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C’est le fils de Deinomakhè [19] , dont la parure vaut peut-être cinquante mines, tout au plus, et lui-même possède à Erkhia [20] un domaine qui ne mesure même pas trois cents plèthres [21] », elle se demanderait avec surprise sur quoi se fonde cet Alcibiade pour songer à lutter avec Artoxerxès, et je m’imagine qu’elle dirait : « Cet homme-là ne peut compter pour une telle entreprise sur aucune autre chose que sur son application et son habileté ; car ce sont les seules choses de valeur que possèdent les Grecs
» Mais si on lui apprenait que cet Alcibiade forme actuellement cette entreprise et que d’abord il n’a pas encore vingt ans accomplis et qu’ensuite il est totalement ignorant, qu’en outre, quand celui qui l’aime lui dit qu’il doit d’abord s’instruire, prendre soin de lui-même et s’exercer avant d’engager la lutte avec le roi, il refuse et déclare qu’il est bien comme il est, et n’a besoin de rien de plus, j’imagine qu’elle serait ébahie et demanderait : « Mais enfin sur quoi s’appuie ce petit jeune homme ? » Si nous lui répondions que c’est sur sa beauté, sa taille, sa naissance, sa richesse et son intelligence naturelle, elle nous prendrait pour des fous, Alcibiade, en considérant les avantages dont on jouit chez elle sous tous ces rapports
Et je pense bien que Lampido aussi, fille de Léotykhidas, femme d’Arkhidamos et mère d’Agis [22] , qui tous ont été rois, s’étonnerait, elle aussi, en considérant les ressources de son pays, que tu songes à lutter contre son fils, mal élevé comme tu l’as été
Eh ! ne sens-tu pas quelle humiliation c’est de voir que les femmes de nos ennemis jugent de nous mieux que nous-mêmes et sachent mieux ce que nous devrions être pour les attaquer ? Allons, mon bienheureux Alcibiade, suis mes conseils et crois-en l’inscription de Delphes : Connais-toi toi-même, et sache que nos rivaux sont ceux-là et non ceux que tu penses et que, pour les surpasser, nous n’avons pas d’autre moyen que l’application et le savoir
Si tu ne peux compter sur ces qualités, ne compte pas non plus devenir illustre chez les Grecs et chez les barbares, ce que tu désires plus ardemment que personne n’a jamais désiré aucune chose au monde
ALCIBIADE XIX
— Quelle est donc cette application qu’il faut prendre, Socrate ? Peux-tu me l’expliquer ? Car il me paraît on ne peut plus certain que ce que tu viens de dire est exact
SOCRATE Oui, je le peux : mais c’est ensemble qu’il nous faut chercher les moyens de devenir les meilleurs possible ; car, si je dis de toi que tu as besoin d’être instruit, je le dis aussi de moi
Il n’y a qu’un point où je diffère de toi
ALCIBIADE Lequel ? SOCRATE C’est que mon tuteur est meilleur et plus sage que Périclès, qui est le tien
ALCIBIADE Qui est ce tuteur, Socrate ? SOCRATE C’est un dieu, Alcibiade, celui-là même qui jusqu’à aujourd’hui ne me permettait pas de m’entretenir avec toi
C’est la foi que j’ai en lui qui me fait dire que tu n’atteindras la célébrité par aucun autre que par moi
ALCIBIADE Tu plaisantes, Socrate
SOCRATE Peut-être
Cependant je dis la vérité, quand je soutiens que nous avons besoin d’application, tous tant que nous sommes, mais tout particulièrement nous deux
ALCIBIADE Pour ce qui est de moi, tu ne te trompes pas
SOCRATE Ni pour ce qui est de moi, non plus
ALCIBIADE Alors, que pourrions-nous faire ? SOCRATE Il ne faut pas nous décourager ni mollir, camarade
ALCIBIADE Assurément, Socrate, il ne le faut pas
SOCRATE Non, en effet
Mais voyons ensemble
Dis-moi, nous disons bien que nous voulons devenir aussi parfaits que possible, n’est-ce pas ? ALCIBIADE Oui
SOCRATE Dans quel genre de vertu ? ALCIBIADE Evidemment dans le traitement des affaires
SOCRATE Quelles affaires ? L’équitation ? ALCIBIADE Non pas
SOCRATE Car nous nous adresserions aux écuyers ? ALCIBIADE Oui
SOCRATE Est-ce des affaires de la marine que tu parles ? ALCIBIADE Non
SOCRATE Car nous irions trouver les marins ? ALCIBIADE Oui
