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Le demande de la Commission a pour objet de soumettre l’affaire Karl-Heinz Wemhoff à la Cour, afin que celle-ci puisse décider si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de la République Fédérale d’Allemagne, une violation des obligations qui lui incombent aux termes des articles 5 par. 3 et 6 par. 1 (art. 5-3, art. 6-1) de la Convention.
Les faits de la cause, tels qu’ils ressortent du rapport de la Commission, des mémoires, pièces et documents soumis à la Cour ainsi que des déclarations orales de la Commission et du Gouvernement, sont essentiellement les suivants:
K. H. Wemhoff, ressortissant allemand né à Berlin en 1927, a sa résidence habituelle à Berlin. A l’époque de son arrestation, il exerçait la profession de courtier.
Soupçonné d’être impliqué dans des infractions d’abus de confiance, le requérant a été arrêté le 9 novembre 1961. Un mandat d’arrêt (Haftbefehl) délivré le lendemain par le Tribunal cantonal (Amtsgericht) de Berlin-Tiergarten a ordonné sa mise en détention préventive.
Le mandat d’arrêt relevait que Wemhoff était fortement soupçonné d’incitation à l’abus de confiance (Anstiftung zur Untreue, articles 266 et 48 du Code pénal allemand): client de la Banque August-Thyssen de Berlin, il aurait incité certains employés de cette banque à détourner des sommes très importantes. Le mandat soulignait qu’on pouvait craindre que le requérant, s’il demeurait en liberté provisoire, ne prît la fuite et ne cherchât à détruire des moyens de preuve (article 112 du Code allemand de procédure pénale), car:
- il devait s’attendre à une peine considérable,
- des personnes impliquées dans les infractions mais non encore connues des autorités pourraient être averties et
- il existait le danger que le requérant détruisît des pièces de commerce que l’on n’avait pas encore pu saisir.
Ledit mandat a été remplacé pendant l’instruction par un deuxième puis un troisième mandat de détention (Haftbefehl), datés respectivement du 28 décembre 1961 et du 8 janvier 1962 et décernés eux aussi par le Tribunal cantonal. Ces mandats précisaient que Wemhoff était fortement soupçonné d’une action prolongée d’escroquerie (fortgesetzter Betrug, article 263 du Code pénal allemand) ainsi que de complicité prolongée d’escroquerie (fortgesetzte Beihilfe zum Betrug, articles 263 et 49 du Code pénal allemand) et de complicité prolongée d’abus de confiance (fortgesetzte Beihilfe zur Untreue, articles 266 et 49 du Code pénal allemand).
Au cours des années 1961 et 1962, le requérant a formulé plusieurs demandes de mise en liberté que les tribunaux de Berlin ont toujours rejetées en se référant aux motifs donnés dans les mandats d’arrêt susmentionnés. En mai 1962, notamment, il a offert de fournir une caution d’un montant non précisé, offre que la Cour d’Appel (Kammergericht) a écartée le 25 juin 1962, estimant qu’il existait un danger de collusion (Verdunkelungsgefahr) et qu’au surplus une caution ne pouvait écarter ni diminuer le risque de fuite en l’espèce. Le 8 août 1962, Wemhoff a proposé de verser une caution de 200.000 DM, mais a retiré cette proposition deux jours plus tard.
A l’occasion d’un examen d’office du bien-fondé de la détention par le tribunal cantonal, l’avocat de Wemhoff a demandé, le 20 mars 1963, la mise en liberté du requérant sous conditions en offrant notamment le dépôt des pièces de d’identité. Le tribunal a cependant ordonné, le même jour, le maintien de la détention du requérant pour les raisons indiquées dans le mandat d’arrêt.
Le requérant a attaqué cette décision le 16 avril 1963 en invoquant, pour la première fois, les dispositions de la Convention. Demandant sa mise en liberté sous toute condition qui serait jugée nécessaire, il a soutenu notamment qu’il n’existait ni risque de collusion ni risque de fuite, car il aurait fait son possible pour jeter la lumière sur les transactions en cause. Il ajoutait qu’il était bien enraciné à Berlin-Ouest où il vivait avec sa femme et son enfant et où sa famille avait depuis cent vingt ans une bijouterie que son père avait l’intention de lui transférer bientôt. Il soulignait en outre qu’il avait intenté des procès civils contre ses débiteurs et, de ce fait, devait comparaître comme partie demanderesse au moins cinq fois par semaine devant divers tribunaux cantonaux. Il avançait d’autre part qu’il ne lui était pas possible de s’enfuir de Berlin-Ouest: en raison de ses nombreux voyages antérieurs, il était trop connu à l’aéroport de Berlin pour pouvoir y prendre l’avion; ayant été détenu pendant plusieurs années en zone d’occupation soviétique, il ne pouvait pas non plus se rendre dans ce territoire ou à Berlin-Est. Enfin, le fait qu’il était resté à Berlin après la découverte de ses transactions par la Banque Thyssen, le 27 octobre 1961, montrerait bien qu’il n’avait jamais eu l’intention de prendre la fuite.
Ce recours a été rejeté le 3 mai 1963 par le Tribunal régional (Landgericht) de Berlin pour les raisons suivantes:
- le requérant était soupçonné d’avoir commis les infractions en cause;
- les faits n’étaient pas encore entièrement élucidés et se révélaient d’une complexité particulière;
- le requérant semblait avoir joué un rôle singulièrement important dans l’ensemble des transactions examinées, de sorte qu’il risquait de se voir infliger une peine particulièrement sévère et que l’on pouvait donc le soupçonner de vouloir s’enfuir;
- il avait des relations importantes à l’étranger et, en l’état actuel de l’instruction, on ne pouvait pas écarter l’hypothèse qu’il y disposât de biens;
- la menace d’un effondrement de sa situation financière augmentait le risque de fuite qui n’était pas diminué par ses liens familiaux à Berlin;
- s’il était douteux que le danger de suppression des moyens de preuve fût suffisant pour justifier le maintien de la détention préventive, certaines raisons donnaient néanmoins à penser qu’un tel danger subsistait.
Dans un deuxième appel (weitere Beschwerde) du 16 mai 1963, le requérant a précisé qu’il avait été condamné en 1953 par un tribunal est-allemand à une peine de dix ans de réclusion criminelle et qu’il avait été libéré en novembre 1957. Ajoutant qu’il avait pris position à plusieurs reprises contre le communisme, le requérant concluait qu’il ne lui était pas non plus possible de s’enfuir en traversant la zone soviétique par l’autoroute ou par le train.
Du jugement rendu par le Tribunal régional le 7 avril 1965 (par. 12 infra), il ressort que la condamnation mentionnée par le requérant lui a été infligée pour transport illégal à Berlin-Ouest de biens appartenant à des réfugiés ainsi que de bois; elle remonte au 7 mars 1953.
L’appel du 16 mai 1963 a été rejeté le 5 août 1963 par la Cour d’Appel. Tout en admettant que l’on pouvait à présent douter de la persistance d’un danger de suppression des preuves, la Cour, reprenant les motifs de la décision attaquée, a souligné que subsistait le risque de voir le requérant prendre la fuite et que son maintien en détention ne se heurtait pas aux exigences de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention. La Cour a ajouté qu’il était à craindre que Wemhoff ne s’abstînt délibérément de répondre aux convocations judiciaires en raison de son caractère, sur lequel un médecin-expert avait émis un avis défavorable confirmé par la conduite du requérant lors de sa détention préventive.
Plusieurs demandes de mise en liberté formulées par le requérant en 1963 et 1964 ont également été rejetées par les juridictions berlinoises pour des raisons semblables à celles que la Cour d’Appel avait retenues le 5 août 1963. En particulier, ladite Cour a constaté, dans une décision du 22 juin 1964, que le risque de fuite était encore plus grand qu’en août 1963. En effet, on devait s’attendre à une peine sensiblement plus élevée qu’on ne l’estimait auparavant, parce qu’entre-temps, le Parquet avait étendu l’accusation à quelques infractions à la loi relative à la banqueroute, dont certaines auraient été commises par le requérant pendant sa détention. La Cour a estimé d’autre part qu’on ne pouvait pas encore prévoir si le requérant, en cas de condamnation, serait libéré après avoir purgé deux tiers de sa peine en application de l’article 26 du Code pénal allemand et si, le cas échéant, sa détention serait imputée sur la peine prononcée.
Entre le 13 novembre 1961 et le 3 novembre 1964, le requérant a présenté, au sujet des conditions de sa détention préventive, 41 demandes dont 16 ont été accueillies tandis que les 25 autres ont été rejetées par les autorités compétentes.
Au cours de sa détention préventive, le requérant a subi cinq fois des sanctions disciplinaires.
L’instruction a été conduite contre treize personnes. Menée par un Procureur du Parquet de Berlin, elle a duré, sans interruptions importantes, du 9 novembre 1961 au 24 février 1964. En particulier, Wemhoff a été interrogé à une quarantaine de reprises.
L’instruction a porté notamment sur des manipulations de chèques imputées aux inculpés et d’une grande complexité (par. 57 du rapport de la Commission). A cet égard, elle a entraîné l’examen de 169 comptes ouverts auprès de 13 banques de Berlin, 35 banques de République Fédérale d’Allemagne et 8 banques de Suisse, le montant des opérations vérifiées atteignant un total de 776 millions de DM. Dans le cas du seul requérant, des transactions d’un montant global de 284,2 millions de DM avaient eu lieu entre le 1er août 1960 et le 27 octobre 1961 et elles concernaient 53 comptes auprès de 26 banques.
Tant en République Fédérale d’Allemagne qu’à l’étranger, plusieurs dizaines de témoins ont été interrogés. En outre, il a été procédé à une quinzaine d’expertises par les soins de sociétés fiduciaires, d’experts-comptables et d’un ancien président de la Deutsche Bundesbank. Le nombre des journées de travail fournies à cette occasion s’élève à six mille. Les rapports des seuls experts économiques comprennent 1500 pages.
A la date de la mise en accusation, le dossier comprenait 45 volumes, soit environ 10.000 feuilles.
L’instruction achevée, l’acte d’accusation, un document de 855 pages, a été déposé auprès du Tribunal régional de Berlin le 23 avril 1964 et signifié au requérant le 2 mai 1964. Il en ressort que le requérant était accusé:
- d’incitation prolongée à l’abus de confiance dans deux cas;
- d’escroquerie prolongée dans un de ces deux cas;
- de complicité prolongée d’abus de confiance dans un cas, et
- de sept infractions aux articles 239 par. 1, no 1, et 241 de la loi relative à la banqueroute (Konkursordnung).
Les actes d’incitation à l’abus de confiance, d’escroquerie et de complicité d’abus de confiance étaient considérés comme particulièrement graves au sens de l’article 266 par. 2 et de l’article 263 par. 4 du Code pénal allemand.
Sur la base de l’acte d’accusation, le Tribunal régional a remplacé, le 7 juillet 1964, le mandat de détention par un nouveau mandat aux termes duquel Wemhoff était fortement soupçonné d’avoir commis ces mêmes actes d’incitation à l’abus de confiance, de complicité d’abus de confiance et d’escroquerie ainsi que de deux des sept infractions susmentionnées à la loi relative à la banqueroute.
Au sujet de ces dernières infractions, le mandat de détention relevait qu’il existait des raisons de croire que Wemhoff avait retiré, en automne 1961, 100.000 DM d’un compte ouvert au nom de sa femme auprès de la Banque Commerciale S.A. à Genève et qu’il les avait mis à l’abri. Il ajoutait qu’il en allait de même, au moins en partie, d’une somme de 140.000 DM que Wemhoff avait déposée, au printemps de 1962, à un compte de son fondé de pouvoir auprès de la "Papenberg-Bank" à Berlin.
Selon le mandat de détention, le risque de fuite existait toujours en raison du taux de la peine à prévoir.
Une décision (Eröffnungsbeschluss) du Tribunal régional du 17 juillet 1964 a renvoyé devant la juridiction de jugement le requérant et huit autres accusés; elle a disjoint de la procédure principale la procédure dirigée contre quatre coaccusés.
Le Tribunal régional constatait qu’il existait des raisons de croire que Wemhoff avait commis les infractions dont faisait état le mandat de détention du 7 juillet 1964.
La procédure concernant cinq des sept actes de banqueroute imputés au requérant a été séparée de la procédure principale; il y a été mis fin (Einstellung) ultérieurement en vertu de l’article 154 du Code allemand de procédure pénale.
Le procès du requérant s’est ouvert le 9 novembre 1964. Au cours de son déroulement, Wemhoff a déposé 117 demandes d’audition de témoins portant sur 230 points. Il a récusé 3 juges et 4 experts financiers qu’il taxait de partialité. Le Tribunal régional a entendu 97 témoins, 3 médecins-experts et 4 experts financiers. Le procès-verbal de l’audience atteint près de 1000 pages, sans les annexes qui comprennent quelque 600 pages.
Le 15 février 1965, le Tribunal régional a mis un terme (eingestellt), en vertu de l’article 154 du Code allemand de procédure pénale, à la procédure relative aux actes d’escroquerie reprochés au requérant pour autant qu’ils étaient antérieurs au début du mois de juin 1961. Le 22 février 1965, il a disjoint de la procédure principale les deux infractions à l’article 239 par. 1, no 1, de la loi relative à la banqueroute pour lesquelles le requérant était encore poursuivi. Quelques mois plus tard, il a également mis fin à la procédure les concernant (article 154 du Code de procédure pénale).
Le 7 avril 1965, le Tribunal régional a condamné Wemhoff, pour un cas particulièrement grave de complicité prolongée d’abus de confiance (fortgesetzte Beihilfe zur Untreue, articles 266 et 49 du Code pénal allemand), à une peine de six ans et six mois de réclusion criminelle (Zuchthaus) et à une amende de 500 DM, la période de détention préventive étant imputée sur la durée de la peine. Il a ordonné le maintien du requérant en détention préventive en se référant aux motifs du mandat de détention du 7 juillet 1964.
Le requérant a été jugé en même temps que six autres accusés. Le jugement comprend 292 pages.
Postérieurement au jugement de condamnation, Wemhoff a demandé à nouveau, en avril 1965, sa mise en liberté provisoire, mais le Tribunal régional a rejeté cette demande le 30 avril 1965. Le recours que le requérant avait formé contre cette décision a été repoussé par la Cour d’Appel le 17 mai 1965. Ladite Cour a constaté qu’il était très probable que Wemhoff eût mis à l’abri des sommes importantes, qu’il fût endetté à un haut degré et ruiné et que, dès lors, il risquât de céder à la tentation de se soustraire aux poursuites pénales.
Le 16 août 1965, le requérant a demandé sa mise en liberté provisoire moyennant une caution de 50.000 DM dont 20.000 DM en espèces et 30.000 DM sous la forme d’une garantie bancaire à constituer par son père. Après en avoir parlé au Parquet, Wemhoff a modifié sa demande deux jours plus tard en offrant une caution de 100.000 DM, offre que le Tribunal régional a accueillie le 19 août 1965. Le requérant n’a cependant pas fourni cette caution mais a proposé, le 30 août 1965, une garantie bancaire de 25.000 DM ou 50.000 DM qui serait présentée par son père; le Tribunal régional a rejeté cette proposition le 6 septembre 1965. Le requérant a attaqué cette décision en offrant une caution de 25.000 DM, mais la Cour d’Appel a repoussé son recours le 29 octobre 1965 par le motif qu’une caution de ce montant n’était pas suffisante pour éliminer le danger de fuite toujours existant.
Le 19 octobre 1965, donc encore au cours de la procédure susmentionnée, Wemhoff a demandé à nouveau sa mise en liberté au Tribunal régional, le cas échéant contre le versement d’une caution de 10.000 DM. Le Tribunal régional a rejeté cette demande le 1er décembre 1965. Il a constaté que la tentation pour Wemhoff de prendre la fuite demeurait très grande, car:
- la peine restant à purger était très considérable;
- le requérant était ruiné et criblé de dettes qu’il ne pourrait probablement jamais régler;
- le soupçon dont faisait état le mandat de détention du 7 juillet 1964, à savoir que le requérant eût mis à l’abri 200.000 DM, s’était encore renforcé au cours du procès.
Le 17 décembre 1965, la Cour Fédérale de Justice (Bundesgerichtshof) a rejeté le pourvoi en cassation (Revision) que le requérant avait formé en juillet 1965 contre le jugement du Tribunal régional. La durée de la détention que Wemhoff avait subie depuis le jugement de condamnation du 7 avril a été imputée sur la peine pour autant qu’elle dépassait trois mois.
Après avoir accompli deux tiers de sa peine, Wemhoff a été libéré sous conditions (article 26 du Code pénal allemand) le 8 novembre 1966, en vertu d’une décision rendue par le Tribunal régional le 20 octobre 1966.
Dans sa requête introductive d’instance, adressée à la Commission le 9 janvier 1964, le requérant alléguait que la durée de sa détention préventive violait son droit, garanti par l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention, d’être jugé dans un délai raisonnable ou libéré pendant la procédure. Il se plaignait de ce que les décisions rendues par le Tribunal cantonal le 20 mars 1963, par le Tribunal régional le 3 mai 1963 et par la Cour d’Appel le 5 août 1963 n’avaient pas mis fin à cette détention. Il demandait la réparation du préjudice subi en se réservant le droit de préciser ultérieurement le montant exact qu’il réclamait.
Le 2 juillet 1964, la Commission a déclaré la requête recevable sur le terrain de l’article 5 par. 3 (art. 5-3), et aussi, à l’issue d’un examen d’office, sur celui de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
Après l’introduction de la requête, Wemhoff a formulé trois autres griefs. Le 28 septembre 1964, la Commission a déclaré l’un d’entre eux irrecevable pour défaut manifeste de fondement; quant aux deux autres, le requérant ne les a pas maintenus.
À la suite de la décision déclarant recevable la requête initiale, une Sous-Commission a établi les faits et recherché en vain un règlement amiable (articles 28 et 29 de la Convention) (art. 28, art. 29).
Devant la Commission et la Sous-Commission, le requérant a soutenu que l’article 5 par. 3 (art. 5-3) a pour but d’éviter une privation de liberté d’une durée excessive du fait de l’importance et de la durée de l’instruction. Il a déclaré que la détention préventive constitue un "sacrifice spécial" imposé aux individus, coupables ou non, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice. S’agissant, selon le requérant, d’une dérogation au principe de présomption d’innocence consacré par l’article 6 par. 2 (art. 6-2), l’État n’aurait pas le droit de prolonger la détention préventive jusqu’à détruire la position sociale, les ressources, la santé et la vie professionnelle et familiale de l’intéressé, conséquences que sa détention aurait entraînées. Faisant valoir que le sort incertain d’une personne en détention préventive provoque chez elle un état d’angoisse qui s’aggrave de jour en jour, le requérant a mentionné également l’article 3 (art. 3) de la Convention.
D’autre part, Wemhoff a soutenu qu’il aurait été possible de mener plus rapidement l’instruction dans son cas, notamment en la divisant, en l’attribuant à plusieurs procureurs et en accélérant les travaux des experts. Il a ajouté que lui-même n’avait causé aucun retard important dans la procédure mais avait, au contraire, collaboré avec le Parquet pour retrouver la trace des transactions en cause.
En outre, le requérant a fait valoir que ni la durée de la peine dont il était passible, ni sa responsabilité civile quant aux dommages subis par la Banque Thyssen ne constituaient des raisons suffisantes pour le soupçonner de vouloir s’enfuir. Les offres de caution et le fait qu’après la découverte de l’affaire Thyssen, le 17 octobre 1961, il était resté avec sa famille à Berlin jusqu’à son arrestation le 9 novembre, prouveraient qu’il n’avait pas eu l’intention de prendre la fuite.
Enfin, Wemhoff a prétendu être victime d’une violation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) malgré l’issue de son procès; selon lui, la question de savoir si la durée d’une détention préventive est raisonnable ou non, ne peut dépendre d’aucun événement ultérieur. Le requérant a ajouté que si le régime de la détention préventive est moins strict que celui de la réclusion, le destin incertain dont souffre une personne détenue préventivement aggrave les conditions de la détention, ce qui ne serait pas le cas pour un condamné purgeant sa peine.
