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Chypre fut européenne tout au long du Moyen Age. Jusqu’à son indépendance, en 1960, Chypre fit politiquement partie de l’Europe durant toute la période chrétienne, en tant que province impériale dépendant tour à tour de Rome, Constantinople byzantine, Venise, Constantinople ottomane et, enfin, Londres. La plus grande exception fut une longue période d’indépendance, connue en tant que période franque. L’exception confirme simplement la règle et il est considéré comme acquis que Chypre franque fut pendant ces trois siècles, à travers les liens de sang, la langue, la religion, la culture, la structure sociale, l’économie et les arts, un royaume européen indépendant. L’historiographie de la Chypre franque vient renforcer ce fait. Les sources primaires, écrites à cette époque à Chypre même, ne sont pas rédigées en une seule langue mais principalement en quatre: le français, le grec, l’italien et le latin, avec des textes mineurs en d’autres langues européennes. Depuis la conquête ottomane de 1571, les principaux spécialistes traitant du sujet ont écrit en anglais, en français, en allemand, en grec et en italien. De ce fait, le sujet de la recherche aussi bien que le domaine de recherche sont européens. | |
En mai 1191, le roi Richard 1er d’Angleterre, le légendaire Cœur de Lion, conquit Chypre sur son chemin vers la troisième croisade pour libérer Jérusalem. La dynastie des Lusignan fut fondée à Chypre au cours de l’été 1192. La domination des Lusignan commença lorsque le roi déchu de Jérusalem, Guy de Lusignan, originaire du Poitou dans l’ouest de la France, s’arrangea pour acheter Chypre à Richard, après une brève administration de l’île par les Templiers pendant moins d’un an. Chypre ne devait plus jamais faire partie de l’empire byzantin, tandis que le royaume des Lusignan survécut beaucoup plus longtemps que les Etats croisés en Syrie et en Palestine et devint le dernier avant-poste du christianisme occidental en Méditerranée occidentale contre les avancées arabes et ottomanes. Guy fut succédé par son frère Aimery (1196-1205) qui obtint une couronne de l’empereur d’Allemagne, Henry VI de Hohenstaufen, en 1196-1197, élevant ainsi Chypre au rang de royaume. Aimery légitima davantage encore sa position en demandant au pape Céleste III, en 1196, la création d’une Eglise latine dans l’île, dotée d’une structure diocésaine avec un archevêque à Nicosie et des évêques à Limassol, Famagouste et Paphos. La présence d’une Eglise latine institutionnalisée représentait l’expression de l’identité culturelle et spirituelle du régime franc et s’avérait nécessaire pour la légitimation de son autorité séculaire. Les descendants de Guy régnèrent jusqu’à l’extinction de la lignée dans les années 1470 puis, en 1489, la monarchie fut officiellement abolie et l’île devint un dominion de la République de Venise. | |
Les Lusignan étaient conscients de l’importance économique et politique de Chypre pour la consolidation des Etats croisés en Syrie et en Palestine ainsi que pour le succès du mouvement des croisades. Ce fait créa des liens politiques et des affinités culturelles spéciales du Royaume de Chypre avec la France, traditionnellement le point focal des efforts des colons latins en Orient pour l’organisation d’une nouvelle croisade. Par conséquent, les Lusignan permettaient souvent que la richesse matérielle et la capacité militaire de l’île soient utilisées pour la cause des croisades et des chevaliers chypriotes participaient à des expéditions croisées venant de l’Occident. Le rôle stratégique de Chypre dans le cadre des croisades des XIIIe et XIVe siècles était reconnu par tous. L’île se développa en un important centre de réapprovisionnement en produits agricoles et autres pour les croisés venus de l’Occident et en un lieu pratique de rencontres ou de repli pour les armées croisées ou les flottes venues d’Europe en général et de France en particulier: l’empereur Frédéric II d’Allemagne stationna à Limassol en 1228, le roi Louis IX de France en 1248-1249 et Lord Edward, futur roi Edward I d’Angleterre, en 1271. En outre, à la suite des retraites successives des Croisés dans le Levant, notamment après le désastre de 1291 qui entraîna la perte de Saint-Jean d’Acre, Chypre devint un refuge naturel pour les vagues de réfugiés latins et chrétiens syriens venus de l’arrière-pays. Chypre exploita sa nouvelle position à la frontière entre l’islam et la chrétienté. La prospérité stable de l’île jusqu’à la fin du XIVe siècle était étroitement liée à son importance en tant qu’étape finale chrétienne sur les routes commerciales et de pèlerinage de l’époque. En tant que port de réapprovisionnement, l’île accueillait de célèbres pèlerins et voyageurs venus de l’Occident. | |
