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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1990 et réside à Amasya.
Le 10 octobre 2011, le requérant, sous-officier, fut frappé d’une sanction disciplinaire privative de liberté consistant en un arrêt de rigueur de deux jours pour cause de retards répétés et injustifiés à l’arrivée au travail, prise par son supérieur hiérarchique militaire sur le fondement de l’article 171 du code pénal militaire.
Du 26 au 28 septembre 2012, il purgea sa peine dans une cellule disciplinaire du commandement de la gendarmerie.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
À l’époque des faits, l’article 129 de la Constitution se lisait comme suit :
« Les décisions en matière disciplinaire ne peuvent être soustraites au contrôle juridictionnel. Les dispositions concernant les membres des forces armées ainsi que les juges et procureurs sont réservées. »
À l’époque pertinente, les dispositions relatives aux diverses sanctions encourues par les auteurs d’infractions disciplinaires figuraient à l’article 171 du code pénal militaire (loi no 1632). La nature des sanctions dépendaient du grade du coupable et du supérieur disciplinaire. Selon cet article, en cas d’infraction à la discipline militaire, une peine d’arrêt de rigueur pouvait être infligée par le supérieur hiérarchique militaire.
Le paragraphe 3 de l’article 21 de la loi no 1602 sur la Haute Cour administrative militaire disposait ce qui suit :
« Les actes du Président de la République, les actes du Conseil supérieur de l’armée, les actes pris en vertu de la loi no 1402 par les commandants de l’état de siège et les sanctions disciplinaires infligées par les supérieurs hiérarchiques pour infraction à la discipline militaire échappent à tout contrôle juridictionnel. »
La loi no 477 précisait en son article 38 les modalités de l’arrêt de rigueur :
« Un militaire frappé d’une sanction d’arrêt de rigueur exécute sa peine, si possible seul, dans une cellule. Il ne peut exercer ses fonctions. Il ne peut donner des ordres. »
Depuis l’entrée en vigueur de la loi no 6413 sur la discipline militaire, adoptée le 31 janvier 2013 et publiée au Journal officiel le 16 février 2013, l’arrêt de rigueur ne peut plus être infligé que dans deux cas, à savoir en temps de guerre et à bord des navires se trouvant en dehors des eaux territoriales. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante est née en 1969 et réside à Faro. Elle exerce la profession d’avocate.
À une date non précisée, l’administration fiscale procéda au contrôle de la comptabilité de la société d’avocats à laquelle elle appartient. Ayant relevé qu’elle ne s’était pas acquittée de la taxe sur la valeur ajoutée (« TVA ») concernant des honoraires perçus au cours des années 2005 et 2006, l’administration fiscale demanda à la requérante de présenter les relevés de son compte bancaire personnel, ce à quoi elle s’opposa en invoquant les secrets professionnel et bancaire.
Le parquet près le tribunal de Faro fut alors saisi de l’affaire. Il ouvrit une enquête à l’encontre de la requérante du chef de fraude fiscale (procédure interne no 1987/09.3 TAFAR).
Le 18 septembre 2009, la requérante fut mise en examen et entendue. Elle reconnut que les paiements de ses honoraires étaient faits sur son compte bancaire personnel et non sur le compte de la société d’avocats. Elle refusa toutefois de produire les extraits de compte bancaires réclamés au motif qu’elle était tenue au secret professionnel. Elle invoqua aussi le secret bancaire.
Par une requête du 30 octobre 2009, le ministère public demanda au juge d’instruction criminelle d’ouvrir un incident de procédure visant la levée du secret professionnel (incidente de quebra do segredo profissional), conformément à l’article 135 § 3 du code de procédure pénale (« CPP »). À l’appui de sa demande, il releva que :
- le secret professionnel pouvait être en l’espèce atteint étant donné qu’il apparaissait que différents transferts d’argent sur le compte personnel de la requérante avait été faits par des clients ;
- le secret bancaire était également en cause eu égard à l’article 78 §§ 1 et 2 du régime général des établissements de crédit et des sociétés financières ;
- qu’avant de s’adresser aux établissements bancaires, il était nécessaire de lever le secret professionnel auquel la requérante était liée du fait de sa profession d’avocate ;
- que la nécessité d’administrer la justice primait sur le devoir de préserver le secret professionnel, soulignant que la procédure en cours concernait la requérante et non pas ses clients.
Par une ordonnance du 6 novembre 2009, le juge d’instruction reconnut que l’invocation des secrets professionnel et bancaire était légitime. Il s’exprima comme suit :
« (...) l’enquête ne pourra avancer et la vérité matérielle ne pourra être obtenue qu’après la consultation des comptes bancaires de l’accusée étant donné qu’elle y aurait déposé les montants supposément payés à titre d’honoraires. Or, celle-ci n’a pas donné son accord à la levée du secret bancaire.
(...)
« Compte tenu que le secret professionnel n’est pas absolu et ne peut empêcher l’administration de la justice et la découverte de la vérité matérielle, nous estimons que ces valeurs sont supérieures à celles que le secret professionnel de l’avocat ou de la banque vise protéger. Partant, il doit être levé »
Le juge d’instruction demanda donc à la cour d’appel d’Évora d’autoriser la levée des secrets professionnel et bancaire et, par conséquent, l’accès aux comptes bancaires de la requérante, conformément à l’article 135 § 3 du CPP.
Le 30 novembre 2009, la procureure adjointe près la cour d’appel d’Évora présenta un avis juridique défendant la levée du secret professionnel. Elle fit valoir que, dans la présente espèce, les besoins de l’enquête criminelle et, dès lors, de la bonne administration de la justice prévalaient sur l’intérêt de la requérante.
Le 12 janvier 2010, la section criminelle de la cour d’appel d’Évora prononça son arrêt. Elle estima que le refus de la requérante de donner accès à son compte bancaire personnel était légitime au vu des secrets professionnel et bancaire mais que l’intérêt public devait prévaloir sur l’intérêt privé. Elle s’exprima ainsi :
« (...)
Compte tenu des intérêts concurrents, à savoir les intérêts protégés par les règles du secret professionnel mentionnés et l’intérêt public dans l’enquête pénale, laquelle suppose l’obtention d’éléments et d’informations capables de fournir la preuve qui soutiendra, le cas échéant, l’accusation portant sur l’imputation criminelle, les premiers devront céder pour des raisons naturelles et fondées par rapport aux seconds.
Dans la présente espèce, les éléments recherchés se révèlent indispensables à l’enquête criminelle, comme l’a relevé la juge d’instruction en première instance et comme l’a souligné la procureure-adjointe près ce tribunal. C’est pourquoi nous concluons qu’en l’espèce, l’intérêt public devra prévaloir sur l’intérêt privé aux fins de l’effective et la bonne réalisation de la justice : la levée des devoirs de secret sont justifiés, dans le cas présent, eu égard à la pondération, exposée ci-dessus, des intérêts en conflit.
(...) »
Faisant droit à la prétention du ministère public, en application de l’article 135 § 3 du CPP, la cour d’appel ordonna la levée du secret professionnel et du secret bancaire, demandant à la Banque du Portugal d’identifier tous les comptes bancaires détenus par la requérante en 2005 et en 2006, afin que les opérations effectuées sur ces comptes soient portées à la connaissance du parquet.
Le 9 février 2010, la requérante attaqua l’arrêt de la cour d’appel d’Évora devant la Cour suprême en dénonçant l’incompétence de la section criminelle de la cour d’appel pour statuer sur la question soulevée et l’absence de consultation de l’Ordre des avocats au cours de la procédure, en violation de l’article 135 § 4 du CPP et de l’article 87 du statut de l’Ordre des avocats.
Le 9 juin 2010, le Conseil du district de Faro de l’Ordre des avocats rejeta une demande qui avait été soumise par la requérante en vue d’être déliée du secret professionnel concernant les opérations effectuées sur son compte bancaire en 2006 dans le cadre de la procédure pénale ouverte contre elle. Il estima que la demande n’était pas suffisamment étayée, la requérante n’ayant pas spécifié si les opérations bancaires en cause concernaient des virements bancaires ordonnés ou effectués par des clients et si la révélation de ces informations était indispensable à la défense de ses droits ou ceux de ses clients.
Le 23 février 2010, le ministère public présenta son mémoire défendant l’irrecevabilité du recours formé par la requérante devant la Cour suprême.
Par un arrêt du 2 juin 2010, la Cour suprême déclara le pourvoi de la requérante irrecevable au motif que les conditions prévues à l’article 432 du CPP n’étaient pas remplies. Elle estima qu’en l’espèce, on ne pouvait considérer que la cour d’appel avait statué en première instance dans la mesure où l’incident de levée des secrets professionnel et bancaire avait été ouvert au cours de l’enquête par le parquet près le tribunal de Faro qui avait renvoyé la question à l’autorité judiciaire compétente, soit le « juge de première instance ». En outre, elle considéra que l’arrêt de la cour d’appel portait sur une question procédurale et non sur le fond de l’affaire, ne mettant ainsi pas un terme à l’objet de la procédure tel que stipulé par l’article 400 § 1 lettre c) du CPP. En l’occurrence, la Cour suprême s’exprima ainsi :
« (...) en l’espèce, il s’agit d’une décision qui devra (...) être considérée comme équivalente à une décision prononcée dans le cadre d’un appel.
En effet (...) consécutivement à l’incident soulevé par le ministère public en raison du refus de l’accusée (arguida) d’autoriser les institutions bancaires où celle-ci détient des comptes (personnels) courants à fournir les informations à ce sujet, le juge de première instance a pris une position expresse sur la légitimité du refus de la requérante, ayant considéré que la levée des secrets professionnel et bancaire s’imposait, position que la cour d’appel viendra également confirmer.
Dès lors, la décision attaquée ne pouvait pas faire l’objet d’un recours.
(...). »
Par une ordonnance du 29 juillet 2011, le parquet près le tribunal de Faro classa la procédure pénale ouverte contre la requérante pour fraude fiscale sans suite. La requérante expose néanmoins qu’elle a fait l’objet d’un redressement fiscal.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le code de procédure pénale
Au moment des faits, les dispositions pertinentes du code de procédure pénale se lisaient ainsi :
Article 135
Secret professionnel
« 1. Les ministres religieux ou de confession religieuse, les avocats, médecins, journalistes et membres d’établissements de crédit et toute autre personne pouvant ou devant garder le secret professionnel conformément à la loi peuvent refuser de déposer sur les faits couverts par celui-ci.
Lorsqu’il existe des doutes fondés sur la légitimité de l’excuse (escusa), l’autorité judiciaire devant laquelle l’incident est survenu procède aux vérifications nécessaires. Si, après celles-ci, elle conclut que l’excuse n’est pas légitime, elle ordonne ou demande au tribunal d’ordonner la déposition.
Le tribunal supérieur à celui où l’incident est survenu (...) peut décider de la déposition en violation du secret professionnel si celui-ci est nécessaire, suivant le principe de l’intérêt prépondérant, notamment si la déposition est indispensable à la découverte de la vérité, la gravité du crime (...). L’intervention [du tribunal supérieur] est requise par le juge, d’office ou sur demande.
Dans les cas prévus aux alinéas 2 et 3, la décision de l’autorité judiciaire ou du tribunal est prise après que l’organisme représentatif de la profession relative au secret professionnel en cause ait été entendu, aux termes et avec les effets prévus dans la législation applicable à cet organisme.
Ce qui est prévu aux alinéas 3 et 4 ne s’applique pas au secret religieux. »
Article 400
Décisions ne pouvant faire l’objet d’un recours
« 1. Il n’est pas possible de faire appel :
(...)
b) Des arrêts prononcés en appel par les cours d’appel ne se prononçant pas, au final, sur le fond de l’affaire ;
(...) »
Article 432
Recours devant la Cour suprême
« 1. Il est possible de faire appel devant la Cour suprême :
a) Des décisions des cours d’appel prononcées en première instance ;
b) Des décisions attaquables (recorríveis) ayant été prononcées par les cours d’appel, dans le cadre d’un recours, aux termes de l’article 400 ;
(...). »
B. Le code pénal
Au moment des faits, l’article 195 du code pénal était libellé comme suit :
« Quiconque, sans autorisation, révèle le secret d’autrui dont il a eu connaissance en raison de son état, mission, emploi, profession ou art est puni d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à un an ou d’une peine d’amende pouvant aller jusqu’à 240 jours. »
C. La loi générale fiscale
L’article 63 de la loi générale fiscale (décret-loi no 398/98 du 17 décembre 1998, dans sa rédaction issue de la loi no 55-B/2004 du 30 décembre 2004) dispose :
« 1. Les organes compétents peuvent, aux termes de la loi, mener toutes les opérations nécessaires à la détermination de la situation fiscale des contribuables (...).
L’accès à une information protégée par le secret professionnel, bancaire ou tout autre devoir de garder le secret, légalement établi, dépend d’une autorisation judiciaire, conformément à la loi applicable hormis dans les cas où la loi admet la dérogation au devoir de secret bancaire par l’administration fiscale indépendamment de cette autorisation.
(...)
L’absence de coopération dans la réalisation des opérations prévues au numéro 1 ne sera légitime que lorsque celles-ci impliquent :
(...)
b) La consultation d’éléments protégés par le secret professionnel, bancaire ou tout autre devoir de garder le secret légalement établi, sauf en cas d’autorisation du titulaire ou de dérogation au devoir de secret bancaire par l’administration fiscale légalement admis ;
(...)
En cas d’opposition du contribuable fondée sur l’une des circonstances indiquées au numéro précédent, l’opération ne peut qu’être réalisée que sur autorisation donnée par un tribunal du ressort compétent faisant suite à une demande fondée de l’administration fiscale (...) »
D. Sur les secrets professionnel et bancaire
Le statut de l’Ordre des avocats
L’article 87 du statut de l’Ordre des avocats (Estatuto da Ordem dos Advogados), approuvé par la loi no 15/2005 du 26 janvier 2005, dispose :
« 1. L’avocat est tenu au secret professionnel concernant tous les faits dont il a connaissance en vertu de ses fonctions et la prestation de ses services (...).
(...)
L’avocat peut révéler des faits couverts par le secret professionnel, à condition que cela soit absolument nécessaire à la défense de la dignité, des droits et des intérêts légitimes de l’avocat, du client ou de ses représentants, avec l’autorisation du président du Conseil de l’Ordre du district respectif, avec la possibilité d’un recours devant le bâtonnier, aux termes prévus dans le règlement respectif. »
(...) »
Le régime général des établissements de crédit et des sociétés financières
Les dispositions pertinentes du régime général des établissements de crédit et des sociétés financières (décret-loi no 298/92 du 31 décembre 1992) sont les suivantes :
Article 78
Devoir de secret bancaire
« 1. Les membres des organes d’administration ou de fiscalisation des établissements de crédit, ses employés, mandataires, commis et autres personnes leur prêtant services à titre permanent ou occasionnel ne peuvent révéler ou utiliser les informations sur des faits ou des éléments relatifs à la vie de l’institution ou aux relations de celle-ci avec ses clients dont ils ont eu connaissance exclusivement en raison de l’exercice de leurs fonctions ou de la prestation de leurs services.
Le secret couvre notamment les noms des clients, les comptes de dépôts et ses mouvements et autres opérations bancaires
(...) »
Article 79
Exceptions au devoir de secret
« 1. Les faits ou les éléments relatifs aux relations du client avec l’établissement peuvent être révélés sur autorisation du client, transmise à l’établissement.
En dehors de ce qui est prévu au numéro précédent, les faits et les éléments couverts par le devoir de secret ne peuvent être révélés que dans les situations suivantes :
(...)
d) En application de ce qui est prévu dans la loi pénale et de procédure pénale ;
(...). »
La jurisprudence interne sur l’article 135 du code de procédure pénale
a) La jurisprudence du Tribunal constitutionnel
Dans son arrêt no 589/2005 du 2 novembre 2005, le Tribunal constitutionnel a considéré que dans l’examen de l’incident de procédure visant la levée du secret professionnel ouvert au cours d’une enquête pénale, le tribunal d’instruction criminelle se limitait à vérifier le caractère légitime de l’invocation du secret professionnel pour, ensuite, renvoyer d’office la question devant la cour d’appel afin qu’elle autorise la levée du secret professionnel. Il en conclut que la cour d’appel intervenait de cette façon comme juridiction de première instance.
b) La jurisprudence de la Cour suprême
Dans un arrêt du 12 juillet 2005 (procédure interne no 05B1901), la Cour suprême a jugé qu’il n’est pas possible de faire appel d’un arrêt d’une cour d’appel ayant connu d’un incident de procédure concernant la dispense du secret bancaire dans le cadre d’une procédure pénale en application de l’article 135 §§ 2 et 3 du code de procédure pénale.
Dans un arrêt du 21 avril 2005 (procédure interne no 05P1300), la Cour suprême a considéré que la levée du secret professionnel impose une prudente pondération des valeurs concurrentes afin de déterminer si le secret professionnel doit ou non céder devant d’autres intérêts, l’intervention d’une autorité judiciaire est donc nécessaire. Elle a également entendu que l’avis de l’organisme professionnel prévu par l’article 135 § 5 du CPP ne liait que ses membres et non pas les tribunaux appelés à statuer sur un incident de levée du secret professionnel.
Dans son arrêt de fixation de jurisprudence no 2/2008 du 13 février 2008 (procédure interne no 894/07-9), la Cour suprême a considéré :
- qu’une institution bancaire ne peut refuser légitimement de produire les informations relatives à un compte bancaire demandées dans le cadre d’une procédure pénale que sur le fondement du secret bancaire ;
- que si le refus n’est pas considéré légitime par le tribunal, celui-ci ordonne la production des informations demandées conformément à l’article 135 § 2 du CPP ;
- que si le refus est considéré légitime, le tribunal immédiatement supérieur à celui où l’incident s’est produit décide sur la levée du secret, conformément à l’article 135 § 3 du CPP.
Dans un arrêt du 27 mai 2008 (procédure interne no 07B4673), s’agissant d’une affaire où la levée du secret professionnel concernait un avocat, la Cour suprême a estimé que l’avis de l’Ordre des avocats prévu par l’article 135 § 5 du CPP avait une valeur informative comme toute expertise et pouvait, ainsi, être librement apprécié par l’autorité judiciaire.
Dans un arrêt du 9 février 2011 (procédure interne no 12153/09.8TDPRT-A.P1.S1), la Cour suprême tira les conclusions suivantes :
- lorsque le secret est invoqué, l’autorité judiciaire doit décider si celui-ci est légitime ou non. Si elle conclut que l’excuse n’est pas légitime, elle ordonne que l’information réclamée soit donnée. Si elle estime que l’excuse est légitime, soit elle accepte le maintien du secret, soit elle renvoie la question devant le tribunal supérieur afin qu’il statue sur la question.
- la levée du secret est nécessairement de la compétence d’un tribunal supérieur, celui-ci est donc l’organe judiciaire qui décide l’incident de levée du secret dans les situations où l’excuse est légitime.
- étant donné qu’il s’agit d’une décision rendue en première instance, elle peut être attaquée dans le cadre d’un recours conformément à l’article 432 § 1 a) du CPP.
c) La jurisprudence des cours d’appel
Dans un arrêt du 28 novembre 2007 (procédure interne no 645352) concernant la levée du secret professionnel d’un avocat poursuivi dans le cadre d’une procédure pénale, la cour d’appel de Porto a jugé que l’article 135 ne s’appliquait qu’aux personnes appelées à témoigner et non aux accusés.
Dans un arrêt du 9 juillet 2008 (procédure interne no 4870/08), la cour d’appel de Lisbonne a rappelé que l’article 135 du CPP ne s’appliquait pas à l’avocat accusé dans le cadre d’une procédure pénale pour les raisons suivantes :
- comme tout accusé, il a le droit de garder le silence ;
- s’il désire dévoiler des informations couvertes par le secret professionnel, il doit saisir l’Ordre des avocats afin d’être autorisé à le faire, comme le prévoit l’article 87 § 4 du Statut de l’Ordre des avocats.
Dans un arrêt du 29 septembre 2008, la cour d’appel de Lisbonne a considéré que le tribunal décidant l’incident de levée du secret professionnel n’était pas lié par l’avis émis par l’Ordre des avocats en application de l’article 135 § 4 du CPP.
Dans un arrêt du 26 novembre 2009 (procédure interne no 907/07.7TBBCL.G1), la cour d’appel de Guimarães a exposé ce qui suit :
- s’il est constaté que le refus d’une institution bancaire de produire des informations réclamées par un tribunal est légitime, parce qu’elles sont couvertes par le secret bancaire, seule la levée de celui-ci peut l’obliger à le faire.
- la levée du secret professionnel impose une pondération des intérêts en jeu par un tribunal supérieur devant être requise par le juge de première instance, d’office ou sur demande.
- la décision d’un tribunal de première instance qui, après avoir conclu à la légitimité du refus, estime que le devoir de secret doit être rompu et ordonne la production d’une information à une institution bancaire est nulle au motif qu’elle viole les règles de compétence. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1974 et réside à Bacău. Il est avocat de profession.
A. L’enregistrement des conversations du requérant
C.I., sa sœur, M.T.O., et le compagnon de cette dernière, M.G.T., étaient associés de la société commerciale M. (« la société M. »), administrée par M.T.O. Le 1er septembre 2004, la société M. fut frappée d’interdiction bancaire. M.T.O. et M.G.T. s’enfuirent alors de la ville de Bacău.
À partir du 2 septembre 2004, la police de Bacău fut saisie de plusieurs plaintes pénales contre la société M. du chef de tromperie.
Le 3 septembre 2004, M.T.O. et M.G.T., qui se trouvaient toujours en fuite, signèrent des pouvoirs en faveur de C.I. pour la vente de deux immeubles.
Le parquet près le tribunal départemental de Bacău (« le parquet ») entama des poursuites pénales contre M.T.O. et M.G.T. du chef de tromperie. C.I. mandata le requérant pour défendre, le cas échéant, ses intérêts.
Par un jugement interlocutoire du 24 septembre 2004, se fondant sur les articles 912 à 915 du code de procédure pénale (« le CPP »), le tribunal départemental de Bacău (« le tribunal départemental ») autorisa le ministère public à intercepter et à enregistrer les conversations téléphoniques de M.T.O., M.G.T. et C.I., pour une durée de trente jours, à partir du 27 septembre 2004.
Il ressort du réquisitoire du 14 avril 2005 portant renvoi en jugement de M.T.O. et M.G.T. (paragraphe 19 ci-dessous) que la mise sur écoute de C.I. était nécessaire pour localiser les personnes mises en cause.
Se fondant sur l’autorisation susmentionnée, du 27 septembre au 27 octobre 2004, le département d’investigation des fraudes auprès de la police de Bacău intercepta et enregistra les conversations de C.I., dont douze tenues entre celle-ci et le requérant. Le contenu de ces enregistrements fut transcrit sur un support papier, lequel comportait également le nom du requérant, sa profession d’avocat et son numéro de téléphone portable.
Le 27 octobre 2004, M.T.O. et M.G.T. furent retrouvés par la police et placés en détention provisoire. Le requérant fut désigné par M.G.T. pour le représenter dans la procédure relative à son placement en détention provisoire et dans la procédure pénale.
B. La certification des enregistrements
Le 17 mars 2005, le ministère public dressa un procès-verbal par lequel il mettait à la disposition du tribunal départemental le support magnétique et les transcriptions des enregistrements effectués sur le fondement de l’autorisation du 24 septembre 2004. Il nota que ces enregistrements avaient été réalisés dans le cadre des poursuites pénales ouvertes contre M.T.O. et M.G.T.
Se fondant sur l’article 913 du CPP, le ministère public demanda au tribunal départemental de certifier les enregistrements des conversations téléphoniques de C.I. Cette dernière fut citée à comparaître le 21 mars 2005 devant le tribunal départemental. Interrogée par le tribunal, elle déclara que les enregistrements en cause concernaient ses conversations avec sa famille et ses amis.
Par un jugement interlocutoire rendu le 21 mars 2005 en chambre du conseil, le tribunal départemental fit droit à la demande du parquet, jugea que les enregistrements réalisés étaient utiles pour l’affaire et ordonna la mise sous scellés des transcriptions et du support magnétique au greffe du tribunal.
Le requérant, agissant en son nom propre, et non en tant que représentant de C.I., et cette dernière formèrent des pourvois en recours contre le jugement interlocutoire du 21 mars 2005. Le requérant, après avoir indiqué que la loi interne ne prévoyait pas un recours spécifique contre le jugement de certification, demanda à la cour d’appel de déclarer son recours recevable sur le fondement de l’article 13 de la Convention. Il soutint que, par le jugement contesté, le tribunal avait certifié des enregistrements de conversations qu’il avait eues avec C.I. alors qu’il n’avait pas été cité à comparaître dans la procédure et que ces conversations avaient un caractère professionnel. Citant l’article 913 alinéas 2 et 7 du CPP, il indiqua que les conversations professionnelles entre un avocat et son client ne pouvaient être ni mentionnées dans le procès-verbal de transcription, ni utilisées comme moyen de preuve dans la procédure pénale. Il souligna enfin que la mise sur écoute du téléphone de C.I. n’était pas justifiée par un intérêt légitime étant donné que C.I. ne faisait pas l’objet de poursuites pénales, et il demanda à la cour d’appel d’ordonner la destruction des transcriptions des enregistrements de ses conversations avec sa cliente.
L’audience en recours eut lieu le 5 avril 2005 devant la cour d’appel de Bacău. Dans ses conclusions orales, le requérant ajouta que la pratique des juridictions nationales en la matière était d’ordonner la destruction des enregistrements des conversations entre l’avocat et son client. Il versa en ce sens au dossier une décision du 29 mars 2005 du tribunal départemental de Bacău ordonnant la destruction des enregistrements de conversations entre un avocat et son client inculpé dans un procès pénal.
Par un arrêt définitif du 5 avril 2005 rendu en chambre du conseil, la cour d’appel de Bacău déclara le recours du requérant irrecevable, au motif que le CPP ne prévoyait pas de voie de recours contre les jugements de certification d’enregistrements.
C. La procédure pénale contre M.T.O. et M.G.T.
Par un réquisitoire du 14 avril 2005, la direction d’investigation des infractions liées au crime organisé et au terrorisme du parquet de Bacău ordonna le renvoi en jugement de M.T.O. et M.G.T. pour plusieurs chefs, dont celui de tromperie. Le réquisitoire mentionna comme preuves les enregistrements des conversations téléphoniques de C.I. certifiés par le jugement avant dire droit du tribunal départemental du 21 mars 2005.
Le requérant fut choisi par M.G.T. et M.T.O. pour les représenter dans la procédure pénale.
Par un jugement du 18 avril 2007, le tribunal départemental condamna chacun des inculpés à une peine de dix ans de prison. Sur appel des inculpés, par un arrêt du 27 novembre 2008, la cour d’appel de Bacău confirma le jugement rendu en première instance quant à la peine de prison infligée. Aucun recours n’ayant été exercé, cet arrêt devint définitif.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les articles pertinents en l’espèce du CPP régissant l’enregistrement des conversations téléphoniques étaient ainsi libellés à l’époque des faits :
Article 911 – Sur les conditions d’interception et d’enregistrement des conversations et des communications et les cas où cela peut être autorisé
« (1) S’il y a des données ou des indices convaincants de la préparation ou de la commission d’une infraction pour laquelle des poursuites pénales ont lieu d’office et si l’interception est utile pour découvrir la vérité, les enregistrements de communications sur bande magnétique s’effectuent sur autorisation motivée du tribunal, à la demande du procureur, dans les cas et conditions prévus par la loi. L’autorisation est délivrée en chambre du conseil par le président du tribunal qui serait compétent pour trancher l’affaire en premier ressort. L’interception et l’enregistrement de communications s’imposent pour découvrir la vérité lorsque l’identification de l’auteur ou l’établissement des faits ne peuvent être réalisés par d’autres moyens.
(2) L’interception et l’enregistrement de conversations et communications peuvent être autorisés dans le cas d’infractions contre la sûreté nationale prévues par le code pénal et par d’autres lois spéciales, ainsi que dans les cas de trafic de stupéfiants, d’armes ou de personnes, d’actes de terrorisme, de blanchiment d’argent, de fabrication de fausse monnaie, ou d’infractions prévues par la loi no 78/2000 sur la prévention, la découverte et la sanction de faits de corruption, ou bien dans le cas d’autres infractions graves qui ne peuvent pas être révélées ou dont les auteurs ne peuvent pas être identifiés par d’autres moyens, ou encore dans le cas d’infractions commises au moyen de communications téléphoniques ou par d’autres moyens de télécommunication.
(3) L’autorisation est délivrée pour la durée nécessaire à l’enregistrement et au maximum pour trente jours.
(...)
(7) L’autorisation d’interception et d’enregistrement des conversations et des communications est donnée par une décision avant dire droit motivée indiquant : les indices concrets et les faits qui justifient l’interception et l’enregistrement des conversations et des communications ; les raisons pour lesquelles ces mesures sont indispensables à la découverte de la vérité ; la personne concernée, le moyen de communication ou le lieu mis sous surveillance ; la période pour laquelle l’interception et l’enregistrement sont autorisés. »
Article 912 – Les organes qui effectuent l’interception et l’enregistrement
« (1) Le procureur procède personnellement aux interceptions et aux enregistrements prévus à l’article 911 ou peut ordonner que ces mesures soient effectuées par les organes chargés de l’enquête pénale. Le personnel appelé à apporter le concours technique nécessaire pour les interceptions et les enregistrements est tenu de garder le secret sur les opérations, faute de quoi il sera puni sur le fondement du code pénal.
(...)
(4) Le tribunal ordonne que les personnes dont les conversations et communications ont été interceptées et enregistrées soient informées par écrit, avant la clôture des poursuites pénales, des dates auxquelles les interceptions et les enregistrements ont été effectués. »
Article 913 – La certification des enregistrements
« (1) Le procureur ou l’organe chargé de l’enquête pénale dresse un procès-verbal sur le déroulement des interceptions et des enregistrements prévus à l’article 911-2, en y faisant figurer : l’autorisation donnée par le tribunal, le ou les numéros des postes téléphoniques entre lesquels les conversations ont eu lieu, le nom des personnes qui ont participé aux conversations, s’il est connu, la date et l’heure de chaque conversation et le numéro de référence de la bande magnétique ou de tout autre support contenant l’enregistrement.
(2) Les conversations enregistrées sont transcrites intégralement par écrit et annexées au procès-verbal, avec un certificat attestant leur authenticité délivré par l’organe chargé de l’enquête pénale, vérifié et contresigné par le procureur qui effectue ou qui supervise les poursuites pénales. (...) Le procès-verbal est annexé à la bande magnétique ou à tout autre support qui contient l’enregistrement, scellé par l’organe chargé des poursuites pénales.
(3) La bande magnétique des enregistrements, leur transcription écrite et le procèsverbal sont remis au tribunal, qui, après avoir entendu le procureur et les parties, décide, parmi les informations recueillies, lesquelles sont nécessaires pour l’examen de l’affaire et dresse un procès-verbal en ce sens. Les conversations contenant des secrets d’État ou professionnels ne sont pas mentionnées dans le procès-verbal (...)
(4) La bande magnétique des enregistrements, leur transcription écrite et le procèsverbal sont gardés au greffe du tribunal, dans des emplacements spécialement prévus, sous pli scellé.
(5) Le tribunal peut autoriser, sur demande motivée de l’inculpé, de la partie civile ou de leurs avocats [respectifs], la consultation des enregistrements et de leur transcription qui sont déposés au greffe et ne sont pas consignés dans le procès-verbal.
(6) Le tribunal ordonne la destruction de tous les enregistrements qui n’ont pas été utilisés comme moyens de preuve en l’affaire. Les autres enregistrements sont gardés jusqu’à l’archivage du dossier.
(7) L’enregistrement des conversations entre un avocat et un justiciable ne peut pas être utilisé comme moyen de preuve. »
Article 916 – La vérification des moyens de preuve
« (1) Les moyens de preuve susmentionnés peuvent être soumis à une expertise technique à la demande du procureur, des parties ou d’office.
(2) Les enregistrements (...) présentés par les parties peuvent servir de moyen de preuve s’ils ne sont pas interdits pas la loi »
Le requérant a versé au dossier un arrêt définitif du 29 mars 2005 du tribunal départemental de Bacău ordonnant la destruction des enregistrements de conversations entre un avocat et son client inculpé dans un procès pénal.