Après l’échec de la tentative de règlement amiable à laquelle la Sous-Commission avait procédé, la Commission plénière a rédigé le rapport prévu à l’article 31 (art. 31) de la Convention. Adopté le 1er avril 1966, ce rapport a été transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 17 août 1966. La Commission y exprimait l’avis suivant, qu’elle a confirmé depuis lors devant la Cour:
(a) par 7 voix contre 3: le requérant n’a pas été jugé "dans un délai raisonnable" ni libéré pendant la procédure, et les dispositions de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention ont donc été violées en l’espèce;
(b) par 9 voix contre 1: cette conclusion ne peut être modifiée par le fait que le jugement du 7 avril 1965 a imputé la durée de la détention préventive sur celle de la peine;
(c) à l’unanimité: la détention préventive continue du requérant, ordonnée par les juridictions compétentes en raison du risque de fuite et de collusion, était régulière au sens de l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) de la Convention;
(d) à l’unanimité: la Commission ne peut examiner la demande de réparation que le requérant a formulée en vertu de l’article 5 par. 5 (art. 5-5):
(i) avant que l’organe compétent, c’est-à-dire la Cour ou le Comité des Ministres, se soit prononcé sur la question de savoir si l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention a été violé;
(ii) avant que le requérant ait pu, en ce qui concerne sa demande de réparation, épuiser, conformément aux dispositions de l’article 26 (art. 26) de la Convention, les voies de recours internes qui lui sont ouvertes en droit allemand;
(e) à l’unanimité: même si l’on prend en considération la période allant du 9 novembre 1961 au 17 décembre 1965, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention n’a pas été violé au cours de la procédure pénale engagée contre le requérant.
En résumé, sur les dix membres de la Commission présents lors de l’adoption du rapport, trois n’ont aperçu aucun manquement de la République Fédérale d’Allemagne à ses obligations conventionnelles. La majorité, cependant, a discerné pareil manquement sur un point. Elle en a constaté l’absence pour le surplus. Le rapport contient quatre opinions individuelles, dont l’une concordante, les trois autres dissidentes.
Arguments de la Commission et du Gouvernement
De l’avis de la Commission, l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention consacre le droit d’une personne détenue dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du même article (art. 5-1-c), soit d’être libérée pendant la procédure, soit d’être jugée dans un délai raisonnable. Si la personne se trouve en détention préventive, cette détention ne doit pas s’étendre au-delà d’une durée raisonnable. Le problème le plus important consiste donc à dégager la signification exacte des mots "délai raisonnable". La Commission estime que cette expression est vague et manque de précision et qu’il n’est, par conséquent, pas possible d’en déterminer d’une manière abstraite la portée exacte, qui ne peut être appréciée qu’à la lumière des circonstances particulières de chaque cause.
Afin de faciliter une telle appréciation, la Commission estime qu’il y a lieu en général d’examiner les cas d’espèce suivant les sept "critères" ou "éléments" que voici:
(i) La durée en elle-même de la détention.
A cet égard, la Commission n’a pas indiqué, dans son rapport, quels sont in abstracto, d’après elle, le point de départ et le terme du "délai" visé à l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention. Lors de la procédure orale devant la Cour, le Délégué principal de la Commission a cependant exposé les problèmes qui, aux yeux de la Commission, surgissent en la matière. Alors que la version anglaise ("entitled to trial within a reasonable time or to release pending trial") permettrait de considérer que la période visée par ladite disposition s’achève avec l’ouverture du procès devant la juridiction de jugement, la version française ("être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure") engloberait une période plus longue dont le terme serait la date du prononcé du jugement. La Commission n’a pas formulé un avis définitif sur cette question mais, à l’audience, son Délégué principal a donné une nette préférence à une interprétation fondée sur le texte français, le sens de ce texte étant, à la différence de la version anglaise, non seulement clair et sans équivoque, mais aussi plus favorable à l’individu. Le Délégué de la Commission a, en particulier, contesté l’argument du Gouvernement allemand selon lequel la version anglaise est à retenir pour la simple raison qu’elle limite dans une moindre mesure la souveraineté des États.
La Commission a souligné l’importance qu’elle attache à voir la Cour répondre à cette question d’interprétation;
(ii) la durée de la détention préventive par rapport à la nature de l’infraction, au taux de la peine prescrite et de la peine à laquelle on doit s’attendre dans le cas d’une condamnation et par rapport au système légal relatif à l’imputation de la détention préventive sur l’exécution de la peine éventuelle. A ce sujet, la Commission a précisé que la durée de la détention préventive peut varier selon la nature de l’infraction, le taux de la peine prévue et celui de la peine à laquelle on doit s’attendre. Néanmoins, pour déterminer le rapport entre la peine et la durée de la détention préventive, il est nécessaire de tenir compte de la présomption d’innocence consacrée par l’article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention. Si la durée de la détention se rapprochait trop de la durée de la peine à laquelle on doit s’attendre dans le cas d’une condamnation, le principe de la présomption d’innocence ne serait pas entièrement respecté;
(iii) effets personnels sur le détenu d’ordre matériel, moral ou autre;
(iv) la conduite de l’inculpé:
(a) a-t-il contribué à retarder ou à accélérer l’instruction ou les débats?
(b) la procédure a-t-elle été retardée par suite de l’introduction de demandes de libération provisoire, d’appels ou d’autres recours?
(c) a-t-il demandé sa mise en liberté sous caution ou a-t-il offert d’autres garanties assurant sa comparution à l’audience?
(v) les difficultés de l’instruction de l’affaire (sa complexité quant aux faits et au nombre des témoins et inculpés, nécessité de recueillir des preuves à l’étranger, etc.);
(vi) la façon dont l’instruction a été conduite:
(a) le système régissant l’instruction;
(b) la conduite de l’instruction de la part des autorités (le soin qu’elles ont apporté à l’affaire et la façon dont elles ont organisé l’instruction);
(vii) la conduite des autorités judiciaires:
(a) dans l’examen des demandes en libération pendant l’instruction;
(b) dans le jugement de l’affaire.
La Commission fait valoir qu’un tel plan rationnel permet une interprétation "cohérente et dépourvue de toute apparence d’arbitraire" de chaque cas d’espèce. Elle souligne, cependant, que la conclusion dans un cas particulier résulte d’une appréciation d’ensemble des éléments. Même si l’examen de certains de ces critères amène à conclure au caractère raisonnable de la durée d’une détention préventive, l’application d’autres critères peut conduire à une opinion contraire. La conclusion déterminante et définitive dépendrait donc de la valeur et de l’importance relatives des critères, ce qui n’exclurait nullement, le cas échéant, qu’un seul de ces critères ait une importance décisive.
La Commission ajoute qu’elle s’est efforcée de couvrir par lesdits critères toutes les situations de fait qu’il est possible de trouver normalement dans les affaires de détention préventive, mais que cette liste n’a nullement un caractère exhaustif, des situations exceptionnelles autres que celles soumises en l’occurrence à la décision de la Cour pouvant justifier l’examen d’autres critères.
En l’espèce, la Commission a constaté les faits à la lumière desdits critères, et a procédé à leur appréciation juridique en suivant le même processus d’interprétation.
Certains des faits constatés lui ont paru importants à l’égard de plusieurs critères. On trouvera ci-après un résumé de l’avis de la Commission sur ces divers points.
Au sujet de l’application du premier critère, c’est-à-dire la durée de la détention préventive de Wemhoff, la Commission a retenu la période allant du 9 novembre 1961 (date de l’arrestation du requérant) au 9 novembre 1964 (date d’ouverture du procès devant le Tribunal régional). D’après elle, la durée effective de cette détention (trois ans) semble justifier la conclusion qu’elle a dépassé les limites d’une période "raisonnable".
Quant au deuxième critère susmentionné, la Commission estime que son application dans le cas d’espèce semble autoriser la même conclusion. La Commission souligne que, sur ce point, elle a tenu compte tant de la possibilité d’une mise en liberté provisoire du requérant, en vertu de l’article 26 du Code pénal allemand, que du fait que la durée de la détention a été imputée sur la peine infligée. La Commission admet que cette dernière mesure constitue un élément comparable à une "circonstance atténuante", mais ne change rien au caractère distinct de la détention préventive qui, parce qu’exécutée dans des conditions non conformes aux exigences de l’article 5 par. 3 (art. 5-3), demeure une violation de la Convention même si dans l’exécution de la peine finalement infligée il a été tenu compte de la période de détention préventive.
L’application du troisième critère conduit également, selon la Commission, à conclure que la durée de la détention a été excessive, et ce en raison des effets négatifs de la détention sur la vie de famille du requérant: la longue détention de Wemhoff aurait détruit ses liens conjugaux et porté atteinte aux relations étroites qu’il entretenait avec ses parents.
La Commission ne croit pas, concernant le quatrième critère, que la conduite du requérant ait influé sensiblement sur la durée de sa détention.
En appréciant le cinquième critère, la Commission considère que l’affaire dont il s’agit était d’une très grande complexité, non seulement en raison de la nature et du nombre des transactions financières incriminées, mais aussi en raison du nombre des accusés et des témoins à entendre et des ramifications de l’affaire tant en Allemagne qu’à l’étranger. Ces circonstances conduisent, selon la Commission, à conclure que la durée de la détention a été raisonnable.
L’examen des sixième et septième critères ne permet pas, de l’avis de la Commission, de constater que, par la faute des autorités compétentes, la procédure pénale engagée contre le requérant ait été sensiblement prolongée.
A la lumière de l’appréciation globale de ces divers critères et en tenant compte des circonstances propres à cette affaire, la Commission attache une importance particulière à la durée effective de la détention et conclut que le requérant n’a pas été jugé dans un délai "raisonnable", ni libéré pendant la procédure et que, dès lors, il a été victime d’une violation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention.
Il convient d’ajouter qu’aux yeux de la Commission, la détention préventive continue du requérant, ordonnée par les juridictions compétentes en raison du risque de fuite et de collusion, a été régulière au sens de l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c).
La Commission soutient que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention pose des questions d’interprétation semblables à celles soulevées par l’article 5 par. 3 (art. 5-3), notamment en ce qui concerne le délai visé à l’article 6 (art. 6). Toutefois, de l’avis de la Commission, le caractère "raisonnable" du délai ne doit pas s’apprécier de la même manière sur le terrain de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) que sur celui de l’article 5 par. 3 (art. 5-3). En effet, l’article 5 par. 3 (art. 5-3), visant à sauvegarder la liberté physique de l’individu, exigerait à cet égard une application plus stricte que l’article 6 par. 1 (art. 6-1), dont l’objet est de protéger l’individu contre une procédure judiciaire anormalement longue, indépendamment de la question de la détention elle-même. En l’occurrence, la procédure pénale a porté sur des faits extrêmement complexes; elle n’aurait pas été indûment prolongée par les autorités judiciaires allemandes. Aussi la Commission est-elle arrivée à la conclusion que, même si l’on considère que la période en question va du 9 novembre 1961 au 17 décembre 1965, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’a pas été violé au cours de la procédure pénale engagée contre le requérant.
À l’audience du 9 janvier 1968, la Commission a présenté les conclusions suivantes:
"Plaise à la Cour de dire:
(1) si l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention a ou n’a pas été violé par la détention de Wemhoff entre le 9 novembre 1961 et le 9 novembre 1964 ou toute autre date postérieure;
(2) si l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention a ou n’a pas été violé par la durée des poursuites pénales engagées contre Wemhoff entre son arrestation le 9 novembre 1961 ou toute autre date postérieure et la décision du tribunal régional de Berlin du 7 avril 1965 ou de toute autre date".
Le Gouvernement allemand, de son côté, a exposé qu’il partage le point de vue de la Commission en ce qui concerne l’absence de violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
Au sujet de l’interprétation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention et de son application dans le cas d’espèce, le Gouvernement considère que la période entrant en ligne de compte est celle que la Commission a retenue dans son rapport, et qui s’étend de l’arrestation (9 novembre 1961) à l’ouverture du procès devant la juridiction de jugement, à savoir le Tribunal régional de Berlin (9 novembre 1964).
Selon le Gouvernement, il faut, du moins dans la présente affaire, éviter de s’appuyer sur le texte français ("le droit d’être jugée dans un délai raisonnable ou libérée pendant la procédure"). En effet, ce texte pourrait viser une période plus longue (date du jugement) que celle qui se termine à la date d’ouverture du procès, interprétation suggérée par la version anglaise ("entitled to trial within a reasonable time or to release pending trial"). Il pourrait donc conduire à une limitation supplémentaire de la souveraineté des États Contractants. En outre, l’interprétation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) fondée sur la version française offrirait à l’accusé la possibilité de prolonger la protection résultant de cette disposition en utilisant les moyens de procédure à un degré excessif. Il en résulterait un ralentissement anormal de la marche de l’instance et la mise en liberté risquerait de ne pouvoir survenir qu’au terme d’un délai qui ne serait plus "raisonnable".
D’une manière générale, le Gouvernement exprime de grandes réserves au sujet de la méthode retenue par la Commission et consistant à dégager sept "critères" tout en admettant que la solution dépend des circonstances de la cause. A son avis, la Commission a manqué d’objectivité en répartissant strictement les faits de la cause en fonction des critères susmentionnés alors pourtant que certains faits mentionnés par rapport à un seul des sept critères seraient également pertinents pour d’autres critères.
Le Gouvernement oppose en outre au raisonnement de la Commission les considérations suivantes qui démontrent, d’après lui, l’absence de violation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) dans le cas du requérant.
A l’encontre du premier critère retenu par la Commission, à savoir la durée même de la détention préventive, le Gouvernement soulève des objections de principe. Selon lui, l’adjectif "raisonnable" qui qualifie le mot "délai" introduit un élément de relativité; le facteur absolu que représente la durée réelle de la détention ne pourrait, dès lors, servir de critère pour déterminer si cette durée a été "raisonnable". En outre, le Gouvernement fait valoir qu’aux yeux de la Commission, la détention préventive du requérant a été "régulière" pendant toute sa durée, au sens de l’article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c) de la Convention; il ajoute que la Commission, en appréciant le cinquième critère, admet que la complexité de l’instruction tend à justifier la durée de la détention. Aussi le Gouvernement ne voit-il pas comment on pourrait considérer comme déraisonnable la durée globale de la détention préventive. Du reste, la Commission n’a pas indiqué à quel moment la détention a cessé d’être "raisonnable" à son avis.
Le Gouvernement ne partage pas davantage l’appréciation émise par la Commission au sujet du deuxième critère. Il souligne que l’avis de la Commission se fonde en premier lieu sur la possibilité, prévue à l’article 26 du Code pénal allemand, d’une mise en liberté conditionnelle d’un détenu. Or, selon le Gouvernement, cet article du Code pénal allemand, dont l’application dépend d’une appréciation discrétionnaire du juge, ne peut jouer qu’une fois le jugement pénal devenu exécutoire, et plus précisément à partir du moment où le condamné a déjà purgé les deux tiers de sa peine; ses dispositions ne sauraient donc permettre de conclure au caractère "déraisonnable" de la durée d’une détention préventive. D’ailleurs, les autorités judiciaires allemandes ont accordé au requérant sa mise en liberté conditionnelle dès qu’il eut purgé les deux tiers de sa peine. Cette décision, qui remonte au 20 octobre 1966, a pu être prise d’autant plus tôt que la durée de la détention préventive avait été imputée sur celle de la peine infligée.
En ce qui concerne la thèse, avancée par la Commission, d’après laquelle la détention préventive revêt un "caractère distinct" même en cas d’imputation complète ou partielle sur la peine infligée, le Gouvernement met l’accent sur les avantages, d’ailleurs non contestés, du régime de la détention préventive par rapport à celui de la détention criminelle. Il en infère que la durée de la détention préventive a joué au profit du requérant: si elle avait été moindre, Wemhoff aurait dû passer en réclusion (Zuchthaus) une période plus longue et les conditions de sa détention s’en seraient trouvées sensiblement aggravées.
Dans l’appréciation du troisième critère, la Commission a négligé, estime le Gouvernement allemand, de vérifier l’existence d’un lien de causalité entre la détention préventive et la détérioration de la vie familiale de Wemhoff. Le Gouvernement soutient qu’une condamnation plus rapide de Wemhoff, aboutissant à une période de réclusion criminelle plus longue, aurait eu des effets aussi défavorables - voire plus graves - sur la situation financière et familiale de l’intéressé que la détention préventive. Il en déduit que l’appréciation du troisième critère par la Commission n’est pas convaincante.
De l’avis du Gouvernement, les constatations de fait auxquelles la Commission arrive sous l’angle du quatrième critère présentent des lacunes. Certes, on peut reconnaître que les nombreuses demandes, requêtes et autres démarches exposées en détail dans les annexes VIII et IX au rapport de la Commission, ne permettent pas d’affirmer que Wemhoff ait eu, d’une manière générale, l’intention de ralentir le déroulement de la procédure. Selon le Gouvernement, il est cependant hors de doute que l’examen de l’affaire en a été prolongé. Sur ce point, le Gouvernement souligne également que le Tribunal régional de Berlin avait décidé le 19 août 1965, c’est-à-dire après le prononcé du jugement de condamnation, de suspendre l’exécution du mandat de détention moyennant le dépôt d’une caution de 100.000 DM. Le Tribunal avait relevé à ce sujet, à la lumière des pièces en sa possession, que le requérant avait disposé de la somme de 100.000 DM sur un compte établi au nom de sa femme dans une banque suisse, et qu’il avait retiré cette somme lorsque ses infractions furent découvertes. Au cours de la procédure, le requérant avait donné des explications fort contradictoires au sujet de cette opération; les autorités judiciaires n’ont pas été en mesure de découvrir ce que Wemhoff avait fait de la somme en question. Quoi qu’il en soit, le requérant n’a pas donné suite à l’offre du Tribunal.
Selon le Gouvernement, on devrait conclure que l’application du quatrième critère n’autorise pas la Commission à considérer comme déraisonnable la durée de la détention préventive.
Quant à l’application des cinquième, sixième et septième critères, le Gouvernement déclare partager l’avis exprimé par la Commission.
S’agissant d’une affaire pénale aussi vaste et aussi complexe, en fait comme en droit, que l’affaire Wemhoff, la méthode d’appréciation retenue par la Commission ne permet point, selon le Gouvernement, de déterminer objectivement si la durée de la détention préventive a ou non été raisonnable au sens de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention et quelle eût été la ligne de partage, dans le temps, entre le "raisonnable" et le "déraisonnable".
Le Gouvernement exprime le regret qu’en suivant le système des "critères", la Commission ait perdu de vue les raisons qui ont rendu nécessaire, aux yeux des autorités judiciaires compétentes, le maintien du mandat d’arrêt. Ainsi, le danger de fuite aurait été réel tout au long de la détention préventive en raison non seulement de la gravité et des conséquences civiles de la peine à prévoir, mais aussi des manipulations financières de l’accusé et notamment du retrait inexpliqué de la somme de 100.000 DM d’un compte établi au nom de sa femme auprès d’une banque suisse.
À l’audience du 9 janvier 1968, le Gouvernement a présenté les conclusions suivantes:
(Plaise à) "la Cour de constater:
que les décisions et les mesures prises par les autorités et les tribunaux allemands dans l’affaire Wemhoff sont compatibles avec les obligations résultant pour la République Fédérale d’Allemagne de l’article 5 par. 3 et de l’article 6 par. 1 (art. 5-3, art. 6-1) de la Convention." | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
La demande de la Commission a pour objet de soumettre l'affaire à la Cour afin que celle-ci puisse décider si certaines dispositions de la législation linguistique belge en matière d'enseignement répondent ou non aux exigences des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention ainsi que de l'article 2 du Protocole additionnel (P1-2) du 20 mars 1952 (ci-après dénommé "le Protocole additionnel").