En 1334, Venise, les Templiers, la France, le pape, Byzance et Chypre sous le règne de Hugues IV formèrent une ligue navale chrétienne dans le but de contrôler la piraterie et l’expansionnisme turcs en mer Egée. La création d’une nouvelle ligue en 1344 conduisit à la capture du port de Smyrne; la ligue fut renouvelée durant les années 1350. Au XIVe siècle, des mariages dynastiques entre la maison royale des Lusignan et des membres de la royauté française et aragonaise prouvent l’importance politique de l’île. Le personnage romantique de Pierre Ier de Lusignan (1359-1369) marqua cette période de l’histoire de Chypre. Il entreprit à deux reprises un voyage en Europe occidentale afin de promouvoir le lancement d’une nouvelle croisade; des écrivains du calibre de Guillaume de Machaut, Francesco Petrarca et Geoffrey Chaucer firent l’éloge de ses exploits à Alexandrie, en 1365, contre le sultanat mamelouk d’Egypte et de sa guerre victorieuse contre les Turcs en Anatolie méridionale. Durant les années suivantes, Chypre fut habituellement comprise dans les plans occidentaux de libération de la Terre Sainte, plans qui ne se réalisèrent malheureusement pas. L’invasion génoise et la capture de Famagouste en 1373-1374 marquèrent la fin de l’influence des Lusignan dans les affaires internationales, ainsi que celle des jours dorés de la prospérité de l’île. | |
Les Grecs orthodoxes représentaient la composante principale de la population de Chypre. La coexistence de Grecs et de Francs sur l’île était pacifique et souvent constructive pour les deux groupes ethniques. Manifestement, la supériorité des Grecs préoccupait les Lusignan, c’est pourquoi les colons latins étaient bien accueillis. Bien qu’il soit difficile d’évaluer le nombre de la population franque, celle-ci n’a vraisemblablement jamais dépassé un cinquième ou un quart de la population totale. Il est généralement accepté que les régions rurales étaient à prédominance grecque, tandis que la majorité de la population latine, y compris les marchands italiens, vivait dans les villes et la plupart des chevaliers francs à Nicosie. Les premiers colons occidentaux à Chypre étaient principalement des chevaliers dépossédés et des bourgeois, essentiellement d’origine française, qui avaient perdu leurs terres et leurs revenus dans les Etats latins en Syrie et en Palestine. D’autres étaient des nouveaux venus en Orient, originaires d’Europe occidentale ou du Poitou natal de Guy de Lusignan. Tous saisirent l’occasion pour acquérir de nouveaux moyens de subsistance dans l’île. La politique de Guy de Lusignan et de ses successeurs était une tactique destinée à équilibrer la différence démographique avec la population locale. Cela exigeait de généreuses concessions de terres, puisque l’attrait principal pour les nouveaux colons résidait dans les privilèges sociaux. Un calcul basé sur les nombres existants de fiefs distribués (300 à des chevaliers et 200 à des turcoples) nous donne une population de la haute et basse noblesse de l’ordre de 2000 personnes à l’époque de l’implantation des Latins. La population des chevaliers ne semble jamais avoir dépassé le nombre initial de 300. Il est cependant impossible de calculer le nombre non spécifié des classes inférieures durant les années de l’implantation, de même que plus tard. L’afflux de réfugiés venus du continent pendant le dernier quart du XIIIe siècle a sans nul doute augmenté le nombre de la population latine de l’île. | |
