"Passepartout."
Passepartout ne répondit pas. Cet appel ne pouvait s'adresser à lui. Ce n'était pas l'heure.
"Passepartout", reprit Mr. Fogg sans élever la voix davantage.
Passepartout se montra.
" C'est la deuxième fois que je vous appelle, dit Mr. Fogg.
- Mais il n'est pas minuit, répondit Passepartout, sa montre à la main.
- Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous fais pas de reproche. Nous partons dans dix minutes pour Douvres et Calais. "
Une sorte de grimace s'ébaucha sur la ronde face du Français. Il était évident qu'il avait mal entendu.
" Monsieur se déplace ? demanda-t-il.
- Oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le tour du monde. "
Passepartout, l'oeil démesurément ouvert, la paupière et le sourcil surélevés, les bras détendus, le corps affaissé, présentait alors tous les symptômes de l'étonnement poussé jusqu'à la stupeur.
" Le tour du monde ! murmura-t-il.
- En quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg. Ainsi, nous n'avons pas un instant à perdre.
- Mais les malles ?... dit Passepartout, qui balançait inconsciemment sa tête de droite et de gauche
- Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans, deux chemises de laine, trois paires de bas. Autant pour vous. Nous achèterons en route. Vous descendrez mon mackintosh et ma couverture de voyage. Ayez de bonnes chaussures. D'ailleurs, nous marcherons peu ou pas. Allez. "
Passepartout aurait voulu répondre. Il ne put. Il quitta la chambre de Mr. Fogg, monta dans la sienne, tomba sur une chaise, et employant une phrase assez vulgaire de son pays :
" Ah ! bien se dit-il, elle est forte, celle-là! Moi qui voulais rester tranquille !... "
Et, machinalement, il fit ses préparatifs de départ. Le tour du monde en quatre-vingts jours ! Avait-il affaire à un fou ? Non... C'était une plaisanterie ? On allait à Douvres, bien. A Calais, soit. Après tout, cela ne pouvait notablement contrarier le brave garçon, qui, depuis cinq ans, n'avait pas foulé le sol de la patrie. Peut-être même irait-on jusqu'à Paris, et, ma foi, il reverrait avec plaisir la grande capitale. Mais, certainement, un gentleman aussi ménager de ses pas s'arrêterait là... Oui, sans doute, mais il n'en était pas moins vrai qu'il partait, qu'il se déplaçait, ce gentleman, si casanier jusqu'alors !
A huit heures, Passepartout avait préparé le modeste sac qui contenait sa garde-robe et celle de son maître ; puis, l'esprit encore troublé, il quitta sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte, et il rejoignit Mr. Fogg.
Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras le Bradshaw's continental railway steam transit and general guide, qui devait lui fournir toutes les indications nécessaires à son voyage. Il prit le sac des mains de Passepartout, l'ouvrit et y glissa une forte liasse de ces belles bank-notes qui ont cours dans tous les pays.
" Vous n'avez rien oublié ? demanda-t-il.
- Rien, monsieur.
- Mon mackintosh et ma couverture ?
- Les voici.
- Bien, prenez ce sac. "
Mr. Fogg remit le sac à Passepartout.
" Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans (500 000 F). "
Le sac faillit s'échapper des mains de Passepartout, comme si les vingt mille livres eussent été en or et pesé considérablement.
Le maître et le domestique descendirent alors, et la porte de la rue fut fermée à double tour.
Une station de voitures se trouvait à l'extrémité de Saville-row. Phileas Fogg et son domestique montèrent dans un cab, qui se dirigea rapidement vers la gare de Charing-Cross, à laquelle aboutit un des embranchements du South-Eastern-railway.
A huit heures vingt, le cab s'arrêta devant la grille de la gare. Passepartout sauta à terre. Son maître le suivit et paya le cocher.
En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant à la main, pieds nus dans la boue, coiffée d'un chapeau dépenaillé auquel pendait une plume lamentable, un châle en loques sur ses haillons, s'approcha de Mr. Fogg et lui demanda l'aumône.
Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu'il venait de gagner au whist, et, les présentant à la mendiante :
" Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous avoir rencontrée ! "
Puis il passa.
Passepartout eut comme une sensation d'humidité autour de la prunelle. Son maître avait fait un pas dans son coeur.
Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare. Là, Phileas Fogg donna à Passepartout l'ordre de prendre deux billets de première classe pour Paris. Puis, se retournant, il aperçut ses cinq collègues du Reform-Club.
" Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas apposés sur un passeport que j'emporte à cet effet vous permettront, au retour, de contrôler mon itinéraire.
- Oh ! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph, c'est inutile. Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman !
- Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg.
- Vous n'oubliez pas que vous devez être revenu ?... fit observer Andrew Stuart.
- Dans quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg, le samedi 21 décembre 1872, à huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au revoir, messieurs. "
A huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent place dans le même compartiment. A huit heures quarante-cinq, un coup de sifflet retentit, et le train se mit en marche.
La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg, accoté dans son coin, ne parlait pas. Passepartout, encore abasourdi, pressait machinalement contre lui le sac aux bank-notes.
Mais le train n'avait pas dépassé Sydenham, que Passepartout poussait un véritable cri de désespoir !
" Qu'avez-vous ? demanda Mr. Fogg.
- Il y a... que... dans ma précipitation... mon trouble... j'ai oublié...
- Quoi ?
- D'éteindre le bec de gaz de ma chambre !
- Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle à votre compte ! "
Chapitre V
DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES
Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guère, sans doute, du grand retentissement qu'allait provoquer son départ. La nouvelle du pari se répandit d'abord dans le Reform-Club, et produisit une véritable émotion parmi les membres de l'honorable cercle. Puis, du club, cette émotion passa aux journaux par la voie des reporters, et des journaux au public de Londres et de tout le Royaume-Uni.
Cette " question du tour du monde " fut commentée, discutée, disséquée, avec autant de passion et d'ardeur que s'il se fût agi d'une nouvelle affaire de l'Alabama. Les uns prirent parti pour Phileas Fogg, les autres - et ils formèrent bientôt une majorité considérable - se prononcèrent contre lui. Ce tour du monde à accomplir, autrement qu'en théorie et sur le papier, dans ce minimum de temps, avec les moyens de communication actuellement en usage, ce n'était pas seulement impossible, c'était insensé !
Le Times, le Standard, l'Evening Star, le Morning Chronicle, et vingt autres journaux de grande publicité, se déclarèrent contre Mr. Fogg. Seul, le Daily Telegraph le soutint dans une certaine mesure. Phileas Fogg fut généralement traité de maniaque, de fou, et ses collègues du Reform-Club furent blâmés d'avoir tenu ce pari, qui accusait un affaiblissement dans les facultés mentales de son auteur.
Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur la question. On sait l'intérêt que l'on porte en Angleterre à tout ce qui touche à la géographie. Aussi n'était-il pas un lecteur, à quelque classe qu'il appartînt, qui ne dévorât les colonnes consacrées au cas de Phileas Fogg.
Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux - les femmes principalement - furent pour lui, surtout quand l'Illustrated London News eut publié son portrait d'après sa photographie déposée aux archives du Reform-Club. Certains gentlemen osaient dire : " Hé ! hé ! pourquoi pas, après tout ? On a vu des choses plus extraordinaires ! " C'étaient surtout les lecteurs du Daily Telegraph. Mais on sentit bientôt que ce journal lui-même commençait à faiblir.
En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de la Société royale de géographie. Il traita la question à tous les points de vue, et démontra clairement la folie de l'entreprise. D'après cet article, tout était contre le voyageur, obstacles de l'homme, obstacles de la nature. Pour réussir dans ce projet, il fallait admettre une concordance miraculeuse des heures de départ et d'arrivée, concordance qui n'existait pas, qui ne pouvait pas exister. A la rigueur, et en Europe, où il s'agit de parcours d'une longueur relativement médiocre, on peut compter sur l'arrivée des trains à heure fixe ; mais quand ils emploient trois jours à traverser l'Inde, sept jours à traverser les États-Unis, pouvait-on fonder sur leur exactitude les éléments d'un tel problème ? Et les accidents de machine, les déraillements, les rencontres, la mauvaise saison, l'accumulation des neiges, est-ce que tout n'était pas contre Phileas Fogg ? Sur les paquebots, ne se trouverait-il pas, pendant l'hiver, à la merci des coups de vent ou des brouillards ? Est-il donc si rare que les meilleurs marcheurs des lignes transocéaniennes éprouvent des retards de deux ou trois jours ? Or, il suffisait d'un retard, un seul, pour que la chaîne de communications fût irréparablement brisée. Si Phileas Fogg manquait, ne fût-ce que de quelques heures, le départ d'un paquebot, il serait forcé d'attendre le paquebot suivant, et par cela même son voyage était compromis irrévocablement.
L'article fit grand bruit. Presque tous les journaux le reproduisirent, et les actions de Phileas Fogg baissèrent singulièrement.
Pendant les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman, d'importantes affaires s'étaient engagées sur " l'aléa " de son entreprise. On sait ce qu'est le monde des parieurs en Angleterre, monde plus intelligent, plus relevé que celui des joueurs. Parier est dans le tempérament anglais. Aussi, non seulement les divers membres du Reform-Club établirent-ils des paris considérables pour ou contre Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le mouvement. Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de studbook. On en fit aussi une valeur de bourse, qui fut immédiatement cotée sur la place de Londres. On demandait, on offrait du " Phileas Fogg " ferme ou à prime, et il se fit des affaires énormes. Mais cinq jours après son départ, après l'article du Bulletin de la Société de géographie, les offres commencèrent à affluer. Le Phileas Fogg baissa. On l'offrit par paquets. Pris d'abord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus qu'à vingt, à cinquante, à cent !
Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, Lord Albermale. L'honorable gentleman, cloué sur son fauteuil, eût donné sa fortune pour pouvoir faire le tour du monde, même en dix ans ! et il paria cinq mille livres (100 000 F) en faveur de Phileas Fogg. Et quand, en même temps que la sottise du projet, on lui en démontrait l'inutilité, il se contentait de répondre : " Si la chose est faisable, il est bon que ce soit un Anglais qui le premier l'ait faite ! "
Or, on en était là, les partisans de Phileas Fogg se raréfiaient de plus en plus ; tout le monde, et non sans raison, se mettait contre lui ; on ne le prenait plus qu'à cent cinquante, à deux cents contre un, quand, sept jours après son départ, un incident, complètement inattendu, fit qu'on ne le prit plus du tout.
En effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir, le directeur de la police métropolitaine avait reçu une dépêche télégraphique ainsi conçue :
Suez à Londres.
Rowan, directeur police, administration centrale, Scotland place.
Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. Envoyez sans retard mandat d'arrestation à Bombay (Inde anglaise).
Fix, détective.
L'effet de cette dépêche fut immédiat. L'honorable gentleman disparut pour faire place au voleur de bank-notes. Sa photographie, déposée au Reform-Club avec celles de tous ses collègues, fut examinée. Elle reproduisait trait pour trait l'homme dont le signalement avait été fourni par l'enquête. On rappela ce que l'existence de Phileas Fogg avait de mystérieux, son isolement, son départ subit, et il parut évident que ce personnage, prétextant un voyage autour du monde et l'appuyant sur un pari insensé, n'avait eu d'autre but que de dépister les agents de la police anglaise.
Chapitre VI
DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME
Voici dans quelles circonstances avait été lancée cette dépêche concernant le sieur Phileas Fogg.
Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin, à Suez, le paquebot Mongolia, de la Compagnie péninsulaire et orientale, steamer en fer à hélice et à spardeck, jaugeant deux mille huit cents tonnes et possédant une force nominale de cinq cents chevaux. Le Mongolia faisait régulièrement les voyages de Brindisi à Bombay par le canal de Suez. C'était un des plus rapides marcheurs de la Compagnie, et les vitesses réglementaires, soit dix milles à l'heure entre Brindisi et Suez, et neuf milles cinquante-trois centièmes entre Suez et Bombay, il les avait toujours dépassées.
En attendant l'arrivée du Mongolia, deux hommes se promenaient sur le quai au milieu de la foule d'indigènes et d'étrangers qui affluent dans cette ville, naguère une bourgade, à laquelle la grande oeuvre de M. de Lesseps assure un avenir considérable.
De ces deux hommes, l'un était l'agent consulaire du Royaume-Uni, établi à Suez, qui - en dépit des fâcheux pronostics du gouvernement britannique et des sinistres prédictions de l'ingénieur Stephenson - voyait chaque jour des navires anglais traverser ce canal, abrégeant ainsi de moitié l'ancienne route de l'Angleterre aux Indes par le cap de Bonne-Espérance.
L'autre était un petit homme maigre, de figure assez intelligente, nerveux, qui contractait avec une persistance remarquable ses muscles sourciliers. A travers ses longs cils brillait un oeil très vif, mais dont il savait à volonté éteindre l'ardeur. En ce moment, il donnait certaines marques d'impatience, allant, venant, ne pouvant tenir en place.
Cet homme se nommait Fix, et c'était un de ces " détectives " ou agents de police anglais, qui avaient été envoyés dans les divers ports, après le vol commis à la Banque d'Angleterre. Ce Fix devait surveiller avec le plus grand soin tous les voyageurs prenant la route de Suez, et si l'un d'eux lui semblait suspect, le " filer " en attendant un mandat d'arrestation.
Précisément, depuis deux jours, Fix avait reçu du directeur de la police métropolitaine le signalement de l'auteur présumé du vol. C'était celui de ce personnage distingué et bien mis que l'on avait observé dans la salle des paiements de la Banque.
Le détective, très alléché évidemment par la forte prime promise en cas de succès, attendait donc avec une impatience facile à comprendre l'arrivée du Mongolia.
" Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour la dixième fois, que ce bateau ne peut tarder ?
- Non, monsieur Fix, répondit le consul. Il a été signalé hier au large de Port-Saïd, et les cent soixante kilomètres du canal ne comptent pas pour un tel marcheur. Je vous répète que le Mongolia a toujours gagné la prime de vingt-cinq livres que le gouvernement accorde pour chaque avance de vingt-quatre heures sur les temps réglementaires.
- Ce paquebot vient directement de Brindisi ? demanda Fix.
- De Brindisi même, où il a pris la malle des Indes, de Brindisi qu'il a quitté samedi à cinq heures du soir. Ainsi ayez patience, il ne peut tarder à arriver. Mais je ne sais vraiment pas comment, avec le signalement que vous avez reçu, vous pourrez reconnaître votre homme, s'il est à bord du Mongolia.
- Monsieur le consul, répondit Fix, ces gens-là, on les sent plutôt qu'on ne les reconnaît. C'est du flair qu'il faut avoir, et le flair est comme un sens spécial auquel concourent l'ouïe, la vue et l'odorat. J'ai arrêté dans ma vie plus d'un de ces gentlemen, et pourvu que mon voleur soit à bord, je vous réponds qu'il ne me glissera pas entre les mains.
- Je le souhaite, monsieur Fix, car il s'agit d'un vol important.
- Un vol magnifique, répondit l'agent enthousiasmé. Cinquante-cinq mille livres ! Nous n'avons pas souvent de pareilles aubaines ! Les voleurs deviennent mesquins ! La race des Sheppard s'étiole ! On se fait pendre maintenant pour quelques shillings !
- Monsieur Fix, répondit le consul, vous parlez d'une telle façon que je vous souhaite vivement de réussir ; mais, je vous le répète, dans les conditions où vous êtes, je crains que ce ne soit difficile. Savez-vous bien que, d'après le signalement que vous avez reçu, ce voleur ressemble absolument à un honnête homme.
- Monsieur le consul, répondit dogmatiquement l'inspecteur de police, les grands voleurs ressemblent toujours à d'honnêtes gens. Vous comprenez bien que ceux qui ont des figures de coquins n'ont qu'un parti à prendre, c'est de rester probes, sans cela ils se feraient arrêter. Les physionomies honnêtes, ce sont celles-là qu'il faut dévisager surtout. Travail difficile, j'en conviens, et qui n'est plus du métier, mais de l'art. "
On voit que ledit Fix ne manquait pas d'une certaine dose d'amour-propre.
Cependant le quai s'animait peu à peu. Marins de diverses nationalités, commerçants, courtiers, portefaix, fellahs, y affluaient. L'arrivée du paquebot était évidemment prochaine.
Le temps était assez beau, mais l'air froid, par ce vent d'est. Quelques minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les pâles rayons du soleil. Vers le sud, une jetée longue de deux mille mètres s'allongeait comme un bras sur la rade de Suez. A la surface de la mer Rouge roulaient plusieurs bateaux de pêche ou de cabotage, dont quelques-uns ont conservé dans leurs façons l'élégant gabarit de la galère antique.
Tout en circulant au milieu de ce populaire, Fix, par une habitude de sa profession, dévisageait les passants d'un rapide coup d'oeil.
Il était alors dix heures et demie.
" Mais il n'arrivera pas, ce paquebot ! s'écria-t-il en entendant sonner l'horloge du port.
- Il ne peut être éloigné, répondit le consul.
- Combien de temps stationnera-t-il à Suez ? demanda Fix.
- Quatre heures. Le temps d'embarquer son charbon. De Suez à Aden, à l'extrémité de la mer Rouge, on compte treize cent dix milles, et il faut faire provision de combustible.
- Et de Suez, ce bateau va directement à Bombay ? demanda Fix.
- Directement, sans rompre charge.
- Eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route et ce bateau, il doit entrer dans son plan de débarquer à Suez, afin de gagner par une autre voie les possessions hollandaises ou françaises de l'Asie. Il doit bien savoir qu'il ne serait pas en sûreté dans l'Inde, qui est une terre anglaise.
- A moins que ce ne soit un homme très fort, répondit le consul. Vous le savez, un criminel anglais est toujours mieux caché à Londres qu'il ne le serait à l'étranger. "
Sur cette réflexion, qui donna fort à réfléchir à l'agent, le consul regagna ses bureaux, situés à peu de distance. L'inspecteur de police demeura seul, pris d'une impatience nerveuse, avec ce pressentiment assez bizarre que son voleur devait se trouver à bord du Mongolia, - et en vérité, si ce coquin avait quitté l'Angleterre avec l'intention de gagner le Nouveau Monde, la route des Indes, moins surveillée ou plus difficile à surveiller que celle de l'Atlantique, devait avoir obtenu sa préférence.
Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. De vifs coups de sifflet annoncèrent l'arrivée du paquebot. Toute la horde des portefaix et des fellahs se précipita vers le quai dans un tumulte un peu inquiétant pour les membres et les vêtements des passagers. Une dizaine de canots se détachèrent de la rive et allèrent au-devant du Mongolia.
Bientôt on aperçut la gigantesque coque du Mongolia, passant entre les rives du canal, et onze heures sonnaient quand le steamer vint mouiller en rade, pendant que sa vapeur fusait à grand bruit par les tuyaux d'échappement.
Les passagers étaient assez nombreux à bord. Quelques-uns restèrent sur le spardeck à contempler le panorama pittoresque de la ville ; mais la plupart débarquèrent dans les canots qui étaient venus accoster le Mongolia.
Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied à terre.
En ce moment, l'un d'eux s'approcha de lui, après avoir vigoureusement repoussé les fellahs qui l'assaillaient de leurs offres de service, et il lui demanda fort poliment s'il pouvait lui indiquer les bureaux de l'agent consulaire anglais. Et en même temps ce passager présentait un passeport sur lequel il désirait sans doute faire apposer le visa britannique.
Fix, instinctivement, prit le passeport, et, d'un rapide coup d'oeil, il en lut le signalement.
Un mouvement involontaire faillit lui échapper. La feuille trembla dans sa main. Le signalement libellé sur le passeport était identique à celui qu'il avait reçu du directeur de la police métropolitaine.
" Ce passeport n'est pas le vôtre ? dit-il au passager.
- Non, répondit celui-ci, c'est le passeport de mon maître.
- Et votre maître ?
- Il est resté à bord.
- Mais, reprit l'agent, il faut qu'il se présente en personne aux bureaux du consulat afin d'établir son identité.
- Quoi ! cela est nécessaire ?
- Indispensable.
- Et où sont ces bureaux ?
- Là, au coin de la place, répondit l'inspecteur en indiquant une maison éloignée de deux cents pas.
- Alors, je vais aller chercher mon maître, à qui pourtant cela ne plaira guère de se déranger ! "
Là-dessus, le passager salua Fix et retourna à bord du steamer.
Chapitre VII
QUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILITÉ DES PASSEPORTS EN MATIÈRE DE POLICE
L'inspecteur redescendit sur le quai et se dirigea rapidement vers les bureaux du consul. Aussitôt, et sur sa demande pressante, il fut introduit près de ce fonctionnaire.
" Monsieur le consul, lui dit-il sans autre préambule, j'ai de fortes présomptions de croire que notre homme a pris passage à bord du Mongolia. "
Et Fix raconta ce qui s'était passé entre ce domestique et lui à propos du passeport.
" Bien, monsieur Fix, répondit le consul, je ne serais pas fâché de voir la figure de ce coquin. Mais peut-être ne se présentera-t-il pas à mon bureau, s'il est ce que vous supposez. Un voleur n'aime pas à laisser derrière lui des traces de son passage, et d'ailleurs la formalité des passeports n'est plus obligatoire.
- Monsieur le consul, répondit l'agent, si c'est un homme fort comme on doit le penser, il viendra !
- Faire viser son passeport ?
- Oui. Les passeports ne servent jamais qu'à gêner les honnêtes gens et à favoriser la fuite des coquins. Je vous affirme que celui-ci sera en règle, mais j'espère bien que vous ne le viserez pas...
- Et pourquoi pas ? Si ce passeport est régulier, répondit le consul, je n'ai pas le droit de refuser mon visa.
- Cependant, monsieur le consul, il faut bien que je retienne ici cet homme jusqu'à ce que j'aie reçu de Londres un mandat d'arrestation.
- Ah ! cela, monsieur Fix, c'est votre affaire, répondit le consul, mais moi, je ne puis... "
Le consul n'acheva pas sa phrase. En ce moment, on frappait à la porte de son cabinet, et le garçon de bureau introduisit deux étrangers, dont l'un était précisément ce domestique qui s'était entretenu avec le détective.
C'étaient, en effet, le maître et le serviteur. Le maître présenta son passeport, en priant laconiquement le consul de vouloir bien y apposer son visa.
Celui-ci prit le passeport et le lut attentivement, tandis que Fix, dans un coin du cabinet, observait ou plutôt dévorait l'étranger des yeux.
Quand le consul eut achevé sa lecture :
" Vous êtes Phileas Fogg, esquire ? demanda-t-il.
- Oui, monsieur, répondit le gentleman.
- Et cet homme est votre domestique ?
- Oui. Un Français nommé Passepartout.
- Vous venez de Londres ?
- Oui.
- Et vous allez ?
- A Bombay.
- Bien, monsieur. Vous savez que cette formalité du visa est inutile, et que nous n'exigeons plus la présentation du passeport ?
- Je le sais, monsieur, répondit Phileas Fogg, mais je désire constater par votre visa mon passage à Suez.
- Soit, monsieur. "
Et le consul, ayant signé et daté le passeport, y apposa son cachet. Mr. Fogg acquitta les droits de visa, et, après avoir froidement salué, il sortit, suivi de son domestique.
" Eh bien ? demanda l'inspecteur.
- Eh bien, répondit le consul, il a l'air d'un parfait honnête homme !
- Possible, répondit Fix, mais ce n'est point ce dont il s'agit. Trouvez-vous, monsieur le consul, que ce flegmatique gentleman ressemble trait pour trait au voleur dont j'ai reçu le signalement ?
- J'en conviens, mais vous le savez, tous les signalements...
- J'en aurai le coeur net, répondit Fix. Le domestique me paraît être moins indéchiffrable que le maître. De plus, c'est un Français, qui ne pourra se retenir de parler. A bientôt, monsieur le consul. "
Cela dit, l'agent sortit et se mit à la recherche de Passepartout.
Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire, s'était dirigé vers le quai. Là, il donna quelques ordres à son domestique ; puis il s'embarqua dans un canot, revint à bord du Mongolia et rentra dans sa cabine. Il prit alors son carnet, qui portait les notes suivantes :
" Quitté Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45 soir.
" Arrivé à Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20 matin.
" Quitté Paris, jeudi, 8 heures 40 matin.
" Arrivé par le Mont-Cenis à Turin, vendredi 4 octobre, 6 heures 35 matin.
" Quitté Turin, vendredi, 7 heures 20 matin.
" Arrivé à Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures soir.
" Embarqué sur le Mongolia, samedi, 5 heures soir.
" Arrivé à Suez, mercredi 9 octobre, 11 heures matin.
" Total des heures dépensées : 158 1/2, soit en jours : 6 jours 1/2. "
Mr. Fogg inscrivit ces dates sur un itinéraire disposé par colonnes, qui indiquait - depuis le 2 octobre jusqu'au 21 décembre - le mois, le quantième, le jour, les arrivées réglementaires et les arrivées effectives en chaque point principal, Paris, Brindisi, Suez, Bombay, Calcutta, Singapore, Hong-Kong, Yokohama, San Francisco, New York, Liverpool, Londres, et qui permettait de chiffrer le gain obtenu où la perte éprouvée à chaque endroit du parcours.
Ce méthodique itinéraire tenait ainsi compte de tout, et Mr. Fogg savait toujours s'il était en avance ou en retard.
Il inscrivit donc, ce jour-là, mercredi 9 octobre, son arrivée à Suez, qui, concordant avec l'arrivée réglementaire, ne le constituait ni en gain ni en perte.
Puis il se fit servir à déjeuner dans sa cabine. Quant à voir la ville, il n'y pensait même pas, étant de cette race d'Anglais qui font visiter par leur domestique les pays qu'ils traversent.
Chapitre VIII
DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ÊTRE QU'IL NE CONVIENDRAIT
Fix avait en peu d'instants rejoint sur le quai Passepartout, qui flânait et regardait, ne se croyant pas, lui, obligé à ne point voir.
" Eh bien, mon ami, lui dit Fix en l'abordant, votre passeport est-il visé ?
- Ah ! c'est vous, monsieur, répondit le Français. Bien obligé. Nous sommes parfaitement en règle.
- Et vous regardez le pays ?
- Oui, mais nous allons si vite qu'il me semble que je voyage en rêve. Et comme cela, nous sommes à Suez ?
- A Suez.
- En Égypte ?
- En Égypte, parfaitement.
- Et en Afrique ?
- En Afrique.
- En Afrique ! répéta Passepartout. Je ne peux y croire. Figurez-vous, monsieur, que je m'imaginais ne pas aller plus loin que Paris, et cette fameuse capitale, je l'ai revue tout juste de sept heures vingt du matin à huit heures quarante, entre la gare du Nord et la gare de Lyon, à travers les vitres d'un fiacre et par une pluie battante ! Je le regrette ! J'aurais aimé à revoir le Père-Lachaise et le Cirque des Champs-Élysées !
- Vous êtes donc bien pressé ? demanda l'inspecteur de police.
- Moi, non, mais c'est mon maître. A propos, il faut que j'achète des chaussettes et des chemises ! Nous sommes partis sans malles, avec un sac de nuit seulement.
- Je vais vous conduire à un bazar où vous trouverez tout ce qu'il faut.
- Monsieur, répondit Passepartout, vous êtes vraiment d'une complaisance !... "
Et tous deux se mirent en route. Passepartout causait toujours.
" Surtout, dit-il, que je prenne bien garde de ne pas manquer le bateau !
- Vous avez le temps, répondit Fix, il n'est encore que midi ! "
Passepartout tira sa grosse montre.
" Midi, dit-il. Allons donc ! il est neuf heures cinquante-deux minutes !
- Votre montre retarde, répondit Fix.
- Ma montre ! Une montre de famille, qui vient de mon arrière-grand-père ! Elle ne varie pas de cinq minutes par an. C'est un vrai chronomètre !
- Je vois ce que c'est, répondit Fix. Vous avez gardé l'heure de Londres, qui retarde de deux heures environ sur Suez. Il faut avoir soin de remettre votre montre au midi de chaque pays.
- Moi ! toucher à ma montre ! s'écria Passepartout, jamais !
- Eh bien, elle ne sera plus d'accord avec le soleil.
- Tant pis pour le soleil, monsieur ! C'est lui qui aura tort ! "
Et le brave garçon remit sa montre dans sou gousset avec un geste superbe.
Quelques instants après, Fix lui disait :
" Vous avez donc quitté Londres précipitamment ?
- Je le crois bien ! Mercredi dernier, à huit heures du soir, contre toutes ses habitudes, Mr. Fogg revint de son cercle, et trois quarts d'heure après nous étions partis.
- Mais où va-t-il donc, votre maître ?
- Toujours devant lui ! Il fait le tour du monde !
- Le tour du monde ? s'écria Fix.
- Oui, en quatre-vingts jours ! Un pari, dit-il, mais, entre nous, je n'en crois rien. Cela n'aurait pas le sens commun. Il y a autre chose.
- Ah ! c'est un original, ce Mr. Fogg ?
- Je le crois.
- Il est donc riche ?
- Évidemment, et il emporte une jolie somme avec lui, en bank-notes toutes neuves ! Et il n'épargne pas l'argent en route ! Tenez ! il a promis une prime magnifique au mécanicien du Mongolia, si nous arrivons à Bombay avec une belle avance !
- Et vous le connaissez depuis longtemps, votre maître ?
- Moi ! répondit Passepartout, je suis entré à son service le jour même de notre départ. "
On s'imagine aisément l'effet que ces réponses devaient produire sur l'esprit déjà surexcité de l'inspecteur de police.
Ce départ précipité de Londres, peu de temps après le vol, cette grosse somme emportée, cette hâte d'arriver en des pays lointains, ce prétexte d'un pari excentrique, tout confirmait et devait confirmer Fix dans ses idées. Il fit encore parler le Français et acquit la certitude que ce garçon ne connaissait aucunement son maître, que celui-ci vivait isolé à Londres, qu'on le disait riche sans savoir l'origine de sa fortune, que c'était un homme impénétrable, etc. Mais, en même temps, Fix put tenir pour certain que Phileas Fogg ne débarquait point à Suez, et qu'il allait réellement à Bombay.
" Est-ce loin Bombay ? demanda Passepartout.
- Assez loin, répondit l'agent. Il vous faut encore une dizaine de jours de mer.
- Et où prenez-vous Bombay ?
- Dans l'Inde.
- En Asie ?
- Naturellement.
- Diable ! C'est que je vais vous dire... il y a une chose qui me tracasse... c'est mon bec !
- Quel bec ?
- Mon bec de gaz que j'ai oublié d'éteindre et qui brûle à mon compte. Or, j'ai calculé que j'en avais pour deux shillings par vingt-quatre heures, juste six pence de plus que je ne gagne, et vous comprenez que pour peu que le voyage se prolonge... "
Fix comprit-il l'affaire du gaz ? C'est peu probable. Il n'écoutait plus et prenait un parti. Le Français et lui étaient arrivés au bazar. Fix laissa son compagnon y faire ses emplettes, il lui recommanda de ne pas manquer le départ du Mongolia, et il revint en toute hâte aux bureaux de l'agent consulaire.
Fix, maintenant que sa conviction était faite, avait repris tout son sang-froid.
" Monsieur, dit-il au consul, je n'ai plus aucun doute. Je tiens mon homme. Il se fait passer pour un excentrique qui veut faire le tour du monde en quatre-vingts jours.
- Alors c'est un malin, répondit le consul, et il compte revenir à Londres, après avoir dépisté toutes les polices des deux continents !
- Nous verrons bien, répondit Fix.
- Mais ne vous trompez-vous pas ? demanda encore une fois le consul.
- Je ne me trompe pas.
- Alors, pourquoi ce voleur a-t-il tenu à faire constater par un visa son passage à Suez ?
- Pourquoi ?... je n'en sais rien, monsieur le consul, répondit le détective, mais écoutez-moi. "
Et, en quelques mots, il rapporta les points saillants de sa conversation avec le domestique de ledit Fogg.
" En effet, dit le consul, toutes les présomptions sont contre cet homme. Et qu'allez-vous faire ?
- Lancer une dépêche à Londres avec demande instante de m'adresser un mandat d'arrestation à Bombay, m'embarquer sur le Mongolia, filer mon voleur jusqu'aux Indes, et là, sur cette terre anglaise, l'accoster poliment, mon mandat à la main et la main sur l'épaule. "
Ces paroles prononcées froidement, l'agent prit congé du consul et se rendit au bureau télégraphique. De là, il lança au directeur de la police métropolitaine cette dépêche que l'on connaît.
Un quart d'heure plus tard, Fix, son léger bagage à la main, bien muni d'argent, d'ailleurs, s'embarquait à bord du Mongolia, et bientôt le rapide steamer filait à toute vapeur sur les eaux de la mer Rouge.
Chapitre IX
OÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS DE PHILEAS FOGG
La distance entre Suez et Aden est exactement de treize cent dix milles, et le cahier des charges de la Compagnie alloue à ses paquebots un laps de temps de cent trente-huit heures pour la franchir. Le Mongolia, dont les feux étaient activement poussés, marchait de manière à devancer l'arrivée réglementaire.
La plupart des passagers embarqués à Brindisi avaient presque tous l'Inde pour destination. Les uns se rendaient à Bombay, les autres à Calcutta, mais via Bombay, car depuis qu'un chemin de fer traverse dans toute sa largeur la péninsule indienne, il n'est plus nécessaire de doubler la pointe de Ceylan.
Parmi ces passagers du Mongolia, on comptait divers fonctionnaires civils et des officiers de tout grade. De ceux-ci, les uns appartenaient à l'armée britannique proprement dite, les autres commandaient les troupes indigènes de cipayes, tous chèrement appointés, même à présent que le gouvernement s'est substitué aux droits et aux charges de l'ancienne Compagnie des Indes : sous-lieutenants à 7 000 F, brigadiers à 60 000, généraux à 100 000. [Le traitement des fonctionnaires civils est encore plus élevé. Les simples assistants, au premier degré de la hiérarchie, ont 12 000 francs ; les juges, 60 000 F; les présidents de cour, 250 000 F; les gouverneurs, 300 000 F, et le gouverneur général, plus de 600 000 F. (Note de l'auteur).]
On vivait donc bien à bord du Mongolia, dans cette société de fonctionnaires, auxquels se mêlaient quelques jeunes Anglais, qui, le million en poche, allaient fonder au loin des comptoirs de commerce. Le " purser ", l'homme de confiance de la Compagnie, l'égal du capitaine à bord, faisait somptueusement les choses. Au déjeuner du matin, au lunch de deux heures, au dîner de cinq heures et demie, au souper de huit heures, les tables pliaient sous les plats de viande fraîche et les entremets fournis par la boucherie et les offices du paquebot. Les passagères - il y en avait quelques-unes - changeaient de toilette deux fois par jour. On faisait de la musique, on dansait même, quand la mer le permettait.
Mais la mer Rouge est fort capricieuse et trop souvent mauvaise, comme tous ces golfes étroits et longs. Quand le vent soufflait soit de la côte d'Asie, soit de la côte d'Afrique, le Mongolia, long fuseau à hélice, pris par le travers, roulait épouvantablement. Les dames disparaissaient alors ; les pianos se taisaient ; chants et danses cessaient à la fois. Et pourtant, malgré la rafale, malgré la houle, le paquebot, poussé par sa puissante machine, courait sans retard vers le détroit de Bab-el-Mandeb.
Que faisait Phileas Fogg pendant ce temps ? On pourrait croire que, toujours inquiet et anxieux, il se préoccupait des changements de vent nuisibles à la marche du navire, des mouvements désordonnés de la houle qui risquaient d'occasionner un accident à la machine, enfin de toutes les avaries possibles qui, en obligeant le Mongolia à relâcher dans quelque port, auraient compromis son voyage ?
Aucunement, ou tout au moins, si ce gentleman songeait à ces éventualités, il n'en laissait rien paraître. C'était toujours l'homme impassible, le membre imperturbable du Reform-Club, qu'aucun incident ou accident ne pouvait surprendre. Il ne paraissait pas plus ému que les chronomètres du bord. On le voyait rarement sur le pont. Il s'inquiétait peu d'observer cette mer Rouge, si féconde en souvenirs, ce théâtre des premières scènes historiques de l'humanité. Il ne venait pas reconnaître les curieuses villes semées sur ses bords, et dont la pittoresque silhouette se découpait quelquefois à l'horizon. Il ne rêvait même pas aux dangers de ce golfe Arabique, dont les anciens historiens, Strabon, Arrien, Arthémidore, Edrisi, ont toujours parlé avec épouvante, et sur lequel les navigateurs ne se hasardaient jamais autrefois sans avoir consacré leur voyage par des sacrifices propitiatoires.
Que faisait donc cet original, emprisonné dans le Mongolia ? D'abord il faisait ses quatre repas par jour, sans que jamais ni roulis ni tangage pussent détraquer une machine si merveilleusement organisée. Puis il jouait au whist.
Oui ! il avait rencontré des partenaires, aussi enragés que lui : un collecteur de taxes qui se rendait à son poste à Goa, un ministre, le révérend Décimus Smith, retournant à Bombay, et un brigadier général de l'armée anglaise, qui rejoignait son corps à Bénarès. Ces trois passagers avaient pour le whist la même passion que Mr. Fogg, et ils jouaient pendant des heures entières, non moins silencieusement que lui.
Quant à Passepartout, le mal de mer n'avait aucune prise sur lui. Il occupait une cabine à l'avant et mangeait, lui aussi, consciencieusement. Il faut dire que, décidément, ce voyage, fait dans ces conditions, ne lui déplaisait plus. Il en prenait son parti. Bien nourri, bien logé, il voyait du pays et d'ailleurs il s'affirmait à lui-même que toute cette fantaisie finirait à Bombay.
Le lendemain du départ de Suez, le 10 octobre, ce ne fut pas sans un certain plaisir qu'il rencontra sur le pont l'obligeant personnage auquel il s'était adressé en débarquant en Égypte.
" Je ne me trompe pas, dit-il en l'abordant avec son plus aimable sourire, c'est bien vous, monsieur, qui m'avez si complaisamment servi de guide à Suez ?
- En effet, répondit le détective, je vous reconnais ! Vous êtes le domestique de cet Anglais original...
- Précisément, monsieur... ?
- Fix.
- Monsieur Fix, répondit Passepartout. Enchanté de vous retrouver à bord. Et où allez-vous donc ?
- Mais, ainsi que vous, à Bombay.
- C'est au mieux ! Est-ce que vous avez déjà fait ce voyage ?
- Plusieurs fois, répondit Fix. Je suis un agent de la Compagnie péninsulaire.
- Alors vous connaissez l'Inde ?
- Mais... oui..., répondit Fix, qui ne voulait pas trop s'avancer.
- Et c'est curieux, cette Inde-là ?
- Très curieux ! Des mosquées, des minarets, des temples, des fakirs, des pagodes, des tigres, des serpents, des bayadères ! Mais il faut espérer que vous aurez le temps de visiter le pays ?
- Je l'espère, monsieur Fix. Vous comprenez bien qu'il n'est pas permis à un homme sain d'esprit de passer sa vie à sauter d'un paquebot dans un chemin de fer et d'un chemin de fer dans un paquebot, sous prétexte de faire le tour du monde en quatre-vingts jours ! Non. Toute cette gymnastique cessera à Bombay, n'en doutez pas.
- Et il se porte bien, Mr. Fogg ? demanda Fix du ton le plus naturel.
- Très bien, monsieur Fix. Moi aussi, d'ailleurs. Je mange comme un ogre qui serait à jeun. C'est l'air de la mer.
- Et votre maître, je ne le vois jamais sur le pont.
- Jamais. Il n'est pas curieux.
- Savez-vous, monsieur Passepartout, que ce prétendu voyage en quatre-vingts jours pourrait bien cacher quelque mission secrète... une mission diplomatique, par exemple !
- Ma foi, monsieur Fix, je n'en sais rien, je vous l'avoue, et, au fond, je ne donnerais pas une demi-couronne pour le savoir. "
Depuis cette rencontre, Passepartout et Fix causèrent souvent ensemble. L'inspecteur de police tenait à se lier avec le domestique du sieur Fogg. Cela pouvait le servir à l'occasion. Il lui offrait donc souvent, au bar-room du Mongolia, quelques verres de whisky ou de pale-ale, que le brave garçon acceptait sans cérémonie et rendait même pour ne pas être en reste, - trouvant, d'ailleurs, ce Fix un gentleman bien honnête.
Cependant le paquebot s'avançait rapidement. Le 13, on eut connaissance de Moka, qui apparut dans sa ceinture de murailles ruinées, au-dessus desquelles se détachaient quelques dattiers verdoyants. Au loin, dans les montagnes, se développaient de vastes champs de caféiers. Passepartout fut ravi de contempler cette ville célèbre, et il trouva même qu'avec ces murs circulaires et un fort démantelé qui se dessinait comme une anse, elle ressemblait à une énorme demi-tasse.
Pendant la nuit suivante, le Mongolia franchit le détroit de Bab-el-Mandeb, dont le nom arabe signifie la Porte des Larmes, et le lendemain, 14, il faisait escale à Steamer-Point, au nord-ouest de la rade d'Aden. C'est là qu'il devait se réapprovisionner de combustible.
Grave et importante affaire que cette alimentation du foyer des paquebots à de telles distances des centres de production. Rien que pour la Compagnie péninsulaire, c'est une dépense annuelle qui se chiffre par huit cent mille livres (20 millions de francs). Il a fallu, en effet, établir des dépôts en plusieurs ports, et, dans ces mers éloignées, le charbon revient à quatre-vingts francs la tonne.
Le Mongolia avait encore seize cent cinquante milles à faire avant d'atteindre Bombay, et il devait rester quatre heures à Steamer-Point, afin de remplir ses soutes.
Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune façon au programme de Phileas Fogg. Il était prévu. D'ailleurs le Mongolia, au lieu d'arriver à Aden le 15 octobre seulement au matin, y entrait le 14 au soir. C'était un gain de quinze heures.
Mr. Fogg et son domestique descendirent à terre. Le gentleman voulait faire viser son passeport. Fix le suivit sans être remarqué. La formalité du visa accomplie, Phileas Fogg revint à bord reprendre sa partie interrompue.
Passepartout, lui, flâna, suivant sa coutume, au milieu de cette population de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs, d'Arabes, d'Européens, composant les vingt-cinq mille habitants d'Aden. Il admira les fortifications qui font de cette ville le Gibraltar de la mer des Indes, et de magnifiques citernes auxquelles travaillaient encore les ingénieurs anglais, deux mille ans après les ingénieurs du roi Salomon.
" Très curieux, très curieux ! se disait Passepartout en revenant à bord. Je m'aperçois qu'il n'est pas inutile de voyager, si l'on veut voir du nouveau. "
A six heures du soir, le Mongolia battait des branches de son hélice les eaux de la rade d'Aden et courait bientôt sur la mer des Indes. Il lui était accordé cent soixante-huit heures pour accomplir la traversée entre Aden et Bombay. Du reste, cette mer indienne lui fut favorable. Le vent tenait dans le nord-ouest. Les voiles vinrent en aide à la vapeur.
Le navire, mieux appuyé, roula moins. Les passagères, en fraîches toilettes, reparurent sur le pont. Les chants et les danses recommencèrent.
Le voyage s'accomplit donc dans les meilleures conditions. Passepartout était enchanté de l'aimable compagnon que le hasard lui avait procuré en la personne de Fix.
Le dimanche 20 octobre, vers midi, on eut connaissance de la côte indienne. Deux heures plus tard, le pilote montait à bord du Mongolia. A l'horizon, un arrière-plan de collines se profilait harmonieusement sur le fond du ciel. Bientôt, les rangs de palmiers qui couvrent la ville se détachèrent vivement. Le paquebot pénétra dans cette rade formée par les îles Salcette, Colaba, Éléphanta, Butcher, et à quatre heures et demie il accostait les quais de Bombay.
Phileas Fogg achevait alors le trente-troisième robre de la journée, et son partenaire et lui, grâce à une manoeuvre audacieuse, ayant fait les treize levées, terminèrent cette belle traversée par un chelem admirable.
Le Mongolia ne devait arriver que le 22 octobre à Bombay. Or, il y arrivait le 20. C'était donc, depuis son départ de Londres, un gain de deux jours, que Phileas Fogg inscrivit méthodiquement sur son itinéraire à la colonne des bénéfices.
Chapitre X
OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN ÊTRE QUITTE EN PERDANT SA CHAUSSURE
Personne n'ignore que l'Inde - ce grand triangle renversé dont la base est au nord et la pointe au sud - comprend une superficie de quatorze cent mille milles carrés, sur laquelle est inégalement répandue une population de cent quatre-vingts millions d'habitants. Le gouvernement britannique exerce une domination réelle sur une certaine partie de cet immense pays. Il entretient un gouverneur général à Calcutta, des gouverneurs à Madras, à Bombay, au Bengale, et un lieutenant-gouverneur à Agra.
Mais l'Inde anglaise proprement dite ne compte qu'une superficie de sept cent mille milles carrés et une population de cent à cent dix millions d'habitants. C'est assez dire qu'une notable partie du territoire échappe encore à l'autorité de la reine ; et, en effet, chez certains rajahs de l'intérieur, farouches et terribles, l'indépendance indoue est encore absolue.
Depuis 1756 - époque à laquelle fut fondé le premier établissement anglais sur l'emplacement aujourd'hui occupé par la ville de Madras - jusqu'à cette année dans laquelle éclata la grande insurrection des cipayes, la célèbre Compagnie des Indes fut toute-puissante. Elle s'annexait peu à peu les diverses provinces, achetées aux rajahs au prix de rentes qu'elle payait peu ou point ; elle nommait son gouverneur général et tous ses employés civils ou militaires ; mais maintenant elle n'existe plus, et les possessions anglaises de l'Inde relèvent directement de la couronne.
Aussi l'aspect, les moeurs, les divisions ethnographiques de la péninsule tendent à se modifier chaque jour. Autrefois, on y voyageait par tous les antiques moyens de transport, à pied, à cheval, en charrette, en brouette, en palanquin, à dos d'homme, en coach, etc. Maintenant, des steamboats parcourent à grande vitesse l'Indus, le Gange, et un chemin de fer, qui traverse l'Inde dans toute sa largeur en se ramifiant sur son parcours, met Bombay à trois jours seulement de Calcutta.
Le tracé de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite à travers l'Inde. La distance à vol d'oiseau n'est que de mille à onze cents milles, et des trains, animés d'une vitesse moyenne seulement, n'emploieraient pas trois jours à la franchir ; mais cette distance est accrue d'un tiers, au moins, par la corde que décrit le railway en s'élevant jusqu'à Allahabad dans le nord de la péninsule.
Voici, en somme, le tracé à grands points du " Great Indian peninsular railway ". En quittant l'île de Bombay, il traverse Salcette, saute sur le continent en face de Tannah, franchit la chaîne des Ghâtes-Occidentales, court au nord-est jusqu'à Burhampour, sillonne le territoire à peu près indépendant du Bundelkund, s'élève jusqu'à Allahabad, s'infléchit vers l'est, rencontre le Gange à Bénarès, s'en écarte légèrement, et, redescendant au sud-est par Burdivan et la ville française de Chandernagor, il fait tête de ligne à Calcutta.
C'était à quatre heures et demie du soir que les passagers du Mongolia avaient débarqué à Bombay, et le train de Calcutta partait à huit heures précises.
Mr. Fogg prit donc congé de ses partenaires, quitta le paquebot, donna à son domestique le détail de quelques emplettes à faire, lui recommanda expressément de se trouver avant huit heures à la gare, et, de son pas régulier qui battait la seconde comme le pendule d'une horloge astronomique, il se dirigea vers le bureau des passeports.
Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait à rien voir, ni l'hôtel de ville, ni la magnifique bibliothèque, ni les forts, ni les docks, ni le marché au coton, ni les bazars, ni les mosquées, ni les synagogues, ni les églises arméniennes, ni la splendide pagode de Malebar-Hill, ornée de deux tours polygones. Il ne contemplerait ni les chefs-d'oeuvre d'Éléphanta, ni ses mystérieux hypogées, cachés au sud-est de la rade, ni les grottes Kanhérie de l'île Salcette, ces admirables restes de l'architecture bouddhiste !
Non ! rien. En sortant du bureau des passeports, Phileas Fogg se rendit tranquillement à la gare, et là il se fit servir à dîner. Entre autres mets, le maître d'hôtel crut devoir lui recommander une certaine gibelotte de " lapin du pays ", dont il lui dit merveille.
Phileas Fogg accepta la gibelotte et la goûta consciencieusement ; mais, en dépit de sa sauce épicée, il la trouva détestable.