Les requérants, pères et mères de famille de nationalité belge, ont saisi la Commission tant pour leur compte personnel que pour celui de leurs enfants mineurs dont le nombre dépasse huit cents. Soulignant qu'ils sont francophones ou qu'ils s'expriment le plus fréquemment en français, ils désirent que leurs enfants soient instruits dans cette langue.
Alsemberg, Beersel, Anvers, Gand, Louvain et Vilvorde, où habitent les signataires de cinq des six requêtes (no 1474/62, 1691/62, 1769/63, 1994/63 et 2126/64), appartiennent à la région considérée par la loi comme "de langue néerlandaise" tandis que Kraainem (requête no 1677/62) relève, depuis 1963, d'un "arrondissement administratif distinct" doté d'un "statut propre". La population de ces diverses communes comprend une proportion variable, et parfois considérable, de francophones.
Quoique différant les unes des autres sur une série de points, les six requêtes se ressemblent à beaucoup d'égards. Il suffira pour l'instant de constater qu'elles reprochent à l'État belge, en substance:
- de n'organiser aucun enseignement en langue française dans les communes où résident les requérants ou, en ce qui concerne Kraainem, de n'en organiser un que dans une mesure qu'ils jugent insuffisante;
- de priver de subventions les établissements qui, dans les mêmes communes, ne se conformeraient pas aux clauses linguistiques de la législation scolaire;
- de refuser d'homologuer les certificats d'études délivrés par de tels établissements;
- de fermer aux enfants des requérants l'accès aux classes françaises existant en certains endroits;
- d'obliger ainsi les requérants soit à placer leurs enfants dans une école locale, solution qu'ils estiment contraire à leurs aspirations, soit à les envoyer faire leurs études dans l'"arrondissement de Bruxelles-Capitale", où la langue de l'enseignement est le néerlandais ou le français, selon la langue maternelle ou usuelle de l'enfant, ou dans la "région de langue française" (Wallonie). Or, pareille "émigration scolaire" entraînerait de graves risques et inconvénients.
Les requêtes, pour autant que la Commission les a déclarées recevables, dénoncent la violation des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention et de l'article 2 du Protocole additionnel (P1-2). Cette violation résulterait de l'application aux requérants et à leurs enfants de diverses clauses de la loi du 14 juillet 1932 "concernant le régime linguistique de l'enseignement primaire et de l'enseignement moyen", de la loi du 15 juillet 1932 "sur la collation des grades académiques", de lois des 27 juillet 1955 et 29 mai 1959, de la loi du 30 juillet 1963 "concernant le régime linguistique de l'enseignement", de la loi du 2 août 1963 "sur l'emploi des langues en matière administrative", etc. Les lois des 14 et 15 juillet 1932 ont été abrogées par celle du 30 juillet 1963, mais elles étaient en vigueur à l'époque où les requérants d'Alsemberg, de Beersel, de Kraainem, d'Anvers et de Gand ont saisi la Commission, et ces requérants continuent à les incriminer tout en s'attaquant aussi à la législation actuelle.
Résumant, au paragraphe 7 de son mémoire du 17 décembre 1965, l'avis qu'elle avait exprimé dans son rapport du 24 juin 1965 (ci-après dénommé "le rapport"), la Commission a rappelé qu'elle estime:
"- par 9 voix contre 3, que la législation litigieuse n'enfreint pas la première phrase de l'article 2 du Protocole additionnel (P1-2), considérée isolément;
- à l'unanimité, que ladite législation respecte la seconde phrase de cet article (P1-2), considérée isolément ou en combinaison avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
- par 10 voix contre 2, qu'elle (la législation) ne méconnaît pas davantage l'article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément ou en combinaison avec l'article 14 (art. 14+8), dans le cas des requérants;
- par 9 voix contre 3, que le régime général de l'enseignement dans les zones légalement unilingues ne viole pas la première phrase de l'article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
- par 11 voix contre 1, qu'il en va de même du "statut propre" dont l'article 7 de la loi du 2 août 1963 dote six communes bilingues de la périphérie de Bruxelles; y compris Kraainem;
- par 7 voix contre 5, que les lois de 1963 sont incompatibles avec la première phrase de l'article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention, dans la mesure où elles ont pour effet le retrait total des subventions aux écoles provinciales, communales ou privées qui entretiendraient, à titre de classes non subsidiées et à côté de l'enseignement donné dans la langue que prescrivent les lois linguistiques, un enseignement complet ou partiel en une autre langue;
- à l'unanimité, que les conditions auxquelles obéit, pour les enfants dont les parents résident en dehors de l'arrondissement de Bruxelles-Capitale, l'inscription dans les écoles de cet arrondissement (article 17 de la loi du 30 juillet 1963), n'enfreignent pas, dans le cas des requérants, la première phrase de l'article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
- que les lois de 1963 ne répondent pas aux exigences de la première phrase de l'article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention, pour autant qu'elles empêchent certains enfants, sur le seul fondement de la résidence de leurs parents, d'accéder aux écoles de langue française existant à Louvain (8 voix contre 4) et dans les six communes susmentionnées de la périphérie de Bruxelles (7 voix contre 5);
- par 8 voix contre 4, que la législation incriminée par les requêtes ne satisfait pas non plus à ces exigences en ce qu'elle entraîne, depuis 1932, le refus d'homologuer les certificats sanctionnant des études secondaires non conformes aux prescriptions linguistiques".
Au cours de la procédure écrite, les conclusions ci-après ont été formulées sur le fond de l'affaire:
- par le Gouvernement belge, dans son mémoire du 9 mai 1967:
"Le Gouvernement belge propose les conclusions suivantes:
(1) La législation belge incriminée dans les requêtes n'est incompatible ni avec l'article 2 du Protocole additionnel (P1-2), ni avec l'article 8 (art. 8) de la Convention des Droits de l'Homme, quand ces dispositions sont considérées isolément.
(2) Elle ne contredit pas davantage l'article 2, première et seconde phrases, du Protocole additionnel (P1-2) et l'article 8 (art. 8) de la Convention, même si l'on combine ces dispositions avec l'article 14 (art. 14+P1-2, art. 14+8) de la Convention.
(3) Les lois de 1963 pas plus que celles de 1932 ne sont incompatibles avec l'article 2, première phrase, du Protocole additionnel, combiné avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention, pour autant qu'elles empêchent la création ou le subventionnement par l'État d'écoles qui ne se conforment pas à la législation linguistique.
(4) Les lois de 1963 ne méconnaissent pas l'article 2, première phrase, du Protocole additionnel combiné avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention, pour autant qu'elles ont pour effet le retrait total des subventions à un établissement qui a une section où l'enseignement est donné dans la langue régionale, mais qui a organisé aussi un enseignement parallèle donné complètement ou partiellement en une autre langue.
(5) Le régime instauré par la loi du 2 août 1963 pour les communes de la périphérie bruxelloise, y compris la commune de Kraainem, n'est pas incompatible avec l'article 2, première phrase, du Protocole additionnel combiné avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention.
(6) Les conditions de résidence prévues pour l'accès aux écoles de langue française existant à Louvain et dans les communes de la périphérie bruxelloise, dont Kraainem, telles qu'elles sont établies par les lois de 1963, sont compatibles avec l'article 2, première phrase, du Protocole additionnel combiné avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention.
(7) Les dispositions des lois de 1932 et de celles de 1963 sont compatibles avec l'article 2, première phrase, du Protocole additionnel combiné avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention, en tant qu'elles ont pour effet le refus de l'homologation des certificats d'études secondaires pour le seul motif que ces études n'ont pas été faites conformément aux prescriptions de la législation linguistique.
Le Gouvernement belge se réserve de compléter ou de modifier ces conclusions au cours de la procédure."
- par la Commission dans son mémoire du 12 juillet 1967 et, en termes presque identiques, dans celui du 17 décembre 1965, antérieur à l'arrêt du 9 février 1967:
"Ainsi qu'elle l'a rappelé dans son mémoire du 17 décembre 1965, la Commission agit dans l'intérêt général et non, à proprement parler, en qualité de partie demanderesse à l'égard de la Haute Partie Contractante contre laquelle sont dirigées les requêtes soumises à son appréciation. Elle maintient donc la forme interrogative donnée à ses conclusions et invite la Cour à décider si la législation dont se plaignent les requérants répond ou non aux exigences:
(a) de la première phrase de l'article 2 du Protocole additionnel (P1-2), considérée isolément;
(b) de la seconde phrase de cet article (P1-2), considérée isolément;
(c) de l'article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément;
(d) de la première phrase de l'article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
(e) de la seconde phrase de l'article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
(f) de l'article 8 de la Convention, combiné avec l'article 14 (art. 14+8).
En particulier, elle prie la Cour de se prononcer sur l'existence ou l'absence d'une violation de ces articles, ou de tel d'entre eux, dans le cas des requérants, et notamment:
(a) pour autant que les lois de 1932 s'opposaient, et que les lois de 1963 s'opposent:
- à la création,
- au subventionnement,
par l'État, d'écoles qui ne se conformeraient pas aux prescriptions générales d'ordre linguistique:
(b) dans la mesure où les lois de 1963 ont pour effet le retrait total des subventions aux écoles provinciales, communales ou privées qui entretiendraient, à titre de classes non subsidiées et à côté de l'enseignement donné dans la langue que prévoient les lois linguistiques, un enseignement complet ou partiel en une autre langue;
(c) quant au statut propre dont l'article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963 dote six communes de la périphérie de Bruxelles, y compris Kraainem;
(d) quant aux conditions auxquelles obéit, pour les enfants dont les parents résident en dehors de l'arrondissement de Bruxelles-Capitale, l'inscription dans les écoles de cet arrondissement (article 17 de la loi du 30 juillet 1963);
(e) en tant que l'article 7, dernier alinéa, de la loi du 30 juillet 1963 et l'article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963 empêchent certains enfants, sur le seul fondement de la résidence de leurs parents, d'accéder aux écoles de langue française existant à Louvain et dans les six communes mentionnées sub (c);
(f) pour autant que les lois de 1932 entraînaient, et que les lois de 1963 entraînent le refus absolu d'homologuer les certificats sanctionnant des études secondaires non conformes aux prescriptions linguistiques en matière d'enseignement.
Pour les motifs qu'elle a exposés à la fin de son rapport, (...), la Commission persiste pour l'instant à s'abstenir de formuler des conclusions sur les demandes de dommages-intérêts présentées par les requérants d'Alsemberg et Beersel, de Kraainem et de Louvain."
- par le Gouvernement belge, dans son mémoire du 2 octobre 1967:
"En ordre subsidiaire, pour le cas où la Cour estimerait devoir adopter la manière de voir de la Commission, l'État belge fait valoir des mobiles légitimes à titre de justification de la législation incriminée.
Le Gouvernement belge maintient cependant à titre principal les conclusions qu'il a émises dans son premier mémoire sur le fond et réserve ses conclusions finales.
Il tient:
- à constater dès maintenant que les distinctions dont les requérants se plaignent, ne concernent pas les droits garantis par l'article 8 (art. 8) de la Convention, les droits des parents et des enfants en matière d'enseignement n'étant pas définis par cet article (art. 8), mais par l'article 2 du Protocole additionnel (P1-2);
- à constater que ces distinctions ne concernent pas le droit négatif et la liberté garantis par l'article 2 du Protocole additionnel (P1-2), et qu'elles concernent des prestations positives et des faveurs que l'État peut, sans doute, accorder pour faciliter l'exercice de ce droit et de cette liberté, mais concernant lesquelles les Hautes Parties Contractantes ont déclaré expressément n'entendre souscrire aucune obligation;
- à constater que ces distinctions n'atteignent pas les requérants dans leur simple désir de faire instruire leurs enfants, mais dans leur désir de leur faire donner une instruction conforme à leurs préférences linguistiques, et que les préférences linguistiques, qu'il est possible d'avoir en matière d'enseignement, ont été exclues expressément par les Hautes Parties Contractantes, du catalogue des droits et libertés garantis par la Convention européenne des Droits de l'Homme;
- à constater que la règle de non-discrimination, édictée par l'article 14 (art. 14) de la Convention, ne pourrait trouver à s'appliquer aux distinctions dont les requérants se plaignent, cette règle ne s'appliquant que quand il s'agit de droits ou de libertés garantis par la Convention;
- à constater que les plaintes des requérants sont dénuées de fondement."
Au cours de la procédure orale ont été présentées les conclusions suivantes:
- par la Commission, le 25 novembre 1967:
"La Commission maintient les conclusions qu'elle a soumises à la Cour à la fin de son mémoire sur le fond de l'affaire, en se réservant toutefois le droit d'y apporter des modifications ou des compléments selon le développement des débats ultérieurs.";
- par le Gouvernement belge, le 27 novembre 1967:
"J'ai l'honneur de donner lecture à la Cour des conclusions que prend le Gouvernement belge dans l'état actuel de la procédure, se réservant au cours de celle-ci d'y apporter s'il a lieu les compléments ou modifications nécessaires.
Conclusions principales
Plaise à la Cour,
Constater que les mesures dont les requérants se plaignent ne les atteignent pas dans les droits et libertés tels qu'ils sont reconnus par la Convention européenne des Droits de l'Homme et son Protocole additionnel, qu'il s'agisse des dispositions invoquées par eux à titre isolé ou combinées entre elles, et, répondant plus en détail aux questions soumises par la Commission:
Dire que la législation belge n'est pas incompatible avec:
(a) la première phrase de l'article 2 du Protocole additionnel (P1-2), considérée isolément;
(b) la seconde phrase de cet article (P1-2), considérée isolément;
(c) l'article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément;
(d) la première phrase de l'article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
(e) la seconde phrase de l'article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
(f) l'article 8 de la Convention, combiné avec l'article 14 (art. 14+8).
En particulier, le Gouvernement belge prie la Cour de se prononcer en faveur de l'absence d'une violation de ces articles ou de tels d'entre eux, dans le cas des requérants, et notamment:
(a) pour autant que les lois de 1932 s'opposaient et que les lois de 1963 s'opposent à la création et à la subvention, par l'État, d'écoles qui ne se conformeraient pas aux prescriptions générales d'ordre linguistique;
(b) dans la mesure où les lois de 1963 ont pour effet le retrait total des subventions aux écoles provinciales, communales ou privées qui entretiendraient, à titre de classes non subsidiées et à côté de l'enseignement donné dans la langue que prévoient les lois linguistiques, un enseignement complet ou partiel en une autre langue;
(c) quant au statut propre dont l'article 7, paragraphes 1 et 3, de la loi du 2 août 1963 dote six communes de la périphérie de Bruxelles, y compris Kraainem;
(d) quant aux conditions auxquelles obéit, pour les enfants dont les parents résident en dehors de l'arrondissement de Bruxelles-Capitale, l'inscription dans les écoles de cet arrondissement (article 17 de la loi du 30 juillet 1963) ;
(e) en tant que l'article 7, dernier alinéa, de la loi du 30 juillet 1963 et l'article 7, paragraphes 1 et 3, de la loi du 2 août 1963 empêchent certains enfants, sur le seul fondement de la résidence de leurs parents, d'accéder aux écoles de langue française existant à Louvain et dans les six communes mentionnées sous (c);
(f) pour autant que les lois de 1932 entraînaient et que les lois de 1963 entraînent le refus d'homologuer les certificats sanctionnant des études secondaires non conformes aux prescriptions linguistiques en matière d'enseignement.
Conclusion subsidiaire
Si la Cour admettait l'opinion exprimée par la Commission, selon laquelle l'article 2, première phrase, du Protocole additionnel consacrerait, en combinaison avec l'article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention, l'obligation de non-distinction:
Plaise à la Cour:
Dire que la législation belge incriminée est conforme à cette exigence, cette législation ne contenant aucune distinction illicite ou arbitraire au détriment des requérants dans le sens où l'entend l'article 14 (art. 14) de la Convention.
Plaise à la Cour:
Dire que les plaintes des requérants sont dénuées de fondement.";
- par la Commission, le 29 novembre 1967:
"Il ne me reste qu'à confirmer les conclusions que la Commission a formulées dans son mémoire du 11 juillet 1967";
- par le Gouvernement belge, le 30 novembre 1967:
"Les conclusions que nous avons eu l'honneur de déposer entre les mains de la Cour (le 27 novembre 1967) peuvent être considérées comme des conclusions finales."
LE REGIME LINGUISTIQUE DE L'ENSEIGNEMENT EN BELGIQUE
Le régime linguistique de l'enseignement a beaucoup évolué en Belgique depuis la fondation du Royaume (1830), dans le cadre plus vaste de l'évolution du "problème linguistique belge", sur lequel la Commission et le Gouvernement belge ont fourni à la Cour des explications détaillées (cf. notamment le paragraphe 344 du rapport et le compte rendu de l'audience, matinée du 27 novembre 1967). Avant d'examiner et de trancher les six questions énumérées dans les conclusions respectives des comparants, la Cour croit utile de donner un bref aperçu des principales lois linguistiques qui se sont succédé en Belgique, de 1914 à nos jours, dans le domaine de l'enseignement.
Aux termes de l'article 17 de la Constitution belge du 7 février 1831:
"L'enseignement est libre; toute mesure préventive est interdite; la répression des délits n'est réglée que par la loi. L'instruction publique donnée aux frais de l'État est également réglée par la loi."
De son côté, l'article 23 prévoit ce qui suit:
"L'emploi des langues usitées en Belgique est facultatif; il ne peut être réglé que par la loi, et seulement pour les actes de l'autorité publique et pour les affaires judiciaires."
Ces deux articles n'ont jamais été modifiés.
Les premières lois linguistiques belges n'avaient pas trait à l'enseignement mais à la procédure pénale (lois de 1870 et de 1908) ainsi qu'au vote et à la promulgation des lois (loi de 1898). Jusqu'en 1932, les parents jouissaient en Belgique d'une assez grande liberté en ce qui concerne la langue de l'enseignement. Une loi du 19 mai 1914 rendit obligatoire l'instruction primaire. D'après son article 15, la langue maternelle ou usuelle des enfants, déterminée par la déclaration du chef de famille, était la langue véhiculaire aux divers degrés de l'enseignement et sur toute l'étendue du territoire; si le chef d'école jugeait que l'enfant n'était pas apte à suivre avec fruit les cours dans la langue désignée par le chef de famille, celui-ci disposait d'un recours auprès de l'inspection. A la faveur d'une application large de ce texte, des parents d'expression flamande faisaient instruire leurs enfants en français. Dans certaines localités de Flandre, il existait donc des écoles primaires françaises, tant publiques que privées, en sus des écoles primaires flamandes; quant à l'enseignement secondaire, il était dispensé tantôt en français tantôt moitié en français et moitié en flamand (paragraphes 138 et 345 du rapport).
Ce système fut profondément modifié par la loi du 14 juillet 1932 "concernant le régime linguistique de l'enseignement primaire et de l'enseignement moyen".
Le projet préparé par le gouvernement de l'époque introduisait le concept de territorialité mais réservait une certaine liberté de choix aux familles minoritaires de chaque région; l'exposé des motifs soulignait que la langue maternelle méritait le même respect que les convictions religieuses et philosophiques.
Au cours des débats parlementaires, beaucoup de députés et de sénateurs, et en particulier d'élus wallons marquèrent toutefois une nette préférence pour une solution plus "territorialiste". Amendé en ce sens, le projet fut approuvé à la Chambre des Représentants par 81 voix contre 12, avec 63 abstentions, et au Sénat par 82 voix contre 25, avec 13 abstentions.
Le principe de territorialité fut également retenu dans la loi du 28 juin 1932 "sur l'emploi des langues en matière administrative" et dans la loi du 15 juin 1935 "sur l'emploi des langues en matière judiciaire".
La loi du 14 juillet 1932 valait pour "les écoles gardiennes et les écoles primaires communales, adoptées et adoptables", pour "les établissements régis par la loi organique de l'enseignement moyen" (athénées et écoles moyennes) et pour "les classes primaires (sections préparatoires) annexées aux écoles moyennes" (articles 1, 8, 14 et 18).