Jusqu’au troisième quart du XIVe siècle, la noblesse terrienne franque constitua un groupe extrêmement homogène. Il ne subsiste pas de témoignages de mariages mixtes avec des familles grecques et l’endogamie de classe représentait la caractéristique principale des alliances matrimoniales. Toutefois, le taux élevé de mortalité infantile et l’espérance de vie faible chez les adultes, en association avec la prospérité économique des bourgeois après 1291, représentèrent progressivement une menace pour l’équilibre social, permettant ainsi les mariages mixtes avec des membres de la basse aristocratie, de la bourgeoisie aisée ou des Italiens. En outre, la guerre civile de 1306-1310, la politique de Pierre Ier de Lusignan (1359-1369) consistant à attribuer des fiefs à des étrangers qui se trouvaient à son service, de même que l’invasion des Génois en 1373-1374, l’invasion des Mameluks en 1426 et une autre guerre civile en 1460-1464 pour la succession au trône affaiblirent l’aristocratie franque traditionnelle. Au quinzième siècle, des mariages dynastiques furent arrangés avec des familles dirigeantes de Byzance et diverses villes italiennes, preuve supplémentaire de l’influence grecque accrue et de la pénétration italienne. Jusqu’à la fin de la guerre civile, de nombreuses familles descendant de croisés français avaient disparu et de nombreux membres des familles établies de longue date, qui avaient soutenu la reine Charlotte, l’accompagnèrent lors de son exil en Italie. En même temps, dans sa lutte pour le trône, Jacques 1er de Lusignan (1464-1473), fut contraint d’avoir recours à des mercenaires étrangers qu’il récompensait avec des terres chypriotes et des titres. Après son mariage avec Caterina Cornaro, la présence vénitienne dans l’île commença à augmenter. Par conséquent, jusqu’à la fin du XVe siècle, l’aristocratie chypriote comprenait des Grecs, qui avaient connu un essor économique et social, des Italiens et des Espagnols. | |
Sous le règne des Lusignan, les sociétés commerçantes occidentales acquirent des droits étendus : réductions tarifaires, droits de juridiction sur leurs propres ressortissants, droits de posséder des biens et d’avoir leurs propres quartiers et garanties gouvernementales de leur sécurité et de leur protection. Les Génois se virent accorder des privilèges en 1218 et 1232, les Provençaux (Marseille, Montpellier et autres villes provençales) en 1236 et les Pisans ainsi que les Aragonais en 1291. Malgré leurs demandes répétées, les Vénitiens n’obtinrent des privilèges qu’en 1306, sauf si les Lusignan respectaient des privilèges accordés précédemment par Constantinople. Au XIIIe siècle, le nombre de marchands latins présents dans l’île était restreint par rapport à l’essor noté après 1291 et les colonies des plus grandes cités marchandes italiennes se trouvaient sous la juridiction de leurs consuls en Syrie. Durant les années 1270-1280 et par suite du retrait latin en Syrie, on observa une augmentation progressive de l’activité commerciale, tandis que la présence de Génois, de Vénitiens, de Pisans et de commerçants provençaux se fit plus importante. Famagouste se développa au XIVe siècle en un port de transit international et un centre commercial animé pour les produits en provenance et à destination de l’Occident et de l’Orient et, à partir de la fin du XIIIe siècle, un grand nombre de ressortissants de diverses villes italiennes, provençales et aragonaises transférèrent leurs entreprises commerciales à Chypre. Selon les témoignages subsistant, les Génois et les Liguriens représentaient la plus grande communauté commerçante à Famagouste, suivis par les Vénitiens, les Pisans, les Ancônais, les Florentins et des ressortissants d’autres villes italiennes, de même que les Provençaux et les Catalans. Il y avait dans l’île des consuls de Gênes, de Venise, de Pise, de Marseille, de Montpellier, de Narbonne et de Barcelone. Par ailleurs, des sociétés commerciales étaient représentées à Chypre par leurs agents, telle la maison bancaire des Bardi de Florence, dont l’agent Francesco Balducci Pegolotti se trouvait à Chypre dans les années 1330. En général, le régime lusignan entretenait de meilleures relations avec les Vénitiens qu’avec les autres grandes communautés commerçantes. | |