Les articles suivants du CPP, concernant les droits des parties dans une procédure pénale et également pertinents en l’espèce, étaient rédigés ainsi à l’époque des faits :
Article 64 – Les moyens de preuve
« (2) Les moyens de preuve illégalement obtenus ne peuvent pas être utilisés dans le cadre du procès pénal. »
Article 301 – Les droits du procureur et des parties au cours de l’instance
« (1) Au cours de l’instance, le procureur et chacune des parties peuvent formuler des demandes, soulever des exceptions et déposer des conclusions. »
Article 302 – La résolution des questions incidentes
« La juridiction est obligée de soumettre aux débats des parties les demandes et les exceptions mentionnées à l’article 301 (...) et de se prononcer sur ces aspects par un jugement avant dire droit motivé. »
Article 362 – Les personnes qui peuvent interjeter appel
« (1) Peuvent interjeter appel :
a) le procureur, pour ce qui est des volets pénal et civil (...) ;
b) l’inculpé, pour ce qui est des volets pénal et civil (...) ;
c) la partie lésée, pour ce qui est du volet pénal ;
d) la partie civile et la partie civilement responsable (...) ;
e) le témoin, l’expert, l’interprète et le défenseur, pour ce qui est des frais qui leur sont dus ;
f) toute personne dont les intérêts légitimes ont été lésés par une mesure ou un acte de la juridiction. »
Selon la doctrine, l’article 362 § 1 f) du CPP se référait aux personnes dont les intérêts avaient été atteints par les décisions avant dire droit ou l’arrêt rendu pendant le jugement au fond de l’affaire, à condition que des aspects liés au fond ne fussent pas mis en cause (Ion Neagu, Droit processuel pénal, éd. Global Lex, 2004, p. 199, et N. Jidovu, Droit processuel pénal, éd. C.H. Beck, 2007, p. 475).
Article 3852 – Les personnes qui peuvent faire un pourvoi en recours
« Peuvent former un pourvoi en recours les personnes indiquées à l’article 362 (...). »
La Constitution révisée le 31 octobre 2003 est ainsi rédigée dans sa partie pertinente en l’espèce :
Article 20 § 2
« (2) En cas de contradiction entre les pactes et traités concernant les droits fondamentaux de l’homme auxquels la Roumanie est partie et les lois internes, les dispositions internationales prévalent, sauf si la Constitution ou les lois internes contiennent des dispositions plus favorables. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérantes sont nées respectivement en 2006 et 1978 et résident à Cantanhede (Portugal).
La deuxième requérante est née au Mozambique. Elle y rencontra le sieur D., de nationalité sud-africaine et chypriote. De leur union naquit la première requérante le 6 novembre 2006, à Nelspruit, en Afrique du Sud.
En décembre 2007, la famille partit s’installer à Chypre.
Le 1er septembre 2009, avec l’accord de Monsieur D., la deuxième requérante partit en vacances avec l’enfant au Portugal, avec un retour à Chypre prévu pour le 15 septembre. Ce jour venu, la deuxième requérante informa son compagnon qu’elle avait décidé de rester au Portugal avec leur fille et qu’elle ne reviendrait pas à Chypre.
La deuxième requérante s’installa avec sa mère à Cantanhede, où elles établirent une activité commerciale. En novembre 2009, l’enfant fut inscrite dans une crèche collective.
Le 16 septembre 2009, le parquet près le tribunal de Cantanhede ouvrit une procédure visant à l’aménagement de l’exercice de l’autorité parentale (acção de regulação do exercício das responsabilidades parentais) à l’égard de l’enfant.
Le 21 septembre 2009, Monsieur D. saisit l’autorité centrale chypriote en vue d’obtenir le retour de sa fille à Chypre, en application de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (« la Convention de La Haye »).
Le 23 septembre 2009, l’autorité centrale chypriote demanda le retour de l’enfant à Chypre à son homologue portugaise.
À une date non précisée, la direction générale de la réinsertion sociale (Direcção-Geral de Reinserção Social), autorité centrale portugaise chargée de l’application de la Convention de La Haye, informa le tribunal de Cantanhede de la procédure qui avait été engagée par le père de l’enfant, demandant au tribunal de suspendre la procédure visant à l’aménagement de l’exercice de l’autorité parentale jusqu’à ce qu’une décision soit prise concernant le retour de cette dernière.
Par une ordonnance du 2 novembre 2009, le parquet près le tribunal aux affaires familiales (tribunal de família e menores) de Coimbra requit le retour de l’enfant vers Chypre au motif que celle-ci était retenue illicitement au Portugal. Cette ordonnance fut portée à la connaissance de la deuxième requérante et de Monsieur D.
Le 19 novembre 2009, la deuxième requérante présenta son mémoire en défense, exposant :
– que c’était à cause du mode de vie de son compagnon qu’ils avaient dû quitter le Mozambique pour s’installer à Chypre ;
– qu’elle demandait au tribunal de lui attribuer la garde de leur fille, arguant que celle-ci s’était bien adaptée au Portugal.
À l’appui de son mémoire, elle présenta divers documents et demanda au tribunal d’entendre sa mère comme témoin.
Dans un mémoire en date du 17 décembre 2009, Monsieur D. informa le tribunal :
– qu’il vivait en union de fait avec la deuxième requérante depuis seize ans ;
– que s’il avait autorisé le départ de sa fille, le 1er septembre 2009, c’était parce que sa mère s’était engagée à rentrer le 15 septembre 2009 ;
– qu’il avait perdu tout contact avec celle-ci depuis cette date.
À l’appui de son mémoire, il présenta divers documents et demanda au tribunal d’entendre deux témoins résidant à Chypre.
Le 5 janvier 2010, les services de la sécurité sociale (Segurança Social) remirent un rapport au tribunal aux affaires familiales de Coimbra concernant la situation de l’enfant au Portugal. Selon ce rapport, l’enfant était bien intégré dans son milieu familial et scolaire. Le rapport indiquait aussi que la deuxième requérante avait l’intention de fixer sa résidence au Portugal.
Le 6 janvier 2010, le tribunal entendit le témoin qui avait été présenté par la deuxième requérante. Il estima ne pouvoir entendre les témoins de Monsieur D., qui se trouvaient à Chypre, compte tenu de l’urgence de la procédure.
Le 14 janvier 2010, le tribunal rendit son jugement. Faisant droit à la demande du parquet, il considéra que le maintien de l’enfant au Portugal était illicite au regard de l’article 3 b) de la Convention de La Haye dans la mesure où l’autorité parentale était auparavant exercée conjointement par la requérante et son compagnon, ce dernier ayant manifesté son opposition à l’installation de l’enfant au Portugal le 15 septembre 2009. Notant que la rétention illicite datait de moins d’un an et considérant qu’aucune des exceptions stipulées aux articles 12 et 13 de la Convention ne trouvait à s’appliquer, le tribunal ordonna le retour de l’enfant à Chypre, son pays de résidence habituelle. Il écarta en outre comme non pertinentes les allégations de la deuxième requérante quant aux difficultés d’intégration à Chypre, à la bonne adaptation de l’enfant au Portugal et au fait qu’elle soit sa principale personne de référence.
Le 5 février 2010, la deuxième requérante déposa un recours contre cette décision auprès de la cour d’appel de Coimbra, en se plaignant d’une mauvaise application de l’article 13, alinéa premier, lettre b) de la Convention de La Haye.
Elle contestait, tout d’abord, que l’on puisse considérer Chypre comme l’État de la résidence habituelle de l’enfant. Elle affirmait à ce sujet avoir toujours vécu au Mozambique et avoir été contrainte de s’installer à Chypre avec son compagnon parce que celui-ci faisait l’objet de poursuites judiciaires au Mozambique, comme l’avait indiqué le témoin entendu par le tribunal
En second lieu, elle exposait que son retour dans ce pays exposerait l’enfant à un danger psychique, moral et physique, estimant son père incapable de s’occuper d’elle et regrettant que le tribunal n’ait pas cherché à évaluer la situation socio-économique de celui-ci et sa capacité à prendre en charge l’enfant. Au soutien de cette argumentation, elle présentait un rapport établi le 2 février 2010 par un psychologue, et qui concluait qu’elle devait être considérée comme la personne de référence pour l’enfant et que la rupture de ce lien aurait des conséquences émotionnelles sur cette dernière.
Le 22 mars 2010, la deuxième requérante demanda au tribunal aux affaires familiales de Coimbra que soit versée au dossier de son recours devant la cour d’appel de Coimbra la copie d’un mandat d’arrêt émis le 11 mars 2010 par les autorités mozambicaines à l’encontre de Monsieur D. dans le cadre d’une enquête pour falsification.
La cour d’appel de Coimbra rendit son arrêt le 15 juin 2010. Dans ses motifs, elle écarta tout d’abord l’argument tiré de l’existence alléguée de poursuites judiciaires contre le père au Mozambique, au motif que ce moyen n’avait pas été considéré comme établi en fait dans le cadre de la procédure.
Elle confirma ensuite que l’enfant était retenue de façon illicite au Portugal par la deuxième requérante, étant donné que celle-ci avait décidé unilatéralement de ne pas retourner à Chypre alors que l’autorité parentale était exercée conjointement par les deux parents.
En revanche, elle jugea que l’affaire appelait l’application de l’article 13, alinéa premier, lettre b) de la Convention de La Haye, en considérant que le retour à Chypre serait d’une grande violence psychique pour l’enfant, compte tenu de son âge et étant donné qu’elle s’était bien intégrée au Portugal et qu’elle n’était plus en contact avec son père depuis plus de neuf mois. Elle observa en outre qu’il n’avait pas été démontré qu’en cas de retour, les autorités chypriotes garantiraient la protection de l’enfant à travers des mesures adéquates.
Par deux voix contre une, la cour d’appel annula ainsi le jugement du tribunal aux affaires familiales de Coimbra et ordonna que l’enfant ne soit pas renvoyée à Chypre.
Le parquet se pourvut en cassation devant la Cour suprême en soutenant que le dossier ne permettait pas d’établir que le père avait exercé de façon inadéquate son autorité parentale à l’égard de l’enfant et que, dès lors, le retour à Chypre l’exposerait à un danger physique ou psychique. À cet égard, le parquet regrettait qu’aucune information sur sa situation à Chypre, avant son déplacement, n’ait été sollicitée au cours de la procédure.
Par un arrêt du 14 avril 2011, la Cour suprême infirma l’arrêt de la cour d’appel de Coimbra. Elle estima que la situation concrète constituait une rétention illicite au sens de l’article 3 a) de la Convention de La Haye. La Cour suprême regretta que la recommandation figurant à l’article 13 concernant l’établissement de la situation sociale de l’enfant dans le pays de résidence habituelle n’ait pas été suivie au cours de la procédure. Elle jugea que les conditions factuelles permettant l’application de l’exception prévue à l’article 13, alinéa premier, lettre b) de la Convention de La Haye n’étaient pas remplies car il n’avait pas été prouvé :
« (...) de faits qui puissent attester de façon solide de l’existence d’un risque pour l’enfant ou le placer dans une situation intolérable. »
La Cour suprême ordonna donc l’annulation de l’arrêt de la cour d’appel de Coimbra et la confirmation du jugement qui avait été rendu par le tribunal aux affaires familiales de Coimbra.
Aux dernières informations reçues, lesquelles remontent au 16 mai 2014, l’enfant se trouve toujours au Portugal avec la deuxième requérante. Son lieu de résidence reste cependant inconnu des autorités nationales.
II. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
Les dispositions pertinentes de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, ratifiée par le Portugal le 29 septembre 1983, se lisent comme suit :
Article premier
« La présente Convention a pour objet :
a) d’assurer le retour immédiat des enfants déplacés ou retenus illicitement dans tout État contractant ;
b) de faire respecter effectivement dans les autres États contractants les droits de garde et de visite existant dans un État contractant. »
Article 2
« Les États contractants prennent toutes mesures appropriées pour assurer, dans les limites de leur territoire, la réalisation des objectifs de la Convention. À cet effet, ils doivent recourir à leurs procédures d’urgence. »
Article 3
« Le déplacement ou le non-retour d’un enfant est considéré comme illicite :
a) lorsqu’il a lieu en violation d’un droit de garde, attribué à une personne, une institution ou tout autre organisme, seul ou conjointement, par le droit de l’État dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour ; et
b) que ce droit était exercé de façon effective seul ou conjointement, au moment du déplacement ou du non-retour, ou l’eût été si de tels événements n’étaient survenus.
Le droit de garde visé en a) peut notamment résulter d’une attribution de plein droit, d’une décision judiciaire ou administrative, ou d’un accord en vigueur selon le droit de cet État. »
Article 6
« Chaque État contractant désigne une autorité centrale chargée de satisfaire aux obligations qui lui sont imposées par la Convention.
(...) »
Article 7
« Les Autorités centrales doivent coopérer entre elles et promouvoir une collaboration entre les autorités compétentes dans leurs États respectifs, pour assurer le retour immédiat des enfants et réaliser les autres objectifs de la présente Convention.
En particulier, soit directement, soit avec le concours de tout intermédiaire, elles doivent prendre toutes les mesures appropriées :
a) pour localiser un enfant déplacé ou retenu illicitement ;
b) pour prévenir de nouveaux dangers pour l’enfant ou des préjudices pour les parties concernées, en prenant ou faisant prendre des mesures provisoires ;
c) pour assurer la remise volontaire de l’enfant ou faciliter une solution amiable ;
d) pour échanger, si cela s’avère utile, des informations relatives à la situation sociale de l’enfant ;
e) pour fournir des informations générales concernant le droit de leur État relatives à l’application de la Convention ;
f) pour introduire ou favoriser l’ouverture d’une procédure judiciaire ou administrative, afin d’obtenir le retour de l’enfant et, le cas échéant, de permettre l’organisation ou l’exercice effectif du droit de visite ;
g) pour accorder ou faciliter, le cas échéant, l’obtention de l’assistance judiciaire et juridique, y compris la participation d’un avocat ;
h) pour assurer, sur le plan administratif, si nécessaire et opportun, le retour sans danger de l’enfant ;
i) pour se tenir mutuellement informées sur le fonctionnement de la Convention et, autant que possible, lever les obstacles éventuellement rencontrés lors de son application. »
Article 11
« Les autorités judiciaires ou administratives de tout État contractant doivent procéder d’urgence en vue du retour de l’enfant.
Lorsque l’autorité judiciaire ou administrative saisie n’a pas statué dans un délai de six semaines à partir de sa saisine, le demandeur ou l’Autorité centrale de l’État requis, de sa propre initiative ou sur requête de l’Autorité centrale de l’État requérant, peut demander une déclaration sur les raisons de ce retard (...) »
Article 12
« Lorsqu’un enfant a été déplacé ou retenu illicitement au sens de l’article 3 et qu’une période de moins d’un an s’est écoulée à partir du déplacement ou du nonretour au moment de l’introduction de la demande devant l’autorité judiciaire ou administrative de l’État contractant où se trouve l’enfant, l’autorité saisie ordonne son retour immédiat.
L’autorité judiciaire ou administrative, même saisie après l’expiration de la période d’un an prévue à l’alinéa précédent, doit aussi ordonner le retour de l’enfant, à moins qu’il ne soit établi que l’enfant s’est intégré dans son nouveau milieu.
Lorsque l’autorité judiciaire ou administrative de l’État requis a des raisons de croire que l’enfant a été emmené dans un autre État, elle peut suspendre la procédure ou rejeter la demande de retour de l’enfant. »
Article 13
« Nonobstant les dispositions de l’article précédent, l’autorité judiciaire ou administrative de l’État requis n’est pas tenue d’ordonner le retour de l’enfant, lorsque la personne, l’institution ou l’organisme qui s’oppose à son retour établit :
a) que la personne, l’institution ou l’organisme qui avait le soin de la personne de l’enfant n’exerçait pas effectivement le droit de garde à l’époque du déplacement ou du non-retour ou avait consenti ou a acquiescé postérieurement à ce déplacement ou à ce non-retour ; ou
b) qu’il existe un risque grave que le retour de l’enfant ne l’expose à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable.
L’autorité judiciaire ou administrative peut aussi refuser d’ordonner le retour de l’enfant si elle constate que celui-ci s’oppose à son retour et qu’il a atteint un âge et une maturité où il se révèle approprié de tenir compte de cette opinion.
Dans l’appréciation des circonstances visées dans cet article, les autorités judiciaires ou administratives doivent tenir compte des informations fournies par l’autorité centrale ou toute autre autorité compétente de l’État de la résidence habituelle de l’enfant sur sa situation sociale. »
Article 20
« Le retour de l’enfant conformément aux dispositions de l’article 12 peut être refusé quand il ne serait pas permis par les principes fondamentaux de l’État requis sur la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante est née en 1984 et réside à Sacile.
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
La requérante est la mère de trois enfants : R., P. et J., nés respectivement en 2005, 2006 et 2008.
À l’époque des faits, la requérante vivait avec le père des enfants, souffrait de dépression et suivait une thérapie pharmacologique.
En août 2009, les services sociaux informèrent le tribunal pour enfants de Rome (ci-après « le tribunal ») qu’à plusieurs reprises les enfants avaient été hospitalisés à la suite de l’ingestion accidentelle de médicaments et une procédure en urgence fut ouverte devant le tribunal. Par une décision du 11 août 2009, le tribunal ordonna l’éloignement des enfants de la famille et leur placement dans un institut et chargea les services sociaux d’élaborer un projet en faveur des enfants.
Le 20 octobre 2009, la requérante et le père des enfants furent entendus par le tribunal. Ils reconnurent qu’en raison de l’état de santé de la requérante et des effets secondaires des médicaments qu’elle prenait pour soigner sa dépression, ils avaient eu des difficultés à s’occuper des enfants. Ils affirmèrent, cependant, qu’ils pouvaient s’occuper de manière adéquate des enfants avec l’aide des services sociaux et du grand-père. La requérante indiqua qu’elle suivait une thérapie et que les effets secondaires initialement induits par les médicaments ne s’étaient plus manifestés. Les deux parents sollicitèrent la mise en place d’un projet de soutien élaboré par les services sociaux en vue de permettre le retour des enfants en famille.
Le 3 décembre 2009, la psychiatre déposa son rapport concernant la requérante. Il ressortait de ce dernier qu’elle suivait une thérapie pharmacologique, qu’elle était disposée à suivre une psychothérapie et à accepter l’aide des services sociaux et qu’elle avait un lien affectif très fort avec ses enfants.
À la même date, le Groupe de travail intégré sur les adoptions (« G.I.L. ») déposa son rapport. Il y indiquait que, malgré les difficultés familiales, les parents avaient réagi positivement, avaient participé aux rencontres organisées et étaient disposés à accepter le soutien des services sociaux. En conséquence de quoi, le G.I.L. proposait le retour des enfants chez leurs parents et la mise en place d’un projet de soutien à la famille.
Par une décision du 19 janvier 2010, le tribunal, compte tenu des rapports des experts ainsi que du fait que le grand-père paternel était disponible pour aider son fils et la requérante à s’occuper des enfants, ordonna le retour des enfants chez leurs parents.
Le 24 mars 2010, cependant, le projet de rapprochement parents-enfants fut interrompu et les enfants furent éloignés à nouveau de la famille, au motif que la requérante avait été hospitalisée en raison de l’aggravation de sa maladie, que le père avait quitté l’habitation familiale et que le grandpère était malade. Le tribunal établit alors pour les deux parents un droit de visite, fixé comme suit : pour la requérante, une heure tous les quinze jours ; pour le père des enfants, deux heures par semaine.
En mars 2010, le procureur demanda l’ouverture d’une procédure de déclaration d’adoptabilité des enfants.
Le 10 juin 2010, les parents furent entendus par le tribunal. La requérante affirma qu’elle était en train de se soigner, souligna que le père des enfants était disponible pour s’en occuper et que, par conséquent, ces derniers ne se trouvaient pas en situation d’abandon. Le père assurait que, même s’il travaillait, il pouvait s’occuper efficacement des enfants, avec l’aide de son père, et qu’il avait embauché une employée domestique pouvant l’aider.
En octobre 2010, le tribunal ordonna une expertise afin d’évaluer la capacité de la requérante et du père des enfants à exercer le rôle de parents. Le 13 janvier 2011, l’expert déposa son rapport, dont il ressortait :
- que le père ne présentait aucune pathologie psychiatrique, qu’il avait une personnalité fragile, mais qu’il était capable de prendre ses propres responsabilités ;
- que la requérante était atteinte de « trouble de la personnalité borderline interférant, de manière limitée, avec sa capacité de prendre des responsabilités liées à son rôle de mère » ;
- que les enfants étaient hyperactifs, et qu’une partie importante de cette symptomatologie pouvait être l’expression des difficultés familiales.
Dans ses conclusions, l’expert observa que les deux parents étaient disposés à accepter les interventions nécessaires afin d’améliorer leur rapport avec les enfants et il formula les propositions suivantes : le maintien du placement des enfants dans l’institut, la mise en place d’un parcours de rapprochement entre les parents et les enfants et l’intensification des rencontres. Il proposa également une nouvelle évaluation de la situation familiale après six mois.
Par une décision du 1er mars 2011, toutefois, le tribunal déclara les enfants adoptables et les rencontres entre les parents et les enfants furent interrompues.
Dans ses motifs, le tribunal considéra qu’une nouvelle évaluation de la situation familiale n’était pas nécessaire en l’espèce. Il souligna les difficultés des parents à exercer leur rôle parental, telles qu’indiquées par l’expert, et se référa aux déclarations de la directrice de l’institut, selon laquelle la requérante avait des « troubles mentaux graves », le père « n’était pas capable de démontrer son affection et se limitait à interagir avec les assistants sociaux de manière polémique » et les parents « n’étaient pas capables de donner aux enfants les attentions et les thérapies dont ils avaient besoin ». Compte tenu de ces éléments, le tribunal déclara l’adoptabilité des enfants.
La requérante et le père des enfants interjetèrent appel contre cette décision et demandèrent la suspension de l’exécution de celle-ci. Ils soutenaient :
– que le tribunal avait erronément déclaré l’adoptabilité en l’absence d’une « situation d’abandon », condition nécessaire aux termes de la loi no 184 de 1983 pour pouvoir déclarer l’adoptabilité ;
– que la déclaration d’adoptabilité devait seulement s’envisager comme extrema ratio et qu’en l’espèce, cela ne s’imposait pas puisque leurs difficultés familiales, liées notamment à la maladie de la requérante, avaient un caractère transitoire et pouvaient être surmontées avec le soutien des assistants sociaux.
Ils soulignèrent enfin que le tribunal n’avait pas pris en compte l’expertise de janvier 2011 ordonnant la mise en place d’un parcours de soutien et le rapprochement des enfants avec leurs parents.
En juillet 2011, le tribunal ordonna le placement de chacun des enfants dans une famille d’accueil différente.
Par une décision du 7 février 2012, la cour d’appel de Rome rejeta l’appel de la requérante et confirma l’adoptabilité.
La cour d’appel observa que les autorités compétentes avaient déployé les efforts nécessaires afin de garantir un soutien aux parents et préparer le retour des enfants dans leur famille. Toutefois, le projet n’avait pas abouti, ce qui démontrait l’incapacité des parents à exercer leur rôle parental ainsi que le manque de caractère transitoire de la situation. S’appuyant sur les conclusions des services sociaux, la cour d’appel souligna que la faillite du projet avait eu des conséquences négatives pour les enfants et que l’adoptabilité visait à sauvegarder leur intérêt à être accueillis dans une famille capable de prendre soin d’eux de manière adéquate, ce que leur famille d’origine n’était pas en mesure de faire en raison de l’état de santé de la mère et des difficultés du père. La cour d’appel nota qu’il y avait eu des évolutions positives de la situation, telle que la prise de conscience de la mère de ses problèmes de santé et sa volonté de suivre un parcours thérapeutique ainsi que les efforts du père pour trouver des ressources afin de s’occuper de ses enfants ou encore la disponibilité du grand-père pour aider son fils. Toutefois, selon la cour d’appel, ces éléments n’étaient pas suffisants aux fins de l’évaluation de la capacité des deux parents d’exercer leur rôle parental. Compte tenu de ces éléments et dans le but de sauvegarder l’intérêt des enfants, la cour d’appel concluait ainsi à la confirmation de l’adoptabilité.
La requérante et le père des enfants se pourvurent en cassation. Par un arrêt déposé au greffe le 22 janvier 2014, la Cour de cassation débouta la requérante de son pourvoi, considérant :
– que la cour d’appel avait correctement évalué l’existence d’une situation d’abandon moral des enfants et l’irréversibilité de l’incapacité des parents d’exercer leur rôle, compte tenu de la faillite du premier projet de soutien mis en place par les services sociaux ;
– que la déclaration d’adoptabilité avait dûment pris en compte l’intérêt des enfants à être accueillis dans une famille capable de s’en occuper efficacement.
En février 2014, la requérante demanda au tribunal pour enfants de Rome la révocation de la déclaration d’adoptabilité (sur le fondement de l’article 21 de la loi no 184 de 1983). À l’appui de sa demande, la requérante produisit divers documents médicaux attestant que son état de santé s’était entre-temps amélioré, et ce afin de prouver que les conditions prévues par l’article 8 de la loi no 184 de 1983 pour pouvoir déclarer l’adoptabilité avaient désormais disparu.
Par une décision du 14 mai 2014, le tribunal pour enfants de Rome rejeta la demande de la requérante.
L’issue de la procédure d’adoption des enfants n’est pas connue.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Le droit interne pertinent se trouve décrit dans les affaires Akinnibosun c. Italie, (no 9056/14, § 45, 16 juillet 2015) et Zhou c. Italie, (no 33773/11, §§ 24-26, 21 janvier 2014). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1959, 1964, 1938, 1945, 1953, 1958, 1955 et 1945 et ils résident tous à Timişoara, à l’exception de Mme Iezdici, qui réside à Variaş.
A. Les événements du 17 décembre 1989
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, relèvent du même contexte historique et concernent la même procédure interne que celle ayant fait l’objet des arrêts Şandru et autres c. Roumanie (no 22465/03, §§ 6-47, 8 décembre 2009) et Acatrinei et autres c. Roumanie (no 10425/09 et 71 autres requêtes, §§ 7-15, 26 mars 2013). Ils peuvent se résumer comme suit.
Les requérants sont des victimes ou des ayants droit de victimes de la répression armée des manifestations contre le régime totalitaire qui avaient débuté à Timişoara le 16 décembre 1989.
Le 17 décembre 1989, les époux de Mmes Ioţcovici et Balogh, Gheorghe Nuţu Ioţcovici et Pavel Balogh, la fille de Mme Iezdici, Slobodanca Ewinger, et la sœur de Mme Radu, Angela Elena Sava, furent tués lors de tirs d’armes à feu. Gheorghe Nuţu Ioţcovici fut tué à proximité de l’Opéra de Timişoara. L’arrêt du 15 octobre 2008 de la Haute Cour de cassation et de justice (« la HCCJ ») dénombre, au total, neuf personnes tuées et douze personnes blessées par balle à cet endroit. Pavel Balogh fut tué à Calea Sagului. Au total, il y eut quatre personnes tuées, le 17 décembre 1989, à cet endroit. Slobodanca Ewinger fut tuée à proximité du pont Decebal, où un nombre de quatre personnes furent tuées et vingtdeux autres blessées par balle, selon l’arrêt précité. Angela Elena Sava fut tuée sur les marches de la cathédrale de Timişoara. L’arrêt précité de la HCCJ dénombre, au total, douze morts et trente-quatre blessés à cet endroit. Les corps des victimes ne furent jamais rendus à leurs familles. D’après les requérants, les corps de leurs proches ont été, à leur insu, retirés par les militaires de la morgue peu après leur décès et transportés à Bucarest pour y être incinérés.
MM. Dobre, Tomesc, Prodan et Drăgulescu furent blessés lors de la même intervention armée contre les manifestants de Timişoara. M. Dobre fut blessé sur le boulevard du 23 Août (l’arrêt précité de la HCCJ dénombre, au total, sept autres personnes blessées à cet endroit). Il présentait une contusion cérébrale avec fracture de l’os occipital, selon l’attestation délivrée le 12 mars 2003 par l’institut médicolégal de Timişoara qui se référait à un rapport médicolégal de janvier 1990. Quant à MM. Tomesc, Prodan et Drăgulescu, ils furent tous les trois grièvement blessés par balle et nécessitèrent jusqu’à plusieurs mois de soins médicaux. M. Tomesc fut blessé par balle à Calea Girocului. L’arrêt précité de la HCCJ dénombre, au total, douze personnes tuées et vingt-cinq personnes blessées par balle à cet endroit. M. Prodan fut blessé par balle à Calea Lipovei où six personnes furent tuées et vingt-sept autres blessées par balle, selon l’arrêt précité. M. Drăgulescu fut blessé par balle à proximité de l’Opéra de Timişoara.
B. L’enquête pénale
En janvier 1990, après la chute du régime, le parquet militaire de Timişoara ouvrit d’office une enquête concernant la répression des manifestations en question. Il ressort des documents du dossier que tous les requérants de la présente affaire ont été identifiés au cours de l’enquête comme étant des victimes de la répression ou des ayants droit de victimes.
La condamnation pénale de deux généraux responsables
Par un réquisitoire du 30 décembre 1997, le parquet renvoya en jugement deux généraux, V.A.S. et M.C., accusés de meurtre et de tentative de meurtre, en tant que principaux responsables de l’organisation de la répression armée des manifestations antitotalitaires à Timişoara. Le réquisitoire indiquait qu’il était loisible aux victimes et aux ayants droit de se constituer parties civiles.
Deux cent trente-quatre personnes se constituèrent parties civiles devant la Cour suprême de justice, dont les six premiers requérants en l’espèce.
Par un arrêt du 15 juillet 1999 rendu par une formation de trois juges, la Cour suprême de justice déclara les accusés coupables de la mort de 72 personnes et des blessures infligées par différents moyens à 253 autres personnes, et les condamna à une peine de quinze ans de réclusion criminelle ainsi qu’au paiement, solidairement avec le ministère de la Défense, des dommages-intérêts alloués aux parties civiles. L’arrêt fut confirmé par un arrêt définitif du 25 février 2000 de la même cour statuant en formation de neuf juges.
Le 18 octobre 2000, le ministère de la Défense versa aux parties civiles les dommages-intérêts auxquels il avait été condamné solidairement avec les deux généraux susmentionnés.
Le 22 mars 2004, à la suite d’un recours en annulation formé par le procureur général de la Roumanie, la Cour suprême de justice cassa l’arrêt du 25 février 2000 et renvoya le dossier à une autre formation de juges de la même cour en vue d’un nouvel examen du fond de l’affaire.
Par un arrêt du 3 avril 2007, la HCCJ, anciennement Cour suprême de justice, condamna les deux généraux à une peine de quinze ans de réclusion criminelle de différents chefs dont le meurtre et la tentative de meurtre pour l’organisation et la coordination de la répression des manifestations à Timişoara. Elle les condamna également à verser aux parties civiles les mêmes sommes que celles octroyées aux victimes par le précédent jugement du 15 juillet 1999 et constata que ces sommes avaient déjà été versées par le ministère de la Défense.
Par un arrêt définitif rendu le 15 octobre 2008, dont le texte fut mis au net le 12 janvier 2009, la HCCJ confirma l’arrêt du 3 avril 2007. Cet arrêt concerne sept des huit requérants de la présente affaire, car il mentionne les victimes tuées par arme à feu, Gheorghe Nuţu Ioţcovici, Pavel Balogh, Slobodanca Ewinger et Angela Elena Sava, ainsi que trois des quatre requérants blessés, à savoir MM. Dobre, Tomesc et Prodan.
Selon cet arrêt du 15 octobre 2008, les inculpés avaient organisé et commandé la répression en respectant un mode opératoire propre aux actions de guerre, à savoir la collecte des informations, l’identification sur des cartes de l’emplacement des troupes et la vérification personnelle, sur le « champ de bataille », de l’enchaînement des opérations militaires. La HCCJ observa ensuite que les ennemis visés étaient des citoyens roumains qui manifestaient pacifiquement.
L’enquête pénale concernant le huitième requérant
M. Drăgulescu a indiqué dans son formulaire de requête posté le 16 juin 2009 que dix-huit ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait porté plainte en ce qui concernait sa blessure subie le 17 décembre 1989 et constatée par un certificat médicolégal du 30 janvier 1990. L’enquête à cet égard a fait l’objet du dossier no 363/P/1991, ainsi qu’il ressort de la lettre adressée le 5 août 1996 au requérant par le parquet militaire de Timişoara.
Le requérant n’a été informé ni de la suite de cette procédure ni des raisons pour lesquelles son affaire n’a pas été jointe à la procédure principale décrite à la section précédente.