Il sonna le maître d'hôtel.
" Monsieur, lui dit-il en le regardant fixement, c'est du lapin, cela ?
- Oui, mylord, répondit effrontément le drôle, du lapin des jungles.
- Et ce lapin-là n'a pas miaulé quand on l'a tué ?
- Miaulé ! Oh ! mylord ! un lapin ! Je vous jure...
- Monsieur le maître d'hôtel, reprit froidement Mr. Fogg, ne jurez pas et rappelez-vous ceci : autrefois, dans l'Inde, les chats étaient considérés comme des animaux sacrés. C'était le bon temps.
- Pour les chats, mylord ?
- Et peut-être aussi pour les voyageurs ! "
Cette observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement à dîner.
Quelques instants après Mr. Fogg, l'agent Fix avait, lui aussi, débarqué du Mongolia et couru chez le directeur de la police de Bombay. Il fit reconnaître sa qualité de détective, la mission dont il était chargé, sa situation vis-à-vis de l'auteur présumé du vol. Avait-on reçu de Londres un mandat d'arrêt ?... On n'avait rien reçu. Et, en effet, le mandat, parti après Fogg, ne pouvait être encore arrivé.
Fix resta fort décontenancé. Il voulut obtenir du directeur un ordre d'arrestation contre le sieur Fogg. Le directeur refusa. L'affaire regardait l'administration métropolitaine, et celle-ci seule pouvait légalement délivrer un mandat. Cette sévérité de principes, cette observance rigoureuse de la légalité est parfaitement explicable avec les moeurs anglaises, qui, en matière de liberté individuelle, n'admettent aucun arbitraire.
Fix n'insista pas et comprit qu'il devait se résigner à attendre son mandat. Mais il résolut de ne point perdre de vue son impénétrable coquin, pendant tout le temps que celui-ci demeurerait à Bombay. Il ne doutait pas que Phileas Fogg n'y séjournât, et, on le sait, c'était aussi la conviction de Passepartout, - ce qui laisserait au mandat d'arrêt le temps d'arriver.
Mais depuis les derniers ordres que lui avait donnés son maître en quittant le Mongolia, Passepartout avait bien compris qu'il en serait de Bombay comme de Suez et de Paris, que le voyage ne finirait pas ici, qu'il se poursuivrait au moins jusqu'à Calcutta, et peut-être plus loin. Et il commença à se demander si ce pari de Mr. Fogg n'était pas absolument sérieux, et si la fatalité ne l'entraînait pas, lui qui voulait vivre en repos, à accomplir le tour du monde en quatre-vingts jours !
En attendant, et après avoir fait acquisition de quelques chemises et chaussettes, il se promenait dans les rues de Bombay. Il y avait grand concours de populaire, et, au milieu d'Européens de toutes nationalités, des Persans à bonnets pointus, des Bunhyas à turbans ronds, des Sindes à bonnets carrés, des Arméniens en longues robes, des Parsis à mitre noire. C'était précisément une fête célébrée par ces Parsis ou Guèbres, descendants directs des sectateurs de Zoroastre, qui sont les plus industrieux, les plus civilisés, les plus intelligents, les plus austères des Indous, - race à laquelle appartiennent actuellement les riches négociants indigènes de Bombay. Ce jour-là, ils célébraient une sorte de carnaval religieux, avec processions et divertissements, dans lesquels figuraient des bayadères vêtues de gazes roses brochées d'or et d'argent, qui, au son des violes et au bruit des tam-tams, dansaient merveilleusement, et avec une décence parfaite, d'ailleurs.
Si Passepartout regardait ces curieuses cérémonies, si ses yeux et ses oreilles s'ouvraient démesurément pour voir et entendre, si son air, sa physionomie était bien celle du " booby " le plus neuf qu'on pût imaginer, il est superflu d'y insister ici.
Malheureusement pour lui et pour son maître, dont il risqua de compromettre le voyage, sa curiosité l'entraîna plus loin qu'il ne convenait.
En effet, après avoir entrevu ce carnaval parsi, Passepartout se dirigeait vers la gare, quand, passant devant l'admirable pagode de Malebar-Hill, il eut la malencontreuse idée d'en visiter l'intérieur.
Il ignorait deux choses : d'abord que l'entrée de certaines pagodes indoues est formellement interdite aux chrétiens, et ensuite que les croyants eux-mêmes ne peuvent y pénétrer sans avoir laissé leurs chaussures à la porte. Il faut remarquer ici que, par raison de saine politique, le gouvernement anglais, respectant et faisant respecter jusque dans ses plus insignifiants détails la religion du pays, punit sévèrement quiconque en viole les pratiques.
Passepartout, entré là, sans penser à mal, comme un simple touriste, admirait, à l'intérieur de Malebar-Hill, ce clinquant éblouissant de l'ornementation brahmanique, quand soudain il fut renversé sur les dalles sacrées. Trois prêtres, le regard plein de fureur, se précipitèrent sur lui, arrachèrent ses souliers et ses chaussettes, et commencèrent à le rouer de coups, en proférant des cris sauvages.
Le Français, vigoureux et agile, se releva vivement. D'un coup de poing et d'un coup de pied, il renversa deux de ses adversaires, fort empêtrés dans leurs longues robes, et, s'élançant hors de la pagode de toute la vitesse de ses jambes, il eut bientôt distancé le troisième Indou, qui s'était jeté sur ses traces, en ameutant la foule.
A huit heures moins cinq, quelques minutes seulement avant le départ du train, sans chapeau, pieds nus, ayant perdu dans la bagarre le paquet contenant ses emplettes, Passepartout arrivait à la gare du chemin de fer.
Fix était là, sur le quai d'embarquement. Ayant suivi le sieur Fogg à la gare, il avait compris que ce coquin allait quitter Bombay. Son parti fut aussitôt pris de l'accompagner jusqu'à Calcutta et plus loin s'il le fallait. Passepartout ne vit pas Fix, qui se tenait dans l'ombre, mais Fix entendit le récit de ses aventures, que Passepartout narra en peu de mots à son maître.
" J'espère que cela ne vous arrivera plus ", répondit simplement Phileas Fogg, en prenant place dans un des wagons du train.
Le pauvre garçon, pieds nus et tout déconfit, suivit son maître sans mot dire.
Fix allait monter dans un wagon séparé, quand une pensée le retint et modifia subitement son projet de départ.
" Non, je reste, se dit-il. Un délit commis sur le territoire indien... Je tiens mon homme. "
En ce moment, la locomotive lança un vigoureux sifflet, et le train disparut dans la nuit.
Chapitre XI
OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE A UN PRIX FABULEUX
Le train était parti à l'heure réglementaire. Il emportait un certain nombre de voyageurs, quelques officiers, des fonctionnaires civils et des négociants en opium et en indigo, que leur commerce appelait dans la partie orientale de la péninsule.
Passepartout occupait le même compartiment que son maître. Un troisième voyageur se trouvait placé dans le coin opposé.
C'était le brigadier général, Sir Francis Cromarty, l'un des partenaires de Mr. Fogg pendant la traversée de Suez à Bombay, qui rejoignait ses troupes cantonnées auprès de Bénarès.
Sir Francis Cromarty, grand, blond, âgé de cinquante ans environ, qui s'était fort distingué pendant la dernière révolte des cipayes, eût véritablement mérité la qualification d'indigène. Depuis son jeune âge, il habitait l'Inde et n'avait fait que de rares apparitions dans son pays natal. C'était un homme instruit, qui aurait volontiers donné des renseignements sur les coutumes, l'histoire, l'organisation du pays indou, si Phileas Fogg eût été homme à les demander. Mais ce gentleman ne demandait rien. Il ne voyageait pas, il décrivait une circonférence. C'était un corps grave, parcourant une orbite autour du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique rationnelle. En ce moment, il refaisait dans son esprit le calcul des heures dépensées depuis son départ de Londres, et il se fût frotté les mains, s'il eût été dans sa nature de faire un mouvement inutile.
Sir Francis Cromarty n'était pas sans avoir reconnu l'originalité de son compagnon de route, bien qu'il ne l'eût étudié que les cartes à la main et entre deux robres. Il était donc fondé à se demander si un coeur humain battait sous cette froide enveloppe, si Phileas Fogg avait une âme sensible aux beautés de la nature, aux aspirations morales. Pour lui, cela faisait question. De tous les originaux que le brigadier général avait rencontrés, aucun n'était comparable à ce produit des sciences exactes.
Phileas Fogg n'avait point caché à Sir Francis Cromarty son projet de voyage autour du monde, ni dans quelles conditions il l'opérait. Le brigadier général ne vit dans ce pari qu'une excentricité sans but utile et à laquelle manquerait nécessairement le transire benefaciendo qui doit guider tout homme raisonnable. Au train dont marchait le bizarre gentleman, il passerait évidemment sans " rien faire ", ni pour lui, ni pour les autres.
Une heure après avoir quitté Bombay, le train, franchissant les viaducs, avait traversé l'île Salcette et courait sur le continent. A la station de Callyan, il laissa sur la droite l'embranchement qui, par Kandallah et Pounah, descend vers le sud-est de l'Inde, et il gagna la station de Pauwell. A ce point, il s'engagea dans les montagnes très ramifiées des Ghâtes-Occidentales, chaînes à base de trapp et de basalte, dont les plus hauts sommets sont couverts de bois épais.
De temps à autre, Sir Francis Cromarty et Phileas Fogg échangeaient quelques paroles, et, à ce moment, le brigadier général, relevant une conversation qui tombait souvent, dit :
" Il y a quelques années, monsieur Fogg, vous auriez éprouvé en cet endroit un retard qui eût probablement compromis votre itinéraire.
- Pourquoi cela, Sir Francis ?
- Parce que le chemin de fer s'arrêtait à la base de ces montagnes, qu'il fallait traverser en palanquin ou à dos de poney jusqu'à la station de Kandallah, située sur le versant opposé.
- Ce retard n'eût aucunement dérangé l'économie de mon programme, répondit Mr. Fogg. Je ne suis pas sans avoir prévu l'éventualité de certains obstacles.
- Cependant, monsieur Fogg, reprit le brigadier général, vous risquiez d'avoir une fort mauvaise affaire sur les bras avec l'aventure de ce garçon. "
Passepartout, les pieds entortillés dans sa couverture de voyage, dormait profondément et ne rêvait guère que l'on parlât de lui.
" Le gouvernement anglais est extrêmement sévère et avec raison pour ce genre de délit, reprit Sir Francis Cromarty. Il tient par-dessus tout à ce que l'on respecte les coutumes religieuses des Indous, et si votre domestique eût été pris...
- Eh bien, s'il eût été pris, Sir Francis, répondit Mr. Fogg, il aurait été condamné, il aurait subi sa peine, et puis il serait revenu tranquillement en Europe. Je ne vois pas en quoi cette affaire eût pu retarder son maître ! "
Et, là-dessus, la conversation retomba. Pendant la nuit, le train franchit les Ghâtes, passa à Nassik, et le lendemain, 21 octobre, il s'élançait à travers un pays relativement plat, formé par le territoire du Khandeish. La campagne, bien cultivée, était semée de bourgades, au-dessus desquelles le minaret de la pagode remplaçait le clocher de l'église européenne. De nombreux petits cours d'eau, la plupart affluents ou sous-affluents du Godavery, irriguaient cette contrée fertile.
Passepartout, réveillé, regardait, et ne pouvait croire qu'il traversait le pays des Indous dans un train du " Great peninsular railway ". Cela lui paraissait invraisemblable. Et cependant rien de plus réel ! La locomotive, dirigée par le bras d'un mécanicien anglais et chauffée de houille anglaise, lançait sa fumée sur les plantations de caféiers, de muscadiers, de girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait en spirales autour des groupes de palmiers, entre lesquels apparaissaient de pittoresques bungalows, quelques viharis, sortes de monastères abandonnés, et des temples merveilleux qu'enrichissait l'inépuisable ornementation de l'architecture indienne. Puis, d'immenses étendues de terrain se dessinaient à perte de vue, des jungles où ne manquaient ni les serpents ni les tigres qu'épouvantaient les hennissements du train, et enfin des forêts, fendues par le tracé de la voie, encore hantées d'éléphants, qui, d'un oeil pensif, regardaient passer le convoi échevelé.
Pendant cette matinée, au-delà de la station de Malligaum, les voyageurs traversèrent ce territoire funeste, qui fut si souvent ensanglanté par les sectateurs de la déesse Kâli. Non loin s'élevaient Ellora et ses pagodes admirables, non loin la célèbre Aurungabad, la capitale du farouche Aureng-Zeb, maintenant simple chef-lieu de l'une des provinces détachées du royaume du Nizam. C'était sur cette contrée que Feringhea, le chef des Thugs, le roi des Étrangleurs, exerçait sa domination. Ces assassins, unis dans une association insaisissable, étranglaient, en l'honneur de la déesse de la Mort, des victimes de tout âge, sans jamais verser de sang, et il fut un temps où l'on ne pouvait fouiller un endroit quelconque de ce sol sans y trouver un cadavre. Le gouvernement anglais a bien pu empêcher ces meurtres dans une notable proportion, mais l'épouvantable association existe toujours et fonctionne encore.
A midi et demi, le train s'arrêta à la station de Burhampour, et Passepartout put s'y procurer à prix d'or une paire de babouches, agrémentées de perles fausses, qu'il chaussa avec un sentiment d'évidente vanité.
Les voyageurs déjeunèrent rapidement, et repartirent pour la station d'Assurghur, après avoir un instant côtoyé la rive du Tapty, petit fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye, près de Surate.
Il est opportun de faire connaître quelles pensées occupaient alors l'esprit de Passepartout. Jusqu'à son arrivée à Bombay, il avait cru et pu croire que ces choses en resteraient là. Mais maintenant, depuis qu'il filait à toute vapeur à travers l'Inde, un revirement s'était fait dans son esprit. Son naturel lui revenait au galop. Il retrouvait les idées fantaisistes de sa jeunesse, il prenait au sérieux les projets de son maître, il croyait à la réalité du pari, conséquemment à ce tour du monde et à ce maximum de temps, qu'il ne fallait pas dépasser. Déjà même, il s'inquiétait des retards possibles, des accidents qui pouvaient survenir en route. Il se sentait comme intéressé dans cette gageure, et tremblait à la pensée qu'il avait pu la compromettre la veille par son impardonnable badauderie. Aussi, beaucoup moins flegmatique que Mr. Fogg, il était beaucoup plus inquiet. Il comptait et recomptait les jours écoulés, maudissait les haltes du train, l'accusait de lenteur et blâmait in petto Mr. Fogg de n'avoir pas promis une prime au mécanicien. Il ne savait pas, le brave garçon, que ce qui était possible sur un paquebot ne l'était plus sur un chemin de fer, dont la vitesse est réglementée.
Vers le soir, on s'engagea dans les défilés des montagnes de Sutpour, qui séparent le territoire du Khandeish de celui du Bundelkund.
Le lendemain, 22 octobre, sur une question de Sir Francis Cromarty, Passepartout, ayant consulté sa montre, répondit qu'il était trois heures du matin. Et, en effet, cette fameuse montre, toujours réglée sur le méridien de Greenwich, qui se trouvait à près de soixante-dix-sept degrés dans l'ouest, devait retarder et retardait en effet de quatre heures.
Sir Francis rectifia donc l'heure donnée par Passepartout, auquel il fit la même observation que celui-ci avait déjà reçue de la part de Fix. Il essaya de lui faire comprendre qu'il devait se régler sur chaque nouveau méridien, et que, puisqu'il marchait constamment vers l'est, c'est-à-dire au-devant du soleil, les jours étaient plus courts d'autant de fois quatre minutes qu'il y avait de degrés parcourus. Ce fut inutile. Que l'entêté garçon eût compris ou non l'observation du brigadier général, il s'obstina à ne pas avancer sa montre, qu'il maintint invariablement à l'heure de Londres. Innocente manie, d'ailleurs, et qui ne pouvait nuire à personne.
A huit heures du matin et à quinze milles en avant de la station de Rothal, le train s'arrêta au milieu d'une vaste clairière, bordée de quelques bungalows et de cabanes d'ouvriers. Le conducteur du train passa devant la ligne des wagons en disant :
" Les voyageurs descendent ici. "
Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty, qui parut ne rien comprendre à cette halte au milieu d'une forêt de tamarins et de khajours.
Passepartout, non moins surpris, s'élança sur la voie et revint presque aussitôt, s'écriant :
" Monsieur, plus de chemin de fer !
- Que voulez-vous dire ? demanda Sir Francis Cromarty.
- Je veux dire que le train ne continue pas ! "
Le brigadier général descendit aussitôt de wagon. Phileas Fogg le suivit, sans se presser. Tous deux s'adressèrent au conducteur :
" Où sommes-nous ? demanda Sir Francis Cromarty.
- Au hameau de Kholby, répondit le conducteur.
- Nous nous arrêtons ici ?
- Sans doute. Le chemin de fer n'est point achevé...
- Comment ! il n'est point achevé ?
- Non ! il y a encore un tronçon d'une cinquantaine de milles à établir entre ce point et Allahabad, où la voie reprend.
- Les journaux ont pourtant annoncé l'ouverture complète du railway !
- Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sont trompés.
- Et vous donnez des billets de Bombay à Calcutta ! reprit Sir Francis Cromarty, qui commençait à s'échauffer.
- Sans doute, répondit le conducteur, mais les voyageurs savent bien qu'ils doivent se faire transporter de Kholby jusqu'à Allahabad. "
Sir Francis Cromarty était furieux. Passepartout eût volontiers assommé le conducteur, qui n'en pouvait mais. Il n'osait regarder son maître.
" Sir Francis, dit simplement Mr. Fogg, nous allons, si vous le voulez bien, aviser au moyen de gagner Allahabad.
- Monsieur Fogg, il s'agit ici d'un retard absolument préjudiciable à vos intérêts ?
- Non, Sir Francis, cela était prévu.
- Quoi ! vous saviez que la voie...
- En aucune façon, mais je savais qu'un obstacle quelconque surgirait tôt ou tard sur ma route. Or, rien n'est compromis. J'ai deux jours d'avance à sacrifier. Il y a un steamer qui part de Calcutta pour Hong-Kong le 25 à midi. Nous ne sommes qu'au 22, et nous arriverons à temps à Calcutta. "
Il n'y avait rien à dire à une réponse faite avec une si complète assurance.
Il n'était que trop vrai que les travaux du chemin de fer s'arrêtaient à ce point. Les journaux sont comme certaines montres qui ont la manie d'avancer, et ils avaient prématurément annoncé l'achèvement de la ligne. La plupart des voyageurs connaissaient cette interruption de la voie, et, en descendant du train, ils s'étaient emparés des véhicules de toutes sortes que possédait la bourgade, palkigharis à quatre roues, charrettes traînées par des zébus, sortes de boeufs à bosses, chars de voyage ressemblant à des pagodes ambulantes, palanquins, poneys, etc. Aussi Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, après avoir cherché dans toute la bourgade, revinrent-ils sans avoir rien trouvé.
" J'irai à pied ", dit Phileas Fogg.
Passepartout qui rejoignait alors son maître, fit une grimace significative, en considérant ses magnifiques mais insuffisantes babouches. Fort heureusement il avait été de son côté à la découverte, et en hésitant un peu :
" Monsieur, dit-il, je crois que j'ai trouvé un moyen de transport.
- Lequel ?
- Un éléphant ! Un éléphant qui appartient à un Indien logé à cent pas d'ici.
- Allons voir l'éléphant ", répondit Mr. Fogg.
Cinq minutes plus tard, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout arrivaient près d'une hutte qui attenait à un enclos fermé de hautes palissades. Dans la hutte, il y avait un Indien, et dans l'enclos, un éléphant. Sur leur demande, l'Indien introduisit Mr. Fogg et ses deux compagnons dans l'enclos.
Là, ils se trouvèrent en présence d'un animal, à demi domestiqué, que son propriétaire élevait, non pour en faire une bête de somme, mais une bête de combat. Dans ce but, il avait commencé à modifier le caractère naturellement doux de l'animal, de façon à le conduire graduellement à ce paroxysme de rage appelé " mutsh " dans la langue indoue, et cela, en le nourrissant pendant trois mois de sucre et de beurre. Ce traitement peut paraître impropre à donner un tel résultat, mais il n'en est pas moins employé avec succès par les éleveurs. Très heureusement pour Mr. Fogg, l'éléphant en question venait à peine d'être mis à ce régime, et le " mutsh " ne s'était point encore déclaré.
Kiouni - c'était le nom de la bête - pouvait, comme tous ses congénères, fournir pendant longtemps une marche rapide, et, à défaut d'autre monture, Phileas Fogg résolut de l'employer.
Mais les éléphants sont chers dans l'Inde, où ils commencent à devenir rares. Les mâles, qui seuls conviennent aux luttes des cirques, sont extrêmement recherchés. Ces animaux ne se reproduisent que rarement, quand ils sont réduits à l'état de domesticité, de telle sorte qu'on ne peut s'en procurer que par la chasse. Aussi sont-ils l'objet de soins extrêmes, et lorsque Mr. Fogg demanda à l'Indien s'il voulait lui louer son éléphant, l'Indien refusa net.
Fogg insista et offrit de la bête un prix excessif, dix livres (250 F) l'heure. Refus. Vingt livres ? Refus encore. Quarante livres ? Refus toujours. Passepartout bondissait à chaque surenchère. Mais l'Indien ne se laissait pas tenter.
La somme était belle, cependant. En admettant que l'éléphant employât quinze heures à se rendre à Allahabad, c'était six cents livres (15 000 F) qu'il rapporterait à son propriétaire.
Phileas Fogg, sans s'animer en aucune façon, proposa alors à l'Indien de lui acheter sa bête et lui en offrit tout d'abord mille livres (25 000 F).
L'Indien ne voulait pas vendre ! Peut-être le drôle flairait-il une magnifique affaire.
Sir Francis Cromarty prit Mr. Fogg à part et l'engagea à réfléchir avant d'aller plus loin. Phileas Fogg répondit à son compagnon qu'il n'avait pas l'habitude d'agir sans réflexion, qu'il s'agissait en fin de compte d'un pari de vingt mille livres, que cet éléphant lui était nécessaire, et que, dût-il le payer vingt fois sa valeur, il aurait cet éléphant.
Mr. Fogg revint trouver l'Indien, dont les petits yeux, allumés par la convoitise, laissaient bien voir que pour lui ce n'était qu'une question de prix. Phileas Fogg offrit successivement douze cents livres, puis quinze cents, puis dix-huit cents, enfin deux mille (50 000 F). Passepartout, si rouge d'ordinaire, était pâle d'émotion.
A deux mille livres, l'Indien se rendit.
" Par mes babouches, s'écria Passepartout, voilà qui met à un beau prix la viande d'éléphant ! "
L'affaire conclue, il ne s'agissait plus que de trouver un guide. Ce fut plus facile. Un jeune Parsi, à la figure intelligente, offrit ses services. Mr. Fogg accepta et lui promit une forte rémunération, qui ne pouvait que doubler son intelligence.
L'éléphant fut amené et équipé sans retard. Le Parsi connaissait parfaitement le métier de " mahout " ou cornac. Il couvrit d'une sorte de housse le dos de l'éléphant et disposa, de chaque côté sur ses flancs, deux espèces de cacolets assez peu confortables.
Phileas Fogg paya l'Indien en bank-notes qui furent extraites du fameux sac. Il semblait vraiment qu'on les tirât des entrailles de Passepartout. Puis Mr. Fogg offrit à Sir Francis Cromarty de le transporter à la station d'Allahabad. Le brigadier général accepta. Un voyageur de plus n'était pas pour fatiguer le gigantesque animal.
Des vivres furent achetées à Kholby. Sir Francis Cromarty prit place dans l'un des cacolets, Phileas Fogg dans l'autre. Passepartout se mit à califourchon sur la housse entre son maître et le brigadier général. Le Parsi se jucha sur le cou de l'éléphant, et à neuf heures l'animal, quittant la bourgade, s'enfonçait par le plus court dans l'épaisse forêt de lataniers.
Chapitre XII
OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT A TRAVERS LES FORÊTS DE L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT
Le guide, afin d'abréger la distance à parcourir, laissa sur sa droite le tracé de la voie dont les travaux étaient en cours d'exécution. Ce tracé, très contrarié par les capricieuses ramifications des monts Vindhias, ne suivait pas le plus court chemin, que Phileas Fogg avait intérêt à prendre. Le Parsi, très familiarisé avec les routes et sentiers du pays, prétendait gagner une vingtaine de milles en coupant à travers la forêt, et on s'en rapporta à lui.
Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty, enfouis jusqu'au cou dans leurs cacolets, étaient fort secoués par le trot raide de l'éléphant, auquel son mahout imprimait une allure rapide. Mais ils enduraient la situation avec le flegme le plus britannique, causant peu d'ailleurs, et se voyant à peine l'un l'autre.
Quant à Passepartout, posté sur le dos de la bête et directement soumis aux coups et aux contrecoups, il se gardait bien, sur une recommandation de son maître, de tenir sa langue entre ses dents, car elle eût été coupée net. Le brave garçon, tantôt lancé sur le cou de l'éléphant, tantôt rejeté sur la croupe, faisait de la voltige, comme un clown sur un tremplin. Mais il plaisantait, il riait au milieu de ses sauts de carpe, et, de temps en temps, il tirait de son sac un morceau de sucre, que l'intelligent Kiouni prenait du bout de sa trompe, sans interrompre un instant son trot régulier.
Après deux heures de marche, le guide arrêta l'éléphant et lui donna une heure de repos. L'animal dévora des branchages et des arbrisseaux, après s'être d'abord désaltéré à une mare voisine. Sir Francis Cromarty ne se plaignit pas de cette halte. Il était brisé. Mr. Fogg paraissait être aussi dispos que s'il fût sorti de son lit.
" Mais il est donc de fer ! dit le brigadier général en le regardant avec admiration.
- De fer forgé ", répondit Passepartout, qui s'occupa de préparer un déjeuner sommaire.
A midi, le guide donna le signal du départ. Le pays prit bientôt un aspect très sauvage. Aux grandes forêts succédèrent des taillis de tamarins et de palmiers nains, puis de vastes plaines arides, hérissées de maigres arbrisseaux et semées de gros blocs de syénites. Toute cette partie du haut Bundelkund, peu fréquentée des voyageurs, est habitée par une population fanatique, endurcie dans les pratiques les plus terribles de la religion indoue. La domination des Anglais n'a pu s'établir régulièrement sur un territoire soumis à l'influence des rajahs, qu'il eût été difficile d'atteindre dans leurs inaccessibles retraites des Vindhias.
Plusieurs fois, on aperçut des bandes d'Indiens farouches, qui faisaient un geste de colère en voyant passer le rapide quadrupède. D'ailleurs, le Parsi les évitait autant que possible, les tenant pour des gens de mauvaise rencontre. On vit peu d'animaux pendant cette journée, à peine quelques singes, qui fuyaient avec mille contorsions et grimaces dont s'amusait fort Passepartout.
Une pensée au milieu de bien d'autres inquiétait ce garçon. Qu'est-ce que Mr. Fogg ferait de l'éléphant, quand il serait arrivé à la station d'Allahabad ? L'emmènerait-il ? Impossible ! Le prix du transport ajouté au prix d'acquisition en ferait un animal ruineux. Le vendrait-on, le rendrait-on à la liberté ? Cette estimable bête méritait bien qu'on eût des égards pour elle. Si, par hasard, Mr. Fogg lui en faisait cadeau, à lui, Passepartout, il en serait très embarrassé. Cela ne laissait pas de le préoccuper.
A huit heures du soir, la principale chaîne des Vindhias avait été franchie, et les voyageurs firent halte au pied du versant septentrional, dans un bungalow en ruine.
La distance parcourue pendant cette journée était d'environ vingt-cinq milles, et il en restait autant à faire pour atteindre la station d'Allahabad.
La nuit était froide. A l'intérieur du bungalow, le Parsi alluma un feu de branches sèches, dont la chaleur fut très appréciée. Le souper se composa des provisions achetées à Kholby. Les voyageurs mangèrent en gens harassés et moulus. La conversation, qui commença par quelques phrases entrecoupées, se termina bientôt par des ronflements sonores. Le guide veilla près de Kiouni, qui s'endormit debout, appuyé au tronc d'un gros arbre.
Nul incident ne signala cette nuit. Quelques rugissements de guépards et de panthères troublèrent parfois le silence, mêlés à des ricanements aigus de singes. Mais les carnassiers s'en tinrent à des cris et ne firent aucune démonstration hostile contre les hôtes du bungalow. Sir Francis Cromarty dormit lourdement comme un brave militaire rompu de fatigues. Passepartout, dans un sommeil agité, recommença en rêve la culbute de la veille. quant à Mr. Fogg, il reposa aussi paisiblement que s'il eût été dans sa tranquille maison de Saville-row.
A six heures du matin, on se remit en marche. Le guide espérait arriver à la station d'Allahabad le soir même. De cette façon, Mr. Fogg ne perdrait qu'une partie des quarante-huit heures économisées depuis le commencement du voyage.
On descendit les dernières rampes des Vindhias. Kiouni avait repris son allure rapide. Vers midi, le guide tourna la bourgade de Kallenger, située sur le Cani, un des sous-affluents du Gange. Il évitait toujours les lieux habités, se sentant plus en sûreté dans ces campagnes désertes, qui marquent les premières dépressions du bassin du grand fleuve. La station d'Allahabad n'était pas à douze milles dans le nord-est. On fit halte sous un bouquet de bananiers, dont les fruits, aussi sains que le pain, " aussi succulents que la crème ", disent les voyageurs, furent extrêmement appréciés.
A deux heures, le guide entra sous le couvert d'une épaisse forêt, qu'il devait traverser sur un espace de plusieurs milles. Il préférait voyager ainsi à l'abri des bois. En tout cas, il n'avait fait jusqu'alors aucune rencontre fâcheuse, et le voyage semblait devoir s'accomplir sans accident, quand l'éléphant, donnant quelques signes d'inquiétude, s'arrêta soudain.
Il était quatre heures alors.
" Qu'y a-t-il ? demanda Sir Francis Cromarty, qui releva la tête au-dessus de son cacolet.
- Je ne sais, mon officier ", répondit le Parsi, en prêtant l'oreille à un murmure confus qui passait sous l'épaisse ramure.
Quelques instants après, ce murmure devint plus définissable. On eût dit un concert, encore fort éloigné, de voix humaines et d'instruments de cuivre.
Passepartout était tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendait patiemment, sans prononcer une parole.
Le Parsi sauta à terre, attacha l'éléphant à un arbre et s'enfonça au plus épais du taillis. Quelques minutes plus tard, il revint, disant :
" Une procession de brahmanes qui se dirige de ce côté. S'il est possible, évitons d'être vus. "
Le guide détacha l'éléphant et le conduisit dans un fourré, en recommandant aux voyageurs de ne point mettre pied à terre. Lui-même se tint prêt à enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait nécessaire. Mais il pensa que la troupe des fidèles passerait sans l'apercevoir, car l'épaisseur du feuillage le dissimulait entièrement.
Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait. Des chants monotones se mêlaient au son des tambours et des cymbales. Bientôt la tête de la procession apparut sous les arbres, à une cinquantaine de pas du poste occupé par Mr. Fogg et ses compagnons. Ils distinguaient aisément à travers les branches le curieux personnel de cette cérémonie religieuse.
En première ligne s'avançaient des prêtres, coiffés de mitres et vêtus de longues robes chamarrées. Ils étaient entourés d'hommes, de femmes, d'enfants, qui faisaient entendre une sorte de psalmodie funèbre, interrompue à intervalles égaux par des coups de tam-tams et de cymbales. Derrière eux, sur un char aux larges roues dont les rayons et la jante figuraient un entrelacement de serpents, apparut une statue hideuse, traînée par deux couples de zébus richement caparaçonnés. Cette statue avait quatre bras ; le corps colorié d'un rouge sombre, les yeux hagards, les cheveux emmêlés, la langue pendante, les lèvres teintes de henné et de bétel. A son cou s'enroulait un collier de têtes de mort, à ses flancs une ceinture de mains coupées. Elle se tenait debout sur un géant terrassé auquel le chef manquait.
Sir Francis Cromarty reconnut cette statue.
" La déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de l'amour et de la mort.
- De la mort, j'y consens, mais de l'amour, jamais ! dit Passepartout. La vilaine bonne femme ! "
Le Parsi lui fit signe de se taire.
Autour de la statue s'agitait, se démenait, se convulsionnait un groupe de vieux fakirs, zébrés de bandes d'ocre, couverts d'incisions cruciales qui laissaient échapper leur sang goutte à goutte, énergumènes stupides qui, dans les grandes cérémonies indoues, se précipitent encore sous les roues du char de Jaggernaut.
Derrière eux, quelques brahmanes, dans toute la somptuosité de leur costume oriental, traînaient une femme qui se soutenait à peine.
Cette femme était jeune, blanche comme une Européenne. Sa tête, son cou, ses épaules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses orteils étaient surchargés de bijoux, colliers, bracelets, boucles et bagues. Une tunique lamée d'or, recouverte d'une mousseline légère, dessinait les contours de sa taille.
Derrière cette jeune femme - contraste violent pour les yeux -, des gardes armés de sabres nus passés à leur ceinture et de longs pistolets damasquinés, portaient un cadavre sur un palanquin.
C'était le corps d'un vieillard, revêtu de ses opulents habits de rajah, ayant, comme en sa vie, le turban brodé de perles, la robe tissue de soie et d'or, la ceinture de cachemire diamanté, et ses magnifiques armes de prince indien.
Puis des musiciens et une arrière-garde de fanatiques, dont les cris couvraient parfois l'assourdissant fracas des instruments, fermaient le cortège.
Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe d'un air singulièrement attristé, et se tournant vers le guide :
" Un sutty ! " dit-il.
Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres. La longue procession se déroula lentement sous les arbres, et bientôt ses derniers rangs disparurent dans la profondeur de la forêt.
Peu à peu, les chants s'éteignirent. Il y eut encore quelques éclats de cris lointains, et enfin à tout ce tumulte succéda un profond silence.
Phileas Fogg avait entendu ce mot, prononcé par Sir Francis Cromarty, et aussitôt que la procession eut disparu :
" Qu'est-ce qu'un sutty ? demanda-t-il.
- Un sutty, monsieur Fogg, répondit le brigadier général, c'est un sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme que vous venez de voir sera brûlée demain aux premières heures du jour.
- Ah ! les gueux ! s'écria Passepartout, qui ne put retenir ce cri d'indignation.
- Et ce cadavre ? demanda Mr. Fogg.
- C'est celui du prince, son mari, répondit le guide, un rajah indépendant du Bundelkund.
- Comment ! reprit Phileas Fogg, sans que sa voix trahît la moindre émotion, ces barbares coutumes subsistent encore dans l'Inde, et les Anglais n'ont pu les détruire ?
- Dans la plus grande partie de l'Inde, répondit Sir Francis Cromarty, ces sacrifices ne s'accomplissent plus, mais nous n'avons aucune influence sur ces contrées sauvages, et principalement sur ce territoire du Bundelkund. Tout le revers septentrional des Vindhias est le théâtre de meurtres et de pillages incessants.
- La malheureuse ! murmurait Passepartout, brûlée vive !
- Oui, reprit le brigadier général, brûlée, et si elle ne l'était pas, vous ne sauriez croire à quelle misérable condition elle se verrait réduite par ses proches. On lui raserait les cheveux, on la nourrirait à peine de quelques poignées de riz, on la repousserait, elle serait considérée comme une créature immonde et mourrait dans quelque coin comme un chien galeux. Aussi la perspective de cette affreuse existence pousse-t-elle souvent ces malheureuses au supplice, bien plus que l'amour ou le fanatisme religieux. Quelquefois, cependant, le sacrifice est réellement volontaire, et il faut l'intervention énergique du gouvernement pour l'empêcher. Ainsi, il y a quelques années, je résidais à Bombay, quand une jeune veuve vint demander au gouverneur l'autorisation de se brûler avec le corps de son mari. Comme vous le pensez bien, le gouverneur refusa. Alors la veuve quitta la ville, se réfugia chez un rajah indépendant, et là elle consomma son sacrifice. "
Pendant le récit du brigadier général, le guide secouait la tête, et, quand le récit fut achevé :
" Le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour n'est pas volontaire, dit-il.
- Comment le savez-vous ?
- C'est une histoire que tout le monde connaît dans le Bundelkund, répondit le guide.
- Cependant cette infortunée ne paraissait faire aucune résistance, fit observer Sir Francis Cromarty.
- Cela tient à ce qu'on l'a enivrée de la fumée du chanvre et de l'opium.
- Mais où la conduit-on ?
- A la pagode de Pillaji, à deux milles d'ici. Là, elle passera la nuit en attendant l'heure du sacrifice.
- Et ce sacrifice aura lieu ?...
- Demain, dès la première apparition du jour. "
Après cette réponse, le guide fit sortir l'éléphant de l'épais fourré et se hissa sur le cou de l'animal. Mais au moment où il allait l'exciter par un sifflement particulier, Mr. Fogg l'arrêta, et, s'adressant à Sir Francis Cromarty :
" Si nous sauvions cette femme ? dit-il.
- Sauver cette femme, monsieur Fogg !... s'écria le brigadier général.
- J'ai encore douze heures d'avance. Je puis les consacrer à cela.
- Tiens ! Mais vous êtes un homme de coeur ! dit Sir Francis Cromarty.
- Quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg. quand j'ai le temps. "
Chapitre XIII
DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE SOURIT AUX AUDACIEUX
Le dessein était hardi, hérissé de difficultés, impraticable peut-être Mr. Fogg allait risquer sa vie, ou tout au moins sa liberté, et par conséquent la réussite de ses projets, mais il n'hésita pas. Il trouva, d'ailleurs, dans Sir Francis Cromarty, un auxiliaire décidé.
Quant à Passepartout, il était prêt, on pouvait disposer de lui. L'idée de son maître l'exaltait. Il sentait un coeur, une âme sous cette enveloppe de glace. Il se prenait à aimer Phileas Fogg.
Restait le guide. Quel parti prendrait-il dans l'affaire ? Ne serait-il pas porté pour les hindous ? A défaut de son concours, il fallait au moins s'assurer sa neutralité.
Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question.
" Mon officier, répondit le guide, je suis Parsi, et cette femme est Parsie. Disposez de moi.
- Bien, guide, répondit Mr. Fogg.
- Toutefois, sachez-le bien, reprit le Parsi, non seulement nous risquons notre vie, mais des supplices horribles, si nous sommes pris. Ainsi, voyez.
- C'est vu, répondit Mr. Fogg. Je pense que nous devrons attendre la nuit pour agir ?
- Je le pense aussi ", répondit le guide.
Ce brave Indou donna alors quelques détails sur la victime. C'était une Indienne d'une beauté célèbre, de race parsie, fille de riches négociants de Bombay. Elle avait reçu dans cette ville une éducation absolument anglaise, et à ses manières, à son instruction, on l'eût crue Européenne. Elle se nommait Aouda.
Orpheline, elle fut mariée malgré elle à ce vieux rajah du Bundelkund. Trois mois après, elle devint veuve. Sachant le sort qui l'attendait, elle s'échappa, fut reprise aussitôt, et les parents du rajah, qui avaient intérêt à sa mort, la vouèrent à ce supplice auquel il ne semblait pas qu'elle pût échapper.
Ce récit ne pouvait qu'enraciner Mr. Fogg et ses compagnons dans leur généreuse résolution. Il fut décidé que le guide dirigerait l'éléphant vers la pagode de Pillaji, dont il se rapprocherait autant que possible.
Une demi-heure après, halte fut faite sous un taillis, à cinq cents pas de la pagode, que l'on ne pouvait apercevoir ; mais les hurlements des fanatiques se laissaient entendre distinctement.
Les moyens de parvenir jusqu'à la victime furent alors discutés. Le guide connaissait cette pagode de Pillaji, dans laquelle il affirmait que la jeune femme était emprisonnée. Pourrait-on y pénétrer par une des portes, quand toute la bande serait plongée dans le sommeil de l'ivresse, ou faudrait-il pratiquer un trou dans une muraille ? C'est ce qui ne pourrait être décidé qu'au moment et au lieu mêmes. Mais ce qui ne fit aucun doute, c'est que l'enlèvement devait s'opérer cette nuit même, et non quand, le jour venu, la victime serait conduite au supplice. A cet instant, aucune intervention humaine n'eût pu la sauver.
Mr. Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. Dès que l'ombre se fit, vers six heures du soir, ils résolurent d'opérer une reconnaissance autour de la pagode. Les derniers cris des fakirs s'éteignaient alors. Suivant leur habitude, ces Indiens devaient être plongés dans l'épaisse ivresse du " hang " - opium liquide, mélangé d'une infusion de chanvre -, et il serait peut-être possible de se glisser entre eux jusqu'au temple.
Le Parsi, guidant Mr. Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout, s'avança sans bruit à travers la forêt. Après dix minutes de reptation sous les ramures, ils arrivèrent au bord d'une petite rivière, et là, à la lueur de torches de fer à la pointe desquelles brûlaient des résines, ils aperçurent un monceau de bois empilé. C'était le bûcher, fait de précieux santal, et déjà imprégné d'une huile parfumée. A sa partie supérieure reposait le corps embaumé du rajah, qui devait être brûlé en même temps que sa veuve. A cent pas de ce bûcher s'élevait la pagode, dont les minarets perçaient dans l'ombre la cime des arbres.
" Venez ! " dit le guide à voix basse.
Et, redoublant de précaution, suivi de ses compagnons, il se glissa silencieusement à travers les grandes herbes.
Le silence n'était plus interrompu que par le murmure du vent dans les branches.
Bientôt le guide s'arrêta à l'extrémité d'une clairière. Quelques résines éclairaient la place. Le sol était jonché de groupes de dormeurs, appesantis par l'ivresse. On eût dit un champ de bataille couvert de morts. Hommes, femmes, enfants, tout était confondu. Quelques ivrognes râlaient encore çà et là.
A l'arrière-plan, entre la masse des arbres, le temple de Pillaji se dressait confusément. Mais au grand désappointement du guide, les gardes des rajahs, éclairés par des torches fuligineuses, veillaient aux portes et se promenaient, le sabre nu. On pouvait supposer qu'à l'intérieur les prêtres veillaient aussi.
Le Parsi ne s'avança pas plus loin. Il avait reconnu l'impossibilité de forcer l'entrée du temple, et il ramena ses compagnons en arrière.
Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme lui qu'ils ne pouvaient rien tenter de ce côté.
Ils s'arrêtèrent et s'entretinrent à voix basse.
" Attendons, dit le brigadier général, il n'est que huit heures encore, et il est possible que ces gardes succombent aussi au sommeil.
- Cela est possible, en effet ", répondit le Parsi.
Phileas Fogg et ses compagnons s'étendirent donc au pied d'un arbre et attendirent.
Le temps leur parut long ! Le guide les quittait parfois et allait observer la lisière du bois. Les gardes du rajah veillaient toujours à la lueur des torches, et une vague lumière filtrait à travers les fenêtres de la pagode.
On attendit ainsi jusqu'à minuit. La situation ne changea pas. Même surveillance au-dehors. Il était évident qu'on ne pouvait compter sur l'assoupissement des gardes. L'ivresse du " hang " leur avait été probablement épargnée. Il fallait donc agir autrement et pénétrer par une ouverture pratiquée aux murailles de la pagode. Restait la question de savoir si les prêtres veillaient auprès de leur victime avec autant de soin que les soldats à la porte du temple.
Après une dernière conversation, le guide se dit prêt à partir. Mr. Fogg, Sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent un détour assez long, afin d'atteindre la pagode par son chevet.
Vers minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs sans avoir rencontré personne. Aucune surveillance n'avait été établie de ce côté, mais il est vrai de dire que fenêtres et portes manquaient absolument.
Là nuit était sombre. La lune, alors dans son dernier quartier, quittait à peine l'horizon, encombré de gros nuages. La hauteur des arbres accroissait encore l'obscurité.
Mais il ne suffisait pas d'avoir atteint le pied des murailles, il fallait encore y pratiquer une ouverture. Pour cette opération, Phileas Fogg et ses compagnons n'avaient absolument que leurs couteaux de poche. Très heureusement, les parois du temple se composaient d'un mélange de briques et de bois qui ne pouvait être difficile à percer. La première brique une fois enlevée, les autres viendraient facilement.
On se mit à la besogne, en faisant le moins de bruit possible. Le Parsi d'un côté, Passepartout, de l'autre, travaillaient à desceller les briques, de manière à obtenir une ouverture large de deux pieds.
Le travail avançait, quand un cri se fit entendre à l'intérieur du temple, et presque aussitôt d'autres cris lui répondirent du dehors.
Passepartout et le guide interrompirent leur travail. Les avait-on surpris ? L'éveil était-il donné ? La plus vulgaire prudence leur commandait de s'éloigner, - ce qu'ils firent en même temps que Phileas Fogg et sir Francis Cromarty. Ils se blottirent de nouveau sous le couvert du bois, attendant que l'alerte, si c'en était une, se fût dissipée, et prêts, dans ce cas, à reprendre leur opération.
Mais - contretemps funeste - des gardes se montrèrent au chevet de la pagode, et s'y installèrent de manière à empêcher toute approche.
Il serait difficile de décrire le désappointement de ces quatre hommes, arrêtés dans leur oeuvre. Maintenant qu'ils ne pouvaient plus parvenir jusqu'à la victime, comment la sauveraient-ils ? Sir Francis Cromarty se rongeait les poings. Passepartout était hors de lui, et le guide avait quelque peine à le contenir. L'impassible Fogg attendait sans manifester ses sentiments.
" N'avons-nous plus qu'à partir ? demanda le brigadier général à voix basse.
- Nous n'avons plus qu'à partir, répondit le guide.
- Attendez, dit Fogg. Il suffit que je sois demain à Allahabad avant midi.
- Mais qu'espérez-vous ? répondit Sir Francis Cromarty. Dans quelques heures le jour va paraître, et...
- La chance qui nous échappe peut se représenter au moment suprême. "
Le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de Phileas Fogg.
Sur quoi comptait donc ce froid Anglais ? Voulait-il, au moment du supplice, se précipiter vers la jeune femme et l'arracher ouvertement à ses bourreaux ?
C'eût été une folie, et comment admettre que cet homme fût fou à ce point ? Néanmoins, Sir Francis Cromarty consentit à attendre jusqu'au dénouement de cette terrible scène. Toutefois, le guide ne laissa pas ses compagnons à l'endroit où ils s'étaient réfugiés, et il les ramena vers la partie antérieure de la clairière. Là, abrités par un bouquet d'arbres, ils pouvaient observer les groupes endormis.
Cependant Passepartout, juché sur les premières branches d'un arbre, ruminait une idée qui avait d'abord traversé son esprit comme un éclair, et qui finit par s'incruster dans son cerveau.
Il avait commencé par se dire : " Quelle folie ! " et maintenant il répétait : " Pourquoi pas, après tout ? C'est une chance, peut-être la seule, et avec de tels abrutis !... "
En tout cas, Passepartout ne formula pas autrement sa pensée, mais il ne tarda pas à se glisser avec la souplesse d'un serpent sur les basses branches de l'arbre dont l'extrémité se courbait vers le sol.
Les heures s'écoulaient, et bientôt quelques nuances moins sombres annoncèrent l'approche du jour. Cependant l'obscurité était profonde encore.
C'était le moment. Il se fit comme une résurrection dans cette foule assoupie. Les groupes s'animèrent. Des coups de tam-tam retentirent. Chants et cris éclatèrent de nouveau. L'heure était venue à laquelle l'infortunée allait mourir.
En effet, les portes de la pagode s'ouvrirent. Une lumière plus vive s'échappa de l'intérieur. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty purent apercevoir la victime, vivement éclairée, que deux prêtres traînaient au-dehors. Il leur sembla même que, secouant l'engourdissement de l'ivresse par un suprême instinct de conservation, la malheureuse tentait d'échapper à ses bourreaux. Le coeur de Sir Francis Cromarty bondit, et par un mouvement convulsif, saisissant la main de Phileas Fogg, il sentit que cette main tenait un couteau ouvert.
En ce moment, la foule s'ébranla. La jeune femme était retombée dans cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre. Elle passa à travers les fakirs, qui l'escortaient de leurs vociférations religieuses.
Phileas Fogg et ses compagnons, se mêlant aux derniers rangs de la foule, la suivirent.