Avec l’instauration de la domination franque à Chypre en 1192, il fallut mettre en place un nouveau système social complexe afin de réglementer les relations entre les deux communautés. Les institutions introduites étaient de nature féodale et d’origine franque. Les colons francs apportèrent avec eux leurs coutumes en matière de propriété foncière, d’obligations militaires et d’héritage des fiefs. Toutefois, le système social qui fut instauré se caractérisait non seulement par l’innovation mais aussi par la continuité : il puisait des éléments du passé byzantin de l’île et visait à la création de conditions de coexistence pacifique ainsi que de conditions économiques optimales pour la noblesse et le bien-être de la population. L’établissement permanent et réussi du groupe immigrant nécessitait l’instauration d’un système ne visant pas à l’exploitation coloniale de l’extérieur mais favorisant l’administration de l’intérieur, fondé sur la coopération avec la population existante. Le régime lusignan introduisit également dans l’île le système juridique du royaume latin de Jérusalem, tel que décrit dans les Assises, un ensemble non officiel de traités en ancien français, destiné à expliquer comment plaider et interpréter les lois. Les Assises étaient fondées sur la procédure et les décisions de la Haute Cour et de la Cour des Bourgeois (les assises et les bons usages et les bones costumes dou reaume de Jerusalem, les queles l’on doit tenir au reaume de Chipre). Entre les mains compétentes des juristes du XIIIe siècle, hommes de droit et de lettres nobles et bourgeois, c’était la langue vernaculaire, le français au lieu du latin, qui devint la langue utilisée dans les domaines prestigieux de la rhétorique et du droit. | |
Dès les premières années, un dialogue social à long terme commença entre les deux groupes ethniques: les Lusignan s’efforçaient d’équilibrer la différence démographique et de maintenir les frontières sociales et ethniques par l’imposition d’un système social rigoureusement stratifié, tandis que les Grecs réussissaient progressivement à franchir les barrières sociales grâce à leur ascension économique et professionnelle. En outre, l’interaction culturelle dans les domaines de la langue et de la religion ainsi que les mariages mixtes, phénomènes qui apparurent dès le début de l’installation des Latins et culminèrent au XVe siècle, conduisirent à l’assimilation de la communauté franque dans la société grecque. Au milieu du XIVe siècle, le Pape se plaignit de ce qu’un grand nombre de femmes nobles et de roturiers allaient à la messe dans les églises grecques; au XVe siècle, la papauté fut obligée de sanctionner les mariages mixtes entre Grecs et Latins, de même que les mariages et les funérailles au sein de la population latine célébrés selon le rite grec. Par ailleurs, le contrôle économique et politique croissant des Génois et des Vénitiens s’effectuait au détriment de la communauté franque. | |
Contrairement aux visées grandioses de la Papauté prônant un Orient latin chrétien, les Chypriotes grecs conservèrent leur tradition d’indépendance religieuse. Jusqu’aux années 1260, les relations entre le clergé grec et latin furent souvent tendues, voire parfois violentes. L’Etat s’efforçait d’habitude de maintenir la paix dans l’intérêt de la sécurité et de la prospérité. Avec le compromis de 1260, connu sous le nom de Bulla Cypria, les choses se calmèrent cependant dans l’ensemble. Dans ce climat de tolérance religieuse, la période franque fut marquée par un grand épanouissement du monachisme grec et latin et d’autres formes de piété. | |