Ladite loi établissait une distinction entre les régions considérées comme unilingues et les zones reconnues bilingues.
Dans les premières, c'est-à-dire "la région flamande", "la région wallone" et "les communes d'expression allemande", la langue de l'enseignement était en principe celle de la région (articles 1, 8 et 14), l'étude d'une seconde langue (nationale ou non) n'étant obligatoire qu'au niveau secondaire (articles 3, 10, 11 et 16). Cette règle souffrait cependant plusieurs tempéraments. Ainsi, les articles 2, 4, 15 et 17 disposaient que les enfants dont la langue maternelle ou usuelle n'était pas la langue de la région avaient le droit de recevoir l'enseignement primaire dans leur langue maternelle. Les autorités compétentes demeuraient pourtant juges de la "réalité de ce besoin" et de "l'opportunité d'y donner satisfaction" en créant des classes de "transmutation"; les élèves inscrits dans les classes dont il s'agit devaient apprendre la langue de la région à partir du deuxième degré d'études primaires (3ème année), de manière à pouvoir suivre avec fruit dans cette langue les cours du quatrième degré, de l'enseignement technique ou de l'enseignement moyen, selon le cas. En outre, l'article 9 prévoyait que les "sections linguistiques spéciales" des athénées et des écoles moyennes subsisteraient aussi longtemps que leur fréquentation par des élèves appartenant à trois catégories bien délimitées en justifierait le maintien.
Dans l'agglomération bruxelloise et les communes bilingues de la frontière linguistique, la langue véhiculaire de l'enseignement était la langue maternelle ou usuelle de l'enfant; l'enseignement de la seconde langue nationale y était obligatoire (articles 5, 6, 12, 13, 18, 19 et 22). La loi du 28 juin 1932 sur l'emploi des langues en matière administrative à laquelle renvoyait l'article 21 de celle du 14 juillet 1932, définissait l'agglomération bruxelloise en son article 2 par. 5.
Les chefs de famille étaient appelés à indiquer la langue maternelle ou usuelle de leurs enfants dans la mesure où elle déterminait le régime applicable, mais l'exactitude de leur déclaration pouvait donner lieu à un contrôle (articles 7 et 20 de la loi du 14 juillet 1932).
La loi du 14 juillet 1932 (article 28), complétée par l'article 13 d'une loi du 27 juillet 1955 et par l'article 24 d'une loi du 29 mai 1959 ("pacte scolaire"), instituait une sanction du respect de ses clauses: le refus ou le retrait, selon le cas, des subventions scolaires.
Une seconde sanction découlait de la loi du 15 juillet 1932 sur la collation des grades académiques (cf. infra). En effet, l'État refusait d'"homologuer" les certificats d'études délivrés par les établissements qui ne se conformaient pas entièrement aux lois linguistiques. Toutefois, les élèves dont le certificat d'études n'était pas homologable avaient la ressource d'obtenir un diplôme légal en passant, dans la langue nationale de leur choix, un examen devant un jury dénommé "jury central".
L'article 22 de la loi du 14 juillet 1932 prévoyait que "dans toute commune où le recensement décennal" établissait "la présence d'une population de plus de 20 %, parlant habituellement une langue autre que la langue régionale, l'enseignement de cette seconde langue" pourrait, "si les Communes ou les directions des écoles adoptées ou adoptables en" décidaient "ainsi, commencer dès le deuxième degré". De son côté, la loi du 28 juin 1932 sur l'emploi des langues en matière administrative contenait un article 3 par. 1 ainsi libellé:
"Sous réserve de ce qui est stipulé à l'article 2 pour les communes de l'agglomération bruxelloise, les communes dont la majorité des habitants parle le plus fréquemment, d'après le dernier recensement décennal, une langue différente de celle du groupe linguistique auquel l'article 1er les rattache, adopteront pour leurs services intérieurs et pour la correspondance la langue de cette majorité."
Depuis 1846, en effet, un recensement général de la population avait lieu périodiquement en Belgique (arrêté royal du 30 juin 1846, loi du 2 juin 1856, arrêté royal du 5 juillet 1866, loi du 25 mai 1880); aux termes d'un arrêté ministériel du 18 novembre 1880, il avait pour but de constater non seulement le nombre, le sexe et l'âge des habitants du Royaume, mais aussi leur langue.
Le dernier recensement "linguistique" de la population remonte à 1947. Tout en révélant la présence, dans les provinces flamandes, d'un certain pourcentage de francophones (paragraphe 349 du rapport), il montra que les Belges d'expression flamande progressaient numériquement mais que beaucoup de Belges d'expression française s'étaient installés en région flamande, notamment aux alentours de Bruxelles. Ce double phénomène, qui paraît s'être confirmé depuis lors, provoqua de vives réactions: les Wallons taxèrent les Flamands d'"impérialisme démographique", tandis que les Flamands reprochèrent aux Wallons leur "impérialisme géographique" (compte rendu de l'audience, matinée du 27 novembre 1967).
Les résultats du recensement de 1947 ne furent publiés qu'en 1954; une loi du 2 juillet 1954 atténua les conséquences qu'ils auraient dû entraîner en vertu des lois des 28 juin et 14 juillet 1932.
Un nouveau recensement de la population se déroula à la fin de 1961, mais sans comporter aucune interrogation relative à l'emploi des langues (article 3 de la loi du 24 juillet 1961 et arrêté royal du 3 novembre 1961).
Plus récemment, une loi du 8 novembre 1962 a modifié les limites de provinces, d'arrondissements et de communes, ainsi que plusieurs dispositions des lois des 28 juin et 14 juillet 1932. Elle aboutit à fixer définitivement le tracé de la frontière linguistique: dorénavant, les changements pouvant survenir quant à la langue parlée par la population resteront, quelle qu'en soit l'ampleur, sans influence sur le régime linguistique des différentes communes.
Les lois des 14 et 15 juillet 1932 ont été abrogées par la loi du 30 juillet 1963 "concernant le régime linguistique de l'enseignement". De leur côté, les lois du 28 juin 1932 sur l'emploi des langues en matière administrative et du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire ont été remplacées, la première par une loi du 2 août 1963, la seconde par une loi du 9 août 1963.
Adoptée à de fortes majorités tant par la Chambre des Représentants (157 voix contre 33) que par le Sénat (120 voix contre 17, avec 7 abstentions), la loi du 30 juillet 1963 consacre les mêmes principes que celle du 14 juillet 1932, dont elle se distingue cependant sur une série de points parfois importants.
Aux termes de son article 1er, la nouvelle loi s'applique aux établissements officiels et aux établissements libres subventionnés ou reconnus par l'État, et ce à tous les niveaux de l'enseignement à l'exception de l'enseignement universitaire, lequel n'est d'ailleurs pas en cause dans la présente affaire. Elle renvoie pourtant, en ce qui concerne six communes de la périphérie de Bruxelles, à l'article 7 de la loi du 2 août 1963 sur l'emploi des langues en matière administrative. Elle se réfère également (article 2) à ladite loi pour la définition des régions linguistiques. Son article 3 complète la liste de ces régions en annonçant que les vingt-cinq communes de la frontière linguistique, les communes de la région de langue allemande, les "communes malmédiennes" et neuf autres communes de l'Est du pays "sont dotées d'un régime spécial en vue de la protection de leurs minorités". Les limites de ces diverses régions sont fixées définitivement.
L'article 4 de la loi du 30 juillet 1963 a trait aux régions unilingues. Il dispose que la langue de l'enseignement est le néerlandais dans la région de langue néerlandaise, le français dans la région de langue française et l'allemand dans la région de langue allemande, des atténuations étant toutefois prévues pour cette dernière (article 8). Dans ces régions l'étude de la seconde langue est facultative au niveau de l'enseignement primaire (article 9); la loi du 30 juillet 1963 ne la réglemente pas expressément pour les établissements secondaires (paragraphes 176, 211 et 367 d) du rapport).
Les dix-neuf communes de l'arrondissement de Bruxelles-Capitale (articles 5 et 21) connaissent un régime bilingue fondé sur le critère de la langue maternelle ou usuelle de l'enfant; l'étude de la seconde langue nationale y est obligatoire au niveau primaire et facultative au niveau secondaire (articles 10 et 11).
Six communes de la périphérie de Bruxelles, dont Kraainem, sont "dotées d'un statut propre" (article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963). L'enseignement s'y dispense normalement en néerlandais. Cependant, l'enseignement gardien et primaire - non l'enseignement secondaire - peut y être donné en français à l'enfant dont cette langue est la langue maternelle ou usuelle, à condition que le chef de famille habite dans une de ces communes. La commune doit organiser un tel enseignement si seize chefs de famille résidant sur son territoire le demandent. Dans les écoles néerlandaises des six communes en question, l'étude du français est facultative tandis que celle du néerlandais est obligatoire dans les écoles françaises.
La loi du 30 juillet 1963 institue enfin plusieurs régimes spéciaux. Le seul d'entre eux qu'il y ait lieu d'analyser en l'espèce est celui de Louvain (cf. infra); pour les autres, il suffira de renvoyer aux articles 3, 6, 7, 10 et 20 de la loi et aux passages pertinents du rapport de la Commission (communes "dotées d'un régime spécial en vue de la protection de leurs minorités"; enfants des militaires en garnison à Ostende, Bourg-Léopold et Arlon; enfants quittant la commune de leur domicile pour des raisons de santé ou parce que leurs parents n'ont pas de résidence fixe; écoles européennes).
Le Chapitre V de la loi du 30 juillet 1963 organise un "contrôle linguistique". En région unilingue, les élèves accèdent sans aucun contrôle aux écoles qui dispensent leur enseignement dans la langue de la région, mais il n'en va pas de même lorsque "la langue maternelle ou usuelle de l'enfant détermine le régime linguistique" applicable (Bruxelles-Capitale, classes françaises de Louvain et des six communes de la périphérie de Bruxelles, etc.). Dans cette dernière hypothèse, le chef d'école ne peut inscrire un enfant dans un régime déterminé que sur production soit "d'un certificat du chef de l'école que l'élève vient de quitter, attestant qu'il a fait ses études antérieures dans la langue de ce régime", soit "d'une déclaration linguistique du chef de famille, visée par l'inspection linguistique dans tous les cas où celle-ci ne met pas en doute l'exactitude de cette déclaration", soit "d'une décision de la commission ou du jury mentionnés à l'article 18" (article 17, deuxième alinéa; cf. également les troisième, quatrième et cinquième alinéas et l'arrêté royal du 30 novembre 1966 fixant le modèle du certificat et de la déclaration linguistiques). L'inspection linguistique incombe à deux inspecteurs "appartenant à l'un et l'autre rôle linguistique" et dont les désaccords éventuels sont soumis à une commission composée par le Roi; le chef de famille peut en appeler de la décision soit des inspecteurs, soit de la commission, auprès d'un jury constitué lui aussi par le Roi (article 18 et arrêtés royaux du 30 novembre 1966 sur le statut et le fonctionnement de l'inspection linguistique), sans préjudice d'un recours ultérieur au Conseil d'État (paragraphe 210 du rapport). Pour l'arrondissement de Bruxelles-Capitale et les six communes de la périphérie, la loi du 2 août 1963 (articles 6 et 7 paras. 1 et 5) a créé un organe supplémentaire de contrôle: le "commissaire du gouvernement, vice-gouverneur de la province de Brabant".
Le respect des clauses de la loi du 30 juillet 1963 se trouve assorti de plusieurs sanctions. Aux termes du sixième alinéa de l'article 17, "toute inscription fausse ou inexacte" d'un élève "par le chef d'école peut entraîner des peines disciplinaires" - dans les écoles officielles - ou, pour les écoles provinciales, communales ou privées, "la privation des subventions pour une période qui n'excédera pas six mois par infraction". Plus généralement, il ressort de l'article 1er que les établissements privés ne peuvent recevoir de subventions de l'État s'ils n'observent pas le régime linguistique de l'enseignement; d'ailleurs, la loi du 30 juillet 1963 n'abroge ni l'article 13 de la loi du 27 juillet 1955, ni l'article 24 de la loi du 29 mai 1959. En outre, la législation de 1963 a pour effet le retrait total des subventions à l'école provinciale, communale ou privée qui entretiendrait, à titre de classes non subsidiées et à côté de l'enseignement donné dans la langue que prévoient les lois linguistiques, un enseignement complet ou partiel en une autre langue (articles 1 et 4 de la loi du 30 juillet 1963, circulaires ministérielles des 9 et 29 août 1963, etc.).
Une autre sanction résulte de l'article 19 de la loi du 30 juillet 1963: "sont seuls homologables les certificats d'études faites conformément à (cette) loi dans les établissements visés à l'article 1er et dans les autres établissements libres". A ce principe, le deuxième alinéa du même article apporte une exception qui ne paraît cependant pas entrer en ligne de compte dans la présente affaire. Les lois de 1963, tout comme celles de 1932, laissent intacte la possibilité de remédier au refus d'homologation par un examen passé devant un jury central.
Les articles 17 et 23, précités, de la Constitution belge n'ont pas été révisés et restent en vigueur. Partant, les enfants de la région de langue néerlandaise, y compris ceux d'expression flamande, peuvent recevoir sur place un enseignement dispensé en français - ou dans une langue quelconque - par les parents, par un précepteur ou par une école privée non subsidiée. Le chef de famille qui use de cette faculté n'encourt aucune peine et s'acquitte valablement de son obligation scolaire (cf. p. ex. l'article 1er des lois coordonnées du 20 août 1957 sur l'enseignement primaire), pourvu que pareil enseignement réponde aux conditions scientifiques et techniques fixées par la loi. Il en va de même, mutatis mutandis, sur l'ensemble du territoire du Royaume. A cet égard, les lois de 1932 et de 1963 n'ont pas modifié la situation antérieure. | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
La demande de la Commission et la requête du Gouvernement ont pour objet de soumettre l’affaire Matznetter à la Cour, afin que celle-ci puisse décider si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de la République d’Autriche, une violation des obligations qui lui incombent aux termes de l’article 5, paragraphes 3 et 4 (art. 5-3, art. 5-4), et de l’article 6, paragraphe 1 (art. 6-1), de la Convention.
Les faits de la cause, tels qu’ils ressortent du rapport de la Commission, du mémoire du Gouvernement, des autres documents produits et des déclarations orales des représentants respectifs de la Commission et du Gouvernement, peuvent se résumer ainsi:
M. Otto Matznetter, ressortissant autrichien né le 21 décembre 1921, a son domicile à Vienne. Incorporé dans l’armée allemande en septembre 1940, il fut blessé en novembre 1941 et tomba aux mains des forces soviétiques. Il subit en mars 1943, dans un camp de prisonniers, l’amputation de la jambe et de la moitié de la cuisse droites; il demeura en Union Soviétique jusqu’au mois d’août 1945. Libéré pour incapacité de travail, il regagna l’Autriche en septembre 1945. A la suite de son amputation et d’un refroidissement contracté pendant sa captivité, il souffre d’une affection du myocarde et d’une surdité complète de l’oreille droite; il perçoit une pension en qualité d’invalide de guerre à 80 %. Trois enfants sont issus de son mariage, célébré en 1946.
De retour en Autriche, le requérant y termina ses études. Il obtint notamment le grade académique de "Diplomkaufmann" (hautes études commerciales) et, en mars 1948, le diplôme de docteur ès sciences commerciales (Doktor der Handelswissenschaften). Peu de temps après, il se vit attribuer un poste à la Direction des Finances de la région de Vienne, de Basse-Autriche et du Burgenland. Dans l’exercice de ses fonctions, il fut appelé en 1951 à vérifier la compatibilité de la société Schiwitz et Cie.
Fondée en 1939 par MM. Fritz Schiwitz et Franz Knapitsch, cette société se livrait à l’achat et la revente de céréales, de farine, etc. En 1955, Fritz Schiwitz acquit la société "Arista Tierfutter und chemische Produkte" et en fit don à sa femme, Margarete Schiwitz. Celle-ci devint, en 1956, propriétaire de 80 % des parts de la société "Adolf Stögmüller", qui se consacrait à la fabrication et au négoce de produits alimentaires pour animaux, d’engrais, etc. Au début de 1957, la société "Arista Tierfutter und chemische Produkte" et la société "Adolf Stögmüller" créèrent avec Margarete Schiwitz les "Vereinigte Mischfutterwerke" (VMW). La société "Arista" se retira des VMW en 1962 et se transforma en une société anonyme, les "Arista-Mischfutterwerke", dont Margarete Schiwitz détenait toutes les actions. Comme quatre autres entreprises, dont la société "Arista-Graz", dépendaient elles aussi des époux Schiwitz à des degrés divers, on parlait couramment du "groupe Schiwitz" ("Schiwitz-Konzern").
Otto Matznetter, qui avait quitté la fonction publique en avril 1954, ouvrit un cabinet de conseiller fiscal le 1er janvier 1955. Sa nouvelle profession l’amena très vite à s’occuper des intérêts du groupe Schiwitz à titre de conseiller fiscal, économique et financier adjoint, puis principal; il fut nommé en outre fondé de pouvoir (Einzelprokurist) de la société "Schiwitz et Cie" (1960), gérant (Geschäftsführer) de la société "Arista-Graz" (1961) et président du Conseil d’administration des "Arista-Mischfutterwerke" (1963). Il paraît avoir joué en pratique, aux côtés de Margarete Schiwitz, un rôle prépondérant dans chacune des "entreprises Schiwitz". Il en arriva même à se vouer presque exclusivement à cette activité. Il semble avoir vécu à l’époque sur un grand pied, voire au-dessus de ses moyens, pourtant considérables.
Les 13 et 15 mai 1963, la police économique (Wirtschaftspolizei) de Vienne demanda au Tribunal pénal régional (Landesgericht für Strafsachen) de cette ville l’arrestation immédiate de Margarete Schiwitz, Fritz Schiwitz et Otto Matznetter. Elle soupçonnait les deux premiers d’avoir commis le délit de banqueroute simple (fahrlässige Krida, article 486, paragraphes 1 et 2, du Code pénal) et le crime d’escroquerie qualifiée (Betrug, articles 197, 200, 201 alinéa (d) et 203 du Code pénal), le troisième de leur avoir prêté son concours sur ce dernier point (Beihilfe, article 5 du Code pénal, combiné avec les articles 197 et suivants).
En droit autrichien, l’escroquerie devient un crime (Verbrechen) si le dommage causé ou escompté dépasse 2.500 schillings; la peine encourue est la réclusion "rigoureuse" (schwerer Kerker) de cinq à dix ans s’il excède 25.000 schillings, ou si le criminel a montré "une audace ou une ruse particulières", ou s’il s’agit d’un escroc habituel (articles 200 et 203 du Code pénal). A l’époque, ces deux montants s’élevaient à 1.500 et 10.000 schillings respectivement; une loi du 4 juillet 1963 les a portés à leur niveau actuel.
De fait, la demande du 15 mai 1963 relevait que les trois intéressés devaient s’attendre à une lourde peine car un établissement de crédit, le Creditanstalt-Bankverein, avait subi par leur faute un préjudice de plusieurs millions de schillings; elle en déduisait qu’il existait en l’espèce un danger de fuite (Fluchtgefahr) aggravé, dans le cas des époux Schiwitz, par la circonstance que ceux-ci disposaient de biens à l’étranger, à savoir une ferme en Angola. Toujours selon la police économique, il y avait aussi danger de "suppression des preuves" (Verdunkelungs- und Verabredungsgefahr): ni les témoins ni les inculpés n’avaient encore été entendus et l’on pouvait redouter, de la part des seconds, des manoeuvres tendant à empêcher la manifestation de la vérité ou à gêner la marche de l’instruction.
De son côté, le Parquet (Staatsanwaltschaft) de Vienne paraît avoir invité le Tribunal, les 14 et 15 mai 1963, à ouvrir contre Margarete Schiwitz, Fritz Schiwitz et Otto Matznetter une instruction préparatoire (Voruntersuchung) assortie de leur arrestation immédiate.