C. Actions civiles formées par les deux derniers requérants
L’action entamée par le père de la victime Angela Elena Sava et continuée par la septième requérante
La famille de cette victime n’ayant pas été associée à la procédure décrite aux paragraphes 11 à 18 (ci-dessus), elle s’est vu délivrer une attestation datée du 17 janvier 2001 par le parquet militaire de Timişoara en relation avec le dossier no 363/P/1991, concernant le meurtre par arme à feu de Angela Elena Sava. C’est sur la base de ce document que le père de la victime, également père de la septième requérante, assigna en justice les généraux V.A.S. et M.C. par une action civile le 25 janvier 2001. Par cette action, il demandait des dommages-intérêts pour le décès de sa fille, Angela Elena Sava, tuée lors de la répression armée de décembre 1989.
Par un jugement du 23 mai 2001, le tribunal départemental de Timiş débouta M. Sava de ses prétentions.
Par une décision du 2 octobre 2001, la cour d’appel de Timişoara fit droit à l’appel de M. Sava et octroya à celui-ci, pour préjudice moral du fait du décès de sa fille, des dommages-intérêts d’un montant de 200 millions de lei roumains (ROL).
Les parties défenderesses formèrent un pourvoi en recours (recurs).
Le 29 octobre 2002, l’affaire fut ajournée en raison du recours en annulation formé dans la procédure pénale principale décrite aux paragraphes 11 à 18 ci-dessus.
M. Sava décéda le 29 septembre 2004.
La septième requérante, en sa qualité d’unique héritière de M. Sava, demanda à reprendre la procédure. Par un arrêt du 27 avril 2010, la HCCJ constata la péremption de l’instance relativement au pourvoi des parties défenderesses.
L’action entamée par le huitième requérant
Entre-temps, le 25 janvier 2001, le huitième requérant avait assigné en justice les généraux V.A.S. et M.C. par une action civile. Il demandait des dommages-intérêts en raison de la blessure qui lui avait été infligée lors de la répression armée de décembre 1989.
Par jugement du 19 avril 2002, le tribunal départemental de Timiş avait débouté le requérant de ses prétentions, au motif que les personnes qui l’avaient blessé n’avaient pas été identifiées et qu’il n’avait pas démontré que les auteurs de la blessure étaient subordonnés aux parties défenderesses.
Le requérant ne forma pas appel contre ce jugement.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
Les dispositions du droit et de la pratique internes pertinents en l’espèce sont résumées dans les arrêts Acatrinei et autres (précité, §§ 1617), Şandru et autres (précité, § 48) et Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie (nos 33810/07 et 18817/08, §§ 101-107, 24 mai 2011).
Le Comité contre la torture des Nations unies a émis l’Observation générale no 3 (2012) sur l’application par les États parties de l’article 14 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dont les parties pertinentes se lisent ainsi :
« 38. Les États parties à la Convention ont l’obligation de garantir que le droit à réparation soit effectif. Les facteurs susceptibles de faire obstacle à l’exercice du droit à réparation et d’empêcher la mise en œuvre effective de l’article 14 sont notamment: l’insuffisance de la législation nationale, la discrimination exercée dans l’accès aux mécanismes de plaintes et d’enquête et aux procédures de recours et de réparation; l’insuffisance des moyens mis en œuvre pour obtenir l’arrestation des auteurs de violation présumés, les lois sur le secret d’État, les règles de la preuve et les règles de procédure qui entravent la détermination du droit à réparation; la prescription, l’amnistie et l’immunité; le fait de ne pas assurer une aide juridictionnelle suffisante et des mesures de protection aux victimes et aux témoins; (...). En outre, la nonexécution par un État partie de jugements rendus par une juridiction nationale, internationale ou régionale ordonnant des mesures de réparation pour une victime de torture constitue un obstacle majeur à l’exercice du droit à réparation. (...) » | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1964 et en 1960. Ils résident à Ordu.
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
A. Le décès du fils des requérants et l’enquête pénale
Les requérants sont les parents de Muhammet Yılmaz, décédé à l’âge de 21 ans alors qu’il effectuait son service militaire obligatoire.
Le recensement du contingent dont le fils des requérants faisait partie eut lieu en 2008.
Le jeune homme se fit inscrire au bureau des appelés et fut soumis à la procédure habituelle d’examen médical préalable à toute incorporation, comprenant entre autres un examen psychologique.
Il fut considéré par les médecins comme apte à accomplir son service militaire.
À l’issue de sa formation militaire initiale, il fut affecté au poste de gendarmerie de Bitlis Yenice.
Le 9 septembre 2008, Muhammet Yılmaz et K.D., accompagnés d’un chien, se virent confier la garde de la tranchée ouverte no 5 du poste de gendarmerie de Doğruyol.
Entre 5 heures et 5 h 30, alors que K.D. ramenait le chien à sa niche, le bruit d’une explosion retentit dans la tranchée.
Croyant à une attaque, K.D. et d’autres soldats firent feu dans la direction de la déflagration jusqu’à ce que leur commandant leur eût donné l’ordre d’arrêter de tirer.
Muhammet Yılmaz fut découvert grièvement blessé par l’explosion d’une grenade qui se trouvait dans la tranchée.
Il fut transporté à l’hôpital. Le jour même, il y succomba à ses blessures.
Le parquet militaire de Van fut immédiatement informé et une enquête pénale fut ouverte d’office.
Le procureur entendit l’appelé K.D. Celui-ci déclara que, pendant leur garde, Muhammet Yılmaz lui avait raconté son mariage avec une femme de huit ans son aînée et les démêlés qui auraient surgi, en son absence, entre son épouse et ses parents.
K.D. ajouta qu’il avait été informé du suicide de son camarade après l’arrêt des tirs, à son retour dans la tranchée.
Le sergent B.B., qui était en faction au même poste de gendarmerie, déclara que Muhammet Yılmaz avait intégré la gendarmerie un mois auparavant. Il indiqua que, lors d’une conversation, Muhammet Yılmaz lui avait fait part de désaccords qui seraient apparus entre ses parents et sa femme et de difficultés financières dont celle-ci aurait souffert.
B.B. précisa que, dans la voiture qui l’emmenait à l’hôpital, Muhammet Yılmaz respirait encore, mais qu’il n’avait pas été en mesure de prononcer un seul mot.
Par la suite, les appelés R.E., M.A. et H.Ö. furent interrogés. Tous pensaient que Muhammet Yılmaz s’était donné la mort.
Le commandant A.Ö., également interrogé, déclara notamment ce qui suit :
« Le commandant du poste de gendarmerie de Yenice m’avait dit que Muhammet Yılmaz était un soldat qui avait des problèmes. Il avait ajouté que l’appelé avait des soucis familiaux et qu’il fallait le surveiller de près. Comme j’avais été averti, au début je ne lui ai pas demandé de faire des gardes. Je lui demandais seulement d’accomplir certaines tâches dans la journée. Au bout d’un certain temps, Muhammet Yılmaz est venu me demander d’être autorisé à monter la garde. Comme certains soldats étaient partis en congé et qu’il y avait un besoin, j’ai accepté et lui ai ordonné de prendre la garde pour la nuit. »
Conformément à la pratique habituelle, une enquête administrative fut diligentée sur l’ordre du commandant départemental de la gendarmerie pour faire la lumière sur l’incident et en tirer toutes les conclusions afin que semblable incident ne se reproduisît pas.
Dans son rapport sur l’incident, le commandant H.Y. indiquait :
« Il ressort des éléments de l’enquête administrative que l’appelé Muhammet Yılmaz s’est suicidé dans un moment où il était désemparé en raison de ses soucis familiaux. »
L’autopsie classique effectuée sous la direction du parquet de Bitlis permit d’établir que Muhammet Yılmaz, dont la main avait été presque arrachée, était décédé des suites de blessures et fractures multiples causées par un engin explosif. Par ailleurs, d’après le rapport rendu par l’institut médicolégal de Malatya, les analyses n’avaient révélé aucune trace d’alcool ou de stupéfiants dans le corps.
Le 15 décembre 2009, considérant qu’aucun élément ne permettait d’engager la responsabilité d’un tiers dans le décès de Muhammet Yılmaz, le procureur militaire rendit une ordonnance de non-lieu. Il y indiquait que Muhammet Yılmaz, profitant de l’absence de K.D., avait empoigné la grenade avec la main droite puis amorcé celle-ci pour se donner la mort. Il nota également que l’appelé avait été formé au maniement de ce type d’arme et qu’il avait intentionnellement amorcé la grenade dans l’intention de se suicider.
Pour prendre cette décision, le procureur se fonda notamment sur le rapport d’investigation sur les lieux de l’incident, le croquis de l’état des lieux, le rapport d’autopsie et les dépositions des témoins, selon lesquelles Muhammet Yılmaz avait des problèmes psychologiques liés à divers soucis familiaux et financiers.
À une date non précisée, cette décision fut notifiée aux requérants, qui avaient demandé à participer à l’enquête par l’intermédiaire de leur avocat.
Le 7 janvier 2010, par l’intermédiaire de leur avocat, les requérants formèrent opposition contre l’ordonnance de non-lieu.
Ils alléguaient que l’enquête avait d’emblée admis l’hypothèse du suicide et négligé les autres pistes.
Selon les requérants, à supposer même que la thèse de suicide pût finalement être retenue, les autorités militaires, en lui confiant la garde d’une tranchée la nuit alors qu’il aurait été avéré qu’il souffrait de troubles psychologiques, n’avaient pas pris les mesures nécessaires pour protéger le droit à la vie de leur fils, qui avait perdu la vie en amorçant une grenade pendant qu’il montait la garde.
Le 5 mars 2010, le tribunal militaire de Ağrı fit droit à l’opposition des requérants et ordonna au parquet de procéder à un complément d’enquête. Il souleva notamment les manquements suivants dans l’instruction :
« – Le dossier médical de l’appelé Muhammet Yılmaz n’a pas été examiné. Or cet examen est essentiel pour savoir si l’intéressé était ou non suivi et traité pour ses problèmes psychologiques ;
– il ressort du témoignage de la mère de Muhammet Yılmaz qu’un appelé dénommé Kemal lui aurait dit qu’il ne s’agissait pas d’un suicide. Il convient d’éclaircir ce point et d’auditionner ce soldat ;
– les relevés téléphoniques de l’appelé et de son épouse doivent être vérifiés ;
– le soldat K.D., qui est le témoin direct de l’incident, doit être une nouvelle fois entendu ;
– les témoignages de tous les commandants qui ont travaillé avec Muhammet Yılmaz doivent être recueillis afin d’éclaircir le point de savoir si l’appelé souffrait ou non de problèmes psychologiques et familiaux ;
– il convient de faire appel à un expert pour savoir si les blessures relevées sur le corps de Muhammet Yılmaz pouvaient avoir été causées par l’explosion d’une grenade et pour établir avec exactitude les circonstances de l’incident. »
À une date non précisée, le procureur mit un terme aux investigations et renvoya le dossier au tribunal militaire, accompagné d’un rapport relatif au complément d’enquête demandé, dans lequel il présentait les mesures prises et répondait aux insuffisances relevées par le tribunal :
« – Les témoins cités par le tribunal militaire d’Ağrı furent entendus ;
– il fut confirmé que Muhammet Yılmaz avait des problèmes financiers et familiaux ;
– il fut établi qu’il avait suivi une formation sur le maniement des armes ;
– il fut observé que son décès avait été causé par l’explosion d’une grenade qui avait été amorcée intentionnellement dans l’intention de se donner la mort. »
Le 10 janvier 2011, considérant que les lacunes avaient été comblées par le parquet, le tribunal militaire rejeta l’opposition des requérants.
B. La procédure administrative d’indemnisation
Parallèlement à cette instruction pénale, les requérants, se fondant sur l’article 125 de la Constitution et sur l’article 43 de la loi no 1602 sur la Haute Cour administrative militaire, avaient saisi le 27 août 2010 le ministère de l’Intérieur d’une demande préalable d’indemnisation.
Ils réclamaient 100 000 livres turques (TRY) (soit environ 50 000 EUR à l’époque des faits) pour dommage matériel et 50 000 TRY (soit environ 25 000 EUR à l’époque des faits) pour préjudice moral.
Ils soutenaient que rien dans le dossier d’instruction ne permettait d’établir avec certitude que leur fils se fût suicidé ; d’après eux, Muhammet Yılmaz avait été victime d’une grenade défaillante. À cet égard, ils posaient la question de savoir si la présence d’une grenade dans une tranchée de garde était réglementaire.
Le 2 novembre 2010, n’ayant reçu aucune nouvelle de l’administration après un laps de temps de plus de deux mois, ce qui valait rejet implicite, les requérants avaient introduit un recours de plein contentieux devant la Haute Cour administrative militaire. Ils réclamaient 110 000 TRY (55 000 EUR) au total pour préjudices tant moral que matériel.
Le 6 janvier 2011, le secrétariat de la Haute Cour administrative militaire avait attribué l’affaire à la deuxième chambre, composée de trois juges de profession et de deux officiers.
Par un arrêt du 12 janvier 2011, la Haute Cour administrative militaire débouta les requérants pour non-respect du délai d’un an imparti pour le dépôt de la demande préalable de dédommagement.
Elle considérait que le dies a quo dudit délai était la date du décès de Muhammet Yılmaz, soit le 9 septembre 2008, et que la demande en question, formulée le 27 août 2010, était par conséquent tardive. Dans ses attendus, la Haute Cour administrative militaire s’exprimait notamment comme suit :
« (...) l’enquête menée en l’espèce a permis d’établir que la mort a été provoquée par le proche de la partie demanderesse lui-même, lequel a fait exploser une grenade dans l’intention de se suicider, et que cette circonstance n’a en rien influé sur ce que les intéressés savaient déjà auparavant quant à la cause du décès. »
Par l’intermédiaire de leur avocat, les requérants introduisirent un recours en rectification d’arrêt, qui constituait la seule voie ouverte contre les décisions de la Haute Cour administrative militaire.
Le 25 mai 2011, ce recours fut rejeté par la Haute Cour administrative militaire.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La loi no 1602 relative à la Haute Cour administrative militaire
Aux termes de l’article 43 de la loi no 1602 relative à la Haute Cour administrative militaire :
« Les personnes souhaitant saisir la Haute Cour administrative militaire doivent au préalable former un recours administratif contre l’acte faisant grief dans un délai d’un an commençant à courir à la date de la notification de l’acte ou à la date à laquelle elles ont appris l’existence de l’acte et, dans tous les cas, dans les cinq années suivant l’acte. »
B. Éléments jurisprudentiels pertinents relatifs à la détermination du dies a quo dans les affaires de décès au sein de l’armée
Dans un arrêt du 3 décembre 2003 (E.2003/98 – K.2003/897) concernant le meurtre du proche des demandeurs, la Haute Cour administrative militaire a rejeté le recours au motif que celui-ci avait été introduit tardivement. En effet, les demandeurs n’avaient pas saisi les autorités compétentes dans le délai d’un an commençant à courir au plus tard à la date de mise en accusation des meurtriers par le parquet, date à laquelle ils avaient pu prendre connaissance des circonstances du décès.
Dans un arrêt du 2 avril 2003 (E.2002/190 – K.2003/264) concernant le décès du proche des demandeurs à la suite de l’explosion d’une arme hors inventaire qui lui avait été donnée par un autre soldat, la Haute Cour a fait débuter le délai d’un an à la date du décès.
Dans un arrêt du 16 février 2000 (E.2000/114 – K.2000/120) concernant le décès du proche des demandeurs des suites d’une négligence commise par un autre soldat et du non-respect par celui-ci des instructions, la haute juridiction a retenu comme dies a quo la date à laquelle les demandeurs s’étaient portés partie intervenante à la procédure pénale.
Dans une affaire (arrêt du 25 décembre 1991 (E.1990/249 – K.1990/446)) concernant le décès du proche du demandeur, l’administration militaire avait informé le demandeur le 27 février 1986 que son fils, qui effectuait son service militaire obligatoire, était décédé le 17 février 1986 de mort naturelle. Ce n’est qu’après avoir été invité comme témoin à une audience, tenue le 19 janvier 1990 dans le cadre de la procédure pénale qui avait été diligentée contre un sous-officier et qui n’avait pas été portée à la connaissance du demandeur auparavant, que celui-ci avait découvert que son fils était mort sous les coups d’un autre militaire. Dès lors, la haute juridiction a conclu que le délai d’un an ne devait commencer à courir qu’à la date de cette audience, puisque c’était au cours de celle-ci que le demandeur avait appris que le décès de son fils était dû à une faute commise par un agent de l’administration. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1967 et réside à Wanfercée-Baulet.
Entre 1984 et 1997, le requérant fut condamné en Belgique à plusieurs reprises à des peines d’emprisonnement de longue durée pour assassinat et tentatives d’assassinat, vol, vol avec violence, prise d’otage, destructions d’édifices publics, port illégal d’armes, etc.
Le 5 janvier 2000, alors qu’il bénéficiait d’une suspension de peine en vue de son éloignement du territoire, le requérant fut arrêté pour des faits de prise d’otages, enlèvement de mineure – sa fille de moins de 16 ans –, et port illégal d’arme. Il fut ensuite condamné pour ces faits, le 11 janvier 2002, à cinq années de prison par le tribunal correctionnel de Bruxelles.
Cette condamnation entraîna la révocation de la suspension de peine et l’obligation pour le requérant de purger le reliquat des peines précédentes.
Au cours d’une permission de sortie en 2005, le requérant commit une nouvelle prise d’otages sur sa fille, sa belle-mère et sa belle-sœur et blessa gravement un policier. Il fut condamné à neuf ans de prison par la cour d’appel de Liège le 4 avril 2008.
Il existe un titre de détention à l’égard du requérant jusqu’en 2026.
Un rapport approfondi du service psychosocial de la prison de Jamioulx établi le 4 décembre 2012 résumait le parcours institutionnel du requérant comme suit :
« [Le requérant] a eu un parcours atypique marqué par une institutionnalisation massive depuis son plus jeune âge : depuis janvier 1983 (depuis l’âge de ses 16 ans), à savoir depuis presque 30 ans à ce jour, l’intéressé a connu moins de trois ans de liberté. Les quatre libérations obtenues (...) se sont soldées par des réincarcérations (...). Antérieurement à ces détentions, l’intéressé avait été placé en institution dès l’âge de 7 ans puis en institutions publiques de protection de la jeunesse dès ses 14 ans. »
A. Événements liés à la détention du requérant entre janvier 2006 et novembre 2014
Transfèrements et régimes de détention
a) Période allant de janvier 2006 à décembre 2007
Le requérant fit l’objet à partir de janvier 2006 de
dix-sept transfèrements successifs d’une prison à l’autre. Les transferts étaient espacés de trois semaines à deux mois.
À plusieurs reprises, le requérant se vit imposer, en raison d’incidents disciplinaires liés à son comportement violent, des séjours dans un cachot ou dans le bloc sécurité de la prison. Ainsi, transféré le 6 décembre 2007 à la prison d’Ittre, le requérant adopta une attitude violente face au refus opposé par les agents pénitentiaires de lui fournir du tabac avant son entrée en cellule. Se sentant menacé physiquement, le personnel pénitentiaire fit tomber le requérant pour le maîtriser au sol et ordonna qu’il soit entravé aux poignets et chevilles. Le requérant fut ensuite placé au cachot jusqu’à son transfert le 16 décembre 2007, toujours entravé en raison de son refus de les ôter.
Dans un rapport relatif aux conditions de détention du requérant, la commission de surveillance de cette prison fit état des éléments suivants :
« - que deux membres de la Commission de surveillance ont rencontré ce détenu le 7 décembre 2007 et ont constaté́ qu’il était en cellule nue et entravé (pieds et mains menottés) et que la cellule n’était pas chauffée,
- que lorsqu’ils l’ont à nouveau rencontré le 13 décembre 2007, les mêmes membres, qui lors de leur visite précédente avaient interpellé les services pénitentiaires pour que la cellule soit chauffée, ont constaté que cette cellule était à présent chauffée, que [le requérant] était toujours en cellule nue et toujours entravé de la même manière, qu’il n’avait pas pu prendre de douche, ni changer de vêtements depuis son arrivée, qu’il avait la possibilité de se laver à l’évier mais très difficilement vu les entraves,
- que la Commission s’interroge sur la légitimité et l’opportunité d’imposer une mesure aussi contraignante et humiliante que le placement de menottes aux pieds et aux mains, alors que le détenu est placé en cellule nue et que les contacts avec les surveillants peuvent avoir lieu à travers les grilles de la seconde porte. »
b) Détention à Lantin du 16 décembre 2007 au 5 juin 2008
Le 16 décembre 2007, le requérant fut à nouveau transféré vers la prison de Lantin qui a une capacité totale d’accueil de 750 détenus et accueille en pratique souvent plus de 900 détenus. Dès son arrivée, il fut placé au quartier d’isolement de haute sécurité (« bloc U »).
À la suite de sanctions disciplinaires infligées pour divers incidents (bris de mobilier, menaces, agressivité, etc.), un « régime cellulaire strict » (« RCS ») fut imposé au requérant. Ce régime prévoyait une mise à l’isolement cellulaire ainsi que le port systématique de menottes, poignets dans le dos, à chaque sortie de cellule, y compris pour les visites en parloir ordinaire avec ses proches, les conversations téléphoniques et la douche qui avait lieu deux fois par semaine. Il prévoyait également que la grille dite « à l’américaine » de la cellule du requérant devait être fermée en permanence. La distribution des repas, de l’eau et du matériel ainsi que les visites des intervenants (représentants des cultes, services sociaux ou de soutien) se faisaient donc à travers la grille.
Avant toute ouverture de la cellule, le requérant devait remettre ses couverts en plastique, son stylo et sa brosse à dent au personnel, se déshabiller entièrement, se mettre dos à la grille afin qu’un agent puisse lui passer les menottes. Une fois la grille ouverte, le requérant faisait l’objet d’une fouille au corps face au mur, jambes écartées et menottes dans le dos. Ses vêtements étaient fouillés également. Il réintégrait sa cellule, menotté, plaçait ses mains pour que ses menottes soient enlevées et qu’il puisse se rhabiller. Une fois rhabillé, l’agent lui remettait les menottes et la grille s’ouvrait. Une fouille complète de la cellule était en outre effectuée chaque fois que le requérant était absent de sa cellule.
En raison des travaux effectués dans le bloc U où il était seul, le requérant fut transféré, à sa demande, à l’aile S de la prison à la cellule 7112. Pour tenir compte de la présence d’autres détenus, le RCS fut adapté.
Ce régime, tel que consigné dans une décision du directeur de la prison du 30 avril 2008 intitulée « régime de Bamouhammad occupant la 7112 », prévoyait que le requérant avait accès au téléphone à horaire fixe de 10h10 à 10h30 et entre 19h45 et 20h. Le requérant avait l’interdiction de tout contact avec les autres détenus et de toute activité communautaire de travail ou de formation collective et individuelle. Les activités qui lui étaient accordées étaient l’accès à un préau individuel une heure par jour au bloc U et l’accès à des cours par correspondance, à la bibliothèque et aux cultes individuels. La décision prévoyait également que le requérant avait droit à un crayon ainsi qu’à une radio cassette ou CD.
Le RCS perdura tout au long de l’incarcération du requérant à Lantin par la suite de sanctions disciplinaires imposées en raisons d’une succession d’altercations entre le requérant et le personnel de l’établissement.
c) Période allant du 5 juin 2008 au 30 novembre 2014
Le 5 juin 2008, le requérant fut transféré à la prison de Louvain central où il fut soumis à un régime de « sécurité » qui ne comportait pas le menottage systématique.
Le 26 août 2008, il fut transféré à la prison de Bruges. Son régime « sécurité » fit l’objet d’élargissement de ses activités sportives et de l’octroi de visites. À partir du 9 octobre 2008, le port de menottes ne lui fut plus imposé lors des déplacements dans la section.
Début mars 2009, faisant suite à une demande formulée par le requérant et relayée par l’ordonnance de référé du 8 juillet 2008 de la présidente du tribunal de première instance de Liège (voir ci-dessous), l’administration pénitentiaire le transféra à la prison de Namur.
Suite à un incident verbal et aux pressions exercées par les syndicats des agents pénitentiaires refusant la présence du requérant au sein de cet établissement, le requérant fut transféré le 23 juin 2009 vers la prison de Lantin.
De juin 2009 à janvier 2011, le requérant fit l’objet de plus d’une dizaine de transfèrements supplémentaires. À deux occasions en juin 2010, le transfert se fit à la demande du requérant au motif qu’il ne s’adaptait pas dans l’établissement. Dans les autres circonstances, les transferts furent décidés à la suite de tensions avec le personnel pénitentiaire et de pressions exercées par celui-ci sur la direction.
Le 21 janvier 2011, un programme de gestion de détention fut décidé par l’administration pénitentiaire, auquel les conseils du requérant marquèrent leur opposition. L’un des objectifs poursuivis était celui d’une programmation claire des transfèrements et « l’organisation d’une tournante entre quelques prisons selon le principe suivant : séjour de minimum trois mois, avec possibilité de prolongation de séjour si le comportement de l’intéressé se stabilise ». Parmi les autres modalités figuraient la désignation d’un service psychosocial pour suivre le requérant dans les différentes prisons, l’élaboration d’un programme d’occupation et la réalisation d’un bilan neurologique par le docteur D. qui devenait son médecin de référence.
Suite à l’adoption de ce système de rotation et jusqu’à sa suspension ordonnée le 6 septembre 2012 (voir paragraphe 50 ci-dessous), le requérant fit l’objet de neuf transfèrements. Certains transferts eurent lieu avant l’échéance du délai de trois mois à la suite de mouvements de grève du personnel généré par le comportement du requérant.
Après son départ de la prison de Lantin en juin 2008, le requérant fut placé, sur décisions successives des directeurs d’établissements pénitentiaires, prolongées de deux mois en deux mois, sous un « régime de sécurité particulier individuel » prévoyant une mise à l’isolement des autres détenus, tout en conservant le droit de participer aux activités de culte, de formation, de loisirs et de travail proposées par la prison dans la mesure compatible avec la sécurité. Plusieurs décisions mentionnèrent le souhait du requérant d’être seul dans une cellule. Pour le reste, les mesures coercitives évoluèrent avec le temps et selon l’établissement. À quelques exceptions en 2011 et 2012, le régime comprenait systématiquement des mesures de fouille des vêtements à chaque sortie ou après chaque visite, l’interdiction d’accès aux lieux communs, notamment le préau, et de prendre part aux activités communautaires, des restrictions d’accès au téléphone ainsi que le confinement des visites à un local pourvu d’une paroi transparente entre le requérant et le visiteur. Occasionnellement, une restriction fut imposée quant à l’usage de la douche et la surveillance spéciale du requérant comportant observation jour et nuit fut organisée.
La motivation de chaque décision se réfère au comportement généralement violent du requérant et aux tensions avec les tiers résultant le plus souvent de menaces verbales, à l’égard du personnel et des autres détenus, en particulier lors de l’arrivée dans un nouvel établissement et donc à la nécessité de préserver la sécurité et l’ordre. Plusieurs décisions soulignent que les tensions avec le personnel résultaient du fait que le requérant était un prisonnier plus exigeant que les autres. Sont systématiquement mentionnés, dans les mêmes termes, le souci d’éviter que le requérant soit mis en possession d’objets dangereux ou qu’il entre en conflit avec des tiers, ou encore la nécessité d’assurer l’intervention rapide des membres du personnel en cas de problème. À partir de 2011, les décisions se réfèrent aux rapports établis par le psychiatre référent, désigné en 2011, le docteur D. (voir ci-dessus, paragraphe 28), de l’avis duquel le maintien d’un régime particulier ne « sembl[ait] pas poser de problème » au requérant.
Du 6 avril au 22 novembre 2013, à la prison de Nivelles, le requérant fut détenu dans un cachot de 2 mètres sur 3 en isolement total. Une des décisions du directeur d’établissement de Nivelles fit état de ce que le requérant avait été confronté à des insultes, des menaces et des provocations de la part de détenus et de membres du personnel. Le docteur D., psychiatre référent, fit part dans un rapport établi le 22 août 2013 de sa préoccupation face au maintien du requérant dans un cachot aux conditions sanitaires médiocres, notamment en raison du manque d’aération. En décembre 2013, le requérant, toujours sous régime de sécurité particulier individuel, réintégra les quartiers ordinaires de la prison.
Procédures menées par le requérant
a) Procédures relatives aux sanctions disciplinaires
Saisi d’une demande de suspension d’une décision disciplinaire du 16 décembre 2007 imposant au requérant, pour la tenue d’une audience disciplinaire et l’entretien préalable avec son conseil, qu’il reste dans sa cellule derrière la porte grillagée, le Conseil d’État ordonna la suspension de ladite décision par un arrêt du 29 décembre 2007 au motif qu’elle portait atteinte aux droits fondamentaux du requérant et causait un préjudice grave difficilement réparable.
Par un arrêt du 22 février 2008, le Conseil d’État rejeta la demande de suspension d’une autre décision du 7 février 2008 imposant au requérant, pour la tenue d’une audience disciplinaire, une « fouille au corps » avant d’être menotté pour être conduit au parloir. La juridiction estima que le requérant, ayant refusé la fouille, était à l’origine de la situation.
b) Procédures relatives aux transfèrements et au régime de détention
i. Procédure pénale et demande en référé concernant la détention à la prison d’Ittre en 2007
Le 10 décembre 2007, le requérant déposa une plainte avec constitution de partie civile entre les mains du juge d’instruction du tribunal de première instance de Nivelles en raison des conditions de détention subies à la prison d’Ittre (voir paragraphe 14, ci-dessus). Il se plaignait d’avoir été mis au cachot et d’avoir été entravé par des menottes aux poignets et aux chevilles, de jour comme de nuit, ayant entraîné des blessures et l’impossibilité d’assurer sa toilette.
Par un jugement du 13 janvier 2014, le tribunal de première instance de Nivelles condamna le directeur de la prison d’Ittre et les agents pénitentiaires mis en cause pour avoir infligé des traitements dégradants au requérant. Il jugea également établies les préventions retenues à charge du requérant du chef d’avoir menacé de mort lesdits agents pénitentiaires et prononça une simple déclaration de culpabilité eu égard à la durée excessive de la procédure menée à son endroit.
Le 23 juin 2015, la cour d’appel de Bruxelles rendit un arrêt par lequel elle réforma le jugement entrepris et acquitta les agents pénitentiaires. Elle considéra que le requérant avait été à la base du traitement qui lui avait été infligé et qu’il s’était opposé, lui-même, à l’enlèvement des entraves. À l’égard du requérant, la cour d’appel confirma les préventions retenues à l’encontre du requérant ainsi que la simple déclaration de culpabilité prononcée en première instance.
ii. Demande en référé relative aux transferts et au régime de détention à la prison de Lantin
Le 22 mai 2008, alors qu’il était détenu à la prison de Lantin, le requérant cita l’État belge en référé devant la présidente du tribunal de première instance de Liège. Il demandait qu’il soit fait défense à l’État de lui imposer le menottage systématique, d’organiser les visites des intervenants à travers la grille, de prévoir des horaires d’accès au téléphone le privant de facto de toute communication avec ses conseils et de tolérer des faits de harcèlement à son égard. Il demandait qu’il soit fait injonction à l’État de lui accorder la visite d’un psychothérapeute, de lui accorder des soins médicaux, de lui permettre d’avoir des contacts avec les autres détenus à raison d’au moins une heure par jour et de lui permettre de disposer de matériel pour écrire.
Par une ordonnance du 8 juillet 2008, il fut fait interdiction de transférer le requérant à la prison de Lantin pendant un an. L’ordonnance obligeait l’État de maintenir le requérant, dans toute la mesure du possible, à la prison de Louvain central et de n’envisager son transfert qu’à la faveur d’un établissement de taille adaptée, comme la prison de Namur. Elle fit également droit aux prétentions du requérant quant à la visite d’un psychothérapeute et à la mise à disposition de matériel d’écriture.
L’État fit appel de cette ordonnance et le requérant forma appel incident. Dans ses conclusions additionnelles, le requérant fit valoir qu’il avait entretemps été transféré à la prison de Bruges où il était soumis à un régime cellulaire strict assorti de mesures d’ordre.