Des témoignages démographiques et littéraires laissent suggérer que les colons français à Chypre parlaient la langue d’oil. En conséquence de la politique linguistique de tolérance des Lusignan, qui n’excluait aucune des deux langues d’un domaine quelconque d’usage linguistique, les Grecs et les Francs percevaient tous deux des avantages mutuels à conserver leurs langues respectives. Les avantages sociaux et économiques que comportait l’apprentissage de langues apportaient aux Grecs la motivation nécessaire pour apprendre le français et/ou le latin, tandis que la nouvelle réalité sociale et démographique des Francs requérait l’adoption du grec parlé localement comme moyen de communication avec la population dans son ensemble. Il ne se produisit pas d’antagonisme ethnique en termes de rejet de l’une ou de l’autre langue. Au contraire, le bilinguisme sous la forme d’une alternance de codes linguistiques, en fonction du domaine ou du contexte social de l’interaction verbale, fut adopté par certaines catégories de personnes. Il était utilisé dans les domaines de l’administration et de la justice aussi bien que dans ceux de la vie quotidienne et des relations sociales. D’autre part, la diglossie, en tant que différenciation consciente entre les formes «supérieures» et «inférieures» de la même langue, signifiait que, dans le domaine ecclésiastique, les langues vernaculaires étaient d’habitude exclues. Toutefois, les locuteurs faisaient pratiquement et théoriquement une distinction entre le grec (le dialecte et la langue commune), le français et le latin, quoiqu’il soit difficile d’évaluer la proportion de population et les couches sociales qui entraient dans ce processus. | |
Bien que la langue, tout comme la religion, ait constitué l’un des éléments principaux d’identification d’un groupe ethnique, l’attachement à la langue ne représentait pas un élément cohésif suffisamment fort, sur lequel puissent se baser les groupements ethniques, et l’interaction linguistique se produisit très tôt. Le dialecte chypriote grec émergea progressivement en tant que lingua franca – langue commune à toute la population. Le dialecte se forma sous l’action corrosive des influences françaises qui concernaient principalement le domaine du vocabulaire administratif et de la phonétique. Il existait peu d’occasions d’obtenir une éducation byzantine correcte dans l’île ; l’enseignement élémentaire grec était dispensé par les monastères grecs ou les écoles dans les villes dirigées par des ecclésiastiques. De même, les écoles des monastères des ordres mendiants et des cathédrales et, par la suite, des écoles fondées par l’Etat de Nicosie, dispensaient une éducation latine adéquate. Les Chypriotes recherchaient souvent une éducation supérieure dans les centres du monde byzantin ou dans les grandes universités d’Europe occidentale. Avec la chute de Constantinople et la présence croissante des Vénitiens dans l’île, les universités italiennes devinrent les principaux centres d’attraction pour les Chypriotes faisant des études à l’étranger. | |
La production littéraire à Chypre durant la domination franque doit être interprétée en association avec le caractère pluriethnique et multiculturel de la société chypriote de l’époque et étudiée en tant que produit culturel de la rencontre fructueuse entre les Grecs et les Latins. Les classifications scolastiques faisant la distinction entre la production littéraire grecque et franque selon le critère de la langue peuvent avoir une certaine portée pour le XIIIe siècle, mais n’ont aucun sens dans le contexte d’une société qui a bénéficié des processus de trois siècles d’échanges culturels et d’interactions. Les hommes de lettres chypriotes ont utilisé toutes les ressources linguistiques dont ils disposaient. Le changement de langues littéraires utilisées par les écrivains chypriotes (grec et ancien français du XIIIe au milieu du XIVe siècle, le dialecte chypriote grec au XVe siècle et le dialecte chypriote grec et l’italien au XVIe siècle) reflète les relations culturelles et l’évolution linguistique du royaume des Lusignan. Les hommes de lettres chypriotes ont puisé dans les traditions littéraires byzantine et occidentale, de même que dans la tradition levantine (tradition ecclésiastique grecque et latine croisée). Au XIIIe siècle, les contacts avec la France et l’Europe occidentale en général renforcèrent les liens littéraires et culturels des Francs avec l’Occident. Par ailleurs, l’église orthodoxe représentait le principal canal d’alimentation littéraire pour les Grecs. Il est toutefois possible de relever certaines caractéristiques spécifiquement chypriotes dans la forme littéraire et le