Un juge d’instruction du Tribunal pénal régional de Vienne accueillit aussitôt ces diverses demandes. Aux termes des mandats d’arrêt (Haftbefehle) délivrés par lui le 15 mai 1963, les époux Schiwitz et le requérant étaient soupçonnés d’avoir accompli des actes d’escroquerie qualifiée (articles 197, 200, 201, alinéas (a) et (d), et 203 du Code pénal), de banqueroute frauduleuse (betrügerische Krida, article 205 (a) du Code pénal) et de banqueroute simple (article 486, paragraphes 1 et 2, du Code pénal) à l’occasion de prêts qu’ils avaient obtenus auprès du Creditanstalt-Bankverein et de nombreux autres créanciers; leurs tractations avaient entraîné, estimait-on, un dommage de l’ordre de quatre-vingts à cent millions de schillings.
Les mandats se référaient à l’article 175, paragraphe 1, alinéas 2 à 4 (danger de fuite, danger de suppression des preuves et danger de "répétition des infractions", Wiederholungsgefahr) et à l’article 180, paragraphe 1, du Code autrichien de procédure pénale.
En ce qui concerne les dangers de fuite et de suppression des preuves, le mandat décerné contre Matznetter reprenait en substance les motifs avancés par la police économique (paragraphe 4 supra). Il invoquait en outre, au sujet du premier de ces dangers, la possibilité que l’intéressé échappât aux poursuites en se rendant en Angola avec ses deux coïnculpés. Le mandat ajoutait que les manquements (Verfehlungen) du requérant s’étaient déroulés pendant une période si longue qu’il en résultait un danger de répétition des infractions.
Les trois arrestations ainsi décidées furent exécutées le 15 mai 1963. Pour sa part, Matznetter fut appréhendé vers 21 heures 45, soit près de douze heures après Fritz Schiwitz; il se trouvait en compagnie de Margarete Schiwitz, d’un avocat, Me Promitzer et, semble-t-il, de sa propre femme.
D’autres arrestations eurent lieu ultérieurement dont celles de Herbert Roth (mai 1963), Vilma Iby (mai 1963), Elisabeth Stögmüller (octobre 1963) et Adolf Stögmüller (décembre 1964), qui exerçaient diverses fonctions dans les entreprises Schiwitz, et celle de Karl Udolf (mai 1963), directeur d’une agence du Creditanstalt-Bankverein.
Conformément aux dispositions du droit autrichien (ständige Geschäftsverteilung), la conduite de l’instruction échut automatiquement au Juge d’instruction Gerstorfer qui s’occupait déjà, à l’époque, de quelques affaires de moindre importance.
Le requérant fut entendu assez longuement par la police économique les 16 et 17 mai (douze pages de procès-verbaux); le 18 mai, il comparut devant le Landesgerichtsrat Tinhof pour un court interrogatoire d’identité (une page de procès-verbal) puis, le 20 mai, devant le Juge Gerstorfer (une demi page de procès-verbal). Ce dernier lui signifia sa mise en détention préventive, conformément à l’article 176, paragraphe 1, du Code de procédure pénale. Matznetter se déclara prêt à tout faire pour accélérer la marche de l’instruction.
Le 27 décembre 1963, le requérant forma une première demande de libération provisoire sur parole (Gelöbnis, article 191 du Code de procédure pénale); il la compléta le 7 janvier 1964.
Au sujet du danger de fuite, il soulignait en substance:
- que deux semaines environ avant son arrestation, il avait appris par la presse que les agissements du groupe Schiwitz avaient été dénoncés à la justice par une société concurrente; que la chose lui avait été confirmée le 10 mai par l’un des deux présidents-directeurs généraux du Creditanstalt-Bankverein; qu’il n’avait pourtant point cherché, ni même songé à se soustraire aux poursuites imminentes, ce dont pouvait témoigner Me Leon, avocat du Creditanstalt-Bankverein; qu’il était, bien au contraire, demeuré à Vienne où il avait assidûment participé à des négociations qui aboutirent à une transaction extrajudiciaire entre les sociétés Schiwitz et leurs créanciers, dont le Creditanstalt-Bankverein; que s’il ne s’était pas présenté spontanément à la police le 15 mai, c’était pour prévenir sa femme et pour attendre le retour d’un avocat;
- que depuis son arrestation, il avait aidé de son mieux la police économique et le magistrat instructeur; qu’il avait relaté, entre autres, les circonstances de son entrée au service du groupe Schiwitz; qu’il avait décrit en outre les raisons purement émotionnelles qui l’avaient amené, en 1957-1958, à défendre Margarete Schiwitz contre des maîtres-chanteurs; qu’il avait également dépeint la manière autoritaire et abusive dont elle l’avait entraîné peu à peu dans un "cercle infernal" (Teufelskreis), le contraignant à établir de faux bilans tout en lui cachant, jusqu’en mars 1963, l’ampleur de l’endettement du groupe;
- qu’il était invalide à 80 % à la suite de son amputation et des affections dont il souffrait (lésion du myocarde, otosclérose et surdité complète de l’oreille droite); que sa famille résidait à Vienne; que son épouse avait dû reprendre, en juillet 1963, son ancienne profession d’assistante sociale bien qu’elle eût contracté pendant la guerre une tuberculose osseuse et pulmonaire qui l’avait obligée à passer trois ans dans un sanatorium; que leurs trois enfants, âgés de quatre ans et demi, neuf ans et onze ans et demi, étaient laissés sans surveillance; qu’il avait fallu, faute de ressources suffisantes, retirer les deux aînés du lycée français de Vienne;
- qu’il ne possédait pas de biens à l’étranger où il n’avait pas davantage la possibilité de transférer des fonds; qu’il était du reste criblé de dettes et que son avocat, Me Czerwenka, avait eu beaucoup de mal à lui épargner jusque là l’introduction d’une instance en déconfiture (Insolvenzverfahren);
- qu’il n’avait jamais subi de condamnation et jouissait d’une bonne réputation;
- qu’il ruinerait d’ailleurs, s’il s’enfuyait, sa seule chance de sauver son honneur, son foyer et sa vie personnelle, à savoir un procès de nature à éclaircir toute l’affaire.
Matznetter contestait aussi l’existence d’un danger de suppression des preuves: il relevait que chacune des pièces nécessaires à l’instruction avait été mise à l’abri par le tribunal ou par la police, que l’on avait déjà interrogé en détail les principaux intéressés, y compris les inculpés, et que les rapports d’expertise à rédiger ne se prêtaient pas à des manoeuvres collusoires.
Le requérant rappelait enfin que son cabinet se trouvait placé sous le contrôle d’un administrateur provisoire et que les sociétés Schiwitz étaient gérées par le plus important de leurs créanciers, le Creditanstalt-Bankverein. Il en inférait qu’il n’y avait pas non plus de danger de répétition des infractions.
Après avoir fait l’objet, le 16 janvier 1964, d’un bref avis défavorable du Parquet, la demande fut repoussée le lendemain par le Juge d’instruction. Ce dernier considéra en effet, comme le Parquet, que ni le danger de fuite ni le danger de répétition des infractions n’avaient disparu: il estima que la persistance du premier résultait de l’énormité du dommage causé - environ 123 millions de schillings - et de la gravité de la peine à prévoir en conséquence, celle du second de la durée et du caractère méthodique des tractations incriminées.
Matznetter attaqua cette décision le 28 janvier 1964. En sus de certains de ses arguments antérieurs, il invoquait les suivants:
- d’après un arrêt rendu par la Cour Suprême d’Autriche (Oberster Gerichtshof) le 29 avril 1960, la gravité de la peine à laquelle il faut s’attendre ne crée une "présomption légale de danger de fuite" que s’il s’agit d’un crime puni de dix années de réclusion au minimum (cf. les premiers mots de l’article 192 du Code de procédure pénale); dans tous les autres cas, et partant en l’espèce, les juridictions compétentes doivent vérifier in concreto l’existence d’un tel danger; or, le magistrat instructeur avait manqué à cette obligation;
- de son côté, l’article 175, paragraphe 1, alinéa 4, du Code de procédure pénale se révélerait dénué de sens s’il se contentait d’un risque purement abstrait, en l’occurrence celui de voir le requérant se servir de ses qualifications professionnelles pour commettre de nouvelles infractions en dehors, par hypothèse, du groupe Schiwitz dont la gestion incombait désormais au Creditanstalt-Bankverein.
La Chambre du Conseil (Ratskammer) du Tribunal pénal régional de Vienne rejeta le recours (Beschwerde) le 10 février 1964. Elle commença par énumérer une série d’éléments d’où elle déduisit qu’il y avait danger de fuite:
- Matznetter avait joué un rôle considérable dans les "entreprises Schiwitz";
- il encourait une lourde peine, ne fût-ce qu’en raison de l’énorme dommage causé (au minimum 80 millions de schillings) et de la manière systématique dont il avait trompé la confiance d’autrui;
- les circonstances de son arrestation semblaient montrer qu’il avait cherché à s’enfuir; en effet, on n’avait pu l’appréhender que tard dans l’après-midi du 15 mai 1963 et après une véritable poursuite (eine ständige Verfolgungsfahrt); il se trouvait en compagnie de Margarete Schiwitz, qui portait sur elle son passeport et 16.000 schillings, et de Me Promitzer qui, d’après l’inculpée Elisabeth Stögmüller, avait entraîné le frère de celle-ci, Adolf Stögmüller, à gagner l’étranger;
- en avril 1963, nul ne prévoyait en réalité une intervention de la police ou de la justice dans une affaire que le Creditanstalt-Bankverein et le "groupe Schiwitz" s’employaient à étouffer;
- entre le début de 1960 et le mois de mars 1963, plus de neuf millions de schillings prêtés par le Creditanstalt-Bankverein à la société Schiwitz et Cie avaient été transférés en Allemagne et en Italie à l’initiative d’Adolf Stögmüller, sans qu’il fût prouvé qu’ils correspondaient à des importations à payer; seules de longues investigations (langwierige Untersuchungen) permettraient de déterminer si Adolf Stögmüller avait rapatrié cette somme depuis lors;
- le requérant avait des relations à l’étranger: en 1962, il avait visité la propriété que Fritz Schiwitz avait acquise en Angola; en outre, il avait fréquemment voyagé hors d’Autriche avec Margarete Schiwitz;
- sa situation financière devait être considérée comme bonne en dépit de dettes dépassant 500.000 schillings.
La Chambre du Conseil conclut aussi à l’existence d’un danger de répétition des infractions. A cet égard, elle releva notamment que Matznetter avait commencé son activité frauduleuse dès 1957, l’avait poursuivie avec énergie et méthode et ne se souciait pas de réparer le préjudice causé. Elle en inféra qu’on pouvait le soupçonner de vouloir s’y livrer derechef s’il recouvrait sa liberté, d’autant que les "entreprises Schiwitz" n’avaient pas encore été liquidées et que, chose incompréhensible, il n’en avait pas été écarté (nicht entfernt) quand le Creditanstalt-Bankverein en avait assumé la gestion.
Le requérant écrivit au Parquet le 11 février 1964. Se référant à une conversation qu’il avait eue la veille avec le Juge Gerstorfer et avec Me Czerwenka, il présentait l’"offre" suivante: vu l’absence de motifs légaux de détention et eu égard à sa situation personnelle et familiale, il serait élargi jusqu’à l’ouverture du procès; en échange, il contribuerait à l’achèvement rapide de l’instruction en fournissant des pièces et des renseignements; il pourrait aussi aider le Creditanstalt-Bankverein à réaliser les avoirs du groupe Schiwitz et à recouvrer certaines créances. Le Parquet répondit au magistrat instructeur, le 14 février, qu’il n’apercevait aucune raison de revenir sur son avis défavorable du 16 janvier.
Le 18 février 1964, Me Czerwenka exerça un recours dirigé contre la décision du 10 février. Soulignant que la défense n’avait pas encore été autorisée à étudier le dossier, il formulait d’expresses réserves au sujet des constatations de fait sur lesquelles la Chambre du Conseil avait cru pouvoir s’appuyer à la lumière des premiers résultats de l’instruction. D’après lui, ces constatations ne revêtaient d’ailleurs aucune importance en la matière: elles ne prouvaient nullement l’existence de motifs de détention, l’instruction préparatoire n’ayant pas le même but que l’examen d’une demande de libération provisoire. Partant de là, Me Czerwenka reprochait à la Chambre du Conseil d’avoir tiré argument de la gravité de la peine encourue par le requérant et d’avoir commis ainsi la même erreur juridique que le Juge d’instruction. Il avançait en outre:
- que Matznetter avait joué un rôle subalterne dans le "groupe Schiwitz";
- que s’il avait réellement voulu s’échapper, il ne serait pas resté à Vienne après l’arrestation de Fritz Schiwitz; que les 16.000 schillings trouvés sur Margarete Schiwitz ne permettaient pas de parler de préparatifs de fuite, spécialement en ce qui concernait le requérant; qu’à supposer que Me Promitzer eût déterminé Adolf Stögmüller à gagner l’étranger, il n’avait point persuadé Matznetter d’imiter cet exemple;
- que le Creditanstalt-Bankverein et le requérant s’attendaient bel et bien, en avril 1963, à l’ouverture de poursuites; qu’ils n’avaient pas essayé d’étouffer l’affaire, mais seulement d’aboutir à une transaction extrajudiciaire lésant le moins possible les créanciers du "groupe Schiwitz";
- que même si des fonds avaient été transférés en Allemagne et en Italie à l’initiative d’Adolf Stögmüller, rien ne montrait que Matznetter eût la faculté d’en disposer; qu’après plusieurs mois d’instruction, on concevait mal la nécessité de "longues investigations" sur ce point; que les garanties accordées par la loi aux détenus se révéleraient illusoires s’il fallait procéder à de telles investigations pour établir l’absence de motifs de détention, motifs dont il incombait aux tribunaux de prouver au contraire la présence;
- que le requérant ne jouissait d’aucun droit sur le domaine, au demeurant grevé d’hypothèques et connu de lui de longue date, dont Fritz Schiwitz était propriétaire en Angola; qu’il n’avait pas non plus les moyens de se rendre en ce pays lointain; que la mise en liberté provisoire d’un homme d’affaires détenu n’entrerait presque jamais en ligne de compte si le simple fait d’avoir voyagé à l’étranger et d’y avoir des relations passait pour créer un danger de fuite;
- que l’on ne discernait pas comment la Chambre du Conseil avait pu tout à la fois qualifier de bonne la situation financière de Matznetter et mentionner les lourdes dettes de ce dernier; que même une bonne situation financière ne justifiait d’ailleurs pas la crainte d’un danger de fuite;
- qu’il n’y avait pas davantage danger de répétition des infractions, les circonstances ayant changé depuis l’époque des actes reprochés au requérant; qu’en effet, les sociétés du "groupe Schiwitz" se trouvaient placées sous l’administration de leur principal créancier; qu’il était dès lors non seulement erroné, mais offensant pour le Creditanstalt-Bankverein, de prétendre que le requérant pourrait se livrer à nouveau à l’établissement de faux bilans et à d’autres activités semblables s’il recouvrait sa liberté; qu’en outre, Matznetter contribuait de son mieux à la recherche de la vérité; que son attitude démentait donc l’assertion, du reste dénuée de pertinence, d’après laquelle il n’avait cure de réparer le préjudice causé par lui; qu’enfin, sa détention ne lui permettait guère de prendre des mesures tendant à effacer ce préjudice.
Le 10 mars 1964, le requérant adressa lui-même à la Cour d’Appel (Oberlandesgericht) un mémoire complémentaire. Il alléguait notamment:
- que les transferts de fonds litigieux n’auraient pas été découverts sans ses déclarations, ce qui montrait qu’il n’y avait point trempé;
- qu’il n’était allé en Angola qu’à la demande instante des époux Schiwitz et à seule fin d’y négocier, avec l’aide du Consulat d’Autriche, un accord de paiement avec des créanciers; que les Schiwitz n’avaient pas respecté l’arrangement ainsi conclu; qu’on l’en avait tenu pour responsable, de sorte que toutes ses "relations" en Angola avaient rompu avec lui.
Il était cependant trop tard: dès le 4 mars, la Cour d’Appel de Vienne avait confirmé la décision du 10 février, estimant que celle-ci reposait sur une motivation détaillée à laquelle il suffisait de renvoyer.
Le 13 novembre 1964, soit sept mois et dix jours après avoir saisi la Commission, Matznetter présenta une deuxième demande de libération provisoire dans laquelle il réitérait beaucoup de ses arguments antérieurs et invoquait en outre l’article 5, paragraphe 3 (art. 5-3), et l’article 6, paragraphe 2 (art. 6-2), de la Convention. En sus de sa parole, il offrait la constitution éventuelle d’une sûreté par deux garants nommément désignés, à savoir un commerçant et un conseiller fiscal (article 193, paragraphe 1, du Code de procédure pénale et article 1374 du Code civil).
Le 23 novembre 1964, le Parquet exprima un avis négatif: à ses yeux, les considérations développées dans la décision du 10 février conservaient toute leur valeur.
Sans se prononcer par écrit, fût-ce sous la forme d’une simple opinion, le magistrat instructeur informa la Chambre du Conseil de la demande du requérant et de l’avis susmentionné du Parquet; on ignore si son rapport verbal s’accompagnait d’une recommandation expresse, favorable ou défavorable à un élargissement.
La Chambre du Conseil du Tribunal pénal régional rejeta la demande le 3 décembre 1964. Au sujet du danger de fuite, elle releva entre autres que le requérant avait son passeport sur lui, dans sa voiture (seinen Reisepass bei sich im Auto hatte), au moment de son arrestation. Elle ajouta que l’existence d’un danger de répétition des infractions rendait superflu, eu égard à l’article 192 du Code de procédure pénale ("... la détention ordonnée en raison du danger de fuite ... peut ne pas être exécutée ou être levée moyennant ..."), l’examen des garanties offertes.
Le requérant attaqua cette décision le 14 décembre 1964. Reprenant, pour la développer, la thèse qu’il avait défendue précédemment, il soulignait aussi que la Convention avait rang de loi constitutionnelle en Autriche depuis le 4 mars 1964 et qu’elle primait donc l’article 175 du Code de procédure pénale; d’après lui, une détention préventive de plus de dix-huit mois excédait le "délai raisonnable" prévu à l’article 5, paragraphe 3 (art. 5-3), de la Convention.
Signé par Me Czerwenka, le recours fut complété par deux mémoires que Matznetter rédigea lui-même.
Le premier, daté du 21 décembre 1964, s’efforçait d’abord de prouver derechef l’absence de danger de fuite. Il mettait notamment l’accent sur les points suivants:
- aux termes de l’arrangement extrajudiciaire du 13 mai 1963, le Creditanstalt-Bankverein et les autres créanciers avaient renoncé à leurs réclamations civiles contre les inculpés;
- le requérant n’avait joué qu’un rôle secondaire dans les tractations incriminées, lesquelles au demeurant avaient commencé bien avant son entrée au service du "groupe Schiwitz";
- s’il avait établi de faux bilans, c’était sans intention dolosive ni esprit de lucre, mais sous la contrainte de Margarete Schiwitz;
- en s’acquittant de ses fonctions, il avait constamment cherché à sauver, puis assainir les "sociétés Schiwitz" et à ménager les intérêts des tiers;
- loin de s’attendre à un verdict sévère, il souhaitait donc l’ouverture rapide de son procès qui lui donnerait, en public, l’occasion de reconnaître ses torts, mais aussi de se justifier et d’invoquer des circonstances atténuantes "extraordinaires" (allusion à l’article 265 (a) du Code de procédure pénale);
- il pensait avoir purgé par avance la majeure partie, voire la totalité de sa peine éventuelle, car il avait déjà passé dix-neuf mois en prévention et pouvait, en sa qualité de délinquant primaire, tabler sur une mise en liberté anticipée (allusion à l’article 55 a) du Code pénal et à la loi de 1949/1960 sur la libération conditionnelle); dès lors, et compte tenu de son invalidité et de son incapacité d’exercer une profession quelconque à l’étranger, il n’avait aucune raison de songer à s’enfuir, solution qu’il n’avait d’ailleurs pas adoptée à l’époque où elle s’offrait à lui;
- après avoir appris, le 15 mai 1963 vers midi, l’arrestation de Fritz Schiwitz, il avait déclaré à Margarete Schiwitz, Me Promitzer et Me Czerwenka qu’il fallait absolument retarder la sienne jusqu’au lendemain; il voulait en effet rencontrer Me Leon, qui avait mené les négociations extrajudiciaires au nom du Creditanstalt-Bankverein et devait rentrer dans la soirée d’un voyage à Hambourg; il désirait également avertir sa femme qui ignorait tout de l’affaire; il avait du reste réussi à l’atteindre à la dernière minute et à lui parler dans la voiture de Me Promitzer jusqu’au moment où il fut appréhendé par la police; quant à son passeport, qu’il utilisait comme pièce d’identité même en Autriche, il ne l’avait point "sur lui": il l’avait laissé à sa place habituelle, à savoir la boîte à gants de sa propre voiture qui, endommagée la veille, se trouvait garée en ville à une assez grande distance; l’expression "ständige Verfolgungsfahrt", employée dans la décision du 10 février 1964 et digne d’un Sherlock Holmes, ne correspondait par conséquent pas à la réalité.