Par un arrêt du 2 mars 2009, la cour d’appel de Liège réforma l’ordonnance entreprise. La cour d’appel considéra que les mesures incriminées, que ce soit à la prison de Lantin ou à celle de Bruges, ne s’apparentaient pas à des traitements inhumains et dégradants mettant en cause les droits fondamentaux du requérant, mais tendaient simplement à mettre en œuvre des mesures de sécurité justifiées par son propre comportement. Au surplus, la cour d’appel releva qu’eu égard aux transferts du requérant dans d’autres prisons que celles de Lantin, les mesures urgentes et provisoires qu’il avait sollicitées étaient devenues sans objet, en sorte que la condition d’urgence justifiant la compétence du juge des référés n’existait plus.
iii. Action en responsabilité du fait des transferts et de la détention à la prison de Lantin
Entre-temps, le 26 janvier 2009, le requérant avait cité l’État devant le tribunal de première instance de Liège. La citation tendait à obtenir la condamnation pour faute de l’État du fait de sa détention à la prison de Lantin du 16 décembre 2007 au 5 juin 2008 dans des conditions s’apparentant à des traitements dégradants, à interdire les transferts incessants, à n’envisager son transfert qu’à la faveur d’un établissement de taille adaptée et à ordonner la visite d’un psychothérapeute tous les quinze jours ou selon ses besoins. Le requérant se plaignait de ne pas avoir bénéficié d’un soutien psychologique malgré ses demandes répétées et soutenait, rapports médicaux à l’appui (voir ci-dessous), qu’il en avait résulté une dégradation de son état de santé mentale.
Par un jugement du 22 mars 2010, le tribunal de première instance de Liège considéra que l’État avait commis une faute en violant l’interdiction de traitements inhumains et dégradants garantie par l’article 3 de la Convention. Le tribunal considéra que cette violation était constituée par le cumul des transferts en 2006 et 2007 ayant contribué à installer le syndrome de Ganser chez le requérant, du régime de détention à Lantin de décembre 2007 à juin 2008 et du placement pendant un an en régime de sécurité particulier individuel. Le tribunal condamna l’État à verser au requérant 5 000 euros au titre de dommage moral et à accorder, à sa charge, la visite d’un psychothérapeute. L’État interjeta appel le 30 mai 2010.
Par un arrêt du 24 novembre 2011, la cour d’appel de Liège réforma l’ordonnance entreprise et considéra que l’État n’avait pas commis de faute dans l’exercice de son pouvoir d’exécution des peines prononcées à l’égard du requérant.
Après avoir constaté que jusqu’à la mise en place du système de rotation de sécurité, il n’était pas « exagéré de dire que le [requérant] a été ballotté de prison en prison », la cour d’appel jugea que l’État avait dûment démontré que la cause principale des transferts, de leur nombre élevé et du système de rotation de sécurité résidait principalement dans le comportement violent et instable du requérant et qu’ils s’étaient avérés nécessaires pour des raisons de sécurité au regard des infractions commises et des incidents disciplinaires. La juridiction considéra que le lien causal entre les perturbations psychiques et physiques avérées du requérant et les transferts n’était pas suffisamment démontré, celles-ci résultant tout autant de la longueur de la détention, du contexte familial et de l’inadaptation sociale et psychologique du requérant au milieu carcéral.
S’agissant de la privation de contacts et d’activités, la cour d’appel constata que le requérant avait continué de bénéficier, malgré les transferts, des visites de sa famille, de ses conseils et de services sociaux ainsi que de contacts médicaux divers. Elle releva que le ministère de la Justice avait confié à un psychiatre le soin d’évaluer tous les deux mois la poursuite du régime d’isolement, que le requérant avait été suivi par les services psycho-sociaux de plusieurs prisons et qu’il était suivi depuis janvier 2011 par une équipe de référence dans les différents lieux de détention. Enfin, la juridiction constata que le régime s’était assoupli à partir du 30 avril 2008 et que le requérant avait disposé d’un stylo ou crayon, d’accès à des cours par correspondance et à la bibliothèque, de la possibilité d’écouter de la musique et de l’accès au préau individuel.
Étaient également justifiées dans l’intérêt du maintien de l’ordre et de la sécurité à la prison de Lantin le menottage systématique, la grille américaine ainsi que les fouilles à corps et la fouille systématique de la cellule. En ce qui concerne les faits de harcèlement à Lantin, la juridiction constata que s’il était acquis que le personnel avait eu à un moment donné un comportement inadapté, en tapant sur la porte de la cellule du requérant, il y avait été mis fin par le directeur. La cour d’appel conclut que, durant la détention à Lantin, l’administration avait respecté le juste équilibre entre les impératifs de sécurité et l’exigence d’assurer au requérant des conditions humaines de détention.
Elle examina ensuite le maintien du régime de sécurité particulier individuel depuis le transfert à la prison de Louvain en juin 2008. Elle jugea que son adéquation à la personnalité du requérant était démontrée à suffisance et que si la prolongation de ce régime durant trois ans pouvait a priori poser problème au regard de la loi, l’évaluation qui en était faite n’avait pas permis un retour à une détention normale « nonobstant les améliorations tangibles observées chez [le requérant] dont l’agressivité semble avoir évolué sur le mode verbal plutôt que physique ». En conclusion, la cour d’appel ne relevait pas de traitement humiliant ou dégradant atteignant le minimum de gravité de nature à inspirer des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier, à avilir et à briser la résistance physique ou morale de l’intimé qui ne présente pas à ce jour de maladie mentale.
Par un arrêt du 4 février 2013, la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par le requérant contre cet arrêt au motif que les moyens invoqués l’obligeaient à procéder à des vérifications ou à une appréciation de fait pour lesquelles elle était sans pouvoir.
iv. Procédures relatives au système de rotation
Le requérant introduisit le 1er août 2012, une nouvelle procédure en référé devant le président du tribunal de première instance de Bruxelles. Il demandait que soit fait défense à l’État de poursuivre des transferts systématiques de trois mois en trois mois, voire de mois en mois, et d’ordonner son retour à la prison de Louvain ou son maintien dans sa prison d’attache, Jamioulx.
Par une ordonnance du 6 septembre 2012, le président ordonna à l’État, sous peine d’astreinte, de suspendre la politique de transfèrements du requérant et de « choisir une prison où il pourra bénéficier de l’encadrement existant propice à sa stabilisation ». Il motiva sa décision en ces termes :
« Dans la logique de l’engagement que l’administration pénitentiaire a souscrit le 21 janvier 2011, il lui appartenait de favoriser la stabilisation du demandeur. (...)
Or, plutôt que de poursuivre l’objectif fixé, [l’État] a maintenu et accentué la politique de transferts successifs sous la pression syndicale des agents pénitentiaires. (...)
Cette politique a eu des effets très néfastes sur l’état psychique du [requérant] (...) de nature à entraver sa réinsertion sociale en l’empêchant d’établir un plan de libération conditionnelle efficace et en conservant l’image d’un détenu ingérable, désespéré et donc dangereux et à perturber son suivi psychologique et ses relations familiales et amicales.
[Cette politique] constitue un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention, en ce qu’elle a pour effet de nuire à la santé mentale du [requérant] et en ce qu’elle obéit à des pressions externes fondées sur des motifs certes légitimes mais étrangers à la situation du demandeur qui n’est que l’illustration ultime de la situation carcérale en Belgique. »
À la suite de l’appel formé par l’État contre l’ordonnance du 6 septembre 2012, la cour d’appel de Bruxelles considéra, dans un arrêt interlocutoire du 25 avril 2013, que les transferts trimestriels risquaient de porter atteinte au bien-être du requérant sans améliorer la qualité de ses relations avec les agents pénitentiaires, paraissaient « vides de sens » et pouvaient constituer un traitement inhumain et dégradant. Toutefois, ne s’estimant pas suffisamment informée, la cour d’appel chargea le docteur B. de donner un avis sur l’impact qu’avaient eu et que pourraient avoir sur la santé mentale du requérant les transfèrements successifs.
Par un arrêt du 6 décembre 2013, la cour d’appel de Bruxelles confirma l’ordonnance rendue en 2012 en référé et enjoignit l’État, à titre provisoire et sous peine d’astreinte, d’une part, de suspendre la politique de transfèrement et de choisir une prison dans laquelle le requérant pourrait bénéficier d’un encadrement propice à sa stabilisation, et, d’autre part, de détenir le requérant ailleurs que dans un cachot sauf mesure disciplinaire ou demande du requérant tout en prenant les dispositions nécessaires pour assurer sa sécurité en cas de risque sérieux d’atteinte à l’intégrité physique ou morale du requérant de la part des autres détenus ou des membres du personnel. La cour d’appel ordonna également la prise en charge du coût de l’intervention du docteur D.R. afin que le requérant puisse entamer une psychothérapie.
Aucune information ne fut versée au dossier sur les suites éventuelles de cette procédure.
v. Demandes de congés pénitentiaires, de permissions de sortie et de libération
Le requérant est admissible aux permissions de sortie depuis le 6 juillet 2007 et aux congés pénitentiaires depuis le 5 juillet 2008. Il est admissible aux mesures de libération conditionnelle et de libération provisoire en vue de l’éloignement du territoire depuis le 13 octobre 2009 et la surveillance électronique depuis le 16 avril 2009.
Les rapports établis par les équipes psychosociales des services pénitentiaires entre 2011 et 2014 recommandèrent l’octroi de permissions de sortie et/ou de congés pénitentiaires afin de progresser vers la concrétisation du plan de reclassement proposé par le requérant. Toutes les demandes introduites par le requérant à cette fin furent toutefois refusées tantôt par le ministre de la Justice tantôt par le tribunal de l’application des peines.
Le 17 janvier 2011, le directeur de la prison de Jamioulx rendit un avis positif en vue du placement du requérant sous surveillance électronique. Il constatait que l’enfermement carcéral avait été un échec total et que compte tenu du plan de reclassement qui lui avait été présenté, cette mesure était le seul moyen pratique d’envisager l’avenir du requérant.
À plusieurs reprises, les 12 décembre 2011, 30 avril 2012 et 18 mars 2013, examinant la possibilité d’une libération conditionnelle et de surveillance électronique, le tribunal de l’application des peines du tribunal de première instance de Bruxelles rejeta la surveillance électronique, les congés pénitentiaires et les permissions de sortie au motif que les conditions de l’article 59 de la loi du 17 mai 2006 relative au statut juridique externe des personnes condamnées à une peine privative de liberté et aux droits reconnus à la victime dans le cadre des modalités d’exécution de la peine n’étaient pas remplies. Dans son jugement du 18 mars 2013, le tribunal s’exprima en ces termes :
« [Le requérant] se dit d’ailleurs conscient qu’au regard de sa situation particulière et de la longueur de la détention déjà subie, sa libération se fera par étapes et il sollicite uniquement l’octroi d’un certain nombre de permissions de sortie ou de congés pénitentiaires préalablement à l’octroi éventuel d’une libération conditionnelle ou d’une surveillance électronique et ce, en application de l’article 59 de la loi du 17 mai 2006.
(...)
Comme déjà relevé dans le jugement du 30 avril 2012, le tribunal se rallie entièrement aux avis du service psychosocial de la prison de Jamioulx et à celui du docteur D. lesquels considère entre autres que :
(...)
- La prison n’a plus aucun sens ni aucun impact sur cet homme à tout le moins si la détention se poursuit sans l’ouverture possible que permettent les permissions de sortie et les congés pénitentiaires.
Il relève cependant pour une énième fois que le suivi psychologique extérieur devra nécessairement avoir lieu sur une longue période avant de pouvoir porter ses fruits (...).
Il résulte de ce qui précède [avis du directeur de prison et rapport du service psychosocial de la prison] que le travail restant à accomplir par rapport aux fragilités persistantes relevées ci-dessus nécessite encore un laps de temps indéterminé mais en tout cas peu compatible avec le court délai prévu par l’article 59 de la loi [deux à quatre mois] et justifie qu’il soit recouru, encore à ce stade, à la procédure ordinaire prévu pour l’octroi de permissions de sortie ou de congés pénitentiaires.
(...) »
Le 28 mai 2014, le ministre de la Justice rejeta une demande de congés pénitentiaires en vue d’entreprendre une thérapie au motif que la période de « normalisation » du régime de détention depuis l’arrivée du requérant à la prison d’Andenne n’avait pas été assez longue pour permettre un recul suffisant. Par ordonnance du 7 juillet 2014, le président du tribunal de première instance de Bruxelles, qui avait été saisi par le requérant en référé le 3 juin 2014, rejeta sa demande à bénéficier de congés au motif que la décision de refus opposée par le ministre n’était ni illégale ni entachée d’erreur manifeste d’appréciation ni dépourvue de motivation.
Malgré un avis positif du directeur de la prison où se trouvait le requérant, le 20 août et le 20 novembre 2014, le ministre de la Justice rejeta une nouvelle fois des demandes de permission de sortie et de congés pénitentiaires en raison du risque de soustraction à l’exécution de la peine déduit du risque de tension accrue que pouvait provoquer chez le requérant une sortie limitée dans le temps et de « l’énorme difficulté pour l’intéressé de supporter la vie en prison ».
Le 3 novembre 2014, alors qu’il avait entamé une grève de la faim le 6 octobre 2014 (voir ci-dessous, paragraphe 71), le requérant saisit le ministre de la Justice d’une demande de libération provisoire pour raisons de santé.
Le 27 novembre 2014, le ministre rejeta la demande de libération.
État de santé et suivi du requérant
Dans un rapport du 31 janvier 2007, le docteur D.R., psychiatre attaché au ministère de la Justice, signala qu’à son arrivée à la prison d’Andenne en novembre 2006, le requérant présentait une association de symptômes correspondant au syndrome de Ganser (appelé aussi « psychose de prison ») et résultant de déprivations sensorielles : sub-confusion, onirisme à thème de persécution, sous-tendu par des hallucinations ou illusions auditives, des troubles de la pensée, des troubles mnésiques et un certain degré de dysarthrie et de dysphasie. Dans un courrier du 29 juin 2007, ce même psychiatre constatait que l’état psychiatrique du requérant avait continué à se détériorer après les derniers transfèrements et résumait la situation en ces termes :
« [au syndrome de Ganser] s’ajoute une thymie franchement dépressive dont les aspects d’irascibilité/agressivité/tendances persécutives sont à l’avant-plan. (...) C’est peu dire s’il m’inquiète. Le désir de mort est bien présent sans que le patient, pour des raisons tant philosophiques que le refus de lâcher prise, ne puisse se résoudre à le mettre en acte... A ce stade, je continue de penser que l’état [du requérant] nécessite que celui-ci puisse se poser un temps suffisant pour rassembler ses idées, reprendre distance, critiquer ses tendances paranoïdes et stabiliser son humeur. »
Le syndrome de Ganser fut confirmé par la suite.
Un rapport du service psychosocial de la prison où séjournait le requérant en mars 2010 constatait que l’état psychique du requérant s’était aggravé depuis 2005 compte tenu de l’isolement relationnel et des frustrations qu’il avait subis en raison de son régime carcéral particulier et de ses incessants transferts qui l’avaient empêché de bénéficier d’un suivi psychologique régulier. Il confirmait la nécessité de mettre en place une psychothérapie régulière et suivie et recommandait l’accueil du requérant dans une prison de taille adaptée où il pourrait se sentir accepté et où son régime pénitentiaire pourrait être normalisé.
Dans son avis positif du 17 janvier 2011 en vue du placement du requérant sous surveillance électronique, le directeur de la prison de Jamioulx fit la synthèse de la situation pénitentiaire du requérant en ces termes :
« Une évidence, aux yeux de tous les interlocuteurs : la prison n’a plus aucun sens, ni aucun impact sur cet homme. (...) Le fil rouge de son discours - et de ses actes - est que la prison lui est insupportable et constitue un milieu dans lequel plus jamais nulle part il ne pourra vivre « normalement », ni s’adapter. Et objectivement, c’est bien cela qu’il nous faut constater et admettre, pour nous qui avions observé le séjour de l’intéressé à Jamioulx entre juillet 2003 et décembre 2004. (...) Il est profondément marqué par les mauvais traitements, voire les tortures, subis dans certains établissements pénitentiaires (...). Une des phrases centrales de son discours est « Vous êtes allés trop loin, trop, trop, trop, trop, beaucoup trop loin avec moi ». La question d’un syndrome d’un stress post-traumatique a été soulevée. La question d’un trouble attentionnel sévère se pose. La question de la nécessité de soins via une psychothérapie, consentie, qu’il s’appropriera et dans un cadre purement thérapeutique (c’est-à-dire détaché de la prison pour en éliminer, autant que faire se peut, tous les parasites paranoïdes) paraît centrale. »
À partir de janvier 2011, des intervenants psychosociaux de référence furent désignés dans un premier temps à des fins d’évaluation de la situation et, dans un deuxième temps, à partir de décembre 2011, dans un but d’accompagnement.
Un suivi psychothérapeutique fut instauré début 2012 et poursuivi avec le docteur D. qui était devenu le psychiatre de référence du requérant. Celui-ci constatait, dans une nouvelle note psychiatrique du 6 juillet 2012, que les agents pénitentiaires de la prison de Louvain, qui s’étaient d’abord mis en grève en raison des difficultés à gérer le requérant, avaient fini par s’adapter aux particularités du demandeur lesquelles trouvaient leur source dans un « trouble du spectre de l’autisme, autisme de haut niveau dans son cas de type Asperger ». Il décrivait le requérant comme un homme sincère dont le problème majeur résidait dans ses comportements agressifs et impulsifs face à l’humiliation. Il constatait l’attitude de plus en plus dépressive du requérant face à l’absence de perspectives malgré les efforts qu’il avait consentis.
Un rapport psychosocial approfondi dressé le 4 décembre 2012 retraça en détail l’histoire carcérale du requérant. Il soulignait que la période antérieure à 2004 avait été marquée par le fait qu’avec les années, le requérant, bien que fragile psychologiquement, avait su faire preuve d’une plus grande capacité d’adaptation, de critique de soi et d’une meilleure connaissance de ses limites. Examinant la période 2005-2010, le rapport observait que le transfert du requérant d’une prison à l’autre résultait de ses difficultés d’adaptation à la vie carcérale et de son comportement qui avaient abouti à le rendre indésirable par de nombreux agents pénitentiaires et directeurs de prison. Il constatait également que l’état psychique du requérant s’était détérioré mais qu’il avait réussi à contenir ses débordements impulsifs pendant plusieurs mois.
Désigné en qualité d’expert par la cour d’appel de Bruxelles (voir
ci-dessus, paragraphe 51), le psychiatre B. rendit un rapport le 23 septembre 2013 dans lequel il précisa ce qui suit :
« La première constatation de nos examens est donc que les conditions d’incarcération sont indignes. Il n’est pas nécessaire d’être psychiatre pour constater cela. (...)
Mais la question qui nous est posée est celle de l’effet du transfèrement régulier d’une prison à l’autre sur son état de santé mentale.
Du point de vue de la santé mentale de l’intéressé et de son bien-être, il nous paraît clair que la permanence des relations qu’il peut nouer (de façon apaisée certes) est indispensable à une bonne évolution.
Il nous semble aller de soi que cette permanence des relations demande une certaine permanence de lieu. (...)
Si l’on tient compte des facteurs pathogènes habituels des troubles de la personnalité que présente l’intéressé, la rupture de liens sociaux et celle de l’environnement matériel dans lequel il vit ne peut, dans leur répétition, qu’entretenir et aggraver les troubles constatés. On ne peut donc que caractériser de négatif, l’impact qu’a sur l’intéressé la politique de transfèrement systématique. S’il existe des raisons à cette politique, elles ne doivent rien au souci de l’état de santé de l’intéressé. »
Le requérant affirme avoir fait une demande d’euthanasie début octobre 2014. Aucune information ne fut versée au dossier sur les suites réservées à cette demande.
Le 6 octobre 2014, le requérant entama une grève de la faim tout en continuant à s’hydrater. Selon une attestation médicale relative à l’état du requérant en date du 26 novembre 2014, le requérant avait perdu 35 % de son poids. Il avait également signé un document par lequel il demandait de ne pratiquer aucune réanimation en cas d’arrêt cardio-respiratoire ou d’accident vasculaire cérébral.
Dans deux rapports à l’administration pénitentiaire, en date des 19 et 29 novembre 2014, la psychiatre D.R. soulignait ce qui suit :
« La déprivation de l’amour maternel s’est trouvée inlassablement répétée tant à travers les amours malheureuses qu’à travers la déprivation en contacts humains et perceptions sensorielles porteuses de sens (isolement de très, très longue durée) aboutissant in fine au syndrome de Ganser (...) dont il garde des séquelles. (...)
Il semble évident qu’un travail sur le traumatisme cristallisé autours de ses vécus en [établissement pénitentiaire] ne peut s’effectuer dans la perspective d’un retour en [établissement pénitentiaire]. (...)
La longueur et les conditions exceptionnelles de l’incarcération ont provoqué chez [le requérant] un syndrome de Ganser, dont on voit réapparaître les symptômes dès qu’il est confronté à trop d’émotions, que celles-ci soient positives ou négatives. (...)
Toute la clinique du traumatisme insiste sur le point qu’il est impossible de les traiter dans l’espace où le patient les a subi. (...) »
B. Intervention de la Cour en novembre 2014 et événements postérieurs
Le 26 novembre 2014, alors qu’il entamait sa septième semaine de grève de la faim, le requérant saisit la Cour d’une demande de mesures provisoires en application de l’article 39 du règlement de la Cour en vue d’indiquer au Gouvernement de le transférer dans un hôpital civil pour y bénéficier des soins nécessités par son état de santé.
Le 28 novembre 2014, le président de la section à laquelle l’affaire était attribuée décida d’indiquer au Gouvernement, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant la Cour, de « prendre toutes les mesures nécessaires afin d’assurer au requérant un traitement conforme à la Convention y compris, s’il y avait lieu et dans la mesure du possible, son transfert dans un hôpital civil où il pourrait bénéficier des soins nécessités par son état de santé psychique et physique pour la durée de la procédure devant la Cour ». Le président de la section invita en outre le requérant à mettre un terme à sa grève de la faim.
Suite à l’indication de la mesure provisoire, le 29 novembre 2014, les autorités belges transférèrent le requérant dans une chambre sécurisée de l’hôpital de la Citadelle à Liège, établissement relevant de l’administration pénitentiaire.
Le 30 novembre 2014, saisi par requête unilatérale du requérant, le président du tribunal de première instance de Liège ordonna, sous astreinte, la libération provisoire du requérant et s’exprima en ces termes :
« [Les] documents [décision du directeur de la prison d’Andenne du 21 octobre 2014, rapports médicaux du 19 novembre 2014 et décision de la Cour du 28 novembre 2014] démontrent que a) la grève de la faim menée par le requérant n’est pas un chantage mais la conséquence du traumatisme résultant d’un emprisonnement très long dans des conditions qui ont déjà été considérées contraires à l’article 3 de la [Convention], b) une libération est possible. Le juge de l’application des peines a été créé par la loi mais n’existe pas encore concrètement à ce jour. En l’absence de ce juge, le juge des référés peut, dans l’urgence et au provisoire, connaître la mesure demandée. Celle-ci est justifiée par l’état de santé du requérant, incompatible avec une incarcération sous quelle forme que ce soit.
(...)
Ordonnons [de] libérer provisoirement [le requérant] pour raison de santé pour lui permettre de bénéficier d’un traitement adéquat et d’ainsi être traité en conformité avec les droits garantis par la [Convention] et de lui permettre de se rendre dans un hôpital civil de son choix et, ensuite, dans toute structure de soins qui lui serait indiquée par les médecins. »
L’ordonnance étant exécutoire, le requérant fut immédiatement libéré et transféré dans une chambre ordinaire de l’hôpital de la Citadelle puis, par ses propres moyens, à l’hôpital Saint-Pierre à Bruxelles.
Le 1er décembre 2014, l’État belge forma tierce opposition contre cette ordonnance soutenant que le juge des référés était incompétent pour connaître de l’affaire.
Le 9 décembre 2014, le requérant sortit de l’hôpital et fut hébergé dans un foyer d’accueil.
La tierce opposition de l’État belge formée contre l’ordonnance du 30 novembre 2014 fut déclarée non fondée par ordonnance du président du tribunal de première instance de Liège du 16 janvier 2015. Le tribunal dit également pour droit que le ministre de la Justice devait faire désigner un assistant de justice pour assurer le suivi de la libération du requérant. L’État fit appel de cette ordonnance.
Le 30 mars 2015, la cour d’appel de Liège reçut l’appel, le déclara fondé et réforma l’ordonnance du 16 janvier 2015 en ce qu’elle avait confirmé l’ordonnance sur requête unilatérale du 30 novembre 2014. La cour d’appel considéra que le requérant ne remplissait pas les conditions pour recourir à la procédure en référé par requête unilatérale à défaut d’urgence ou d’absolue nécessité rendant impossible le recours à la procédure contradictoire. La cour retint que si l’état de santé du requérant s’était dégradé c’était en raison de son propre fait (grève de la faim). Elle note également que la veille de l’ordonnance, le requérant était hospitalisé et sous la surveillance des médecins, écartant tout risque de décès à brève échéance.
Le jour même, le requérant saisit la Cour d’une deuxième demande de mesures provisoires. Il demandait à nouveau l’intervention de la Cour au motif que l’État belge pouvait, à tout moment, en exécution de l’arrêt de la cour d’appel, ordonner sa réincarcération. Il fournit à l’appui de sa requête les rapports de suivi médical et psychiatrique établis depuis sa libération, qui concordaient tous pour certifier qu’il était « récupérable » sur le plan psychique et relationnel à condition qu’un dispositif complet social, psychologique et psychiatrique soit mis en place et poursuivi avec rigueur.
La demande fut rejetée le 30 mars 2015 en ces termes :
« La mesure provisoire, indiquée le 28 novembre 2014, est appliquée pour la durée de la procédure devant la Cour. Même si sa formulation était liée aux circonstances de l’époque, le contenu de la mesure – assurer un traitement conforme à la Convention et prodiguer des soins adaptés à l’état de santé physique et psychique du requérant – demeure d’actualité. »
Le Gouvernement en fut informé.
Le parquet général de Bruxelles, chargé d’exécuter l’arrêt de la cour d’appel, indiqua qu’il avait pris acte du refus de la Cour d’intervenir pour empêcher la réincarcération du requérant et qu’il considérait que cette réincarcération était conforme à la mesure provisoire indiquée le 28 novembre 2014. À la demande du parquet général, le requérant réintégra la prison de St Gilles (Bruxelles) le 1er avril 2015 où il fut réincarcéré au centre médico-chirurgical.
Le 10 avril 2015, le juge de l’application des peines de Bruxelles ordonna la libération provisoire du requérant pour raisons médicales. Le requérant quitta la prison le jour même.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Règles relatives au statut juridique interne des détenus
La loi de principes concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus, dite « loi Dupont », fut promulguée le 12 janvier 2005.
Le titre II prévoit une série de principes fondamentaux généraux applicables au statut juridique interne des détenus. Les dispositions concernées sont en vigueur depuis le 15 janvier 2007. Elles prévoient notamment que l’exécution des peines et mesures privatives de liberté s’effectue dans des conditions psychosociales, physiques et matérielles qui respectent la dignité humaine, permettent de préserver ou d’accroître chez le détenu le respect de soi et sollicitent son sens des responsabilités personnelles et sociales (article 5 § 1). L’exécution de la peine privative de liberté est axée sur la réparation du tort causé aux victimes par l’infraction, sur la réhabilitation du condamné et sur la préparation, de manière personnalisée, de sa réinsertion dans la société libre (article 9 § 2).
Au moment des faits, l’article 108 de la loi, relatif aux fouilles, se lisait comme suit :
« § 1er. Lorsque cela est nécessaire dans l’intérêt du maintien de l’ordre ou de la sécurité, le détenu peut subir une fouille de ses vêtements par les membres du personnel de surveillance mandatés à cet effet par le directeur, conformément aux directives données par celui-ci.
Cette fouille a pour objectif de vérifier si le détenu est en possession de substances ou d’objets interdits ou dangereux.
§ 2. Si des indices individuels laissent supposer que la fouille des vêtements du détenu ne suffit pas à atteindre l’objectif décrit au § 1er, alinéa 2, le directeur peut, par une décision particulière, ordonner une fouille à corps, si nécessaire avec déshabillage et inspection externe des orifices et cavités du corps.
La fouille à corps ne peut avoir lieu que dans un espace fermé, en l’absence d’autres détenus, et doit être effectuée par au moins deux membres du personnel du même sexe que le détenu, mandatés à cet effet par le directeur.
§ 3. La fouille des vêtements et la fouille à corps ne peuvent avoir un caractère vexatoire et doivent se dérouler dans le respect de la dignité du détenu. (...) »
Le § 2, alinéa 1er, de l’article 108, qui avait été introduit par une loi du 1er juillet 2013, a été suspendu par la Cour constitutionnelle par un arrêt no 143/2013 du 30 octobre 2013, puis annulé par la Cour constitutionnelle par un arrêt no 20/2014 du 29 janvier 2014.
L’article 112 de la loi concerne les mesures de sécurité particulières pouvant être imposées aux détenus. Il prévoit ce qui suit :
« § 1er. Sont autorisées comme mesures de sécurité particulières prises séparément ou cumulées, pour autant qu’elles soient appliquées exclusivement à cette fin et pour la durée strictement nécessaire :
1o le retrait ou la privation d’objets;
2o l’exclusion de certaines activités communes ou individuelles;
3o l’observation durant la journée et la nuit, tout en respectant au maximum le repos nocturne;
4o le séjour obligatoire dans l’espace de séjour attribué au détenu;
5o le placement en cellule sécurisée, sans objets dont l’utilisation peut être dangereuse.
§ 2. Ces mesures de sécurité particulières ne peuvent être maintenues plus de sept jours. Elles ne peuvent être prolongées sans décision motivée du directeur, après avoir entendu le détenu. Les mesures peuvent être prolongées au maximum trois fois.
§ 3. En cas de transfèrement vers une autre prison, le directeur de celle-ci détermine si le maintien de ces mesures se justifie encore. »
Les articles 116 à 118 de la loi, également entrés en vigueur le 15 janvier 2007, définissent le contenu du régime de sécurité particulier individuel. Il est notamment prévu ce qui suit :
Article 116
« §1er. S’il ressort de circonstances concrètes ou des attitudes d’un détenu que celui-ci représente une menace constante pour la sécurité, et s’il est apparu que tant les mesures de contrôle prévues à la section Ire que les mesures de sécurité particulières prévues à la section II sont insuffisantes, le détenu peut être placé sous régime de sécurité particulier individuel.
§ 2. Le placement sous régime particulier individuel peut uniquement être décidé lorsque la sécurité ne peut être préservée d’aucune autre manière et pour la durée strictement nécessaire à cet effet. »
Article 117
« Le placement sous régime de sécurité particulier individuel consiste à prendre l’une des mesures mentionnées ci-après ou une combinaison de plusieurs de ces mesures :
1o l’interdiction de prendre part à des activités communes;
2o le contrôle systématique de la correspondance entrante et sortante, conformément aux modalités prévues aux articles 55 et 56;
3o le confinement des visites à un local pourvu d’une paroi de séparation transparente entre les visiteurs et le détenu, comme prévu à l’article 60, § 3;
4o la privation partielle de l’usage du téléphone, comme prévue à l’article 64, § 3;
5o l’application systématique de la mesure de contrôle prévue à l’article 108, § 1er;
6o l’application d’une ou de plusieurs mesures de sécurité particulières prévues à l’article 112, § 1er.
Les principes fondamentaux mentionnés au titre II s’appliquent sans restriction au régime de sécurité particulier individuel. »
Article 118
« § 1er. La décision de placement sous régime de sécurité particulier individuel est prise par le directeur général de l’administration pénitentiaire ou par son délégué, sur proposition du directeur.
§ 2. La proposition indique les circonstances ou attitudes concrètes du détenu dont il ressort qu’il représente une menace permanente pour la sécurité.
La proposition précise les modalités concrètes du placement sous régime de sécurité particulier individuel, chacune des mesures proposées étant motivée de manière circonstanciée.
La proposition est accompagnée d’un avis médical quant à la compatibilité des modalités du régime proposé avec l’état de santé du détenu.
(...)
§ 5. Le détenu faisant l’objet d’un placement sous un régime de sécurité particulier individuel qui a pour conséquence qu’il est isolé de la communauté reçoit au moins une fois par semaine la visite du directeur et d’un médecin-conseil, lesquels s’assurent de l’état du détenu et vérifient si celui-ci n’a pas de plaintes ou d’observations à formuler.
(...)
§ 7. La décision de placement sous régime de sécurité particulier individuel est prise pour un délai, éventuellement renouvelable, de maximum deux mois, fixé par le directeur général.
Une fois par mois, le directeur fait un rapport circonstancié au directeur général concernant le déroulement du placement sous régime de sécurité particulier individuel. Sur la base de ce rapport, le directeur général peut décider de mettre un terme au placement ou d’adoucir les mesures de placement.