SOCRATE Alors de quelles affaires ? des affaires de qui ? ALCIBIADE Des Athéniens beaux et bons
SOCRATE Qui appelles-tu beaux et bons, les hommes intelligents ou les imbéciles ? ALCIBIADE Les hommes intelligents
SOCRATE Alors chaque homme est bon en cela où il est intelligent ? ALCIBIADE Oui
SOCRATE Et l’homme inintelligent, mauvais ? ALCIBIADE Sans doute
SOCRATE Alors le cordonnier est intelligent pour la confection des chaussures ? ALCIBIADE Certainement
SOCRATE Il est donc bon pour cela ? ALCIBIADE Il l’est
SOCRATE Mais pour confectionner des manteaux, le cordonnier n’est-il pas inintelligent ? ALCIBIADE Si
SOCRATE Donc mauvais pour cela ? ALCIBIADE Oui
SOCRATE Le même homme est donc, d’après ce raisonnement, à la fois mauvais et bon ? ALCIBIADE Apparemment
SOCRATE XX
— Veux-tu donc dire que les hommes bons sont aussi mauvais ? ALCIBIADE Non, certes
SOCRATE Alors, quels sont donc ceux que tu appelles bons ? ALCIBIADE J’appelle bons ceux qui sont capables de commander dans un Etat
SOCRATE Pas aux chevaux, je pense ? ALCIBIADE Non, certes
SOCRATE Alors, aux hommes ? ALCIBIADE Oui
SOCRATE Aux malades ? ALCIBIADE Non
SOCRATE Alors, à ceux qui naviguent
ALCIBIADE Certainement non
SOCRATE Alors, à ceux qui moissonnent ? ALCIBIADE Non
SOCRATE Est-ce à ceux qui ne font rien ou à ceux qui font quelque chose ? ALCIBIADE Je parle de ceux qui font quelque chose
SOCRATE Quoi ? essaye de me le faire voir
ALCIBIADE Je parle de ceux qui traitent ensemble et qui ont affaire avec d’autres, comme nous vivons dans la société
SOCRATE Tu parles donc de commander à des hommes qui ont affaire à d’autres hommes ? ALCIBIADE Oui
SOCRATE Est-ce à des céleustes [23] qui ont affaire à des rameurs ? ALCIBIADE Non, certes
SOCRATE Car c’est le talent qui relève du métier de pilote
ALCIBIADE Oui
SOCRATE Peut-être parles-tu de commander à des joueurs de flûte, qui dirigent des chanteurs et se servent de danseurs ? ALCIBIADE Pas du tout
SOCRATE Car c’est le talent qui relève du maître de choeur ? ALCIBIADE Oui
SOCRATE Alors qu’appelles-tu donc être capable de commander à des hommes qui se servent d’autres hommes ? ALCIBIADE Je parle de ceux qui participent à l’administration de l’Etat et qui ont affaire les uns aux autres : c’est ceux-là qu’il s’agit de commander dans la cité
SOCRATE XXI
— Quel est donc cet art ? Suppose que, reprenant mon exemple de tout à l’heure, je te demande quel est l’art qui enseigne à commander à ceux qui participent à la conduite d’un vaisseau
ALCIBIADE C’est l’art du pilote
SOCRATE Et pour ceux qui participent au chant, dont nous parlions à l’instant, quelle est la science qui apprend à les commander ? ALCIBIADE Celle que tu viens de mentionner, la science du maître de choeur
SOCRATE Et pour ceux qui participent à l’administration de l’Etat, comment appelles-tu la science qui les concerne ? ALCIBIADE Pour moi, Socrate, je l’appelle l’art de bien conseiller
SOCRATE Eh ! crois-tu par hasard que l’art des pilotes soit l’art de mal conseiller ? ALCIBIADE Assurément non
SOCRATE De bien conseiller, alors ? ALCIBIADE Il me le semble, du moins pour assurer le salut de ceux qui naviguent
SOCRATE C’est bien dit
Mais les bons conseils dont tu parles, à quoi tendent-ils ? ALCIBIADE A une meilleure administration et au salut de la cité
SOCRATE Et quelle est la chose dont la présence ou l’absence fait qu’elle est mieux administrée et qu’elle est en sécurité ? Si, par exemple, tu me demandais : Quelle est la chose dont la présence ou l’absence fait que le corps est mieux administré et qu’il se porte bien, je te répondrais que c’est la santé, quand elle est présente et que la maladie est absente
Ne le crois-tu pas comme moi ? ALCIBIADE Si
SOCRATE Et si tu me demandais par quoi les yeux sont en meilleur état, je te répondrais de même, par la présence de la vue et l’absence de la cécité
Pour les oreilles aussi, je dirais que c’est par l’absence de la surdité et la présence de l’ouïe qu’elles s’améliorent et sont mieux traitées
ALCIBIADE C’est juste