Concernant le danger de répétition des infractions, Matznetter soulignait à nouveau que son cabinet, déserté par les deux tiers de ses clients et par son principal collaborateur, était géré par un administrateur provisoire. Il ajoutait que d’après un rapport de la police économique, les entreprises Schiwitz avaient été liquidées. Il rappelait encore qu’il avait participé jusqu’au bout, moyennant un effort intense et au détriment de ses intérêts personnels et familiaux, à l’élaboration d’un règlement extrajudiciaire lésant le moins possible les créanciers.
En conclusion, le requérant relevait que l’idée de son élargissement paraissait avoir eu cette fois l’appui du magistrat instructeur; il dépeignait la situation critique de son épouse et de ses enfants et affirmait que sa détention l’empêchait de préparer sa défense.
Dans son mémoire du 7 janvier 1965, Matznetter tira un argument supplémentaire de la libération de Fritz Schiwitz, survenue le 30 décembre 1964: s’estimant moins gravement impliqué dans l’affaire, il demandait le bénéfice d’une mesure analogue.
La Cour d’Appel de Vienne repoussa le recours le 20 janvier 1965 après avoir noté:
- que le requérant était soupçonné d’avoir frauduleusement extorqué (betrügerisch herausgelockt) à plusieurs banques, depuis 1958 et de concert avec d’autres inculpés, environ cent vingt millions de schillings par la cession de créances fictives, par l’émission de traites de complaisance (Gefälligkeitswechsel) et de chèques sans provision et par l’établissement de faux bilans, causant ainsi un dommage qui atteignait au bas mot quatre-vingts millions de schillings;
- qu’au sujet du danger de répétition des infractions, la Cour pouvait se borner à renvoyer aux motifs, détaillés et convaincants, de la décision litigieuse; que ces motifs se trouvaient d’autant moins réfutés que la thèse de Me Czerwenka contredisait sur un point celle de Matznetter lui-même: d’après le recours du 14 décembre 1964, la liquidation des "entreprises Schiwitz" n’avait pas encore eu lieu tandis que le mémoire du 21 décembre en parlait comme d’une chose accomplie;
- que le requérant s’était, de son propre aveu, tenu caché à un moment donné; qu’une telle attitude ("Sich[er]verborgenhalten") suffisait à justifier la crainte de le voir se soustraire aux poursuites si on l’élargissait; que dans cette mesure, la Cour se ralliait aussi au raisonnement de la Chambre du Conseil quant au danger de fuite; qu’il importait peu de savoir si Matznetter avait sur lui son passeport lors de son arrestation ou s’il l’avait laissé dans sa voiture; que la mise en liberté provisoire de Fritz Schiwitz n’affaiblissait en rien les décisions des 10 février et 3 décembre 1964; qu’en effet, la Chambre du Conseil avait constaté la persistance du danger de fuite - et de lui seul, du reste - dans le cas du coïnculpé Schiwitz, danger que l’intéressé avait cependant écarté en fournissant une garantie.
Le 21 avril 1965, le requérant forma une troisième demande de libération provisoire qui ne s’accompagnait pas, cette fois, d’une offre de garanties. Il s’y plaignait d’abord, en termes généraux, du rejet de ses demandes antérieures et de l’indigence des motifs (mangelhafte Begründungen) retenus par les juridictions compétentes qui, à l’en croire, n’avaient nullement réfuté sa thèse. La décision d’élargir Fritz Schwiwitz, ajoutait-il, prouvait que ni la nécessité de tirer au clair les virements de fonds incriminés, ni la perspective d’une fuite en Angola ne constituaient, dans le cas de son coïnculpé et a fortiori dans le sien propre, des considérations défendables. Concernant le danger de répétition des infractions, il rappelait qu’il avait perdu toute influence sur les "sociétés Schiwitz" à la suite de leur transfert (faktische Übergabe) à leur principal créancier, de la vente de l’une d’entre elles et de la liquidation imminente des autres; il tirait argument, ici encore, de la mise en liberté de Fritz Schiwitz et soulignait que sa procuration avait expiré. Il insistait aussi sur le fait que sa requête no 2178/64 avait été déclarée recevable par la Commission européenne des Droits de l’Homme le 16 décembre 1964. Il affirmait enfin souffrir d’hypertension, d’une lésion du myocarde, d’arythmie et d’un oedème au niveau du mollet et de la cheville; selon lui, ces diverses affections étaient imputables à sa détention et risquaient de provoquer des troubles permanents de nature à réduire sa capacité de travail, voire d’entraîner sa mort, s’il ne sortait pas de prison à bref délai.
Le 26 avril 1965, le Juge d’instruction communiqua la demande au Parquet qui, trois jours plus tard, suggéra que l’Institut de Médecine Légale de l’Université de Vienne examinât l’état de santé de Matznetter.
L’expertise en question fut établie le 21 mai 1965 - dix jours après la clôture de l’instruction préparatoire (paragraphe 13, infra) – mais ne parvint au Tribunal pénal régional qu’un mois plus tard, soit le 21 juin. Longue de sept pages, elle arrivait à la conclusion que le requérant se trouvait atteint d’une maladie grave, au sens de l’article 398 du Code de procédure pénale, qui le rendait inapte à subir sa détention (nicht haftfähig).
Le 25 juin, le Parquet informa le Juge Gerstorfer qu’il ne s’opposait plus à la libération du requérant, eu égard au rapport d’expertise que ce magistrat lui avait communiqué le 23. Ni ledit rapport, ni l’avis du Parquet ne paraissent avoir donné lieu à des commentaires du Juge d’instruction.
Le 8 juillet 1965, la Chambre du Conseil du Tribunal pénal régional de Vienne, ordonna l’élargissement de Matznetter sur parole pour les motifs suivants:
"(...) Dans sa nouvelle demande d’élargissement du 21 avril 1965, il (l’inculpé) soutient à présent, en substance, qu’il n’y a point de danger de répétition des infractions: (...) toute influence sur les sociétés lui aurait été retirée par l’effet de leur transfert à leur principal créancier; en outre, une maladie menaçant sa vie se serait déclarée chez lui.
La Chambre du Conseil ne peut plus demeurer fermée à ces arguments, d’autant que d’après un rapport de l’Institut de Médecine Légale de l’Université de Vienne, l’inculpé Otto Matznetter souffre réellement d’une grave maladie.
Dans ces conditions, ce n’est pas seulement le danger de répétition des infractions qui disparaît mais aussi le danger de fuite, et ce surtout du fait que sur la base dudit rapport, l’inculpé doit être considéré comme inapte à purger sa peine en cas de condamnation, de sorte qu’il n’existe à l’heure actuelle aucune raison spéciale de nature à justifier la crainte d’une fuite (...)."
En conséquence, le requérant recouvra sa liberté le 8 juillet 1965 vers 16 heures 45, après avoir prêté le serment prévu à l’article 191 du Code de procédure pénale. Sa détention préventive avait donc duré, sans interruption, vingt-cinq mois et vingt-trois jours.
Plusieurs coïnculpés avaient été relâchés avant Matznetter avec ou sans constitution de sûretés, notamment Vilma Iby (20 septembre 1963), Herbert Roth (23 octobre 1963), Elisabeth Stögmüller (23 mars 1964), Karl Udolf (26 octobre 1964) et Fritz Schiwitz (30 décembre 1964). Quant à Margarete Schiwitz, elle sortit de prison le même jour et à la même heure que le requérant.
Le 4 avril 1966, le Juge d’instruction Gerstorfer a déposé devant deux membres de la Sous-commission. Ceux-ci lui ont demandé, notamment, quelles différences existaient, aux yeux des autorités compétentes, entre le cas du requérant et ceux de Karl Udolf et Fritz Schiwitz quant à la possibilité d’un élargissement. Sur ce point, le témoin n’a pas fourni d’explication précise. Répondant ensuite à certaines questions relatives à l’état de santé de Matznetter, il a déclaré en substance:
- qu’il avait été surpris de lire, dans la demande du 21 avril 1965, que le requérant souffrait d’une grave maladie, car l’intéressé n’avait jamais séjourné à l’hôpital annexe de la prison;
- qu’avant le mois d’avril 1965, il n’y avait aucune raison de croire à la nécessité d’un examen médical.
Les différentes décisions de la Chambre du Conseil et de la Cour d’Appel concernant les demandes de mise en liberté provisoire de Matznetter ont été rendues, conformément aux articles 113 et 114 du Code de procédure pénale, à l’issue de séances non publiques au cours desquelles le Parquet avait été entendu en l’absence de l’inculpé et de son avocat (in nichtöffentlicher Sitzung nach Anhörung der Staatsanwaltschaft bezw. der Oberstaatsanwaltschaft). Le Juge d’instruction a cependant affirmé devant les délégués de la Sous-commission, le 4 avril 1966, qu’il n’avait pas manqué de communiquer verbalement à la Chambre du Conseil les observations personnelles du requérant. Quant aux magistrats du Parquet, la Commission n’a pu déterminer s’ils avaient présenté à la Chambre du Conseil et à la Cour d’Appel une argumentation détaillée ou s’ils s’étaient contentés d’exprimer brièvement leur avis.
Le 11 mai 1965, soit un peu moins de deux mois avant l’élargissement du requérant, le Juge Gerstorfer avait prononcé la clôture de l’instruction préparatoire et communiqué au Parquet le dossier qui comprenait, sans les annexes, dix-sept volumes dont plusieurs dépassaient mille pages (articles 111 et 112 du Code de procédure pénale).
Devant la Commission, les Parties se sont accordées à reconnaître la grande complexité des faits que le magistrat instructeur devait s’efforcer d’élucider.
La difficulté résidait, pour l’essentiel, dans la nature et le volume des tractations litigieuses. L’instruction visait à l’origine dix-neuf personnes et avait trait à de nombreux chefs d’inculpation. Il s’agissait notamment de retracer l’évolution économique et financière des sociétés Schiwitz de manière à découvrir la date à laquelle leur endettement était devenu excessif; d’étudier leur correspondance, leur comptabilité, leur portefeuille d’effets, les procès-verbaux de séance de leurs organes statutaires et leurs relations avec plus d’une douzaine de banques; d’examiner en détail une masse d’opérations portant sur des centaines de millions de shillings et s’échelonnant sur six années environ, pour déterminer si elles avaient revêtu un caractère frauduleux: cessions de créance, virements à l’étranger, établissement de bilans, émission de lettres de change et de chèques, constitution d’hypothèques, etc.; de rechercher le rôle joué dans chacune de ces opérations par les différents inculpés et en particulier par certains employés de banque que l’on soupçonnait de connivence.
Dans l’accomplissement de sa tâche, le Juge d’instruction bénéficia de l’assistance de la police qui, en l’occurrence, agissait sur ses directives et en qualité d’auxiliaire de la justice (articles 24 à 27 du Code de procédure pénale).
Il décida en outre, le 22 mai 1964, de recourir aux services d’un expert économique, M. Schwarzenberg, et d’un expert en matière de banque, M. Kosian. Datés respectivement du 26 mars et du 1er avril 1965, les rapports de MM. Schwarzenberg et Kosian totalisaient 490 pages auxquelles s’ajoutaient des centaines de pages d’annexes. Le 4 avril 1966, le Juge Gerstorfer a souligné devant deux délégués de la Sous-commission qu’en désignant ces deux experts il avait eu pour but d’accélérer la procédure.
En l’espèce, aucune mesure d’instruction ne se révéla nécessaire en dehors du territoire autrichien. Toutefois, l’un des inculpés, Adolf Stögmüller, avait gagné les États-Unis puis le Mexique et une demande d’extradition fut présentée à son sujet au début de 1964. Adolf Stögmüller retourna cependant en Autriche de son plein gré à la fin de décembre 1964. Au cours de ses interrogatoires, qui commencèrent aussitôt pour s’achever le 17 février 1965, il ne fit pas de déclarations de nature à mettre en cause le requérant.
Trente et un témoins furent entendus par la police entre le 13 mai 1963 et le 21 mai 1964, tant à Vienne qu’en d’autres lieux (130 pages de procès-verbaux). Du 17 mars 1964 au 28 avril 1965, le magistrat instructeur en interrogea de son côté quarante-neuf dans la capitale (287 pages de procès-verbaux); onze des dépositions qu’il recueillit ainsi concernaient Matznetter.
Après le 20 mai 1963 (paragraphe 7 ci-dessus), le requérant comparut plus de quarante fois devant le Juge Gerstorfer, à savoir six fois entre le 20 novembre et le 19 décembre 1963, quatre ou cinq fois au début de février 1964, vingt-sept ou vingt-huit entre le 27 août et le 11 novembre 1964 et quatre entre le 24 février et le 3 mars 1965. Les procès-verbaux couvrent 441 pages.
Indépendamment de ses auditions par le magistrat instructeur, Matznetter fut entendu à onze reprises par la police économique de Vienne en mai, juillet et août 1963 (63 pages de procès-verbaux).
Après la clôture de l’instruction, le Parquet de Vienne chargea un procureur - libéré au préalable de toute autre obligation - d’étudier le dossier et de rédiger, le cas échéant, un acte d’accusation (Anklageschrift, article 207 du Code de procédure pénale).
La préparation de ce document dura un peu plus de dix mois: à un moment donné, le procureur compétent pensait l’achever en septembre 1965 au plus tard, mais il ne la termina que le 15 mars 1966.
L’acte d’accusation fut communiqué au Tribunal pénal régional de Vienne (article 208 du Code de procédure pénale) le 13 avril 1966, soit environ quatre semaines après son établissement. Long de 365 pages, il visait sept personnes à savoir, dans l’ordre, Margarete Schiwitz, Fritz Schiwitz, Otto Matznetter, Karl Udolf, Adolf Stögmüller, Herbert Roth et Vilma Iby. Les poursuites intentées contre les douze autres inculpés (paragraphe 14 ci-dessus) avaient été disjointes en raison de leur moindre importance, apparemment à l’initiative du Parquet.
Pour sa part, le requérant était accusé d’escroquerie qualifiée (articles 197, 200, 201, alinéas (a) et (d), et 203 du Code pénal), de complicité de "gestion infidèle" qualifiée (Untreue, articles 5 et 205 (c) du Code pénal) et d’infraction à l’article 24, paragraphe 1 (a) et (b), de la loi du 25 juillet 1946 sur les devises. Quelques-unes seulement des tractations incriminées ne le concernaient pas; le montant du préjudice dont il avait à répondre dépassait 83.000.000 schillings, dont 71.270.000 pour le Creditanstalt-Bankverein et près de 9.750.000 pour la Girozentrale der Österreichischen Sparkassen (Office central de Virement des caisses d’épargne autrichiennes).
Le Parquet demandait notamment l’ouverture de la procédure de jugement devant le Tribunal pénal régional de Vienne, la citation des accusés, la convocation de cinquante-deux témoins et des experts Schwarzenberg et Kosian, ainsi que la lecture d’une série de pièces.
Le requérant attaqua l’acte d’accusation, mais en vain: la Cour d’Appel de Vienne rejeta son opposition (Einspruch) le 2 septembre 1966 (articles 208 à 214 et 219 du Code de procédure pénale); la mise en accusation devint ainsi définitive.
Le Tribunal pénal régional de Vienne, constitué en Tribunal d’échevins (Schöffengericht), a rendu son jugement le 6 février 1967 après vingt-trois journées de débats. Il a déclaré Matznetter coupable:
- d’avoir accompli, de mars 1957 au printemps 1963, une série d’actes d’escroquerie qualifiée qui avaient gravement lésé la Girozentrale der Österreichischen Sparkassen (au moins 8.200.000 schillings), le Creditanstalt-Bankverein (plus de 70.000.000 schillings), la Caisse d’épargne du district de Mürzzuschlag (environ 92.500 schillings) et la Caisse d’épargne de Kindberg (environ 291.500 schillings);
- d’avoir intentionnellement amené et aidé Karl Udolf à commettre, de l’été 1962 à la mi-février 1963, le crime de "gestion infidèle" aux dépens du Creditanstalt-Bankverein (environ 1.600.000 schillings);
- d’avoir enfreint, de 1959 au printemps 1963, la loi du 25 juillet 1946 sur les devises et l’Ordonnance no 5/59 de la Banque nationale d’Autriche.
En conséquence, le Tribunal a infligé au requérant sept ans de réclusion rigoureuse, aggravée d’un jour de jeûne par trimestre, et une amende de 5.000 schillings convertible en une semaine d’arrêts. Il a, en outre, réservé les droits de la partie civile et celui, pour le Parquet, d’engager contre Matznetter des poursuites pour gestion infidèle qualifiée au détriment de M. Franz Knapitsch; il a prononcé l’acquittement du requérant quant au surplus.
Margarete Schiwitz, Fritz Schiwitz, Karl Udolf, Adolf Stögmüller, Herbert Roth et Vilma Iby ont eux aussi été condamnés, la première aux mêmes peines que Matznetter, les cinq autres plus légèrement.
Le requérant a bénéficié de l’imputation de la durée de sa détention préventive sur celle de sa peine (article 55 a) du Code pénal). A la différence des autres condamnés, Margarete Schiwitz et lui-même ont attaqué le jugement du 6 février 1967 au moyen d’un appel (Berufung) doublé d’un pourvoi en cassation (Nichtigkeitsbeschwerde). La Cour Suprême (Oberster Gerichtshof) a statué en 1969; elle a rejeté le pourvoi de Matznetter mais accueilli en partie son appel et, en conséquence, a ramené la peine à six ans.
Dans la requête qu’il a introduite devant la Commission le 3 avril 1964 (no 2178/64), Matznetter s’en prenait aux décisions rendues par la Chambre du Conseil le 10 février 1964 et par la Cour d’Appel le 4 mars 1964. Il alléguait la violation:
- des articles 6, paragraphe 1, et 5, paragraphe 3 (art. 6-1, art. 5-3), de la Convention;
- de l’article 5, paragraphe 4 (art. 5-4).
Sur le premier point, il affirmait que sa cause ne serait pas entendue "dans un délai raisonnable" par le tribunal qui aurait à statuer sur le bien-fondé de l’accusation dirigée contre lui. Il avançait en outre que sa détention avait d’ores et déjà duré plus que de raison et soulignait qu’on ne l’avait pas élargi "pendant la procédure"; il se référait également à l’article 6, paragraphe 2 (art. 6-2).
Quant au second point, le requérant dénonçait le caractère non contradictoire de la procédure suivie pour l’examen de ses demandes de mise en liberté, par exemple celle du 27 décembre 1963. Il invoquait aussi, à cet égard, l’esprit de la Convention, l’article 6, paragraphe 3 (art. 6-3), et les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées.