Deux minutes après, ils arrivaient sur le bord de la rivière et s'arrêtaient à moins de cinquante pas du bûcher, sur lequel était couché le corps du rajah. Dans la demi-obscurité, ils virent la victime absolument inerte, étendue auprès du cadavre de son époux.
Puis une torche fut approchée et le bois imprégné d'huile, s'enflamma aussitôt.
A ce moment, Sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas Fogg, qui dans un moment de folie généreuse, s'élançait vers le bûcher...
Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand la scène changea soudain. Un cri de terreur s'éleva. Toute cette foule se précipita à terre, épouvantée.
Le vieux rajah n'était donc pas mort, qu'on le vît se redresser tout à coup, comme un fantôme, soulever la jeune femme dans ses bras, descendre du bûcher au milieu des tourbillons de vapeurs qui lui donnaient une apparence spectrale ?
Les fakirs, les gardes, les prêtres, pris d'une terreur subite, étaient là, face à terre, n'osant lever les yeux et regarder un tel prodige !
La victime inanimée passa entre les bras vigoureux qui la portaient, et sans qu'elle parût leur peser. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty étaient demeurés debout. Le Parsi avait courbé la tête, et Passepartout, sans doute, n'était pas moins stupéfié !...
Ce ressuscité arriva ainsi près de l'endroit où se tenaient Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, et là, d'une voix brève :
" Filons !... " dit-il.
C'était Passepartout lui-même qui s'était glissé vers le bûcher au milieu de la fumée épaisse ! C'était Passepartout qui, profitant de l'obscurité profonde encore, avait arraché la jeune femme à la mort ! C'était Passepartout qui, jouant son rôle avec un audacieux bonheur, passait au milieu de l'épouvante générale !
Un instant après, tous quatre disparaissaient dans le bois, et l'éléphant les emportait d'un trot rapide. Mais des cris, des clameurs et même une balle, perçant le chapeau de Phileas Fogg, leur apprirent que la ruse était découverte.
En effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors le corps du vieux rajah. Les prêtres, revenus de leur frayeur, avaient compris qu'un enlèvement venait de s'accomplir.
Aussitôt ils s'étaient précipités dans la forêt. Les gardes les avaient suivis. Une décharge avait eu lieu, mais les ravisseurs fuyaient rapidement, et, en quelques instants, ils se trouvaient hors de la portée des balles et des flèches.
Chapitre XIV
DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE VALLÉE DU GANGE SANS MÊME SONGER A LA VOIR
Le hardi enlèvement avait réussi. Une heure après, Passepartout riait encore de son succès. Sir Francis Cromarty avait serré la main de l'intrépide garçon. Son maître lui avait dit : " Bien ", ce qui, dans la bouche de ce gentleman, équivalait à une haute approbation. A quoi Passepartout avait répondu que tout l'honneur de l'affaire appartenait à son maître. Pour lui, il n'avait eu qu'une idée " drôle ", et il riait en songeant que, pendant quelques instants, lui, Passepartout, ancien gymnaste, ex-sergent de pompiers, avait été le veuf d'une charmante femme, un vieux rajah embaumé !
Quant à la jeune Indienne, elle n'avait pas eu conscience de ce qui s'était passé. Enveloppée dans les couvertures de voyage, elle reposait sur l'un des cacolets.
Cependant l'éléphant, guidé avec une extrême sûreté par le Parsi, courait rapidement dans la forêt encore obscure. Une heure après avoir quitté la pagode de Pillaji, il se lançait à travers une immense plaine. A sept heures, on fit halte. La jeune femme était toujours dans une prostration complète. Le guide lui fit boire quelques gorgées d'eau et de brandy, mais cette influence stupéfiante qui l'accablait devait se prolonger quelque temps encore.
Sir Francis Cromarty, qui connaissait les effets de l'ivresse produite par l'inhalation des vapeurs du chanvre, n'avait aucune inquiétude sur son compte.
Mais si le rétablissement de la jeune Indienne ne fit pas question dans l'esprit du brigadier général, celui-ci se montrait moins rassuré pour l'avenir. Il n'hésita pas à dire à Phileas Fogg que si Mrs. Aouda restait dans l'Inde, elle retomberait inévitablement entre les mains de ses bourreaux. Ces énergumènes se tenaient dans toute la péninsule, et certainement, malgré la police anglaise, ils sauraient reprendre leur victime, fût-ce à Madras, à Bombay, à Calcutta. Et Sir Francis Cromarty citait, à l'appui de ce dire, un fait de même nature qui s'était passé récemment. A son avis, la jeune femme ne serait véritablement en sûreté qu'après avoir quitté l'Inde.
Phileas Fogg répondit qu'il tiendrait compte de ces observations et qu'il aviserait.
Vers dix heures, le guide annonçait la station d'Allahabad. Là reprenait la voie interrompue du chemin de fer, dont les trains franchissent, en moins d'un jour et d'une nuit, la distance qui sépare Allahabad de Calcutta.
Phileas Fogg devait donc arriver à temps pour prendre un paquebot qui ne partait que le lendemain seulement, 25 octobre, à midi, pour Hong-Kong.
La jeune femme fut déposée dans une chambre de la gare. Passepartout fut chargé d'aller acheter pour elle divers objets de toilette, robe, châle, fourrures, etc., ce qu'il trouverait. Son maître lui ouvrait un crédit illimité.
Passepartout partit aussitôt et courut les rues de la ville. Allahabad, c'est la cité de Dieu, l'une des plus vénérées de l'Inde, en raison de ce qu'elle est bâtie au confluent de deux fleuves sacrés, le Gange et la Jumna, dont les eaux attirent les pèlerins de toute la péninsule. On sait d'ailleurs que, suivant les légendes du Ramayana, le Gange prend sa source dans le ciel, d'où, grâce à Brahma, il descend sur la terre.
Tout en faisant ses emplettes, Passepartout eut bientôt vu la ville, autrefois défendue par un fort magnifique qui est devenu une prison d'État. Plus de commerce, plus d'industrie dans cette cité, jadis industrielle et commerçante. Passepartout, qui cherchait vainement un magasin de nouveautés, comme s'il eût été dans Regent-street à quelques pas de Farmer et Co., ne trouva que chez un revendeur, vieux juif difficultueux, les objets dont il avait besoin, une robe en étoffe écossaise, un vaste manteau, et une magnifique pelisse en peau de loutre qu'il n'hésita pas à payer soixante-quinze livres (1 875 F). Puis, tout triomphant, il retourna à la gare.
Mrs. Aouda commençait à revenir à elle. Cette influence à laquelle les prêtres de Pillaji l'avaient soumise se dissipait peu à peu, et ses beaux yeux reprenaient toute leur douceur indienne.
Lorsque le roi-poète, Uçaf Uddaul, célèbre les charmes de la reine d'Ahméhnagara, il s'exprime ainsi :
" Sa luisante chevelure, régulièrement divisée en deux parts, encadre les contours harmonieux de ses joues délicates et blanches, brillantes de poli et de fraîcheur. Ses sourcils d'ébène ont la forme et la puissance de l'arc de Kama, dieu d'amour, et sous ses longs cils soyeux, dans la pupille noire de ses grands yeux limpides, nagent comme dans les lacs sacrés de l'Himalaya les reflets les plus purs de la lumière céleste. Fines, égales et blanches, ses dents resplendissent entre ses lèvres souriantes, comme des gouttes de rosée dans le sein mi-clos d'une fleur de grenadier. Ses oreilles mignonnes aux courbes symétriques, ses mains vermeilles, ses petits pieds bombés et tendres comme les bourgeons du lotus, brillent de l'éclat des plus belles perles de Ceylan, des plus beaux diamants de Golconde. Sa mince et souple ceinture, qu'une main suffit à enserrer, rehausse l'élégante cambrure de ses reins arrondis et la richesse de son buste où la jeunesse en fleur étale ses plus parfaits trésors, et, sous les plis soyeux de sa tunique, elle semble avoir été modelée en argent pur de la main divine de Vicvacarma, l'éternel statuaire. "
Mais, sans toute cette amplification, il suffit de dire que Mrs. Aouda, la veuve du rajah du Bundelkund, était une charmante femme dans toute l'acception européenne du mot. Elle parlait l'anglais avec une grande pureté, et le guide n'avait point exagéré en affirmant que cette jeune Parsie avait été transformée par l'éducation.
Cependant le train allait quitter la station d'Allahabad. Le Parsi attendait. Mr. Fogg lui régla son salaire au prix convenu, sans le dépasser d'un farthing. Ceci étonna un peu Passepartout, qui savait tout ce que son maître devait au dévouement du guide. Le Parsi avait, en effet, risqué volontairement sa vie dans l'affaire de Pillaji, et si, plus tard, les Indous l'apprenaient, il échapperait difficilement à leur vengeance.
Restait aussi la question de Kiouni. Que ferait-on d'un éléphant acheté si cher ?
Mais Phileas Fogg avait déjà pris une résolution à cet égard.
" Parsi, dit-il au guide, tu as été serviable et dévoué. J'ai payé ton service, mais non ton dévouement. Veux-tu cet éléphant ? Il est à toi. "
Les yeux du guide brillèrent.
" C'est une fortune que Votre Honneur me donne ! s'écria-t-il.
- Accepte, guide, répondit Mr. Fogg, et c'est moi qui serai encore ton débiteur.
- A la bonne heure ! s'écria Passepartout. Prends, ami ! Kiouni est un brave et courageux animal ! "
Et, allant à la bête, il lui présenta quelques morceaux de sucre, disant :
" Tiens, Kiouni, tiens, tiens ! "
L'éléphant fit entendre quelques grognement de satisfaction. Puis, prenant Passepartout par la ceinture et l'enroulant de sa trompe, il l'enleva jusqu'à la hauteur de sa tête. Passepartout, nullement effrayé, fit une bonne caresse à l'animal, qui le replaça doucement à terre, et, à la poignée de trompe de l'honnête Kiouni, répondit une vigoureuse poignée de main de l'honnête garçon.
Quelques instants après, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout, installés dans un confortable wagon dont Mrs. Aouda occupait la meilleure place, couraient à toute vapeur vers Bénarès.
Quatre-vingts milles au plus séparent cette ville d'Allahabad, et ils furent franchis en deux heures.
Pendant ce trajet, la jeune femme revint complètement à elle ; les vapeurs assoupissantes du hang se dissipèrent.
Quel fut son étonnement de se trouver sur le railway, dans ce compartiment, recouverte de vêtements européens, au milieu de voyageurs qui lui étaient absolument inconnus !
Tout d'abord, ses compagnons lui prodiguèrent leurs soins et la ranimèrent avec quelques gouttes de liqueur ; puis le brigadier général lui raconta son histoire. Il insista sur le dévouement de Phileas Fogg, qui n'avait pas hésité à jouer sa vie pour la sauver, et sur le dénouement de l'aventure, dû à l'audacieuse imagination de Passepartout.
Mr. Fogg laissa dire sans prononcer une parole. Passepartout, tout honteux, répétait que " ça n'en valait pas la peine "!
Mrs. Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par ses larmes plus que par ses paroles. Ses beaux yeux, mieux que ses lèvres, furent les interprètes de sa reconnaissance. Puis, sa pensée la reportant aux scènes du sutty, ses regards revoyant cette terre indienne où tant de dangers l'attendaient encore, elle fut prise d'un frisson de terreur.
Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans l'esprit de Mrs. Aouda, et, pour la rassurer, il lui offrit, très froidement d'ailleurs, de la conduire à Hong-Kong, où elle demeurerait jusqu'à ce que cette affaire fût assoupie.
Mrs. Aouda accepta l'offre avec reconnaissance. Précisément, à Hong-Kong, résidait un de ses parents, Parsi comme elle, et l'un des principaux négociants de cette ville, qui est absolument anglaise, tout en occupant un point de la côte chinoise.
A midi et demi, le train s'arrêtait à la station de Bénarès. Les légendes brahmaniques affirment que cette ville occupe l'emplacement de l'ancienne Casi, qui était autrefois suspendue dans l'espace, entre le zénith et le nadir, comme la tombe de Mahomet. Mais, à cette époque plus réaliste, Bénarès, Athènes de l'Inde au dire des orientalistes, reposait tout prosaïquement sur le sol, et Passepartout put un instant entrevoir ses maisons de briques, ses huttes en clayonnage, qui lui donnaient un aspect absolument désolé, sans aucune couleur locale.
C'était là que devait s'arrêter Sir Francis Cromarty. Les troupes qu'il rejoignait campaient à quelques milles au nord de la ville. Le brigadier général fit donc ses adieux à Phileas Fogg, lui souhaitant tout le succès possible, et exprimant le voeu qu'il recommençât ce voyage d'une façon moins originale, mais plus profitable. Mr. Fogg pressa légèrement les doigts de son compagnon. Les compliments de Mrs. Aouda furent plus affectueux. Jamais elle n'oublierait ce qu'elle devait à Sir Francis Cromarty. Quant à Passepartout, il fut honoré d'une vraie poignée de main de la part du brigadier général. Tout ému, il se demanda où et quand il pourrait bien se dévouer pour lui. Puis on se sépara.
A partir de Bénarès, la voie ferrée suivait en partie la vallée du Gange. A travers les vitres du wagon, par un temps assez clair, apparaissait le paysage varié du Béhar, puis des montagnes couvertes de verdure, les champs d'orge, de maïs et de froment, des rios et des étangs peuplés d'alligators verdâtres, des villages bien entretenus, des forêts encore verdoyantes. Quelques éléphants, des zébus à grosse bosse venaient se baigner dans les eaux du fleuve sacré, et aussi, malgré la saison avancée et la température déjà froide, des bandes d'Indous des deux sexes, qui accomplissaient pieusement leurs saintes ablutions. Ces fidèles, ennemis acharnés du bouddhisme, sont sectateurs fervents de la religion brahmanique, qui s'incarne en ces trois personnes : Whisnou, la divinité solaire, Shiva, la personnification divine des forces naturelles, et Brahma, le maître suprême des prêtres et des législateurs. Mais de quel oeil Brahma, Shiva et Whisnou devaient-ils considérer cette Inde, maintenant " britannisée ", lorsque quelque steam-boat passait en hennissant et troublait les eaux consacrées du Gange, effarouchant les mouettes qui volaient à sa surface, les tortues qui pullulaient sur ses bords, et les dévots étendus au long de ses rives !
Tout ce panorama défila comme un éclair, et souvent un nuage de vapeur blanche en cacha les détails. A peine les voyageurs purent-ils entrevoir le fort de Chunar, à vingt milles au sud-est de Bénarès, ancienne forteresse des rajahs du Béhar, Ghazepour et ses importantes fabriques d'eau de rose, le tombeau de Lord Cornwallis qui s'élève sur la rive gauche du Gange, la ville fortifiée de Buxar, Patna, grande cité industrielle et commerçante, où se tient le principal marché d'opium de l'Inde, Monghir, ville plus qu'européenne, anglaise comme Manchester ou Birmingham, renommée pour ses fonderies de fer, ses fabriques de taillanderie et d'armes blanches, et dont les hautes cheminées encrassaient d'une fumée noire le ciel de Brahma, - un véritable coup de poing dans le pays du rêve !
Puis la nuit vint et, au milieu des hurlements des tigres, des ours, des loups qui fuyaient devant la locomotive, le train passa à toute vitesse, et on n'aperçut plus rien des merveilles du Bengale, ni Golgonde, ni Gour en ruine, ni Mourshedabad, qui fut autrefois capitale, ni Burdwan, ni Hougly, ni Chandernagor, ce point français du territoire indien sur lequel Passepartout eût été fier de voir flotter le drapeau de sa patrie !
Enfin, à sept heures du matin, Calcutta était atteint. Le paquebot, en partance pour Hong-Kong, ne levait l'ancre qu'à midi. Phileas Fogg avait donc cinq heures devant lui.
D'après son itinéraire, ce gentleman devait arriver dans la capitale des Indes le 25 octobre, vingt-trois jours après avoir quitté Londres, et il y arrivait au jour fixé. Il n'avait donc ni retard ni avance. Malheureusement, les deux jours gagnés par lui entre Londres et Bombay avaient été perdus, on sait comment, dans cette traversée de la péninsule indienne, - mais il est à supposer que Phileas Fogg ne les regrettait pas.
Chapitre XV
OÙ LE SAC AUX BANK-NOTES S'ALLÈGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE LIVRES
Le train s'était arrêté en gare. Passepartout descendit le premier du wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeune compagne à mettre pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se rendre directement au paquebot de Hong-Kong, afin d'y installer confortablement Mrs. Aouda, qu'il ne voulait pas quitter, tant qu'elle serait en ce pays si dangereux pour elle.
Au moment où Mr. Fogg allait sortir de la gare, un policeman s'approcha de lui et dit :
" Monsieur Phileas Fogg ?
- C'est moi.
- Cet homme est votre domestique ? ajouta le policeman en désignant Passepartout.
- Oui.
- Veuillez me suivre tous les deux. "
Mr. Fogg ne fit pas un mouvement qui pût marquer en lui une surprise quelconque. Cet agent était un représentant de la loi, et, pour tout Anglais, la loi est sacrée. Passepartout, avec ses habitudes françaises, voulut raisonner, mais le policeman le toucha de sa baguette, et Phileas Fogg lui fit signe d'obéir.
" Cette jeune dame peut nous accompagner ? demanda Mr. Fogg.
- Elle le peut ", répondit le policeman.
Le policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout vers un palki-ghari, sorte de voiture à quatre roues et à quatre places, attelée de deux chevaux. On partit. Personne ne parla pendant le trajet, qui dura vingt minutes environ.
La voiture traversa d'abord la " ville noire ", aux rues étroites, bordées de cahutes dans lesquelles grouillait une population cosmopolite, sale et déguenillée ; puis elle passa à travers la ville européenne, égayée de maisons de briques, ombragée de cocotiers, hérissée de mâtures, que parcouraient déjà, malgré l'heure matinale, des cavaliers élégants et de magnifiques attelages.
Le palki-ghari s'arrêta devant une habitation d'apparence simple, mais qui ne devait pas être affectée aux usages domestiques. Le policeman fit descendre ses prisonniers - on pouvait vraiment leur donner ce nom -, et il les conduisit dans une chambre aux fenêtres grillées, en leur disant :
" C'est à huit heures et demie que vous comparaîtrez devant le juge Obadiah. "
Puis il se retira et ferma la porte.
" Allons ! nous sommes pris ! " s'écria Passepartout, en se laissant aller sur une chaise.
Mrs. Aouda, s'adressant aussitôt à Mr. Fogg, lui dit d'une voix dont elle cherchait en vain à déguiser l'émotion :
" Monsieur, il faut m'abandonner ! C'est pour moi que vous êtes poursuivi ! C'est pour m'avoir sauvée ! "
Phileas Fogg se contenta de répondre que cela n'était pas possible. Poursuivi pour cette affaire du sutty ! Inadmissible ! Comment les plaignants oseraient-ils se présenter ? Il y avait méprise. Mr. Fogg ajouta que, dans tous les cas, il n'abandonnerait pas la jeune femme, et qu'il la conduirait à Hong-Kong.
" Mais le bateau part à midi ! fit observer Passepartout.
- Avant midi nous serons à bord ", répondit simplement l'impassible gentleman.
Cela fut affirmé si nettement, que Passepartout ne put s'empêcher de se dire à lui-même :
" Parbleu ! cela est certain ! avant midi nous serons à bord ! " Mais il n'était pas rassuré du tout.
A huit heures et demie, la porte de la chambre s'ouvrit. Le policeman reparut, et il introduisit les prisonniers dans la salle voisine. C'était une salle d'audience, et un public assez nombreux, composé d'Européens et d'indigènes, en occupait déjà le prétoire.
Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout s'assirent sur un banc en face des sièges réservés au magistrat et au greffier.
Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussitôt, suivi du greffier. C'était un gros homme tout rond. Il décrocha une perruque pendue à un clou et s'en coiffa lestement.
" La première cause ", dit-il.
Mais, portant la main à sa tête :
" Hé ! ce n'est pas ma perruque !
- En effet, monsieur Obadiah, c'est la mienne, répondit le greffier.
- Cher monsieur Oysterpuf, comment voulez-vous qu'un juge puisse rendre une bonne sentence avec la perruque d'un greffier ! "
L'échange des perruques fut fait. Pendant ces préliminaires, Passepartout bouillait d'impatience, car l'aiguille lui paraissait marcher terriblement vite sur le cadran de la grosse horloge du prétoire.
" La première cause, reprit alors le juge Obadiah.
- Phileas Fogg ? dit le greffier Oysterpuf.
- Me voici, répondit Mr. Fogg.
- Passepartout ?
- Présent ! répondit Passepartout.
- Bien ! dit le juge Obadiah. Voilà deux jours, accusés, que l'on vous guette à tous les trains de Bombay.
- Mais de quoi nous accuse-t-on ? s'écria Passepartout, impatienté.
- Vous allez le savoir, répondit le juge.
- Monsieur, dit alors Mr. Fogg, je suis citoyen anglais, et j'ai droit...
- Vous a-t-on manqué d'égards ? demanda Mr. Obadiah.
- Aucunement.
- Bien ! faites entrer les plaignants. "
Sur l'ordre du juge, une porte s'ouvrit, et trois prêtres indous furent introduits par un huissier.
" C'est bien cela ! murmura Passepartout, ce sont ces coquins qui voulaient brûler notre jeune dame ! "
Les prêtres se tinrent debout devant le juge, et le greffier lut à haute voix une plainte en sacrilège, formulée contre le sieur Phileas Fogg et son domestique, accusés d'avoir violé un lieu consacré par la religion brahmanique.
" Vous avez entendu ? demanda le juge à Phileas Fogg.
- Oui, monsieur, répondit Mr. Fogg en consultant sa montre, et j'avoue.
- Ah ! vous avouez ?...
- J'avoue et j'attends que ces trois prêtres avouent à leur tour ce qu'ils voulaient faire à la pagode de Pillaji. "
Les prêtres se regardèrent. Ils semblaient ne rien comprendre aux paroles de l'accusé.
" Sans doute ! s'écria impétueusement Passepartout, à cette pagode de Pillaji, devant laquelle ils allaient brûler leur victime ! "
Nouvelle stupéfaction des prêtres, et profond étonnement du juge Obadiah.
" Quelle victime ? demanda-t-il. Brûler qui ! En pleine ville de Bombay ?
- Bombay ? s'écria Passepartout.
- Sans doute. Il ne s'agit pas de la pagode de Pillaji, mais de la pagode de Malebar-Hill, à Bombay.
- Et comme pièce de conviction, voici les souliers du profanateur, ajouta le greffier, en posant une paire de chaussures sur son bureau.
- Mes souliers ! " s'écria Passepartout, qui, surpris au dernier chef, ne put retenir cette involontaire exclamation.
On devine la confusion qui s'était opérée dans l'esprit du maître et du domestique. Cet incident de la pagode de Bombay, ils l'avaient oublié, et c'était celui-là même qui les amenait devant le magistrat de Calcutta.
En effet, l'agent Fix avait compris tout le parti qu'il pouvait tirer de cette malencontreuse affaire. Retardant son départ de douze heures, il s'était fait le conseil des prêtres de Malebar-Hill ; il leur avait promis des dommages-intérêts considérables, sachant bien que le gouvernement anglais se montrait très sévère pour ce genre de délit ; puis, par le train suivant, il les avait lancés sur les traces du sacrilège. Mais, par suite du temps employé à la délivrance de la jeune veuve, Fix et les Indous arrivèrent à Calcutta avant Phileas Fogg et son domestique, que les magistrats, prévenus par dépêche, devaient arrêter à leur descente du train. Que l'on juge du désappointement de Fix, quand il apprit que Phileas Fogg n'était point encore arrivé dans la capitale de l'Inde. Il dut croire que son voleur, s'arrêtant à une des stations du Peninsular-railway, s'était réfugié dans les provinces septentrionales. Pendant vingt-quatre heures, au milieu de mortelles inquiétudes, Fix le guetta à la gare. Quelle fut donc sa joie quand, ce matin même, il le vit descendre du wagon, en compagnie, il est vrai, d'une jeune femme dont il ne pouvait s'expliquer la présence. Aussitôt il lança sur lui un policeman, et voilà comment Mr. Fogg, Passepartout et la veuve du rajah du Bundelkund furent conduits devant le juge Obadiah.
Et si Passepartout eût été moins préoccupé de son affaire, il aurait aperçu, dans un coin du prétoire, le détective, qui suivait le débat avec un intérêt facile à comprendre, - car à Calcutta, comme à Bombay, comme à Suez, le mandat d'arrestation lui manquait encore !
Cependant le juge Obadiah avait pris acte de l'aveu échappé à Passepartout, qui aurait donné tout ce qu'il possédait pour reprendre ses imprudentes paroles.
" Les faits sont avoués ? dit le juge.
- Avoués, répondit froidement Mr. Fogg.
- Attendu, reprit le juge, attendu que la loi anglaise entend protéger également et rigoureusement toutes les religions des populations de l'Inde, le délit étant avoué par le sieur Passepartout, convaincu d'avoir violé d'un pied sacrilège le pavé de la pagode de Malebar-Hill, à Bombay, dans la journée du 20 octobre, condamne ledit Passepartout à quinze jours de prison et à une amende de trois cents livres (7 500 F).
- Trois cents livres ? s'écria Passepartout, qui n'était véritablement sensible qu'à l'amende.
- Silence ! fit l'huissier d'une voix glapissante.
- Et, ajouta le juge Obadiah, attendu qu'il n'est pas matériellement prouvé qu'il n'y ait pas connivence entre le domestique et le maître, qu'en tout cas celui-ci doit être tenu responsable des gestes d'un serviteur à ses gages, retient ledit Phileas Fogg et le condamne à huit jours de prison et cent cinquante livres d'amende. Greffier, appelez une autre cause ! "
Fix, dans son coin, éprouvait une indicible satisfaction. Phileas Fogg retenu huit jours à Calcutta, c'était plus qu'il n'en fallait pour donner au mandat le temps de lui arriver.
Passepartout était abasourdi. Cette condamnation ruinait son maître. Un pari de vingt mille livres perdu, et tout cela parce que, en vrai badaud, il était entré dans cette maudite pagode !
Phileas Fogg, aussi maître de lui que si cette condamnation ne l'eût pas concerné, n'avait pas même froncé le sourcil. Mais au moment où le greffier appelait une autre cause, il se leva et dit :
" J'offre caution.
- C'est votre droit ", répondit le juge.
Fix se sentit froid dans le dos, mais il reprit son assurance, quand il entendit le juge, " attendu la qualité d'étrangers de Phileas Fogg et de son domestique ", fixer la caution pour chacun d'eux à la somme énorme de mille livres (25 000 F).
C'était deux mille livres qu'il en coûterait à Mr. Fogg, s'il ne purgeait pas sa condamnation.
" Je paie ", dit ce gentleman.
Et du sac que portait Passepartout, il retira un paquet de bank-notes qu'il déposa sur le bureau du greffier.
" Cette somme vous sera restituée à votre sortie de prison, dit le juge. En attendant, vous êtes libres sous caution.
- Venez, dit Phileas Fogg à son domestique.
- Mais, au moins, qu'ils rendent les souliers ! " s'écria Passepartout avec un mouvement de rage.
On lui rendit ses souliers.
" En voilà qui coûtent cher ! murmura-t-il. Plus de mille livres chacun ! Sans compter qu'ils me gênent ! "
Passepartout, absolument piteux, suivit Mr. Fogg, qui avait offert son bras à la jeune femme. Fix espérait encore que son voleur ne se déciderait jamais à abandonner cette somme de deux mille livres et qu'il ferait ses huit jours de prison. Il se jeta donc sur les traces de Fogg.
Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. Aouda, Passepartout et lui montèrent aussitôt. Fix courut derrière la voiture, qui s'arrêta bientôt sur l'un des quais de la ville.
A un demi-mille en rade, le Rangoon était mouillé, son pavillon de partance hissé en tête de mât. Onze heures sonnaient. Mr. Fogg était en avance d'une heure. Fix le vit descendre de voiture et s'embarquer dans un canot avec Mrs. Aouda et son domestique. Le détective frappa la terre du pied.
" Le gueux ! s'écria-t-il, il part ! Deux mille livres sacrifiées ! Prodigue comme un voleur ! Ah ! je le filerai jusqu'au bout du monde s'il le faut ; mais du train dont il va, tout l'argent du vol y aura passé! "
L'inspecteur de police était fondé à faire cette réflexion. En effet, depuis qu'il avait quitté Londres, tant en frais de voyage qu'en primes, en achat d'éléphant, en cautions et en amendes, Phileas Fogg avait déjà semé plus de cinq mille livres (125 000 F) sur sa route, et le tant pour cent de la somme recouvrée, attribué aux détectives, allait diminuant toujours.
Chapitre XVI
OÙ FIX N'A PAS L'AIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI PARLE
Le Rangoon, l'un des paquebots que la Compagnie péninsulaire et orientale emploie au service des mers de la Chine et du Japon, était un steamer en fer, à hélice, jaugeant brut dix-sept cent soixante-dix tonnes, et d'une force nominale de quatre cents chevaux. Il égalait le Mongolia en vitesse, mais non en confortable. Aussi Mrs. Aouda ne fut-elle point aussi bien installée que l'eût désiré Phileas Fogg. Après tout, il ne s'agissait que d'une traversée de trois mille cinq cents milles, soit de onze à douze jours, et la jeune femme ne se montra pas une difficile passagère.
Pendant les premiers jours de cette traversée, Mrs. Aouda fit plus ample connaissance avec Phileas Fogg. En toute occasion, elle lui témoignait la plus vive reconnaissance. Le flegmatique gentleman l'écoutait, en apparence au moins, avec la plus extrême froideur, sans qu'une intonation, un geste décelât en lui la plus légère émotion. Il veillait à ce que rien ne manquât à la jeune femme. A de certaines heures il venait régulièrement, sinon causer, du moins l'écouter. Il accomplissait envers elle les devoirs de la politesse la plus stricte, mais avec la grâce et l'imprévu d'un automate dont les mouvements auraient été combinés pour cet usage. Mrs. Aouda ne savait trop que penser, mais Passepartout lui avait un peu expliqué l'excentrique personnalité de son maître. Il lui avait appris quelle gageure entraînait ce gentleman autour du monde. Mrs. Aouda avait souri ; mais après tout, elle lui devait la vie, et son sauveur ne pouvait perdre à ce qu'elle le vît à travers sa reconnaissance.
Mrs. Aouda confirma le récit que le guide indou avait fait de sa touchante histoire. Elle était, en effet, de cette race qui tient le premier rang parmi les races indigènes. Plusieurs négociants parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans le commerce des cotons. L'un d'eux, Sir James Jejeebhoy, a été anobli par le gouvernement anglais, et Mrs. Aouda était parente de ce riche personnage qui habitait Bombay. C'était même un cousin de Sir Jejeebhoy, l'honorable Jejeeh, qu'elle comptait rejoindre à Hong-Kong. Trouverait-elle près de lui refuge et assistance ? Elle ne pouvait l'affirmer. A quoi Mr. Fogg répondait qu'elle n'eût pas à s'inquiéter, et que tout s'arrangerait mathématiquement ! Ce fut son mot.
La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe ? On ne sait. Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr. Fogg, ses grands yeux " limpides comme les lacs sacrés de l'Himalaya " ! Mais l'intraitable Fogg, aussi boutonné que jamais, ne semblait point homme à se jeter dans ce lac.
Cette première partie de la traversée du Rangoon s'accomplit dans des conditions excellentes. Le temps était maniable. Toute cette portion de l'immense baie que les marins appellent les " brasses du Bengale " se montra favorable à la marche du paquebot. Le Rangoon eut bientôt connaissance du Grand-Andaman, la principale du groupe, que sa pittoresque montagne de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre cents pieds, signale de fort loin aux navigateurs.
La côte fut prolongée d'assez près. Les sauvages Papouas de l'île ne se montrèrent point. Ce sont des êtres placés au dernier degré de l'échelle humaine, mais dont on fait à tort des anthropophages.
Le développement panoramique de ces îles était superbe. D'immenses forêts de lataniers, d'arecs, de bambousiers, de muscadiers, de tecks, de gigantesques mimosées, de fougères arborescentes, couvraient le pays en premier plan, et en arrière se profilait l'élégante silhouette des montagnes. Sur la côte pullulaient par milliers ces précieuses salanganes, dont les nids comestibles forment un mets recherché dans le Céleste Empire. Mais tout ce spectacle varié, offert aux regards par le groupe des Andaman, passa vite, et le Rangoon s'achemina rapidement vers le détroit de Malacca, qui devait lui donner accès dans les mers de la Chine.
Que faisait pendant cette traversée l'inspecteur Fix, si malencontreusement entraîné dans un voyage de circumnavigation ? Au départ de Calcutta, après avoir laissé des instructions pour que le mandat, s'il arrivait enfin, lui fût adressé à Hong-Kong, il avait pu s'embarquer à bord du Rangoon sans avoir été aperçu de Passepartout, et il espérait bien dissimuler sa présence jusqu'à l'arrivée du paquebot. En effet, il lui eût été difficile d'expliquer pourquoi il se trouvait à bord, sans éveiller les soupçons de Passepartout, qui devait le croire à Bombay. Mais il fut amené à renouer connaissance avec l'honnête garçon par la logique même des circonstances. Comment ? On va le voir.
Toutes les espérances, tous les désirs de l'inspecteur de police, étaient maintenant concentrés sur un unique point du monde, Hong-Kong, car le paquebot s'arrêtait trop peu de temps à Singapore pour qu'il pût opérer en cette ville. C'était donc à Hong-Kong que l'arrestation du voleur devait se faire, ou le voleur lui échappait, pour ainsi dire, sans retour.
En effet, Hong-Kong était encore une terre anglaise, mais la dernière qui se rencontrât sur le parcours. Au-delà, la Chine, le Japon, l'Amérique offraient un refuge à peu près assuré au sieur Fogg. A Hong-Kong, s'il y trouvait enfin le mandat d'arrestation qui courait évidemment après lui, Fix arrêtait Fogg et le remettait entre les mains de la police locale. Nulle difficulté. Mais après Hong-Kong, un simple mandat d'arrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte d'extradition. De là retards, lenteurs, obstacles de toute nature, dont le coquin profiterait pour échapper définitivement. Si l'opération manquait à Hong-Kong, il serait, sinon impossible, du moins bien difficile, de la reprendre avec quelque chance de succès.
" Donc, se répétait Fix pendant ces longues heures qu'il passait dans sa cabine, donc, ou le mandat sera à Hong-Kong, et j'arrête mon homme, ou il n'y sera pas, et cette fois il faut à tout prix que je retarde son départ ! J'ai échoué à Bombay, j'ai échoué à Calcutta ! Si je manque mon coup à Hong-Kong, je suis perdu de réputation ! Coûte que coûte, il faut réussir. Mais quel moyen employer pour retarder, si cela est nécessaire, le départ de ce maudit Fogg ? "
En dernier ressort, Fix était bien décidé à tout avouer à Passepartout, à lui faire connaître ce maître qu'il servait et dont il n'était certainement pas le complice. Passepartout, éclairé par cette révélation, devant craindre d'être compromis, se rangerait sans doute à lui, Fix. Mais enfin c'était un moyen hasardeux, qui ne pouvait être employé qu'à défaut de tout autre. Un mot de Passepartout à son maître eût suffi à compromettre irrévocablement l'affaire.
L'inspecteur de police était donc extrêmement embarrassé, quand la présence de Mrs. Aouda à bord du Rangoon, en compagnie de Phileas Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives.
Quelle était cette femme ? Quel concours de circonstances en avait fait la compagne de Fogg ? C'était évidemment entre Bombay et Calcutta que la rencontre avait eu lieu. Mais en quel point de la péninsule ? Était-ce le hasard qui avait réuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse ? Ce voyage à travers l'Inde, au contraire, n'avait-il pas été entrepris par ce gentleman dans le but de rejoindre cette charmante personne ? car elle était charmante ! Fix l'avait bien vu dans la salle d'audience du tribunal de Calcutta.
On comprend à quel point l'agent devait être intrigué. Il se demanda s'il n'y avait pas dans cette affaire quelque criminel enlèvement. Oui ! cela devait être ! Cette idée s'incrusta dans le cerveau de Fix, et il reconnut tout le parti qu'il pouvait tirer de cette circonstance. Que cette jeune femme fût mariée ou non, il y avait enlèvement, et il était possible, à Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, qu'il ne pût s'en tirer à prix d'argent.
Mais il ne fallait pas attendre l'arrivée du Rangoon à Hong-Kong. Ce Fogg avait la détestable habitude de sauter d'un bateau dans un autre, et, avant que l'affaire fût entamée, il pouvait être déjà loin.
L'important était donc de prévenir les autorités anglaises et de signaler le passage du Rangoon avant son débarquement. Or, rien n'était plus facile, puisque le paquebot faisait escale à Singapore, et que Singapore est reliée à la côte chinoise par un fil télégraphique.
Toutefois, avant d'agir et pour opérer plus sûrement, Fix résolut d'interroger Passepartout. Il savait qu'il n'était pas très difficile de faire parler ce garçon, et il se décida à rompre l'incognito qu'il avait gardé jusqu'alors. Or, il n'y avait pas de temps à perdre. On était au 30 octobre, et le lendemain même le Rangoon devait relâcher à Singapore.
Donc, ce jour-là, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont, dans l'intention d'aborder Passepartout " le premier " avec les marques de la plus extrême surprise. Passepartout se promenait à l'avant, quand l'inspecteur se précipita vers lui, s'écriant :
" Vous, sur le Rangoon !
- Monsieur Fix à bord ! répondit Passepartout, absolument surpris, en reconnaissant son compagnon de traversée du Mongolia. Quoi ! je vous laisse à Bombay, et je vous retrouve sur la route de Hong-Kong ! Mais vous faites donc, vous aussi, le tour du monde ?
- Non, non, répondit Fix, et je compte m'arrêter à Hong-Kong, - au moins quelques jours.
- Ah ! dit Passepartout, qui parut un instant étonné. Mais comment ne vous ai-je pas aperçu à bord depuis notre départ de Calcutta ?
- Ma foi, un malaise... un peu de mal de mer... Je suis resté couché dans ma cabine... Le golfe du Bengale ne me réussit pas aussi bien que l'océan Indien. Et votre maître, Mr. Phileas Fogg ?
- En parfaite santé, et aussi ponctuel que son itinéraire ! Pas un jour de retard ! Ah ! monsieur Fix, vous ne savez pas cela, vous, mais nous avons aussi une jeune dame avec nous.
- Une jeune dame ? " répondit l'agent, qui avait parfaitement l'air de ne pas comprendre ce que son interlocuteur voulait dire.
Mais Passepartout l'eut bientôt mis au courant de son histoire. Il raconta l'incident de la pagode de Bombay, l'acquisition de l'éléphant au prix de deux mille livres, l'affaire du sutty, l'enlèvement d'Aouda, la condamnation du tribunal de Calcutta, la liberté sous caution. Fix, qui connaissait la dernière partie de ces incidents, semblait les ignorer tous, et Passepartout se laissait aller au charme de narrer ses aventures devant un auditeur qui lui marquait tant d'intérêt.
" Mais, en fin de compte, demanda Fix, est-ce que votre maître a l'intention d'emmener cette jeune femme en Europe ?
- Non pas, monsieur Fix, non pas ! Nous allons tout simplement la remettre aux soins de l'un de ses parents, riche négociant de Hong-Kong. "
" Rien à faire ! " se dit le détective en dissimulant son désappointement. " Un verre de gin, monsieur Passepartout ?
- Volontiers, monsieur Fix. C'est bien le moins que nous buvions à notre rencontre à bord du Rangoon ! "
Chapitre XVII
OÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERSÉE DE SINGAPORE A HONG-KONG
Depuis ce jour, Passepartout et le détective se rencontrèrent fréquemment, mais l'agent se tint dans une extrême réserve vis-à-vis de son compagnon, et il n'essaya point de le faire parler. Une ou deux fois seulement, il entrevit Mr. Fogg, qui restait volontiers dans le grand salon du Rangoon, soit qu'il tînt compagnie à Mrs. Aouda, soit qu'il jouât au whist, suivant son invariable habitude.
Quant à Passepartout, il s'était pris très sérieusement à méditer sur le singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur la route de son maître. Et, en effet, on eût été étonné à moins. Ce gentleman, très aimable, très complaisant à coup sûr, que l'on rencontre d'abord à Suez, qui s'embarque sur le Mongolia, qui débarque à Bombay, où il dit devoir séjourner, que l'on retrouve sur le Rangoon, faisant route pour Hong-Kong, en un mot, suivant pas à pas l'itinéraire de Mr. Fogg, cela valait la peine qu'on y réfléchît. Il y avait là une concordance au moins bizarre. A qui en avait ce Fix ? Passepartout était prêt a parier ses babouches - il les avait précieusement conservées - que le Fix quitterait Hong-Kong en même temps qu'eux, et probablement sur le même paquebot.
Passepartout eût réfléchi pendant un siècle, qu'il n'aurait jamais deviné de quelle mission l'agent avait été chargé. Jamais il n'eût imaginé que Phileas Fogg fût " filé ", à la façon d'un voleur, autour du globe terrestre. Mais comme il est dans la nature humaine de donner une explication à toute chose, voici comment Passepartout, soudainement illuminé, interpréta la présence permanente de Fix, et, vraiment, son interprétation était fort plausible. En effet, suivant lui, Fix n'était et ne pouvait être qu'un agent lancé sur les traces de Mr. Fogg par ses collègues du Reform-Club, afin de constater que ce voyage s'accomplissait régulièrement autour du monde, suivant l'itinéraire convenu.
" C'est évident ! c'est évident ! se répétait l'honnête garçon, tout fier de sa perspicacité. C'est un espion que ces gentlemen ont mis à nos trousses ! Voilà qui n'est pas digne ! Mr. Fogg si probe, si honorable ! Le faire épier par un agent ! Ah ! messieurs du Reform-Club, cela vous coûtera cher ! "
Passepartout, enchanté de sa découverte, résolut cependant de n'en rien dire à son maître, craignant que celui-ci ne fût justement blessé de cette défiance que lui montraient ses adversaires. Mais il se promit bien de gouailler Fix à l'occasion, à mots couverts et sans se compromettre.
Le mercredi 30 octobre, dans l'après-midi, le Rangoon embouquait le détroit de Malacca, qui sépare la presqu'île de ce nom des terres de Sumatra. Des îlots montagneux très escarpés, très pittoresques dérobaient aux passagers la vue de la grande île.
Le lendemain, à quatre heures du matin, le Rangoon, ayant gagné une demi-journée sur sa traversée réglementaire, relâchait à Singapore, afin d'y renouveler sa provision de charbon.
Phileas Fogg inscrivit cette avance à la colonne des gains, et, cette fois, il descendit à terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui avait manifesté le désir de se promener pendant quelques heures.
Fix, à qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit sans se laisser apercevoir. Quant à Passepartout, qui riait in petto à voir la manoeuvre de Fix, il alla faire ses emplettes ordinaires.
L'île de Singapore n'est ni grande ni imposante l'aspect. Les montagnes, c'est-à-dire les profils, lui manquent. Toutefois, elle est charmante dans sa maigreur. C'est un parc coupé de belles routes. Un joli équipage, attelé de ces chevaux élégants qui ont été importés de la Nouvelle-Hollande, transporta Mrs. Aouda et Phileas Fogg au milieu des massifs de palmiers à l'éclatant feuillage, et de girofliers dont les clous sont formés du bouton même de la fleur entrouverte. Là, les buissons de poivriers remplaçaient les haies épineuses des campagnes européennes ; des sagoutiers, de grandes fougères avec leur ramure superbe, variaient l'aspect de cette région tropicale ; des muscadiers au feuillage verni saturaient l'air d'un parfum pénétrant. Les singes, bandes alertes et grimaçantes, ne manquaient pas dans les bois, ni peut-être les tigres dans les jungles. A qui s'étonnerait d'apprendre que dans cette île, si petite relativement, ces terribles carnassiers ne fussent pas détruits jusqu'au dernier, on répondra qu'ils viennent de Malacca, en traversant le détroit à la nage.
Après avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda et son compagnon - qui regardait un peu sans voir - rentrèrent dans la ville, vaste agglomération de maisons lourdes et écrasées, qu'entourent de charmants jardins où poussent des mangoustes, des ananas et tous les meilleurs fruits du monde.
A dix heures, ils revenaient au paquebot, après avoir été suivis, sans s'en douter, par l'inspecteur, qui avait dû lui aussi se mettre en frais d'équipage.
Passepartout les attendait sur le pont du Rangoon. Le brave garçon avait acheté quelques douzaines de mangoustes, grosses comme des pommes moyennes, d'un brun foncé au-dehors, d'un rouge éclatant au-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les lèvres, procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille. Passepartout fut trop heureux de les offrir à Mrs. Aouda, qui le remercia avec beaucoup de grâce.
A onze heures, le Rangoon, ayant son plein de charbon, larguait ses amarres, et, quelques heures plus tard, les passagers perdaient de vue ces hautes montagnes de Malacca, dont les forêts abritent les plus beaux tigres de la terre.
Treize cents milles environ séparent Singapore de l'île de Hong-Kong, petit territoire anglais détaché de la côte chinoise. Phileas Fogg avait intérêt à les franchir en six jours au plus, afin de prendre à Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama, l'un des principaux ports du Japon.
Le Rangoon était fort chargé. De nombreux passagers s'étaient embarqués à Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois, des Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les secondes places.
Le temps, assez beau jusqu'alors, changea avec le dernier quartier de la lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla quelquefois en grande brise, mais très heureusement de la partie du sud-est, ce qui favorisait la marche du steamer. Quand il était maniable, le capitaine faisait établir la voilure. Le Rangoon, gréé en brick, navigua souvent avec ses deux huniers et sa misaine, et sa rapidité s'accrut sous la double action de la vapeur et du vent. C'est ainsi que l'on prolongea, sur une lame courte et parfois très fatigante, les côtes d'Annam et de Cochinchine.
Mais la faute en était plutôt au Rangoon qu'à la mer, et c'est à ce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades, durent s'en prendre de cette fatigue.
En effet, les navires de la Compagnie péninsulaire, qui font le service des mers de Chine, ont un sérieux défaut de construction. Le rapport de leur tirant d'eau en charge avec leur creux a été mal calculé, et, par suite, ils n'offrent qu'une faible résistance à la mer. Leur volume, clos, impénétrable à l'eau, est insuffisant. Ils sont " noyés ", pour employer l'expression maritime, et, en conséquence de cette disposition, il ne faut que quelques paquets de mer, jetés à bord, pour modifier leur allure. Ces navires sont donc très inférieurs - sinon par le moteur et l'appareil évaporatoire, du moins par la construction, - aux types des Messageries françaises, tels que l'Impératrice et le Cambodge. Tandis que, suivant les calculs des ingénieurs, ceux-ci peuvent embarquer un poids d'eau égal à leur propre poids avant de sombrer, les bateaux de la Compagnie péninsulaire, le Golgonda, le Corea, et enfin le Rangoon, ne pourraient pas embarquer le sixième de leur poids sans couler par le fond.
Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes précautions. Il fallait quelquefois mettre à la cape sous petite vapeur. C'était une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en aucune façon, mais dont Passepartout se montrait extrêmement irrité. Il accusait alors le capitaine, le mécanicien, la Compagnie, et envoyait au diable tous ceux qui se mêlent de transporter des voyageurs. Peut-être aussi la pensée de ce bec de gaz qui continuait de brûler à son compte dans la maison de Saville-row entrait-elle pour beaucoup dans son impatience.
" Mais vous êtes donc bien pressé d'arriver à Hong-Kong ? lui demanda un jour le détective.
- Très pressé! répondit Passepartout.
- Vous pensez que Mr. Fogg a hâte de prendre le paquebot de Yokohama ?
- Une hâte effroyable.
- Vous croyez donc maintenant à ce singulier voyage autour du monde ?
- Absolument. Et vous, monsieur Fix ?
- Moi ? je n'y crois pas !
- Farceur ! " répondit Passepartout en clignant de l'oeil.
Ce mot laissa l'agent rêveur. Ce qualificatif l'inquiéta, sans qu'il sût trop pourquoi. Le Français l'avait-il deviné ? Il ne savait trop que penser. Mais sa qualité de détective, dont seul il avait le secret, comment Passepartout aurait-il pu la reconnaître ? Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu une arrière-pensée.
Il arriva même que le brave garçon alla plus loin, un autre jour, mais c'était plus fort que lui. Il ne pouvait tenir sa langue.