La décision peut seulement être renouvelée sur requête préalable du directeur, accompagnée d’un rapport psycho-médical, et dans le respect des dispositions des §§ 1er à 4.
§ 8. En cas de transfèrement dans une autre prison, le directeur de celle-ci décide, après avoir entendu le détenu, si le maintien de la mesure se justifie encore et adresse un avis à ce sujet au directeur général. La décision du directeur général mentionne les motifs individuels qui nécessitent éventuellement la poursuite du placement.
(...) »
En ce qui concerne les mesures de coercition directes exercées à l’égard des détenus en vue du maintien de la sécurité, l’article 119 de la loi prévoit ce qui suit :
« § 1er. En vue du maintien de l’ordre ou de la sécurité, une coercition directe peut seulement être exercée à l’égard des détenus lorsque ces objectifs ne peuvent être atteints d’une autre manière et pour la durée strictement nécessaire à cet effet.
(...)
§ 3. Par recours à la coercition directe au sens du § 1er, on entend l’usage de la contrainte physique sur des personnes avec ou sans utilisation d’accessoires matériels ou mécaniques, d’instruments de contrainte limitant la liberté de mouvement ou d’armes qui, aux termes de la loi sur les armes, font partie de l’équipement réglementaire. »
B. Règles relatives au statut juridique externe des détenus
La loi de principes de 2005 relative au statut juridique interne des détenus a été complétée par la loi du 17 mai 2006 relative au statut juridique externe des personnes condamnées à une peine privative de liberté et aux droits reconnus à la victime dans le cadre des modalités d’exécution de la peine.
En vertu de cette loi, les tribunaux de l’application des peines sont compétents notamment pour l’octroi de la surveillance électronique, de la libération conditionnelle et de la libération provisoire en vue de l’éloignement du territoire, ou pour raison médicale. Le tribunal rend son jugement au terme d’une procédure contradictoire et le jugement est motivé et rendu en audience publique.
Précédemment, soit jusqu’au 19 mars 2013, date d’entrée en vigueur de la loi du 17 mars 2013 modifiant la loi du 17 mai 2006, il n’appartenait pas au condamné de demander sa libération conditionnelle. La direction de l’établissement pénitentiaire initiait automatiquement la procédure lorsque celui-ci entrait dans les conditions de temps requises. Depuis la modification de la loi sur ce point, la procédure est initiée sur la demande écrite du condamné. Avant, comme après la modification de la loi, le directeur d’établissement pénitentiaire émet un avis motivé sur la libération conditionnelle (article 50). Ce dernier se fonde, notamment, sur un rapport établi par l’équipe psychosociale de la prison et contient une analyse détaillée de chacune des contre-indications prévues par la loi. Outre son avis, le directeur transmet au tribunal de l’application des peines un dossier contenant les décisions judiciaires ayant mené à l’incarcération du condamné, un rapport psychosocial, une enquête sociale effectuée au sein du milieu d’accueil proposé, ainsi que les éventuelles fiches victimes. Dans le mois de cette transmission, le ministère public émet également un avis motivé.
L’octroi de congés pénitentiaires ou de permissions de sortie est de la compétence du ministre de la Justice. Les décisions sont prises à l’issue d’une procédure non contradictoire, et sans entendre le condamné et son conseil (articles 10 et 11). Toutefois à titre exceptionnel et provisoire, ces mesures peuvent être accordées par le tribunal de l’application des peines si la demande apparaît comme une condition indispensable à l’octroi à court terme (deux mois, renouvelable une fois) de la modalité d’exécution de la peine demandée (article 59).
C. Recours
Procédures devant les juridictions judiciaires
Toute personne qui s’estime lésée dans ses droits peut, sur la base de l’article 584 du code judiciaire, saisir d’une action en référé le président du tribunal de première instance compétent. Celui-ci statue au provisoire en vue de prévenir ou de faire cesser une atteinte à un droit subjectif estimée irrégulière lorsqu’il reconnaît l’urgence de la situation (voir, pour plus de détails, Vasilescu c. Belgique, no 64682/12, §§ 71-74, 25 novembre 2014).
Toute personne peut également introduire devant le juge judiciaire une procédure contre l’État sur le fondement de l’article 1382 du code civil aux fins de le voir jugé responsable d’une faute et condamné à une réparation du dommage (idem, § 75).
Procédures devant le Conseil d’État
Conformément à l’article 14 des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973, le Conseil d’État est compétent pour annuler tout acte administratif pour violation des formes soit substantielles soit prescrites à peine de nullité ou pour excès ou détournement de pouvoir. Aux termes de l’article 17 de ces lois, le Conseil d’État peut également ordonner la suspension de l’exécution d’un acte susceptible d’être annulé, si des moyens sérieux sont invoqués et que l’exécution immédiate de l’acte attaqué risque de causer un préjudice grave difficilement réparable.
Procédure interne au système pénitentiaire
100. Dans son rapport au gouvernement à la suite de sa première visite en Belgique en 1993, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« CPT ») rappela que des procédures de plainte et d’inspection efficaces constituaient une garantie fondamentale contre un mauvais traitement en prison. Après avoir constaté qu’une procédure de plainte officielle et indépendante au sein du système pénitentiaire était inexistante en Belgique pour permettre aux détenus de se plaindre des conditions de vie « intra-muros », le CPT recommanda aux autorités belges de prévoir immédiatement une procédure efficace de plainte pour les détenus. Cette recommandation fut rappelée au cours des visites ultérieures.
101. Le titre VIII de la loi de principes de 2005 (articles 147 à 166) vise à donner suite à cette recommandation. Il prévoit l’instauration d’un droit spécifique de plainte des détenus auprès d’une commission des plaintes instituée auprès des commissions de surveillance instituées dans chaque prison (voir, pour plus de détails, Vasilescu, précité, §§ 40-41). Le titre VIII n’est toutefois pas encore entré en vigueur en l’absence d’un arrêté royal d’exécution à cet effet.
102. Faute d’un recours administratif interne, les seuls recours ouverts sont donc les recours juridictionnels devant les juridictions judiciaires et le Conseil d’État. | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1987 et réside à Kuršanec.
A. Genèse de l’affaire
Par un jugement du tribunal de comté de Čakovec (Županijski sud u Čakovcu) du 19 juin 2008, confirmé par la Cour suprême (Vrhovni sud Republike Hrvatske) le 3 février 2009, le requérant fut condamné à deux ans d’emprisonnement pour cambriolage.
Le 2 juillet 2010, le tribunal municipal de Čakovec (Općinski sud u Čakovcu) le condamna à un an d’emprisonnement pour vol, jugement qui fut confirmé le 3 novembre 2010 par le tribunal de comté de Čakovec.
À la suite d’une demande présentée par le requérant le 26 août 2011, un collège de trois juges du tribunal de comté de Čakovec tint compte des deux condamnations précitées et le condamna à une peine unique de deux ans et onze mois d’emprisonnement.
B. Conditions de détention du requérant à la prison de Bjelovar
Le 16 octobre 2009, le requérant fut transféré de la prison d’État de Turopolje (Kaznionica u Turopolju) à la prison de Bjelovar (Zatvor u Bjelovaru) aux fins d’accomplissement de la peine d’emprisonnement initialement prononcée par le tribunal de comté de Čakovec le 19 juin 2008 (paragraphe 6 ci-dessus).
Il demeura à la prison de Bjelovar jusqu’au 16 mars 2011, date à laquelle il fut transféré à la prison de Varaždin (Zatvor u Varaždinu) en vertu d’une décision de l’administration pénitentiaire du ministère de la Justice (Ministarstvo pravosuđa, Uprava za zatvorski sustav) datée du 11 mars 2011.
À ses dires, il passa onze mois avec sept autres détenus dans une cellule mesurant 18 mètres carrés, installations sanitaires comprises. La cellule aurait été mal entretenue et sale et elle n’aurait pas été équipée de casiers et de sièges en nombre suffisant pour tous les détenus. De plus, on ne lui aurait donné aucune possibilité de travailler en prison et, de façon générale, il n’aurait pas eu un accès suffisant à des activités récréatives et éducatives.
Aux dires du Gouvernement, le requérant disposa, pendant son séjour à la prison de Bjelovar, de 3,59 mètres carrés d’espace personnel en moyenne. Il occupa quatre cellules différentes dans les conditions précisées dans le tableau suivant :
Le Gouvernement soutient également que chaque cellule était équipée de toilettes entièrement séparées de l’espace de vie et dotées d’un système de ventilation distinct. Toutes les cellules auraient eu accès à l’eau potable et auraient été munies de fenêtres laissant entrer la lumière naturelle et l’air frais. En hiver, les cellules auraient été chauffées par un système de chauffage central. Elles auraient été constamment entretenues, et des travaux de reconstruction et d’amélioration des installations auraient été réalisés en 2007, 2009 et 2010. Le Gouvernement a produit à cet égard des photographies, des plans de masse et d’autres documents pertinents. En outre, les détenus auraient disposé de toutes les installations sanitaires et d’hygiène nécessaires. Les apports nutritionnels auraient été basés sur des évaluations d’experts, et la qualité de la nourriture aurait été suivie en continu par les autorités compétentes de l’État. Le Gouvernement a également produit à cet égard toute une série de documents.
Le Gouvernement explique par ailleurs que pendant trois heures par jour, entre 16 heures et 19 heures, le requérant était autorisé à se déplacer librement hors de sa cellule. Il ajoute que l’intéressé pouvait utiliser le gymnase, qui était ouvert de 8 heures à 12 h 30 et de 14 heures à 18 heures, ainsi que le terrain de basket, qui était ouvert de 15 heures à 18 heures les jours ouvrés ainsi que le matin et l’après-midi le week-end. La prison aurait par ailleurs disposé d’un terrain de badminton, de tables de ping-pong et d’échiquiers, qui tous auraient été accessibles au requérant. Celui-ci aurait également pu emprunter des livres à la bibliothèque de Bjelovar, qui proposait ses services à la prison, et il aurait eu la possibilité de regarder la télévision et d’emprunter des films.
C. Les griefs du requérant quant à ses conditions de détention
Le 24 mars 2010, le requérant, agissant par l’intermédiaire d’un avocat, présenta à l’administration de la prison de Bjelovar une demande de transfert à la prison de Varaždin pour raisons personnelles et familiales.
Le 26 avril 2010, il se plaignit en termes généraux à l’administration pénitentiaire du ministère de la Justice de la conduite de l’administration de la prison de Bjelovar, alléguant qu’elle ne lui avait jamais donné la possibilité de rencontrer les responsables, que sa demande de transfert avait été ignorée et que la nourriture de la prison était de mauvaise qualité.
Le requérant réitéra sa demande de transfert à la prison de Varaždin le 6 mai 2010, évoquant des raisons personnelles et familiales.
Le 14 juillet 2010, l’administration pénitentiaire du ministère de la Justice répondit aux griefs du requérant, les jugeant mal fondées à tous les égards. Elle souligna qu’on lui avait donné des possibilités suffisantes de contact avec sa famille, que s’il n’avait pas eu la possibilité de travailler c’était parce que le nombre de postes de travail dans la prison de Bjelovar était insuffisant, qu’il avait eu sept entretiens avec le directeur de la prison et vingt-cinq entretiens avec divers autres responsables de la prison de Bjelovar, et que la nourriture était préparée en consultation avec des experts, le régime alimentaire en prison faisant l’objet d’un suivi continu par le médecin de la prison.
Le 24 août 2010, le requérant se plaignit de ses conditions de détention à une juge de l’application des peines du tribunal de comté de Bjelovar. Il souligna que le plus important de ses griefs était son souhait d’être transféré dans une autre prison plus proche de sa famille. Il se plaignit aussi, entre autres, que sa demande de travail en prison n’avait pas obtenu de réponse et qu’il était détenu avec sept autres personnes dans la cellule no 8, qui mesurait 18 mètres carrés au total et était mal équipée et mal entretenue.
À la suite de la plainte du requérant, la juge de l’application des peines demanda un rapport détaillé sur ses conditions de détention à la prison de Bjelovar.
Après avoir obtenu le rapport et entendu le requérant en personne, le 7 octobre 2010 la juge de l’application des peines rejeta ses griefs comme mal fondés. Elle jugea en particulier que le requérant n’était pas détenu dans de mauvaises conditions, que les installations sanitaires et d’hygiène à sa disposition étaient suffisantes et qu’il n’était pas possible d’offrir la possibilité de travailler à tous les détenus de la prison de Bjelovar.
Le 15 octobre 2010, le requérant introduisit un recours contre la décision de la juge de l’application des peines devant un collège de trois juges du tribunal de comté de Bjelovar, alléguant que les constatations de faits sur lesquelles elle se fondait étaient erronées. Il indiquait notamment que la cellule no 8 accueillait en réalité huit détenus.
Le 21 octobre 2010, un collège de trois juges du tribunal de comté de Bjelovar rejeta le recours formé par le requérant pour défaut de fondement, validant le raisonnement de la juge de l’application des peines. Il expliqua en outre que les règles en matière d’espace personnel édictées par la loi sur l’exécution des peines de prison, à savoir 4 mètres carrés, devaient en principe être respectées mais que leur non-respect temporaire ne constituait pas automatiquement une violation des droits d’un détenu.
Le 8 novembre 2010, le requérant se plaignit au tribunal de comté de Bjelovar de la décision du collège de trois juges. Il expliqua que pendant les six premiers mois suivant son arrivée à la prison de Bjelovar il avait été détenu dans la cellule no 1, d’une surface de 17,13 mètres carrés, qui aurait été occupée par six détenus au total. Il aurait ensuite passé un mois avec six autres détenus dans la cellule no 8 du premier étage, qui aurait mesuré 17, 13 mètres carrés. Puis, il aurait été placé dans une autre cellule, également appelée « cellule no 8 », qui elle aussi aurait mesuré 17,13 mètres carrés, et dans laquelle il aurait passé six mois avec huit détenus. À l’époque de sa plainte, il aurait été détenu dans la cellule no 4 avec six personnes.
Le 20 novembre 2010, le requérant forma un recours constitutionnel devant la Cour constitutionnelle (Ustavni sud Republike Hrvatske) sur le fondement de l’article 14 § 2 (égalité devant la loi), de l’article 26 (égalité devant les autorités de l’État) et de l’article 29 (droit à un procès équitable) de la Constitution, se plaignant en termes généraux d’un manque d’espace personnel et de possibilités de travailler à la prison de Bjelovar.
Le 26 novembre 2010, le requérant se plaignit au Médiateur (Pučki pravobranitelj) de ce qu’on ne lui avait pas accordé un transfert dans une prison plus proche de sa famille et fit état en termes généraux de mauvaises conditions de détention.
Par un courrier du 7 décembre 2010, le Médiateur invita le requérant à présenter d’autres éléments à l’appui de ses griefs.
Le requérant répondit à cette demande le 21 décembre 2010 en indiquant que la juge de l’application des peines et le collège de trois juges du tribunal de comté de Bjelovar n’avaient jamais examiné ses griefs convenablement et qu’on ne lui avait pas accordé les 4 mètres carrés d’espace personnel requis par la loi sur l’exécution des peines d’emprisonnement.
Le 12 avril 2011, le Médiateur répondit au courrier du requérant que selon les informations en sa possession, ses conditions de détention dans la prison de Bjelovar avaient été conformes aux normes en matière d’espace personnel requises par la loi sur l’exécution des peines d’emprisonnement. Le Médiateur soulignait également que la cellule dans laquelle le requérant était détenu avait été rénovée en 2010 et qu’elle respectait toutes les normes en matière d’hygiène et de santé. Il notait en outre que tout comme quatrevingt-douze autres détenus, le requérant n’avait pas eu la possibilité de travailler dans la prison car celle-ci comportait un nombre de postes de travail qui ne suffisait pas pour tous les détenus.
Le 5 juin 2012, la Cour constitutionnelle déclara le recours constitutionnel du requérant (paragraphe 25 ci-dessus) irrecevable pour défaut manifeste de fondement. La partie pertinente de la décision est formulée comme suit :
« Dans son recours constitutionnel, le demandeur n’est pas parvenu à démontrer que le tribunal du comté de Bjelovar avait agi contrairement aux dispositions constitutionnelles relatives aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales ou qu’il avait arbitrairement interprété les dispositions légales pertinentes. Dès lors, la Cour constitutionnelle estime que la présente affaire ne soulève pas de question relative aux droits constitutionnels du plaignant. Il n’y a donc pas en l’espèce de question de droit constitutionnel sur laquelle la Cour constitutionnelle aurait à statuer (...) »
La décision de la Cour constitutionnelle fut signifiée au représentant du requérant le 18 juin 2012.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Constitution
Les dispositions pertinentes de la Constitution de la République de Croatie (Ustav Republike Hrvatske, Journaux officiels no 56/1990, 135/1997, 8/1998, 113/2000, 124/2000, 28/2001, 41/2001, 55/2001, 76/2010 et 85/2010) sont les suivantes :
Article 14
« Chacun en République de Croatie jouit des droits et libertés sans distinction de race, de couleur de peau, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou autre, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance, d’éducation, de statut social ou d’une autre particularité.
Tous sont égaux devant la loi. »
(...) »
Article 23
« Nul ne doit être soumis à une quelconque forme de maltraitance (...) »
Article 25
« Toute personne arrêtée et condamnée doit être traitée avec humanité et dans le respect de sa dignité. »
Article 26
« Tous les citoyens de la République de Croatie et les étrangers sont égaux devant les tribunaux et les autres autorités de l’État ou publiques. »
Article 29
« Tout personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial, légalement établi, qui décidera dans un délai raisonnable soit des contestations sur ses droits et obligations, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
La partie pertinente de l’article 62 de la loi sur la Cour constitutionnelle (Ustavni zakon o Ustavnom sudu Republike Hrvatske, Journaux officiels no 99/1999, 29/2002, 49/2002) est formulée comme suit :
« 1. Toute personne peut présenter un recours constitutionnel auprès de la Cour constitutionnelle si elle juge qu’une décision (pojedinačni akt) d’un organe de l’État, d’un organe d’une collectivité locale ou régionale ou d’une personne morale investie de la puissance publique qui a statué sur ses droits et ses obligations ou sur une suspicion ou une accusation d’acte criminel, a violé ses droits humains ou ses libertés fondamentales ou son droit à l’administration locale ou régionale autonome garanti par la Constitution (ci-après « droit constitutionnel ») (...) »
B. Loi sur l’exécution des peines d’emprisonnement
Les dispositions pertinentes de la loi sur l’exécution des peines d’emprisonnement (Zakon o izvršavanju kazne zatvora, Journaux officiels no 128/1999, 190/2003, 76/2007, 27/2008, 83/2009) sont les suivantes :
Plaintes
Article 15
« 1) Un détenu a le droit de se plaindre d’un acte ou d’une décision d’un employé de prison.
2) Les plaintes sont soumises oralement ou par écrit au directeur d’une prison ou au siège de l’administration pénitentiaire [du ministère de la Justice]. Les plaintes écrites adressées au siège de l’administration pénitentiaire [du ministère de la Justice] sont soumises dans une enveloppe que les autorités de la prison ne sont pas autorisées à ouvrir (...)
5) Une plainte soumise par un détenu au juge de l’application des peines est considérée comme une demande de protection judiciaire en vertu de l’article 17 de la présente loi. »
Protection judiciaire contre les actes et décisions de l’administration pénitentiaire
Article 17
« 1) Un détenu peut présenter une demande de protection judiciaire contre tout acte ou décision qui, de manière illégale, le priverait des droits garantis par la présente loi ou l’empêcherait d’en jouir pleinement.
2) Le juge de l’application des peines rejette la demande de protection judiciaire s’il constate qu’elle est dénuée de fondement. Si la demande est fondée, le juge de l’application des peines ordonne qu’il soit remédié aux privations ou restrictions de droits illégales. Si c’est impossible, le juge de l’application des peines constate une violation et interdit qu’elle se renouvelle.
3) Le détenu et la prison peuvent présenter un recours contre la décision du juge de l’application des peines (...) »
Logement des détenus
Article 74
« (...)
(3) Les locaux accueillant les détenus sont propres, secs et suffisamment spacieux. Chaque détenu dispose au minium de 4 mètres carrés et de 10 mètres cubes dans chaque dortoir. »
Travail des détenus
Article 80
« (1) Un détenu a le droit de travailler sous réserve de son état de santé, [du niveau] de ses connaissances et des possibilités [offertes] dans la prison d’État ou la prison.
(...) »
III. Les textes internationaux pertinents
Le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») s’est rendu en Croatie du 19 au 27 septembre 2012. Dans son rapport CPT/Inf (2014) 9 du 18 mars 2014, il relevait le problème de la surpopulation carcérale en Croatie. Ses recommandations à cet égard (Annexe I) sont les suivantes :
« Conditions de détention de la population carcérale générale
recommandations
(...)
– les autorités croates doivent prendre des mesures pour réduire les taux d’occupation des cellules dans toutes les prisons visitées (ainsi que dans les autres prisons de Croatie) afin que chaque détenu dispose d’un espace de vie d’au moins 4 m² dans les cellules logeant plusieurs détenus ; à cette fin, la superficie occupée par les installations sanitaires éventuelles ne doit pas être comptée (paragraphe 36) ;
(...)
– les autorités croates doivent améliorer le programme d’activités, notamment les possibilités pour les détenus de travailler et de suivre une formation professionnelle à la prison d’État de Glina, dans les prisons de comté de Zagreb et de Sisak et, s’il y a lieu, d’autres prisons croates (paragraphe 40) ;
(...) » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1968, en 1979, en 2003 et en 2006 et résident à Varna. Les deux premiers requérants sont époux. Les troisième et quatrième requérants sont les fils mineurs du couple.
A. Le contexte général de l’affaire
Le premier requérant est un homme d’affaires connu à Varna.
Entre décembre 2009 et avril 2010, le ministère bulgare de l’Intérieur effectua sur le territoire du pays plusieurs opérations policières qui visaient au démantèlement de différents groupes criminels. Au cours de ces opérations, la police procéda à l’arrestation de plusieurs individus, dont des hommes et des femmes politiques, ce qui fut largement relayé par les médias et suscita l’intérêt du grand public. Plusieurs hommes politiques, notamment le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur ainsi que différents procureurs et commissaires de police, furent régulièrement sollicités par les médias pour commenter ces arrestations et les poursuites pénales qui s’ensuivirent.
Les événements entourant l’une de ces opérations, baptisée « Méduses », se trouvent à l’origine de la présente requête et de la requête Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, 15 octobre 2013).
B. L’intervention de la police au domicile des requérants
Le 30 octobre 2009, le parquet de la ville de Sofia ouvrit des poursuites pénales contre X pour abus de pouvoir par un fonctionnaire et détournement de fonds publics ayant entraîné un préjudice important pour la société municipale des transports en commun de Varna. Les faits incriminés avaient eu lieu entre 2003 et 2007. Le 8 février 2010, le procureur général ordonna le transfert du dossier de l’enquête pénale en cause au parquet régional de Varna. L’instruction devait être menée par la police de Varna sous la direction et la surveillance du parquet régional de la même ville.
Dans le cadre de cette enquête pénale, le 31 mars 2010, vers 6 heures, une équipe d’agents de police pénétra dans la maison familiale des requérants.
Selon les quatre requérants, à cette heure-là M. Slavov dormait dans une chambre au deuxième étage de la maison familiale et Mme Nenkova et ses deux fils dormaient dans une chambre située à l’étage inférieur.
M. Slavov dit avoir été réveillé par une secousse et un bruit très fort venu du rez-de-chaussée de la maison. Il se serait précipité vers l’étage inférieur et, depuis l’escalier, il aurait aperçu derrière les fenêtres plusieurs hommes cagoulés et vêtus en noir.
Mme Nenkova et les enfants auraient également été réveillés par le bruit. Les deux garçons, pris de peur, auraient crié et pleuré. En sortant de la chambre à coucher de ses enfants, Mme Nenkova aurait vu la porte d’entrée de la maison être projetée à l’autre bout de la pièce au rez-de-chaussée.
M. Slavov et Mme Nenkova auraient ensuite vu plusieurs hommes cagoulés et lourdement armés pénétrer dans leur maison et braquer leurs armes sur eux en criant : « Ne bougez pas ! Halte ! À terre ! » M. Slavov aurait été plaqué face contre le sol et quelqu’un lui aurait menotté les mains derrière le dos. Plusieurs policiers auraient braqué leurs armes sur lui. Puis ils l’auraient emmené à l’extérieur de la maison et lui auraient fait prendre la même position sur le pavage devant la porte d’entrée.
Une demi-heure plus tard, les policiers auraient été rejoints par un caméraman. Celui-ci aurait allumé sa caméra, aurait placé les policiers et le requérant et leur aurait fait simuler l’arrestation. Les agents auraient ordonné : « Par terre ! Ne bouge pas ! Police ! » Le caméraman aurait filmé la séquence à deux reprises consécutives. Pendant ce temps, M. Slavov aurait entendu les pleurs de ses enfants et de son épouse. Il aurait prié les policiers de mettre fin à la mise en scène, mais ceux-ci se seraient emportés contre lui.
Plus tard, un autre groupe de policiers en tenue civile et en uniforme serait arrivé ; M. Slavov aurait alors été autorisé à s’habiller dans le salon puis il aurait été emmené par les policiers vers 12 h 30. L’autre groupe d’agents serait resté dans la maison jusqu’à 14 heures.
C. L’état psychologique des requérants après l’intervention de la police à leur domicile
Après le départ de la police, Mme Nenkova emmena ses deux fils chez leur grand-père. D’après elle, les enfants auraient été très stressés et auraient continué à pleurer. Durant les deux mois qui suivirent l’opération policière, ils auraient eu du mal à dormir et auraient eu peur de retourner chez eux par crainte du retour des policiers cagoulés.
Le 31 mars 2010, le médecin de famille se rendit auprès des deux enfants à la demande de leur mère. Il observa que les garçons étaient émotionnellement très affectés par ce qui s’était passé le matin même et que le fils aîné, Daniel, présentait un tic des yeux.
Le 8 avril 2010, Mme Nenkova fit examiner ses deux fils par un pédopsychiatre. Le certificat délivré à la suite de l’examen de Daniel, l’aîné, fait état d’une anxiété accrue et de la persistance d’un tic nerveux des yeux. Le médecin ne décela pas de complications particulières d’ordre psychologique chez le cadet, Plamen.
Mme Nenkova indique que, durant toute la journée du 31 mars 2010, elle avait été extrêmement stressée, qu’elle tremblait de peur et qu’elle avait des nausées. Elle ajoute qu’elle a pris des tranquillisants et qu’elle a passé les jours suivants chez son père à essayer de réconforter ses enfants.
D. Les perquisitions et les saisies effectuées le 31 mars 2010
Selon les informations figurant au dossier de l’affaire, le 31 mars 2010, entre 6 h 30 et 10 h 10, les policiers ont procédé à la perquisition de la maison des requérants et du véhicule de M. Slavov, en présence de ce dernier, de deux témoins et d’un expert. Les deux procès-verbaux dressés par les policiers mentionnaient que les perquisitions avaient été effectuées en vertu de l’article 161, alinéa 2, du code de procédure pénale bulgare (CPP), c’est-à-dire sans l’autorisation préalable d’un juge, au motif que c’était le seul moyen de préserver et de recueillir des preuves en lien avec la procédure pénale en cause. Les formulaires de procès-verbaux comportaient une phrase standard invitant le propriétaire des lieux et du véhicule, soit le premier requérant, à présenter aux policiers tous les objets, documents ou données informatiques contenant des informations relatives à l’enquête pénale no 128/10 menée par la direction de la police de Varna.
Dans différentes pièces de la maison, les policiers retrouvèrent et saisirent plusieurs billets de banque de différentes devises, trois téléphones portables, un pistolet de marque Beretta et des munitions pour celui-ci. Dans la voiture de M. Slavov, ils découvrirent et saisirent un autre pistolet de marque Beretta et des munitions pour celui-ci, quatre téléphones portables, deux permis de port d’arme au nom de M. Slavov et une carte SIM.
La première page de chacun des deux procès-verbaux porte le cachet du tribunal régional de Varna, le nom, le prénom et la signature de l’une des juges de ce tribunal et la mention « J’approuve ». Lesdites approbations sont datées du 31 mars 2010, à 17 heures pour l’une et à 17 h 10 pour l’autre.
Le 9 juin 2010, l’avocat de M. Slavov demanda au parquet régional de Varna de lui restituer six des sept téléphones portables qui auraient été saisis au domicile et dans la voiture de son client. Par une ordonnance du 22 juin 2010, le parquet régional rejeta la demande au motif que les téléphones portables en question faisaient l’objet d’expertises judiciaires. L’ordonnance mentionnait que le requérant pouvait faire appel devant le tribunal régional en vertu de l’article 111 du code de procédure pénale. Il ressort des éléments figurant au dossier que l’intéressé n’a pas intenté un tel recours.
Le 7 septembre 2010, l’avocat du requérant demanda la restitution de tous les objets saisis lors des perquisitions du 31 mars 2010. Cette demande n’a pas reçu de réponse des autorités.
Il ressort des informations fournies par les parties que, à la date du 28 novembre 2014, les objets en cause n’avaient pas été restitués au requérant.
E. La détention de M. Slavov et les poursuites pénales dirigées contre lui
Le 31 mars 2010, après la fin de la perquisition à son domicile, M. Slavov fut placé en détention pour vingt-quatre heures sur le fondement des articles 63 et 64 de la loi sur le ministère de l’Intérieur, au motif qu’il était soupçonné d’avoir commis une infraction pénale.
Le même jour, à 22 h 45, en présence de son avocat, le requérant fut formellement inculpé par un enquêteur des infractions pénales suivantes : a) participation, entre 2003 et 2007, à un groupe criminel, composé de fonctionnaires municipaux et de particuliers, dont l’activité aurait impliqué la passation de contrats préjudiciables pour la municipalité et l’abus d’autorité par un fonctionnaire, infraction réprimée par l’article 321, alinéa 3, point 2, du code pénal ; b) passation, en 2003, d’un contrat de livraison de vingt autobus pour la société des transports en commun de Varna, sous des conditions défavorables qui auraient considérablement porté préjudice à cette société, infraction pénale punie par les articles 220, alinéa 2, et 20, alinéa 4, du code pénal ; c) facilitation d’actes d’abus d’autorité par un fonctionnaire, commis entre 2005 et 2007 par le directeur de la société municipale des transports de Varna et par la chef comptable de cette entreprise, notamment la passation d’une commande en vue de la livraison de trente et un autobus à des conditions préjudiciables pour la société, infraction pénale relevant des articles 282, alinéa 2, et 20, alinéa 4, du code pénal ; d) incitation d’un de ses complices présumés à livrer de faux témoignages, infraction pénale punie par l’article 293, alinéa 1, du code pénal. Le même jour, l’ordonnance d’inculpation fut contresignée par un procureur du parquet régional de Varna.
Par une ordonnance du même jour, un procureur ordonna la détention du requérant pour soixantedouze heures, à compter de 22 h 45, en vertu de l’article 64, alinéa 2, du CPP, afin d’assurer sa comparution devant le tribunal régional de Varna.
Le 3 avril 2010, au matin, le parquet régional de Varna demanda au tribunal régional de la même ville d’ordonner la détention provisoire de M. Slavov.
Le requérant comparut devant le tribunal régional de Varna le 3 avril 2010, à 12 heures. Il était assisté d’un avocat. À la fin de l’audience, le tribunal décida de placer le requérant en détention provisoire pour les motifs suivants :
« (...) Dans le cadre de la présente procédure, il faut répondre à la question de savoir s’il existe un soupçon raisonnable selon lequel le requérant a commis les crimes en question. Le tribunal estime qu’un tel soupçon existe, autrement dit, il ressort des preuves rassemblées à ce stade de l’enquête que M. Slavov est impliqué dans les crimes dont il est inculpé. Il s’agit notamment des dépositions des témoins, des dépositions de l’inculpé P., des procès-verbaux de perquisition et de saisie et plus particulièrement des documents saisis dans les bureaux de la société de M. Slavov qui concernaient le marché public de livraison d’autobus pour la société des transports en commun de Varna. Le tribunal estime également qu’il existe un risque que l’inculpé s’enfuie ou commette une infraction (...). L’inculpé pourrait vouloir se soustraire à la justice en raison de la gravité de la sanction prévue pour les crimes qu’on lui reproche (вменените му във вина престъпления). Le risque de commission d’une infraction pénale est également réel, compte tenu notamment des tentatives d’une partie de ses complices d’inciter des témoins à déposer de faux témoignages et à produire de faux documents. »
L’intéressé contesta la décision du tribunal régional devant la cour d’appel de Varna, qui, par une décision du 13 avril 2010, rejeta son recours. La juridiction d’appel constatait qu’il y avait suffisamment d’éléments pour soupçonner le requérant de la commission des actes qu’on lui reprochait. Elle estimait qu’il n’y avait pas de risque de fuite, mais souscrivait à la conclusion du tribunal régional selon laquelle il existait un risque de commission de nouvelles infractions, notamment d’infractions susceptibles de nuire au déroulement de l’instruction pénale.
