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Tu t'amuses, tu _bourines_ [1] dans le domaine des arts: c'est bien,
c'est le meilleur genre de plaisir et celui qui laisse quelque chose.
Pourtant n'y absorbe pas tout ton temps. Donne quelques heures de ta
journée à la peinture, que tu me parais bien négliger, puisque tu ne
m'en parles pas. Aie des amis et rassemble-les autour de toi pour la
récréation de l'esprit; mais ne leur laisse pas prendre toutes les
heures du jour, car il ne t'en resterait plus pour piocher avec un peu
de réflexion pour ton compte.
La guerre va paralyser pendant quelque temps notre édition. Elle se vend
très peu et celle de Hugo pas du tout. Hetzel s'en inquiète. Moi, je
crois que, ou l'on ne fera pas la guerre, ou bien, dès qu'elle sera en
train, les affaires reprendront leur cours inévitable, comme il arrive
toujours après une panique bourgeoise. Ne néglige donc pas tes dessins.
Voilà encore une dernière livraison qui est bien rendue et dont les
compositions sont jolies excepté _le Centaure_[2], qui n'est pas manqué,
mais dont tu aurais pu tirer quelque chose de plus jeune et de plus
poétique. Mais songe à apprendre _à peindre_ et fais des tableaux,
puisque tu es à Paris principalement pour y trouver toutes les
ressources et facilités qui te manquent ici. Je sais bien que les bruits
de guerre rendront les tableaux plus difficiles encore à placer que les
éditions à quatre sous. Mais ce resserrement des dépenses de luxe, et la
constipation générale n'ont jamais de durée, et, quand on a de l'ouvrage
fait, il n'est pas à faire le jour où l'occasion arrive d'en tirer
profit. Enfin mets de l'équilibre dans ta vie. Je ne dis pas que tu en
manques, je n'en sais rien; je te dis cela pour le cas où l'amusement
l'emporterait un peu trop sur l'utile.
Tu vas donc devenir _auteur dramatique_? C'est pour le coup que le père
Aulard te traitera _d'homme de lettres_ sur ton passeport. Je
désirerais que la nouvelle troupe de pantomime réussît: c'est si joli à
ressusciter! Si tu peux faire qu'il n'y ait pas qu'un seul rôle dans ces
sortes d'ouvrages, mais que tous les types soient habillés, costumés,
et passables comme talent, ce sera un grand progrès, et Paul Legrand en
ressortira beaucoup mieux. J'aurais préféré que tu lui fisses _le Noir
et le Blanc_. Si je ne me trompe pas, c'est là que le Pierrot avait
quelque chose de dramatique, que tu as assez bien rendu. Le talent de
Legrand est le drame. Dans le comique, il est très bouffon, mais peu
distingué, et, pour faire oublier Deburau père, pour écraser le fils,
qui sans avoir grand talent, a de la distinction dans l'aspect, il
faudrait déployer les qualités que ne cherchait pas le père et que
n'aura jamais le fils; ces qualités saisissantes, touchantes et
effrayantes que la pantomime bouffonne ne donne pas souvent, mais qu'il
faudrait trouver, tout en restant dans le cadre burlesque. Legrand a ces
qualités-là à un très haut degré. Si on les utilise, on aura du succès
avec lui, et il aura, lui, une grande vogue.
Si tu veux que nous te fassions un autre envoi de marionnettes et de
costumes, dis-le nous. Mais vite, car _le printemps s'avance_, malgré la
neige et la glace qui jouissent de leur reste, et j'espère bien que le
beau temps te ramènera au bercail, bien vide sans toi.
Je me demande comment vous avez pu arranger votre théâtre, plus petit
que celui d'ici, pour être vu de tant de spectateurs. Il est vrai que
ton atelier est en longueur.
Je vas tout à fait bien, sans cependant pouvoir rouler ma tête entre mes
épaules comme celle d'Arlequin. C'est un exercice qui m'est bien défendu
pour quelque temps encore, et je n'ose pas me remettre à jardiner avant
qu'il fasse beau. Ce manque de mouvement m'écoeure un peu. Mais je
travaille. J'ai repris ma pièce d'un bout à l'autre, et j'ai bon espoir.
Bonsoir, mon cher Bouli; je te _bige_ mille fois, Nini aussi. Je ne
t'ai pas dit que le jardinier était parti pour cause de querelles et
d'insociabilité!...
[1] _Bouriner_, perdre son temps en ayant l'air de s'occuper.
[2] Composition destinée à illustrer une édition du _Centaure_ de
Maurice de Guérin, publiée par George Sand, avec une étude sur
cette oeuvre.
CCCLXXIV
AU MÊME
Nohant, 11 mars 1854.
Ta lettre m'a fait grand plaisir, mon petit vieux chat. Ne t'inquiète
pas de mes _bobos_: je me fais plaindre, parce que je suis comme une âme
en peine quand je ne peux pas bien travailler.
J'achève ma grande pièce en cinq actes pour la seconde fois. La première
version ne m'avait pas satisfaite; c'est fini: je vais aviser à autre
chose. Je ne donnerai pas dans le _micmac_ des arrangements de _Nello_
en mousquetaire, c'est insensé. Dumas m'en a écrit lui-même, je lui
réponds.
Si les bourgeons t'amènent, ce sera bientôt, Dieu merci! car les voilà
qui poussent. Il fait une chaleur écrasante dans le jour. Nous avons été
hier, Solange, Nini et moi, dans le ravin du Magnier, tout le long du
petit ruisseau. Nous étions en sueur comme en plein été. Bonsoir, mon
enfant; je te _bige_ mille fois.