" Voyons, monsieur Fix, demanda-t-il à son compagnon d'un ton malicieux, est-ce que, une fois arrivés à Hong-Kong, nous aurons le malheur de vous y laisser ?
- Mais, répondit Fix assez embarrassé, je ne sais !... Peut-être que...
- Ah ! dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un bonheur pour moi ! Voyons ! un agent de la Compagnie péninsulaire ne saurait s'arrêter en route ! Vous n'alliez qu'à Bombay, et vous voici bientôt en Chine ! L'Amérique n'est pas loin, et de l'Amérique à l'Europe il n'y a qu'un pas ! "
Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait la figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire avec lui. Mais celui-ci, qui était en veine, lui demanda si " ça lui rapportait beaucoup, ce métier-là ? "
" Oui et non, répondit Fix sans sourciller. Il y a de bonnes et de mauvaises affaires. Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas à mes frais !
- Oh ! pour cela, j'en suis sûr ! " s'écria Passepartout, riant de plus belle.
La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit à réfléchir. Il était évidemment deviné. D'une façon ou d'une autre, le Français avait reconnu sa qualité de détective. Mais avait-il prévenu son maître ? Quel rôle jouait-il dans tout ceci ? Était-il complice ou non ? L'affaire était-elle éventée, et par conséquent manquée ? L'agent passa là quelques heures difficiles, tantôt croyant tout perdu, tantôt espérant que Fogg ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre.
Cependant le calme se rétablit dans son cerveau, et il résolut d'agir franchement avec Passepartout. S'il ne se trouvait pas dans les conditions voulues pour arrêter Fogg à Hong-Kong, et si Fogg se préparait à quitter définitivement cette fois le territoire anglais, lui, Fix, dirait tout à Passepartout. Ou le domestique était le complice de son maître - et celui-ci savait tout, et dans ce cas l'affaire était définitivement compromise - ou le domestique n'était pour rien dans le vol, et alors son intérêt serait d'abandonner le voleur.
Telle était donc la situation respective de ces deux hommes, et au-dessus d'eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse indifférence. Il accomplissait rationnellement son orbite autour du monde, sans s'inquiéter des astéroïdes qui gravitaient autour de lui.
Et cependant, dans le voisinage, il y avait - suivant l'expression des astronomes - un astre troublant qui aurait dû produire certaines perturbations sur le coeur de ce gentleman. Mais non ! Le charme de Mrs. Aouda n'agissait point, à la grande surprise de Passepartout, et les perturbations, si elles existaient, eussent été plus difficiles à calculer que celles d'Uranus qui l'ont amené la découverte de Neptune.
Oui ! c'était un étonnement de tous les jours pour Passepartout, qui lisait tant de reconnaissance envers son maître dans les yeux de la jeune femme ! Décidément Phileas Fogg n'avait de coeur que ce qu'il en fallait pour se conduire héroïquement, mais amoureusement, non ! Quant aux préoccupations que les chances de ce voyage pouvaient faire naître en lui, il n'y en avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivait dans des transes continuelles. Un jour, appuyé sur la rambarde de l'" engine-room ", il regardait la puissante machine qui s'emportait parfois, quand dans un violent mouvement de tangage, l'hélice s'affolait hors des flots. La vapeur fusait alors par les soupapes, ce qui provoqua la colère du digne garçon.
" Elles ne sont pas assez chargées, ces soupapes ! s'écria-t-il. On ne marche pas ! Voilà bien ces Anglais ! Ah ! si c'était un navire américain, on sauterait peut-être, mais on irait plus vite ! "
Chapitre XVIII
DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON CÔTÉ, VA A SES AFFAIRES
Pendant les derniers jours de la traversée, le temps fut assez mauvais. Le vent devint très fort. Fixé dans la partie du nord-ouest, il contraria la marche du paquebot. Le Rangoon, trop instable, roula considérablement, et les passagers furent en droit de garder rancune à ces longues lames affadissantes que le vent soulevait du large.
Pendant les journées du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de tempête. La bourrasque battit la mer avec véhémence. Le Rangoon dut mettre à la cape pendant un demi-jour, se maintenant avec dix tours d'hélice seulement, de manière à biaiser avec les lames. Toutes les voiles avaient été serrées, et c'était encore trop de ces agrès qui sifflaient au milieu des rafales.
La vitesse du paquebot, on le conçoit, fut notablement diminuée, et l'on put estimer qu'il arriverait à Hong-Kong avec vingt heures de retard sur l'heure réglementaire, et plus même, si la tempête ne cessait pas.
Phileas Fogg assistait à ce spectacle d'une mer furieuse, qui semblait lutter directement contre lui, avec son habituelle impassibilité. Son front ne s'assombrit pas un instant, et, cependant, un retard de vingt heures pouvait compromettre son voyage en lui faisant manquer le départ du paquebot de Yokohama. Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui. Il semblait vraiment que cette tempête rentrât dans son programme, qu'elle fût prévue. Mrs. Aouda, qui s'entretint avec son compagnon de ce contretemps, le trouva aussi calme que par le passé.
Fix, lui, ne voyait pas ces choses du même oeil. Bien au contraire. Cette tempête lui plaisait. Sa satisfaction aurait même été sans bornes, si le Rangoon eût été obligé de fuir devant la tourmente. Tous ces retards lui allaient, car ils obligeraient le sieur Fogg à rester quelques jours à Hong-Kong. Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses bourrasques, entrait dans son jeu. Il était bien un peu malade, mais qu'importe ! Il ne comptait pas ses nausées, et, quand son corps se tordait sous le mal de mer, son esprit s'ébaudissait d'une immense satisfaction.
Quant à Passepartout, on devine dans quelle colère peu dissimulée il passa ce temps d'épreuve. Jusqu'alors tout avait si bien marché ! La terre et l'eau semblaient être à la dévotion de son maître. Steamers et railways lui obéissaient. Le vent et la vapeur s'unissaient pour favoriser son voyage. L'heure des mécomptes avait-elle donc enfin sonné ? Passepartout, comme si les vingt mille livres du pari eussent dû sortir de sa bourse, ne vivait plus. Cette tempête l'exaspérait, cette rafale le mettait en fureur, et il eût volontiers fouetté cette mer désobéissante ! Pauvre garçon ! Fix lui cacha soigneusement sa satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout eût deviné le secret contentement de Fix, Fix eût passé un mauvais quart d'heure.
Passepartout, pendant toute la durée de la bourrasque, demeura sur le pont du Rangoon. Il n'aurait pu rester en bas ; il grimpait dans la mâture ; il étonnait l'équipage et aidait à tout avec une adresse de singe. Cent fois il interrogea le capitaine, les officiers, les matelots, qui ne pouvaient s'empêcher de rire en voyant un garçon si décontenancé. Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait la tempête. On le renvoyait alors au baromètre, qui ne se décidait pas à remonter. Passepartout secouait le baromètre, mais rien n'y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il accablait l'irresponsable instrument.
Enfin la tourmente s'apaisa. L'état de la mer se modifia dans la journée du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud et redevint favorable.
Passepartout se rasséréna avec le temps. Les huniers et les basses voiles purent être établis, et le Rangoon reprit sa route avec une merveilleuse vitesse.
Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait bien en prendre son parti, et la terre ne fut signalée que le 6, à cinq heures du matin. L'itinéraire de Phileas Fogg portait l'arrivée du paquebot au 5. Or, il n'arrivait que le 6. C'était donc vingt-quatre heures de retard, et le départ pour Yokohama serait nécessairement manqué.
A six heures, le pilote monta à bord du Rangoon et prit place sur la passerelle, afin de diriger le navire à travers les passes jusqu'au port de Hong-Kong.
Passepartout mourait du désir d'interroger cet homme, de lui demander si le paquebot de Yokohama avait quitté Hong-Kong. Mais il n'osait pas, aimant mieux conserver un peu d'espoir jusqu'au dernier instant. Il avait confié ses inquiétudes à Fix, qui - le fin renard - essayait de le consoler, en lui disant que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le prochain paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans une colère bleue.
Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote, Mr. Fogg, après avoir consulté son Bradshaw, demanda de son air tranquille audit pilote s'il savait quand il partirait un bateau de Hong-Kong pour Yokohama.
" Demain, à la marée du matin, répondit le pilote.
- Ah ! " fit Mr. Fogg, sans manifester aucun étonnement.
Passepartout, qui était présent, eût volontiers embrassé le pilote, auquel Fix aurait voulu tordre le cou.
" Quel est le nom de ce steamer ? demanda Mr. Fogg.
- Le Carnatic, répondit le pilote.
- N'était-ce pas hier qu'il devait partir ?
- Oui, monsieur, mais on a dû réparer une de ses chaudières, et son départ a été remis à demain.
- Je vous remercie ", répondit Mr. Fogg, qui de son pas automatique redescendit dans le salon du Rangoon.
Quant à Passepartout, il saisit la main du pilote et l'étreignit vigoureusement en disant :
" Vous, pilote, vous êtes un brave homme ! "
Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses réponses lui valurent cette amicale expansion. A un coup de sifflet, il remonta sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux-pêcheurs, de navires de toutes sortes, qui encombraient les pertuis de Hong-Kong.
A une heure, le Rangoon était à quai, et les passagers débarquaient.
En cette circonstance, le hasard avait singulièrement servi Phileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette nécessité de réparer ses chaudières, le Carnatic fût parti à la date du 5 novembre, et les voyageurs pour le Japon auraient dû attendre pendant huit jours le départ du paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, était en retard de vingt-quatre heures, mais ce retard ne pouvait avoir de conséquences fâcheuses pour le reste du voyage.
En effet, le steamer qui fait de Yokohama à San Francisco la traversée du Pacifique était en correspondance directe avec le paquebot de Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-ci fût arrivé. Évidemment il y aurait vingt-quatre heures de retard à Yokohama, mais, pendant les vingt-deux jours que dure la traversée du Pacifique, il serait facile de les regagner. Phileas Fogg se trouvait donc, à vingt-quatre heures près, dans les conditions de son programme, trente-cinq jours après avoir quitté Londres.
Le Carnatic ne devant partir que le lendemain matin à cinq heures, Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s'occuper de ses affaires, c'est-à-dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda. Au débarqué du bateau, il offrit son bras à la jeune femme et la conduisit vers un palanquin. Il demanda aux porteurs de lui indiquer un hôtel, et ceux-ci lui désignèrent l'Hôtel du Club. Le palanquin se mit en route, suivi de Passepartout, et vingt minutes après il arrivait à destination.
Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg veilla à ce qu'elle ne manquât de rien. Puis il dit à Mrs. Aouda qu'il allait immédiatement se mettre à la recherche de ce parent aux soins duquel il devait la laisser à Hong-Kong. En même temps il donnait à Passepartout l'ordre de demeurer à l'hôtel jusqu'à son retour, afin que la jeune femme n'y restât pas seule.
Le gentleman se fit conduire à la Bourse. Là, on connaîtrait immanquablement un personnage tel que l'honorable Jejeeh, qui comptait parmi les plus riches commerçants de la ville.
Le courtier auquel s'adressa Mr. Fogg connaissait en effet le négociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n'habitait plus la Chine. Sa fortune faite, il s'était établi en Europe - en Hollande, croyait-on -, ce qui s'expliquait par suite de nombreuses relations qu'il avait eues avec ce pays pendant son existence commerciale.
Phileas Fogg revint à l'Hôtel du Club. Aussitôt il fit demander à Mrs. Aouda la permission de se présenter devant elle, et, sans autre préambule, il lui apprit que l'honorable Jejeeh ne résidait plus à Hong-Kong, et qu'il habitait vraisemblablement la Hollande.
A cela, Mrs. Aouda ne répondit rien d'abord. Elle passa sa main sur son front, et resta quelques instants à réfléchir. Puis, de sa douce voix :
" Que dois-je faire, monsieur Fogg ? dit-elle.
- C'est très simple, répondit le gentleman. Revenir en Europe.
- Mais je ne puis abuser...
- Vous n'abusez pas, et votre présence ne gêne en rien mon programme... Passepartout ?
- Monsieur ? répondit Passepartout.
- Allez au Carnatic, et retenez trois cabines. "
Passepartout, enchanté de continuer son voyage dans la compagnie de la jeune femme, qui était fort gracieuse pour lui, quitta aussitôt l'Hôtel du Club.
Chapite XIX
OÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT A SON MAÎTRE, ET CE QUI S'ENSUIT
Hong-Kong n'est qu'un îlot, dont le traité de Nanking, après la guerre de 1842, assura la possession à l'Angleterre. En quelques années, le génie colonisateur de la Grande-Bretagne y avait fondé une ville importante et créé un port, le port Victoria. Cette île est située à l'embouchure de la rivière de Canton, et soixante milles seulement la séparent de la cité portugaise de Macao, bâtie sur l'autre rive. Hong-Kongdevait nécessairement vaincre Macao dans une lutte commerciale, et maintenant la plus grande partie du transit chinois s'opère par la ville anglaise. Des docks, des hôpitaux, des wharfs, des entrepôts, une cathédrale gothique, un " government-house ", des rues macadamisées, tout ferait croire qu'une des cités commerçantes des comtés de Kent ou de Surrey, traversant le sphéroïde terrestre, est venue ressortir en ce point de la Chine, presque à ses antipodes.
Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers le port Victoria, regardant les palanquins, les brouettes à voile, encore en faveur dans le Céleste Empire, et toute cette foule de Chinois, de Japonais et d'Européens, qui se pressait dans les rues. A peu de choses près, c'était encore Bombay, Calcutta ou Singapore, que le digne garçon retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi comme une traînée de villes anglaises tout autour du monde.
Passepartout arriva au port Victoria. Là, à l'embouchure de la rivière de Canton, c'était un fourmillement de navires de toutes nations, des anglais, des français, des américains, des hollandais, bâtiments de guerre et de commerce, des embarcations japonaises ou chinoises, des jonques, des sempans, des tankas, et même des bateaux-fleurs qui formaient autant de parterres flottants sur les eaux. En se promenant, Passepartout remarqua un certain nombre d'indigènes vêtus de jaune, tous très avancés en âge. Étant entré chez un barbier chinois pour se faire raser " à la chinoise ", il apprit par le Figaro de l'endroit, qui parlait un assez bon anglais, que ces vieillards avaient tous quatre-vingts ans au moins, et qu'à cet âge ils avaient le privilège de porter la couleur jaune, qui est la couleur impériale. Passepartout trouva cela fort drôle, sans trop savoir pourquoi.
Sa barbe faite, il se rendit au quai d'embarquement du Carnatic, et là il aperçut Fix qui se promenait de long en large, ce dont il ne fut point étonné. Mais l'inspecteur de police laissait voir sur son visage les marques d'un vif désappointement.
" Bon ! se dit Passepartout, cela va mal pour les gentlemen du Reform-Club ! "
Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir remarquer l'air vexé de son compagnon.
Or, l'agent avait de bonnes raisons pour pester contre l'infernale chance qui le poursuivait. Pas de mandat ! Il était évident que le mandat courait après lui, et ne pourrait l'atteindre que s'il séjournait quelques jours en cette ville. Or, Hong-Kong étant la dernière terre anglaise du parcours, le sieur Fogg allait lui échapper définitivement, s'il ne parvenait pas à l'y retenir.
" Eh bien, monsieur Fix, êtes-vous décidé à venir avec nous jusqu'en Amérique ? demanda Passepartout.
- Oui, répondit Fix les dents serrées.
- Allons donc ! s'écria Passepartout en faisant entendre un retentissant éclat de rire ! Je savais bien que vous ne pourriez pas vous séparer de nous. Venez retenir votre place, venez ! "
Et tous deux entrèrent au bureau des transports maritimes et arrêtèrent des cabines pour quatre personnes. Mais l'employé leur fit observer que les réparations du Carnatic étant terminées, le paquebot partirait le soir même à huit heures, et non le lendemain matin, comme il avait été annoncé.
" Très bien ! répondit Passepartout, cela arrangera mon maître. Je vais le prévenir. "
A ce moment, Fix prit un parti extrême. Il résolut de tout dire à Passepartout. C'était le seul moyen peut-être qu'il eût de retenir Phileas Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong.
En quittant le bureau, Fix offrit à son compagnon de se rafraîchir dans une taverne. Passepartout avait le temps. Il accepta l'invitation de Fix.
Une taverne s'ouvrait sur le quai. Elle avait un aspect engageant. Tous deux y entrèrent. C'était une vaste salle bien décorée, au fond de laquelle s'étendait un lit de camp, garni de coussins. Sur ce lit étaient rangés un certain nombre de dormeurs.
Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle de petites tables en jonc tressé. Quelques uns vidaient des pintes de bière anglaise, ale ou porter, d'autres, des brocs de liqueurs alcooliques, gin ou brandy. En outre, la plupart fumaient de longues pipes de terre rouge, bourrées de petites boulettes d'opium mélangé d'essence de rose. Puis, de temps en temps, quelque fumeur énervé glissait sous la table, et les garçons de l'établissement, le prenant par les pieds et par la tête, le portaient sur le lit de camp près d'un confrère. Une vingtaine de ces ivrognes étaient ainsi rangés côte à côte, dans le dernier degré d'abrutissement.
Fix et Passepartout comprirent qu'ils étaient entrés dans une tabagie hantée de ces misérables, hébétés, amaigris, idiots, auxquels la mercantile Angleterre vend annuellement pour deux cent soixante millions de francs de cette funeste drogue qui s'appelle l'opium ! Tristes millions que ceux-là, prélevés sur un des plus funestes vices de la nature humaine.
Le gouvernement chinois a bien essayé de remédier à un tel abus par des lois sévères, mais en vain. De la classe riche, à laquelle l'usage de l'opium était d'abord formellement réservé, cet usage descendit jusqu'aux classes inférieures, et les ravages ne purent plus être arrêtés. On fume l'opium partout et toujours dans l'empire du Milieu. Hommes et femmes s'adonnent à cette passion déplorable, et lorsqu'ils sont accoutumés à cette inhalation, ils ne peuvent plus s'en passer, à moins d'éprouver d'horribles contractions de l'estomac. Un grand fumeur peut fumer jusqu'à huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans.
Or, c'était dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui pullulent, même à Hong-Kong, que Fix et Passepartout étaient entrés avec l'intention de se rafraîchir. Passepartout n'avait pas d'argent, mais il accepta volontiers la " politesse " de son compagnon, quitte à la lui rendre en temps et lieu.
On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Français fit largement honneur, tandis que Fix, plus réservé, observait son compagnon avec une extrême attention. On causa de choses et d'autres, et surtout de cette excellente idée qu'avait eue Fix de prendre passage sur le Carnatic. Et à propos de ce steamer, dont le départ se trouvait avancé de quelques heures, Passepartout, les bouteilles étant vides, se leva, afin d'aller prévenir son maître.
Fix le retint.
" Un instant, dit-il.
- Que voulez-vous, monsieur Fix ?
- J'ai à vous parler de choses sérieuses.
- De choses sérieuses ! s'écria Passepartout en vidant quelques gouttes de vin restées au fond au son verre. Eh bien, nous en parlerons demain. Je n'ai pas le temps aujourd'hui.
- Restez, répondit Fix. Il s'agit de votre maître ! "
Passepartout, à ce mot, regarda attentivement son interlocuteur.
L'expression du visage de Fix lui parut singulière. Il se rassit.
" Qu'est-ce donc que vous avez à me dire ?" demanda-t-il.
Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la voix :
" Vous avez deviné qui j'étais ? lui demanda-t-il.
- Parbleu ! dit Passepartout en souriant.
- Alors je vais tout vous avouer...
- Maintenant que je sais tout, mon compère ! Ah ! voilà qui n'est pas fort ! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi vous dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien inutilement !
- Inutilement ! dit Fix. Vous en parlez à votre aise ! On voit bien que vous ne connaissez pas l'importance de la somme !
- Mais si, je la connais, répondit Passepartout. Vingt mille livres !
- Cinquante-cinq mille ! reprit Fix, en serrant la main du Français.
- Quoi ! s'écria Passepartout, Mr. Fogg aurait osé !... Cinquante-cinq mille livres !... Eh bien ! raison de plus pour ne pas perdre un instant, ajouta-t-il en se levant de nouveau.
- Cinquante-cinq mille livres ! reprit Fix, qui força Passepartout à se rasseoir, après avoir fait apporter un flacon de brandy, - et si je réussis, je gagne une prime de deux mille livres. En voulez-vous cinq cents (12 500 F) à la condition de m'aider ?
- Vous aider ? s'écria Passepartout, dont les yeux étaient démesurément ouverts.
- Oui, m'aider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong !
- Hein ! fit Passepartout, que dites-vous là ? Comment ! non content de faire suivre mon maître, de suspecter sa loyauté, ces gentlemen veulent encore lui susciter des obstacles ! J'en suis honteux pour eux !
- Ah çà ! que voulez-vous dire ? demanda Fix.
- Je veux dire que c'est de la pure indélicatesse. Autant dépouiller Mr. Fogg, et lui prendre l'argent dans la poche !
- Eh ! c'est bien à cela que nous comptons arriver !
- Mais c'est un guet-apens ! s'écria Passepartout, - qui s'animait alors sous l'influence du brandy que lui servait Fix, et qu'il buvait sans s'en apercevoir, - un guet-apens véritable ! Des gentlemen ! des collègues ! "
Fix commençait à ne plus comprendre.
" Des collègues ! s'écria Passepartout, des membres du Reform-Club ! Sachez, monsieur Fix, que mon maître est un honnête homme, et que, quand il a fait un pari, c'est loyalement qu'il prétend le gagner.
- Mais qui croyez-vous donc que je sois ? demanda Fix, en fixant son regard sur Passepartout.
- Parbleu ! un agent des membres du Reform-Club, qui a mission de contrôler l'itinéraire de mon maître, ce qui est singulièrement humiliant ! Aussi, bien que, depuis quelque temps déjà, j'aie deviné votre qualité, je me suis bien gardé de la révéler à Mr. Fogg !
- Il ne sait rien ?... demanda vivement Fix.
- Rien ", répondit Passepartout en vidant encore une fois son verre.
L'inspecteur de police passa sa main sur son front. Il hésitait avant de reprendre la parole. Que devait-il faire ? L'erreur de Passepartout semblait sincère, mais elle rendait son projet plus difficile. Il était évident que ce garçon parlait avec une absolue bonne foi, et qu'il n'était point le complice de son maître, - ce que Fix aurait pu craindre.
" Eh bien, se dit-il, puisqu'il n'est pas son complice, il m'aidera. "
Le détective avait une seconde fois pris son parti. D'ailleurs, il n'avait plus le temps d'attendre. A tout prix, il fallait arrêter Fogg à Hong-Kong.
" Ecoutez, dit Fix d'une voix brève, écoutez-moi bien. Je ne suis pas ce que vous croyez, c'est-à-dire un agent des membres du Reform-Club...
- Bah ! dit Passepartout en le regardant d'un air goguenard.
- Je suis un inspecteur de police, chargé d'une mission par l'administration métropolitaine...
- Vous... inspecteur de police !...
- Oui, et je le prouve, reprit Fix. Voici ma commission. "
Et l'agent, tirant un papier de son portefeuille, montra à son compagnon une commission signée du directeur de la police centrale. Passepartout, abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler une parole.
" Le pari du sieur Fogg, reprit Fix, n'est qu'un prétexte dont vous êtes dupes, vous et ses collègues du Reform-Club, car il avait intérêt à s'assurer votre inconsciente complicité.
- Mais pourquoi ?... s'écria Passepartout.
- Ecoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinq mille livres a été commis à la Banque d'Angleterre par un individu dont le signalement a pu être relevé. Or, voici ce signalement, et c'est trait pour trait celui du sieur Fogg.
- Allons donc ! s'écria Passepartout en frappant la table de son robuste poing. Mon maître est le plus honnête homme du monde !
- Qu'en savez-vous ? répondit Fix. Vous ne le connaissez même pas ! Vous êtes entré à son service le jour de son départ, et il est parti précipitamment sous un prétexte insensé, sans malles, emportant une grosse somme en bank-notes ! Et vous osez soutenir que c'est un honnête homme !
- Oui ! oui ! répétait machinalement le pauvre garçon.
- Voulez-vous donc être arrêté comme son complice ? "
Passepartout avait pris sa tête à deux mains. Il n'était plus reconnaissable. Il n'osait regarder l'inspecteur de police. Phileas Fogg un voleur, lui, le sauveur d'Aouda, l'homme généreux et brave ! Et pourtant que de présomptions relevées contre lui ! Passepartout essayait de repousser les soupçons qui se glissaient dans son esprit. Il ne voulait pas croire à la culpabilité de son maître.
" Enfin, que voulez-vous de moi ? dit-il à l'agent de police, en se contenant par un suprême effort.
- Voici, répondit Fix. J'ai filé le sieur Fogg jusqu'ici, mais je n'ai pas encore reçu le mandat d'arrestation, que j'ai demandé à Londres. Il faut donc que vous m'aidiez à retenir à Hong-Kong...
- Moi ! que je...
- Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promise par la Banque d'Angleterre !
- Jamais ! " répondit Passepartout, qui voulut se lever et retomba, sentant sa raison et ses forces lui échapper à la fois.
" Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien même tout ce que vous m'avez dit serait vrai... quand mon maître serait le voleur que vous cherchez... ce que je nie... j'ai été... je suis à son service... je l'ai vu bon et généreux... Le trahir... jamais... non, pour tout l'or du monde... Je suis d'un village où l'on ne mange pas de ce pain-là!...
- Vous refusez ?
- Je refuse.
- Mettons que je n'ai rien dit, répondit Fix, et buvons.
- Oui, buvons ! "
Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l'ivresse. Fix, comprenant qu'il fallait à tout prix le séparer de son maître, voulut l'achever. Sur la table se trouvaient quelques pipes chargées d'opium. Fix en glissa une dans la main de Passepartout, qui la prit, la porta à ses lèvres, l'alluma, respira quelques bouffées, et retomba, la tête alourdie sous l'influence du narcotique.
" Enfin, dit Fix en voyant Passepartout anéanti, le sieur Fogg ne sera pas prévenu à temps du départ du Carnatic, et s'il part, du moins partira-t-il sans ce maudit Français ! "
Puis il sortit, après avoir payé la dépense.
Chapitre XX
DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG
Pendant cette scène qui allait peut-être compromettre si gravement son avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se promenait dans les rues de la ville anglaise. Depuis que Mrs. Aouda avait accepté son offre de la conduire jusqu'en Europe, il avait dû songer à tous les détails que comporte un aussi long voyage. Qu'un Anglais comme lui fît le tour du monde un sac à la main, passe encore ; mais une femme ne pouvait entreprendre une pareille traversée dans ces conditions. De là, nécessité d'acheter les vêtements et objets nécessaires au voyage. Mr. Fogg s'acquitta de sa tâche avec le calme qui le caractérisait, et à toutes les excuses ou objections de la jeune veuve, confuse de tant de complaisance :
" C'est dans l'intérêt de mon voyage, c'est dans mon programme ", répondait-il invariablement.
Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentrèrent à l'hôtel et dînèrent à la table d'hôte, qui était somptueusement servie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatiguée, remonta dans son appartement, après avoir " à l'anglaise " serré la main de son imperturbable sauveur.
L'honorable gentleman, lui, s'absorba pendant toute la soirée dans la lecture du Times et de l'Illustrated London News.
S'il avait été homme à s'étonner de quelque chose, c'eût été de ne point voir apparaître son domestique à l'heure du coucher. Mais, sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter Hong-Kong avant le lendemain matin, il ne s'en préoccupa pas autrement. Le lendemain, Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr. Fogg.
Ce que pensa l'honorable gentleman en apprenant que son domestique n'était pas rentré à l'hôtel nul n'aurait pu le dire. Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit prévenir Mrs. Aouda, et envoya chercher un palanquin.
Il était alors huit heures, et la pleine mer, dont le Carnatic devait profiter pour sortir des passes, était indiquée pour neuf heures et demie.
Lorsque le palanquin fut arrivé à la porte de l'hôtel, Mr. Fogg et Mrs. Aouda montèrent dans ce confortable véhicule, et les bagages suivirent derrière sur une brouette.
Une demi-heure plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai d'embarquement, et là Mr. Fogg apprenait que le Carnatic était parti depuis la veille.
Mr. Fogg, qui comptait trouver, à la fois, et le paquebot et son domestique, en était réduit à se passer de l'un et de l'autre. Mais aucune marque de désappointement ne parut sur son visage, et comme Mrs. Aouda le regardait avec inquiétude, il se contenta de répondre :
" C'est un incident, madame, rien de plus. "
En ce moment, un personnage qui l'observait avec attention s'approcha de lui. C'était l'inspecteur Fix, qui le salua et lui dit :
" N'êtes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers du Rangoon, arrivé hier ?
- Oui, monsieur, répondit froidement Mr. Fogg, mais je n'ai pas l'honneur...
- Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique.
- Savez-vous où il est, monsieur ? demanda vivement la jeune femme.
- Quoi ! répondit Fix, feignant la surprise, n'est-il pas avec vous ?
- Non, répondit Mrs. Aouda. Depuis hier, il n'a pas reparu. Se serait-il embarqué sans nous à bord du Carnatic ?
- Sans vous, madame ?... répondit l'agent. Mais, excusez ma question, vous comptiez donc partir sur ce paquebot ?
- Oui, monsieur.
- Moi aussi, madame, et vous me voyez très désappointé. Le Carnatic, ayant terminé ses réparations, a quitté Hong-Kong douze heures plus tôt sans prévenir personne, et maintenant il faudra attendre huit jours le prochain départ ! "
En prononçant ces mots : " huit jours ", Fix sentait son coeur bondir de joie. Huit jours ! Fogg retenu huit jours à Hong-Kong ! On aurait le temps de recevoir le mandat d'arrêt. Enfin, la chance se déclarait pour le représentant de la loi.
Que l'on juge donc du coup d'assommoir qu'il reçut, quand il entendit Phileas Fogg dire de sa voix calme :
" Mais il y a d'autres navires que le Carnatic, il me semble, dans le port de Hong-Kong. "
Et Mr. Fogg, offrant son bras à Mrs. Aouda, se dirigea vers les docks à la recherche d'un navire en partance.
Fix, abasourdi, suivait. On eût dit qu'un fil le rattachait à cet homme.
Toutefois, la chance sembla véritablement abandonner celui qu'elle avait si bien servi jusqu'alors. Phileas Fogg, pendant trois heures, parcourut le port en tous sens, décidé, s'il le fallait, à fréter un bâtiment pour le transporter à Yokohama ; mais il ne vit que des navires en chargement ou en déchargement, et qui, par conséquent, ne pouvaient appareiller. Fix se reprit à espérer.
Cependant Mr. Fogg ne se déconcertait pas, et il allait continuer ses recherches, dût-il pousser jusqu'à Macao, quand il fut accosté par un marin sur l'avant-port.
" Votre Honneur cherche un bateau ? lui dit le marin en se découvrant.
- Vous avez un bateau prêt à partir demanda Mr. Fogg.
- Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote n° 43, le meilleur de la flottille.
- Il marche bien ?
- Entre huit et neuf milles, au plus près. Voulez-vous le voir ?
- Oui.
- Votre Honneur sera satisfait. Il s'agit d'une promenade en mer ?
- Non. D'un voyage.
- Un voyage ?
- Vous chargez-vous de me conduire à Yokohama ? "
Le marin, à ces mots, demeura les bras ballants, les yeux écarquillés.
" Votre Honneur veut rire ? dit-il.
- Non ! j'ai manqué le départ du Carnatic, et il faut que je sois le 14, au plus tard, à Yokohama, pour prendre le paquebot de San Francisco.
- Je le regrette, répondit le pilote, mais c'est impossible.
- Je vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de deux cents livres si j'arrive à temps.
- C'est sérieux ? demanda le pilote.
- Très sérieux ", répondit Mr. Fogg.
Le pilote s'était retiré à l'écart. Il regardait la mer, évidemment combattu entre le désir de gagner une somme énorme et la crainte de s'aventurer si loin. Fix était dans des transes mortelles.
Pendant ce temps, Mr. Fogg s'était retourné vers Mrs. Aouda.
" Vous n'aurez pas peur, madame ? lui demanda-t-il.
- Avec vous, non, monsieur Fogg ", répondit la jeune femme.
Le pilote s'était de nouveau avancé vers le gentleman, et tournait son chapeau entre ses mains.
" Eh bien, pilote ? dit Mr. Fogg.
- Eh bien, Votre Honneur, répondit le pilote, je ne puis risquer ni mes hommes, ni moi, ni vous-même, dans une si longue traversée sur un bateau de vingt tonneaux à peine, et à cette époque de l'année. D'ailleurs, nous n'arriverions pas à temps, car il y a seize cent cinquante milles de Hong-Kong à Yokohama.
- Seize cents seulement, dit Mr. Fogg.
- C'est la même chose. "
Fix respira un bon coup d'air.
" Mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-être moyen de s'arranger autrement. "
Fix ne respira plus.
" Comment ? demanda Phileas Fogg.
- En allant à Nagasaki, l'extrémité sud du Japon, onze cents milles, ou seulement à Shangaï, à huit cents milles de Hong-Kong. Dans cette dernière traversée, on ne s'éloignerait pas de la côte chinoise, ce qui serait un grand avantage, d'autant plus que les courants y portent au nord.
- Pilote, répondit Phileas Fogg, c'est à Yokohama que je dois prendre la malle américaine, et non à Shangaï ou à Nagasaki.
- Pourquoi pas ? répondit le pilote. Le paquebot de San Francisco ne part pas de Yokohama. Il fait escale à Yokohama et à Nagasaki, mais son port de départ est Shangaï.
- Vous êtes certain de ce vous dites ?
- Certain.
- Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaï ?
- Le 11, à sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours devant nous. Quatre jours, c'est quatre-vingt-seize heures, et avec une moyenne de huit milles à l'heure, si nous sommes bien servis, si le vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous pouvons enlever les huit cents milles qui nous séparent de Shangaï.
- Et vous pourriez partir ?...
- Dans une heure. Le temps d'acheter des vivres et d'appareiller.
- Affaire convenue... Vous êtes le patron du bateau ?
- Oui, John Bunsby, patron de la Tankadère.
- Voulez-vous des arrhes ?
- Si cela ne désoblige pas Votre Honneur.
- Voici deux cents livres à compte... Monsieur, ajouta Phileas Fogg en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter...
- Monsieur, répondit résolument Fix, j'allais vous demander cette faveur.
- Bien. Dans une demi-heure nous serons à bord.
- Mais ce pauvre garçon... dit Mrs. Aouda, que la disparition de Passepartout préoccupait extrêmement.
- Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire ", répondit Phileas Fogg.
Et, tandis que Fix, nerveux, fiévreux, rageant, se rendait au bateau-pilote, tous deux se dirigèrent vers les bureaux de la police de Hong-Kong. Là, Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout, et laissa une somme suffisante pour le rapatrier. Même formalité fut remplie chez l'agent consulaire français, et le palanquin, après avoir touché à l'hôtel, où les bagages furent pris, ramena les voyageurs à l'avant-port.
Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote n° 43, son équipage à bord, ses vivres embarqués, était prêt à appareiller.
C'était une charmante petite goélette de vingt tonneaux que la Tankadère, bien pincée de l'avant, très dégagée dans ses façons, très allongée dans ses lignes d'eau. On eût dit un yacht de course. Ses cuivres brillants, ses ferrures galvanisées, son pont blanc comme de l'ivoire, indiquaient que le patron John Bunsby s'entendait à la tenir en bon état. Ses deux mâts s'inclinaient un peu sur l'arrière. Elle portait brigantine, misaine, trinquette, focs, flèches, et pouvait gréer une fortune pour le vent arrière. Elle devait merveilleusement marcher, et, de fait, elle avait déjà gagné plusieurs prix dans les " matches " de bateaux-pilotes.
L'équipage de la Tankadère se composait du patron John Bunsby et de quatre hommes. C'étaient de ces hardis marins qui, par tous les temps, s'aventurent à la recherche des navires, et connaissent admirablement ces mers. John Bunsby, un homme de quarante-cinq ans environ, vigoureux, noir de hâle, le regard vif, la figure énergique, bien d'aplomb, bien à son affaire, eût inspiré confiance aux plus craintifs.
Phileas Fogg et Mrs. Aouda passèrent à bord. Fix s'y trouvait déjà. Par le capot d'arrière de la goélette, on descendait dans une chambre carrée, dont les parois s'évidaient en forme de cadres, au dessus d'un divan circulaire. Au milieu, une table éclairée par une lampe de roulis. C'était petit, mais propre.
" Je regrette de n'avoir pas mieux à vous offrir ", dit Mr. Fogg à Fix, qui s'inclina sans répondre.
L'inspecteur de police éprouvait comme une sorte d'humiliation à profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg.
" A coup sûr, pensait-il, c'est un coquin fort poli, mais c'est un coquin ! "
A trois heures dix minutes, les voiles furent hissées. Le pavillon d'Angleterre battait à la corne de la goélette. Les passagers étaient assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aouda jetèrent un dernier regard sur le quai, afin de voir si Passepartout n'apparaîtrait pas.
Fix n'était pas sans appréhension, car le hasard aurait pu conduire en cet endroit même le malheureux garçon qu'il avait si indignement traité, et alors une explication eût éclaté, dont le détective ne se fût pas tiré à son avantage. Mais le Français ne se montra pas, et, sans doute, l'abrutissant narcotique le tenait encore sous son influence.
Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la Tankadère, prenant le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs, s'élança en bondissant sur les flots.
Chapitre XXI
OÙ LE PATRON DE LA " TANKADÈRE" RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX CENTS LIVRES
C'était une aventureuse expédition que cette navigation de huit cents milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout à cette époque de l'année. Elles sont généralement mauvaises, ces mers de la Chine, exposées à des coups de vent terribles, principalement pendant les équinoxes, et on était encore aux premiers jours de novembre.
C'eût été, bien évidemment, l'avantage du pilote de conduire ses passagers jusqu'à Yokohama, puisqu'il était payé tant par jour. Mais son imprudence aurait été grande de tenter une telle traversée dans ces conditions, et c'était déjà faire acte d'audace, sinon de témérité, que de remonter jusqu'à Shangaï. Mais John Bunsby avait confiance en sa Tankadère, qui s'élevait à la lame comme une mauve, et peut-être n'avait-il pas tort.
Pendant les dernières heures de cette journée, la Tankadère navigua dans les passes capricieuses de Hong-Kong, et sous toutes les allures, au plus près ou vent arrière, elle se comporta admirablement.
" Je n'ai pas besoin, pilote, dit Phileas Fogg au moment où la goélette donnait en pleine mer, de vous recommander toute la diligence possible.
- Que Votre Honneur s'en rapporte à moi, répondit John Bunsby. En fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de porter. Nos flèches n'y ajouteraient rien, et ne serviraient qu'à assommer l'embarcation en nuisant à sa marche.
- C'est votre métier, et non le mien, pilote, et je me fie à vous. "
Phileas Fogg, le corps droit, les jambes écartées, d'aplomb comme un marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La jeune femme, assise à l'arrière, se sentait émue en contemplant cet océan, assombri déjà par le crépuscule, qu'elle bravait sur une frêle embarcation. Au-dessus de sa tête se déployaient les voiles blanches, qui l'emportaient dans l'espace comme de grandes ailes. La goélette, soulevée par le vent, semblait voler dans l'air.
La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et son insuffisante lumière devait s'éteindre bientôt dans les brumes de l'horizon. Des nuages chassaient de l'est et envahissaient déjà une partie du ciel.
Le pilote avait disposé ses feux de position, - précaution indispensable à prendre dans ces mers très fréquentées aux approches des atterrages. Les rencontres de navires n'y étaient pas rares, et, avec la vitesse dont elle était animée, la goélette se fût brisée au moindre choc.
Fix rêvait à l'avant de l'embarcation. Il se tenait à l'écart, sachant Fogg d'un naturel peu causeur. D'ailleurs, il lui répugnait de parler à cet homme, dont il acceptait les services. Il songeait aussi à l'avenir. Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne s'arrêterait pas à Yokohama, qu'il prendrait immédiatement le paquebot de San Francisco afin d'atteindre l'Amérique, dont la vaste étendue lui assurerait l'impunité avec la sécurité. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple.
Au lieu de s'embarquer en Angleterre pour les États-Unis, comme un coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traversé les trois quarts du globe, afin de gagner plus sûrement le continent américain, où il mangerait tranquillement le million de la Banque, après avoir dépisté la police. Mais une fois sur la terre de l'Union, que ferait Fix ? Abandonnerait-il cet homme ? Non, cent fois non ! et jusqu'à ce qu'il eût obtenu un acte d'extradition, il ne le quitterait pas d'une semelle. C'était son devoir, et il l'accomplirait jusqu'au bout. En tout cas, une circonstance heureuse s'était produite : Passepartout n'était plus auprès de son maître, et surtout, après les confidences de Fix, il était important que le maître et le serviteur ne se revissent jamais.
Phileas Fogg, lui, n'était pas non plus sans songer à son domestique, si singulièrement disparu. Toutes réflexions faites, il ne lui sembla pas impossible que, par suite d'un malentendu, le pauvre garçon ne se fût embarqué sur le Carnatic, au dernier moment. C'était aussi l'opinion de Mrs. Aouda, qui regrettait profondément cet honnête serviteur, auquel elle devait tant. Il pouvait donc se faire qu'on le retrouvât à Yokohama, et, si le Carnatic l'y avait transporté, il serait aisé de le savoir.
Vers dix heures, la brise vint à fraîchir. Peut-être eût-il été prudent de prendre un ris, mais le pilote, après avoir soigneusement observé l'état du ciel, laissa la voilure telle qu'elle était établie. D'ailleurs, la Tankadère portait admirablement la toile, ayant un grand tirant d'eau, et tout était paré à amener rapidement, en cas de grain.
A minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine. Fix les y avait précédés, et s'était étendu sur l'un des cadres. Quant au pilote et à ses hommes, ils demeurèrent toute la nuit sur le pont.
Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goélette avait fait plus de cent milles. Le loch, souvent jeté, indiquait que la moyenne de sa vitesse était entre huit et neuf milles. La Tankadère avait du largue dans ses voiles qui portaient toutes et elle obtenait, sous cette allure, son maximum de rapidité. Si le vent tenait dans ces conditions, les chances étaient pour elle.
La Tankadère, pendant toute cette journée, ne s'éloigna pas sensiblement de la côte, dont les courants lui étaient favorables. Elle l'avait à cinq milles au plus par sa hanche de bâbord, et cette côte, irrégulièrement profilée, apparaissait parfois à travers quelques éclaircies. Le vent venant de terre, la mer était moins forte par là même : circonstance heureuse pour la goélette, car les embarcations d'un petit tonnage souffrent surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui " les tue ", pour employer l'expression maritime.
Vers midi, la brise mollit un peu et hâla le sud-est. Le pilote fit établir les flèches ; mais au bout de deux heures, il fallut les amener, car le vent fraîchissait à nouveau.
Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement réfractaires au mal de mer, mangèrent avec appétit les conserves et le biscuit du bord. Fix fut invité à partager leur repas et dut accepter, sachant bien qu'il est aussi nécessaire de lester les estomacs que les bateaux, mais cela le vexait ! Voyager aux frais de cet homme, se nourrir de ses propres vivres, il trouvait à cela quelque chose de peu loyal. Il mangea cependant, - sur le pouce, il est vrai, - mais enfin il mangea.
Toutefois, ce repas terminé, il crut devoir prendre le sieur Fogg à part, et il lui dit :
" Monsieur... "
Ce " monsieur "lui écorchait les lèvres, et il se retenait pour ne pas mettre la main au collet de ce " monsieur "!
" Monsieur, vous avez été fort obligeant en m'offrant passage à votre bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pas d'agir aussi largement que vous, j'entends payer ma part...
- Ne parlons pas de cela, monsieur, répondit Mr. Fogg.
- Mais si, je tiens...
- Non, monsieur, répéta Fogg d'un ton qui n'admettait pas de réplique. Cela entre dans les frais généraux ! "
Fix s'inclina, il étouffait, et, allant s'étendre sur l'avant de la goélette, il ne dit plus un mot de la journée.
Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir. Plusieurs fois il dit à Mr. Fogg qu'on arriverait en temps voulu à Shangaï. Mr. Fogg répondit simplement qu'il y comptait. D'ailleurs, tout l'équipage de la petite goélette y mettait du zèle. La prime affriolait ces braves gens. Aussi, pas une écoute qui ne fût consciencieusement raidie ! Pas une voile qui ne fût vigoureusement étarquée ! Pas une embardée que l'on pût reprocher à l'homme de barre ! On n'eût pas manoeuvré plus sévèrement dans une régate du Royal-Yacht-Club.
Le soir, le pilote avait relevé au loch un parcours de deux cent vingt milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait espérer qu'en arrivant à Yokohama, il n'aurait aucun retard à inscrire à son programme. Ainsi donc, le premier contretemps sérieux qu'il eût éprouvé depuis son départ de Londres ne lui causerait probablement aucun préjudice.
Pendant la nuit, vers les premières heures du matin, la Tankadère entrait franchement dans le détroit de Fo-Kien, qui sépare la grande île Formose de la côte chinoise, et elle coupait le tropique du Cancer. La mer était très dure dans ce détroit, plein de remous formés par les contre-courants. La goélette fatigua beaucoup. Les lames courtes brisaient sa marche. Il devint très difficile de se tenir debout sur le pont.
Avec le lever du jour, le vent fraîchit encore. Il y avait dans le ciel l'apparence d'un coup de vent. Du reste, le baromètre annonçait un changement prochain de l'atmosphère ; sa marche diurne était irrégulière, et le mercure oscillait capricieusement. On voyait aussi la mer se soulever vers le sud-est en longues houles " qui sentaient la tempête ". La veille, le soleil s'était couché dans une brume rouge, au milieu des scintillations phosphorescentes de l'océan.
Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura entre ses dents des choses peu intelligibles. A un certain moment, se trouvant près de son passager :
" On peut tout dire à Votre Honneur ? dit-il à voix basse.
- Tout, répondit Phileas Fogg.
- Eh bien, nous allons avoir un coup de vent.
- Viendra-t-il du nord ou du sud ? demanda simplement Mr. Fogg.
- Du sud. Voyez. C'est un typhon qui se prépare !
- Va pour le typhon du sud, puisqu'il nous poussera du bon côté, répondit Mr. Fogg.
- Si vous le prenez comme cela, répliqua le pilote, je n'ai plus rien à dire ! "
Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. A une époque moins avancée de l'année, le typhon, suivant l'expression d'un célèbre météorologiste, se fût écoulé comme une cascade lumineuse de flammes électriques, mais en équinoxe hiver il était à craindre qu'il ne se déchaînât avec violence.
Le pilote prit ses précautions par avance. Il fit serrer toutes les voiles de la goélette et amener les vergues sur le pont. Les mots de flèche furent dépassés. On rentra le bout-dehors. Les panneaux furent condamnés avec soin. Pas une goutte d'eau ne pouvait, dès lors, pénétrer dans la coque de l'embarcation. Une seule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut hissé en guise de trinquette, de manière à maintenir la goélette vent arrière. Et on attendit.
John Bunsby avait engagé ses passagers à descendre dans la cabine ; mais, dans un étroit espace, à peu près privé d'air, et par les secousses de la houle, cet emprisonnement n'avait rien d'agréable. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-même ne consentirent à quitter le pont.
Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba à bord. Rien qu'avec son petit morceau de toile, la Tankadère fut enlevée comme une plume par ce vent dont on ne saurait donner une idée exacte, quand il souffle en tempête. Comparer sa vitesse à la quadruple vitesse d'une locomotive lancée à toute vapeur, ce serait rester au-dessous de la vérité.
Pendant toute la journée, l'embarcation courut ainsi vers le nord, emportée par les lames monstrueuses, en conservant heureusement une rapidité égale à la leur. Vingt fois elle faillit être coiffée par une de ces montagnes d'eau qui se dressaient à l'arrière ; mais un adroit coup de barre, donné par le pilote, parait la catastrophe. Les passagers étaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu'ils recevaient philosophiquement. Fix maugréait sans doute, mais l'intrépide Aouda, les yeux fixés sur son compagnon, dont elle ne pouvait qu'admirer le sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la tourmente à ses côtés. Quant à Phileas Fogg, il semblait que ce typhon fût partie de son programme.
Jusqu'alors la Tankadère avait toujours fait route au nord ; mais vers le soir, comme on pouvait le craindre, le vent, tournant de trois quarts, hâla le nord-ouest. La goélette, prêtant alors le flanc à la lame, fut effroyablement secouée. La mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer, quand on ne sait pas avec quelle solidité toutes les parties d'un bâtiment sont reliées entre elles.