Le 18 mai 2010, le tribunal régional de Varna rejeta, pour les motifs suivants, une demande de remise en liberté formée par le requérant :
« (...) En ce qui concerne les allégations selon lesquelles aucun crime n’a été commis dans cette affaire, le tribunal ne partage pas cette thèse de la défense. Il estime qu’une infraction pénale a été commise et il est toujours d’avis que l’inculpé est impliqué (има касателство) dans celle-ci, ce qui ressort des preuves contenues dans le dossier (...) Pour cette raison et étant donné qu’il existe toujours un risque de commission de nouvelles infractions, le tribunal décide, en vertu de l’article 65, alinéa 4, du CPP :
De rejeter la demande (...) »
Le 28 mai 2010, le tribunal régional de Varna répondit positivement à la demande du requérant et le remit en liberté sous caution. Le montant de celle-ci fut initialement fixé à 200 000 levs bulgares (BGN) (environ 102 258 euros (EUR)). Le 1er juin 2010, statuant sur l’appel du requérant, la cour d’appel de Varna réduisit le montant de la caution et le fixa à 100 000 BGN (environ 51 129 EUR). Le requérant paya la somme et fut libéré le même jour.
Le 14 juin 2013, un procureur du parquet régional de Varna décida d’abandonner une partie des charges initiales dirigées contre le requérant pour absence de preuves suffisantes. Cette ordonnance fut confirmée par le tribunal régional de Varna.
Le 13 novembre 2013, le dossier de l’affaire fut envoyé au parquet de district de Varna. À la date du 28 novembre 2014, la procédure pénale contre le requérant pour des infractions commises sous l’angle des articles 220, alinéa 2, et 20, alinéa 4, du code pénal était toujours pendante au stade de l’instruction préliminaire.
F. La couverture médiatique de la procédure pénale ouverte contre M. Slavov
L’opération policière « Méduses » reçut une large couverture médiatique. L’enregistrement vidéo de l’intervention policière au domicile des requérants, y compris l’arrestation de M. Slavov, fut livré aux médias, qui l’utilisèrent, en partie ou dans sa totalité, à plusieurs reprises dans leurs publications et reportages sur l’opération « Méduses ».
Le 1er avril 2010, le quotidien régional Cherno more publia des extraits d’une interview du ministre de l’Intérieur, Ts.Ts. Dans l’interview, celui-ci expliquait que les mesures d’instruction prises dans le cadre de l’opération « Méduses » se poursuivaient et qu’elles concernaient des marchés publics relatifs à l’importation d’autobus pour la compagnie municipale des transports de Varna. Il ajoutait que, selon les informations recueillies au cours de l’enquête, le montant réellement perçu par l’un des vendeurs à l’étranger était nettement inférieur à celui approuvé par le conseil municipal de Varna et que la différence avait été versée sur les comptes bancaires des suspects dans l’affaire en cause. Les propos du ministre de l’Intérieur concernant les relations existant entre le requérant – désigné sous son sobriquet, « Dankata », et l’un des autres suspects dans la même affaire, M. Gutsanov, furent cités mot pour mot dans l’article en cause :
« Le président du conseil municipal est lié à Dankata, ce qui est chose notoire à Varna. Ce lien n’a jamais été caché et ce qu’ils ont fait est une machination (схема) élaborée pendant plusieurs années, étant donné qu’il y a trois contrats pour environ deux millions d’euros et pour des autobus de seconde main. »
Le 1er avril 2010, le quotidien national Dnevnik publia un article intitulé « L’opération Méduses a secoué Varna », dont la partie pertinente en l’espèce se lit comme suit :
« Le procureur régional de Varna, Vl.Ch., a indiqué qu’il ne pouvait pas dire encore qui était à la tête du groupe criminel. « L’opération « Méduses » en est à son stade initial », a dit le procureur. « Le gros du travail reste à faire, il est donc trop tôt pour tirer des conclusions. Quand on aura des preuves, on fera savoir au public qui était à la tête du groupe. » Selon Ch., trois des contrats (...) qui concernaient la livraison d’autobus recyclés [remis en circulation après avoir été mis au rebut] en provenance d’Allemagne et de France avaient été conclus en 2003, 2005 et 2007. « Au moment des arrestations, les préparatifs pour la livraison suivante étaient en cours », a dit Ch. D’après lui, le schéma était simple : « La municipalité débloque 20 000 euros pour l’achat d’un autobus et délivre les documents nécessaires. Or le prix réellement payé n’a jamais dépassé 10 000 euros. » Selon Ch., pour chaque autobus acheté, il restait 10 000 euros pour les intermédiaires. « Je donne ces chiffres juste à titre d’exemple. Les éléments réels des transactions sont différents dans les trois cas de figure. » D’après le procureur Ch., les agissements de Gutsanov et des trois autres détenus ont causé un préjudice de plus de deux millions d’euros à la municipalité de Varna. »
Le 2 avril 2010, le quotidien national Standart publia un article consacré à l’opération « Méduses », dont la partie pertinente en l’espèce se lit comme suit :
« En réalité, les cinquante et un autobus achetés entre 2003 et 2007 avaient été mis hors circulation, mais on les faisait passer pour des autobus recyclés », a dit hier à Standart le procureur régional de Varna. [Le procureur] a expliqué que Daniel Slavov, l’homme d’affaires arrêté, a joué le rôle d’intermédiaire et qu’il contrôlait, par le biais de ses sociétés, les trois transactions en cause. Selon les enquêteurs, le montant de celles-ci s’élevait à deux millions d’euros et autant d’argent a été subtilisé. »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Le droit et la jurisprudence internes pertinents en matière de protection de l’intégrité physique des individus au cours d’opérations policières, de perquisitions et de saisies, de préservation des preuves matérielles pendant les poursuites pénales, de placement en détention et de protection de la bonne réputation de l’individu se trouvent résumés dans l’arrêt Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, §§ 59-64 et 67-75, CEDH 2013). | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La liste des requérants figure en annexe.
Les requérants sont des médecins qui s’étaient inscrits à des cours de spécialisation avant l’année universitaire 1991/1992.
Le 20 juillet 1996, ils assignèrent le président du Conseil des ministres à comparaître devant le tribunal de Rome afin d’obtenir la réparation des dommages qu’ils estimaient avoir subis en raison d’une inertie de l’État italien dans la transposition en droit interne des directives communautaires no 363 du 16 juin 1975 et no 82 du 26 janvier 1976.
Ils soutenaient que, aux termes de ces directives, les médecins avaient droit, pendant la période de formation professionnelle, à une rémunération adéquate et que les États membres devaient incorporer dans leur système juridique les principes énoncés dans les directives en question dans un délai expirant le 31 décembre 1982. Ils indiquaient que l’Italie n’avait satisfait à cette obligation que par le décret législatif no 257 du 8 août 1991. D’après eux, celui-ci prévoyait que, à partir de l’année universitaire 1991/1992, tout médecin admis à suivre des cours de spécialisation avait droit à une bourse dont le montant aurait été, pour l’année 1991, de 21 500 000 lires italiennes (ITL – environ 11 103 euros (EUR)), et que le diplôme obtenu à l’issue de ce cursus donnait droit à des points dans le cadre des concours réservés aux médecins.
Selon les requérants, la transposition tardive en droit interne des principes énoncés dans les directives susmentionnées les avait privés, avant 1991, des droits reconnus par les dispositions communautaires. Ils demandaient dès lors 21 500 000 ITL chacun pour chaque année de spécialisation suivie avant 1991, plus une somme à fixer en équité pour le préjudice qui aurait découlé de la non-attribution des points dans le cadre des concours réservés aux médecins.
Par un jugement du 21 février 2000, dont le texte fut déposé au greffe le 1er mars 2000, le tribunal de Rome rejeta la demande des requérants.
Le tribunal observait que la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) avait estimé que l’État était tenu de dédommager les particuliers qui auraient subi un préjudice découlant du non-respect des obligations communautaires, parmi lesquelles figurait le devoir de transposer en droit interne les directives de l’Union européenne (UE).
Toujours selon le tribunal, la CJCE (arrêt du 25 février 1999, affaire C-131/97, Carbonari) avait indiqué que la directive no 363 du 16 juin 1975 était suffisamment claire dans la mesure où elle aurait établi le droit du médecin inscrit dans un établissement dispensant des cours de spécialisation de percevoir une rémunération. L’État aurait cependant eu toute latitude dans la fixation du montant de celle-ci, dans la détermination de l’organe compétent pour la verser et dans l’établissement des conditions pour en bénéficier (notamment s’agissant des modalités de la formation). Dès lors, les requérants n’auraient pas été titulaires d’un droit plein et absolu (diritto soggettivo), mais d’un simple intérêt légitime (interesse legittimo), c’est-à-dire d’une position individuelle protégée de façon indirecte et subordonnée au respect de l’intérêt général (voir, par exemple, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 25, CEDH 2012). Pour le tribunal, cette constatation ne suffisait pourtant pas pour écarter la demande des requérants, car la Cour de cassation aurait désormais admis que les intérêts légitimes pouvaient donner lieu à un dédommagement (voir, notamment, l’arrêt des sections réunies no 500 de 1999).
Toujours selon le tribunal, le retard dans la transposition des directives s’analysait en une violation « manifeste et grave » des obligations étatiques ; de plus, d’après lui, aucune disposition transitoire ne réglementait la situation des médecins ayant commencé un cursus de spécialisation avant le 31 décembre 1983, le décret législatif no 257 de 1991 ne s’appliquant qu’à partir de l’année universitaire 1991/1992. Le tribunal estimait que le préjudice dénoncé par les requérants résultait donc de la conduite de l’État et qu’il méritait protection.
Cependant, il indiquait que, pour obtenir un dédommagement, les requérants devaient prouver que les cours de spécialisation qu’ils avaient suivis satisfaisaient aux conditions prévues par le droit communautaire et que les diplômes obtenus n’avaient pas été évalués de manière conforme à ce dernier dans le cadre des concours pour médecins. Il concluait que, une telle preuve n’ayant pas été apportée en l’espèce, la demande des intéressés devait être rejetée.
Les requérants interjetèrent appel de cette décision, soutenant, pour l’essentiel, qu’il ne leur incombait pas de prouver l’existence d’un préjudice, au motif que celui-ci aurait été une conséquence automatique et nécessaire de la conduite, à leurs yeux négligente, de l’État (damnum in re ipsa).
Par un arrêt du 18 septembre 2003, dont le texte fut déposé au greffe le 6 octobre 2003, la cour d’appel de Rome rejeta l’appel des requérants.
Elle observait que l’applicabilité immédiate des directives communautaires dans le système juridique national faisait l’objet d’un débat jurisprudentiel. Elle indiquait que, par des arrêts rendus à quelques jours d’intervalle (no 4915 du 1er avril 2003 et no 7630 du 16 mai 2003), la troisième section de la Cour de cassation était parvenue à des conclusions opposées sur ce point. Selon la cour d’appel, les directives invoquées par les requérants ne pouvaient pas avoir d’application immédiate, au motif qu’elles énonçaient le principe de la « rémunération adéquate » sans en fixer le montant. Toujours selon elle, on ne pouvait pas présumer que ce montant était le même que celui indiqué dans le décret législatif no 257 de 1991, lequel ne s’appliquerait pas de manière rétroactive. La cour d’appel estimait que cette interprétation était cohérente avec la jurisprudence développée par la Cour de cassation dans une affaire analogue (voir l’arrêt no 9842 de 2002). Elle concluait que, à défaut d’une plus grande précision du droit communautaire, aucune responsabilité étatique ne pouvait être retenue pour le retard dans la transposition des directives en cause.
À titre surabondant, la cour d’appel précisait que les requérants n’avaient pas produit les documents susceptibles de prouver la durée et l’intensité des cours de spécialisation qu’ils auraient suivis.
Les requérants se pourvurent en cassation. Ils indiquaient qu’ils n’avaient pas demandé le paiement de la rémunération prévue par les directives communautaires, mais qu’ils avaient excipé de l’omission de transposer ces directives en droit interne. Dans ces circonstances, il n’était pas pertinent à leurs yeux de savoir si la directive no 363 du 16 juin 1975 était ou non d’application immédiate en Italie. Selon les requérants, dans une affaire analogue concernant un médecin qui n’aurait pas eu la possibilité de fréquenter un cours de spécialisation et de recevoir la rémunération y relative, la Cour de cassation avait reconnu l’existence d’une responsabilité de l’État (arrêt de la troisième section, no 7630 du 16 mai 2003, précité).
Les requérants soutenaient également que, selon la CJCE, l’État était tenu de dédommager les particuliers : a) lorsqu’une directive, même non directement applicable en droit interne, conférait des droits aux particuliers ; b) lorsque ces droits pouvaient être identifiés sur la base des dispositions de la directive ; et c) lorsqu’il y avait un lien de causalité entre la violation des obligations de l’État et le préjudice subi par les particuliers. Or, selon eux, la cour d’appel n’aurait pas motivé sa décision relativement à la présence ou à l’absence de ces éléments.
À l’argument de la cour d’appel selon lequel ils n’avaient pas produit les documents susceptibles de prouver la durée et l’intensité des cours de spécialisation suivis, les intéressés répondaient que, selon l’arrêt no 7630 de 2003 (précité), l’inertie de l’État avait empêché les médecins d’apporter cette preuve.
Par ailleurs, ils alléguaient que, dans son arrêt Carbonari (précité), la CJCE avait affirmé que les particuliers lésés par la non-transposition des directives en question avaient droit à la réparation des dommages, c’est-à-dire à des mesures les plaçant, autant que possible, dans la situation dans laquelle ils se seraient trouvés si le droit communautaire n’avait pas été méconnu. Ils indiquaient que, dès lors, la seule preuve qu’ils pouvaient fournir était celle d’avoir suivi des cours de spécialisation entre 1982 et 1991. Le préjudice en découlant pour eux aurait été in re ipsa. La CJCE elle-même (arrêt du 3 octobre 2000, affaire C-371/97, Gozza) aurait précisé que les médecins inscrits dans des établissements de spécialisation avant l’année universitaire 1991/1992 avaient suivi une formation conforme aux dispositions communautaires.
À la lumière de ces arguments, les requérants demandaient à la Cour de cassation d’accueillir leur pourvoi. À titre subsidiaire, ils lui demandaient également de poser à la CJCE une question préjudicielle afin de savoir : a) si la non-transposition, par l’État italien, des directives nos 363 du 16 juin 1975 et 82 du 26 janvier 1976 dans le délai fixé à cet effet s’analysait en une violation grave et manifeste du droit communautaire, entraînant l’obligation de l’État de réparer le préjudice subi par les personnes lésées ; et b) si les conditions prévues par le décret législatif no 257 de 1991 rendaient l’obtention de ce dédommagement impossible ou excessivement difficile.
Par un arrêt du 14 novembre 2008, dont le texte fut déposé au greffe le 9 janvier 2009, la Cour de cassation, estimant que la cour d’appel avait motivé de manière logique et correcte tous les points controversés, débouta les requérants de leur pourvoi.
Elle réitérait l’affirmation de la cour d’appel selon laquelle les directives nos 363 du 16 juin 1975 et 82 du 26 janvier 1976 n’avaient pas d’application directe en Italie au motif qu’elles ne fixaient pas le montant de la « rémunération adéquate ». Elle indiquait ensuite que le retard dans la transposition de ces directives faisait naître, selon la jurisprudence de la CJCE, le droit à la réparation des dommages subis par les particuliers. Ces dommages auraient consisté en la perte de chances d’obtenir les bénéfices prévus par les directives en question (voir, notamment, Cour de cassation, arrêts no 3283 du 12 février 2008 et no 6427 du 11 mars 2008).
La Cour de cassation notait que les requérants n’avaient pas demandé au juge d’appel la réparation de ce dommage spécifique, mais qu’ils avaient soutenu que le préjudice découlant du retard incriminé était in re ipsa et que le décret législatif no 257 de 1991 avait créé une discrimination entre les médecins qui avaient suivi des cours de spécialisation avant son entrée en vigueur et ceux qui les avaient suivis après celle-ci. Elle estimait que la cour d’appel avait motivé sa décision relativement à ces questions. Elle admettait que sa motivation aurait été insuffisante s’il s’était agi d’un grief tiré de la perte de chances d’obtenir les bénéfices en question, mais que ce n’était pas le cas du grief des requérants devant la cour d’appel.
L’arrêt de la Cour de cassation ne contenait aucune référence à la question préjudicielle que les requérants avaient soulevée à titre subsidiaire.
Le 19 janvier 2009, le greffe de la Cour de cassation informa le représentant des requérants que la motivation de l’arrêt du 14 novembre 2008 avait été déposée et qu’elle pouvait être consultée.
II. LE DROIT INTERNE ET LE DROIT EUROPÉEN PERTINENTS
A. Les dispositions en matière de réparation des dommages causés dans l’exercice des fonctions juridictionnelles
L’article 2 de la loi no 117 du 13 avril 1988 relatif à la réparation des dommages causés dans l’exercice des fonctions juridictionnelles et à la responsabilité civile des magistrats, dans sa version en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit :
«1. Toute personne ayant subi un préjudice injustifié en raison d’un comportement, d’un acte ou d’une mesure judiciaire prise par un magistrat s’étant rendu coupable de dol ou de faute grave dans l’exercice de ses fonctions, ou en raison d’un déni de justice, peut agir contre l’État pour obtenir la réparation des dommages patrimoniaux qu’elle a subis ainsi que des dommages non patrimoniaux qui découlent de la privation de liberté personnelle.
Dans l’exercice des fonctions juridictionnelles, l’interprétation des règles de droit et l’appréciation des faits et des preuves ne peuvent pas donner lieu à responsabilité.
Sont constitutifs d’une faute grave :
a) une violation grave de la loi résultant d’une négligence inexcusable ;
b) l’affirmation, due à une négligence inexcusable, d’un fait dont l’existence est incontestablement réfutée par les pièces du dossier ;
c) le déni, dû à une négligence inexcusable, d’un fait dont l’existence est incontestablement établie par les pièces du dossier ;
d) l’adoption, en dehors des cas prévus par la loi ou sans motivation, d’une mesure concernant la liberté personnelle. »
Aux termes de l’article 3 § 1 de la loi no 117 de 1988 constituaient un déni de justice :
« le refus, l’omission ou le retard du magistrat dans l’accomplissement d’actes relevant de sa compétence lorsque, après l’expiration du délai légal pour l’accomplissement de l’acte en cause, la partie a présenté une demande en vue de l’obtention d’un tel acte et que, sans raison valable, aucune mesure n’a été prise dans les trente jours qui ont suivi la date du dépôt de ladite demande au greffe. »
Les articles suivants de la loi précisaient les conditions et les modalités de l’engagement d’une action en réparation au titre des articles 2 ou 3 de cette loi, ainsi que les actions qui pouvaient être entreprises, a posteriori, à l’égard du magistrat qui s’était rendu coupable d’un dol ou d’une faute grave dans l’exercice de ses fonctions, voire d’un déni de justice. En particulier, aux termes de l’article 4 § 2 de la loi, l’action contre l’État devait être entamée, sous peine d’irrecevabilité, dans un délai de deux ans à partir, entre autres, de la date à laquelle la décision litigieuse était devenue définitive.
La loi no 117 de 1988 a été modifiée par la loi no 18 du 27 février 2015, qui est entrée en vigueur le 19 mars 2015. Cette réforme a pris en compte, entre autres, les principes énoncés par la CJCE dans son arrêt Traghetti del Mediterraneo (paragraphes 33-35 ci-dessous). Elle précise, notamment, qu’une « faute grave » est constituée dès lors qu’il y a violation manifeste de la loi italienne ou du droit de l’UE, et que pareille violation s’apprécie en tenant compte notamment de la non-observance de l’obligation de poser une question préjudicielle aux termes de l’article 267 § 3 du Traité sur le fonctionnement de l’UE ainsi que de l’éventuelle incompatibilité de la décision de justice interne avec l’interprétation du droit de l’UE par la CJCE. La loi no 18 de 2015 a en outre porté de deux à trois ans le délai prévu à l’article 4 § 2 de la loi no 117 de 1988 (paragraphe 31 ci-dessus).
B. La jurisprudence de la CJCE
Dans son arrêt Traghetti del Mediterraneo c. Italie (13 juin 2006, affaire C-173/03), la CJCE a été appelée à se prononcer sur une question préjudicielle portant « sur le principe et les conditions d’engagement de la responsabilité contractuelle des États membres pour les dommages causés aux particuliers par une violation du droit communautaire, lorsque cette violation est imputable à une juridiction nationale ». La CJCE a rappelé que, dans son arrêt Köbler c. Autriche (30 septembre 2003, affaire C-224/01), elle avait réaffirmé que le principe selon lequel un État membre était obligé de réparer les dommages causés aux particuliers par des violations du droit communautaire qui lui étaient imputables était valable pour tout type de violation du droit communautaire, et ce quel que fût l’organe de cet État dont l’action ou l’omission était à l’origine du manquement. Dès lors, selon la CJCE, les particuliers devaient, sous certaines conditions, obtenir la réparation des préjudices qui leur avaient été causés par une violation du droit communautaire imputable à une décision d’une juridiction nationale statuant en dernier ressort. La CJCE a admis que la responsabilité de l’État dans ce secteur n’était pas illimitée et qu’elle n’était engagée que dans le cas exceptionnel où la juridiction nationale en question avait « méconnu de manière manifeste le droit applicable ». Elle a ajouté qu’une telle « violation manifeste » pouvait être commise dans l’exercice, par le juge national, de son activité interprétative, en particulier dans les deux hypothèses suivantes :
– si le juge donnait à une règle de droit matériel ou procédural communautaire une portée manifestement erronée, notamment au regard de la jurisprudence pertinente de la CJCE en cette matière ;
– si son interprétation du droit national était telle qu’elle aboutissait, en pratique, à la violation du droit communautaire applicable.
Pour la CJCE, cette méconnaissance manifeste s’appréciait notamment au regard d’un certain nombre de critères tels que le degré de clarté et de précision de la règle violée, le caractère excusable ou inexcusable de l’erreur de droit commise ou l’inexécution, par la juridiction en cause, de son obligation de renvoi préjudiciel, et elle était présumée, en tout état de cause, lorsque la décision concernée intervenait en méconnaissance manifeste de la jurisprudence de la CJCE en la matière.
Développant les principes énoncés dans l’arrêt Köbler, la CJCE a ensuite affirmé la contrariété au droit communautaire d’une législation qui exclurait, de manière générale, tout engagement de la responsabilité de l’État lorsque la violation imputable à une juridiction de cet État résultait d’une appréciation des faits et des preuves. En effet, selon la CJCE, une telle appréciation pouvait également conduire, dans certains cas, à une violation manifeste du droit applicable. Toujours d’après elle, si le droit national pouvait préciser les critères devant être remplis pour que la responsabilité de l’État pût être engagée, ces critères ne pouvaient cependant imposer des exigences plus strictes que celles découlant de la condition d’une méconnaissance manifeste du droit applicable. La CJCE a précisé que le particulier avait droit à réparation dès lors qu’il était établi que la règle de droit communautaire manifestement violée avait pour objet de lui conférer des droits et qu’il existait un lien de causalité direct entre la violation dénoncée et le dommage subi par l’intéressé. Elle a ajouté que le droit communautaire s’opposait également à une législation nationale qui – comme celle de l’Italie à cette époque (paragraphes 29-31 ci-dessus) – limitait l’engagement de la responsabilité étatique aux seuls cas du dol ou de la faute grave du juge, si une telle limitation conduisait à exclure l’engagement de la responsabilité de l’État membre concerné dans d’autres cas où une méconnaissance manifeste du droit applicable avait été commise.
À la lumière des considérations qui précèdent, la CJCE a énoncé, dans son arrêt Traghetti del Mediterraneo, les principes de droit suivants :
« 46. (...) Le droit communautaire s’oppose à une législation nationale qui exclut, de manière générale, la responsabilité de l’État membre pour les dommages causés aux particuliers du fait d’une violation du droit communautaire imputable à une juridiction statuant en dernier ressort au motif que la violation en cause résulte d’une interprétation des règles de droit ou d’une appréciation des faits et des preuves effectuées par cette juridiction. »
« Le droit communautaire s’oppose également à une législation nationale qui limite l’engagement de cette responsabilité aux seuls cas du dol ou de la faute grave du juge, si une telle limitation conduisait à exclure l’engagement de la responsabilité de l’État membre concerné dans d’autres cas où une méconnaissance manifeste du droit applicable, telle que précisée aux points 53 à 56 de l’arrêt Köbler du 30 septembre 2003 (C-224/01), a été commise. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, un couple marié et leur fils, sont nés respectivement en 1964, 1965 et 2000. Leur appartenance religieuse est inconnue.
Le 14 décembre 2010, le requérant demanda l’asile et un permis de séjour en Suède. Le 11 juillet 2011, sa demande fut rejetée au motif qu’il avait été enregistré comme ayant quitté le pays.
Le 25 août 2011, il demanda de nouveau l’asile et un permis de séjour en Suède, ce que firent également les autres requérants le 19 septembre 2011.
Tous les requérants furent entendus le 26 septembre 2011, lors d’un entretien introductif devant le bureau des migrations (Migrationsverket). Les adultes furent ensuite à nouveau entendus le 11 octobre 2011, lors d’un entretien plus long qui dura près de trois heures et demie. Le fils des requérants fut interrogé brièvement une deuxième fois et le mari fut interrogé une troisième fois. Les requérants furent assistés par un avocat commis d’office.
Les requérants déclarèrent qu’ils courraient le risque d’être persécutés par Al-Qaïda s’ils étaient renvoyés en Irak et que le mari figurait sur la liste des personnes à abattre par cette organisation. Les requérants auraient été élevés à Bagdad. À partir des années 1990, le mari aurait dirigé sa propre entreprise, qui aurait travaillé exclusivement avec des clients américains et aurait eu son bureau à la base américaine « Victoria Camp ». Plusieurs de ses employés auraient été mis en garde à plusieurs reprises contre le risque de coopérer avec les Américains.
Le 26 octobre 2004, le mari aurait été la cible d’une tentative de meurtre organisée par Al-Qaïda. Il aurait dû rester trois mois à l’hôpital. Des inconnus l’y auraient cherché et il aurait de ce fait dû être traité dans trois hôpitaux différents.
En 2005, son frère aurait été enlevé par des membres d’Al-Qaïda qui auraient affirmé qu’ils allaient le tuer en raison de la collaboration du requérant avec les Américains. Son frère aurait été libéré quelques jours plus tard, après le versement d’une rançon, et il aurait immédiatement fui l’Irak. Les requérants auraient fui vers la Jordanie et y seraient restés jusqu’en décembre 2006, avant de retourner en Irak.
Peu de temps après, des membres d’Al-Qaïda auraient placé une bombe près de leur maison. Celle-ci aurait été détectée par la femme du requérant, et l’auteur de l’attentat aurait été arrêté par les Américains. Au cours des interrogatoires, l’auteur aurait confessé avoir été payé par AlQaïda pour tuer le requérant et aurait révélé le nom de 16 personnes désignées pour surveiller les requérants. Ces derniers auraient alors déménagé en Syrie, le mari continuant toutefois ses affaires en Irak. Pendant ce temps, Al-Qaïda aurait incendié leur domicile et leur entrepôt commercial.
En janvier 2008, les requérants seraient retournés à Bagdad. Au mois d’octobre de la même année, le requérant et sa fille se seraient fait tirer dessus alors qu’ils se trouvaient dans leur voiture. La fille aurait été transportée à l’hôpital, où elle serait décédée. Le mari aurait alors arrêté de travailler et la famille aurait commencé à se déplacer dans Bagdad. L’entrepôt commercial aurait été attaqué quatre ou cinq fois par des membres d’Al-Qaïda, qui auraient menacé les gardiens. Le requérant déclara qu’il n’avait pas reçu de menaces depuis 2008, époque à laquelle la famille avait commencé à se déplacer. Le fils aurait passé la majeure partie de son temps à l’intérieur par peur des attaques, et il ne se serait rendu à l’école que pour les examens finaux. Ils n’auraient pas demandé de protection aux autorités nationales, qu’ils jugeaient incapables de protéger la famille et par peur de révéler leur adresse, sachant qu’Al-Qaïda collaborait avec les autorités. Le requérant aurait encore une plaie ouverte et infectée au ventre après s’être fait tirer dessus en 2004. Son épouse aurait des kystes au foie et à l’utérus. Ils présentèrent différents documents, dont des papiers d’identité, un certificat de décès de leur fille et un certificat médical attestant la blessure du mari.
Le 22 novembre 2011, le bureau des migrations rejeta la demande. Il constata que tous les requérants avaient prouvé leur identité et que leur récit était crédible. Toutefois, le bureau observa que le mari avait mis fin à sa collaboration avec les Américains en 2008 et que, par la suite, il était resté à Bagdad pendant deux ans sans être victime d’attaques, hormis les menaces continues contre son entrepôt commercial. Il nota par ailleurs que le couple demandeur avait trois filles qui vivaient encore à Bagdad et qui n’étaient pas harcelées. Le bureau reconnut que les requérants avaient été victimes d’actes graves de violence et de harcèlement, mais observa qu’ils n’avaient pas demandé de protection aux autorités nationales à Bagdad. Il ajouta que s’il était vrai qu’Al-Qaïda avait infiltré les autorités nationales, ce phénomène avait sensiblement diminué. Le bureau conclut dès lors que les requérants n’avaient pas suffisamment établi l’impossibilité pour eux de demander la protection des autorités nationales. Il considéra par ailleurs que l’état de santé des requérants n’était pas assez mauvais pour qu’il fallût leur accorder l’asile. Il conclut qu’il n’y avait aucun motif de leur accorder l’asile ou un permis de séjour en Suède.
Les requérants interjetèrent appel devant le tribunal des migrations (Migrationsdomstolen) et réaffirmèrent que les autorités irakiennes avaient été et seraient incapables de les protéger. Ils expliquèrent qu’ils avaient averti la police après l’incendie de leur maison et de leur entrepôt commercial en 2006 et 2008 et l’assassinat de leur fille en 2008, mais que, craignant de révéler leur lieu de résidence, ils n’avaient plus osé prendre contact avec les autorités par la suite. À leur mémoire se trouvait joint, en version traduite, un témoignage qu’ils disaient avoir été livré par un de leurs voisins à Bagdad. L’intéressé y déclarait qu’un groupe de terroristes masqués était venu pour chercher le requérant le 10 septembre 2011 à 22 heures et qu’il leur avait dit que les requérants avaient déménagé dans un lieu inconnu. Il y précisait que, juste après, il avait reçu un appel du requérant et lui avait parlé de l’incident. Les requérants présentèrent également un certificat de résidence et un rapport de police traduits attestant que leur domicile avait été incendié par un groupe terroriste le 12 novembre 2011. En outre, les requérants présentèrent un enregistrement d’un débat public à la télévision concernant la corruption et l’infiltration de membres d’AlQaïda au sein de l’administration irakienne. Les requérants mentionnèrent à cet égard que le mari avait participé au débat public diffusé sur la chaîne Alhurra en Irak le 12 février 2008, soit quatre ans plus tôt. Enfin, présentant divers certificats médicaux, les requérants affirmèrent que l’état de santé du mari s’était détérioré et qu’il ne pourrait pas obtenir les soins hospitaliers adéquats en Irak. Le bureau des migrations fut entendu par le tribunal des migrations. Il affirma, entre autres, que les documents présentés concernant les incidents allégués du 10 septembre et du 12 novembre 2011 avaient un caractère sommaire et une faible valeur probante.
Le 23 avril 2012, le tribunal des migrations confirma la décision du bureau des migrations. Il déclara que les actes criminels d’Al-Qaïda avaient été commis plusieurs années auparavant et que le requérant ne coopérait plus avec les Américains. Le tribunal jugea probable qu’en cas de menace persistante contre les requérants, les autorités irakiennes auraient la volonté et la capacité de les protéger. Enfin, se référant à l’état de santé des requérants, le tribunal considéra qu’il ne pouvait y voir une circonstance particulièrement difficile. Au vu de ces éléments, il conclut qu’il n’y avait aucun motif d’accorder aux requérants l’asile ou un permis de séjour en Suède.