La Commission a examiné le premier grief sous l’angle du seul article 5, paragraphe 3 (art. 5-3), et le second sous celui des articles 5, paragraphe 4 (art. 5-4), et 6, paragraphe 1 (art. 6-1). Le 16 décembre 1964, elle a déclaré la requête recevable, après quoi une Sous-commission a établi les faits de la cause et recherché en vain un règlement amiable (articles 28 et 29 de la Convention) (art. 28, art. 29).
Devant la Commission et la Sous-commission, le requérant a fait valoir que sa détention préventive s’était prolongée au-delà du "délai raisonnable" prévu à l’article 5, paragraphe 3 (art. 5-3), de la Convention. A l’appui de cette thèse, il a repris la plupart des arguments qu’il avait développés auprès du Juge d’instruction, de la Chambre du Conseil et de la Cour d’Appel de Vienne. Il a souligné de surcroît:
- que si le caractère, "raisonnable" ou excessif, de la durée d’une détention préventive peut s’apprécier à la lumière des circonstances de la cause, il faut pourtant le déterminer par rapport à l’inculpé, et non en fonction des avantages qu’une instruction approfondie présente pour les autorités compétentes;
- que malgré les efforts diligents du magistrat instructeur, l’instruction préparatoire n’avait pas progressé avec la rapidité nécessaire; qu’après le 20 mai 1963, en effet, Matznetter avait dû attendre six mois pour comparaître, à sa demande expresse d’ailleurs, devant le Juge Gerstorfer; que jusqu’au mois d’août 1964, ce dernier ne l’avait pas interrogé sur son rôle personnel dans les tractations incriminées; que le magistrat instructeur avait à s’occuper non seulement de cette affaire très complexe, mais encore de plusieurs autres; que la police économique l’avait assurément secondé mais que les tâches accomplies par elle sortaient en l’espèce du cadre normal d’une instruction de par leur ampleur inaccoutumée; que d’ailleurs si la police agit théoriquement, en pareil cas, sur les directives et en auxiliaire du juge, elle ne cesse par pour cela de relever du Ministère de l’Intérieur, et non du Ministère de la Justice.
En second lieu, Matznetter a critiqué la procédure non contradictoire à laquelle obéit, en Autriche, l’examen des demandes de mise en liberté provisoire (articles 113 et 114 du Code de procédure pénale), ainsi que la manière dont on l’avait appliquée en l’occurrence. Il a invoqué sur ce point l’article 5, paragraphe 4 (art. 5-4), de la Convention et, dans une moindre mesure, les paragraphes 1, 2 et 3 (c) de l’article 6 (art. 6-1, art. 6-2, art. 6-3-c).
Le requérant a demandé la réparation du préjudice prétendument subi.
Après l’échec de la tentative de règlement amiable à laquelle la Sous-commission compétente avait procédé, la Commission plénière a rédigé le rapport prévu à l’article 31 (art. 31) de la Convention. Adopté le 4 avril 1967, ce document a été transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 28 juin 1967. La Commission y exprime l’avis suivant:
- par neuf voix contre une: la détention du requérant a duré au-delà d’un "délai raisonnable", de sorte qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5, paragraphe 3 (art. 5-3), de la Convention;
- par six voix contre deux, avec deux abstentions: la procédure concernant la mise en liberté du requérant a respecté les articles 5, paragraphe 4 (art. 5-4), et 6, paragraphe 1 (art. 6-1).
Le rapport contient plusieurs opinions individuelles, les unes concordantes, les autres dissidentes.
Arguments de la Commission et du Gouvernement
I. SUR LE CARACTÈRE RAISONNABLE DE LA DURÉE DE LA DÉTENTION PRÉVENTIVE DU REQUÉRANT (ARTICLE 5, PARAGRAPHE 3, DE LA CONVENTION) (Art. 5-3)
Dans son rapport du 4 avril 1967, la Commission a suivi la méthode, dite des sept "critères" ou "éléments", qu’elle avait adoptée pour se prononcer sur les affaires Wemhoff, Neumeister et Stögmüller (voir par exemple publications de la Cour, Série A, affaire Neumeister, arrêt du 27 juin 1968, pages 23-24). Après avoir appliqué chacun de ces critères au cas d’espèce, elle les a appréciés dans leur ensemble. Les éléments dont l’examen incitait, d’après elle, à conclure au caractère "déraisonnable" de la durée de la détention préventive litigieuse, à savoir les quatre premiers, lui ont paru l’emporter sur ceux qui, à ses yeux, tendaient vers une conclusion différente. Elle a exprimé, par neuf voix contre une, l’avis qu’il y avait eu, en conséquence, violation de l’article 5, paragraphe 3 (art. 5-3) de la Convention.
Lors des audiences des 11 et 12 février 1969, les Délégués de la Commission ont basé leurs déclarations, pour l’essentiel, sur les arrêts rendus entre temps par la Cour dans les affaires Wemhoff et Neumeister. Se référant notamment au paragraphe 5 de la partie "En Droit" du second de ces arrêts, ils ont résumé les arguments que le requérant avait avancés à l’appui de ses trois demandes de mise en liberté provisoire et les raisons pour lesquelles les juridictions autrichiennes compétentes avaient repoussé les deux premières et accueilli la troisième. Les Délégués ont cité en outre le paragraphe 16 des motifs de l’arrêt concernant l’affaire Wemhoff; la Cour y aurait laissé entendre que la durée effective d’une détention peut, à l’occasion, devenir déterminante pour l’appréciation de son caractère raisonnable.
D’autres circonstances seraient elles aussi pertinentes pour la solution du problème qui se pose sur le terrain de l’article 5, paragraphe 3 (art. 5-3): les mesures prises, du 20 novembre 1963 jusqu’à la clôture de l’instruction, pour que le Juge Gerstorfer pût se consacrer entièrement à l’affaire Schiwitz et consorts (rapport de la Commission, paragraphe 72); le fait que les initiatives de Matznetter n’avaient guère gêné ce magistrat dans l’accomplissement de sa tâche (ibidem, paragraphe 44); la situation de famille du requérant et son état de santé. Sur ce dernier point, les Délégués ont signalé que l’intéressé ne semblait pas avoir invoqué sa condition physique en faveur de son élargissement, sauf dans sa demande du 21 avril 1965.
Selon la Commission, on ne saurait expliquer ou justifier la longueur de la détention de Matznetter par des faits qui survinrent ultérieurement; seules entreraient en ligne de compte les données existant à l’époque, à l’exclusion du jugement de condamnation du 6 février 1967.
La Commission ne croit pas devoir préciser à quel moment ladite détention lui paraît avoir excédé un "délai raisonnable". Il s’agirait en effet d’une situation continue qui ne se prêterait pas à une division en deux périodes dont la première serait "raisonnable" et la seconde "déraisonnable". De l’avis de la Commission, pareille division conduirait d’ailleurs à confondre les exigences du paragraphe 3 de l’article 5 (art. 5-3) avec celles du paragraphe 1 (c) (art. 5-1-c), confusion que le Gouvernement aurait pourtant manifesté le souci légitime d’éviter (voir plus loin, paragraphe 5).
D’après la Commission, la durée de détention dont il y a lieu de vérifier la conformité avec l’article 5, paragraphe 3 (art. 5-3), s’étend du 15 mai 1963 au 8 juillet 1965.
Le Gouvernement ayant objecté que la présente affaire avait uniquement trait à la détention antérieure au dépôt de la requête (15 mai 1963 - 3 avril 1964; voir plus loin, paragraphe 6), les Délégués ont commencé par souligner l’importance de cette question qui toucherait aux domaines de compétence respectifs de la Commission et de la Cour et aurait dû, à leurs yeux, être soulevée devant la première. Ils ont aussi rappelé que dans son arrêt du 20 mars 1962, la Cour a pris en considération un élément - la loi belge du 30 juin 1961 – postérieur non seulement à la requête initiale de M. De Becker, mais à l’adoption du rapport de la Commission et même à la saisine de la Cour.
Les Délégués ont répondu ensuite aux arguments que le Gouvernement a tirés de l’article 26 (art. 26) de la Convention. A leur avis, un requérant a le droit de s’adresser à la Commission avant d’avoir épuisé les voies de recours internes: il suffit que cette condition se trouve remplie au moment où la Commission statue sur la recevabilité de la requête. La jurisprudence de la Commission serait constante à cet égard; elle aurait été confirmée récemment dans une décision du 18 juillet 1968 (requête no 2614/65, Ringeisen contre République d’Autriche, Recueil de Décisions de la Commission, no 27, pages 51-52) et s’appuierait sur le texte anglais de l’article 26 (art. 26) et sur le but de la règle de l’épuisement. Les mots "deal with" et "être saisie" viseraient l’examen du fond de l’affaire, examen que la Commission ne saurait aborder sans épuisement préalable des voies de recours internes. En revanche, ils n’interdiraient pas à la Commission de tenir compte de faits postérieurs à la requête, de tels faits pouvant du reste jouer en faveur du Gouvernement intéressé si les recours exercés ont abouti, dans l’intervalle, au résultat que le requérant souhaitait. L’article 27 par. 3 (art. 27-3) renforcerait cette interprétation: il impliquerait que la Commission doit s’assurer de la recevabilité de la requête; il présupposerait donc l’introduction d’une requête. En outre, la thèse contraire empêcherait de joindre au fond la question de l’épuisement, solution que la Commission a pourtant adoptée dans certaines affaires. Bien que l’article 26 (art. 26) se réfère aux "principes de droit international généralement reconnus", il n’y aurait point de parallélisme intégral entre la protection diplomatique et le système original instauré par la Convention, du moins pour ce qui est des requêtes de simples particuliers.
En l’espèce, l’épuisement des voies de recours internes concernant la première demande d’élargissement de Matznetter aurait eu lieu le 4 mars 1964, soit quelques semaines avant le dépôt de la requête et plusieurs mois avant la décision de recevabilité du 16 décembre 1964. Quant aux demandes présentées après une longue détention préventive, les Délégués doutent qu’elles constituent de véritables recours internes au sens de l’article 26 (art. 26).
Pour le surplus, les Délégués ont renvoyé aux observations qu’ils avaient formulées lors des audiences relatives à l’affaire Stögmüller.
Dans sa requête du 31 juillet 1967, le Gouvernement avait exprimé l’opinion que le rapport de la Commission se fondait, pour autant qu’il avait trait à l’article 5, paragraphe 3 (art. 5-3), sur un raisonnement juridique erroné, un établissement incorrect des faits de la cause et une appréciation inexacte des éléments de preuve.
Le mémoire du 22 décembre 1967 a développé cette thèse en détail. Le Gouvernement y a invoqué des arguments assez voisins de ceux qu’il avait avancés dans l’affaire Neumeister (voir les pages 29 à 34, paragraphes 18 à 27, de l’arrêt du 27 juin 1968). Il a, notamment, élevé des objections de principe contre la méthode des critères, contre son application à l’analyse des faits et contre le critère no 1; il a aussi contesté la manière dont la Commission avait utilisé en l’espèce les critères no 2, 3 et 4.
Lors des audiences du 12 février 1969, les représentants du Gouvernement ont basé une partie de leurs plaidoiries sur les arrêts rendus entre temps par la Cour dans les affaires Wemhoff et Neumeister. D’après eux, les motifs qui ont entraîné le rejet des deux premières demandes de mise en liberté provisoire du requérant étaient concluants et convaincants: danger de fuite et danger de répétition des infractions n’auraient jamais disparu pendant la détention litigieuse; les décisions prononcées à l’époque par la Chambre du Conseil (spécialement le 10 février 1964) et par la Cour d’Appel en auraient donné la preuve et le jugement de condamnation du 6 février 1967 la confirmation. Au demeurant, Matznetter n’aurait point réussi à démontrer l’absence de ces deux dangers, ni à fournir d’autres éléments de nature à militer en faveur d’un élargissement plus rapide. Il n’aurait signalé un tel élément, à savoir sa maladie, que dans sa troisième et dernière demande, celle précisément qui aboutit au résultat voulu par lui.
Le Gouvernement considère pourtant que la méthode définie par la Cour dans les deux arrêts du 27 juin 1968 (voir par exemple le paragraphe 5 de la partie "En Droit" de l’arrêt concernant l’affaire Neumeister) risque de conduire à effacer la nette distinction que l’on doit, selon lui, observer entre le paragraphe 1 (c) et le paragraphe 3 de l’article 5 (art. 5-1-c, art. 5-3). La présente instance n’aurait pas trait à la régularité de la détention (paragraphe 1 (c) de l’article 5) (art. 5-1-c), mais seulement sa durée (paragraphe 3) (art. 5-3). Il importerait peu, par conséquent, de vérifier l’existence de motifs plausibles de détention, au sens du paragraphe 1 (c) (art. 5-1-c); l’impression d’ensemble, la procédure tout entière, seraient déterminantes. Il s’agirait en somme de rechercher si un organe de l’État autrichien a retardé la procédure sans nécessité, faute de quoi le Gouvernement estime qu’on ne saurait l’accuser d’avoir manqué aux exigences du paragraphe 3 (art. 5-3).
A cet égard, le Gouvernement a beaucoup insisté sur les difficultés extraordinaires auxquelles se serait heurtée l’instruction préparatoire: se référant ici encore au jugement du 6 février 1967, il a souligné l’ampleur des tractations incriminées, l’habileté des inculpés, leur nombre, le comportement de l’un d’entre eux (Adolf Stögmüller), l’enchevêtrement presque inextricable des diverses entreprises du "groupe Schiwitz" et la grande complexité des problèmes de droit pénal qu’il avait fallu résoudre. Il a rappelé en outre que les autorités compétentes, soucieuses d’accélérer la marche de la procédure dans la mesure du possible, avaient ordonné la disjonction de certaines poursuites et dispensé le Juge Gerstorfer, du 20 novembre 1963 au 10 mai 1965, de l’obligation de s’occuper d’affaires nouvelles. La Commission n’aurait d’ailleurs constaté aucune lenteur anormale. Sans doute des intervalles de plusieurs mois se sont-ils écoulés entre différents interrogatoires de Matznetter, mais le magistrat instructeur les aurait utilisés à d’autres travaux liés à la même affaire. Seuls les efforts déployés dans la conduite de l’instruction expliqueraient que vingt-trois journées d’audience aient suffi au Tribunal pénal régional de Vienne pour maîtriser la matière d’un procès d’une telle envergure.
Quant à la situation de famille et à l’état de santé du requérant, ils n’auraient aucun rapport avec la décision à rendre en l’espèce.
De l’avis du Gouvernement, la Cour devrait préciser, si elle concluait malgré tout à l’existence d’une violation du paragraphe 3 de l’article 5 (art. 5-3), à quel moment cette violation a commencé. Comme nul ne conteste la régularité de l’arrestation initiale de Matznetter (paragraphe 1 (c) de l’article 5) (art. 5-1-c), pareille conclusion impliquerait en effet, d’après le Gouvernement, que la durée de la détention litigieuse est restée raisonnable pendant un temps déterminé. Or, tout État contractant aurait le droit de savoir à partir de quand il a enfreint la Convention. La réponse à cette question revêtirait aussi une importance primordiale pour l’application éventuelle du paragraphe 5 de l’article 5 (art. 5-5).
Dans son mémoire du 22 décembre 1967, le Gouvernement avait d’autre part reproché à la Commission d’avoir pris en considération la période de détention postérieure au dépôt de la requête (3 avril 1964 - 8 juillet 1965): selon lui, la Commission ne peut examiner que les faits dont elle se trouve saisie au moyen d’une requête présentée en vertu de l’article 24 (art. 24) ou de l’article 25 (art. 25), et une requête ne saurait concerner, en bonne logique, que des événements antérieurs à son introduction.
La Cour a écarté, par un arrêt du 27 juin 1968, une thèse semblable que le même Gouvernement avait défendue dans l’affaire Neumeister (voir les pages 30 et 38 de l’arrêt). Le Gouvernement n’en a pas moins confirmé sa position les 11 et 12 février 1969. A ses yeux, la détention sur laquelle la Cour a compétence pour se prononcer n’a duré que du 15 mai 1963 au 3 avril 1964 (ou au 4 mars 1964: voir plus loin). L’arrêt rendu par la Cour le 20 mars 1962, et mentionné par les Délégués de la Commission (voir plus haut, paragraphe 3), serait dépourvu de pertinence en l’espèce: à la différence de celle dont se plaignait De Becker, la situation d’une personne placée en détention préventive n’aurait pas un caractère permanent; elle se modifierait à chaque seconde jusqu’à l’élargissement.
En sus des articles 24 et 25 (art. 24, art. 25), le Gouvernement a invoqué avec force l’article 26 (art. 26) de la Convention tout en précisant qu’il n’entendait pas contester la recevabilité de la requête de Matznetter.
L’article 26 (art. 26) interdirait à la Commission de s’occuper de faits pour lesquels les voies de recours internes n’ont pas été épuisées avant le dépôt de la requête. En l’occurrence, la "matter" dont parle l’article 26 (art. 26) serait la longueur de la détention subie jusqu’à la saisine de la Commission: la période subséquente n’a pas donné lieu à des recours internes dont l’échec ait amené l’intéressé à former une ou plusieurs requêtes nouvelles. La Commission elle-même aurait considéré, à l’origine, que l’épuisement des voies de recours internes doit s’apprécier à la date de l’introduction de l’instance: cela ressortirait de l’article 41, paragraphe 2, de son Règlement intérieur. Sans doute a-t-elle adopté depuis lors une conception plus souple, notamment dans sa décision sur la recevabilité de la requête no 2614/65 (voir plus haut, paragraphe 3). Elle aurait cependant eu le tort de s’appuyer exclusivement sur le libellé anglais de l’article 26 (art. 26) ("deal with"). Elle aurait ainsi perdu de vue la nécessité - rappelée par la Cour dans un arrêt du 27 juin 1968 (affaire Wemhoff, page 23, paragraphe 8) - de rechercher une solution compatible avec le texte français ("être saisie"): comment imaginer que la Commission "s’occupe" (deals with) d’une affaire dont elle ne serait pas "saisie"? L’unique manière de concilier la version anglaise avec la version française consisterait à se fonder sur la seconde. La première n’aurait d’ailleurs pas la portée que la Commission lui prête: examiner la recevabilité d’une requête serait déjà "deal with the matter". L’article 26 (art. 26) de la Convention se bornerait du reste à consacrer une règle traditionnelle du droit des gens, règle à laquelle doctrine et pratique auraient toujours attribué un sens formel. L’interprétation extensive retenue par la Commission serait isolée: la thèse d’après laquelle point n’est besoin d’attendre la décision interne définitive pour exercer le droit de protection diplomatique ou pour s’adresser à une autorité internationale ne trouverait apparemment d’appui dans aucun ouvrage scientifique. Selon le Gouvernement, au demeurant, l’article 26 (art. 26) in fine entraînerait un résultat absurde si "être saisie" était synonyme de "se prononcer sur la recevabilité": il obligerait la Commission à statuer sur la recevabilité de la requête dans les six mois qui suivent la décision interne définitive.
Répondant à une question de la Cour, les représentants du Gouvernement ont reconnu que les arguments tirés par eux de l’article 26 (art. 26) doivent, en bonne logique, conduire à la conclusion que la période de détention à examiner en l’espèce ne s’étend pas au-delà du 4 mars 1964, date de la dernière décision interne antérieure au dépôt de la requête. Les recours ultérieurs n’entrant pas en ligne de compte, il serait sans intérêt de constater que les voies de recours internes étaient épuisées lors de l’adoption du rapport de la Commission (4 avril 1967) et que le Juge d’instruction aurait pu à tout moment, en accord avec le Parquet et le cas échéant d’office, mettre fin à la détention litigieuse. En outre, un recours restait pendant le jour où la Commission a déclaré la requête recevable (16 décembre 1964), à savoir le recours exercé par Matznetter auprès de la Cour d’Appel de Vienne contre la décision par laquelle la Chambre du Conseil avait repoussé, le 3 décembre 1964, sa deuxième demande d’élargissement.