Avec la nuit, la tempête s'accentua encore. En voyant l'obscurité se faire, et avec l'obscurité s'accroître la tourmente, John Bunsby ressentit de vives inquiétudes. Il se demanda s'il ne serait pas temps de relâcher, et il consulta son équipage.
Ses hommes consultés, John Bunsby s'approcha de Mr. Fogg, et lui dit :
" Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des ports de la côte.
- Je le crois aussi, répondit Phileas Fogg.
- Ah ! fit le pilote, mais lequel ?
- Je n'en connais qu'un, répondit tranquillement Mr. Fogg.
- Et c'est !...
- Shangaï. "
Cette réponse, le pilote fut d'abord quelques instants sans comprendre ce qu'elle signifiait, ce qu'elle renfermait d'obstination et de ténacité. Puis il s'écria :
" Eh bien, oui ! Votre Honneur a raison. A Shangaï ! "
Et la direction de la Tankadère fut imperturbablement maintenue vers le nord.
Nuit vraiment terrible ! Ce fut un miracle si la petite goélette ne chavira pas. Deux fois elle fut engagée, et tout aurait été enlevé à bord, si les saisines eussent manqué. Mrs. Aouda était brisée, mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus d'une fois Mr. Fogg dut se précipiter vers elle pour la protéger contre la violence des lames.
Le jour reparut. La tempête se déchaînait encore avec une extrême fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. C'était une modification favorable, et la Tankadère fit de nouveau route sur cette mer démontée, dont les lames se heurtaient alors à celles que provoquait la nouvelle aire du vent. De là un choc de contre-houles qui eût écrasé une embarcation moins solidement construite.
De temps en temps on apercevait la côte à travers les brumes déchirées, mais pas un navire en vue. La Tankadère était seule à tenir la mer.
A midi, il y eut quelques symptômes d'accalmie, qui, avec l'abaissement du soleil sur l'horizon, se prononcèrent plus nettement.
Le peu de durée de la tempête tenait à sa violence même. Les passagers, absolument brisés, purent manger un peu et prendre quelque repos.
La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit rétablir ses voiles au bas ris. La vitesse de l'embarcation fut considérable. Le lendemain, 11, au lever du jour, reconnaissance faite de la côte, John Bunsby put affirmer qu'on n'était pas à cent milles de Shangaï.
Cent milles, et il ne restait plus que cette journée pour les faire ! C'était le soir même que Mr. Fogg devait arriver à Shangaï, s'il ne voulait pas manquer le départ du paquebot de Yokohama. Sans cette tempête, pendant laquelle il perdit plusieurs heures, il n'eût pas été en ce moment à trente milles du port.
La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer tombait avec elle. La goélette se couvrit de toile. Flèches, voiles d'étais, contre-foc, tout portait, et la mer écumait sous l'étrave.
A midi, la Tankadère n'était pas à plus de quarante-cinq milles de Shangaï. Il lui restait six heures encore pour gagner ce port avant le départ du paquebot de Yokohama.
Les craintes furent vives à bord. On voulait arriver à tout prix. Tous - Phileas Fogg excepté sans doute - sentaient leur coeur battre d'impatience. Il fallait que la petite goélette se maintint dans une moyenne de neuf milles à l'heure, et le vent mollissait toujours ! C'était une brise irrégulière, des bouffées capricieuses venant de la côte. Elles passaient, et la mer se déridait aussitôt après leur passage.
Cependant l'embarcation était si légère, ses voiles hautes, d'un fin tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le courant aidant, à six heures, John Bunsby ne comptait plus que dix milles jusqu'à la rivière de Shangaï, car la ville elle-même est située à une distance de douze milles au moins au-dessus de l'embouchure.
A sept heures, on était encore à trois milles de Shangaï. Un formidable juron s'échappa des lèvres du pilote... La prime de deux cents livres allait évidemment lui échapper. Il regarda Mr. Fogg. Mr. Fogg était impassible, et cependant sa fortune entière se jouait à ce moment...
A ce moment aussi, un long fuseau noir, couronné d'un panache de fumée, apparut au ras de l'eau. C'était le paquebot américain, qui sortait à l'heure réglementaire.
" Malédiction ! s'écria John Bunsby, qui repoussa la barre d'un bras désespéré.
- Des signaux ! " dit simplement Phileas Fogg. Un petit canon de bronze s'allongeait à l'avant de la Tankadère. Il servait à faire des signaux par les temps de brume.
Le canon fut chargé jusqu'à la gueule, mais au moment où le pilote allait appliquer un charbon ardent sur la lumière :
" Le pavillon en berne ", dit Mr. Fogg.
Le pavillon fut amené à mi-mât. C'était un signal de détresse, et l'on pouvait espérer que le paquebot américain, l'apercevant, modifierait un instant sa route pour rallier l'embarcation.
" Feu ! " dit Mr. Fogg.
Et la détonation du petit canon de bronze éclata dans l'air.
Chapitre XXII
OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE
Le Carnatic ayant quitté Hong-Kong, le 7 novembre, à six heures et demie du soir, se dirigeait à toute vapeur vers les terres du Japon. Il emportait un plein chargement de marchandises et de passagers. Deux cabines de l'arrière restaient inoccupées. C'étaient celles qui avaient été retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg.
Le lendemain matin, les hommes de l'avant pouvaient voir, non sans quelque surprise, un passager, l'oeil à demi hébété, la démarche branlante, la tête ébouriffée, qui sortait du capot des secondes et venait en titubant s'asseoir sur une drome.
Ce passager, c'était Passepartout en personne. Voici ce qui était arrivé.
Quelques instants après que Fix eut quitté la tabagie, deux garçons avaient enlevé Passepartout profondément endormi, et l'avaient couché sur le lit réservé aux fumeurs. Mais trois heures plus tard, Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idée fixe, se réveillait et luttait contre l'action stupéfiante du narcotique. La pensée du devoir non accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce lit d'ivrognes, et trébuchant, s'appuyant aux murailles, tombant et se relevant, mais toujours et irrésistiblement poussé par une sorte d'instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un rêve : " Le Carnatic ! le Carnatic ! "
Le paquebot était là fumant, prêt à partir. Passepartout n'avait que quelques pas à faire. Il s'élança sur le pont volant, il franchit la coupée et tomba inanimé à l'avant, au moment où le Carnatic larguait ses amarres.
Quelques matelots, en gens habitués à ces sortes de scènes, descendirent le pauvre garçon dans une cabine des secondes, et Passepartout ne se réveilla que le lendemain matin, à cent cinquante milles des terres de la Chine.
Voilà donc pourquoi, ce matin-là, Passepartout se trouvait sur le pont du Carnatic, et venait humer à pleine gorgées les fraîches brises de la mer. Cet air pur le dégrisa. Il commença à rassembler ses idées et n'y parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappela les scènes de la veille, les confidences de Fix, la tabagie, etc.
" Il est évident, se dit-il, que j'ai été abominablement grisé ! Que va dire Mr. Fogg ? En tout cas, je n'ai pas manqué le bateau, et c'est le principal. "
Puis, songeant à Fix :
" Pour celui-là, se dit-il, j'espère bien que nous en sommes débarrassés, et qu'il n'a pas osé, après ce qu'il m'a proposé, nous suivre sur le Carnatic. Un inspecteur de police, un détective aux trousses de mon maître, accusé de ce vol commis à la Banque d'Angleterre ! Allons donc ! Mr. Fogg est un voleur comme je suis un assassin ! "
Passepartout devait-il raconter ces choses à son maître ? Convenait-il de lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette affaire ? Ne ferait-il pas mieux d'attendre son arrivée à Londres, pour lui dire qu'un agent de la police métropolitaine l'avait filé autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui, sans doute. En tout cas, question à examiner. Le plus pressé, c'était de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agréer ses excuses pour cette inqualifiable conduite.
Passepartout se leva donc. La mer était houleuse, et le paquebot roulait fortement. Le digne garçon, aux jambes peu solides encore, gagna tant bien que mal l'arrière du navire.
Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblât ni à son maître, ni à Mrs. Aouda.
" Bon, fit-il, Mrs. Aouda est encore couchée à cette heure. Quant à Mr. Fogg, il aura trouvé quelque joueur de whist, et suivant son habitude... "
Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n'y était pas. Passepartout n'avait qu'une chose à faire : c'était de demander au purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser lui répondit qu'il ne connaissait aucun passager de ce nom.
" Pardonnez-moi, dit Passepartout en insistant. Il s'agit d'un gentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagné d'une jeune dame...
- Nous n'avons pas de jeune dame à bord, répondit le purser. Au surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter. "
Passepartout consulta la liste... Le nom de son maître n'y figurait pas.
Il eut comme un éblouissement. Puis une idée lui traversa le cerveau.
" Ah çà ! je suis bien sur le Carnatic ? s'écria-t-il.
- Oui, répondit le purser.
- En route pour Yokohama ?
- Parfaitement. "
Passepartout avait eu un instant cette crainte de s'être trompé de navire ! Mais s'il était sur le Carnatic, il était certain que son maître ne s'y trouvait pas.
Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C'était un coup de foudre. Et, soudain, la lumière se fit en lui. Il se rappela que l'heure du départ du Carnatic avait été avancée, qu'il devait prévenir son maître, et qu'il ne l'avait pas fait ! C'était donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manqué ce départ !
Sa faute, oui, mais plus encore celle du traître qui, pour le séparer de son maître, pour retenir celui-ci à Hong-Kong, l'avait enivré! Car il comprit enfin la manoeuvre de l'inspecteur de police. Et maintenant, Mr. Fogg, à coup sûr ruiné, son pari perdu, arrêté, emprisonné peut-être !... Passepartout, à cette pensée, s'arracha les cheveux. Ah ! si jamais Fix lui tombait sous la main, quel règlement de comptes !
Enfin, après le premier moment d'accablement, Passepartout reprit son sang-froid et étudia la situation. Elle était peu enviable. Le Français se trouvait en route pour le Japon. Certain d'y arriver, comment en reviendrait-il ? Il avait la poche vide. Pas un shilling, pas un penny ! Toutefois, son passage et sa nourriture à bord étaient payés d'avance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti. S'il mangea et but pendant cette traversée, cela ne saurait se décrire. Il mangea pour son maître, pour Mrs. Aouda et pour lui-même. Il mangea comme si le Japon, où il allait aborder, eût été un pays désert, dépourvu de toute substance comestible.
Le 13, à la marée du matin, le Carnatic entrait dans le port de Yokohama.
Ce point est une relâche importante du Pacifique, où font escale tous les steamers employés au service de la poste et des voyageurs entre l'Amérique du Nord, la Chine, le Japon et les îles de la Malaisie. Yokohama est située dans la baie même de Yeddo, à peu de distance de cette immense ville, seconde capitale de l'empire japonais, autrefois résidence du taïkoun, du temps que cet empereur civil existait, et rivale de Meako, la grande cité qu'habite le mikado, empereur ecclésiastique, descendant des dieux.
Le Carnatic vint se ranger au quai de Yokohama, près des jetées du port et des magasins de la douane, au milieu de nombreux navires appartenant à toutes les nations.
Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette terre si curieuse des Fils du Soleil. Il n'avait rien de mieux à faire que de prendre le hasard pour guide, et d'aller à l'aventure par les rues de la ville.
Passepartout se trouva d'abord dans une cité absolument européenne, avec des maisons à basses façades, ornées de vérandas sous lesquelles se développaient d'élégants péristyles, et qui couvrait de ses rues, de ses places, de ses docks, de ses entrepôts, tout l'espace compris depuis le promontoire du Traité jusqu'à la rivière. Là, comme à Hong-Kong, comme à Calcutta, fourmillait un pêle-mêle de gens de toutes races, Américains, Anglais, Chinois, Hollandais, marchands prêts à tout vendre et à tout acheter, au milieu desquels le Français se trouvait aussi étranger que s'il eût été jeté au pays des Hottentots.
Passepartout avait bien une ressource : c'était de se recommander près des agents consulaires français ou anglais établis à Yokohama ; mais il lui répugnait de raconter son histoire, si intimement mêlée à celle de son maître, et avant d'en venir là, il voulait avoir épuisé toutes les autres chances.
Donc, après avoir parcouru la partie européenne de la ville, sans que le hasard l'eût en rien servi, il entra dans la partie japonaise, décidé, s'il le fallait, à pousser jusqu'à Yeddo.
Cette portion indigène de Yokohama est appelée Benten, du nom d'une déesse de la mer, adorée sur les îles voisines. Là se voyaient d'admirables allées de sapins et de cèdres, des portes sacrées d'une architecture étrange, des ponts enfouis au milieu des bambous et des roseaux, des temples abrités sous le couvert immense et mélancolique des cèdres séculaires, des bonzeries au fond desquelles végétaient les prêtres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius, des rues interminables où l'on eût pu recueillir une moisson d'enfants au teint rose et aux joues rouges, petits bonshommes qu'on eût dit découpés dans quelque paravent indigène, et qui se jouaient au milieu de caniches à jambes courtes et de chats jaunâtres, sans queue, très paresseux et très caressants.
Dans les rues, ce n'était que fourmillement, va-et-vient incessant : bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, à chapeaux pointus incrustés de laque et portant deux sabres à leur ceinture, soldats vêtus de cotonnades bleues à raies blanches et armés de fusil à percussion, hommes d'armes du mikado, ensachés dans leur pourpoint de soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre d'autres militaires de toutes conditions, - car, au Japon, la profession de soldat est autant estimée qu'elle est dédaignée en Chine. Puis, des frères quêteurs, des pèlerins en longues robes, de simples civils, chevelure lisse et d'un noir d'ébène, tête grosse, buste long, jambes grêles, taille peu élevée, teint coloré depuis les sombres nuances du cuivre jusqu'au blanc mat, mais jamais jaune comme celui des Chinois, dont les Japonais différent essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les chevaux, les porteurs, les brouettes à voile, les " norimons " à parois de laque, les " cangos " moelleux, véritables litières en bambou, on voyait circuler, à petits pas de leur petit pied, chaussé de souliers de toile, de sandales de paille ou de socques en bois ouvragé, quelques femmes peu jolies, les yeux bridés, la poitrine déprimée, les dents noircies au goût du jour, mais portant avec élégance le vêtement national, le " kirimon ", sorte de robe de chambre croisée d'une écharpe de soie, dont la large ceinture s'épanouissait derrière en un noeud extravagant, - que les modernes Parisiennes semblent avoir emprunté aux Japonaises.
Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette foule bigarrée, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques, les bazars où s'entasse tout le clinquant de l'orfèvrerie japonaise, les " restaurations " ornées de banderoles et de bannières, dans lesquelles il lui était interdit d'entrer, et ces maisons de thé où se boit à pleine tasse l'eau chaude odorante, avec le " saki ", liqueur tirée du riz en fermentation, et ces confortables tabagies où l'on fume un tabac très fin, et non l'opium, dont l'usage est à peu près inconnu au Japon.
Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des immenses rizières. Là s'épanouissaient, avec des fleurs qui jetaient leurs dernières couleurs et leurs derniers parfums, des camélias éclatants, portés non plus sur des arbrisseaux, mais sur des arbres, et, dans les enclos de bambous, des cerisiers, des pruniers, des pommiers, que les indigènes cultivent plutôt pour leurs fleurs que pour leurs fruits, et que des mannequins grimaçants, des tourniquets criards défendent contre le bec des moineaux, des pigeons, des corbeaux et autres volatiles voraces. Pas de cèdre majestueux qui n'abritât quelque grand aigle ; pas de saule pleureur qui ne recouvrît de son feuillage quelque héron mélancoliquement perché sur une patte ; enfin, partout des corneilles, des canards, des éperviers, des oies sauvages, et grand nombre de ces grues que les Japonais traitent de " Seigneuries ", et qui symbolisent pour eux la longévité et le bonheur.
En errant ainsi, Passepartout aperçut quelques violettes entre les herbes :
" Bon ! dit-il, voilà mon souper. "
Mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum.
" Pas de chance ! " pensa-t-il.
Certes, l'honnête garçon avait, par prévision, aussi copieusement déjeuné qu'il avait pu avant de quitter le Carnatic ; mais après une journée de promenade, il se sentit l'estomac très creux. Il avait bien remarqué que moutons, chèvres ou porcs, manquaient absolument aux étalages des bouchers indigènes, et, comme il savait que c'est un sacrilège de tuer les boeufs, uniquement réservés aux besoins de l'agriculture, il en avait conclu que la viande était rare au Japon. Il ne se trompait pas ; mais à défaut de viande de boucherie, son estomac se fût fort accommodé des quartiers de sanglier ou de daim, des perdrix ou des cailles, de la volaille ou du poisson, dont les Japonais se nourrissent presque exclusivement avec le produit des rizières. Mais il dut faire contre fortune bon coeur, et remit au lendemain le soin de pourvoir à sa nourriture.
La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville indigène, et il erra dans les rues au milieu des lanternes multicolores, regardant les groupes de baladins exécuter leurs prestigieux exercices, et les astrologues en plein vent qui amassaient la foule autour de leur lunette. Puis il revit la rade, émaillée des feux de pêcheurs, qui attiraient le poisson à la lueur de résines enflammées.
Enfin les rues se dépeuplèrent. A la foule succédèrent les rondes des yakounines. Ces officiers, dans leurs magnifiques costumes et au milieu de leur suite, ressemblaient à des ambassadeurs, et Passepartout répétait plaisamment, chaque fois qu'il rencontrait quelque patrouille éblouissante :
" Allons, bon ! encore une ambassade japonaise qui part pour l'Europe ! "
Chapitre XXIII
DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE DÉMESURÉMENT
Le lendemain, Passepartout, éreinté, affamé, se dit qu'il fallait manger à tout prix, et que le plus tôt serait le mieux. Il avait bien cette ressource de vendre sa montre, mais il fût plutôt mort de faim. C'était alors le cas ou jamais, pour ce brave garçon, d'utiliser la voix forte, sinon mélodieuse, dont la nature l'avait gratifié.
Il savait quelques refrains de France et d'Angleterre, et il résolut de les essayer. Les Japonais devaient certainement être amateurs de musique, puisque tout se fait chez eux aux sons des cymbales, du tam-tam et des tambours, et ils ne pouvaient qu'apprécier les talents d'un virtuose européen.
Mais peut-être était-il un peu matin pour organiser un concert, et les dilettanti, inopinément réveillés, n'auraient peut-être pas payé le chanteur en monnaie à l'effigie du mikado.
Passepartout se décida donc à attendre quelques heures ; mais, tout en cheminant, il fit cette réflexion qu'il semblerait trop bien vêtu pour un artiste ambulant, et l'idée lui vint alors d'échanger ses vêtements contre une défroque plus en harmonie avec sa position. Cet échange devait, d'ailleurs, produire une soulte, qu'il pourrait immédiatement appliquer à satisfaire son appétit.
Cette résolution prise, restait à l'exécuter. Ce ne fut qu'après de longues recherches que Passepartout découvrit un brocanteur indigène, auquel il exposa sa demande. L'habit européen plut au brocanteur, et bientôt Passepartout sortait affublé d'une vieille robe japonaise et coiffé d'une sorte de turban à côtes, décoloré sous l'action du temps. Mais, en retour, quelques piécettes d'argent résonnaient dans sa poche.
" Bon, pensa-t-il, je me figurerai que nous sommes en carnaval ! "
Le premier soin de Passepartout, ainsi " japonaisé ", fut d'entrer dans une " tea-house " de modeste apparence, et là, d'un reste de volaille et de quelques poignées de riz, il déjeuna en homme pour qui le dîner serait encore un problème à résoudre.
" Maintenant, se dit-il quand il fut copieusement restauré, il s'agit de ne pas perdre la tête. Je n'ai plus la ressource de vendre cette défroque contre une autre encore plus japonaise. Il faut donc aviser au moyen de quitter le plus promptement possible ce pays du Soleil, dont je ne garderai qu'un lamentable souvenir ! "
Passepartout songea alors à visiter les paquebots en partance pour l'Amérique. Il comptait s'offrir en qualité de cuisinier ou de domestique, ne demandant pour toute rétribution que le passage et la nourriture. Une fois à San Francisco, il verrait à se tirer d'affaire. L'important, c'était de traverser ces quatre mille sept cents milles du Pacifique qui s'étendent entre le Japon et le Nouveau Monde.
Passepartout, n'étant point homme à laisser languir une idée, se dirigea vers le port de Yokohama. Mais à mesure qu'il s'approchait des docks, son projet, qui lui avait paru si simple au moment où il en avait eu l'idée, lui semblait de plus en plus inexécutable. Pourquoi aurait-on besoin d'un cuisinier ou d'un domestique à bord d'un paquebot américain, et quelle confiance inspirerait-il, affublé de la sorte ? Quelles recommandations faire valoir ? Quelles références indiquer ?
Comme il réfléchissait ainsi, ses regards tombèrent sur une immense affiche qu'une sorte de clown promenait dans les rues de Yokohama. Cette affiche était ainsi libellée en anglais :
TROUPE JAPONAISE ACROBATIQUE
DE
L'HONORABLE WILLIAM BATULCAR
- -
DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS
Avant leur départ pour les États-Unis d'Amérique
DES
LONGS-NEZ-LONGS-NEZ
SOUS L'INVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU
Grande Attraction !
" Les États-Unis d'Amérique ! s'écria Passepartout, voilà justement mon affaire !... "
Il suivit l'homme-affiche, et, à sa suite, il rentra bientôt dans la ville japonaise. Un quart d'heure plus tard, il s'arrêtait devant une vaste case, que couronnaient plusieurs faisceaux de banderoles, et dont les parois extérieures représentaient, sans perspective, mais en couleurs violentes, toute une bande de jongleurs.
C'était l'établissement de l'honorable Batulcar, sorte de Barnum américain, directeur d'une troupe de saltimbanques, jongleurs, clowns, acrobates, équilibristes, gymnastes, qui, suivant l'affiche, donnait ses dernières représentations avant de quitter l'empire du Soleil pour les États de l'Union.
Passepartout entra sous un péristyle qui précédait la case, et demanda Mr. Batulcar. Mr. Batulcar apparut en personne.
" Que voulez-vous ? dit-il à Passepartout, qu'il prit d'abord pour un indigène.
- Avez-vous besoin d'un domestique ? demanda Passepartout.
- Un domestique, s'écria le Barnum en caressant l'épaisse barbiche grise qui foisonnait sous son menton, j'en ai deux, obéissants, fidèles, qui ne m'ont jamais quitté, et qui me servent pour rien, à condition que je les nourrisse... Et les voilà, ajouta-t-il en montrant ses deux bras robustes, sillonnés de veines grosses comme des cordes de contrebasse.
- Ainsi, je ne puis vous être bon à rien ?
- A rien.
- Diable ! ça m'aurait pourtant fort convenu de partir avec vous.
- Ah çà ! dit l'honorable Batulcar, vous êtes Japonais comme je suis un singe ! Pourquoi donc êtes-vous habillé de la sorte ?
- On s'habille comme on peut !
- Vrai, cela. Vous êtes un Français, vous ?
- Oui, un Parisien de Paris.
- Alors, vous devez savoir faire des grimaces ?
- Ma foi, répondit Passepartout, vexé de voir sa nationalité provoquer cette demande, nous autres Français, nous savons faire des grimaces, c'est vrai, mais pas mieux que les Américains !
- Juste. Eh bien, si je ne vous prends pas comme domestique, je peux vous prendre comme clown. Vous comprenez, mon brave. En France, on exhibe des farceurs étrangers, et à l'étranger, des farceurs français !
- Ah !
- Vous êtes vigoureux, d'ailleurs ?
- Surtout quand je sors de table.
- Et vous savez chanter ?
- Oui, répondit Passepartout, qui avait autrefois fait sa partie dans quelques concerts de rue.
- Mais savez-vous chanter la tête en bas, avec une toupie tournante sur la plante du pied gauche, et un sabre en équilibre sur la plante du pied droit ?
- Parbleu ! répondit Passepartout, qui se rappelait les premiers exercices de son jeune âge.
- C'est que, voyez-vous, tout est là ! " répondit l'honorable Batulcar.
L'engagement fut conclu hic et nunc.
Enfin, Passepartout avait trouvé une position. Il était engagé pour tout faire dans la célèbre troupe japonaise. C'était peu flatteur, mais avant huit jours il serait en route pour San Francisco.
La représentation, annoncée à grand fracas par l'honorable Batulcar, devait commencer à trois heures, et bientôt les formidables instruments d'un orchestre japonais, tambours et tam-tams, tonnaient à la porte. On comprend bien que Passepartout n'avait pu étudier un rôle, mais il devait prêter l'appui de ses solides épaules dans le grand exercice de la " grappe humaine " exécuté par les Longs-Nez du dieu Tingou. Ce " great attraction " de la représentation devait clore la série des exercices.
Avant trois heures, les spectateurs avaient envahi la vaste case. Européens et indigènes, Chinois et Japonais, hommes, femmes et enfants, se précipitaient sur les étroites banquettes et dans les loges qui faisaient face à la scène. Les musiciens étaient rentrés à l'intérieur, et l'orchestre au complet, gongs, tam-tams, cliquettes, flûtes, tambourins et grosses caisses, opéraient avec fureur.
Cette représentation fut ce que sont toutes ces exhibitions d'acrobates. Mais il faut bien avouer que les Japonais sont les premiers équilibristes du monde. L'un, armé de son éventail et de petits morceaux de papier, exécutait l'exercice si gracieux des papillons et des fleurs. Un autre, avec la fumée odorante de sa pipe, traçait rapidement dans l'air une série de mots bleuâtres, qui formaient un compliment à l'adresse de l'assemblée. Celui-ci jonglait avec des bougies allumées, qu'il éteignit successivement quand elles passèrent devant ses lèvres, et qu'il ralluma l'une à l'autre sans interrompre un seul instant sa prestigieuse jonglerie. Celui-là reproduisit, au moyen de toupies tournantes, les plus invraisemblables combinaisons ; sous sa main, ces ronflantes machines semblaient s'animer d'une vie propre dans leur interminable giration ; elles couraient sur des tuyaux de pipe, sur des tranchants de sabre, sur des fils de fer, véritables cheveux tendus d'un côté de la scène à l'autre ; elles faisaient le tour de grands vases de cristal, elles gravissaient des échelles de bambou, elles se dispersaient dans tous les coins, produisant des effets harmoniques d'un étrange caractère en combinant leurs tonalités diverses. Les jongleurs jonglaient avec elles, et elles tournaient dans l'air ; ils les lançaient comme des volants, avec des raquettes de bois, et elles tournaient toujours ; ils les fourraient dans leur poche, et quand ils les retiraient, elles tournaient encore, - jusqu'au moment où un ressort détendu les faisait s'épanouir en gerbes d'artifice !
Inutile de décrire ici les prodigieux exercices des acrobates et gymnastes de la troupe. Les tours de l'échelle, de la perche, de la boule, des tonneaux, etc. furent exécutés avec une précision remarquable. Mais le principal attrait de la représentation était l'exhibition de ces " Longs-Nez ", étonnants équilibristes que l'Europe ne connaît pas encore.
Ces Longs-Nez forment une corporation particulière placée sous l'invocation directe du dieu Tingou. Vêtus comme des hérauts du Moyen Age, ils portaient une splendide paire d'ailes à leurs épaules. Mais ce qui les distinguait plus spécialement, c'était ce long nez dont leur face était agrémentée, et surtout l'usage qu'ils en faisaient. Ces nez n'étaient rien moins que des bambous, longs de cinq, de six, de dix pieds, les uns droits, les autres courbés, ceux-ci lisses, ceux-là verruqueux. Or, c'était sur ces appendices, fixés d'une façon solide, que s'opéraient tous leurs exercices d'équilibre. Une douzaine de ces sectateurs du dieu Tingou se couchèrent sur le dos, et leurs camarades vinrent s'ébattre sur leurs nez, dressés comme des paratonnerres, sautant, voltigeant de celui-ci à celui-là, et exécutant les tours les plus invraisemblables.
Pour terminer, on avait spécialement annoncé au public la pyramide humaine, dans laquelle une cinquantaine de Longs-Nez devaient figurer le " Char de Jaggernaut ". Mais au lieu de former cette pyramide en prenant leurs épaules pour point d'appui, les artistes de l'honorable Batulcar ne devaient s'emmancher que par leur nez. Or, l'un de ceux qui formaient la base du char avait quitté la troupe, et comme il suffisait d'être vigoureux et adroit, Passepartout avait été choisi pour le remplacer.
Certes, le digne garçon se sentit tout piteux, quand - triste souvenir de sa jeunesse - il eut endossé son costume du Moyen Age, orné d'ailes multicolores, et qu'un nez de six pieds lui eut été appliqué sur la face ! Mais enfin, ce nez, c'était son gagne-pain, et il en prit son parti.
Passepartout entra en scène, et vint se ranger avec ceux de ses collègues qui devaient figurer la base du Char de Jaggernaut. Tous s'étendirent à terre, le nez dressé vers le ciel. Une seconde section d'équilibristes vint se poser sur ces longs appendices, une troisième s'étagea au-dessus, puis une quatrième, et sur ces nez qui ne se touchaient que par leur pointe, un monument humain s'éleva bientôt jusqu'aux frises du théâtre.
Or, les applaudissements redoublaient, et les instruments de l'orchestre éclataient comme autant de tonnerres, quand la pyramide s'ébranla, l'équilibre se rompit, un des nez de la base vint à manquer, et le monument s'écroula comme un château de cartes...
C'était la faute à Passepartout qui, abandonnant son poste, franchissant la rampe sans le secours de ses ailes, et grimpant à la galerie de droite, tombait aux pieds d'un spectateur en s'écriant :
" Ah ! mon maître ! mon maître !
- Vous ?
- Moi !
- Eh bien ! en ce cas, au paquebot, mon garçon !... "
Mr. Fogg, Mrs. Aouda, qui l'accompagnait, Passepartout s'étaient précipités par les couloirs au-dehors de la case. Mais, là, ils trouvèrent l'honorable Batulcar, furieux, qui réclamait des dommages-intérêts pour " la casse ". Phileas Fogg apaisa sa fureur en lui jetant une poignée de bank-notes. Et, à six heures et demie, au moment où il allait partir, Mr. Fogg et Mrs. Aouda mettaient le pied sur le paquebot américain, suivis de Passepartout, les ailes au dos, et sur la face ce nez de six pieds qu'il n'avait pas encore pu arracher de son visage !
Chapitre XXIV
PENDANT LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERSÉE DE L'OCÉAN PACIFIQUE
Ce qui était arrivé en vue de Shangaï, on le comprend. Les signaux faits par la Tankadère avaient été aperçus du paquebot de Yokohama. Le capitaine, voyant un pavillon en berne, s'était dirigé vers la petite goélette. Quelques instants après, Phileas Fogg, soldant son passage au prix convenu, mettait dans la poche du patron John Bunsby cinq cent cinquante livres (13 750 F). Puis l'honorable gentleman, Mrs. Aouda et Fix étaient montés à bord du steamer, qui avait aussitôt fait route pour Nagasaki et Yokohama.
Arrivé le matin même, 14 novembre, à l'heure réglementaire, Phileas Fogg, laissant Fix aller à ses affaires, s'était rendu à bord du Carnatic, et là il apprenait, à la grande joie de Mrs. Aouda - et peut-être à la sienne, mais du moins il n'en laissa rien paraître - que le Français Passepartout était effectivement arrivé la veille à Yokohama.
Phileas Fogg, qui devait repartir le soir même pour San Francisco, se mit immédiatement à la recherche de son domestique. Il s'adressa, mais en vain, aux agents consulaires français et anglais, et, après avoir inutilement parcouru les rues de Yokohama, il désespérait de retrouver Passepartout, quand le hasard, ou peut-être une sorte de pressentiment, le fit entrer dans la case de l'honorable Batulcar. Il n'eût certes point reconnu son serviteur sous cet excentrique accoutrement de héraut ; mais celui-ci, dans sa position renversée, aperçut son maître à la galerie. Il ne put retenir un mouvement de son nez. De là rupture de l'équilibre, et ce qui s'ensuivit.
Voilà ce que Passepartout apprit de la bouche même de Mrs. Aouda, qui lui raconta alors comment s'était faite cette traversée de Hong-Kong à Yokohama, en compagnie d'un sieur Fix, sur la goélette la Tankadère.
Au nom de Fix, Passepartout ne sourcilla pas. Il pensait que le moment n'était pas venu de dire à son maître ce qui s'était passé entre l'inspecteur de police et lui. Aussi, dans l'histoire que Passepartout fit de ses aventures, il s'accusa et s'excusa seulement d'avoir été surpris par l'ivresse de l'opium dans une tabagie de Yokohama.
Mr. Fogg écouta froidement ce récit, sans répondre ; puis il ouvrit à son domestique un crédit suffisant pour que celui-ci pût se procurer à bord des habits plus convenables. Et, en effet, une heure ne s'était pas écoulée, que l'honnête garçon, ayant coupé son nez et rogné ses ailes, n'avait plus rien en lui qui rappelât le sectateur du dieu Tingou.
Le paquebot faisant la traversée de Yokohama à San Francisco appartenait à la Compagnie du " Pacific Mail steam ", et se nommait le General-Grant. C'était un vaste steamer à roues, jaugeant deux mille cinq cents tonnes, bien aménagé et doué d'une grande vitesse. Un énorme balancier s'élevait et s'abaissait successivement au dessus du pont ; à l'une de ses extrémités s'articulait la tige d'un piston, et à l'autre celle d'une bielle, qui, transformant le mouvement rectiligne en mouvement circulaire, s'appliquait directement à l'arbre des roues. Le General-Grant était gréé en trois-mâts goélette, et il possédait une grande surface de voilure, qui aidait puissamment la vapeur. A filer ses douze milles à l'heure, le paquebot ne devait pas employer plus de vingt et un jours pour traverser le Pacifique. Phileas Fogg était donc autorisé à croire que, rendu le 2 décembre à San Francisco, il serait le 11 à New York et le 20 à Londres, - gagnant ainsi de quelques heures cette date fatale du 21 décembre.
Les passagers étaient assez nombreux à bord du steamer, des Anglais, beaucoup d'Américains, une véritable émigration de coolies pour l'Amérique, et un certain nombre d'officiers de l'armée des Indes, qui utilisaient leur congé en faisant le tour du monde.
Pendant cette traversée il ne se produisit aucun incident nautique. Le paquebot, soutenu sur ses larges roues, appuyé par sa forte voilure, roulait peu. L'océan Pacifique justifiait assez son nom. Mr. Fogg était aussi calme, aussi peu communicatif que d'ordinaire. Sa jeune compagne se sentait de plus en plus attachée à cet homme par d'autres liens que ceux de la reconnaissance. Cette silencieuse nature, si généreuse en somme, l'impressionnait plus qu'elle ne le croyait, et c'était presque à son insu qu'elle se laissait aller à des sentiments dont l'énigmatique Fogg ne semblait aucunement subir l'influence.
En outre, Mrs. Aouda s'intéressait prodigieusement aux projets du gentleman. Elle s'inquiétait des contrariétés qui pouvaient compromettre le succès du voyage. Souvent elle causait avec Passepartout, qui n'était point sans lire entre les lignes dans le coeur de Mrs. Aouda. Ce brave garçon avait, maintenant, à l'égard de son maître, la foi du charbonnier ; il ne tarissait pas en éloges sur l'honnêteté, la générosité, le dévouement de Phileas Fogg ; puis il rassurait Mrs. Aouda sur l'issue du voyage, répétant que le plus difficile était fait, que l'on était sorti de ces pays fantastiques de la Chine et du Japon, que l'on retournait aux contrées civilisées, et enfin qu'un train de San Francisco à New York et un transatlantique de New York à Londres suffiraient, sans doute, pour achever cet impossible tour du monde dans les délais convenus.
Neuf jours après avoir quitté Yokohama, Phileas Fogg avait exactement parcouru la moitié du globe terrestre.
En effet, le General-Grant, le 23 novembre, passait au cent quatre-vingtième méridien, celui sur lequel se trouvent, dans l'hémisphère austral, les antipodes de Londres. Sur quatre-vingts jours mis à sa disposition, Mr. Fogg, il est vrai, en avait employé cinquante-deux, et il ne lui en restait plus que vingt-huit à dépenser. Mais il faut remarquer que si le gentleman se trouvait à moitié route seulement " par la différence des méridiens ", il avait en réalité accompli plus des deux tiers du parcours total. Quels détours forcés, en effet, de Londres à Aden, d'Aden à Bombay, de Calcutta à Singapore, de Singapore à Yokohama ! A suivre circulairement le cinquantième parallèle, qui est celui de Londres, la distance n'eût été que de douze mille milles environ, tandis que Phileas Fogg était forcé, par les caprices des moyens de locomotion, d'en parcourir vingt-six mille dont il avait fait environ dix-sept mille cinq cents, à cette date du 23 novembre. Mais maintenant la route était droite, et Fix n'était plus là pour y accumuler les obstacles !
Il arriva aussi que, ce 23 novembre, Passepartout éprouva une grande joie. On se rappelle que l'entêté s'était obstiné à garder l'heure de Londres à sa fameuse montre de famille, tenant pour fausses toutes les heures des pays qu'il traversait. Or, ce jour-là, bien qu'il ne l'eût jamais ni avancée ni retardée, sa montre se trouva d'accord avec les chronomètres du bord.
Si Passepartout triompha, cela se comprend de reste. Il aurait bien voulu savoir ce que Fix aurait pu dire, s'il eût été présent.
" Ce coquin qui me racontait un tas d'histoires sur les méridiens, sur le soleil, sur la lune ! répétait Passepartout. Hein ! ces gens-là ! Si on les écoutait, on ferait de la belle horlogerie ! J'étais bien sûr qu'un jour ou l'autre, le soleil se déciderait à se régler sur ma montre !... "
Passepartout ignorait ceci : c'est que si le cadran de sa montre eût été divisé en vingt-quatre heures comme les horloges italiennes, il n'aurait eu aucun motif de triompher, car les aiguilles de son instrument, quand il était neuf heures du matin à bord, auraient indiqué neuf heures du soir, c'est-à-dire la vingt et unième heure depuis minuit, - différence précisément égale à celle qui existe entre Londres et le cent quatre-vingtième méridien.
Mais si Fix avait été capable d'expliquer cet effet purement physique, Passepartout, sans doute, eût été incapable, sinon de le comprendre, du moins de l'admettre. Et en tout cas, si, par impossible, l'inspecteur de police se fût inopinément montré à bord en ce moment, il est probable que Passepartout, à bon droit rancunier, eût traité avec lui un sujet tout différent et d'une tout autre manière.
Or, où était Fix en ce moment ?...
Fix était précisément à bord du General-Grant.
En effet, en arrivant à Yokohama, l'agent, abandonnant Mr. Fogg qu'il comptait retrouver dans la journée, s'était immédiatement rendu chez le consul anglais. Là, il avait enfin trouvé le mandat, qui, courant après lui depuis Bombay, avait déjà quarante jours de date, - mandat qui lui avait été expédié de Hong-Kong par ce même Carnatic à bord duquel on le croyait. Qu'on juge du désappointement du détective ! Le mandat devenait inutile ! Le sieur Fogg avait quitté les possessions anglaises ! Un acte d'extradition était maintenant nécessaire pour l'arrêter !
" Soit ! se dit Fix, après le premier moment de colère, mon mandat n'est plus bon ici, il le sera en Angleterre. Ce coquin a tout l'air de revenir dans sa patrie, croyant avoir dépisté la police. Bien. Je le suivrai jusque-là. Quant à l'argent, Dieu veuille qu'il en reste ! Mais en voyages, en primes, en procès, en amendes, en éléphant, en frais de toute sorte, mon homme a déjà laissé plus de cinq mille livres sur sa route. Après tout, la Banque est riche ! "
Son parti pris, il s'embarqua aussitôt sur le General-Grant. Il était à bord, quand Mr. Fogg et Mrs. Aouda y arrivèrent. A son extrême surprise, il reconnut Passepartout sous son costume de héraut. Il se cacha aussitôt dans sa cabine, afin d'éviter une explication qui pouvait tout compromettre, - et, grâce au nombre des passagers, il comptait bien n'être point aperçu de son ennemi, lorsque ce jour-là précisément il se trouva face à face avec lui sur l'avant du navire.
Passepartout sauta à la gorge de Fix, sans autre explication, et, au grand plaisir de certains Américains qui parièrent immédiatement pour lui, il administra au malheureux inspecteur une volée superbe, qui démontra la haute supériorité de la boxe française sur la boxe anglaise.
Quand Passepartout eut fini, il se trouva calme et comme soulagé. Fix se releva, en assez mauvais état, et, regardant son adversaire, il lui dit froidement :
" Est-ce fini ?
- Oui, pour l'instant.
- Alors venez me parler.
- Que je...
- Dans l'intérêt de votre maître. "
Passepartout, comme subjugué par ce sang-froid, suivit l'inspecteur de police, et tous deux s'assirent à l'avant du steamer.
" Vous m'avez rossé, dit Fix. Bien. A présent, écoutez-moi. Jusqu'ici j'ai été l'adversaire de Mr. Fogg, mais maintenant je suis dans son jeu.
- Enfin ! s'écria Passepartout, vous le croyez un honnête homme ?
- Non, répondit froidement Fix, je le crois un coquin... Chut ! ne bougez pas et laissez-moi dire. Tant que Mr. Fogg a été sur les possessions anglaises, j'ai eu intérêt à le retenir en attendant un mandat d'arrestation. J'ai tout fait pour cela. J'ai lancé contre lui les prêtres de Bombay, je vous ai enivré à Hong-Kong, je vous ai séparé de votre maître, je lui ai fait manquer le paquebot de Yokohama... "
Passepartout écoutait, les poings fermés.
" Maintenant, reprit Fix, Mr. Fogg semble retourner en Angleterre ? Soit, je le suivrai. Mais, désormais, je mettrai à écarter les obstacles de sa route autant de soin et de zèle que j'en ai mis jusqu'ici à les accumuler. Vous le voyez, mon jeu est changé, et il est changé parce que mon intérêt le veut. J'ajoute que votre intérêt est pareil au mien, car c'est en Angleterre seulement que vous saurez si vous êtes au service d'un criminel ou d'un honnête homme ! "
Passepartout avait très attentivement écouté Fix, et il fut convaincu que Fix parlait avec une entière bonne foi.
" Sommes-nous amis ? demanda Fix.
- Amis, non, répondit Passepartout. Alliés, oui, et sous bénéfice d'inventaire, car, à la moindre apparence de trahison, je vous tords le cou.
- Convenu ", dit tranquillement l'inspecteur de police.
Onze jours après, le 3 décembre, le General-Grant entrait dans la baie de la Porte-d'Or et arrivait à San Francisco.
Mr. Fogg n'avait encore ni gagné ni perdu un seul jour.
Chapitre XXV
OÙ L'ON DONNE UN LÉGER APERÇU DE San Francisco, UN JOUR DE MEETING
Il était sept heures du matin, quand Phileas Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout prirent pied sur le continent américain, - si toutefois on peut donner ce nom au quai flottant sur lequel ils débarquèrent. Ces quais, montant et descendant avec la marée, facilitent le chargement et le déchargement des navires. Là s'embossent les clippers de toutes dimensions, les steamers de toutes nationalités, et ces steam-boats à plusieurs étages, qui font le service du Sacramento et de ses affluents. Là s'entassent aussi les produits d'un commerce qui s'étend au Mexique, au Pérou, au Chili, au Brésil, à l'Europe, à l'Asie, à toutes les îles de l'océan Pacifique.
Passepartout, dans sa joie de toucher enfin la terre américaine, avait cru devoir opérer son débarquement en exécutant un saut périlleux du plus beau style. Mais quand il retomba sur le quai dont le plancher était vermoulu, il faillit passer au travers. Tout décontenancé de la façon dont il avait " pris pied " sur le nouveau continent, l'honnête garçon poussa un cri formidable, qui fit envoler une innombrable troupe de cormorans et de pélicans, hôtes habituels des quais mobiles.
Mr. Fogg, aussitôt débarqué, s'informa de l'heure à laquelle partait le premier train pour New York. C'était à six heures du soir. Mr. Fogg avait donc une journée entière à dépenser dans la capitale californienne. Il fit venir une voiture pour Mrs. Aouda et pour lui. Passepartout monta sur le siège, et le véhicule, à trois dollars la course, se dirigea vers International-Hôtel.
De la place élevée qu'il occupait, Passepartout observait avec curiosité la grande ville américaine : larges rues, maisons basses bien alignées, églises et temples d'un gothique anglo-saxon, docks immenses, entrepôts comme des palais, les uns en bois, les autres en brique ; dans les rues, voitures nombreuses, omnibus, " cars " de tramways, et sur les trottoirs encombrés, non seulement des Américains et des Européens, mais aussi des Chinois et des Indiens, - enfin de quoi composer une population de plus de deux cent mille habitants.
Passepartout fut assez surpris de ce qu'il voyait. Il en était encore à la cité légendaire de 1849, à la ville des bandits, des incendiaires et des assassins, accourus à la conquête des pépites, immense capharnaüm de tous les déclassés, où l'on jouait la poudre l'or, un revolver d'une main et un couteau de l'autre. Mais " ce beau temps " était passé. San Francisco présentait l'aspect d'une grande ville commerçante. La haute tour de l'hôtel de ville, où veillent les guetteurs, dominait tout cet ensemble de rues et d'avenues, se coupant à angles droits, entre lesquels s'épanouissaient des squares verdoyants, puis une ville chinoise qui semblait avoir été importée du Céleste Empire dans une boîte à joujoux. Plus de sombreros, plus de chemises rouges à la mode des coureurs de placers, plus d'Indiens emplumés, mais des chapeaux de soie et des habits noirs, que portaient un grand nombre de gentlemen doués d'une activité dévorante. Certaines rues, entre autres Montgommery-street - le Régent-street de Londres, le boulevard des Italiens de Paris, le Broadway de New York -, étaient bordées de magasins splendides, qui offraient à leur étalage les produits du monde entier.
Lorsque Passepartout arriva à International-Hôtel, il ne lui semblait pas qu'il eût quitté l'Angleterre.
Le rez-de-chaussée de l'hôtel était occupé par un immense " bar ", sorte de buffet ouvert gratis à tout passant. Viande sèche, soupe aux huîtres, biscuit et chester s'y débitaient sans que le consommateur eût à délier sa bourse. Il ne payait que sa boisson, ale, porto ou xérès, si sa fantaisie le portait à se rafraîchir. Cela parut " très américain " à Passepartout.
Le restaurant de l'hôtel était confortable. Mr. Fogg et Mrs. Aouda s'installèrent devant une table et furent abondamment servis dans des plats lilliputiens par des Nègres du plus beau noir.
Après déjeuner, Phileas Fogg, accompagné de Mrs. Aouda, quitta l'hôtel pour se rendre aux bureaux du consul anglais afin d'y faire viser son passeport. Sur le trottoir, il trouva son domestique, qui lui demanda si, avant de prendre le chemin de fer du Pacifique, il ne serait pas prudent d'acheter quelques douzaines de carabines Enfield ou de revolvers Colt. Passepartout avait entendu parler de Sioux et de Pawnies, qui arrêtent les trains comme de simples voleurs espagnols. Mr. Fogg répondit que c'était là une précaution inutile, mais il le laissa libre d'agir comme il lui conviendrait. Puis il se dirigea vers les bureaux de l'agent consulaire.
Phileas Fogg n'avait pas fait deux cents pas que, " par le plus grand des hasards ", il rencontrait Fix. L'inspecteur se montra extrêmement surpris. Comment ! Mr. Fogg et lui avaient fait ensemble la traversée du Pacifique, et ils ne s'étaient pas rencontrés à bord ! En tout cas, Fix ne pouvait être qu'honoré de revoir le gentleman auquel il devait tant, et, ses affaires le rappelant en Europe, il serait enchanté de poursuivre son voyage en une si agréable compagnie.
Mr. Fogg répondit que l'honneur serait pour lui, et Fix - qui tenait à ne point le perdre de vue - lui demanda la permission de visiter avec lui cette curieuse ville de San Francisco. Ce qui fut accordé.
Voici donc Mrs. Aouda, Phileas Fogg et Fix flânant par les rues. Ils se trouvèrent bientôt dans Montgommery-street, où l'affluence du populaire était énorme. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée, sur les rails des tramways, malgré le passage incessant des coaches et des omnibus, au seuil des boutiques, aux fenêtres de toutes les maisons, et même jusque sur les toits, foule innombrable. Des hommes-affiches circulaient au milieu des groupes. Des bannières et des banderoles flottaient au vent. Des cris éclataient de toutes parts.