Les requérants interjetèrent appel devant la cour d’appel des migrations (Migrationsöverdomstolen), qui leur refusa l’autorisation de la saisir le 9 août 2012.
Le 29 août 2012, les requérants présentèrent une demande de réexamen de leur affaire au bureau des migrations. Ils affirmèrent que le requérant était menacé par Al-Qaïda en raison de ses activités politiques. Ils joignirent à leur demande une vidéo montrant le mari interviewé en anglais, une autre montrant une manifestation et une troisième montrant un débat télévisé. La demande des requérants fut rejetée le 26 septembre 2012. Les requérants n’interjetèrent pas appel contre cette décision devant le tribunal des migrations.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les dispositions de base régissant l’entrée et le séjour des étrangers sur le territoire suédois qui sont applicables en l’espèce se trouvent contenues dans la loi sur les étrangers (Utlänningslagen, 2005:716).
D’après le chapitre 5, article 1, de cette loi, un étranger ayant obtenu le statut de réfugié ou ayant besoin de protection à un autre titre a le droit, sauf exception, de se voir délivrer un permis de séjour en Suède. Le chapitre 4, article 1, de la loi dispose que le terme « réfugié » s’entend d’un étranger se trouvant hors du pays dont il a la nationalité parce qu’il a des motifs sérieux de craindre d’être persécuté à cause de sa race, de sa nationalité, de ses convictions religieuses ou de ses opinions politiques, de son sexe, de son orientation sexuelle ou d’une appartenance à un groupe social quelconque, et qu’il ne peut ou ne veut, du fait de ces craintes, se prévaloir de la protection de ce pays. Les considérations précédentes s’appliquent tant dans le cas où la persécution est le fait des autorités du pays en question que dans celui où l’on ne peut s’attendre à ce qu’elles offrent une protection contre la commission d’actes de persécution par des particuliers. Selon le chapitre 4, article 2, de la loi, est un « étranger ayant besoin de protection à un autre titre » notamment celui qui a quitté le pays dont il a la nationalité en raison de craintes légitimes d’être condamné à la peine capitale ou à des châtiments corporels ou d’être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants.
Par ailleurs, si une autorisation de séjour ne peut pas être accordée à un étranger sur le fondement des motifs susmentionnés, elle peut néanmoins lui être octroyée si l’évaluation globale de sa situation fait apparaître l’existence de circonstances particulièrement difficiles (synnerligen ömmande omständigheter) justifiant qu’on l’autorise à séjourner sur le territoire suédois (chapitre 5, article 6, de la loi sur les étrangers). Lors de cette appréciation, il y a lieu d’accorder une attention particulière, entre autres, à l’état de santé de l’étranger. Selon les travaux préparatoires (projet de loi 2004/05 :170, pp. 190-191), toute maladie physique ou mentale mettant en danger la vie de l’individu et pour laquelle aucun traitement n’est disponible dans le pays d’origine pourrait constituer une raison d’octroyer un permis de séjour.
Concernant l’exécution d’une mesure de refoulement ou d’expulsion d’un étranger, il convient de tenir compte du risque que pareille mesure ferait courir à l’intéressé d’être exposé à la peine capitale, à la torture ou à d’autres formes de traitements inhumains ou dégradants. Les empêchements légaux à l’exécution d’une mesure d’éloignement sont énumérés dans une disposition particulière de la loi, l’article 1 du chapitre 12, en vertu de laquelle un étranger ne peut être expulsé vers un pays où il y a raisonnablement lieu de croire qu’il serait exposé à la peine capitale, à des châtiments corporels, à la torture ou à d’autres formes de traitements inhumains ou dégradants. En outre, un étranger ne peut, en principe, pas être expulsé vers un pays où il risque d’être persécuté (article 2 du chapitre 12).
Sous certaines conditions, un permis de séjour peut être octroyé à l’étranger même si une mesure d’éloignement ou d’expulsion exécutoire a été prononcée à son encontre. Tel est le cas si de nouvelles circonstances indiquent qu’il y a raisonnablement lieu de croire, entre autres, que l’exécution d’une telle mesure le mettrait en danger de se voir infliger la peine capitale, des châtiments corporels, la torture ou d’autres formes de traitements inhumains ou dégradants ou s’il existe d’autres raisons médicales ou particulières de ne pas l’exécuter (article 18 du chapitre 12). Si un permis de séjour ne peut être octroyé sur la base de ces critères, le bureau des migrations peut décider de réexaminer l’affaire. Un tel réexamen peut être effectué si les circonstances nouvelles invoquées par l’étranger justifient des empêchements durables à l’exécution de la mesure d’expulsion de la nature de ceux mentionnés aux articles 1 et 2 du chapitre 12 et que ces circonstances n’auraient pu être invoquées auparavant ou si l’étranger démontre qu’il a une excuse valable pour ne pas l’avoir fait. Si ces conditions ne sont pas réunies, le bureau des migrations n’accorde pas le réexamen (article 19 du chapitre 12).
Les questions relatives à l’entrée et au séjour des étrangers sur le territoire suédois sont de la compétence de trois instances : le bureau des migrations, le tribunal des migrations et la cour d’appel des migrations.
Une mesure d’éloignement ou d’expulsion ne peut être exécutée que lorsqu’elle est devenue exécutoire, sauf dans quelques cas exceptionnels non pertinents en l’espèce. Ainsi, le recours introduit devant le tribunal contre la décision du bureau des migrations dans le cadre d’une procédure ordinaire statuant sur le droit d’asile et le droit à un permis de séjour a un effet suspensif automatique. Si l’étranger, à la suite de la procédure ordinaire passée en force de chose jugée, dépose une demande au titre des articles 18 ou 19 du chapitre 12, il appartient au bureau de décider s’il est opportun de suspendre l’exécution sur la base des circonstances nouvelles invoquées. Une telle demande n’a donc pas d’effet suspensif automatique. Il en va de même d’un recours devant les tribunaux contre une décision prise par le bureau au titre de l’article 19 (il n’existe aucun recours contre une décision prise au titre de l’article 18).
III. INFORMATIONS PERTINENTES CONCERNANT L’IRAK
Des informations détaillées sur la situation générale des droits de l’homme en Irak et la possibilité de réinstallation interne dans la région du Kurdistan peuvent être trouvées, entre autres, dans les arrêts M.Y.H. et autres c. Suède, no 50859/10, §§ 20-36, 27 juin 2013, et A.A.M. c. Suède, no68519/10, §§ 29-39, 3 avril 2014.
Les informations mentionnées ci-dessous concernent les événements et développements intervenus après le dernier arrêt du 3 avril 2014.
Après les affrontements qui ont commencé en décembre 2013, l’État islamique en Irak et au Levant (ISIS) et les forces alliées ont engagé mi-juin 2014, dans le nord de l’Irak, une offensive majeure contre le gouvernement irakien au cours de laquelle ils se sont emparés de Samarra, Mossoul et Tikrit.
Un rapport d’Amnesty International publié le 14 juillet 2014 et intitulé « Civils dans la ligne de mire » exposait :
« La reprise de Mossoul, deuxième ville d’Irak, et d’autres villes et villages dans le nord-ouest de l’Irak début juin par l’État islamique en Irak et al-Sham (ISIS) a entraîné une résurgence dramatique des tensions religieuses et le déplacement massif de communautés craignant des attaques et des représailles pour des motifs religieux. Pratiquement toute la population non sunnite de Mossoul, Tall Afar et des régions avoisinantes sous contrôle de l’ISIS a fui à la suite de meurtres, d’enlèvements, de menaces et d’attaques contre leurs biens et leurs lieux de culte.
Il est difficile d’établir la véritable ampleur des massacres et des enlèvements que l’ISIS a commis. Amnesty International a recueilli des témoignages sur de nombreux cas. À ce jour, l’ISIS ne semble pas avoir engagé de campagnes massives contre les civils, mais le choix de ses cibles - des musulmans chiites et des sanctuaires chiites - a provoqué la peur et la panique parmi la communauté chiite, qui constitue la majorité de la population de l’Irak mais est une minorité dans la région. Le résultat a été un exode massif de musulmans chiites ainsi que des membres d’autres minorités, comme les chrétiens et les yézidis. Les musulmans sunnites soupçonnés d’être opposés à l’ISIS, les membres des forces de sécurité, les fonctionnaires et ceux qui ont déjà travaillé avec les forces américaines ont également fui, certains après qu’eux-mêmes ou leurs proches avaient été ciblés par l’ISIS.
L’ISIS a appelé les anciens membres des forces de sécurité et ceux considérés comme ayant été impliqués dans la répression du gouvernement à se « repentir », et a promis de ne pas faire de mal à ceux qui le feront. Le processus implique une déclaration publique de repentir (towba), qui entraîne de fait un serment d’allégeance et d’obéissance à l’ISIS, dans les mosquées spécialement désignées à cet effet. Beaucoup de ceux qui sont restés dans les zones contrôlées par l’ISIS acceptent l’invitation et se repentissent publiquement. La pratique n’est, cependant, pas sans risques, car elle permet à l’ISIS de recueillir les noms, adresses, numéros d’identification et autres données d’identification de milliers d’hommes qui pourraient devenir une cible plus tard.
Pendant ce temps, Amnesty International a recueilli des preuves démontrant un ensemble d’exécutions extrajudiciaires de détenus par les forces gouvernementales irakiennes et les milices chiites dans les villes de Tall Afar, Mossoul et Bakouba. Les frappes aériennes lancées par les forces gouvernementales irakiennes contre les zones contrôlées par l’ISIS ont également tué et blessé des dizaines de civils, dont certains dans des attaques indiscriminées.
Ce rapport est fondé sur une enquête de deux semaines dans le nord de l’Irak, au cours de laquelle Amnesty International a visité les villes de Mossoul, Kirkouk, Dohouk et Erbil et les villes et villages avoisinants, ainsi que les camps pour personnes déplacées à Al-Khazer/Kalak et Garmawa. Amnesty International a également rencontré des survivants et des proches des victimes des attaques perpétrées par l’ISIS et par les forces gouvernementales et les milices alliées, des civils déplacés par le conflit, des membres et représentants des minorités, des personnalités religieuses, des organisations locales de la société civile, des organisations internationales qui aident les personnes déplacées et des commandants militaires peshmergas. Tous les entretiens mentionnés dans le document ont été réalisés au cours de cette visite.
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L’évaluation d’Amnesty International est que toutes les parties au conflit ont commis des violations du droit international humanitaire, y compris des crimes de guerre et des violations flagrantes des droits de l’homme. Qui plus est, leurs attaques sont à l’origine des déplacements massifs de civils.
Lorsque les acteurs armés opèrent dans des zones résidentielles peuplées, les parties au conflit doivent prendre toutes les précautions possibles pour minimiser les dommages causés aux civils. Elles doivent prendre des précautions pour protéger les civils et les biens civils sous leur contrôle contre les effets des attaques de l’adversaire, y compris en évitant - dans la mesure du possible – de placer des objectifs militaires à l’intérieur ou à proximité de zones densément peuplées. Le droit international humanitaire interdit expressément des tactiques comme l’utilisation de « boucliers humains » pour empêcher les attaques contre des cibles militaires. Cependant, l’échec d’une des parties de séparer les combattants des civils et des biens civils ne dispense pas l’adversaire de son obligation de ne diriger ses attaques que contre des combattants et des objectifs militaires, conformément au droit international humanitaire, et de prendre toutes les précautions nécessaires dans les attaques pour épargner les civils et les biens civils. Le droit international humanitaire interdit les attaques intentionnelles contre des civils qui ne participent pas aux hostilités, les attaques indiscriminées (qui ne font pas de distinction entre les cibles civiles et militaires), et les attaques disproportionnées (dont on peut s’attendre à ce qu’elles causent des dommages fortuits à des civils qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu). De telles attaques constituent des crimes de guerre. Ces règles valent pour toutes les parties aux conflits armés en tout temps, sans exception.
Le conflit dans le nord de l’Irak a déplacé des centaines de milliers de civils, qui ont fui vers les zones kurdes voisines administrées par le KRG. La plupart d’entre eux vivent dans des conditions désastreuses, dont certains dans les camps de personnes déplacées internes (PDI) et d’autres ayant trouvé refuge dans des écoles, des mosquées, des églises et des communautés d’accueil. Dans un premier temps, les civils qui ont fui après que l’ISIS se fut emparé de vastes zones du nord-ouest de l’Irak ont été autorisés à entrer dans la région du Kurdistan irakien (KRI), mais au cours des dernières semaines, l’accès aux Irakiens non kurdes a été strictement réglementé par le KRG. Certains de ceux qui ont fui cherchent refuge dans le KRI tandis que d’autres, principalement des chiites turkmènes et shabak, cherchent à voyager vers le sud de la capitale et au-delà, où la majorité de la population est chiite et où ils pensent être plus en sécurité.
Alors que le gouvernement central irakien reste en proie à des divisions politiques et confessionnelles, et que le KRG semble de plus en plus vouloir annexer plus de territoire dans les zones qu’il contrôle, les civils irakiens pris dans le conflit trouvent qu’il est de plus en plus difficile de trouver protection et assistance.
Amnesty International appelle toutes les parties au conflit à mettre immédiatement fin à l’assassinat de prisonniers et aux enlèvements de civils ; à traiter les détenus avec humanité en toutes circonstances ; à ne pas mener d’attaques indiscriminées, y compris par l’utilisation de tirs d’artillerie et de bombardements aériens non guidés dans les zones à forte concentration de civils. Amnesty International réitère également son appel au KRG de permettre aux civils qui fuient les combats - quelle que soit leur religion ou leur origine ethnique - de chercher refuge et un passage sûr à travers des zones qu’il contrôle.
La position du HCR sur les retours en Irak, publiée en octobre 2014, énonçait entre autres :
« Introduction
Depuis la publication en 2012 des lignes directrices du HCR relatives à l’admissibilité de la protection internationale pour l’Irak et l’aide-mémoire relatif aux réfugiés palestiniens en Irak, l’Irak a connu une nouvelle flambée de violence entre les forces de sécurité irakiennes (FSI) et les forces kurdes (peshmergas) d’une part et le groupe « État islamique d’Irak et Al-Sham » (ci-après l’ISIS), qui opère à la fois en Irak et en Syrie, et les groupes armés alliés d’autre part. Des civils sont tués ou blessés chaque jour dans le cadre de cette vague de violence, y compris dans des attentats-suicides et des voitures piégées, des bombardements, des frappes aériennes et des exécutions. En raison des progrès de l’ISIS, le gouvernement irakien aurait perdu le contrôle total ou partiel sur des parties importantes de son territoire, notamment Al-Anbar, Ninive, Salah Al-Din, Kirkouk et la province de Diyala. Bien que les forces FSI et kurdes, appuyées par les frappes aériennes américaines, aient récemment repris le contrôle de certaines localités, principalement le long des frontières internes avec la région du Kurdistan, dans l’ensemble les lignes de front restent changeantes. Le conflit, qui a connu une nouvelle intensification dans la province d’Al-Anbar en janvier 2014 puis dans d’autres provinces, a été qualifié de conflit armé non international. Les pertes en 2014 sont à ce jour les plus importantes depuis le conflit entre groupes religieux de 2006-2007.
Position du HCR sur les retours
Dans la mesure où la situation en Irak reste très changeante et versatile et que toutes les régions du pays auraient été touchées, directement ou indirectement, par la crise actuelle, le HCR demande instamment aux États de ne pas renvoyer de force des personnes originaires de l’Irak jusqu’à ce que la situation en termes de sécurité et de droits de l’homme ne se soit améliorée de manière tangible. Dans les circonstances actuelles, de nombreuses personnes fuyant l’Irak sont susceptibles de répondre aux critères de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. Lorsque, lors de l’examen d’un cas individuel d’une personne originaire d’Irak, les critères de la Convention de 1951 ne peuvent pas s’appliquer, des critères plus larges énoncés dans les instruments régionaux pertinents ou des formes complémentaires de protection sont susceptibles de s’appliquer. Dans les circonstances actuelles, compte tenu des nouveaux déplacements internes massifs couplés à une crise humanitaire de grande ampleur, de la montée des tensions religieuses et des restrictions d’accès, en particulier dans la région du Kurdistan irakien, le HCR considère en principe que les États ne devraient pas refuser la protection internationale aux personnes en provenance d’Irak sur la base de l’applicabilité d’une possibilité de fuite ou de réinstallation interne. Il peut être nécessaire d’examiner les causes d’exclusion en fonction de chaque cas individuel. »
Dans un document du 24 décembre 2014 intitulé « Conseils par pays, Irak : réinstallation interne (et obstacles techniques) », le ministère de l’Intérieur britannique exposait ce qui suit sous le titre « Résumé de la politique » :
« Dispositions relatives au retour depuis le Royaume-Uni
4.1 Les dispositions actuelles relatives au retour vers l’Irak depuis le RoyaumeUni par Erbil ou Bagdad ne violent pas l’article 3 de la Convention européenne.
L’obtention de documents d’état civil dans un nouveau lieu de résidence
4.2 Le document d’identité portant état civil et le certificat de nationalité sont deux des plus importants documents d’état civil, car ils donnent accès, directement ou indirectement, à divers droits économiques et sociaux.
4.3 Une personne renvoyée en Irak sans document d’identité portant état civil ou certificat de nationalité pourrait être confrontée à d’importantes difficultés pour accéder à des services et moyens de subsistance et se trouver dans une situation de misère susceptible d’atteindre le seuil de l’article 3.
4.4 Cependant, les personnes provenant de zones non contestées d’Irak qui sont renvoyés à Erbil ou Bagdad devraient en général être en mesure de renouveler leur document d’identité portant état civil, certificat de nationalité et tout autre document d’état civil soit en retournant dans leur lieu d’origine soit en s’adressant aux organismes gouvernementaux et non gouvernementaux compétents dans les zones non contestées.
4.5 Les personnes provenant de zones contestées d’Irak qui sont renvoyées à Bagdad devraient en général être en mesure de renouveler leur document d’identité portant état civil, certificat de nationalité et tout autre document d’état civil en s’adressant aux organismes compétents à Bagdad et Najaf.
4.6 Le personnes au Royaume-Uni qui cherchent à renouveler leur document d’identité portant état civil et certificat de nationalité devraient pouvoir demander de l’aide à l’ambassade d’Irak à Londres, à condition d’être en mesure de prouver leur identité. Ce sera généralement possible pour les personnes renvoyées par la contrainte à Bagdad, dans la mesure où elles devraient être en possession d’un laissez-passer valable ou périmé.
4.7 Toute personne qui n’est pas en mesure de prouver son identité à l’ambassade d’Irak pourrait renouveler ses documents par l’intermédiaire d’un mandataire en Irak, par exemple, un parent ou un avocat muni d’une procuration.
Réinstallation dans la région du Kurdistan irakien (KRI)
4.8 Les personnes originaires du KRI devraient en général pouvoir se réinstaller dans toute autre zone de la région.
4.9 Les personnes d’origine kurde qui proviennent d’une zone extérieure au KRI et qui sont renvoyées à Bagdad devraient en général pouvoir se réinstaller dans le KRI, à condition d’avoir pu régulariser au préalable leurs documents à Bagdad (ou ailleurs).
4.10 Pour les personnes non kurdes ayant leur famille ou toute autre relation établie au KRI (par exemple lien tribal ou emploi précédent), la réinstallation interne sera généralement une possibilité raisonnable.
4.11 Pour toute personne d’origine arabe ou turkmène, la réinstallation interne au KRI sera difficile. La réinstallation interne a Bagdad ou dans le sud semble plus raisonnable. Si les circonstances particulières du cas rendent cette possibilité peu raisonnable, il pourrait être opportun d’accorder une protection.
Réinstallation à Bagdad ou dans le sud
4.12 De manière générale, les Arabes sunnites, les Kurdes et les Chiites seront en mesure de se réinstaller à Bagdad, dans la mesure où il y a une population déplacée importante d’Arabes sunnites.
4.13 Les musulmans chiites qui cherchent à se réinstaller à l’intérieur du pays pourront en général le faire dans les provinces du sud. Les musulmans sunnites pourraient également se réinstaller au sud.
4.14 De manière générale, il n’existe actuellement aucun obstacle insurmontable empêchant les ressortissants irakiens de se réinstaller à Bagdad ou dans les provinces du sud, même si chaque cas doit faire l’objet d’une décision fondée sur les faits individuels. »
Dans son rapport mondial 2015 publié le 29 janvier 2015, Human Rights Watch observait entre autres sur l’Irak :
« Exactions commises par les forces de sécurité et les milices soutenues par le gouvernement
En mars, l’ancien Premier ministre Al-Maliki a déclaré aux conseillers supérieurs de la sécurité qu’il allait former une nouvelle force de sécurité composée de trois milices : Asa’ib, Kita’ib Hezbollah, les Brigades Badr. Ces milices ont enlevé et assassiné des civils sunnites à travers Bagdad, Diyala, et les provinces de Hilla, à un moment où le conflit armé entre les forces gouvernementales et les insurgés sunnites s’intensifiait.
Selon des témoins et des sources médicales et gouvernementales, les milices pro-gouvernementales ont été responsables de la mort de 61 hommes sunnites entre le 1er juin et le 9 juillet 2014, et de la mort d’au moins 48 hommes sunnites en mars et avril dans les villages et villes d’une zone connue comme la « ceinture de Bagdad ». Des dizaines d’habitants de cinq villes de la ceinture de Bagdad ont déclaré que les forces de sécurité, aux côtés des milices soutenues par le gouvernement, ont attaqué leurs villes, enlevé et tué des habitants et incendié leurs maisons, leur bétail et leurs cultures.
Un survivant d’une attaque contre une mosquée sunnite dans la province orientale de Diyala en août a déclaré que des membres d’Asa’ib Ahl al-Haqq sont entrés dans la mosquée pendant la prière du vendredi, ont tiré sur l’imam et l’ont tué, puis ils ont ouvert le feu sur les autres hommes dans la mosquée, tuant au moins 70 personnes. Trois autres habitants de Diyala ont rapporté qu’Asa’ib Ahl al-Haqq avait enlevé et tué leurs proches.
Les forces et les milices de sécurité irakiennes alliées au gouvernement sont responsables de l’exécution illégale d’au moins 255 prisonniers dans six villes irakiennes en juin. La grande majorité des forces de sécurité et milices sont chiites, tandis que les prisonniers assassinés étaient sunnites. Au moins huit personnes tuées étaient des garçons de moins de 18 ans. »
Dans une note d’information du 9 février 2015, le bureau fédéral des migrations et des réfugiés allemand a affirmé, par exemple :
Irak...
Situation en matière de sécurité
Des rapports quotidiens font état d’affrontements armés et d’attentats-suicides qui se poursuivent sans relâche. Un attentat-suicide mené à Bagdad le 9 février 2015 a tué au moins 12 personnes. Plus de 40 personnes ont été blessées. L’attaque a été menée dans le district de Kadhimiya où la population chiite est importante. Cet attentat n’a pas été revendiqué à ce jour. Le 7 février 2015, plus de 30 personnes ont été tuées et plus de 70 blessées dans des attentats-suicide à Bagdad. La majorité des victimes étaient des musulmans chiites et des agents de sécurité.
Le couvre-feu nocturne a été levé à Bagdad le 7 février à 2015.
L’État islamique (IS) aurait tué 48 personnes sur son territoire en Irak depuis le début de l’année, la grande majorité dans la ville de Mossoul (province de Ninive) et dans les banlieues entourant Mossoul.
Le 9 mars 2015, Iraqi News (IraqiNews.com) a rapporté que le chef d’état major de l’armée américaine, Martin Dempsey, avait déclaré lors d’une conférence de presse avec le ministre de la Défense irakien que « protéger Bagdad, le barrage de Mossoul et le district d’Haditha [était] l’une des principales priorités de la coalition internationale ». | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, M. Dürrü Mazhar Çevik et Mme Münire Asuman Çevik Dağdelen, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1945 et 1950 et résidant à Istanbul.
En 1958, une partie d’un terrain situé au lieu-dit Hanım Çiftliği à Dikili, dans le département d’İzmir, et appartenant à la grand-mère des requérants (ci-après « Z.B.C. ») fut expropriée pour la construction de canaux. Des indemnités lui furent versées et de nouveaux titres de propriété (nos 24 et 25) lui furent remis pour les parties non expropriées, dont les limites n’avaient pas été désignées par les autorités du cadastre.
En 1966, Z.B.C. engagea devant le tribunal de grande instance de Dikili une action en cessation de trouble de voisinage au sujet des terrains en question. En 1979, Z.B.C. décéda. En 1981, son seul héritier, le père des requérants décéda à son tour. Les requérants continuèrent la procédure.
En 1981, à la suite de travaux de recensement entrepris par l’administration du cadastre dans la région, les terrains ayant appartenu à Z.B.C. et dont les requérants avaient hérité se virent attribuer les numéros de parcelle (parsel) 5 et 20.
Un jugement fut rendu par le tribunal de grande instance à la suite de ces travaux de cadastre, à une date non précisée. Toutefois, sur le fondement de documents cadastraux en date du 20 octobre 1981, la Cour de cassation infirma ce jugement le 25 décembre 1984. Puis, l’affaire fut renvoyée devant le tribunal du cadastre, considéré comme compétent pour connaître de l’affaire. Le dossier ne contient pas d’éléments quant à ladite procédure.
Après le transfert de l’affaire au tribunal du cadastre de Dikili, ce dernier demanda des expertises techniques pour les terrains litigieux.
Par ailleurs, le 28 avril 2003, se référant à certains travaux d’assèchement de marais entrepris par l’administration, le Trésor public devint partie intervenante à la procédure et demanda au livre foncier l’enregistrement à son nom des parcelles concernées par ces assèchements.
Le 12 mai 2003, le tribunal du cadastre de Dikili rendit son jugement. Il releva :
– que plusieurs parties des terrains litigieux étaient constituées de sources d’eau chaude et de marais et ne pouvaient, dès lors, faire l’objet d’une propriété privée ;
– qu’une autre partie des terrains en cause était impropre à l’agriculture car constituée de rochers, qu’elle était de ce fait à la disposition de l’État au titre des biens sans maître et ne pouvait faire l’objet d’un enregistrement au livre foncier.
En conséquence, le tribunal décida :
– d’enregistrer au livre foncier la totalité de la parcelle no 20 ainsi que 936 474 m² de la parcelle no 5 comme propriété du Trésor public ;
– d’enregistrer au livre foncier 877 679 m² de la même parcelle (no 5) comme propriété des requérants ;
– de ne pas enregistrer de propriétaire privé pour la partie constituée de rochers, dont la surface était de 895 212 m².
Le 11 août 2003, les requérants formèrent un pourvoi en cassation contre ce jugement.
Le 23 février 2004, ce pourvoi fut rejeté par la Cour de cassation.
Le 30 juin 2004, la demande de rectification d’arrêt introduite par les requérants fut également rejetée par la Cour de cassation.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts N.A. et autres c. Turquie (no 37451/97, § 30, CEDH 2005X), et Hüseyin Ak et autres c. Turquie (nos 15523/04 et 15891/04, §§ 16-21, 7 décembre 2010).
La Cour renvoie à la décision Altunay c. Turquie (déc.), (no , §§ 21-27, 17 avril 2012) pour un aperçu détaillé de la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation en matière d’interprétation de l’article 1007 du code civil.
L’article 641 de l’ancien code civil (no 743) et l’article 715 du code civil (no 4721) entré en vigueur le 8 décembre 2001, prévoient que les biens vacants et sans maître (sahipsiz mallar) relèvent de la propriété de l’État et sont insusceptibles de propriété privée.
L’article 16-C de la loi no 3402 sur le cadastre prévoit que les rochers, les montagnes (et les sources qui s’y trouvent) ainsi que les biens considérés comme vacants et sans maître car impossibles à cultiver (...), et relèvent ainsi de la propriété de l’État, ne font l’objet d’aucune restriction ou inscription.
Le Gouvernement produit un arrêt de la Cour de cassation du 12 novembre 2007 concernant l’octroi d’une indemnisation à la suite de l’annulation d’un titre de propriété relatif à un terrain faisant partie du domaine public maritime. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1951 et réside à Cosenza.
A. Les accusations contre le requérant et la procédure d’extradition
Par une ordonnance du 7 janvier 1994, le juge des investigations préliminaires de Catanzaro ordonna le placement en détention provisoire de nombreuses personnes, parmi lesquelles le requérant. Ce dernier était accusé, entre autres, d’homicide et de faire partie d’une association de malfaiteurs de type mafieux.
Les autorités ne purent pas appréhender le requérant, qui à cette époque se trouvait au Brésil.
Le 3 mai 1995, les autorités italiennes demandèrent à leurs homologues brésiliens de placer le requérant sous écrou extraditionnel.
Le 25 mars 1997, le ministre brésilien de la Justice ordonna l’arrestation du requérant, qui eut lieu le 6 mai 1997. Dans la mesure où au moment de son arrestation, il avait exhibé un passeport sur lequel figuraient des visas falsifiés, le requérant fut accusé de faux et condamné au Brésil pour cette infraction.
Le 30 mai 1997, les autorités italiennes présentèrent une demande formelle d’extradition. Celle-ci fut accueillie seulement en partie par les autorités brésiliennes, car le principe de spécialité imposait d’exclure la possibilité de poursuivre le requérant en Italie pour certains de chefs d’accusation à son encontre. Compte tenu de l’opposition du requérant à son extradition, la procédure y relative s’étala sur plusieurs mois. En octobre 1999, le requérant s’évada de la prison brésilienne où il était détenu. Il fut à nouveau arrêté en janvier 2001, et fut extradé vers l’Italie le 11 avril 2001.
B. La procédure pénale contre le requérant
Entre-temps, dans le cadre de la procédure pénale entamée contre lui en Italie, le requérant avait été déclaré en fuite (latitante). Il fut renvoyé en jugement devant la cour d’assises de Cosenza, qui décida de le juger par contumace.
À l’audience du 7 mai 1997, l’avocat du requérant déclara avoir appris que son client était détenu sous écrou extraditionnel au Brésil et demanda de révoquer la décision de le juger par contumace. Par une ordonnance du même jour, la cour d’assises rejeta cette demande, estimant que l’information concernant l’arrestation du requérant au Brésil n’était pas étayée par des éléments suffisamment certains. En particulier, l’avocat de l’intéressé n’avait produit aucun document et avait lui-même prétendument eu connaissance de l’incarcération de son client grâce à une source journalistique.
À l’audience suivante, tenue le 8 mai 1997, l’avocat du requérant réitéra sa demande. Il indiqua avoir été oralement informé de l’arrestation de son client par un officier des carabiniers de Cosenza. La cour d’assises rejeta cette demande, estimant qu’elle n’était pas tenue à vérifier l’information en question.
Le requérant allègue qu’à cette époque le parquet général de Catanzaro avait été formellement informé de son arrestation.
Par un arrêt du 9 juin 1997, dont le texte fut déposé au greffe le 15 janvier 1998, la cour d’assises de Cosenza condamna le requérant à perpétuité.
Le requérant ayant été déclaré en fuite, cette arrêt fut notifié à son avocat.
L’avocat du requérant interjeta appel, réitérant ses griefs portant sur la violation du droit de son client de participer au procès.
Par un fax du 13 mai 1998, la cour d’assises d’appel de Catanzaro demanda aux carabiniers de Spezzano della Sila, commune de naissance du requérant, de préciser le lieu où ce dernier se trouvait. Le lendemain, les carabiniers indiquèrent que le requérant était « détenu sous écrou extraditionnel dans la prison de la police fédérale brésilienne de Rio de Janeiro ».
À l’audience du 25 septembre 1998, l’avocat du requérant produisit le dispositif d’une décision du tribunal fédéral de Brasilia, dont il ressortait que son client avait été placé sous écrou extraditionnel. Il demanda par conséquent la révocation de la déclaration de fuite.
Par une ordonnance du 29 septembre 1998, la cour d’assises d’appel rejeta cette demande et décida de juger le requérant par contumace. Elle estima que le document produit par la défense était sans importance. En effet, étant donné que le requérant s’opposait à la demande d’extradition, son absence était due à sa volonté, et non à un empêchement légitime.
Par un arrêt du 13 mars 1999, dont le texte fut déposé au greffe le 4 juin 1999, la cour d’assises d’appel de Catanzaro confirma la condamnation du requérant à perpétuité.
L’avocat du requérant se pourvut en cassation. Il demanda de révoquer la déclaration de fuite et la décision de juger son client par contumace.
