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CCCLXXXI
AU MÊME
Paris, 28 octobre 1854
Mon ami,
Vous vous calomniez quand vous dites: «J'ai agi dans un moment de
surprise, en songeant plutôt à mes intérêts propres qu'à ceux de la
cause.»
Non, ce n'est pas comme cela: vous avez cru sacrifier encore une fois
votre vie et votre repos à l'intérêt moral de la cause. Moi, j'aurais
eu, _j'avais_ une autre appréciation de cet intérêt. Votre action n'en
est pas moins pure et moins belle. Mais laissez-moi vous dire mon
sentiment. Il y a les belles actions, et les bonnes actions. La charité
peut faire taire l'honneur même. Je ne dis pas le véritable honneur,
celui qu'on garde intact et serein au fond de la conscience, mais
l'honneur visible et brillant, l'honneur à l'état d'oeuvre d'art et de
gloire historique. Cet honneur-là, de même que celui du coeur, s'est
emparé de votre existence. Vous êtes déjà passé à l'état de figure
historique et vous représentez, de nos jours, le type du _héros_, perdu
dans notre triste société.
Laissez-moi pourtant défendre la charité, cette vertu toute religieuse,
toute intérieure, toute secrète peut-être, dont l'histoire ne parlera
pas et qu'elle pourra même méconnaître absolument. Eh bien, selon moi,
la charité vous criait: «Restez, taisez-vous! acceptez cette grâce;
votre fierté chevaleresque rive les fers et les verrous des cachots.
Elle condamne à l'exil éternel les proscrits de Décembre, à la mendicité
ou à la misère dont on meurt, sans se plaindre, des familles entières,
des familles nombreuses.»
Ah! vous avez vécu dans votre force et dans votre sainteté! vous n'avez
pas vu pleurer les femmes et les enfants?
Dans ce cruel parti dont nous sommes, on blâme, on flétrit les pères de
famille qui demandent à revenir gagner le pain de leurs enfants, cela
est odieux. J'en ai vu rentrer, de ces malheureux, qui ont mieux aimé
jurer de ne jamais s'occuper de politique sous l'Empire que d'abandonner
leurs fils à la honte de la mendicité et leurs filles à celle de la
prostitution; car vous savez bien que le résultat de l'extrême détresse;
c'est la mort ou l'infamie.
Ces farouches politiques! Ils exigeaient que tous leurs frères fussent
des saints! En avaient-ils le droit? Vous seul peut-être aviez ce
droit-là! mais l'a-t-on jamais? je ne me suis pas senti l'avoir, moi;
j'ai fait _rentrer_ ou _sortir_ tant que j'ai pu: rentrer ceux que
l'exil eût tués, sortir ceux qui en restant eussent été immolés. J'ai pu
bien peu; je ne sais pas si on me le reproche, si quelques rigoristes le
trouvent mauvais; ah! cela m'est bien égal! Je ne méprise pas les hommes
qui ne sont pas des héros et des saints. Il me faudrait mépriser trop
de gens, et moi-même, dont les entrailles ne peuvent pas s'endurcir au
spectacle de la souffrance.
Et puis, je ne suis pas bien sûre que ceux qui ont sacrifié leur
activité, leur carrière, leur avenir politique, leur réputation même,
n'aient pas été, en certaines circonstances, les vrais saints et les
vrais martyrs. L'intolérance et le soupçon, l'orgueil et le mépris,
voilà de tristes chemins pour marcher vers le temple de la Fraternité!
Et puis encore, je vous disais, je crois, que toute bonne pensée vient
de Dieu. S'il en envoie à nos adversaires, devons-nous y répondre par
le dédain? si nous le faisons, quand reviendront-elles, ces pensées de
justice et de réparation? Nous ne voulons pas que ce joug devienne moins
lourd. Nous sommes fiers, de la force de nos fronts, nous ne songeons
pas aux faibles qui succombent!
Vous allez me trouver trop _femme_, je le sens bien. Mais je suis femme,
et je ne peux pas en rougir, devant vous surtout, qui avez tant de
tendresse et de piété dans le coeur.
Maintenant, vais-je trop loin dans l'amour de l'abnégation, et, vous,
avez-vous été trop loin dans l'amour de votre propre dignité? Que Dieu,
qui sait nos intentions pures, pardonne à celui de nous qui se trompe.
Dans un monde plus brillant et plus _libre_, comme ceux que nous promet
Jean Reynaud, nous verrons plus clair et nous agirons avec plus de
certitude. Le but pour nous dans ce purgatoire qu'il nous attribue,
c'est d'agir selon nos forces et nos croyances, de manière à pouvoir
monter toujours.
J'ai à cet égard une sérénité d'espérance qui m'a toujours soutenue ou
consolée, et je vous donne rendez-vous avec confiance dans un
astre mieux éclairé, où nous reparlerons-de ces petits événements
d'aujourd'hui qui nous paraissent si grands.
Nous reverrons-nous dans celui-ci? Je l'ignore. Mille choses disent oui,
mille autres choses disent non. Si nous avions pu causer à Nohant, je
vous aurais dit le livre que vous avez à faire et que vous ferez quand
même, lorsqu'un peu de calme et de repos vous aura fait apparaître dans
son ensemble et dans sa signification le résumé de votre propre mission.
Ce livre, j'y pensais le jour où j'ai appris votre délivrance. Je vous
entendais me dire: «Je ne suis pas un écrivain de métier, je ne suis pas
un assembleur de paroles.» Et je vous répondais, dans mon rêve: «Vous le
ferez à Nohant; je l'écrirai sous votre dictée, et il remplira le monde
d'une grande pensée et d'une utile leçon.» Il y a un point de vue plus
vaste et plus humain que l'étroite piété de Silvio Pellico. Et le nôtre,
nous eussions pu le dire sans être condamnés ni poursuivis par aucun