" Hurrah pour Kamerfield !
- Hurrah pour Mandiboy ! "
C'était un meeting. Ce fut du moins la pensée de Fix, et il communiqua son idée à Mr. Fogg, en ajoutant :
" Nous ferons peut-être bien, monsieur, de ne point nous mêler à cette cohue. Il n'y a que de mauvais coups à recevoir.
- En effet, répondit Phileas Fogg, et les coups de poing, pour être politiques, n'en sont pas moins des coups de poing ! "
Fix crut devoir sourire en entendant cette observation, et, afin de voir sans être pris dans la bagarre, Mrs. Aouda, Phileas Fogg et lui prirent place sur le palier supérieur d'un escalier que desservait une terrasse, située en contre-haut de Montgommery-street. Devant eux, de l'autre côté de la rue, entre le wharf d'un marchand de charbon et le magasin d'un négociant en pétrole, se développait un large bureau en plein vent, vers lequel les divers courants de la foule semblaient converger.
Et maintenant, pourquoi ce meeting ? A quelle occasion se tenait-il ? Phileas Fogg l'ignorait absolument. S'agissait-il de la nomination d'un haut fonctionnaire militaire ou civil, d'un gouverneur d'État ou d'un membre du Congrès ? Il était permis de le conjecturer, à voir l'animation extraordinaire qui passionnait la ville.
En ce moment un mouvement considérable se produisit dans la foule. Toutes les mains étaient en l'air. Quelques-unes, solidement fermées, semblaient se lever et s'abattre rapidement au milieu des cris, - manière énergique, sans doute, de formuler un vote. Des remous agitaient la masse qui refluait. Les bannières oscillaient, disparaissaient un instant et reparaissaient en loques. Les ondulations de la houle se propageaient jusqu'à l'escalier, tandis que toutes les têtes moutonnaient à la surface comme une mer soudainement remuée par un grain. Le nombre des chapeaux noirs diminuait à vue d'oeil, et la plupart semblaient avoir perdu de leur hauteur normale.
" C'est évidemment un meeting, dit Fix, et la question qui l'a provoqué doit être palpitante. Je ne serais point étonné qu'il fût encore question de l'affaire de l'Alabama, bien qu'elle soit résolue.
- Peut-être, répondit simplement Mr. Fogg.
- En tout cas, reprit Fix, deux champions sont en présence l'un de l'autre, l'honorable Kamerfield et l'honorable Mandiboy. "
Mrs. Aouda, au bras de Phileas Fogg, regardait avec surprise cette scène tumultueuse, et Fix allait demander à l'un de ses voisins la raison de cette effervescence populaire, quand un mouvement plus accusé se prononça. Les hurrahs, agrémentés d'injures, redoublèrent. La hampe des bannières se transforma en arme offensive. Plus de mains, des poings partout. Du haut des voitures arrêtées, et des omnibus enrayés dans leur course, s'échangeaient force horions. Tout servait de projectiles. Bottes et souliers décrivaient dans l'air des trajectoires très tendues, et il sembla même que quelques revolvers mêlaient aux vociférations de la foule leurs détonations nationales.
La cohue se rapprocha de l'escalier et reflua sur les premières marches. L'un des partis était évidemment repoussé, sans que les simples spectateurs pussent reconnaître si l'avantage restait à Mandiboy ou à Kamerfield.
" Je crois prudent de nous retirer, dit Fix, qui ne tenait pas à ce que " son homme " reçût un mauvais coup ou se fît une mauvaise affaire. S'il est question de l'Angleterre dans tout ceci et qu'on nous reconnaisse, nous serons fort compromis dans la bagarre !
- Un citoyen anglais... ", répondit Phileas Fogg.
Mais le gentleman ne put achever sa phrase. Derrière lui, de cette terrasse qui précédait l'escalier, partirent des hurlements épouvantables. On criait : " Hurrah ! Hip ! Hip ! pour Mandiboy ! " C'était une troupe d'électeurs qui arrivait à la rescousse, prenant en flanc les partisans de Kamerfield.
Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix se trouvèrent entre deux feux. Il était trop tard pour s'échapper. Ce torrent d'hommes, armés de cannes plombées et de casse-tête, était irrésistible. Phileas Fogg et Fix, en préservant la jeune femme, furent horriblement bousculés. Mr. Fogg, non moins flegmatique que d'habitude, voulut se défendre avec ces armes naturelles que la nature a mises au bout des bras de tout Anglais, mais inutilement. Un énorme gaillard à barbiche rouge, au teint coloré, large d'épaules, qui paraissait être le chef de la bande, leva son formidable poing sur Mr. Fogg, et il eût fort endommagé le gentleman, si Fix, par dévouement, n'eût reçu le coup à sa place. Une énorme bosse se développa instantanément sous le chapeau de soie du détective, transformé en simple toque.
" Yankee ! dit Mr. Fogg, en lançant à son adversaire un regard de profond mépris.
- Englishman ! répondit l'autre.
- Nous nous retrouverons !
- Quand il vous plaira. - Votre nom ?
- Phileas Fogg. Le vôtre ?
- Le colonel Stamp W. Proctor. "
Puis, cela dit, la marée passa. Fix fut renversé et se releva, les habits déchirés, mais sans meurtrissure sérieuse. Son paletot de voyage s'était séparé en deux parties inégales, et son pantalon ressemblait à ces culottes dont certains Indiens - affaire de mode - ne se vêtent qu'après en avoir préalablement enlevé le fond. Mais, en somme, Mrs. Aouda avait été épargnée, et, seul, Fix en était pour son coup de poing.
" Merci, dit Mr. Fogg à l'inspecteur, dès qu'ils furent hors de la foule.
- Il n'y a pas de quoi, répondit Fix, mais venez.
- Où ?
- Chez un marchand de confection. "
En effet, cette visite était opportune. Les habits de Phileas Fogg et de Fix étaient en lambeaux, comme si ces deux gentlemen se fussent battus pour le compte des honorables Kamerfield et Mandiboy.
Une heure après, ils étaient convenablement vêtus et coiffés. Puis ils revinrent à International-Hôtel.
Là, Passepartout attendait son maître, armé d'une demi-douzaine de revolvers-poignards à six coups et à inflammation centrale. Quand il aperçut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son front s'obscurcit. Mais Mrs. Aouda, ayant fait en quelques mots le récit de ce qui s'était passé, Passepartout se rasséréna. Évidemment Fix n'était plus un ennemi, c'était un allié. Il tenait sa parole.
Le dîner terminé, un coach fut amené, qui devait conduire à la gare les voyageurs et leurs colis. Au moment de monter en voiture, Mr. Fogg dit à Fix :
" Vous n'avez pas revu ce colonel Proctor ?
- Non, répondit Fix.
- Je reviendrai en Amérique pour le retrouver, dit froidement Phileas Fogg. Il ne serait pas convenable qu'un citoyen anglais se laissât traiter de cette façon. "
L'inspecteur sourit et ne répondit pas. Mais, on le voit, Mr. Fogg était de cette race d'Anglais qui, s'ils ne tolèrent pas le duel chez eux, se battent à l'étranger, quand il s'agit de soutenir leur honneur.
A six heures moins un quart, les voyageurs atteignaient la gare et trouvaient le train prêt à partir. Au moment où Mr. Fogg allait s'embarquer, il avisa un employé et le rejoignant :
" Mon ami, lui dit-il, n'y a-t-il pas eu quelques troubles aujourd'hui à San Francisco ?
- C'était un meeting, monsieur, répondit l'employé.
- Cependant, j'ai cru remarquer une certaine animation dans les rues.
- Il s'agissait simplement d'un meeting organisé pour une élection.
- L'élection d'un général en chef, sans doute ? demanda Mr. Fogg.
- Non, monsieur, d'un juge de paix. "
Sur cette réponse, Phileas Fogg monta dans le wagon, et le train partit à toute vapeur.
Chapitre XXVI
DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE
" Ocean to Ocean " - ainsi disent les Américains -, et ces trois mots devraient être la dénomination générale du " grand trunk ", qui traverse les États-Unis d'Amérique dans leur plus grande largeur. Mais, en réalité, le " Pacific rail-road " se divise en deux parties distinctes : " Central Pacific " entre San Francisco et Ogden, et " Union Pacific " entre Ogden et Omaha. Là se raccordent cinq lignes distinctes, qui mettent Omaha en communication fréquente avec New York.
New York et San Francisco sont donc présentement réunis par un ruban de métal non interrompu qui ne mesure pas moins de trois mille sept cent quatre-vingt-six milles. Entre Omaha et le Pacifique, le chemin de fer franchit une contrée encore fréquentée par les Indiens et les fauves, - vaste étendue de territoire que les Mormons commencèrent à coloniser vers 1845, après qu'ils eurent été chassés de l'Illinois.
Autrefois, dans les circonstances les plus favorables, on employait six mois pour aller de New York à San Francisco. Maintenant, on met sept jours.
C'est en 1862 que, malgré l'opposition des députés du Sud, qui voulaient une ligne plus méridionale, le tracé du rail-road fut arrêté entre le quarante et unième et le quarante-deuxième parallèle. Le président Lincoln, de si regrettée mémoire, fixa lui-même, dans l'État de Nebraska, à la ville d'Omaha, la tête de ligne du nouveau réseau. Les travaux furent aussitôt commencés et poursuivis avec cette activité américaine, qui n'est ni paperassière ni bureaucratique. La rapidité de la main-d'oeuvre ne devait nuire en aucune façon à la bonne exécution du chemin. Dans la prairie, on avançait à raison d'un mille et demi par jour. Une locomotive, roulant sur les rails de la veille, apportait les rails du lendemain, et courait à leur surface au fur et à mesure qu'ils étaient posés.
Le Pacific rail-road jette plusieurs embranchements sur son parcours, dans les États de Iowa, du Kansas, du Colorado et de l'Oregon. En quittant Omaha, il longe la rive gauche de Platte-river jusqu'à l'embouchure de la branche du nord, suit la branche du sud, traverse les terrains de Laramie et les montagnes Wahsatch, contourne le lac Salé, arrive à Lake Salt City, la capitale des Mormons, s'enfonce dans la vallée de la Tuilla, longe le désert américain, les monts de Cédar et Humboldt, Humboldt-river, la Sierra Nevada, et redescend par Sacramento jusqu'au Pacifique, sans que ce tracé dépasse en pente cent douze pieds par mille, même dans la traversée des montagnes Rocheuses.
Telle était cette longue artère que les trains parcouraient en sept jours, et qui allait permettre à l'honorable Phileas Fogg - il l'espérait du moins - de prendre, le 11, à New York, le paquebot de Liverpool.
Le wagon occupé par Phileas Fogg était une sorte de long omnibus qui reposait sur deux trains formés de quatre roues chacun, dont la mobilité permet d'attaquer des courbes de petit rayon. A l'intérieur, point de compartiments : deux files de sièges, disposés de chaque côté, perpendiculairement à l'axe, et entre lesquels était réservé un passage conduisant aux cabinets de toilette et autres, dont chaque wagon est pourvu. Sur toute la longueur du train, les voitures communiquaient entre elles par des passerelles, et les voyageurs pouvaient circuler d'une extrémité à l'autre du convoi, qui mettait à leur disposition des wagons-salons, des wagons-terrasses, des wagons-restaurants et des wagons à cafés. Il n'y manquait que des wagons-théâtres. Mais il y en aura un jour.
Sur les passerelles circulaient incessamment des marchands de livres et de journaux, débitant leur marchandise, et des vendeurs de liqueurs, de comestibles, de cigares, qui ne manquaient point de chalands.
Les voyageurs étaient partis de la station d'Oakland à six heures du soir. Il faisait déjà nuit, - une nuit froide, sombre, avec un ciel couvert dont les nuages menaçaient de se résoudre en neige. Le train ne marchait pas avec une grande rapidité. En tenant compte des arrêts, il ne parcourait pas plus de vingt milles à l'heure, vitesse qui devait, cependant, lui permettre de franchir les États-Unis dans les temps réglementaires.
On causait peu dans le wagon. D'ailleurs, le sommeil allait bientôt gagner les voyageurs. Passepartout se trouvait placé auprès de l'inspecteur de police, mais il ne lui parlait pas. Depuis les derniers événements, leurs relations s'étaient notablement refroidies. Plus de sympathie, plus d'intimité. Fix n'avait rien changé à sa manière d'être, mais Passepartout se tenait, au contraire, sur une extrême réserve, prêt au moindre soupçon à étrangler son ancien ami.
Une heure après le départ du train, la neige tomba -, neige fine, qui ne pouvait, fort heureusement, retarder la marche du convoi. On n'apercevait plus à travers les fenêtres qu'une immense nappe blanche, sur laquelle, en déroulant ses volutes, la vapeur de la locomotive paraissait grisâtre.
A huit heures, un " steward " entra dans le wagon et annonça aux voyageurs que l'heure du coucher était sonnée. Ce wagon était un " sleeping-car ", qui, en quelques minutes, fut transformé en dortoir. Les dossiers des bancs se replièrent, des couchettes soigneusement paquetées se déroulèrent par un système ingénieux, des cabines furent improvisées en quelques instants, et chaque voyageur eut bientôt à sa disposition un lit confortable, que d'épais rideaux défendaient contre tout regard indiscret. Les draps étaient blancs, les oreillers moelleux. Il n'y avait plus qu'à se coucher et à dormir - ce que chacun fit, comme s'il se fût trouvé dans la cabine confortable d'un paquebot -, pendant que le train filait à toute vapeur à travers l'État de Californie.
Dans cette portion du territoire qui s'étend entre San Francisco et Sacramento, le sol est peu accidenté. Cette partie du chemin de fer, sous le nom de " Central Pacific road ", prit d'abord Sacramento pour point de départ, et s'avança vers l'est à la rencontre de celui qui partait d'Omaha. De San Francisco à la capitale de la Californie, la ligne courait directement au nord-est, en longeant American-river, qui se jette dans la baie de San Pablo. Les cent vingt milles compris entre ces deux importantes cités furent franchis en six heures, et vers minuit, pendant qu'ils dormaient de leur premier sommeil, les voyageurs passèrent à Sacramento. Ils ne virent donc rien de cette ville considérable, siège de la législature de l'État de Californie, ni ses beaux quais, ni ses rues larges, ni ses hôtels splendides, ni ses squares, ni ses temples.
En sortant de Sacramento, le train, après avoir dépassé les stations de Junction, de Roclin, d'Auburn et de Colfax, s'engagea dans le massif de la Sierra Nevada. Il était sept heures du matin quand fut traversée la station de Cisco. Une heure après, le dortoir était redevenu un wagon ordinaire et les voyageurs pouvaient à travers les vitres entrevoir les points de vue pittoresques de ce montagneux pays. Le tracé du train obéissait aux caprices de la Sierra, ici accroché aux flancs de la montagne, là suspendu au-dessus des précipices, évitant les angles brusques par des courbes audacieuses, s'élançant dans des gorges étroites que l'on devait croire sans issues. La locomotive, étincelante comme une châsse, avec son grand fanal qui jetait de fauves lueurs, sa cloche argentée, son " chasse-vache ", qui s'étendait comme un éperon, mêlait ses sifflements et ses mugissements à ceux des torrent et des cascades, et tordait sa fumée à la noire ramure des sapins.
Peu ou point de tunnels, ni de pont sur le parcours. Le rail-road contournait le flanc des montagnes, ne cherchant pas dans la ligne droite le plus court chemin d'un point à un autre, et ne violentant pas la nature.
Vers neuf heures, par la vallée de Carson, le train pénétrait dans l'État de Nevada, suivant toujours la direction du nord-est. A midi, il quittait Reno, où les voyageurs eurent vingt minutes pour déjeuner.
Depuis ce point, la voie ferrée, côtoyant Humboldt-river, s'éleva pendant quelques milles vers le nord, en suivant son cours. Puis elle s'infléchit vers l'est, et ne devait plus quitter le cours d'eau avant d'avoir atteint les Humboldt-Ranges, qui lui donnent naissance, presque à l'extrémité orientale de l'État du Nevada.
Après avoir déjeuné, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs compagnons reprirent leur place dans le wagon. Phileas Fogg, la jeune femme, Fix et Passepartout, confortablement assis, regardaient le paysage varié qui passait sous leurs yeux, - vastes prairies, montagnes se profilant à l'horizon, " creeks " roulant leurs eaux écumeuses. Parfois, un grand troupeau de bisons, se massant au loin, apparaissait comme une digue mobile. Ces innombrables armées de ruminants opposent souvent un insurmontable obstacle au passage des trains. On a vu des milliers de ces animaux défiler pendant plusieurs heures, en rangs pressés, au travers du rail-road. La locomotive est alors forcée de s'arrêter et d'attendre que la voie soit redevenue libre.
Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion. Vers trois heures du soir, un troupeau de dix à douze mille têtes barra le rail-road. La machine, après avoir modéré sa vitesse, essaya d'engager son éperon dans le flanc de l'immense colonne, mais elle dut s'arrêter devant l'impénétrable masse.
On voyait ces ruminants - ces buffalos, comme les appellent improprement les Américains - marcher ainsi de leur pas tranquille, poussant parfois des beuglements formidables. Ils avaient une taille supérieure à celle des taureaux d'Europe, les jambes et la queue courtes, le garrot saillant qui formait une bosse musculaire, les cornes écartées à la base, la tête, le cou et les épaulés recouverts d'une crinière à longs poils. Il ne fallait pas songer à arrêter cette migration. Quand les bisons ont adopté une direction, rien ne pourrait ni enrayer ni modifier leur marche. C'est un torrent de chair vivante qu'aucune digue ne saurait contenir.
Les voyageurs, dispersés sur les passerelles, regardaient ce curieux spectacle. Mais celui qui devait être le plus pressé de tous, Phileas Fogg, était demeuré à sa place et attendait philosophiquement qu'il plût aux buffles de lui livrer passage. Passepartout était furieux du retard que causait cette agglomération d'animaux. Il eût voulu décharger contre eux son arsenal de revolvers.
" Quel pays ! s'écria-t-il. De simples boeufs qui arrêtent des trains, et qui s'en vont là, processionnellement, sans plus se hâter que s'ils ne gênaient pas la circulation ! Pardieu ! je voudrais bien savoir si Mr. Fogg avait prévu ce contretemps dans son programme ! Et ce mécanicien qui n'ose pas lancer sa machine à travers ce bétail encombrant ! "
Le mécanicien n'avait point tenté de renverser l'obstacle, et il avait prudemment agi. Il eût écrasé sans doute les premiers buffles attaqués par l'éperon de la locomotive ; mais, si puissante qu'elle fût, la machine eût été arrêtée bientôt, un déraillement se serait inévitablement produit, et le train fût resté en détresse.
Le mieux était donc d'attendre patiemment, quitte ensuite à regagner le temps perdu par une accélération de la marche du train. Le défilé des bisons dura trois grandes heures, et la voie ne redevint libre qu'à la nuit tombante. A ce moment, les derniers rangs du troupeau traversaient les rails, tandis que les premiers disparaissaient au-dessous de l'horizon du sud.
Il était donc huit heures, quand le train franchit les défilés des Humboldt-Ranges, et neuf heures et demie, lorsqu'il pénétra sur le territoire de l'Utah, la région du grand lac Salé, le curieux pays des Mormons.
Chapitre XXVII
DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES A L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE
Pendant la nuit du 5 au 6 décembre, le train courut au sud-est sur un espace de cinquante milles environ ; puis il remonta d'autant vers le nord-est, en s'approchant du grand lac Salé.
Passepartout, vers neuf heures du matin, vint prendre l'air sur les passerelles. Le temps était froid, le ciel gris, mais il ne neigeait plus. Le disque du soleil, élargi par les brumes, apparaissait comme une énorme pièce d'or, et Passepartout s'occupait à en calculer la valeur en livres sterling, quand il fut distrait de cet utile travail par l'apparition d'un personnage assez étrange.
Ce personnage, qui avait pris le train à la station d'Elko, était un homme de haute taille, très brun, moustaches noires, bas noirs, chapeau de soie noir, gilet noir, pantalon noir, cravate blanche, gants de peau de chien. On eût dit un révérend. Il allait d'une extrémité du train à l'autre, et, sur la portière de chaque wagon, il collait avec des pains à cacheter une notice écrite à la main.
Passepartout s'approcha et lut sur une de ces notices que l'honorable " elder " William Hitch, missionnaire mormon, profitant de sa présence sur le train n° 48, ferait, de onze heures à midi, dans le car n° 117, une conférence sur le mormonisme -, invitant à l'entendre tous les gentlemen soucieux de s'instruire touchant les mystères de la religion des " Saints des derniers jours ".
" Certes, j'irai ", se dit Passepartout, qui ne connaissait guère du mormonisme que ses usages polygames, base de la société mormone.
La nouvelle se répandit rapidement dans le train, qui emportait une centaine de voyageurs. Sur ce nombre, trente au plus, alléchés par l'appât de la conférence, occupaient à onze heures les banquettes du car n° 117. Passepartout figurait au premier rang des fidèles. Ni son maître ni Fix n'avaient cru devoir se déranger.
A l'heure dite, l'elder William Hitch se leva, et d'une voix assez irritée, comme s'il eût été contredit d'avance, il s'écria :
" Je vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr, que son frère Hvram est un martyr, et que les persécutions du gouvernement de l'Union contre les prophètes vont faire également un martyr de Brigham Young ! Qui oserait soutenir le contraire ? "
Personne ne se hasarda à contredire le missionnaire, dont l'exaltation contrastait avec sa physionomie naturellement calme. Mais, sans doute, sa colère s'expliquait par ce fait que le mormonisme était actuellement soumis à de dures épreuves. Et, en effet, le gouvernement des États-Unis venait, non sans peine, de réduire ces fanatiques indépendants. Il s'était rendu maître de l'Utah, et l'avait soumis aux lois de l'Union, après avoir emprisonné Brigham Young, accusé de rébellion et de polygamie. Depuis cette époque, les disciples du prophète redoublaient leurs efforts, et, en attendant les actes, ils résistaient par la parole aux prétentions du Congrès.
On le voit, l'elder William Hitch faisait du prosélytisme jusqu'en chemin de fer.
Et alors il raconta, en passionnant son récit par les éclats de sa voix et la violence de ses gestes, l'histoire du mormonisme, depuis les temps bibliques : " comment, dans Israël, un prophète mormon de la tribu de Joseph publia les annales de la religion nouvelle, et les légua à son fils Morom ; comment, bien des siècles plus tard, une traduction de ce précieux livre, écrit en caractères égyptiens, fut faite par Joseph Smyth junior, fermier de l'État de Vermont, qui se révéla comme prophète mystique en 1825 ; comment, enfin, un messager céleste lui apparut dans une forêt lumineuse et lui remit les annales du Seigneur. "
En ce moment, quelques auditeurs, peu intéressés par le récit rétrospectif du missionnaire, quittèrent le wagon ; mais William Hitch, continuant, raconta " comment Smyth junior, réunissant son père, ses deux frères et quelques disciples, fonda la religion des Saints des derniers jours -, religion qui, adoptée non seulement en Amérique, mais en Angleterre, en Scandinavie, en Allemagne, compte parmi ses fidèles des artisans et aussi nombre de gens exerçant des professions libérales ; comment une colonie fut fondée dans l'Ohio ; comment un temple fut élevé au prix de deux cent mille dollars et une ville bâtie à Kirkland ; comment Smyth devint un audacieux banquier et reçut d'un simple montreur de momies un papyrus contenant un récit écrit de la main d'Abraham et autres célèbres Égyptiens. "
Cette narration devenant un peu longue, les rangs des auditeurs s'éclaircirent encore, et le public ne se composa plus que d'une vingtaine de personnes.
Mais l'elder, sans s'inquiéter de cette désertion, raconta avec détail " comme quoi Joe Smyth fit banqueroute en 1837 ; comme quoi ses actionnaires ruinés l'enduisirent de goudron et le roulèrent dans la plume ; comme quoi on le retrouva, plus honorable et plus honoré que jamais, quelques années après, à Independance, dans le Missouri, et chef d'une communauté florissante, qui ne comptait pas moins de trois mille disciples, et qu'alors, poursuivi par la haine des gentils, il dut fuir dans le Far West américain. "
Dix auditeurs étaient encore là, et parmi eux l'honnête Passepartout, qui écoutait de toutes ses oreilles. Ce fut ainsi qu'il apprit " comment, après de longues persécutions, Smyth reparut dans l'Illinois et fonda en 1839, sur les bords du Mississippi, Nauvoo-la-Belle, dont la population s'éleva jusqu'à vingt-cinq mille âmes ; comment Smyth en devint le maire, le juge suprême et le général en chef ; comment, en 1843, il posa sa candidature à la présidence des États-Unis, et comment enfin, attiré dans un guet-apens, à Carthage, il fut jeté en prison et assassiné par une bande d'hommes masqués. "
En ce moment, Passepartout était absolument seul dans le wagon, et l'elder, le regardant en face, le fascinant par ses paroles, lui rappela que, deux ans après l'assassinat de Smyth, son successeur, le prophète inspiré, Brigham Young, abandonnant Nauvoo, vint s'établir aux bords du lac Salé, et que là, sur cet admirable territoire, au milieu de cette contrée fertile, sur le chemin des émigrants qui traversaient l'Utah pour se rendre en Californie, la nouvelle colonie, grâce aux principes polygames du mormonisme, prit une extension énorme.
" Et voilà, ajouta William Hitch, voilà pourquoi la jalousie du Congrès s'est exercée contre nous ! pourquoi les soldats de l'Union ont foulé le sol de l'Utah ! pourquoi notre chef, le prophète Brigham Young, a été emprisonné au mépris de toute justice ! Céderons-nous à la force ? Jamais ! Chassés du Vermont, chassés de l'Illinois, chassés de l'Ohio, chassés du Missouri, chassés de l'Utah, nous retrouverons encore quelque territoire indépendant où nous planterons notre tente... Et vous, mon fidèle, ajouta l'elder en fixant sur son unique auditeur des regards courroucés, planterez-vous la vôtre à l'ombre de notre drapeau ?
- Non ", répondit bravement Passepartout, qui s'enfuit à son tour, laissant l'énergumène prêcher dans le désert.
Mais pendant cette conférence, le train avait marché rapidement, et, vers midi et demi, il touchait à sa pointe nord-ouest le grand lac Salé. De là, on pouvait embrasser, sur un vaste périmètre, l'aspect de cette mer intérieure, qui porte aussi le nom de mer Morte et dans laquelle se jette un Jourdain d'Amérique. Lac admirable, encadré de belles roches sauvages, à larges assises, encroûtées de sel blanc, superbe nappe d'eau qui couvrait autrefois un espace plus considérable ; mais avec le temps, ses bords, montant peu à peu, ont réduit sa superficie en accroissant sa profondeur.
Le lac Salé, long de soixante-dix milles environ, large de trente-cinq, est situé à trois mille huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Bien différent du lac Asphaltite, dont la dépression accuse douze cents pieds au-dessous, sa salure est considérable, et ses eaux tiennent en dissolution le quart de leur poids de matière solide. Leur pesanteur spécifique est de 1 170, celle de l'eau distillée étant 1 000. Aussi les poissons n'y peuvent vivre. Ceux qu'y jettent le Jourdain, le Weber et autres creeks, y périssent bientôt ; mais il n'est pas vrai que la densité de ses eaux soit telle qu'un homme n'y puisse plonger.
Autour du lac, la campagne était admirablement cultivée, car les Mormons s'entendent aux travaux de la terre : des ranchos et des corrals pour les animaux domestiques, des champs de blé, de maïs, de sorgho, des prairies luxuriantes, partout des haies de rosiers sauvages, des bouquets d'acacias et d'euphorbes, tel eût été l'aspect de cette contrée, six mois plus tard ; mais en ce moment le sol disparaissait sous une mince couche de neige, qui le poudrait légèrement.
A deux heures, les voyageurs descendaient à la station d'Ogden. Le train ne devant repartir qu'à six heures, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs deux compagnons avaient donc le temps de se rendre à la Cité des Saints par le petit embranchement qui se détache de la station d'Ogden. Deux heures suffisaient à visiter cette ville absolument américaine et, comme telle, bâtie sur le patron de toutes les villes de l'Union, vastes échiquiers à longues lignes froides, avec la " tristesse lugubre des angles droits ", suivant l'expression de Victor Hugo. Le fondateur de la Cité des Saints ne pouvait échapper à ce besoin de symétrie qui distingue les Anglo-Saxons. Dans ce singulier pays, où les hommes ne sont certainement pas à la hauteur des institutions, tout se fait " carrément ", les villes, les maisons et les sottises.
A trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les rues de la cité, bâtie entre la rive du Jourdain et les premières ondulations des monts Wahsatch. Ils y remarquèrent peu ou point d'églises, mais, comme monuments, la maison du prophète, la Court-house et l'arsenal ; puis, des maisons de brique bleuâtre avec vérandas et galeries, entourées de jardins, bordées d'acacias, de palmiers et de caroubiers. Un mur d'argile et de cailloux, construit en 1853, ceignait la ville. Dans la principale rue, où se tient le marché, s'élevaient quelques hôtels ornés de pavillons, et entre autres Lake-Salt-house.
Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort peuplée. Les rues étaient presque désertes, - sauf toutefois la partie du Temple, qu'ils n'atteignirent qu'après avoir traversé plusieurs quartiers entourés de palissades. Les femmes étaient assez nombreuses, ce qui s'explique par la composition singulière des ménages mormons. Il ne faut pas croire, cependant, que tous les Mormons soient polygames. On est libre, mais il est bon de remarquer que ce sont les citoyennes de l'Utah qui tiennent surtout à être épousées, car, suivant la religion du pays, le ciel mormon n'admet point à la possession de ses béatitudes les célibataires du sexe féminin. Ces pauvres créatures ne paraissaient ni aisées ni heureuses. Quelques-unes, les plus riches sans doute, portaient une jaquette de soie noire ouverte à la taille, sous une capuche ou un châle fort modeste. Les autres n'étaient vêtues que d'indienne.
Passepartout, lui, en sa qualité de garçon convaincu, ne regardait pas sans un certain effroi ces Mormones chargées de faire à plusieurs le bonheur d'un seul Mormon. Dans son bon sens, c'était le mari qu'il plaignait surtout. Cela lui paraissait terrible d'avoir à guider tant de dames à la fois au travers des vicissitudes de la vie, à les conduire ainsi en troupe jusqu'au paradis mormon, avec cette perspective de les y retrouver pour l'éternité en compagnie du glorieux Smyth, qui devait faire l'ornement de ce lieu de délices. Décidément, il ne se sentait pas la vocation, et il trouvait - peut-être s'abusait-il en ceci - que les citoyennes de Great-Lake-City jetaient sur sa personne des regards un peu inquiétants.
Très heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se prolonger. A quatre heures moins quelques minutes, les voyageurs se retrouvaient à la gare et reprenaient leur place dans leurs wagons.
Le coup de sifflet se fit entendre ; mais au moment où les roues motrices de la locomotive, patinant sur les rails, commençaient à imprimer au train quelque vitesse, ces cris : " Arrêtez ! arrêtez ! " retentirent.
On n'arrête pas un train en marche. Le gentleman qui proférait ces cris était évidemment un Mormon attardé. Il courait à perdre haleine. Heureusement pour lui, la gare n'avait ni portes ni barrières. Il s'élança donc sur la voie, sauta sur le marchepied de la dernière voiture, et tomba essoufflé sur une des banquettes du wagon.
Passepartout, qui avait suivi avec émotion les incidents de cette gymnastique, vint contempler ce retardataire, auquel il s'intéressa vivement, quand il apprit que ce citoyen de l'Utah n'avait ainsi pris la fuite qu'à la suite d'une scène de ménage.
Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda à lui demander poliment combien il avait de femmes, à lui tout seul, - et à la façon dont il venait de décamper, il lui en supposait une vingtaine au moins.
" Une, monsieur ! répondit le Mormon en levant les bras au ciel, une, et c'était assez ! "
Chapitre XXVIII
DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR A FAIRE ENTENDRE LE LANGAGE DE LA RAISON
Le train, en quittant Great-Salt-Lake et la station d'Ogden, s'éleva pendant une heure vers le nord, jusqu'à Weber-river, ayant franchi neuf cents milles environ depuis San Francisco. A partir de ce point, il reprit la direction de l'est à travers le massif accidenté des monts Wahsatch. C'est dans cette partie du territoire, comprise entre ces montagnes et les montagnes Rocheuses proprement dites, que les ingénieurs américains ont été aux prises avec les plus sérieuses difficultés. Aussi, dans ce parcours, la subvention du gouvernement de l'Union s'est-elle élevée à quarante-huit mille dollars par mille, tandis qu'elle n'était que de seize mille dollars en plaine ; mais les ingénieurs, ainsi qu'il a été dit, n'ont pas violenté la nature, ils ont rusé avec elle, tournant les difficultés, et pour atteindre le grand bassin, un seul tunnel, long de quatorze mille pieds, a été percé dans tout le parcours du rail-road.
C'était au lac Salé même que le tracé avait atteint jusqu'alors sa plus haute cote d'altitude. Depuis ce point, son profil décrivait une courbe très allongée, s'abaissant vers la vallée du Bitter-creek, pour remonter jusqu'au point de partage des eaux entre l'Atlantique et le Pacifique. Les rios étaient nombreux dans cette montagneuse région. Il fallut franchir sur des ponceaux le Muddy, le Green et autres. Passepartout était devenu plus impatient à mesure qu'il s'approchait du but. Mais Fix, à son tour, aurait voulu être déjà sorti de cette difficile contrée. Il craignait les retards, il redoutait les accidents, et était plus pressé que Phileas Fogg lui-même de mettre le pied sur la terre anglaise !
A dix heures du soir, le train s'arrêtait à la station de Fort-Bridger, qu'il quitta presque aussitôt, et, vingt milles plus loin, il entrait dans l'État de Wyoming, - l'ancien Dakota -, en suivant toute la vallée du Bitter-creek, d'où s'écoulent une partie des eaux qui forment le système hydrographique du Colorado.
Le lendemain, 7 décembre, il y eut un quart d'heure d'arrêt à la station de Green-river. La neige avait tombé pendant la nuit assez abondamment, mais, mêlée à de la pluie, à demi fondue, elle ne pouvait gêner la marche du train. Toutefois, ce mauvais temps ne laissa pas d'inquiéter Passepartout, car l'accumulation des neiges, en embourbant les roues des wagons, eût certainement compromis le voyage.
" Aussi, quelle idée, se disait-il, mon maître a-t-il eue de voyager pendant l'hiver ! Ne pouvait-il attendre la belle saison pour augmenter ses chances ? "
Mais, en ce moment, où l'honnête garçon ne se préoccupait que de l'état du ciel et de l'abaissement de la température, Mrs. Aouda éprouvait des craintes plus vives, qui provenaient d'une tout autre cause.
En effet, quelques voyageurs étaient descendus de leur wagon, et se promenaient sur le quai de la gare de Green-river, en attendant le départ du train. Or, à travers la vitre, la jeune femme reconnut parmi eux le colonel Stamp W. Proctor, cet Américain qui s'était si grossièrement comporté à l'égard de Phileas Fogg pendant le meeting de San Francisco. Mrs. Aouda, ne voulant pas être vue, se rejeta en arrière.
Cette circonstance impressionna vivement la jeune femme. Elle s'était attachée à l'homme qui, si froidement que ce fût, lui donnait chaque jour les marques du plus absolu dévouement. Elle ne comprenait pas, sans doute, toute la profondeur du sentiment que lui inspirait son sauveur, et à ce sentiment elle ne donnait encore que le nom de reconnaissance, mais, à son insu, il y avait plus que cela. Aussi son coeur se serra-t-il, quand elle reconnut le grossier personnage auquel Mr. Fogg voulait tôt ou tard demander raison de sa conduite. Évidemment, c'était le hasard seul qui avait amené dans ce train le colonel Proctor, mais enfin il y était, et il fallait empêcher à tout prix que Phileas Fogg aperçut son adversaire.
Mrs. Aouda, lorsque le train se fut remis en route, profita d'un moment où sommeillait Mr. Fogg pour mettre Fix et Passepartout au courant de la situation.
" Ce Proctor est dans le train ! s'écria Fix. Eh bien, rassurez-vous, madame, avant d'avoir affaire au sieur... à Mr. Fogg, il aura affaire à moi ! Il me semble que, dans tout ceci, c'est encore moi qui ai reçu les plus graves insultes !
- Et, de plus, ajouta Passepartout, je me charge de lui, tout colonel qu'il est.
- Monsieur Fix, reprit Mrs. Aouda, Mr. Fogg ne laissera à personne le soin de le venger. Il est homme, il l'a dit, à revenir en Amérique pour retrouver cet insulteur. Si donc il aperçoit le colonel Proctor, nous ne pourrons empêcher une rencontre, qui peut amener de déplorables résultats. Il faut donc qu'il ne le voie pas.
- Vous avez raison, madame, répondit Fix, une rencontre pourrait tout perdre. Vainqueur ou vaincu, Mr. Fogg serait retardé, et...
- Et, ajouta Passepartout, cela ferait le jeu des gentlemen du Reform-Club. Dans quatre jours nous serons à New York ! Eh bien, si pendant quatre jours mon maître ne quitte pas son wagon, on peut espérer que le hasard ne le mettra pas face à face avec ce maudit Américain, que Dieu confonde ! Or, nous saurons bien l'empêcher... "
La conversation fut suspendue. Mr. Fogg s'était réveillé, et regardait la campagne à travers la vitre tachetée de neige. Mais, plus tard, et sans être entendu de son maître ni de Mrs. Aouda, Passepartout dit à l'inspecteur de police :
" Est-ce que vraiment vous vous battriez pour lui ?
- Je ferai tout pour le ramener vivant en Europe ! " répondit simplement Fix, d'un ton qui marquait une implacable volonté.
Passepartout sentit comme un frisson lui courir par le corps, mais ses convictions à l'endroit de son maître ne faiblirent pas.
Et maintenant, y avait-il un moyen quelconque de retenir Mr. Fogg dans ce compartiment pour prévenir toute rencontre entre le colonel et lui ? Cela ne pouvait être difficile, le gentleman étant d'un naturel peu remuant et peu curieux. En tout cas, l'inspecteur de police crut avoir trouvé ce moyen, car, quelques instants plus tard, il disait à Phileas Fogg :
" Ce sont de longues et lentes heures, monsieur, que celles que l'on passe ainsi en chemin de fer.
- En effet, répondit le gentleman, mais elles passent.
- A bord des paquebots, reprit l'inspecteur, vous aviez l'habitude de faire votre whist ?
- Oui, répondit Phileas Fogg, mais ici ce serait difficile. Je n'ai ni cartes ni partenaires.
- Oh ! les cartes, nous trouverons bien à les acheter. On vend de tout dans les wagons américains. Quant aux partenaires, si, par hasard, madame...
- Certainement, monsieur, répondit vivement la jeune femme, je connais le whist. Cela fait partie de l'éducation anglaise.
- Et moi, reprit Fix, j'ai quelques prétentions à bien jouer ce jeu. Or, à nous trois et un mort...
- Comme il vous plaira, monsieur ", répondit Phileas Fogg, enchanté de reprendre son jeu favori -, même en chemin de fer.
Passepartout fut dépêché à la recherche du steward, et il revint bientôt avec deux jeux complets, des fiches, des jetons et une tablette recouverte de drap. Rien ne manquait. Le jeu commença. Mrs. Aouda savait très suffisamment le whist, et elle reçut même quelques compliments du sévère Phileas Fogg. Quant à l'inspecteur, il était tout simplement de première force, et digne de tenir tête au gentleman.
" Maintenant, se dit Passepartout à lui-même, nous le tenons. Il ne bougera plus ! "
A onze heures du matin, le train avait atteint le point de partage des eaux des deux océans. C'était à Passe-Bridger, à une hauteur de sept mille cinq cent vingt-quatre pieds anglais au-dessus du niveau de la mer, un des plus hauts points touchés par le profil du tracé dans ce passage à travers les montagnes Rocheuses. Après deux cents milles environ, les voyageurs se trouveraient enfin sur ces longues plaines qui s'étendent jusqu'à l'Atlantique, et que la nature rendait si propices à l'établissement d'une voie ferrée.
Sur le versant du bassin atlantique se développaient déjà les premiers rios, affluents ou sous-affluents de North-Platte-river. Tout l'horizon du nord et de l'est était couvert par cette immense courtine semi-circulaire, qui forme la portion septentrionale des Rocky-Mountains, dominée par le pic de Laramie. Entre cette courbure et la ligne de fer s'étendaient de vastes plaines, largement arrosées. Sur la droite du rail-road s'étageaient les premières rampes du massif montagneux qui s'arrondit au sud jusqu'aux sources de la rivière de l'Arkansas, l'un des grands tributaires du Missouri.
A midi et demi, les voyageurs entrevoyaient un instant le fort Halleck, qui commande cette contrée. Encore quelques heures, et la traversée des montagnes Rocheuses serait accomplie. On pouvait donc espérer qu'aucun accident ne signalerait le passage du train à travers cette difficile région. La neige avait cessé de tomber. Le temps se mettait au froid sec. De grands oiseaux, effrayés par la locomotive, s'enfuyaient au loin. Aucun fauve, ours ou loup, ne se montrait sur la plaine. C'était le désert dans son immense nudité.
Après un déjeuner assez confortable, servi dans le wagon même, Mr. Fogg et ses partenaires venaient de reprendre leur interminable whist, quand de violents coups de sifflet se firent entendre. Le train s'arrêta.
Passepartout mit la tête à la portière et ne vit rien qui motivât cet arrêt. Aucune station n'était en vue.
Mrs. Aouda et Fix purent craindre un instant que Mr. Fogg ne songeât à descendre sur la voie. Mais le gentleman se contenta de dire à son domestique :
" Voyez donc ce que c'est. "
Passepartout s'élança hors du wagon. Une quarantaine de voyageurs avaient déjà quitté leurs places, et parmi eux le colonel Stamp W. Proctor.
Le train était arrêté devant un signal tourné au rouge qui fermait la voie. Le mécanicien et le conducteur, étant descendus, discutaient assez vivement avec un garde-voie, que le chef de gare de Medicine-Bow, la station prochaine, avait envoyé au-devant du train. Des voyageurs s'étaient approchés et prenaient part à la discussion, - entre autres le susdit colonel Proctor, avec son verbe haut et ses gestes impérieux.
Passepartout, ayant rejoint le groupe, entendit le garde-voie qui disait :
" Non ! il n'y a pas moyen de passer ! Le pont de Medicine-Bow est ébranlé et ne supporterait pas le poids du train. "
Ce pont, dont il était question, était un pont suspendu, jeté sur un rapide, à un mille de l'endroit où le convoi s'était arrêté. Au dire du garde-voie, il menaçait ruine, plusieurs des fils étaient rompus, et il était impossible d'en risquer le passage. Le garde-voie n'exagérait donc en aucune façon en affirmant qu'on ne pouvait passer. Et d'ailleurs, avec les habitudes d'insouciance des Américains, on peut dire que, quand ils se mettent à être prudents, il y aurait folie à ne pas l'être.
Passepartout, n'osant aller prévenir son maître, écoutait, les dents serrées, immobile comme une statue.
" Ah çà! s'écria le colonel Proctor, nous n'allons pas, j'imagine, rester ici à prendre racine dans la neige !
- Colonel, répondit le conducteur, on a télégraphié à la station d'Omaha pour demander un train, mais il n'est pas probable qu'il arrive à Medicine-Bow avant six heures.
- Six heures ! s'écria Passepartout.
- Sans doute, répondit le conducteur. D'ailleurs, ce temps nous sera nécessaire pour gagner à pied la station.
- A pied ! s'écrièrent tous les voyageurs.
- Mais à quelle distance est donc cette station ? demanda l'un d'eux au conducteur.
- A douze milles, de l'autre côté de la rivière.
- Douze milles dans la neige ! " s'écria Stamp W. Proctor.
Le colonel lança une bordée de jurons, s'en prenant à la compagnie, s'en prenant au conducteur, et Passepartout, furieux, n'était pas loin de faire chorus avec lui. Il y avait là un obstacle matériel contre lequel échoueraient, cette fois, toutes les bank-notes de son maître.
Au surplus, le désappointement était général parmi les voyageurs, qui, sans compter le retard, se voyaient obligés à faire une quinzaine de milles à travers la plaine couverte de neige. Aussi était-ce un brouhaha, des exclamations, des vociférations, qui auraient certainement attiré l'attention de Phileas Fogg, si ce gentleman n'eût été absorbé par son jeu.
Cependant Passepartout se trouvait dans la nécessité de le prévenir, et, la tête basse, il se dirigeait vers le wagon, quand le mécanicien du train - un vrai Yankee, nommé Forster -, élevant la voix, dit :
" Messieurs, il y aurait peut-être moyen de passer.
- Sur le pont ? répondit un voyageur.
- Sur le pont.
- Avec notre train ? demanda le colonel.
- Avec notre train. "
Passepartout s'était arrêté, et dévorait les paroles du mécanicien.
" Mais le pont menace ruine ! reprit le conducteur.
- N'importe, répondit Forster. Je crois qu'en lançant le train avec son maximum de vitesse, on aurait quelques chances de passer.
- Diable ! " fit Passepartout.
Mais un certain nombre de voyageurs avaient été immédiatement séduits par la proposition. Elle plaisait particulièrement au colonel Proctor. Ce cerveau brûlé trouvait la chose très faisable. Il rappela même que des ingénieurs avaient eu l'idée de passer des rivières " sans pont " avec des trains rigides lancés à toute vitesse, etc. Et, en fin de compte, tous les intéressés dans la question se rangèrent à l'avis du mécanicien.
" Nous avons cinquante chances pour passer, disait l'un.
- Soixante, disait l'autre.
- Quatre-vingts !... quatre-vingt-dix sur cent ! "
Passepartout était ahuri, quoique il fût prêt à tout tenter pour opérer le passage du Medicine-creek, mais la tentative lui semblait un peu trop " américaine ".
" D'ailleurs, pensa-t-il, il y a une chose bien plus simple à faire, et ces gens-là n'y songent même pas !... "
" Monsieur, dit-il à un des voyageurs, le moyen proposé par le mécanicien me paraît un peu hasardé, mais...
- Quatre-vingts chances ! répondit le voyageur, qui lui tourna le dos.
- Je sais bien, répondit Passepartout en s'adressant à un autre gentleman, mais une simple réflexion...
- Pas de réflexion, c'est inutile ! répondit l'Américain interpellé en haussant les épaules, puisque le mécanicien assure qu'on passera !
- Sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais il serait peut-être plus prudent...
- Quoi ! prudent ! s'écria le colonel Proctor, que ce mot, entendu par hasard, fit bondir. A grande vitesse, on vous dit ! Comprenez-vous ? A grande vitesse !
- Je sais... je comprends..., répétait Passepartout, auquel personne ne laissait achever sa phrase, mais il serait, sinon plus prudent, puisque le mot vous choque, du moins plus naturel...
- Qui ? que ? quoi ? Qu'a-t-il donc celui-là avec son naturel ?... " s'écria-t-on de toutes parts.
Le pauvre garçon ne savait plus de qui se faire entendre.
" Est-ce que vous avez peur ? lui demanda le colonel Proctor.
- Moi, peur ! s'écria Passepartout. Eh bien, soit ! Je montrerai à ces gens-là qu'un Français peut être aussi américain qu'eux !
- En voiture ! en voiture ! criait le conducteur.
- Oui ! en voiture, répétait Passepartout, en voiture ! Et tout de suite ! Mais on ne m'empêchera pas de penser qu'il eût été plus naturel de nous faire d'abord passer à pied sur ce pont, nous autres voyageurs, puis le train ensuite !... "
Mais personne n'entendit cette sage réflexion, et personne n'eût voulu en reconnaître la justesse.
Les voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon. Passepartout reprit sa place, sans rien dire de ce qui s'était passé. Les joueurs étaient tout entiers à leur whist.
La locomotive siffla vigoureusement. Le mécanicien, renversant la vapeur, ramena son train en arrière pendant près d'un mille -, reculant comme un sauteur qui veut prendre son élan.