Les représentants du Gouvernement ont concédé qu’ils n’avaient pas soulevé devant la Commission la question de la période à considérer. Ils ont affirmé qu’ils n’avaient alors aucune raison d’agir de la sorte, car ils pensaient que la Commission s’occuperait uniquement de l’objet de la requête; seule la lecture du rapport leur aurait révélé que la Commission avait outrepassé sa compétence. Sans doute le Gouvernement n’avait-il pas arrêté au 3 avril (ou au 4 mars) 1964 le tableau qu’il avait établi pour fournir à la Commission des renseignements détaillés sur le déroulement de l’instruction ouverte contre Matznetter (annexe III au rapport). Cette attitude n’impliquerait cependant nullement l’acceptation d’un examen portant sur toute la durée de la détention préventive du requérant; elle refléterait, sans plus, le très large esprit de coopération qui animait le Gouvernement. Le fait que ce dernier présente à la Cour un argument juridique nouveau ne signifierait point qu’il ait renoncé à l’invoquer devant la Commission, mais simplement qu’il ne l’apercevait peut-être pas à l’origine.
Pour le surplus, les représentants du Gouvernement ont renvoyé aux observations qu’ils avaient formulées lors des audiences relatives à l’affaire Stögmüller.
II. SUR LA PROCÉDURE SUIVIE POUR L’EXAMEN DES DEMANDES DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE DU REQUÉRANT (ARTICLES 5, PARAGRAPHE 4, ET 6, PARAGRAPHE 1ER, DE LA CONVENTION) (Art. 5-4, Art. 6-1)
Dans son rapport du 4 avril 1967, la Commission a exprimé par six voix contre deux, avec deux abstentions, l’avis que la procédure suivie pour l’examen des demandes de libération provisoire du requérant n’a violé ni l’article 5, paragraphe 4 (art. 5-4), ni l’article 6, paragraphe 1er (art. 6-1), de la Convention; elle s’est fondée sur des motifs semblables à ceux qu’elle avait retenus dans l’affaire Neumeister à propos d’un grief analogue. A l’audience du 11 février 1969, les Délégués se sont référés à l’arrêt prononcé par la Cour au sujet de cette dernière affaire (pages 28-29 et 43-44), arrêt qui leur paraît confirmer les vues de la Commission en la matière.
Le Gouvernement a marqué son accord avec la Commission sur ce point.
III. CONCLUSION DES COMPARANTS
À l’audience du 11 février 1969, la Commission a invité la Cour:
"à rejeter le grief présenté par Matznetter sur le terrain de l’article 5, paragraphe 4 (art. 5-4), et à dire pour droit si la détention préventive de Matznetter, du 15 mai 1963 au 8 juillet 1965, était ou non compatible avec l’article 5, paragraphe 3 (art. 5-3), de la Convention."
Dans sa requête introductive d’instance du 8 août 1967, le Gouvernement a formulé les conclusions suivantes qu’il a confirmées dans son mémoire et à l’audience du 12 février 1969:
"Plaise à la Cour de dire que les mesures, prises par les autorités autrichiennes, qui font l’objet de la requête introduite par Otto Matznetter contre la République d’Autriche, ne sont pas en opposition avec les obligations découlant de la Convention européenne des Droits de l’Homme." | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
La demande de la Commission a pour objet d’obtenir une décision de la Cour sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part du Royaume de Belgique, une violation des obligations qui lui incombent aux termes de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
Les faits de la cause, tels qu’ils ressortent du rapport et du mémoire de la Commission, du mémoire du Gouvernement, des documents produits et des déclarations orales des comparants, peuvent se résumer ainsi:
Émile Delcourt, ressortissant belge né le 28 décembre 1924, administrateur de sociétés, a son domicile à Waterloo. A l’époque à laquelle il a saisi la Commission (20 décembre 1965), il se trouvait détenu à la prison centrale de Louvain.
Poursuivi par le parquet de Bruges pour extorsion, escroquerie et abus de confiance, le requérant fut arrêté le 23 novembre 1963, puis inculpé d’une série d’actes d’escroquerie, d’abus de confiance, de faux et usage de faux, d’émission de chèques sans provision et de traites frauduleuses ainsi que de grivèlerie.
Le 21 septembre 1964, le Tribunal correctionnel de Bruges le déclara coupable quant à trente-six des quarante-trois chefs d’inculpation et lui infligea un an d’emprisonnement et deux mille francs belges d’amende.
Le 17 mars 1965, la Cour d’appel de Gand réforma ce jugement que Delcourt et le ministère public avaient attaqué auprès d’elles les 25 et 26 septembre 1964. Elle considéra comme établies toutes les préventions, y compris celles dont l’intéressé avait été acquitté en première instance, souligna la gravité des faits et releva qu’il s’agissait d’un récidiviste. En conséquence, elle porta la peine principale à cinq ans d’emprisonnement; elle décida en outre qu’après l’avoir purgée le condamné serait "mis à la disposition du gouvernement" pendant dix années, accueillant sur ce point une demande du parquet que le Tribunal de Bruges avait repoussée.
Les 17 et 23 mars 1965, le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt de la Cour d’appel et contre le jugement du Tribunal correctionnel. Il déposa un mémoire le 20 mai 1965; le parquet d’appel n’usa pas de son droit de présenter un contre-mémoire. Une audience publique se déroula devant la 2ème Chambre de la Cour de cassation le 21 juin 1965; le requérant y assista mais non son avocat. La Cour entendit M. le Conseiller de Bersaques en son rapport, puis M. l’Avocat général Dumon en ses conclusions qui tendaient au rejet des deux pourvois. Elle statua en ce sens le jour même après avoir délibéré en chambre du conseil.
Dans la requête qu’il a introduite devant la Commission le 20 décembre 1965 (no 2689/65), Delcourt se plaignait du jugement du 21 septembre 1964 et des arrêts des 17 mars et 21 juin 1965. Protestant de son innocence et alléguant la violation des articles 5, 6, 7 et 14 (art. 5, art. 6, art. 7, art. 14) de la Convention, il formulait de très nombreux griefs qui furent presque tous déclarés irrecevables par la Commission les 7 février et 6 avril 1967. A cette dernière date, la Commission retint cependant l’un d’entre eux, relatif au point de savoir si la présence d’un membre du ministère public de la Cour de cassation au délibéré de celle-ci était compatible avec le principe de l’"égalité des armes" et, partant, avec l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
L’Avocat général Dumon avait en effet assisté à ces délibérations en vertu de l’article 39 d’un arrêté du Prince souverain du 15 mars 1815, aux termes duquel "(...) en matière de cassation le ministère public a le droit d’assister à la délibération lorsqu’elle n’a pas lieu à l’instant et dans la même salle d’audience, mais il n’a pas voix délibérative". On peut noter que l’arrêté en question a été remplacé récemment par certaines dispositions du nouveau Code judiciaire (loi 1du 10 octobre 1967), lequel n’était pas encore en vigueur quand la Cour de cassation a repoussé les pourvois du requérant. L’article 1109 de ce code consacre, en substance, la même règle que le texte précité.
À la suite de la décision du 6 avril 1967 déclarant recevable le grief susmentionné, une sous-commission a établi les faits de la cause.
Devant la Commission et la sous-commission, le requérant a soutenu que la présence d’un membre du ministère public de la Cour de cassation au délibéré du 21 juin 1965 avait enfreint l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Sans contester l’existence d’une importante différence entre les rôles respectifs du parquet de cassation et du parquet des juridictions du fond, il a souligné que le premier assume parfois la qualité de partie en vertu de la loi, encore qu’il n’en ait pas été ainsi en l’espèce. En outre, le procureur général à la Cour de cassation exercerait sa surveillance sur les procureurs généraux établis auprès des cours d’appel (article 154 de la loi du 18 juin 1869); un lien organique fort puissant l’unirait donc à eux, ses subordonnés, même si dans la pratique le contrôle dont il s’agit revêt à l’heure actuelle un caractère assez discret. Au demeurant, le ministère public de cassation serait, dans l’immense majorité des cas, l’adversaire au moins potentiel des condamnés qui saisissent la cour suprême de Belgique: il conclurait d’habitude au rejet de leurs pourvois et sa thèse serait presque toujours - comme en l’occurrence - adoptée par les magistrats du siège. Or, après avoir exposé cette thèse à la fin de l’audience publique, il participerait aux délibérations secrètes de la Cour en l’absence des intéressés. Il en résulterait une atteinte aux droits de la défense et notamment au principe de l’égalité des armes, tel qu’il se dégagerait des avis formulés par la Commission dans les affaires Ofner, Hopfinger, Pataki et Dunshirn (requêtes no 524/59, 617/59, 596/59 et 789/60, Annuaire de la Convention, no 6, pp. 697 à 707 et 731 à 733). Le requérant a précisé qu’il n’entendait pas pour autant émettre le moindre doute quant à l’intransigeante conscience avec laquelle la Cour de cassation s’acquitte de ses tâches, ni insinuer que le parquet puisse tenter indûment d’influencer ladite cour dans un sens étranger à la stricte justice. En d’autres termes, Delcourt ne s’en prendrait pas à des hommes, mais bien à une institution qui donnerait l’avantage au ministère public. Assurément, la législation litigieuse remonte à plus d’un siècle et demi et le Parlement belge a estimé par deux fois ne pas devoir la modifier. Elle daterait cependant d’une époque d’absolutisme monarchique dont elle porterait l’empreinte; d’ailleurs, l’introduction de la Convention dans le droit interne d’un État contractant entraînerait nécessairement "la découverte incessante de nouveaux points de controverse que le législateur national n’avait pas aperçus".
Dans des observations du 8 décembre 1967, postérieures de près de deux ans au dépôt de la requête, Delcourt s’est plaint en outre de n’avoir pu répondre aux conclusions du ministère public de cassation: il n’en aurait pas reçu communication avant l’audience du 21 juin 1965, au cours de laquelle il n’aurait pas non plus eu la parole en dernier lieu.
Le requérant a demandé la révision de la législation incriminée et l’octroi d’une indemnité.
À la suite de l’échec de la tentative de règlement amiable à laquelle la sous-commission compétente avait procédé, la Commission plénière a rédigé le rapport prévu à l’article 31 (art. 31) de la Convention. Adopté le 1er octobre 1968, ce document a été transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 5 décembre 1968. La Commission y exprime, par sept voix contre six, l’avis que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention n’a pas été violé en l’espèce. Deux membres de la majorité ont formulé conjointement une opinion concordante et les six membres de la minorité une opinion dissidente collective.
Après la saisine de la Cour, le requérant a repris et développé certains de ses arguments antérieurs dans une note que la Commission a jointe à son mémoire. En ce qui concerne son grief principal, il a déclaré se rallier à l’opinion de la minorité de la Commission.
Arguments de la Commission et du Gouvernement
A la différence du Gouvernement, la Commission unanime considère que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention s’applique en l’espèce à la procédure de cassation.
D’après la majorité de la Commission, cependant, la présence d’un membre du ministère public de la Cour de cassation au délibéré du 21 juin 1965 n’était pas incompatible avec ce texte. En effet, la cour suprême de Belgique ne connaîtrait pas du fond des affaires (article 95 de la Constitution et article 17 de la loi du 4 août 1832): sauf dans des cas exceptionnels, étrangers à la cause, elle aurait pour seul rôle de trancher des questions de droit. Quant à son parquet, il se bornerait à l’assister dans l’accomplissement de sa fonction. D’ordinaire, il n’exercerait pas l’action publique et n’aurait pas la qualité de partie (article 37 de l’arrêté du Prince souverain du 15 mars 1815). Il jouirait dans presque tous les cas d’une entière indépendance par rapport au ministre de la Justice et ne disposerait d’aucun pouvoir de commandement à l’égard du parquet des juridictions du fond, titulaire habituel de l’action publique. Dès lors, sa participation au délibéré de la Cour de cassation n’enfreindrait pas le principe de l’égalité des armes, même si on l’examine à la lumière de la jurisprudence de la Commission (affaires Ofner, Hopfinger, Pataki et Dunshirn).
Les Délégués ont signalé à l’attention de la Cour l’opinion dissidente collective de six membres de la Commission. Ceux-ci estiment que ladite participation ne répondait pas aux exigences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
La Commission ne croit pas devoir se prononcer sur les "nouveaux" griefs figurant dans les observations de Delcourt du 8 décembre 1967 (par. 15, supra); le requérant ne les aurait formulés que comme des aspects particuliers du principe de l’égalité des armes, dont la majorité de la Commission n’aperçoit aucune violation.
Dans son mémoire du 22 mai 1969 et à l’audience du 29 septembre 1969, la Commission a demandé à la Cour
"de décider si, au cours de la procédure qui s’est déroulée devant la Cour de cassation belge dans l’affaire Delcourt le 21 juin 1965, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, dans la mesure où cette disposition exige un procès équitable, a été violé ou non par le fait que le représentant du ministère public a participé au délibéré de la Cour de cassation."
Le Gouvernement ne conteste pas qu’un membre du ministère public de la Cour de cassation, après avoir conclu lors des débats oraux au rejet des pourvois du requérant, a assisté au délibéré du 21 juin 1965 avec voix consultative, mais il soutient qu’il n’en est résulté aucune atteinte au droit garanti par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
En effet, la cour suprême de Belgique ne connaîtrait pas du fond des affaires (article 95 de la Constitution et article 17 de la loi du 4 août 1832). Malgré sa nature judiciaire, consacrée par une longue évolution, elle accomplirait une mission qui n’aurait jamais cessé d’avoir certains rapports avec l’activité législative. Instituée dans l’intérêt de la loi, elle jugerait les jugements et non les individus, sous réserve de quelques exceptions étrangères à l’espèce. Il ne lui incomberait donc pas de statuer sur des litiges relatifs à des droits et obligations de caractère civil, ni sur le bien-fondé d’accusations en matière pénale, au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) tel que les organes chargés de veiller au respect de la Convention l’ont interprété dans une série de décisions.
Quant au parquet de cassation, il se distinguerait radicalement du parquet des juridictions du fond. En règle générale, il n’aurait pas la qualité de partie (article 37 de l’arrêté du 15 mars 1815); dans les cas, très rares, où il l’assume en vertu de la loi et où il meut l’action publique, les délibérations se dérouleraient en son absence (article 39 de l’arrêté du 15 mars 1815). Indifférent à la question de la culpabilité des prévenus, il ne serait ni leur adversaire ni un rouage de l’accusation. Rien ne l’empêcherait, par exemple, d’inviter la Cour à repousser un pourvoi formé par un parquet d’appel, ni de soulever d’office un moyen tendant à la cassation d’un verdict de condamnation; des statistiques prouveraient qu’il en est souvent ainsi. Le ministère public de cassation ne serait par conséquent pas solidaire du parquet des juridictions du fond, à l’égard duquel son chef exercerait d’ailleurs, en pratique, une simple surveillance doctrinale et scientifique exclusive du moindre pouvoir de commandement (article 154 de la loi du 18 juin 1869). En outre, il jouirait d’une entière indépendance dans ses relations avec le ministre de la Justice.
Bref, son rôle s’inscrirait dans le cadre des fonctions de la Cour elle-même: d’ordinaire, il consisterait sans plus à fournir a celle-ci une aide technique et objective destinée à assurer l’observation des lois, l’unité de la jurisprudence et une bonne rédaction des arrêts. En somme, le parquet de cassation s’"intégrerait" et s’"identifierait" à la Cour autant que les magistrats du siège. Dans ces conditions, la présence de l’un de ses membres au délibéré n’aurait pas rompu l’égalité des armes au détriment du requérant. Une certaine inégalité aurait bien régné en l’occurrence, mais au profit de Delcourt: contrairement à ce dernier, le parquet des juridictions du fond dont émanaient les décisions attaquées n’aurait pas eu la faculté de développer sa thèse à l’audience du 21 juin 1965 (article 34 de l’arrêté du 15 mars 1815); il ne se serait pas même prévalu de son droit de répondre par écrit au mémoire que le requérant avait déposé le 20 mai 1965. De l’avis du Gouvernement l’affaire Delcourt ne saurait se comparer aux affaires Pataki et Dunshirn; elle se rapprocherait plutôt des affaires Ofner et Hopfinger, dans lesquelles la Commission et le Comité des Ministres n’ont constaté aucune violation de l’article 6 (art. 6).
Au demeurant, la législation litigieuse, vieille de plus d’un siècle et demi, n’aurait jamais donné lieu à des critiques dans la doctrine et le barreau belges, pourtant fort attentifs à tout ce qui a trait aux droits de la défense. A deux reprises, le Parlement aurait expressément résolu de la maintenir, la première fois sans changement (élaboration de la loi du 19 avril 1949), la seconde en substance et après avoir examiné le problème sous l’angle de la Convention (article 1109 du Code judiciaire de 1967). Ces circonstances créeraient en quelque sorte une présomption favorable à la compatibilité de ladite législation avec l’article 6 par. 1 (art. 6-1); elles montreraient aussi que la participation du parquet de cassation aux délibérés de la cour suprême ne prête pas à des abus.
Quant aux "nouveaux" griefs de Delcourt, ils seraient irrecevables pour ne pas avoir figuré dans la requête initiale. Le Gouvernement les estime du reste injustifiés: d’après lui, c’est précisément parce que le parquet de cassation n’a pas la qualité de partie qu’il formule ses conclusions à la fin de la procédure orale, sans les communiquer par avance aux intéressés.
Dans son mémoire du 17 juillet 1969 et à l’audience du 30 septembre 1969, le Gouvernement a demandé à la Cour
"(de) dire que, eu égard au rôle attribué par la loi belge au procureur général près la Cour de cassation et au statut particulier qui est le sien dans l’organisation judiciaire belge, sa présence avec voix non délibérative aux délibérations de la Cour, telle qu’elle est expressément prévue par cette législation, n’est pas de nature à enfreindre le principe de l’"égalité des armes", lorsque, comme en l’espèce, le procureur général n’est pas lui-même partie à la cause en qualité de demandeur;
(de) décider en conséquence que lors de la procédure qui s’est déroulée devant la Cour de cassation de Belgique, le 21 juin 1965, dans l’affaire Delcourt, il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention du fait que le représentant du ministère public, M. l’Avocat géneral Dumon, a été présent au délibéré des juges". | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
"A. Les circonstances de l’espèce\nNés en Angleterre en 1916 et 1918, respectivement, M. Joseph (...TRUNCATED) | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
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in Dataset Viewer.
French European Court of Human Rights Dataset
Description
The European Court of Human Rights (ECtHR) adjudicates claims concerning infringements on human rights provisions outlined in the European Convention on Human Rights (ECHR) by European states. The Convention can be accessed at https://www.echr.coe.int/Documents/Convention_ENG.pdf. The dataset construction followed the methodology of Chalkidis et al. (2019), but focused on decisions available in French. This dataset is a multi-label text classification dataset, aiming to predict the violation of one of the ten most violated articles based on given facts.
Dataset Details
- Features : ['facts', '10', '11', '13', '14', '2', '3', '5', '6', '8', 'p1-1']
- Train: 7756
- Dev: 862
- Test: 957
Usage
You can download this dataset with the "datasets" library. Here's an example of how to load and use it in Python:
from datasets import load_dataset
dataset = load_dataset("audibeal/fr-echr")
Cite
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Jargon: A Suite of Language Models and Evaluation Tasks for French Specialized Domains
Vincent Segonne, Aidan Mannion, Laura Cristina Alonzo Canul, Alexandre Audibert, Xingyu Liu, Cécile Macaire, Adrien Pupier, Yongxin Zhou, Mathilde Aguiar, Felix Herron, Magali Norré, Massih-Reza Amini, Pierrette Bouillon, Iris Eshkol-Taravella, Emmanuelle Esperança-Rodier, Thomas François, Lorraine Goeuriot, Jérôme Goulian, Mathieu Lafourcade, Benjamin Lecouteux, François Portet, Fabien Ringeval, Vincent Vandeghinste, Maximin Coavoux, Marco Dinarelli and Didier Schwab
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