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CCCLXXV |
A M. ARMAND BARBÈS, A BELLE-ISLE EN MER |
Nohant, 3 juin 1854. |
Dans l'impossibilité de s'écrire à coeur ouvert, de se parler des choses |
de la vie et de la famille, on peut au moins s'envoyer un mot de |
temps en temps, et celui-ci est pour vous dire que mon affection est |
inaltérable, comme ma muette préoccupation incessante et fidèle. |
J'ai de vos nouvelles de plusieurs côtés, je sais que votre âme est |
inébranlable et votre coeur toujours calme et généreux. Je pense à vous |
quand je pense à Dieu, qui vous aime, c'est vous dire que j'y pense |
souvent. |
GEORGE SAND. |
CCCLXXVI |
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS[1] |
Nohant, 16 juillet 1854. |
Mon cher prince, |
Vous m'avez dit de vous écrire, je n'ose pas trop, vous devez avoir si |
peu le temps de lire! Mais voilà deux lignes pour vous dire que je vous |
aime toujours et que je pense à vous plus que vous ne pouvez penser à |
moi. C'est tout simple, vous agissez et nous regardons. Vous êtes dans |
la fièvre de la vie, et nous sommes dans le recueillement de l'attente. |
On m'écrit de Belle-Isle, et vous devinez bien qui: «On m'accuse de |
chauvinisme, parce que je fais des voeux pour que nos petits soldats |
entrent à Moscou et à Pétersbourg, et pour la mission que notre cher |
pays est toujours chargé de remplir dans le monde.» |
Il y a là, dans les fers, une âme de héros qui prie comme moi tout |
naïvement, et avec qui je suis fière d'être d'accord. |
Mais nous sommes malheureux comme les pierres, de ne rien savoir que |
par des journaux auxquels on ne peut se fier, et d'attendre souvent si |
longtemps des nouvelles contradictoires. Quoi qu'il arrive, je ne peux |
pas ne pas espérer. Je ne peux pas me persuader que les Russes nous |
battront jamais. Ni vous non plus, n'est-ce pas? |
Mon fils me dit tous les jours que, si je n'étais pas une mère si |
_bête_, il aurait demandé à vous suivre. Mais, moi, je n'ai que ce |
fils-là, et comment ferais-je pour m'en passer? |
Vous savez que nous avons un été abominable et que, si les pluies ne |
cessent pas, nous aurons la famine! Ah! nous voilà sautant sur des |
cordes bien tendues! |
C'est vous autres qui en tenez le bout, là-bas. Quant à l'issue que vous |
souhaitez, la résurrection de la Pologne et de toutes les victimes dont |
on ne paraît pas s'occuper, elle viendra peut-être fatalement. Dieu est |
grand et Mahomet n'est pas son seul prophète. |
Mais voilà plus de deux lignes. Pardon et adieu, chère Altesse |
impériale, toujours citoyen quand même et plus que jamais, puisque vous |
voilà soldat de la France. Comme tel, recevez tous les respects qui vous |
sont dus, sans préjudice de toute l'affection que je vous conserve pour |
vous-même. |
GEORGE SAND. |
[1] Reçue au camp de Jeffalik, près Varna, le 5 août 1854. |
CCCLXXVII |
A M. CHARLES PONCY, A TOULON |
Nohant, 16 juillet 1854. |
Ne soyez pas inquiet de moi, mon cher enfant. Je me porte assez bien, |
je travaille, je reçois plusieurs amis; c'est l'époque où la maison |
se remplit. Je ravale d'un air gai de lourds chagrins qui me viennent |
toujours d'où vous savez. On m'a repris ma petite-fille qui faisait |
toute ma joie. Et encore, si c'était pour son bien! Mais les montagnes |
de douleurs qui noircissent ce côté de mon horizon seraient trop hautes, |
trop tristes à vous montrer. Et puis je n'en ai pas le courage, et plus |
je vois que je n'y peux rien, plus j'en souffre, plus j'ai besoin d'y |
penser sans rien dire. |
Autour de moi, on est heureux, c'est tout ce que je demande pour me |
réconcilier avec la vie; et j'ai du travail, c'est tout ce qu'on peut |
demander aux hommes pour accepter un lien avec leur société maudite et |
infortunée. |
Je n'ai rien reçu de vous, mon enfant; si vous m'avez fait un envoi, |
il s'est égaré. Cela arrive souvent de Toulon à Nohant. Envoyez donc |
toujours dans une lettre et ne vous inquiétez pas du port. J'en paye |
tant pour des envois qui m'embêtent, que je suis dédommagée quand je |
Subsets and Splits