Puis, à un second coup de sifflet, la marche en avant recommença : elle s'accéléra ; bientôt la vitesse devint effroyable ; on n'entendait plus qu'un seul hennissement sortant de la locomotive ; les pistons battaient vingt coups à la seconde ; les essieux des roues fumaient dans les boîtes à graisse. On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier, marchant avec une rapidité de cent milles à l'heure, ne pesait plus sur les rails. La vitesse mangeait la pesanteur.
Et l'on passa ! Et ce fut comme un éclair. On ne vit rien du pont. Le convoi sauta, on peut le dire, d'une rive à l'autre, et le mécanicien ne parvint à arrêter sa machine emportée qu'à cinq milles au-delà de la station.
Mais à peine le train avait-il franchi la rivière, que le pont, définitivement ruiné, s'abîmait avec fracas dans le rapide de Medicine-Bow.
Chapitre XXIX
OÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT D'INCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT QUE SUR LES RAIL-ROADS DE L'UNION
Le soir même, le train poursuivait sa route sans obstacles, dépassait le fort Sauders, franchissait la passe de Cheyenne et arrivait à la passe d'Evans. En cet endroit, le rail-road atteignait le plus haut point du parcours, soit huit mille quatre-vingt-onze pieds au-dessus du niveau de l'océan. Les voyageurs n'avaient plus qu'à descendre jusqu'à l'Atlantique sur ces plaines sans limites, nivelées par la nature.
Là se trouvait sur le " grand trunk " l'embranchement de Denver-city, la principale ville du Colorado. Ce territoire est riche en mines d'or et d'argent, et plus de cinquante mille habitants y ont déjà fixé leur demeure.
A ce moment, treize cent quatre-vingt-deux milles avaient été faits depuis San Francisco, en trois jours et trois nuits. Quatre nuits et quatre jours, selon toute prévision, devaient suffire pour atteindre New York. Phileas Fogg se maintenait donc dans les délais réglementaires.
Pendant la nuit, on laissa sur la gauche le camp Walbah. Le Lodge-pole-creek courait parallèlement à la voie, en suivant la frontière rectiligne commune aux États du Wyoming et du Colorado. A onze heures, on entrait dans le Nebraska, on passait près du Sedgwick, et l'on touchait à Julesburgh, placé sur la branche sud de Platte-river.
C'est à ce point que se fit l'inauguration de l'Union Pacific Road, le 23 octobre 1867, et dont l'ingénieur en chef fut le général J. M. Dodge. Là s'arrêtèrent les deux puissantes locomotives, remorquant les neuf wagons des invités, au nombre desquels figurait le vice-président, Mr. Thomas C. Durant ; là retentirent les acclamations ; là, les Sioux et les Pawnies donnèrent le spectacle d'une petite guerre indienne ; là, les feux d'artifice éclatèrent ; là, enfin, se publia, au moyen d'une imprimerie portative, le premier numéro du journal Railway Pioneer. Ainsi fut célébrée l'inauguration de ce grand chemin de fer, instrument de progrès et de civilisation, jeté à travers le désert et destiné à relier entre elles des villes et des cités qui n'existaient pas encore. Le sifflet de la locomotive, plus puissant que la lyre d'Amphion, allait bientôt les faire surgir du sol américain.
A huit heures du matin, le fort Mac-Pherson était laissé en arrière. Trois cent cinquante-sept milles séparent ce point d'Omaha. La voie ferrée suivait, sur sa rive gauche, les capricieuses sinuosités de la branche sud de Platte-river. A neuf heures, on arrivait à l'importante ville de North-Platte, bâtie entre ces deux bras du grand cours d'eau, qui se rejoignent autour d'elle pour ne plus former qu'une seule artère -, affluent considérable dont les eaux se confondent avec celles du Missouri, un peu au-dessus d'Omaha.
Le cent-unième méridien était franchi.
Mr. Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu. Aucun d'eux ne se plaignait de la longueur de la route -, pas même le mort. Fix avait commencé par gagner quelques guinées, qu'il était en train de reperdre, mais il ne se montrait pas moins passionné que Mr. Fogg. Pendant cette matinée, la chance favorisa singulièrement ce gentleman. Les atouts et les honneurs pleuvaient dans ses mains. A un certain moment, après avoir combiné un coup audacieux, il se préparait à jouer pique, quand, derrière la banquette, une voix se fit entendre, qui disait :
" Moi, je jouerais carreau... "
Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix levèrent la tête. Le colonel Proctor était près d'eux.
Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussitôt.
" Ah ! c'est vous, monsieur l'Anglais, s'écria le colonel, c'est vous qui voulez jouer pique !
- Et qui le joue, répondit froidement Phileas Fogg, en abattant un dix de cette couleur.
- Eh bien, il me plaît que ce soit carreau ", répliqua le colonel Proctor d'une voix irritée.
Et il fit un geste pour saisir la carte jouée, en ajoutant :
" Vous n'entendez rien à ce jeu.
- Peut-être serai-je plus habile à un autre, dit Phileas Fogg, qui se leva.
- Il ne tient qu'à vous d'en essayer, fils de John Bull ! " répliqua le grossier personnage.
Mrs. Aouda était devenue pâle. Tout son sang lui refluait au coeur. Elle avait saisi le bras de Phileas Fogg, qui la repoussa doucement. Passepartout était prêt à se jeter sur l'Américain, qui regardait son adversaire de l'air le plus insultant. Mais Fix s'était levé, et, allant au colonel Proctor, il lui dit :
" Vous oubliez que c'est moi à qui vous avez affaire, monsieur, moi que vous avez, non seulement injurié, mais frappé !
- Monsieur Fix, dit Mr. Fogg, je vous demande pardon, mais ceci me regarde seul. En prétendant que j'avais tort de jouer pique, le colonel m'a fait une nouvelle injure, et il m'en rendra raison.
- Quand vous voudrez, et où vous voudrez, répondit l'Américain, et à l'arme qu'il vous plaira ! "
Mrs. Aouda essaya vainement de retenir Mr. Fogg. L'inspecteur tenta inutilement de reprendre la querelle à son compte. Passepartout voulait jeter le colonel par la portière, mais un signe de son maître l'arrêta. Phileas Fogg quitta le wagon, et l'Américain le suivit sur la passerelle.
" Monsieur, dit Mr. Fogg à son adversaire, je suis fort pressé de retourner en Europe, et un retard quelconque préjudicierait beaucoup à mes intérêts.
- Eh bien ! qu'est-ce que cela me fait ? répondit le colonel Proctor.
- Monsieur, reprit très poliment Mr. Fogg, après notre rencontre à San Francisco, j'avais formé le projet de venir vous retrouver en Amérique, dès que j'aurais terminé les affaires qui m'appellent sur l'ancien continent.
- Vraiment !
- Voulez-vous me donner rendez-vous dans six mois ?
- Pourquoi pas dans six ans ?
- Je dis six mois, répondit Mr. Fogg, et je serai exact au rendez-vous.
- Des défaites, tout cela ! s'écria Stamp W. Proctor. Tout de suite ou pas.
- Soit, répondit Mr. Fogg. Vous allez à New York ?
- Non.
- A Chicago ?
- Non.
- A Omaha ?
- Peu vous importe ! Connaissez-vous Plum-Creek ?
- Non, répondit Mr. Fogg.
- C'est la station prochaine. Le train y sera dans une heure. Il y stationnera dix minutes. En dix minutes, on peut échanger quelques coups de revolver.
- Soit, répondit Mr. Fogg. Je m'arrêterai à Plum-Creek.
- Et je crois même que vous y resterez ! ajouta l'Américain avec une insolence sans pareille.
- Qui sait, monsieur ? " répondit Mr. Fogg, et il rentra dans son wagon, aussi froid que d'habitude.
Là, le gentleman commença par rassurer Mrs. Aouda, lui disant que les fanfarons n'étaient jamais à craindre. Puis il pria Fix de lui servir de témoin dans la rencontre qui allait avoir lieu. Fix ne pouvait refuser, et Phileas Fogg reprit tranquillement son jeu interrompu, en jouant pique avec un calme parfait.
A onze heures, le sifflet de la locomotive annonça l'approche de la station de Plum-Creek. Mr. Fogg se leva, et, suivi de Fix, il se rendit sur la passerelle. Passepartout l'accompagnait, portant une paire de revolvers. Mrs. Aouda était restée dans le wagon, pâle comme une morte.
En ce moment, la porte de l'autre wagon s'ouvrit, et le colonel Proctor apparut également sur la passerelle, suivi de son témoin, un Yankee de sa trempe. Mais à l'instant où les deux adversaires allaient descendre sur la voie, le conducteur accourut et leur cria :
" On ne descend pas, messieurs.
- Et pourquoi ? demanda le colonel.
- Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne s'arrête pas.
- Mais je dois me battre avec monsieur.
- Je le regrette, répondit l'employé, mais nous repartons immédiatement. Voici la cloche qui sonne ! "
La cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route.
" Je suis vraiment désolé, messieurs, dit alors le conducteur. En toute autre circonstance, j'aurai pu vous obliger. Mais, après tout, puisque vous n'avez pas eu le temps de vous battre ici, qui vous empêche de vous battre en route ?
- Cela ne conviendra peut-être pas à monsieur ! dit le colonel Proctor d'un air goguenard.
- Cela me convient parfaitement ", répondit Phileas Fogg.
" Allons, décidément, nous sommes en Amérique ! pensa Passepartout, et le conducteur de train est un gentleman du meilleur monde ! "
Et ce disant il suivit son maître.
Les deux adversaires, leurs témoins, précédés du conducteur, se rendirent, en passant d'un wagon à l'autre, à l'arrière du train. Le dernier wagon n'était occupé que par une dizaine de voyageurs. Le conducteur leur demanda s'ils voulaient bien, pour quelques instants, laisser la place libre à deux gentlemen qui avaient une affaire d'honneur à vider.
Comment donc ! Mais les voyageurs étaient trop heureux de pouvoir être agréables aux deux gentlemen, et ils se retirèrent sur les passerelles.
Ce wagon, long d'une cinquantaine de pieds, se prêtait très convenablement à la circonstance. Les deux adversaires pouvaient marcher l'un sur l'autre entre les banquettes et s'arquebuser à leur aise. Jamais duel ne fut plus facile à régler. Mr. Fogg et le colonel Proctor, munis chacun de deux revolvers à six coups, entrèrent dans le wagon. Leurs témoins, restés en dehors, les y enfermèrent. Au premier coup de sifflet de la locomotive, ils devaient commencer le feu... Puis, après un laps de deux minutes, on retirerait du wagon ce qui resterait des deux gentlemen.
Rien de plus simple en vérité. C'était même si simple, que Fix et Passepartout sentaient leur coeur battre à se briser.
On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des cris sauvages retentirent. Des détonations les accompagnèrent, mais elles ne venaient point du wagon réservé aux duellistes. Ces détonations se prolongeaient, au contraire, jusqu'à l'avant et sur toute la ligne du train. Des cris de frayeur se faisaient entendre à l'intérieur du convoi.
Le colonel Proctor et Mr. Fogg, revolver au poing, sortirent aussitôt du wagon et se précipitèrent vers l'avant, où retentissaient plus bruyamment les détonations et les cris.
Ils avaient compris que le train était attaqué par une bande de Sioux.
Ces hardis Indiens n'en étaient pas à leur coup d'essai, et plus d'une fois déjà ils avaient arrêté les convois. Suivant leur habitude, sans attendre l'arrêt du train, s'élançant sur les marchepieds au nombre d'une centaine, ils avaient escaladé les wagons comme fait un clown d'un cheval au galop.
Ces Sioux étaient munis de fusils. De là les détonations auxquelles les voyageurs, presque tous armés, ripostaient par des coups de revolver. Tout d'abord, les Indiens s'étaient précipités sur la machine. Le mécanicien et le chauffeur avaient été à demi assommés à coups de casse-tête. Un chef sioux, voulant arrêter le train, mais ne sachant pas manoeuvrer la manette du régulateur, avait largement ouvert l'introduction de la vapeur au lieu de la fermer, et la locomotive, emportée, courait avec une vitesse effroyable.
En même temps, les Sioux avaient envahi les wagons, ils couraient comme des singes en fureur sur les impériales, ils enfonçaient les portières et luttaient corps à corps avec les voyageurs. Hors du wagon de bagages, forcé et pillé, les colis étaient précipités sur la voie. Cris et coups de feu ne discontinuaient pas.
Cependant les voyageurs se défendaient avec courage. Certains wagons, barricadés, soutenaient un siège, comme de véritables forts ambulants, emportés avec une rapidité de cent milles à l'heure.
Dès le début de l'attaque, Mrs. Aouda s'était courageusement comportée. Le revolver à la main, elle se défendait héroïquement, tirant à travers les vitres brisées, lorsque quelque sauvage se présentait à elle. Une vingtaine de Sioux, frappés à mort, étaient tombés sur la voie, et les roues des wagons écrasaient comme des vers ceux d'entre eux qui glissaient sur les rails du haut des passerelles.
Plusieurs voyageurs, grièvement atteints par les balles ou les casse-tête, gisaient sur les banquettes.
Cependant il fallait en finir. Cette lutte durait déjà depuis dix minutes, et ne pouvait que se terminer à l'avantage des Sioux, si le train ne s'arrêtait pas. En effet, la station du fort Kearney n'était pas à deux milles de distance. Là se trouvait un poste américain ; mais ce poste passé, entre le fort Kearney et la station suivante les Sioux seraient les maîtres du train.
Le conducteur se battait aux côtés de Mr. Fogg, quand une balle le renversa. En tombant, cet homme s'écria :
" Nous sommes perdus, si le train ne s'arrête pas avant cinq minutes !
- Il s'arrêtera ! dit Phileas Fogg, qui voulut s'élancer hors du wagon.
- Restez, monsieur, lui cria Passepartout. Cela me regarde ! "
Phileas Fogg n'eut pas le temps d'arrêter ce courageux garçon, qui, ouvrant une portière sans être vu des Indiens, parvint à se glisser sous le wagon. Et alors, tandis que la lutte continuait, pendant que les balles se croisaient au-dessus de sa tête, retrouvant son agilité, sa souplesse de clown, se faufilant sous les wagons, s'accrochant aux chaînes, s'aidant du levier des freins et des longerons des châssis, rampant d'une voiture à l'autre avec une adresse merveilleuse, il gagna ainsi l'avant du train. Il n'avait pas été vu, il n'avait pu l'être.
Là, suspendu d'une main entre le wagon des bagages et le tender, de l'autre il décrocha les chaînes de sûreté ; mais par suite de la traction opérée, il n'aurait jamais pu parvenir à dévisser la barre d'attelage, si une secousse que la machine éprouva n'eût fait sauter cette barre, et le train, détaché, resta peu à peu en arrière, tandis que la locomotive s'enfuyait avec une nouvelle vitesse.
Emporté par la force acquise, le train roula encore pendant quelques minutes, mais les freins furent manoeuvrés à l'intérieur des wagons, et le convoi s'arrêta enfin, à moins de cent pas de la station de Kearney.
Là, les soldats du fort, attirés par les coups de feu, accoururent en hâte. Les Sioux ne les avaient pas attendus, et, avant l'arrêt complet du train, toute la bande avait décampé.
Mais quand les voyageurs se comptèrent sur le quai de la station, ils reconnurent que plusieurs manquaient à l'appel, et entre autres le courageux Français dont le dévouement venait de les sauver.
Chapiter XXX
DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR
Trois voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu. Avaient-ils été tués dans la lutte ? Etaient-ils prisonniers des Sioux ? On ne pouvait encore le savoir.
Les blessés étaient assez nombreux, mais on reconnut qu'aucun n'était atteint mortellement. Un dès plus grièvement frappé, c'était le colonel Proctor, qui s'était bravement battu, et qu'une balle à l'aine avait renversé. Il fut transporté à la gare avec d'autres voyageurs, dont l'état réclamait des soins immédiats.
Mrs. Aouda était sauve. Phileas Fogg, qui ne s'était pas épargné, n'avait pas une égratignure. Fix était blessé au bras, blessure sans importance. Mais Passepartout manquait, et des larmes coulaient des yeux de la jeune femme.
Cependant tous les voyageurs avaient quitté le train. Les roues des wagons étaient tachées de sang. Aux moyeux et aux rayons pendaient d'informes lambeaux de chair. On voyait à perte de vue sur la plaine blanche de longues traînées rouges. Les derniers Indiens disparaissaient alors dans le sud, du côté de Republican-river.
Mr. Fogg, les bras croisés, restait immobile. Il avait une grave décision à prendre. Mrs. Aouda, près de lui, le regardait sans prononcer une parole... Il comprit ce regard. Si son serviteur était prisonnier, ne devait-il pas tout risquer pour l'arracher aux Indiens ?...
" Je le retrouverai mort ou vivant, dit-il simplement à Mrs. Aouda.
- Ah ! monsieur... monsieur Fogg ! s'écria la jeune femme, en saisissant les mains de son compagnon qu'elle couvrit de larmes.
- Vivant ! ajouta Mr. Fogg, si nous ne perdons pas une minute ! "
Par cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier. Il venait de prononcer sa ruine. Un seul jour de retard lui faisait manquer le paquebot à New York. Son pari était irrévocablement perdu. Mais devant cette pensée : " C'est mon devoir ! " il n'avait pas hésité.
Le capitaine commandant le fort Kearney était là. Ses soldats - une centaine d'hommes environ - s'étaient mis sur la défensive pour le cas où les Sioux auraient dirigé une attaque directe contre la gare.
" Monsieur, dit Mr. Fogg au capitaine, trois voyageurs ont disparu.
- Morts ? demanda le capitaine.
- Morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg. Là est une incertitude qu'il faut faire cesser. Votre intention est-elle de poursuivre les Sioux ?
- Cela est grave, monsieur, dit le capitaine. Ces Indiens peuvent fuir jusqu'au-delà de l'Arkansas ! Je ne saurais abandonner le fort qui m'est confié.
- Monsieur, reprit Phileas Fogg, il s'agit de la vie de trois hommes.
- Sans doute... mais puis-je risquer la vie de cinquante pour en sauver trois ?
- Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous le devez.
- Monsieur, répondit le capitaine, personne ici n'a à m'apprendre quel est mon devoir.
- Soit, dit froidement Phileas Fogg. J'irai seul !
- Vous, monsieur ! s'écria Fix, qui s'était approché, aller seul à la poursuite des Indiens !
- Voulez-vous donc que je laisse périr ce malheureux, à qui tout ce qui est vivant ici doit la vie ? J'irai.
- Eh bien, non, vous n'irez pas seul ! s'écria le capitaine, ému malgré lui. Non ! Vous êtes un brave coeur !... Trente hommes de bonne volonté ! " ajouta-t-il en se tournant vers ses soldats.
Toute la compagnie s'avança en masse. Le capitaine n'eut qu'à choisir parmi ces braves gens. Trente soldats furent désignés, et un vieux sergent se mit à leur tête.
" Merci, capitaine ! dit Mr. Fogg.
- Vous me permettrez de vous accompagner ? demanda Fix au gentleman.
- Vous ferez comme il vous plaira, monsieur, lui répondit Phileas Fogg. Mais si vous voulez me rendre service, vous resterez près de Mrs. Aouda. Au cas où il m'arriverait malheur... "
Une pâleur subite envahit la figure de l'inspecteur de police. Se séparer de l'homme qu'il avait suivi pas à pas et avec tant de persistance ! Le laisser s'aventurer ainsi dans ce désert ! Fix regarda attentivement le gentleman, et, quoi qu'il en eût, malgré ses préventions, en dépit du combat qui se livrait en lui, il baissa les yeux devant ce regard calme et franc.
" Je resterai ", dit-il.
Quelques instants après, Mr. Fogg avait serré la main de la jeune femme ; puis, après lui avoir remis son précieux sac de voyage, il partait avec le sergent et sa petite troupe.
Mais avant de partir, il avait dit aux soldats :
" Mes amis, il y a mille livres pour vous si nous sauvons les prisonniers ! "
Il était alors midi et quelques minutes.
Mrs. Aouda s'était retirée dans une chambre de la gare, et là, seule, elle attendait, songeant à Phileas Fogg, à cette générosité simple et grande, à ce tranquille courage. Mr. Fogg avait sacrifié sa fortune, et maintenant il jouait sa vie, tout cela sans hésitation, par devoir, sans phrases. Phileas Fogg était un héros à ses yeux.
L'inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait contenir son agitation. Il se promenait fébrilement sur le quai de la gare. Un moment subjugué, il redevenait lui-même. Fogg parti, il comprenait la sottise qu'il avait faite de le laisser partir. Quoi ! cet homme qu'il venait de suivre autour du monde, il avait consenti à s'en séparer ! Sa nature reprenait le dessus, il s'incriminait, il s'accusait, il se traitait comme s'il eût été le directeur de la police métropolitaine, admonestant un agent pris en flagrant délit de naïveté.
" J'ai été inepte ! pensait-il. L'autre lui aura appris qui j'étais ! Il est parti, il ne reviendra pas ! Où le reprendre maintenant ? Mais comment ai-je pu me laisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi, qui ai en poche son ordre d'arrestation ! Décidément je ne suis qu'une bête ! "
Ainsi raisonnait l'inspecteur de police, tandis que les heures s'écoulaient si lentement à son gré. Il ne savait que faire. Quelquefois, il avait envie de tout dire à Mrs. Aouda. Mais il comprenait comment il serait reçu par la jeune femme. Quel parti prendre ? Il était tenté de s'en aller à travers les longues plaines blanches, à la poursuite de ce Fogg ! Il ne lui semblait pas impossible de le retrouver. Les pas du détachement étaient encore imprimés sur la neige !... Mais bientôt, sous une couche nouvelle, toute empreinte s'effaça.
Alors le découragement prit Fix. Il éprouva comme une insurmontable envie d'abandonner la partie. Or, précisément, cette occasion de quitter la station de Kearney et de poursuivre ce voyage, si fécond en déconvenues, lui fut offerte.
En effet, vers deux heures après midi, pendant que la neige tombait à gros flocons, on entendit de longs sifflets qui venaient de l'est. Une énorme ombre, précédée d'une lueur fauve, s'avançait lentement, considérablement grandie par les brumes, qui lui donnaient un aspect fantastique.
Cependant on n'attendait encore aucun train venant de l'est. Les secours réclamés par le télégraphe ne pouvaient arriver sitôt, et le train d'Omaha à San Francisco ne devait passer que le lendemain. - On fut bientôt fixé.
Cette locomotive qui marchait à petite vapeur, en jetant de grands coups de sifflet, c'était celle qui, après avoir été détachée du train, avait continué sa route avec une si effrayante vitesse, emportant le chauffeur et le mécanicien inanimés. Elle avait couru sur les rails pendant plusieurs milles ; puis, le feu avait baissé, faute de combustible ; la vapeur s'était détendue, et une heure après, ralentissant peu à peu sa marche, la machine s'arrêtait enfin à vingt milles au-delà de la station de Kearney.
Ni le mécanicien ni le chauffeur n'avaient succombé, et, après un évanouissement assez prolongé, ils étaient revenus à eux.
La machine était alors arrêtée. Quand il se vit dans le désert, la locomotive seule, n'ayant plus de wagons à sa suite, le mécanicien comprit ce qui s'était passé. Comment la locomotive avait été détachée du train, il ne put le deviner, mais il n'était pas douteux, pour lui, que le train, resté en arrière, se trouvât en détresse.
Le mécanicien n'hésita pas sur ce qu'il devait faire. Continuer la route dans la direction d'Omaha était prudent ; retourner vers le train, que les Indiens pillaient peut-être encore, était dangereux... N'importe ! Des pelletées de charbon et de bois furent engouffrées dans le foyer de sa chaudière, le feu se ranima, la pression monta de nouveau, et, vers deux heures après midi, la machine revenait en arrière vers la station de Kearney. C'était elle qui sifflait dans la brume.
Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils virent la locomotive se mettre en tête du train. Ils allaient pouvoir continuer ce voyage si malheureusement interrompu.
A l'arrivée de la machine, Mrs. Aouda avait quitté la gare, et s'adressant au conducteur :
" Vous allez partir ? lui demanda-t-elle.
- A l'instant, madame.
- Mais ces prisonniers... nos malheureux compagnons...
- Je ne puis interrompre le service, répondit le conducteur. Nous avons déjà trois heures de retard.
- Et quand passera l'autre train venant de San Francisco ?
- Demain soir, madame.
- Demain soir ! mais il sera trop tard. Il faut attendre...
- C'est impossible, répondit le conducteur. Si vous voulez partir, montez en voiture.
- Je ne partirai pas ", répondit la jeune femme. Fix avait entendu cette conversation. Quelques instants auparavant, quand tout moyen de locomotion lui manquait, il était décidé à quitter Kearney, et maintenant que le train était là, prêt à s'élancer, qu'il n'avait plus qu'à reprendre sa place dans le wagon, une irrésistible force le rattachait au sol. Ce quai de la gare lui brûlait les pieds, et il ne pouvait s'en arracher. Le combat recommençait en lui. La colère de l'insuccès l'étouffait. Il voulait lutter jusqu'au bout.
Cependant les voyageurs et quelques blessés - entre autres le colonel Proctor, dont l'état était grave - avaient pris place dans les wagons. On entendait les bourdonnements de la chaudière surchauffée, et la vapeur s'échappait par les soupapes. Le mécanicien siffla, le train se mit en marche, et disparut bientôt, mêlant sa fumée blanche au tourbillon des neiges.
L'inspecteur Fix était resté.
Quelques heures s'écoulèrent. Le temps était fort mauvais, le froid très vif. Fix, assis sur un banc dans la gare, restait immobile. On eût pu croire qu'il dormait. Mrs. Aouda, malgré la rafale, quittait à chaque instant la chambre qui avait été mise à sa disposition. Elle venait à l'extrémité du quai, cherchant à voir à travers la tempête de neige, voulant percer cette brume qui réduisait l'horizon autour d'elle, écoutant si quelque bruit se ferait entendre. Mais rien. Elle rentrait alors, toute transie, pour revenir quelques moments plus tard, et toujours inutilement.
Le soir se fit. Le petit détachement n'était pas de retour. Où était-il en ce moment ? Avait-il pu rejoindre les Indiens ? Y avait-il eu lutte, ou ces soldats, perdus dans la brume, erraient-ils au hasard ? Le capitaine du fort Kearney était très inquiet, bien qu'il ne voulût rien laisser paraître de son inquiétude.
La nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais l'intensité du froid s'accrut. Le regard le plus intrépide n'eût pas considéré sans épouvante cette obscure immensité. Un absolu silence régnait sur la plaine. Ni le vol d'un oiseau, ni la passée d'un fauve n'en troublait le calme infini.
Pendant toute cette nuit, Mrs. Aouda, l'esprit plein de pressentiments sinistres, le coeur rempli d'angoisses, erra sur la lisière de la prairie. Son imagination l'emportait au loin et lui montrait mille dangers. Ce qu'elle souffrit pendant ces longues heures ne saurait s'exprimer.
Fix était toujours immobile à la même place, mais, lui non plus, il ne dormait pas. A un certain moment, un homme s'était approché, lui avait parlé même, mais l'agent l'avait renvoyé, après répondu à ses paroles par un signe négatif.
La nuit s'écoula ainsi. A l'aube, le disque à demi éteint du soleil se leva sur un horizon embrumé. Cependant la portée du regard pouvait s'étendre à une distance de deux milles. C'était vers le sud que Phileas Fogg et le détachement s'étaient dirigés... Le sud était absolument désert. Il était alors sept heures du matin.
Le capitaine, extrêmement soucieux, ne savait quel parti prendre. Devait-il envoyer un second détachement au secours du premier ? Devait-il sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de chances de sauver ceux qui étaient sacrifiés tout d'abord ? Mais son hésitation ne dura pas, et d'un geste, appelant un de ses lieutenants, il lui donnait l'ordre de pousser une reconnaissance dans le sud -, quand des coups de feu éclatèrent. Était-ce un signal ? Les soldats se jetèrent hors du fort, et à un demi-mille ils aperçurent une petite troupe qui revenait en bon ordre.
Mr. Fogg marchait en tête, et près de lui Passepartout et les deux autres voyageurs, arrachés aux mains des Sioux.
Il y avait eu combat à dix milles au sud de Kearney. Peu d'instants avant l'arrivée du détachement, Passepartout et ses deux compagnons luttaient déjà contre leurs gardiens, et le Français en avait assommé trois à coups de poing, quand son maître et les soldats se précipitèrent à leur secours.
Tous, les sauveurs et les sauvés, furent accueillis par des cris de joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime qu'il leur avait promise, tandis que Passepartout se répétait, non sans quelque raison :
" Décidément, il faut avouer que je coûte cher à mon maître ! "
Fix, sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg, et il eût été difficile d'analyser les impressions qui se combattaient alors en lui. Quant à Mrs. Aouda, elle avait pris la main du gentleman, et elle la serrait dans les siennes, sans pouvoir prononcer une parole !
Cependant Passepartout, dès son arrivée, avait cherché le train dans la gare. Il croyait le trouver là, prêt à filer sur Omaha, et il espérait que l'on pourrait encore regagner le temps perdu.
" Le train, le train ! s'écria-t-il.
- Parti, répondit Fix.
- Et le train suivant, quand passera-t-il ? demanda Phileas Fogg.
- Ce soir seulement.
- Ah ! " répondit simplement l'impassible gentleman.
Chapitre XXXI
DANS LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS DE PHILEAS FOGG
Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures. Passepartout, la cause involontaire de ce retard, était désespéré. Il avait décidément ruiné son maître !
En ce moment, l'inspecteur s'approcha de Mr. Fogg, et, le regardant bien en face :
" Très sérieusement, monsieur, lui demanda-t-il, vous êtes pressé ?
- Très sérieusement, répondit Phileas Fogg.
- J'insiste, reprit Fix. Vous avez bien intérêt à être à New York le 11, avant neuf heures du soir, heure du départ du paquebot de Liverpool ?
- Un intérêt majeur.
- Et si votre voyage n'eût pas été interrompu par cette attaque d'Indiens, vous seriez arrivé à New York le 11, dès le matin ?
- Oui, avec douze heures d'avance sur le paquebot.
- Bien. Vous avez donc vingt heures de retard. Entre vingt et douze, l'écart est de huit. C'est huit heures à regagner. Voulez-vous tenter de le faire ?
- A pied ? demanda Mr. Fogg.
- Non, en traîneau, répondit Fix, en traîneau à voiles. Un homme m'a proposé ce moyen de transport. "
C'était l'homme qui avait parlé à l'inspecteur de police pendant la nuit, et dont Fix avait refusé l'offre.
Phileas Fogg ne répondit pas à Fix ; mais Fix lui ayant montré l'homme en question qui se promenait devant la gare, le gentleman alla à lui. Un instant après, Phileas Fogg et cet Américain, nommé Mudge, entraient dans une hutte construite au bas du fort Kearney.
Là, Mr. Fogg examina un assez singulier véhicule, sorte de châssis, établi sur deux longues poutres, un peu relevées à l'avant comme les semelles d'un traîneau, et sur lequel cinq ou six personnes pouvaient prendre place. Au tiers du châssis, sur l'avant, se dressait un mât très élevé, sur lequel s'enverguait une immense brigantine. Ce mât, solidement retenu par des haubans métalliques, tendait un étai de fer qui servait à guinder un foc de grande dimension. A l'arrière, une sorte de gouvernail-godille permettait de diriger l'appareil.
C'était, on le voit, un traîneau gréé en sloop. Pendant l'hiver, sur la plaine glacée, lorsque les trains sont arrêtés par les neiges, ces véhicules font des traversées extrêmement rapides d'une station à l'autre. Ils sont, d'ailleurs, prodigieusement voilés - plus voilés même que ne peut l'être un cotre de course, exposé à chavirer -, et, vent arrière, ils glissent à la surface des prairies avec une rapidité égale, sinon supérieure, à celle des express.
En quelques instants, un marché fut conclu entre Mr. Fogg et le patron de cette embarcation de terre. Le vent était bon. Il soufflait de l'ouest en grande brise. La neige était durcie, et Mudge se faisait fort de conduire Mr. Fogg en quelques heures à la station d'Omaha. Là, les trains sont fréquents et les voies nombreuses, qui conduisent à Chicago et à New York. Il n'était pas impossible que le retard fût regagné. Il n'y avait donc pas à hésiter à tenter l'aventure.
Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda aux tortures d'une traversée en plein air, par ce froid que la vitesse rendrait plus insupportable encore, lui proposa de rester sous la garde de Passepartout à la station de Kearney. L'honnête garçon se chargerait de ramener la jeune femme en Europe par une route meilleure et dans des conditions plus acceptables.
Mrs. Aouda refusa de se séparer de Mr. Fogg, et Passepartout se sentit très heureux de cette détermination. En effet, pour rien au monde il n'eût voulu quitter son maître, puisque Fix devait l'accompagner.
Quant à ce que pensait alors l'inspecteur de police ce serait difficile à dire. Sa conviction avait-elle été ébranlée par le retour de Phileas Fogg, ou bien le tenait-il pour un coquin extrêmement fort, qui, son tour du monde accompli, devait croire qu'il serait absolument en sûreté en Angleterre ? Peut-être l'opinion de Fix touchant Phileas Fogg était-elle en effet modifiée. Mais il n'en était pas moins décidé à faire son devoir et, plus impatient que tous, à presser de tout son pouvoir le retour en Angleterre.
A huit heures, le traîneau était prêt à partir. Les voyageurs - on serait tenté de dire les passagers - y prenaient place et se serraient étroitement dans leurs couvertures de voyage. Les deux immenses voiles étaient hissées, et, sous l'impulsion du vent, le véhicule filait sur la neige durcie avec une rapidité de quarante milles à l'heure.
La distance qui sépare le fort Kearney d'Omaha est, en droite ligne - à vol d'abeille, comme disent les Américains -, de deux cents milles au plus. Si le vent tenait, en cinq heures cette distance pouvait être franchie. Si aucun incident ne se produisait, à une heure après midi le traîneau devait avoir atteint Omaha.
Quelle traversée ! Les voyageurs, pressés les uns contre les autres, ne pouvaient se parler. Le froid, accru par la vitesse, leur eût coupé la parole. Le traîneau glissait aussi légèrement à la surface de la plaine qu'une embarcation à la surface des eaux -, avec la houle en moins. Quand la brise arrivait en rasant la terre, il semblait que le traîneau fût enlevé du sol par ses voiles, vastes ailes d'une immense envergure. Mudge, au gouvernail se maintenait dans la ligne droite, et, d'un coup de godille il rectifiait les embardées que l'appareil tendait à faire. Toute la toile portait. Le foc avait été perqué et n'était plus abrité par la brigantine. Un mât de hune fut guindé, et une flèche, tendue au vent, ajouta sa puissance d'impulsion à celle des autres voiles. On ne pouvait l'estimer, mathématiquement, mais certainement la vitesse du traîneau ne devait pas être moindre de quarante milles à l'heure.
" Si rien ne casse, dit Mudge, nous arriverons ! "
Et Mudge avait intérêt à arriver dans le délai convenu, car Mr. Fogg, fidèle à son système, l'avait alléché par une forte prime.
La prairie, que le traîneau coupait en ligne droite, était plate comme une mer. On eût dit un immense étang glacé. Le rail-road qui desservait cette partie du territoire remontait, du sud-ouest au nord-ouest, par Grand-Island, Columbus, ville importante du Nebraska, Schuyler, Fremont, puis Omaha. Il suivait pendant tout son parcours la rive droite de Platte-river. Le traîneau, abrégeant cette route, prenait la corde de l'arc décrit par le chemin de fer. Mudge ne pouvait craindre d'être arrêté par la Platte-river, à ce petit coude qu'elle fait en avant de Fremont, puisque ses eaux étaient glacées. Le chemin était donc entièrement débarrassé d'obstacles, et Phileas Fogg n'avait donc que deux circonstances à redouter : une avarie à l'appareil, un changement ou une tombée du vent.
Mais la brise ne mollissait pas. Au contraire. Elle soufflait à courber le mât, que les haubans de fer maintenaient solidement. Ces filins métalliques, semblables aux cordes d'un instrument, résonnaient comme si un archet eût provoqué leurs vibrations. Le traîneau s'enlevait au milieu d'une harmonie plaintive, d'une intensité toute particulière.
" Ces cordes donnent la quinte et l'octave ", dit Mr. Fogg.
Et ce furent les seules paroles qu'il prononça pendant cette traversée. Mrs. Aouda, soigneusement empaquetée dans les fourrures et les couvertures de voyage, était, autant que possible, préservée des atteintes du froid.
Quant à Passepartout, la face rouge comme le disque solaire quand il se couche dans les brumes, il humait cet air piquant. Avec le fond d'imperturbable confiance qu'il possédait, il s'était repris à espérer. Au lieu d'arriver le matin à New York, on y arriverait le soir, mais il y avait encore quelques chances pour que ce fût avant le départ du paquebot de Liverpool.
Passepartout avait même éprouvé une forte envie de serrer la main de son allié Fix. Il n'oubliait pas que c'était l'inspecteur lui-même qui avait procuré le traîneau à voiles, et, par conséquent, le seul moyen qu'il y eût de gagner Omaha en temps utile. Mais, par on ne sait quel pressentiment, il se tint dans sa réserve accoutumée.
En tout cas, une chose que Passepartout n'oublierait jamais, c'était le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans hésiter, pour l'arracher aux mains des Sioux. A cela, Mr. Fogg avait risqué sa fortune et sa vie... Non ! son serviteur ne l'oublierait pas !
Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller à des réflexions si diverses, le traîneau volait sur l'immense tapis de neige. S'il passait quelques creeks, affluents ou sous-affluents de la Little-Blue-river, on ne s'en apercevait pas. Les champs et les cours d'eau disparaissaient sous une blancheur uniforme. La plaine était absolument déserte. Comprise entre l'Union Pacific Road et l'embranchement qui doit réunir Kearney à Saint-Joseph, elle formait comme une grande île inhabitée. Pas un village, pas une station, pas même un fort. De temps en temps, on voyait passer comme un éclair quelque arbre grimaçant, dont le blanc squelette se tordait sous la brise. Parfois, des bandes d'oiseaux sauvages s'enlevaient du même vol. Parfois aussi, quelques loups de prairies, en troupes nombreuses, maigres, affamés, poussés par un besoin féroce, luttaient de vitesse avec le traîneau. Alors Passepartout, le revolver à la main, se tenait prêt à faire feu sur les plus rapprochés. Si quelque accident eût alors arrêté le traîneau, les voyageurs, attaqués par ces féroces carnassiers, auraient couru les plus grands risques. Mais le traîneau tenait bon, il ne tardait pas à prendre de l'avance, et bientôt toute la bande hurlante restait en arrière.
A midi, Mudge reconnut à quelques indices qu'il passait le cours glacé de la Platte-river. Il ne dit rien, mais il était déjà sûr que, vingt milles plus loin, il aurait atteint la station d'Omaha.
Et, en effet, il n'était pas une heure, que ce guide habile, abandonnant la barre, se précipitait aux drisses des voiles et les amenait en bande, pendant que le traîneau, emporté par son irrésistible élan, franchissait encore un demi-mille à sec de toile. Enfin il s'arrêta, et Mudge, montrant un amas de toits blancs de neige, disait :
" Nous sommes arrivés. "
Arrivés ! Arrivés, en effet, à cette station qui, par des trains nombreux, est quotidiennement en communication avec l'est des États-Unis !
Passepartout et Fix avaient sauté à terre et secouaient leurs membres engourdis. Ils aidèrent Mr. Fogg et la jeune femme à descendre du traîneau. Phileas Fogg régla généreusement avec Mudge, auquel Passepartout serra la main comme à un ami, et tous se précipitèrent vers la gare d'Omaha.
C'est à cette importante cité du Nebraska que s'arrête le chemin de fer du Pacifique proprement dit, qui met le bassin du Mississippi en communication avec le grand océan. Pour aller d'Omaha à Chicago, le rail-road, sous le nom de " Chicago-Rock-island-road ", court directement dans l'est en desservant cinquante stations.
Un train direct était prêt à partir. Phileas Fogg et ses compagnons n'eurent que le temps de se précipiter dans un wagon. Ils n'avaient rien vu d'Omaha, mais Passepartout s'avoua à lui-même qu'il n'y avait pas lieu de le regretter, et que ce n'était pas de voir qu'il s'agissait.
Avec une extrême rapidité, ce train passa dans l'État d'Iowa, par Council-Bluffs, Des Moines, Iowa-city. Pendant la nuit, il traversait le Mississippi à Davenport, et par Rock-Island, il entrait dans l'Illinois. Le lendemain, 10, à quatre heures du soir il arrivait à Chicago, déjà relevée de ses ruines, et plus fièrement assise que jamais sur les bords de son beau lac Michigan.
Neuf cents milles séparent Chicago de New York. Les trains ne manquaient pas à Chicago. Mr. Fogg passa immédiatement de l'un dans l'autre. La fringante locomotive du " Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-rail-road " partit à toute vitesse, comme si elle eût compris que l'honorable gentleman n'avait pas de temps à perdre. Elle traversa comme un éclair l'Indiana, l'Ohio, la Pennsylvanie, le New Jersey, passant par des villes aux noms antiques, dont quelques-unes avaient des rues et des tramways, mais pas de maisons encore. Enfin l'Hudson apparut, et, le 11 décembre, à onze heures un quart du soir, le train s'arrêtait dans la gare, sur la rive droite du fleuve, devant le " pier " même des steamers de la ligne Cunard, autrement dite " British and North American royal mail steam packet Co. "
Le China, à destination de Liverpool, était parti depuis quarante-cinq minutes !
Chapite XXXII
DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA MAUVAISE CHANCE
En partant, le China semblait avoir emporté avec lui le dernier espoir de Phileas Fogg.
En effet, aucun des autres paquebots qui font le service direct entre l'Amérique et l'Europe, ni les transatlantiques français, ni les navires du " White-Star-line ", ni les steamers de la Compagnie Imman, ni ceux de la ligne Hambourgeoise, ni autres, ne pouvaient servir les projets du gentleman.
En effet, le Pereire, de la Compagnie transatlantique française - dont les admirables bâtiments égalent en vitesse et surpassent en confortable tous ceux des autres lignes, sans exception -, ne partait que le surlendemain, 14 décembre. Et d'ailleurs, de même que ceux de la Compagnie hambourgeoise, il n'allait pas directement à Liverpool ou à Londres, mais au Havre, et cette traversée supplémentaire du Havre à Southampton, en retardant Phileas Fogg, eût annulé ses derniers efforts.
Quant aux paquebots Imman, dont l'un, le City-of-Paris, mettait en mer le lendemain, il n'y fallait pas songer. Ces navires sont particulièrement affectés au transport des émigrants, leurs machines sont faibles, ils naviguent autant à la voile qu'à la vapeur, et leur vitesse est médiocre. Ils employaient à cette traversée de New York à l'Angleterre plus de temps qu'il n'en restait à Mr. Fogg pour gagner son pari.
De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte en consultant son Bradshaw, qui lui donnait, jour par jour, les mouvements de la navigation transocéanienne.
Passepartout était anéanti. Avoir manqué le paquebot de quarante-cinq minutes, cela le tuait. C'était sa faute à lui, qui, au lieu d'aider son maître, n'avait cessé de semer des obstacles sur sa route ! Et quand il revoyait dans son esprit tous les incidents du voyage, quand il supputait les sommes dépensées en pure perte et dans son seul intérêt, quand il songeait que cet énorme pari, en y joignant les frais considérables de ce voyage devenu inutile, ruinait complètement Mr. Fogg, il s'accablait d'injures.
Mr. Fogg ne lui fit, cependant, aucun reproche, et, en quittant le pier des paquebots transatlantiques, il ne dit que ces mots :
" Nous aviserons demain. Venez. "
Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix, Passepartout traversèrent l'Hudson dans le Jersey-city-ferry-boat, et montèrent dans un fiacre, qui les conduisit à l'hôtel Saint-Nicolas, dans Broadway. Des chambres furent mises à leur disposition, et la nuit se passa, courte pour Phileas Fogg, qui dormit d'un sommeil parfait, mais bien longue pour Mrs. Aouda et ses compagnons, auxquels leur agitation ne permit pas de reposer.
Le lendemain, c'était le 12 décembre. Du 12, sept heures du matin, au 21, huit heures quarante-cinq minutes du soir, il restait neuf jours treize heures et quarante-cinq minutes. Si donc Phileas Fogg fût parti la veille par le China, l'un des meilleurs marcheurs de la ligne Cunard, il serait arrivé à Liverpool, puis à Londres, dans les délais voulus !
Mr. Fogg quitta l'hôtel, seul, après avoir recommandé à son domestique de l'attendre et de prévenir Mrs. Aouda de se tenir prête à tout instant.
Mr. Fogg se rendit aux rives de l'Hudson, et parmi les navires amarrés au quai ou ancrés dans le fleuve, il rechercha avec soin ceux qui étaient en partance. Plusieurs bâtiments avaient leur guidon de départ et se préparaient à prendre la mer à la marée du matin, car dans cet immense et admirable port de New York, il n'est pas de jour où cent navires ne fassent route pour tous les points du monde ; mais la plupart étaient des bâtiments à voiles, et ils ne pouvaient convenir à Phileas Fogg.
Ce gentleman semblait devoir échouer dans sa dernière tentative, quand il aperçut, mouillé devant la Batterie, à une encablure au plus, un navire de commerce à hélice, de formes fines, dont la cheminée, laissant échapper de gros flocons de fumée, indiquait qu'il se préparait à appareiller.
Phileas Fogg héla un canot, s'y embarqua, et, en quelques coups d'aviron, il se trouvait à l'échelle de l'Henrietta, steamer à coque de fer, dont tous les hauts étaient en bois.
Le capitaine de l'Henrietta était à bord. Phileas Fogg monta sur le pont et fit demander le capitaine. Celui-ci se présenta aussitôt.
C'était un homme de cinquante ans, une sorte le loup de mer, un bougon qui ne devait pas être commode. Gros yeux, teint de cuivre oxydé, cheveux rouges, forte encolure, - rien de l'aspect d'un homme du monde.
" Le capitaine ? demanda Mr. Fogg.
- C'est moi.
- Je suis Phileas Fogg, de Londres.
- Et moi, Andrew Speedy, de Cardif.
- Vous allez partir ?...
- Dans une heure.
- Vous êtes chargé pour... ?
- Bordeaux.
- Et votre cargaison ?
- Des cailloux dans le ventre. Pas de fret. Je pars sur lest.
- Vous avez des passagers ?
- Pas de passagers. Jamais de passagers. Marchandise encombrante et raisonnante.
- Votre navire marche bien ?
- Entre onze et douze noeuds. L'Henrietta, bien connue.
- Voulez-vous me transporter à Liverpool, moi et trois personnes ?
- A Liverpool ? Pourquoi pas en Chine ?
- Je dis Liverpool.
- Non !
- Non ?
- Non. Je suis en partance pour Bordeaux, et je vais à Bordeaux.
- N'importe quel prix ?
- N'importe quel prix. "
Le capitaine avait parlé d'un ton qui n'admettait pas de réplique.
" Mais les armateurs de l'Henrietta... reprit Phileas Fogg.
- Les armateurs, c'est moi, répondit le capitaine. Le navire m'appartient.
- Je vous affrète.
- Non.
- Je vous l'achète.
- Non. "
Phileas Fogg ne sourcilla pas. Cependant la situation était grave. Il n'en était pas de New York comme de Hong-Kong, ni du capitaine de l'Henrietta comme du patron de la Tankadère. Jusqu'ici l'argent du gentleman avait toujours eu raison des obstacles. Cette fois-ci, l'argent échouait.
Cependant, il fallait trouver le moyen de traverser l'Atlantique en bateau - à moins de le traverser en ballon -, ce qui eût été fort aventureux, et ce qui, d'ailleurs, n'était pas réalisable.
Il paraît, pourtant, que Phileas Fogg eut une idée, car il dit au capitaine :
" Eh bien, voulez-vous me mener à Bordeaux ?
- Non, quand même vous me paieriez deux cents dollars !
- Je vous en offre deux mille (10 000 F).
- Par personne ?
- Par personne.
- Et vous êtes quatre ?
- Quatre. "
Le capitaine Speedy commença à se gratter le front, comme s'il eût voulu en arracher l'épiderme. Huit mille dollars à gagner, sans modifier son voyage, cela valait bien la peine qu'il mît de côté son antipathie prononcée pour toute espèce de passager. Des passagers à deux mille dollars, d'ailleurs, ce ne sont plus des passagers, c'est de la marchandise précieuse.
" Je pars à neuf heures, dit simplement le capitaine Speedy, et si vous et les vôtres, vous êtes là ?...