contenu, qui contribuèrent à la création de la tradition de la littérature médiévale chypriote transcendant les barrières linguistiques et ethniques: thématiquement, un vif intérêt pour la littérature juridique et historique et, stylistiquement, l’utilisation de la prose et des langues populaires (l’ancien français par opposition au latin et le dialecte grec par opposition à la koinê byzantine). A l’aide de ces moyens stylistiques et linguistiques, les chroniqueurs médiévaux chypriotes rédigèrent les histoires dynastiques des royaumes de Jérusalem et de Chypre, et le fait qu’ils avaient tous des relations avec le cercle des juristes ou des bureaucrates cultivés n’avait rien de fortuit. | |
Jusqu’à la mort d’Hugues IV de Lusignan en 1359, qui coïncida avec la première éruption de l’épidémie connue sous le nom de ‘’la Mort noire’’ et les changements démographiques et sociaux qui s’en suivirent, la production littéraire laïque française dans l’île refléta les intérêts de la société chevaleresque et féodale et fut la descendante directe de la tradition littéraire croisée de l’Orient latin. Outre la fascination de cette société pour le droit qui entraîna le développement d’une importante tradition juridique, il émergea une tradition historiographique qu’il convient de placer dans le cadre de la littérature historiographique des Etats croisés de Syrie et de Palestine. Ainsi, à part quelques rares œuvres en vers (quelques chansons d’amour de Raoul de Soissons, quelques chants épiques, un poème allégorique La Dîme de Pénitance, écrit à Nicosie en 1288 par Jean de Journy, et quelques ‘’poèmes de circonstance’’ dans les œuvres de Philippe de Novare et Gérard de Montréal), toute la production littéraire de l’époque, comprenant uniquement des œuvres historiques et morales, était rédigée en ancien français (avec certaines particularités locales) et en prose. | |
La littérature historique conservée témoigne d’une continuité et d’une diversité remarquables et couvre chronologiquement toute la période ; elle comprend des chroniques (les Continuations de Guillaume de Tyr et la chronique connue sous le nom de Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier), les mémoires de la guerre civile de 1229-1233 de Philippe de Novare (Estoire de la guerre qui fu entre l’empereor Frederic et Johan d’Ibelin), la compilation de Gérard de Montréal datant du début du XIVe siècle Les Gestes des Chiprois (qui comprend la Chronique de Terre Sainte, les mémoires de Philippe de Novare et la Chronique du Templier de Tyr), des annales (Les Annales de Terre Sainte) et de la littérature généalogique (Les Lignages d’Outremer). Le personnage important de Philippe de Novare domina cette période. Italien originaire de Novare en Lombardie, Philippe devint Français levantin par adoption. Militaire, homme politique et juriste, Philippe laissa une importante œuvre littéraire dont une partie seulement a survécu. A part ses mémoires, il a composé des œuvres en vers qui n’ont pas été conservées, un traité de morale (Les Quatre âges de l’homme) et un traité juridique (Le Livre de la forme de plait). | |
Dans l’ensemble, la littérature française produite dans l’île suivait les modèles occidentaux : la présence dans l’île d’érudits de l’envergure de Raymond Lulle et Pierre de Palude, ainsi que d’écrivains tels que Pierre de Paris, Robert de Boron, Martino da Canale et Marino Sanudo Torsello est représentative des relations littéraires et culturelles qu’entretenaient les Francs avec l’Occident. La vie et l’œuvre de l’homme de lettres grec Georgios Lapithis constituent le lien entre la première et la deuxième période de la présence franque. Il vécut durant la première moitié du XIVe siècle et fut membre du cercle étroit d’intellectuels chypriotes grecs qui appartenaient soit à la vieille noblesse grecque soit à la nouvelle classe de bureaucrates grecs cultivés et participaient à la vie littéraire de la noblesse franque. Il est connu en histoire en tant qu’ami du roi Hugues IV de Lusignan (1324-1359) et de philosophes et penseurs d’origine grecque, française et arabe. Traducteur actif, il parlait français, latin ainsi que des langues orientales. Indispensable pour ses études littéraires, théologiques et scientifiques, sa connaissance du latin et du français contribuait également à sa notoriété sociale ainsi qu’à sa fréquentation de la cour royale d’Hugues IV. | |