SOCRATE Et dans la cité, quelle est la chose dont la présence ou l’absence fait qu’elle s’améliore et qu’elle est mieux soignée et administrée ? ALCIBIADE Il me semble, Socrate, que cela se réalise, lorsque l’amitié entre les citoyens est présente et que la haine et la dissension sont absentes
SOCRATE Par amitié entends-tu concorde ou discorde, ? ALCIBIADE Concorde
SOCRATE Quel est l’art qui fait que les Etats sont d’accord sur les nombres ? ALCIBIADE C’est l’arithmétique
SOCRATE Et pour les particuliers, n’est-ce pas le même art ? ALCIBIADE Si
SOCRATE N’est-ce point aussi par cet art que chacun s’accorde avec soi-même ? ALCIBIADE Si
SOCRATE Et quel est l’art qui fait que chacun est d’accord avec lui-même sur la longueur relative de l’empan et de la coudée [24] ? N’est-ce pas la mensuration ? ALCIBIADE Sans doute
SOCRATE N’est-ce pas elle aussi qui fait que les particuliers et les Etats sont d’accord entre eux ? ALCIBIADE Si
SOCRATE Et pour le poids, n’en est-il pas de même ? ALCIBIADE Si
SOCRATE Et maintenant, cet accord dont tu parles, en quoi consiste-t-il, sur quoi se fait-il, et quel est l’art qui le produit ? Est-ce le même qui le procure à l’Etat et qui fait que chaque individu est d’accord avec lui-même et avec les autres ? ALCIBIADE C’est vraisemblable
SOCRATE Quel est-il donc ? Ne te lasse pas de répondre et applique-toi à me l’expliquer
ALCIBIADE Je pense que c’est l’amitié et la concorde qui font que les père et mère qui aiment leur fils s’accordent avec lui, le frère avec son frère, la femme avec son mari
SOCRATE XXII
— Crois-tu donc, Alcibiade, qu’un mari puisse s’accorder avec sa femme sur la manière de filer la laine, lui qui ne sait pas avec elle qui sait ? ALCIBIADE Non, certes
SOCRATE Et cela n’est nullement nécessaire, puisque c’est un talent de femme
ALCIBIADE Oui
SOCRATE Et la femme pourrait-elle s’accorder avec son mari sur les exercices de l’hoplite, qu’elle n’a pas appris ? ALCIBIADE Non, certes
SOCRATE Tu pourrais sans doute aussi me dire que c’est une besogne d’homme
ALCIBIADE Oui
SOCRATE Il y a donc des connaissances propres à la femme et d’autres propres à l’homme, d’après ce que tu dis ? ALCIBIADE On ne peut le nier
SOCRATE Il n’y a donc pas là-dessus d’accord entre les femmes et leurs maris ? ALCIBIADE Non
SOCRATE Ni par conséquent d’amitié, si l’amitié est concorde ? ALCIBIADE Il ne semble pas
SOCRATE Dès lors, en tant que les femmes font oeuvre de femmes, elles ne sont pas aimées de leurs maris [25]
ALCIBIADE Il semble que non
SOCRATE Ni les hommes non plus par leurs femmes, en tant qu’ils font oeuvre d’hommes ? ALCIBIADE Non
SOCRATE Dès lors les villes ne sont pas bien administrées quand chacun des deux sexes fait sa propre besogne ? ALCIBIADE M’est avis que si, Socrate
SOCRATE Comment peux-tu dire cela, si l’amitié n’est pas présente, l’amitié dont la présence, avons-nous dit, fait que les villes sont bien administrées, tandis qu’autrement elles ne peuvent l’être ? ALCIBIADE Pourtant il me semble bien que justement ce qui produit l’amitié, c’est que chaque sexe fait la besogne qui lui est propre
SOCRATE Tu n’étais pas de cet avis tout à l’heure
Mais à présent que dis-tu ? que l’amitié naît là où la concorde n’est pas ? ou bien est-il possible que la concorde naisse sur des choses que les uns savent et que les autres ignorent ? ALCIBIADE C’est impossible
SOCRATE Mais l’un et l’autre sexe agissent-ils justement ou injustement, quand ils font la besogne qui leur est propre ? ALCIBIADE Ils agissent justement, cela est incontestable
SOCRATE Alors, quand les citoyens ne font rien que de juste dans la cité, il n’y a pas d’amitié entre eux ? ALCIBIADE C’est encore une conséquence qui me paraît nécessaire, Socrate
SOCRATE Qu’entends-tu donc par cette amitié ou cette concorde, au sujet de laquelle nous devons être experts et donner de bons conseils pour être des hommes de valeur ? Je n’arrive pas à comprendre ce qu’elle est ni chez qui elle se trouve ; car il apparaît d’après tes dires que tantôt elle est, tantôt elle n’est pas chez les mêmes personnes