- A neuf heures, nous serons à bord ! " répondit non moins simplement Mr. Fogg.
Il était huit heures et demie. Débarquer de l'Henrietta, monter dans une voiture, se rendre à l'hôtel Saint-Nicolas, en ramener Mrs. Aouda, Passepartout, et même l'inséparable Fix, auquel il offrait gracieusement le passage, cela fut fait par le gentleman avec ce calme qui ne l'abandonnait en aucune circonstance.
Au moment où l'Henrietta appareillait, tous quatre étaient à bord.
Lorsque Passepartout apprit ce que coûterait cette dernière traversée, il poussa un de ces " Oh ! " prolongés, qui parcourent tous les intervalles de la gamme chromatique descendante !
Quant à l'inspecteur Fix, il se dit que décidément la Banque d'Angleterre ne sortirait pas indemne de cette affaire. En effet, en arrivant et en admettant que le sieur Fogg n'en jetât pas encore quelques poignées à la mer, plus de sept mille livres (175 000 F) manqueraient au sac à bank-notes !
Chapitre XXXIII
OÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE A LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES
Une heure après, le steamer Henrietta dépassait le Light-boat qui marque l'entrée de l'Hudson, tournait la pointe de Sandy-Hook et donnait en mer. Pendant la journée, il prolongea Long-Island, au large du feu de Fire-Island, et courut rapidement vers l'est.
Le lendemain, 13 décembre, à midi, un homme monta sur la passerelle pour faire le point. Certes, on doit croire que cet homme était le capitaine Speedy ! Pas le moins du monde. C'était Phileas Fogg. esq.
Quant au capitaine Speedy, il était tout bonnement enfermé à clef dans sa cabine, et poussait des hurlements qui dénotaient une colère, bien pardonnable, poussée jusqu'au paroxysme.
Ce qui s'était passé était très simple. Phileas Fogg voulait aller à Liverpool, le capitaine ne voulait pas l'y conduire. Alors Phileas Fogg avait accepté de prendre passage pour Bordeaux, et, depuis trente heures qu'il était à bord, il avait si bien manoeuvré à coups de bank-notes, que l'équipage, matelots et chauffeurs - équipage un peu interlope, qui était en assez mauvais termes avec le capitaine -, lui appartenait. Et voilà pourquoi Phileas Fogg commandait au lieu et place du capitaine Speedy, pourquoi le capitaine était enfermé dans sa cabine, et pourquoi enfin l'Henrietta se dirigeait vers Liverpool. Seulement, il était très clair, à voir manoeuvrer Mr. Fogg, que Mr. Fogg avait été marin.
Maintenant, comment finirait l'aventure, on le saurait plus tard. Toutefois, Mrs. Aouda ne laissait pas d'être inquiète, sans en rien dire. Fix, lui, avait été abasourdi tout d'abord. Quant à Passepartout, il trouvait la chose tout simplement adorable.
" Entre onze et douze noeuds ", avait dit le capitaine Speedy, et en effet l'Henrietta se maintenait dans cette moyenne de vitesse.
Si donc - que de " si " encore ! - si donc la mer ne devenait pas trop mauvaise, si le vent ne sautait pas dans l'est, s'il ne survenait aucune avarie au bâtiment, aucun accident à la machine, l'Henrietta, dans les neuf jours comptés du 12 décembre au 21, pouvait franchir les trois mille milles qui séparent New York de Liverpool. Il est vrai qu'une fois arrivé, l'affaire de l'Henrietta brochant sur l'affaire de la Banque, cela pouvait mener le gentleman un peu plus loin qu'il ne voudrait.
Pendant les premiers jours, la navigation se fit dans d'excellentes conditions. La mer n'était pas trop dure ; le vent paraissait fixé au nord-est ; les voiles furent établies, et, sous ses goélettes, l'Henrietta marcha comme un vrai transatlantique.
Passepartout était enchanté. Le dernier exploit de son maître, dont il ne voulait pas voir les conséquences, l'enthousiasmait. Jamais l'équipage n'avait vu un garçon plus gai, plus agile. Il faisait mille amitiés aux matelots et les étonnait par ses tours de voltige. Il leur prodiguait les meilleurs noms et les boissons les plus attrayantes. Pour lui, ils manoeuvraient comme des gentlemen, et les chauffeurs chauffaient comme des héros. Sa bonne humeur, très communicative, s'imprégnait à tous. Il avait oublié le passé, les ennuis, les périls. Il ne songeait qu'à ce but, si près d'être atteint, et parfois il bouillait d'impatience, comme s'il eût été chauffé par les fourneaux de l'Henrietta. Souvent aussi, le digne garçon tournait autour de Fix ; il le regardait d'un oeil " qui en disait long "! mais il ne lui parlait pas, car il n'existait plus aucune intimité entre les deux anciens amis.
D'ailleurs Fix, il faut le dire, n'y comprenait plus rien ! La conquête de l'Henrietta, l'achat de son équipage, ce Fogg manoeuvrant comme un marin consommé, tout cet ensemble de choses l'étourdissait. Il ne savait plus que penser ! Mais, après tout, un gentleman qui commençait par voler cinquante-cinq mille livres pouvait bien finir par voler un bâtiment. Et Fix fut naturellement amené à croire que l'Henrietta, dirigée par Fogg, n'allait point du tout à Liverpool, mais dans quelque point du monde où le voleur, devenu pirate, se mettrait tranquillement en sûreté! Cette hypothèse, il faut bien l'avouer, était on ne peut plus plausible, et le détective commençait à regretter très sérieusement de s'être embarqué dans cette affaire.
Quant au capitaine Speedy, il continuait à hurler dans sa cabine, et Passepartout, chargé de pourvoir à sa nourriture, ne le faisait qu'en prenant les plus grandes précautions, quelque vigoureux qu'il fût. Mr. Fogg, lui, n'avait plus même l'air de se douter qu'il y eût un capitaine à bord.
Le 13, on passe sur la queue du banc de Terre-Neuve. Ce sont là de mauvais parages. Pendant l'hiver surtout, les brumes y sont fréquentes, les coups de vent redoutables. Depuis la veille, le baromètre, brusquement abaissé, faisait pressentir un changement prochain dans l'atmosphère. En effet, pendant la nuit, la température se modifia, le froid devint plus vif, et en même temps le vent sauta dans le sud-est.
C'était un contretemps. Mr. Fogg, afin de ne point s'écarter de sa route, dut serrer ses voiles et forcer de vapeur. Néanmoins, la marche du navire fut ralentie, attendu l'état de la mer, dont les longues lames brisaient contre son étrave. Il éprouva des mouvements de tangage très violents, et cela au détriment de sa vitesse. La brise tournait peu à peu à l'ouragan, et l'on prévoyait déjà le cas où l'Henrietta ne pourrait plus se maintenir debout à la lame. Or, s'il fallait fuir, c'était l'inconnu avec toutes ses mauvaises chances.
Le visage de Passepartout se rembrunit en même temps que le ciel, et, pendant deux jours, l'honnête garçon éprouva de mortelles transes. Mais Phileas Fogg était un marin hardi, qui savait tenir tête à la mer, et il fit toujours route, même sans se mettre sous petite vapeur. L'Henrietta, quand elle ne pouvait s'élever à la lame, passait au travers, et son pont était balayé en grand, mais elle passait. Quelquefois aussi l'hélice émergeait, battant l'air de ses branches affolées, lorsqu'une montagne d'eau soulevait l'arrière hors des flots, mais le navire allait toujours de l'avant.
Toutefois le vent ne fraîchit pas autant qu'on aurait pu le craindre. Ce ne fut pas un de ces ouragans qui passent avec une vitesse de quatre-vingt-dix milles à l'heure. Il se tint au grand frais, mais malheureusement il souffla avec obstination de la partie du sud-est et ne permit pas de faire de la toile. Et cependant, ainsi qu'on va le voir, il eût été bien utile de venir en aide à la vapeur !
Le 16 décembre, c'était le soixante quinzième jour écoulé depuis le départ de Londres. En somme, l'Henrietta n'avait pas encore un retard inquiétant. La moitié de la traversée était à peu près faite, et les plus mauvais parages avaient été franchis. En été, on eût répondu du succès. En hiver, on était à la merci de la mauvaise saison. Passepartout ne se prononçait pas. Au fond, il avait espoir, et, si le vent faisait défaut, du moins il comptait sur la vapeur.
Or, ce jour-là, le mécanicien étant monté sur le pont, rencontra Mr. Fogg et s'entretint assez vivement avec lui.
Sans savoir pourquoi - par un pressentiment sans doute -, Passepartout éprouva comme une vague inquiétude. Il eût donné une de ses oreilles pour entendre de l'autre ce qui se disait là. Cependant, il put saisir quelques mots, ceux-ci entre autres, prononcés par son maître :
" Vous êtes certain de ce que vous avancez ?
- Certain, monsieur, répondit le mécanicien. N'oubliez pas que, depuis notre départ, nous chauffons avec tous nos fourneaux allumés, et si nous avions assez de charbon pour aller à petite vapeur de New York à Bordeaux, nous n'en avons pas assez pour aller à toute vapeur de New York à Liverpool !
- J'aviserai ", répondit Mr. Fogg.
Passepartout avait compris. Il fut pris d'une inquiétude mortelle.
Le charbon allait manquer !
" Ah ! si mon maître pare celle-là, se dit-il, décidément ce sera un fameux homme ! "
Et ayant rencontré Fix, il ne put s'empêcher de le mettre au courant de la situation.
" Alors, lui répondit l'agent les dents serrées, vous croyez que nous allons à Liverpool !
- Parbleu !
- Imbécile ! " répondit l'inspecteur, qui s'en alla, haussant les épaules.
Passepartout fut sur le point de relever vertement le qualificatif, dont il ne pouvait d'ailleurs comprendre la vraie signification ; mais il se dit que l'infortuné Fix devait être très désappointé, très humilié dans son amour-propre, après avoir si maladroitement suivi une fausse piste autour du monde, et il passa condamnation.
Et maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg ? Cela était difficile à imaginer. Cependant, il paraît que le flegmatique gentleman en prit un, car le soir même il fit venir le mécanicien et lui dit :
" Poussez les feux et faites route jusqu'à complet épuisement du combustible. "
Quelques instants après, la cheminée de l'Henrietta vomissait des torrents de fumée.
Le navire continua donc de marcher à toute vapeur ; mais ainsi qu'il l'avait annoncé, deux jours plus tard, le 18, le mécanicien fit savoir que le charbon manquerait dans la journée.
" Que l'on ne laisse pas baisser les feux, répondit Mr. Fogg. Au contraire. Que l'on charge les soupapes ".
Ce jour-là, vers midi, après avoir pris hauteur et calculé la position du navire, Phileas Fogg fit venir Passepartout, et il lui donna l'ordre d'aller chercher le capitaine Speedy. C'était comme si on eût commandé à ce brave garçon d'aller déchaîner un tigre, et il descendit dans la dunette, se disant :
" Positivement il sera enragé ! "
En effet, quelques minutes plus tard, au milieu de cris et de jurons, une bombe arrivait sur la dunette. Cette bombe, c'était le capitaine Speedy. Il était évident qu'elle allait éclater.
" Où sommes-nous ? " telles furent les premières paroles qu'il prononça au milieu des suffocations de la colère, et certes, pour peu que le digne homme eût été apoplectique, il n'en serait jamais revenu.
" Où sommes-nous ? répéta-t-il, la face congestionnée.
- A sept cent soixante-dix milles de Liverpool (300 lieues), répondit Mr. Fogg avec un calme imperturbable.
- Pirate ! s'écria Andrew Speedy.
- Je vous ai fait venir, monsieur...
- Écumeur de mer !
- ...monsieur, reprit Phileas Fogg, pour vous prier de me vendre votre navire.
- Non ! de par tous les diables, non !
- C'est que je vais être obligé de le brûler.
- Brûler mon navire !
- Oui, du moins dans ses hauts, car nous manquons de combustible.
- Brûler mon navire ! s'écria le capitaine Speedy, qui ne pouvait même plus prononcer les syllabes. Un navire qui vaut cinquante mille dollars (250 000 F).
- En voici soixante mille (300 000 F)! répondit Phileas Fogg, en offrant au capitaine une liasse de bank-notes.
Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy. On n'est pas Américain sans que la vue de soixante mille dollars vous cause une certaine émotion. Le capitaine oublia en un instant sa colère, son emprisonnement, tous ses griefs contre son passager. Son navire avait vingt ans. Cela pouvait devenir une affaire d'or !... La bombe ne pouvait déjà plus éclater. Mr. Fogg en avait arraché la mèche.
" Et la coque en fer me restera, dit-il d'un ton singulièrement radouci.
- La coque en fer et la machine, monsieur. Est-ce conclu ?
- Conclu. "
Et Andrew Speedy, saisissant la liasse de bank-notes, les compta et les fit disparaître dans sa poche.
Pendant cette scène, Passepartout était blanc. Quant à Fix, il faillit avoir un coup de sang. Près de vingt mille livres dépensées, et encore ce Fogg qui abandonnait à son vendeur la coque et la machine, c'est-à-dire presque la valeur totale du navire ! Il est vrai que la somme volée à la banque s'élevait à cinquante-cinq mille livres !
Quand Andrew Speedy eut empoché l'argent :
" Monsieur, lui dit Mr. Fogg, que tout ceci ne vous étonne pas. Sachez que je perds vingt mille livres, si je ne suis pas rendu à Londres le 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir. Or, j'avais manqué le paquebot de New York, et comme vous refusiez de me conduire à Liverpool...
- Et j'ai bien fait, par les cinquante mille diables de l'enfer, s'écria Andrew Speedy, puisque j'y gagne au moins quarante mille dollars. "
Puis, plus posément :
" Savez-vous une chose, ajouta-t-il, capitaine ?...
- Fogg.
- Capitaine Fogg, eh bien, il y a du Yankee en vous ".
Et après avoir fait à son passager ce qu'il croyait être un compliment, il s'en allait, quand Phileas Fogg lui dit :
" Maintenant ce navire m'appartient ?
- Certes, de la quille à la pomme des mâts, pour tout ce qui est " bois ", s'entend !
- Bien. Faites démolir les aménagements intérieurs et chauffez avec ces débris. "
On juge ce qu'il fallut consommer de ce bois sec pour maintenir la vapeur en suffisante pression. Ce jour-là, la dunette, les rouffles, les cabines, les logements, le faux pont, tout y passa.
Le lendemain, 19 décembre, on brûla la mâture, les dromes, les esparres. On abattit les mâts, on les débita à coups de hache. L'équipage y mettait un zèle incroyable. Passepartout, taillant, coupant, sciant, faisait l'ouvrage de dix hommes. C'était une fureur de démolition.
Le lendemain, 20, les bastingages, les pavois, les oeuvres-mortes, la plus grande partie du pont, furent dévorés. L'Henrietta n'était plus qu'un bâtiment rasé comme un ponton.
Mais, ce jour-là, on avait eu connaissance de la côte d'Irlande et du feu de Fastenet.
Toutefois, à dix heures du soir, le navire n'était encore que par le travers de Queenstown. Phileas Fogg n'avait plus que vingt-quatre heures pour atteindre Londres ! Or, c'était le temps qu'il fallait à l'Henrietta pour gagner Liverpool, - même en marchant à toute vapeur. Et la vapeur allait manquer enfin à l'audacieux gentleman !
" Monsieur, lui dit alors le capitaine Speedy, qui avait fini par s'intéresser à ses projets, je vous plains vraiment. Tout est contre vous ! Nous ne sommes encore que devant Queenstown.
- Ah ! fit Mr. Fogg, c'est Queenstown, cette ville dont nous apercevons les feux ?
- Oui.
- Pouvons-nous entrer dans le port ?
- Pas avant trois heures. A pleine mer seulement.
- Attendons ! " répondit tranquillement Phileas Fogg, sans laisser voir sur son visage que, par une suprême inspiration, il allait tenter de vaincre encore une fois la chance contraire !
En effet, Queenstown est un port de la côte d'Irlande dans lequel les transatlantiques qui viennent des États-Unis jettent en passant leur sac aux lettres. Ces lettres sont emportées à Dublin par des express toujours prêts à partir. De Dublin elles arrivent à Liverpool par des steamers de grande vitesse, - devançant ainsi de douze heures les marcheurs les plus rapides des compagnies maritimes.
Ces douze heures que gagnait ainsi le courrier d'Amérique, Phileas Fogg prétendait les gagner aussi. Au lieu d'arriver sur l'Henrietta, le lendemain soir, à Liverpool, il y serait à midi, et, par conséquent, il aurait le temps d'être à Londres avant huit heures quarante-cinq minutes du soir.
Vers une heure du matin, l'Henrietta entrait à haute mer dans le port de Queenstown, et Phileas Fogg, après avoir reçu une vigoureuse poignée de main du capitaine Speedy, le laissait sur la carcasse rasée de son navire, qui valait encore la moitié de ce qu'il l'avait vendue !
Les passagers débarquèrent aussitôt. Fix, à ce moment, eut une envie féroce d'arrêter le sieur Fogg. Il ne le fit pas, pourtant ! Pourquoi ? Quel combat se livrait donc en lui ? Était-il revenu sur le compte de Mr. Fogg ? Comprenait-il enfin qu'il s'était trompé ? Toutefois, Fix n'abandonna pas Mr. Fogg. Avec lui, avec Mrs. Aouda, avec Passepartout, qui ne prenait plus le temps de respirer, il montait dans le train de Queenstown à une heure et demi du matin, arrivait à Dublin au jour naissant, et s'embarquait aussitôt sur un des steamers - vrais fuseaux d'acier, tout en machine - qui, dédaignant de s'élever à la lame, passent invariablement au travers.
A midi moins vingt, le 21 décembre, Phileas Fogg débarquait enfin sur le quai de Liverpool. Il n'était plus qu'à six heures de Londres.
Mais à ce moment, Fix s'approcha, lui mit la main sur l'épaule, et, exhibant son mandat :
" Vous êtes le sieur Phileas Fogg ? dit-il.
- Oui, monsieur.
- Au nom de la reine, je vous arrête ! "
Chapitre XXXIV
QUI PROCURE A PASSEPARTOUT L'OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS ATROCE, MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT
Phileas Fogg était en prison. On l'avait enfermé dans le poste de Custom-house, la douane de Liverpool, et il devait y passer la nuit en attendant son transfèrement à Londres.
Au moment de l'arrestation, Passepartout avait voulu se précipiter sur le détective. Des policemen le retinrent. Mrs. Aouda, épouvantée par la brutalité du fait, ne sachant rien, n'y pouvait rien comprendre. Passepartout lui expliqua la situation. Mr. Fogg, cet honnête et courageux gentleman, auquel elle devait la vie, était arrêté comme voleur. La jeune femme protesta contre une telle allégation, son coeur s'indigna, et des pleurs coulèrent de ses yeux, quand elle vit qu'elle ne pouvait rien faire, rien tenter, pour sauver son sauveur.
Quant à Fix, il avait arrêté le gentleman parce que son devoir lui commandait de l'arrêter, fût-il coupable ou non. La justice en déciderait.
Mais alors une pensée vint à Passepartout, cette pensée terrible qu'il était décidément la cause de tout ce malheur ! En effet, pourquoi avait il caché cette aventure à Mr. Fogg ? Quand Fix avait révélé et sa qualité d'inspecteur de police et la mission dont il était chargé, pourquoi avait-il pris sur lui de ne point avertir son maître ? Celui-ci, prévenu, aurait sans doute donné à Fix des preuves de son innocence ; il lui aurait démontré son erreur ; en tout cas, il n'eût pas véhiculé à ses frais et à ses trousses ce malencontreux agent, dont le premier soin avait été de l'arrêter, au moment où il mettait le pied sur le sol du Royaume-Uni. En songeant à ses fautes, à ses imprudences, le pauvre garçon était pris d'irrésistibles remords. Il pleurait, il faisait peine à voir. Il voulait se briser la tête !
Mrs. Aouda et lui étaient restés, malgré le froid, sous le péristyle de la douane. Ils ne voulaient ni l'un ni l'autre quitter la place. Ils voulaient revoir encore une fois Mr. Fogg.
Quant à ce gentleman, il était bien et dûment ruiné, et cela au moment où il allait atteindre son but. Cette arrestation le perdait sans retour. Arrivé à midi moins vingt à Liverpool, le 21 décembre, il avait jusqu'à huit heures quarante-cinq minutes pour se présenter au Reform-Club, soit neuf heures quinze minutes, - et il ne lui en fallait que six pour atteindre Londres.
En ce moment, qui eût pénétré dans le poste de la douane eût trouvé Mr. Fogg, immobile, assis sur un banc de bois, sans colère, imperturbable. Résigné, on n'eût pu le dire, mais ce dernier coup n'avait pu l'émouvoir, au moins en apparence. S'était-il formé en lui une de ces rages secrètes, terribles parce qu'elles sont contenues, et qui n'éclatent qu'au dernier moment avec une force irrésistible ? On ne sait. Mais Phileas Fogg était là, calme, attendant... quoi ? Conservait-il quelque espoir ? Croyait-il encore au succès, quand la porte de cette prison était fermée sur lui ?
Quoi qu'il en soit, Mr. Fogg avait soigneusement posé sa montre sur une table et il en regardait les aiguilles marcher. Pas une parole ne s'échappait de ses lèvres, mais son regard avait une fixité singulière.
En tout cas, la situation était terrible, et, pour qui ne pouvait lire dans cette conscience, elle se résumait ainsi :
Honnête homme, Phileas Fogg était ruiné.
Malhonnête homme, il était pris.
Eut-il alors la pensée de se sauver ? Songea-t-il à chercher si ce poste présentait une issue praticable ? Pensa-t-il à fuir ? On serait tenté de le croire, car, à un certain moment, il fit le tour de la chambre. Mais la porte était solidement fermée et la fenêtre garnie de barreaux de fer. Il vint donc se rasseoir, et il tira de son portefeuille l'itinéraire du voyage. Sur la ligne qui portait ces mots :
" 21 décembre, samedi, Liverpool ", il ajouta :
" 80e jour, 11 h 40 du matin ", et il attendit.
Une heure sonna à l'horloge de Custom-house. Mr. Fogg constata que sa montre avançait de deux minutes sur cette horloge.
Deux heures ! En admettant qu'il montât en ce moment dans un express, il pouvait encore arriver à Londres et au Reform-Club avant huit heures quarante-cinq du soir. Son front se plissa légèrement...
A deux heures trente-trois minutes, un bruit retentit au-dehors, un vacarme de portes qui s'ouvraient. On entendait la voix de Passepartout, on entendait la voix de Fix.
Le regard de Phileas Fogg brilla un instant.
La porte du poste s'ouvrit, et il vit Mrs. Aouda, Passepartout, Fix, qui se précipitèrent vers lui.
Fix était hors d'haleine, les cheveux en désordre... Il ne pouvait parler !
" Monsieur, balbutia-t-il, monsieur... pardon... une ressemblance déplorable... Voleur arrêté depuis trois jours... vous... libre !... "
Phileas Fogg était libre ! Il alla au détective. Il le regarda bien en face, et, faisant le seul mouvement rapide qu'il eût jamais fait eût qu'il dût jamais faire de sa vie, il ramena ses deux bras en arrière, puis, avec la précision d'un automate, il frappa de ses deux poings le malheureux inspecteur.
" Bien tapé! " s'écria Passepartout, qui, se permettant un atroce jeu de mots, bien digne d'un Français, ajouta : " Pardieu voilà ce qu'on peut appeler une belle application de poings d'Angleterre ! "
Fix, renversé, ne prononça pas un mot. Il n'avait que ce qu'il méritait. Mais aussitôt Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Passepartout quittèrent la douane. Ils se jetèrent dans une voiture, et, en quelques minutes, ils arrivèrent à la gare de Liverpool.
Phileas Fogg demanda s'il y avait un express prêt à partir pour Londres...
Il était deux heures quarante... L'express était parti depuis trente-cinq minutes.
Phileas Fogg commanda alors un train spécial.
Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse en pression ; mais, attendu les exigences du service, le train spécial ne put quitter la gare avant trois heures.
A trois heures, Phileas Fogg, après avoir dit quelques mots au mécanicien d'une certaine prime à gagner, filait dans la direction de Londres, en compagnie de la jeune femme et de son fidèle serviteur.
Il fallait franchir en cinq heures et demie la distance qui sépare Liverpool de Londres -, chose très faisable, quand la voie est libre sur tout le parcours. Mais il y eut des retards forcés, et, quand le gentleman arriva à la gare, neuf heures moins dix sonnaient à toutes les horloges de Londres.
Phileas Fogg, après avoir accompli ce voyage autour du monde, arrivait avec un retard de cinq minutes !...
Il avait perdu.
Chapitre XXXV
DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS L'ORDRE QUE SON MAÎTRE LUI DONNE
Le lendemain, les habitants de Saville-row auraient été bien surpris, si on leur eût affirmé que Mr. Fogg avait réintégré son domicile. Portes et fenêtres, tout était clos. Aucun changement ne s'était produit à l'extérieur.
En effet, après avoir quitté la gare, Phileas Fogg avait donné à Passepartout l'ordre d'acheter quelques provisions, et il était rentré dans sa maison.
Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle le coup qui le frappait. Ruiné ! et par la faute de ce maladroit inspecteur de police ! Après avoir marché d'un pas sûr pendant ce long parcours, après avoir renversé mille obstacles, bravé mille dangers, ayant encore trouvé le temps de faire quelque bien sur sa route, échouer au port devant un fait brutal, qu'il ne pouvait prévoir, et contre lequel il était désarmé : cela était terrible ! De la somme considérable qu'il avait emportée au départ, il ne lui restait qu'un reliquat insignifiant. Sa fortune ne se composait plus que des vingt mille livres déposées chez Baring frères, et ces vingt mille livres, il les devait à ses collègues du Reform-Club. Après tant de dépenses faites, ce pari gagné ne l'eût pas enrichi sans doute, et il est probable qu'il n'avait pas cherché à s'enrichir - étant de ces hommes qui parient pour l'honneur -, mais ce pari perdu le ruinait totalement. Au surplus, le parti du gentleman était pris. Il savait ce qui lui restait à faire.
Une chambre de la maison de Saville-row avait été réservée à Mrs. Aouda. La jeune femme était désespérée. A certaines paroles prononcées par Mr. Fogg, elle avait compris que celui-ci méditait quelque projet funeste.
On sait, en effet, à quelles déplorables extrémités se portent quelquefois ces Anglais monomanes sous la pression d'une idée fixe. Aussi Passepartout, sans en avoir l'air, surveillait-il son maître.
Mais, tout d'abord, l'honnête garçon était monté dans sa chambre et avait éteint le bec qui brûlait depuis quatre-vingts jours. Il avait trouvé dans la boîte aux lettres une note de la Compagnie du gaz, et il pensa qu'il était plus que temps d'arrêter ces frais dont il était responsable.
La nuit se passa. Mr. Fogg s'était couché, mais avait-il dormi ? Quant à Mrs. Aouda, elle ne put prendre un seul instant de repos. Passepartout, lui, avait veillé comme un chien à la porte de son maître.
Le lendemain, Mr. Fogg le fit venir et lui recommanda, en termes fort brefs, de s'occuper du déjeuner de Mrs. Aouda. Pour lui, il se contenterait d'une tasse de thé et d'une rôtie. Mrs. Aouda voudrait bien l'excuser pour le déjeuner et le dîner, car tout son temps était consacré à mettre ordre à ses affaires. Il ne descendrait pas. Le soir seulement, il demanderait à Mrs. Aouda la permission de l'entretenir pendant quelques instants.
Passepartout, ayant communication du programme de la journée, n'avait plus qu'à s'y conformer. Il regardait son maître toujours impassible, et il ne pouvait se décider à quitter sa chambre. Son coeur était gros, sa conscience bourrelée de remords, car il s'accusait plus que jamais de cet irréparable désastre. Oui ! s'il eût prévenu Mr. Fogg, s'il lui eût dévoilé les projets de l'agent Fix, Mr. Fogg n'aurait certainement pas traîné l'agent Fix jusqu'à Liverpool, et alors...
Passepartout ne put plus y tenir.
" Mon maître ! monsieur Fogg ! s'écria-t-il, maudissez-moi. C'est par ma faute que...
- Je n'accuse personne, répondit Phileas Fogg du ton le plus calme. Allez. "
Passepartout quitta la chambre et vint trouver la jeune femme, à laquelle il fit connaître les intentions de son maître.
" Madame, ajouta-t-il, je ne puis rien par moi-même, rien ! Je n'ai aucune influence sur l'esprit de mon maître. Vous, peut-être...
- Quelle influence aurais-je, répondit Mrs. Aouda. Mr. Fogg n'en subit aucune ! A-t-il jamais compris que ma reconnaissance pour lui était prête à déborder ! A-t-il jamais lu dans mon coeur !... Mon ami, il ne faudra pas le quitter, pas un seul instant. Vous dites qu'il a manifesté l'intention de me parler ce soir ?
- Oui, madame. Il s'agit sans doute de sauvegarder votre situation en Angleterre.
- Attendons ", répondit la jeune femme, qui demeura toute pensive.
Ainsi, pendant cette journée du dimanche, la maison de Saville-row fut comme si elle eût été inhabitée, et, pour la première fois depuis qu'il demeurait dans cette maison, Phileas Fogg n'alla pas à son club, quand onze heures et demie sonnèrent à la tour du Parlement.
Et pourquoi ce gentleman se fût-il présenté au Reform-Club ? Ses collègues ne l'y attendaient plus. Puisque, la veille au soir, à cette date fatale du samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq, Phileas Fogg n'avait pas paru dans le salon du Reform-Club, son pari était perdu. Il n'était même pas nécessaire qu'il allât chez son banquier pour y prendre cette somme de vingt mille livres. Ses adversaires avaient entre les mains un chèque signé de lui, et il suffisait d'une simple écriture à passer chez Baring frères, pour que les vingt mille livres fussent portées à leur crédit.
Mr. Fogg n'avait donc pas à sortir, et il ne sortit pas. Il demeura dans sa chambre et mit ordre à ses affaires. Passepartout ne cessa de monter et de descendre l'escalier de la maison de Saville-row. Les heures ne marchaient pas pour ce pauvre garçon. Il écoutait à la porte de la chambre de son maître, et, ce faisant, il ne pensait pas commettre la moindre indiscrétion ! Il regardait par le trou de la serrure, et il s'imaginait avoir ce droit ! Passepartout redoutait à chaque instant quelque catastrophe. Parfois, il songeait à Fix, mais un revirement s'était fait dans son esprit. Il n'en voulait plus à l'inspecteur de police. Fix s'était trompé comme tout le monde à l'égard de Phileas Fogg, et, en le filant, en l'arrêtant, il n'avait fait que son devoir, tandis que lui... Cette pensée l'accablait, et il se tenait pour le dernier des misérables.
Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux d'être seul, il frappait à la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sa chambre, il s'asseyait dans un coin sans mot dire, et il regardait la jeune femme toujours pensive.
Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander à Mrs. Aouda si elle pouvait le recevoir, et quelques instants après, la jeune femme et lui étaient seuls dans cette chambre.
Phileas Fogg prit une chaise et s'assit près de la cheminée, en face de Mrs. Aouda. Son visage ne reflétait aucune émotion. Le Fogg du retour était exactement le Fogg du départ. Même calme, même impassibilité.
Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis levant les yeux sur Mrs. Aouda :
" Madame, dit-il, me pardonnerez-vous de vous avoir amenée en Angleterre ?
- Moi, monsieur Fogg !... répondit Mrs. Aouda, en comprimant les battements de son coeur.
- Veuillez me permettre d'achever, reprit Mr. Fogg. Lorsque j'eus la pensée de vous entraîner loin de cette contrée, devenue si dangereuse pour vous, j'étais riche, et je comptais mettre une partie de ma fortune à votre disposition. Votre existence eût été heureuse et libre. Maintenant, je suis ruiné.
- Je le sais, monsieur Fogg, répondit la jeune femme, et je vous demanderai à mon tour : Me pardonnerez-vous de vous avoir suivi, et - qui sait ? - d'avoir peut-être, en vous retardant, contribué à votre ruine ?
- Madame, vous ne pouviez rester dans l'Inde, et votre salut n'était assuré que si vous vous éloigniez assez pour que ces fanatiques ne pussent vous reprendre.
- Ainsi, monsieur Fogg, reprit Mrs. Aouda, non content de m'arracher à une mort horrible, vous vous croyiez encore obligé d'assurer ma position à l'étranger ?
- Oui, madame, répondit Fogg, mais les événements ont tourné contre moi. Cependant, du peu qui me reste, je vous demande la permission de disposer en votre faveur.
- Mais, vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous ? demanda Mrs. Aouda.
- Moi, madame, répondit froidement le gentleman, je n'ai besoin de rien.
- Mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vous attend ?
- Comme il convient de le faire, répondit Mr. Fogg.
- En tout cas, reprit Mrs. Aouda, la misère ne saurait atteindre un homme tel que vous. Vos amis...
- Je n'ai point d'amis, madame.
- Vos parents...
- Je n'ai plus de parents.
- Je vous plains alors, monsieur Fogg, car l'isolement est une triste chose. Quoi ! pas un coeur pour y verser vos peines. On dit cependant qu'à deux la misère elle-même est supportable encore !
- On le dit, madame.
- Monsieur Fogg, dit alors Mrs. Aouda, qui se leva et tendit sa main au gentleman, voulez-vous à la fois d'une parente et d'une amie ? Voulez-vous de moi pour votre femme ? "
Mr. Fogg, à cette parole, s'était levé à son tour. Il y avait comme un reflet inaccoutumé dans ses yeux, comme un tremblement sur ses lèvres. Mrs. Aouda le regardait. La sincérité, la droiture, la fermeté et la douceur de ce beau regard d'une noble femme qui ose tout pour sauver celui auquel elle doit tout, l'étonnèrent d'abord, puis le pénétrèrent. Il ferma les yeux un instant, comme pour éviter que ce regard ne s'enfonçât plus avant... Quand il les rouvrit :
" Je vous aime ! dit-il simplement. Oui, en vérité, par tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, je vous aime, et je suis tout à vous !
- Ah !... " s'écria Mrs. Aouda, en portant la main à son coeur.
Passepartout fut sonné. Il arriva aussitôt. Mr. Fogg tenait encore dans sa main la main de Mrs. Aouda. Passepartout comprit, et sa large face rayonna comme le soleil au zénith des régions tropicales.
Mr. Fogg lui demanda s'il ne serait pas trop tard pour aller prévenir le révérend Samuel Wilson, de la paroisse de Mary-le-Bone.
Passepartout sourit de son meilleur sourire.
" Jamais trop tard ", dit-il.
Il n'était que huit heures cinq.
" Ce serait pour demain, lundi ! dit-il.
- Pour demain lundi ? demanda Mr. Fogg en regardant la jeune femme.
- Pour demain lundi ! " répondit Mrs. Aouda. Passepartout sortit, tout courant.
Chapitre XXXVI
DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ
Il est temps de dire ici quel revirement de l'opinion s'était produit dans le Royaume-Uni, quand on apprit l'arrestation du vrai voleur de la Banque un certain James Strand - qui avait eu lieu le 17 décembre, à Edimbourg.
Trois jours avant, Phileas Fogg était un criminel que la police poursuivait à outrance, et maintenant c'était le plus honnête gentleman, qui accomplissait mathématiquement son excentrique voyage autour du monde.
Quel effet, quel bruit dans les journaux ! Tous les parieurs pour ou contre, qui avaient déjà oublié cette affaire, ressuscitèrent comme par magie. Toutes les transactions redevenaient valables. Tous les engagements revivaient, et, il faut le dire, les paris reprirent avec une nouvelle énergie. Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le marché.
Les cinq collègues du gentleman, au Reform-Club, passèrent ces trois jours dans une certaine inquiétude. Ce Phileas Fogg qu'ils avaient oublié reparaissait à leurs yeux ! Où était-il en ce moment ? Le 17 décembre -, jour où James Strand fut arrêté -, il y avait soixante-seize jours que Phileas Fogg était parti, et pas une nouvelle de lui ! Avait-il succombé ? Avait-il renoncé à la lutte, ou continuait il sa marche suivant l'itinéraire convenu ? Et le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, allait-il apparaître, comme le dieu de l'exactitude, sur le seuil du salon du Reform-Club ?
Il faut renoncer à peindre l'anxiété dans laquelle, pendant trois jours, vécut tout ce monde de la société anglaise. On lança des dépêches en Amérique, en Asie, pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg ! On envoya matin et soir observer la maison de Saville-row,.. Rien. La police elle-même ne savait plus ce qu'était devenu le détective Fix, qui s'était si malencontreusement jeté sur une fausse piste. Ce qui n'empêcha pas les paris de s'engager de nouveau sur une plus vaste échelle. Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au dernier tournant. On ne le cotait plus à cent, mais à vingt, mais à dix, mais à cinq, et le vieux paralytique, Lord Albermale, le prenait, lui, à égalité.
Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dans les rues voisines. On eût dit un immense attroupement de courtiers, établis en permanence aux abords du Reform-Club. La circulation était empêchée. On discutait, on disputait, on criait les cours du " Phileas Fogg ", comme ceux des fonds anglais. Les policemen avaient beaucoup de peine à contenir le populaire, et à mesure que s'avançait l'heure à laquelle devait arriver Phileas Fogg, l'émotion prenait des proportions invraisemblables.
Ce soir-là, les cinq collègues du gentleman étaient réunis depuis neuf heures dans le grand salon du Reform-Club. Les deux banquiers, John Sullivan et Samuel Fallentin, l'ingénieur Andrew Stuart, Gauthier Ralph, administrateur de la Banque d'Angleterre, le brasseur Thomas Flanagan, tous attendaient avec anxiété.
Au moment où l'horloge du grand salon marqua huit heures vingt-cinq, Andrew Stuart, se levant, dit :
" Messieurs, dans vingt minutes, le délai convenu entre Mr. Phileas Fogg et nous sera expiré.
- A quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool ? demanda Thomas Flanagan.
- A sept heures vingt-trois, répondit Gauthier Ralph, et le train suivant n'arrive qu'à minuit dix.
- Eh bien, messieurs, reprit Andrew Stuart, si Phileas Fogg était arrivé par le train de sept heures vingt-trois, il serait déjà ici. Nous pouvons donc considérer le pari comme gagné.
- Attendons, ne nous prononçons pas, répondit Samuel Fallentin. Vous voyez que notre collègue est un excentrique de premier ordre. Son exactitude en tout est bien connue. Il n'arrive jamais ni trop tard ni trop tôt, et il apparaîtrait ici à la dernière minute, que je n'en serais pas autrement surpris.
- Et moi, dit Andrew Stuart, qui était, comme toujours, très nerveux, je le verrais je n'y croirais pas.
- En effet, reprit Thomas Flanagan, le projet de Phileas Fogg était insensé. Quelle que fût son exactitude, il ne pouvait empêcher des retards inévitables de se produire, et un retard de deux ou trois jours seulement suffisait à compromettre son voyage.
- Vous remarquerez, d'ailleurs, ajouta John Sullivan, que nous n'avons reçu aucune nouvelle de notre collègue et cependant, les fils télégraphiques ne manquaient pas sur son itinéraire.
- Il a perdu, messieurs, reprit Andrew Stuart, il a cent fois perdu ! Vous savez, d'ailleurs, que le China - le seul paquebot de New York qu'il pût prendre pour venir à Liverpool en temps utile - est arrivé hier. Or, voici la liste des passagers, publiée par la Shipping Gazette, et le nom de Phileas Fogg n'y figure pas. En admettant les chances les plus favorables, notre collègue est à peine en Amérique ! J'estime à vingt jours, au moins, le retard qu'il subira sur la date convenue, et le vieux Lord Albermale en sera, lui aussi, pour ses cinq mille livres !
- C'est évident, répondit Gauthier Ralph, et demain nous n'aurons qu'à présenter chez Baring frères le chèque de Mr. Fogg ".
En ce moment l'horloge du salon sonna huit heures quarante.
" Encore cinq minutes ", dit Andrew Stuart.
Les cinq collègues se regardaient. On peut croire que les battements de leur coeur avaient subi une légère accélération, car enfin, même pour de beaux joueurs, la partie était forte ! Mais ils n'en voulaient rien laisser paraître, car, sur la proposition de Samuel Fallentin, ils prirent place à une table de jeu.
" Je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans le pari, dit Andrew Stuart en s'asseyant, quand même on m'en offrirait trois mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ! "
L'aiguille marquait, en ce moment, huit heures quarante-deux minutes.
Les joueurs avaient pris les cartes, mais, à chaque instant, leur regard se fixait sur l'horloge. On peut affirmer que, quelle que fût leur sécurité, jamais minutes ne leur avaient paru si longues !
" Huit heures quarante-trois ", dit Thomas Flanagan, en coupant le jeu que lui présentait Gauthier Ralph.
Puis un moment de silence se fit. Le vaste salon du club était tranquille. Mais, au-dehors, on entendait le brouhaha de la foule, que dominaient parfois des cris aigus. Le balancier de l'horloge battait la seconde avec une régularité mathématique. Chaque joueur pouvait compter les divisions sexagésimales qui frappaient son oreille.
" Huit heures quarante-quatre ! " dit John Sullivan d'une voix dans laquelle on sentait une émotion involontaire.
Plus qu'une minute, et le pari était gagné. Andrew Stuart et ses collègues ne jouaient plus. Ils avaient abandonné les cartes ! Ils comptaient les secondes !
A la quarantième seconde, rien. A la cinquantième, rien encore !
A la cinquante-cinquième, on entendit comme un tonnerre au-dehors, des applaudissements, des hurrahs, et même des imprécations, qui se propagèrent dans un roulement continu.
Les joueurs se levèrent.
A la cinquante-septième seconde, la porte du salon s'ouvrit, et le balancier n'avait pas battu la soixantième seconde, que Phileas Fogg apparaissait, suivi d'une foule en délire qui avait forcé l'entrée du club, et de sa voix calme :
" Me voici, messieurs ", disait-il.
Chapitre XXXVII
DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG N'A RIEN GAGNÉ A FAIRE CE TOUR DU MONDE, SI CE N'EST LE BONHEUR
Oui ! Phileas Fogg en personne.
On se rappelle qu'à huit heures cinq du soir - vingt-cinq heures environ après l'arrivée des voyageurs à Londres -, Passepartout avait été chargé par son maître de prévenir le révérend Samuel Wilson au sujet d'un certain mariage qui devait se conclure le lendemain même.
Passepartout était donc parti, enchanté. Il se rendit d'un pas rapide à la demeure du révérend Samuel Wilson, qui n'était pas encore rentré. Naturellement, Passepartout attendit, mais il attendit vingt bonnes minutes au moins.
Bref, il était huit heures trente-cinq quand il sortit de la maison du révérend. Mais dans quel état ! Les cheveux en désordre, sans chapeau, courant, courant, comme on n'a jamais vu courir de mémoire d'homme, renversant les passants, se précipitant comme une trombe sur les trottoirs !
En trois minutes, il était de retour à la maison de Saville-row, et il tombait, essoufflé, dans la chambre de Mr. Fogg.
Il ne pouvait parler.
" Qu'y a-t-il ? demanda Mr. Fogg.
- Mon maître... balbutia Passepartout... mariage... impossible.
- Impossible ?
- Impossible... pour demain.
- Pourquoi ?
- Parce que demain... c'est dimanche !
- Lundi, répondit Mr. Fogg.
- Non... aujourd'hui... samedi.
- Samedi ? impossible !
- Si, si, si, si ! s'écria Passepartout. Vous vous êtes trompé d'un jour ! Nous sommes arrivés vingt-quatre heures en avance... mais il ne reste plus que dix minutes !... "
Passepartout avait saisi son maître au collet, et il l'entraînait avec une force irrésistible !
Phileas Fogg, ainsi enlevé, sans avoir le temps de réfléchir, quitta sa chambre, quitta sa maison, sauta dans un cab, promit cent livres au cocher, et après avoir écrasé deux chiens et accroché cinq voitures, il arriva au Reform-Club.
L'horloge marquait huit heures quarante-cinq, quand il parut dans le grand salon...
Phileas Fogg avait accompli ce tour du monde en quatre-vingts jours !...
Phileas Fogg avait gagné son pari de vingt mille livres !
Et maintenant, comment un homme si exact, si méticuleux, avait-il pu commettre cette erreur de jour ? Comment se croyait-il au samedi soir, 21 décembre, quand il débarqua à Londres, alors qu'il n'était qu'au vendredi, 20 décembre, soixante dix neuf jours seulement après son départ ?
Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple.
Phileas Fogg avait, " sans s'en douter ", gagné un jour sur son itinéraire, - et cela uniquement parce qu'il avait fait le tour du monde en allant vers l'est, et il eût, au contraire, perdu ce jour en allant en sens inverse, soit vers l'ouest.
En effet, en marchant vers l'est, Phileas Fogg allait au-devant du soleil, et, par conséquent les jours diminuaient pour lui d'autant de fois quatre minutes qu'il franchissait de degrés dans cette direction. Or, on compte trois cent soixante degrés sur la circonférence terrestre, et ces trois cent soixante degrés, multipliés par quatre minutes, donnent précisément vingt-quatre heures, - c'est-à-dire ce jour inconsciemment gagné. En d'autres termes, pendant que Phileas Fogg, marchant vers l'est, voyait le soleil passer quatre-vingts fois au méridien, ses collègues restés à Londres ne le voyaient passer que soixante-dix-neuf fois. C'est pourquoi, ce jour-là même, qui était le samedi et non le dimanche, comme le croyait Mr. Fogg, ceux-ci l'attendaient dans le salon du Reform-Club.
Et c'est ce que la fameuse montre de Passepartout - qui avait toujours conservé l'heure de Londres - eût constaté si, en même temps que les minutes et les heures, elle eût marqué les jours !
Phileas Fogg avait donc gagné les vingt mille livres. Mais comme il en avait dépensé en route environ dix-neuf mille, le résultat pécuniaire était médiocre. Toutefois, on l'a dit, l'excentrique gentleman n'avait, en ce pari, cherché que la lutte, non la fortune. Et même, les mille livres restant, il les partagea entre l'honnête Passepartout et le malheureux Fix, auquel il était incapable d'en vouloir. Seulement, et pour la régularité, il retint à son serviteur le prix des dix-neuf cent vingt heures de gaz dépensé par sa faute.
Ce soir-là même, Mr. Fogg, aussi impassible, aussi flegmatique, disait à Mrs. Aouda :
" Ce mariage vous convient-il toujours, madame ?
- Monsieur Fogg, répondit Mrs. Aouda, c'est à moi de vous faire cette question. Vous étiez ruiné, vous voici riche...
- Pardonnez-moi, madame, cette fortune vous appartient. Si vous n'aviez pas eu la pensée de ce mariage, mon domestique ne serait pas allé chez le révérend Samuel Wilson, je n'aurais pas été averti de mon erreur, et...
- Cher monsieur Fogg..., dit la jeune femme.
- Chère Aouda... ", répondit Phileas Fogg.
On comprend bien que le mariage se fit quarante-huit heures plus tard, et Passepartout, superbe, resplendissant, éblouissant, y figura comme témoin de la jeune femme. Ne l'avait-il pas sauvée, et ne lui devait-on pas cet honneur ?
Seulement, le lendemain, dès l'aube, Passepartout frappait avec fracas à la porte de son maître.
La porte s'ouvrit, et l'impassible gentleman parut.
" Qu'y a-t-il, Passepartout ?
- Ce qu'il y a, monsieur ! Il y a que je viens d'apprendre à l'instant...
- Quoi donc ?
- Que nous pouvions faire le tour du monde en soixante-dix-huit jours seulement.
- Sans doute, répondit Mr. Fogg, en ne traversant pas l'Inde. Mais si je n'avais pas traversé l'Inde, je n'aurais pas sauvé Mrs. Aouda, elle ne serait pas ma femme, et... "
Et Mr. Fogg ferma tranquillement la porte.
Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Il avait accompli en quatre-vingts jours ce voyage autour du monde ! Il avait employé pour ce faire tous les moyens de transport, paquebots, railways, voitures, yachts, bâtiments de commerce, traîneaux, éléphant. L'excentrique gentleman avait déployé dans cette affaire ses merveilleuses qualités de sang-froid et d'exactitude. Mais après ? Qu'avait-il gagné à ce déplacement ? Qu'avait-il rapporté de ce voyage ?
Rien, dira-t-on ? Rien, soit, si ce n'est une charmante femme, qui - quelque invraisemblable que cela puisse paraître - le rendit le plus heureux des hommes !
En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du Monde ?
FIN