Les changements sociaux, économiques, politiques et démographiques qui marquèrent le milieu du XIVe siècle influencèrent fortement la production littéraire. La Mort noire affaiblit la population franque et empêcha le renouvellement démographique ; l’ascension sociale et économique des bourgeois grecs bien éduqués, employés dans l’administration royale, entraîna l’affaiblissement de l’homogénéité de la noblesse franque et la perméabilité des frontières sociales et culturelles. Le meurtre du roi Pierre Ier de Lusignan en 1369 et l’invasion génoise qui s’en suivit en 1373 transformèrent de nombreuses valeurs traditionnelles de la société féodale et chevaleresque des Francs. Par ailleurs, bien qu’il y existe des preuves de relations culturelles avec la France sous les règnes de Hugues IV (1324-1359) et de Pierre 1er (1359-1369) (comme en témoigne la présence de Philippe de Mézières dans l’île et la composition d’un long poème épique par Guillaume de Machaut, inspiré par les croisades de Pierre), ces relations s’affaiblirent progressivement au XVe siècle. De ce fait, cette période se caractérise par l’ascension de la culture et de la langue grecques, au détriment de la culture croisée franque et de la langue française, et par une concentration de production littéraire sur l’historiographie en prose. | |
Une chronique perdue, écrite en français au XIVe siècle par Jean de Mimars, constitue le lien entre la compilation française du début du XIVe siècle Les Gestes des Chiprois et la chronique de Léontios Machairas du début du XVe siècle et témoigne de la continuité surprenante de l’historiographie chypriote. Avec les chroniques de Léontios Machairas et de Georgios Boustronios, écrites en dialecte grec chypriote au XVe siècle, l’historiographie chypriote atteignit son plein développement. Les deux écrivains appartenaient à la classe des dignitaires grecs chypriotes dans l’administration seigneuriale et royale qui participaient aux deux cultures et devinrent le groupe intermédiaire entre les deux sociétés. Ecrivant tous deux en prose aussi bien que dans la langue populaire grecque locale, qui était la langue parlée par les Grecs et les Francs de Chypre, ils exprimaient à travers leurs chroniques, des histoires dynastiques de la gloire et de la chute de la maison royale chypriote, leur loyauté au régime des Lusignan. Leurs chroniques peuvent de ce fait être qualifiées d’histoires nationales, en ce sens qu’elles propageaient une identité ethnique chypriote commune pour les Grecs aussi bien que les Francs face à la menace musulmane. De ce fait, il convient de placer leur œuvre dans une tradition historiographique partageant des éléments des traditions tant occidentale que byzantine mais ayant un caractère chypriote spécifique, preuve la plus forte de l’osmose culturelle entre les Grecs et les Francs dans la Chypre médiévale et de l’importance de l’île comme lieu de rencontre de la culture européenne occidentale et orientale au Moyen Age. | |
Architecture gothique: Les Francs érigèrent des églises latines monumentales et des monastères de style gothique, d’imposants châteaux et fortifications et de superbes palais royaux et seigneuriaux, dont beaucoup subsistent de nos jours. En outre, les preuves artistiques révèlent des influences françaises dans l’art et l’architecture ecclésiastique grecs. A Nicosie, la cathédrale grecque de la Vierge Hodegetria, connue sous le nom de Saint-Nicolas (Bedestan), fut érigée à côté de la cathédrale latine Sainte-Sophie et, à Famagouste, la cathédrale grecque de Saint-Georges se dressait tout près de la cathédrale latine Saint-Nicolas. Construites en style gothique, les cathédrales grecques n’étaient pas érigées comme rivales des cathédrales latines, mais en coexistence avec elles. Comme le révèlent les photos, les vestiges architecturaux gothiques forment le témoignage le plus éminent et le plus durable de la présence française à Chypre. |