Par un arrêt du 3 juillet 2000, dont le texte fut déposé au greffe le 12 septembre 2000, la Cour de cassation débouta le requérant de son pourvoi. Elle observa que l’avocat du requérant soutenait que le juge devait suspendre les débats lorsqu’il était probable que l’absence de l’accusé était due à une impossibilité de comparaître pour cas de force majeure. Cependant, il « n’était pas possible de comparer la fuite (latitanza) volontaire de l’accusé à un cas de force majeure ».
C. La procédure d’exécution
Lorsque, le 11 avril 2001, il fut extradé du Brésil vers l’Italie (paragraphe 10 ci-dessus), le requérant fut emprisonné en exécution de sa condamnation à perpétuité.
Le 9 novembre 2007, il introduisit un incident d’exécution fondée sur l’article 670 § 1 du code de procédure pénale (le « CPP » – paragraphe 49 ci-après). Il allégua que la déclaration de fuite et la procédure par contumace devaient être considérées comme nulles et non avenues. Même si une jurisprudence minoritaire (démentie en 2003 par les sections réunies de la Cour de cassation) considérait que la détention sous écrou extraditionnel n’était pas un empêchement légitime justifiant une absence aux débats lorsque l’intéressé s’opposait à l’extradition, le requérant estima que son placement sous écrou extraditionnel était de toute manière incompatible avec une déclaration de fuite. Dès lors, les arrêts de condamnation n’auraient pas dû être notifiés à son avocat, mais au requérant lui-même sur son lieu de détention au Brésil. L’intéressé demanda par conséquent que sa condamnation soit déclarée non-exécutoire et une nouvelle notification de l’arrêt de première instance, en lui donnant la possibilité d’interjeter appel et de participer à son procès.
Dans un mémoire déposé à l’audience du 18 mars 2008, le requérant précisa qu’il était vrai que son avocat avait interjeté appel et s’était pourvu en cassation, épuisant ainsi les voies de recours contre sa condamnation. Cette circonstance, selon un arrêt des sections réunies de la Cour de cassation (no 6026 du 31 janvier 2008, Rv 238472, Huzuneanu), empêchait d’accueillir une éventuelle demande en relèvement de forclusion en vertu de l’article 175 du CPP (paragraphes 50 et 53-54 ci-après). Cependant, de l’avis du requérant, ceci n’avait aucune importance dans le cadre de l’examen de son incident d’exécution. Il soulignait à cet égard que lorsqu’il avait nommé son défenseur dans le cadre de la procédure pénale, le requérant ne lui avait pas conféré mandat d’attaquer les décisions prononcées par contumace. Or, l’article 571 § 3 du CPP, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, prévoyait qu’en l’absence d’un tel mandat, le défenseur n’avait pas le droit d’interjeter appel ou de se pourvoir en cassation. Il s’ensuivait, selon le requérant, que les autorités devaient lui donner le droit d’attaquer sa condamnation à perpétuité.
Par une ordonnance du 18 mars 2008, dont le texte fut déposé au greffe le 18 avril 2008, la cour d’assises d’appel de Reggio de Calabre rejeta l’incident d’exécution du requérant.
Elle observa en premier lieu que la tâche confiée au juge de l’exécution était celle de contrôler l’existence d’un titre exécutoire et la légitimité de son émission. D’après la jurisprudence de la Cour de cassation (première section, arrêt no 3517 du 15 juin 1998), les nullités, s’étant vérifiées avant la condamnation définitive, étaient sans importance, l’analyse du juge de l’exécution devant porter seulement sur la régularité formelle et substantielle du titre exécutoire. Lorsqu’il mentionnait le « respect des garanties prévues pour le cas où le condamné [était] introuvable », l’article 670 du CPP se référait aux irrégularités ayant eu lieu après, et non avant, la condamnation définitive. Toute erreur de fait in iudicando ou in procedendo devait faire l’objet d’un recours ad hoc dans le cadre de la procédure pénale sur le bien-fondé des accusations, et échappait à la compétence du juge de l’exécution.
En l’espèce, l’avocat du requérant avait excipé de l’invalidité de la déclaration de fuite et de la sentence par contumace au moyen d’un appel et d’un pourvoi en cassation. La cour d’assises d’appel et la Cour de cassation s’étaient penchées sur cette exception et l’avaient rejetée. Il s’ensuivait que toute question concernant la décision de juger le requérant par contumace était désormais passée en force de chose jugée.
Ces considérations rendaient superflu l’examen des arguments exposés par le requérant dans son mémoire du 18 mars 2008 (paragraphe 26 ci-dessus).
Le requérant se pourvut en cassation.
Par un arrêt du 26 novembre 2008, dont le texte fut déposé au greffe le 3 février 2009, la Cour de cassation, estimant que la cour d’assises d’appel avait motivé de façon logique et correcte tous les points controversés, débouta le requérant de son pourvoi.
D. La demande en relèvement de forclusion du requérant
Par un arrêt no 317 du 30 novembre 2009, la Cour constitutionnelle déclara l’article 175 § 2 du CPP inconstitutionnel dans la mesure où il ne permettait pas à l’accusé qui n’avait pas eu connaissance du procès d’attaquer un jugement par contumace lorsqu’un appel avait déjà été interjeté par le défenseur de l’intéressé.
Se fondant sur les principes énoncés dans cet arrêt, le requérant introduisit alors une demande en relèvement de forclusion conformément à l’article 175 § 2 du CPP.
Par une ordonnance du 9 mars 2010, la cour d’assises d’appel de Catanzaro rejeta la demande du requérant. Elle observa que la condamnation du requérant était désormais passée en force de chose jugée, étant donné que, le 3 juillet 2000, la Cour de cassation avait débouté l’accusé de son pourvoi (paragraphe 23 ci-dessus). Dès lors, il ne pouvait pas se prévaloir de l’arrêt no 317 de 2009 de la Cour constitutionnelle.
Le requérant se pourvut en cassation.
Par un arrêt du 17 janvier 2011, dont le texte fut déposé au greffe le 21 janvier 2011, la Cour de cassation cassa sans renvoi l’ordonnance du 9 mars 2010 et rouvrit le délai pour interjeter appel contre la condamnation prononcée le 9 juin 1997 par la cour d’assises de Cosenza (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour de cassation mis fin aux effets de la condamnation définitive du requérant, révoqua l’ordre d’exécution de cette condamnation et ordonna la libération sur-le-champ du requérant, si aucun autre titre ne justifiait sa privation de liberté (se non detenuto per altro titolo esecutivo od in forza di misura cautelare). Elle ordonna enfin la transmission du dossier à la cour d’assises de Cosenza.
La Cour de cassation observa que le requérant avait été à tort déclaré contumax, alors qu’il était détenu au Brésil. Il se trouvait par ailleurs dans la situation qui avait fait l’objet de l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 317 de 2009. Les décisions de la Cour constitutionnelle déclarant l’inconstitutionnalité d’une loi avaient effet erga omnes et s’appliquaient aussi à des situations s’étant vérifiées dans le passé, car le juge ne pouvait plus appliquer la loi non conforme à la Constitution. La situation dont le requérant se plaignait n’était pas « close » (esaurita), car l’article 175 du CPP visait précisément à invalider le jugement définitif afin de permettre à l’accusé qui n’avait pas renoncé à comparaître d’exercer son droit d’interjeter appel.
Le 20 janvier 2011, le requérant fut placé en détention provisoire. Le 29 avril 2011, le tribunal de Catanzaro, agissant en tant que juge chargé de réexaminer les mesures de précaution, révoqua la détention provisoire du requérant pour expiration des délais maxima de celle-ci.
Entre-temps, le requérant avait interjeté appel contre la condamnation prononcée le 9 juin 1997 par la cour d’assises de Cosenza (paragraphe 15 ci-dessus).
Par un arrêt du 14 juin 2012, dont le texte fut déposé au greffe le 20 juillet 2012, la cour d’assises d’appel de Catanzaro annula la condamnation litigieuse.
Elle observa qu’à l’époque des débats de première instance, le requérant était détenu sous écrou extraditionnel au Brésil, et que l’avocat de l’intéressé avait informé la cour d’assises de Cosenza de cette circonstance. Or, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, le CPP prévoyait que lorsque l’accusé prouvait qu’il était légitimement empêché de participer aux débats, l’ordonnance le déclarant contumax devait être révoquée et le procès devait être ajourné. Le non-respect de ces dispositions était constitutif d’une nullité absolue du procès. Par ailleurs, par un arrêt no 21035 du 13 mai 2003, la Cour de cassation, siégeant en sections réunies, avait précisé que la détention à l’étranger s’analysait en un empêchement légitime, et ce même lorsque l’accusé, faisant usage d’une faculté dont il était titulaire, s’opposait à l’extradition.
Par ailleurs, la cour d’assises de Cosenza savait que le requérant s’était soustrait à l’exécution d’une ordonnance de placement en détention provisoire, car elle l’avait déclaré « en fuite » (latitante). Dès lors, face aux allégations de l’avocat du requérant, selon lesquelles son client était détenu au Brésil (paragraphes 12 et 13 ci-dessus), la cour d’assises aurait dû effectuer les vérifications nécessaires et révoquer, le cas échéant, la déclaration de fuite. Les vérifications en question étaient par ailleurs relativement simples, étant donné que la police italienne et le parquet général près de la cour d’appel de Catanzaro avaient été informés de l’arrestation du requérant au Brésil (paragraphe 14 ci-dessus).
Le parquet se pourvut en cassation.
Par un arrêt du 13 juin 2013, la Cour de cassation débouta le parquet de son pourvoi.
À la suite de ces décisions, le procès de première instance contre le requérant fut rouvert et l’intéressé eut la faculté d’y participer. Par un arrêt du 16 décembre 2014, la cour d’assises de Cosenza prononça un non-lieu au motif que les infractions étaient prescrites.
Le 1er avril 2015, le parquet interjeta appel contre cet arrêt. Il allégua notamment que le requérant n’aurait pas dû bénéficier de circonstances atténuantes générales (circonstanze attenuanti generiche), ce qui avait influé sur le calcul du délai de prescription. À la date des dernières informations (5 mai 2015), la procédure d’appel était encore pendante devant la cour d’assises d’appel de Catanzaro.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La déclaration de fuite et les recours contre une condamnation définitive par contumace
Aux termes de l’article 296 § 1 du CPP, est considéré comme étant « en fuite » (latitante) quiconque « se soustrait volontairement à la détention provisoire, à la détention domiciliaire, à l’interdiction d’expatrier, à l’obligation de demeure ou à un ordre prévoyant l’emprisonnement ».
La validité d’un jugement de condamnation peut être contestée en soulevant un incident d’exécution, comme prévu à l’article 670 § 1 du CPP, lequel dispose, dans ses parties pertinentes :
« Lorsque le juge de l’exécution établit que l’acte n’est pas valide ou qu’il n’est pas devenu exécutoire, [après avoir] évalué aussi sur le fond [nel merito] le respect des garanties prévues pour le cas où le condamné est introuvable, (...) il suspend l’exécution et ordonne si nécessaire la libération de l’intéressé et le renouvellement de la notification qui avait été irrégulière. Dans ce cas, le délai d’appel recommence à courir. »
L’article 175 §§ 2 et 3 CPP prévoit la possibilité d’introduire une demande en relèvement de forclusion. Dans son libellé en vigueur à l’époque de l’extradition du requérant, les parties pertinentes de cette disposition se lisaient comme suit :
« En cas de condamnation par contumace (...), l’accusé peut demander la réouverture du délai pour attaquer le jugement lorsqu’il peut établir qu’il n’a pas eu une connaissance effective [effettiva conoscenza] [du jugement] (...) [et] à condition qu’aucun appel n’ait déjà été interjeté par son défenseur et qu’il n’y ait pas eu faute de sa part ou, si le jugement prononcé par contumace a été notifié (...) à son avocat (...), à condition qu’il n’ait pas volontairement refusé de prendre connaissance des actes de la procédure.
La demande de réouverture du délai doit être introduite, sous peine d’irrecevabilité, dans les dix jours qui suivent la date (...) à laquelle l’accusé a eu connaissance [du jugement]. »
La jurisprudence interne faisant application de cette disposition est décrite dans Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, §§ 23-24, CEDH 2006-II.
Le 22 avril 2005, le Parlement a approuvé la loi no 60 de 2005, qui a converti en loi le décret-loi no 17 du 21 février 2005.
La loi no 60 de 2005 a modifié l’article 175 CPP. Le nouveau paragraphe 2 de cette disposition est ainsi rédigé :
« En cas de condamnation par contumace (...), le délai pour attaquer le jugement est rouvert, à la demande de l’accusé, sauf si ce dernier a eu une connaissance effective de la procédure [diligentée à son encontre] ou du jugement [provvedimento] et a volontairement renoncé à comparaître ou à attaquer le jugement. Les autorités judiciaires accomplissent toute vérification nécessaire à ces fins. »
La loi no 60 de 2005 a en outre introduit à l’article 175 CPP un paragraphe 2 bis, ainsi rédigé :
« La demande indiquée au paragraphe 2 est introduite, sous peine d’irrecevabilité, dans les trente jours qui suivent la date à laquelle l’accusé a eu une connaissance effective du jugement. En cas d’extradition depuis l’étranger, le délai pour présenter la demande commence à courir à partir du moment où l’accusé est livré [aux autorités italiennes] (...). »
B. La réparation pour détention « injuste »
L’article 314 du CPP prévoit un droit à réparation pour la détention provisoire dite « injuste », dans deux cas distincts : lorsque, à l’issue de la procédure pénale sur le fond, l’accusé est acquitté (article 314 § 1) ou lorsqu’il est établi que le suspect a été placé ou maintenu en détention provisoire au mépris des articles 273 et 280 du CPP (article 314 § 2 ; voir, pour la jurisprudence interne faisant application de ceci, N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, §§ 30-31, CEDH 2002-X).
L’article 314 § 1 se lit comme suit :
« Quiconque est relaxé par un jugement définitif au motif que les faits reprochés ne se sont pas produits, qu’il n’a pas commis les faits, que les faits ne sont pas constitutifs d’une infraction ou ne sont pas érigés en infraction par la loi a droit à une réparation pour la détention provisoire subie, à condition de ne pas avoir provoqué [sa détention] ou contribué à la provoquer intentionnellement ou par faute lourde. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le 30 janvier 2008, des agents de la direction de la sûreté d’Osmaniye arrêtèrent les requérants, soupçonnés d’apporter aide et assistance au PKK (organisation armée illégale) et de faire la propagande de celui-ci. À cette date, certains requérants étaient membres du comité administratif local du Parti de la société démocratique (« le DTP ») et d’autres étaient de simples membres de ce parti.
Les 31 janvier et 1er février 2008, la police procéda à l’audition des requérants. Ces derniers furent ensuite entendus par le procureur de la République d’Osmaniye.
Le 1er février 2008, les requérants furent traduits devant le juge près le tribunal d’instance pénale d’Osmaniye et auditionnés en présence de leur avocat. Au terme de leur audition, le juge ordonna le placement en détention provisoire des intéressés compte tenu de la nature et de la qualification des infractions reprochées, de l’état des preuves et de l’existence de forts soupçons. Le juge évoqua également le risque de fuite et estima que le contrôle judiciaire serait une mesure insuffisante.
Le 5 février 2008, le juge rejeta la demande d’élargissement des requérants, présentée par leur avocat la veille, compte tenu de la nature de l’infraction reprochée, de l’état des preuves, de la peine encourue ainsi que du risque de fuite et d’altération des preuves.
Le 26 février 2008, le procureur de la République inculpa le requérant Nurullah Şakar d’appartenance au PKK et de propagande en faveur de cette organisation. Il inculpa les autres requérants du seul chef de propagande.
Le 28 février 2008, le juge ordonna la mise en liberté du requérant Mehmet Nuri Aktaş compte tenu d’une éventuelle requalification de l’infraction reprochée à celui-ci. Il décida également du maintien en détention des autres requérants compte tenu de la nature des infractions reprochées, de l’état des preuves, de l’existence de forts soupçons et du fait que l’enquête n’était pas encore terminée.
Le 12 mars 2008, la cour d’assises écarta les demandes d’élargissement présentées par les avocats des requérants, eu égard à la nature des infractions reprochées, à l’état des preuves et au contenu du dossier.
Le 28 mars 2008, le procureur de la République rédigea un nouvel acte d’accusation dans lequel il inculpa les requérants des mêmes chefs d’accusation, à l’exception du requérant Mehmet Nuri Aktaş. Concernant ce dernier, le procureur décida qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites pénales et rendit une ordonnance de non-lieu.
Lors de l’audience préparatoire tenue le 15 avril 2008, la cour d’assises accéda à la demande d’élargissement des requérants Çetin Karataş, Mehmet Ekinci et Metin Karataş et ordonna leur libération. Dans le même temps, elle décida du maintien en détention provisoire des autres requérants compte tenu de la nature de l’infraction reprochée et de l’état des preuves.
Les 16 et 20 mai 2008, la demande d’élargissement du requérant Nurullah Şakar et l’opposition formée par celui-ci furent rejetées.
À l’audience du 9 juin 2008, la cour d’assises entendit les requérants en leur défense. Au terme de cette audience, elle ordonna la libération des requérants restés en détention – à savoir Nurullah Şakar, Mehmet Güneş, Bedri Aslan et Mehmet Emin Enmek – dans la mesure où les preuves avaient été recueillies.
Le 10 février 2010, la cour d’assises reconnut les requérants coupables de propagande séparatiste et les condamna à dix mois d’emprisonnement.
Il ressort de la consultation du dossier sur le site Internet de la Cour de cassation que l’arrêt de la cour d’assises rendu le 10 février 2010 a été cassé le 9 janvier 2013 et que l’affaire a été renvoyée devant cette juridiction.
Les parties n’ont pas donné d’informations sur la suite de la procédure.
A. Allégations relatives aux traitements subis lors de la garde à vue
Dans l’intervalle, le 4 mars 2008, le procureur de la République avait rendu une ordonnance de non-lieu concernant des allégations d’injures et de menaces qui auraient été proférées contre les requérants par le directeur de la police lors de la garde à vue, estimant qu’il n’y avait pas d’éléments probants suffisants permettant d’établir l’infraction reprochée.
Le 27 mai 2008, la cour d’assises rejeta l’opposition formée par les seuls requérants Nurullah Şakar et Bedri Aslan.
B. Conditions de détention
Toujours dans l’intervalle, le 5 février 2008, dans une lettre adressée à la direction de la prison d’Osmaniye, le requérant Mehmet Güneş avait dénoncé les conditions de détention et demandé, pour lui et ses codétenus, un transfert dans une autre cellule.
Le même jour, le requérant Nurullah Şakar avait adressé une plainte au procureur de la République pour dénoncer les conditions de détention auxquelles ses codétenus et lui-même étaient soumis, ainsi qu’une indifférence de l’administration pénitentiaire face à la situation. Il expliqua qu’ils étaient neuf détenus dans la cellule disciplinaire, prévue selon lui pour deux personnes, et précisa que lui et ses codétenus dormaient à même le sol sur des couvertures. Il se plaignit de conditions d’insalubrité de la cellule et affirma que celles-ci étaient propices au développement de maladies.
Le 11 février 2008, le requérant Mehmet Güneş adressa aussi une lettre à la préfecture pour se plaindre des conditions de détention imposées à ses codétenus et lui-même. Il expliqua qu’ils étaient treize détenus dans la cellule et qu’ils disposaient uniquement d’un lit superposé. Il précisa qu’ils mangeaient et dormaient à même le sol, dans un espace de 56 m2. Il ajouta que l’état de santé de ses codétenus et le sien s’étaient détériorés en raison du froid et de conditions d’insalubrité.
Le 25 février 2008, le même requérant adressa une requête à la commission des droits de l’homme de l’Assemblée nationale pour se plaindre des conditions de détention subies par ses codétenus et lui-même, en la formulant dans les mêmes termes que celle soumise à la préfecture. Il y ajouta que les toilettes étaient situées dans la cellule et qu’elles étaient ouvertes. Il précisa que le 23 février 2008, à la suite d’un problème d’évacuation intervenu dans les toilettes, les eaux usées avaient débordé dans la cellule. Il fit enfin état de la présence de souris et se plaignit de poussières de charbon provenant du local à charbon situé près de leur cellule.
Le 29 février 2008, le procureur de la République rendit une ordonnance de non-lieu concernant la plainte déposée par le requérant Nurullah Şakar contre l’administration pénitentiaire au sujet des conditions de détention. Il releva que le directeur de la prison avait expliqué, dans sa déposition recueillie le 25 février 2008, qu’il avait été contraint de placer les requérants dans la cellule disciplinaire en raison d’un manque de place. La prison ne disposant pas de cellules réservées aux détenus accusés d’infractions terroristes – tels les intéressés –, ledit directeur avait décidé de placer ces derniers dans une cellule séparée pour leur propre sécurité. Selon le directeur, la cellule disciplinaire disposait de trois lits superposés et les détenus avaient reçu vingt-deux couvertures et obtenu des lits supplémentaires. Toujours d’après le directeur, à l’époque des faits, la capacité de l’établissement pénitentiaire avait été dépassée d’environ cent personnes et il y avait dans tous les dortoirs des détenus qui dormaient à même le sol.
Le procureur releva en outre que, selon les déclarations du médecin de la prison, recueillies le 27 février 2008, celui-ci avait procédé à l’examen médical des intéressés lors de leur admission à la prison et avait aussi examiné le requérant Mehmet Güneş le 3 février 2008 à sa demande. Selon les dires du médecin, les requérants avaient été placés dans la cellule disciplinaire par manque de place et pour leur propre sécurité.
Le procureur conclut que le délit d’abus de pouvoir reproché à l’administration pénitentiaire n’était pas établi et qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre le directeur de prison.
Le 1er mars 2008, les requérants quittèrent la cellule disciplinaire.
Le 10 juin 2008, la cour d’assises de Ceyhan rejeta l’opposition formée par le requérant Nurullah Şakar contre l’ordonnance de non-lieu. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1971. D’après les informations fournies par le requérant en janvier 2015, il est actuellement incarcéré à la prison de Jilava.
A. Les conditions de détention telles que décrites par le requérant
Dans son formulaire de requête envoyé le 21 mai 2013, le requérant, qui était à l’époque détenu à la prison de Giurgiu, s’est plaint de « la torture psychique et physique des personnes incarcérées, en raison du manque d’espace suffisant, de la surpopulation carcérale, de l’absence de nourriture (...) et de l’absence d’eau potable ».
Dans ses observations écrites, le requérant a dénoncé des conditions de détention en se référant au système pénitentiaire roumain et en mentionnant uniquement la prison de Giurgiu. Il précisait qu’il était placé dans une cellule de 17,65 m² avec cinq autres détenus et qu’il ne disposait pas d’espace pour déposer sa nourriture. Il indiquait qu’il avait dénoncé cette situation, en précisant dans sa plainte que, dans une autre cellule, les détenus bénéficiaient de l’espace de 4 m² requis pour chaque détenu, conformément à l’arrêté du ministère de la Justice no 433/C/2010, et que le directeur de la prison avait répondu que la construction d’une nouvelle prison était nécessaire pour permettre à chaque détenu de bénéficier de l’espace prévu par l’arrêté précité.
Dans ces mêmes observations, le requérant s’est plaint en outre de ses conditions de transport au cours de sa détention, sans plus de précisions.
B. Les conditions de détention telles que décrites par le Gouvernement
Le requérant était détenu à la prison de Giurgiu depuis le 21 janvier 2009. Au cours de sa détention dans cet établissement pénitentiaire, il a été, pour de courtes périodes, hospitalisé ou transféré dans une autre prison, afin de pouvoir participer aux audiences des tribunaux nationaux.
À la prison de Giurgiu, le requérant a été successivement placé dans huit cellules différentes, mesurant chacune 17,65 m². Chacune de ces cellules était pourvue de six lits, d’une salle de bains de 4,01 m², de trois chevets, d’un portemanteau, d’un meuble pour la télévision, d’une grande table et d’un banc. L’aération et l’éclairage des cellules se faisaient de manière naturelle par une fenêtre mesurant 150 sur 180 cm. Les cellules étaient dotées également d’éclairage artificiel. La salle de bains était pourvue d’un lavabo, d’une étagère, d’un miroir, d’un WC, d’un support pour le savon, d’un support pour le papier hygiénique et d’une douche.
Le requérant a reçu des repas spécifiques pour les personnes atteintes de diabète, préparés et contrôlés selon les normes légales.
Le requérant a bénéficié également d’une promenade quotidienne de deux heures dans une cour intérieure mesurant environ 1 400 m². Il a participé aussi à plusieurs programmes éducationnels et psychologiques organisés dans le cadre de la prison.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce, ainsi que les conclusions du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») rendues à la suite de plusieurs visites effectuées dans des prisons de Roumanie, tout comme ses observations à caractère général, sont résumés dans l’arrêt Iacov Stanciu c. Roumanie (no 35972/05, §§ 113-129, 24 juillet 2012). Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 275/2006 sur l’exécution des peines ainsi que la jurisprudence fournie par le Gouvernement sont décrites dans l’affaire Cucu c. Roumanie (no 22362/06, § 56, 13 novembre 2012).
Dans son rapport publié le 11 décembre 2008 à la suite de sa visite en juin 2006 dans plusieurs établissements pénitentiaires de Roumanie, le CPT précisa :
« § 70 : (...) le Comité est très gravement préoccupé par le fait que le manque de lits demeure un problème constant non seulement dans les établissements visités mais également à l’échelon national, et ce, depuis la première visite en Roumanie en 1995. Il est grand temps que des mesures d’envergure soient prises afin de mettre un terme définitif à cette situation inacceptable. Le CPT en appelle aux autorités roumaines afin qu’une action prioritaire et décisive soit engagée afin que chaque détenu hébergé dans un établissement pénitentiaire dispose d’un lit.
En revanche, le Comité se félicite que, peu après la visite de juin 2006, la norme officielle d’espace de vie par détenu dans les cellules ait été amenée de 6 m3 (ce qui revenait à une surface de plus ou moins 2 m² par détenu) à 4 m² ou 8 m3. Le CPT recommande aux autorités roumaines de prendre les mesures nécessaires en vue de faire respecter la norme de 4 m² d’espace de vie par détenu dans les cellules collectives de tous les établissements pénitentiaires de Roumanie. »
Dans son dernier rapport publié le 24 novembre 2011, à la suite de sa visite effectuée du 5 au 16 septembre 2010 dans plusieurs établissements pénitentiaires, le CPT a conclu que le taux de surpopulation des établissements pénitentiaires restait un problème majeur en Roumanie. Selon les statistiques fournies par les autorités roumaines, les quarante-deux établissements pénitentiaires du pays, d’une capacité totale de 16 898 places, comptaient 25 543 détenus au début de l’année 2010 et 26 971 détenus en août 2010, et le taux d’occupation était très élevé (150 % ou plus) dans la quasi-totalité de ces établissements. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, relèvent du même contexte historique et concernent la même procédure interne que l’arrêt Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie (nos 33810/07 et 18817/08, §§ 12-41, 24 mai 2011).
Les requérants sont des victimes ou des ayants droit des victimes de la répression armée des manifestations contre le régime dictatorial communiste qui avaient commencé le 21 décembre 1989 à Bucarest et dans d’autres villes du pays.
Au cours de l’année 1990, après la chute du régime, le parquet militaire ouvrit d’office une enquête concernant la répression armée des manifestations dans les villes de Bucarest, Timişoara, Oradea, Constanţa, Craiova, Bacău, Târgu-Mureş et Cluj. Il ressort des documents du dossier que tous les requérants des présentes affaires firent connaître aux organes d’enquête leurs allégations en tant que victimes ou ayants droit.
L’enquête s’acheva, pour ce qui est de la répression à Timişoara, par un renvoi en jugement et par la condamnation de certains hauts responsables du régime communiste (Şandru et autres c. Roumanie, no 22465/03, §§ 647, 8 décembre 2009).
Pour ce qui est de la répression dans les autres villes, l’enquête est toujours pendante devant les organes d’investigation. Les principales étapes de l’enquête sont résumés dans l’affaire Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précitée (§§ 12-41). Ainsi qu’il ressort des documents présentés par le Gouvernement, l’enquête connut par la suite les développements suivants.
Par une ordonnance du 18 octobre 2010, le parquet militaire près la Haute Cour de cassation et de justice (HCCJ) rendit un non-lieu dans la procédure concernant les militaires mis en examen, pour cause de prescription et de défaut de fondement. L’enquête concernant les gardes patriotiques, les policiers et le personnel pénitentiaire mis en examen fut disjointe et le parquet militaire déclina sa compétence en faveur du parquet près la HCCJ.
Le 15 avril 2011, le procureur en chef du parquet militaire près la HCCJ annula l’ordonnance du 18 octobre 2010, au motif que l’enquête n’avait pas permis d’identifier l’ensemble des victimes et des auteurs des faits reprochés.
Par une ordonnance du 18 avril 2011, le parquet militaire déclina sa compétence en faveur du parquet près la HCCJ, au motif que l’enquête devait porter sur l’éventuel lien entre les civils et les militaires dans la commission des faits.
Le 9 mars 2012, à la suite de l’ouverture au public en 2010 d’informations jusqu’alors classées secrètes, l’enquête se vit attribuer un nouveau numéro de dossier dans l’optique de pouvoir réévaluer les faits à la lumière des informations nouvellement disponibles.
L’enquête serait toujours pendante devant les autorités chargées des investigations.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Selon l’article 17 du code de procédure pénale, lorsque la personne ayant subi un préjudice du fait de la commission d’un acte contraire à la loi pénale est un mineur, l’action civile est exercée d’office.
L’article 76 du code de procédure pénale prévoit :
« L’organe d’enquête ou le tribunal ont l’obligation de citer à comparaître, aux fins d’audition, toute personne ayant subi un préjudice du fait de la commission d’un délit pénal (infractiune) (...)
Avant l’audition, la personne ayant subi un préjudice doit être informée de son droit de participer à la procédure en tant que victime ou, dans le cas où elle aurait aussi subi un dommage matériel ou moral, en tant que partie civile. Elle doit aussi être informée de ce qu’elle conserve le droit de faire une déclaration de participation à la procédure en tant que victime ou ayant droit [...] tout au long de la procédure devant les organes d’enquête et jusqu’à la lecture de l’acte d’accusation devant le tribunal. »
D’autres dispositions du droit et de la pratique internes pertinents sont résumées dans les arrêts Şandru et autres et Association « 21 Décembre 1989 » et autres, tous deux précités. | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Dans la nuit du 31 décembre 2002 au 1er janvier 2003, le requérant, avocat au barreau de Paris, fut appelé au commissariat d’Aulnay-sous-Bois pour assister un mineur placé en garde à vue. À l’issue de l’entretien avec son client, qui déclarait avoir été victime de violences policières et qui présentait des lésions sur le visage, le requérant rédigea des observations écrites sur son papier à en-tête et demanda un examen médical de son client mineur.
Les versions quant au déroulement des faits qui suivirent diffèrent selon qu’il s’agit du requérant ou des policiers.
Le requérant indique pour sa part que, face au refus d’un fonctionnaire de police de lui délivrer une photocopie de sa note manuscrite, il aurait décidé d’en rédiger un nouvel exemplaire à la main. Puis, maintenant ses exigences de voir son client faire l’objet d’un examen médical et de se faire remettre une photocopie de sa note manuscrite, il aurait été conduit hors du commissariat par six ou sept policiers sur l’ordre d’une fonctionnaire de police, le lieutenant C.Z., officier de police judiciaire (OPJ) de permanence. Une fois dehors avec ses deux exemplaires en main, le requérant aurait décidé de revenir sur ses pas pour demander que l’une des deux notes manuscrites soit versée à la procédure. À ce moment précis, le requérant aurait été bousculé par un policier qui se serait aussitôt écrié « Rébellion ! L’avocat en garde à vue ».
C.Z. déclara quant à elle avoir invité le requérant à faire des observations écrites pour les annexer à la procédure et lui avoir répondu que le mineur ne serait pas conduit à l’hôpital, compte-tenu du fait qu’il était âgé de plus de seize ans et n’avait pas fait de demande en ce sens. Elle soutint que le requérant lui aurait alors intimé l’ordre de faire une photocopie de ses observations et de lui donner le dossier de la procédure, lui demandant de l’appeler « Maître » et non « Monsieur ». Après lui avoir indiqué qu’elle n’avait pas d’ordre à recevoir de lui et que la loi ne l’autorisait pas à accéder à la procédure, C.Z. aurait invité le requérant à quitter le commissariat après avoir remis ses observations écrites. Le requérant aurait argué de sa qualité d’avocat pour refuser de sortir du commissariat et C.Z. l’aurait alors attrapé par le bras : le requérant se serait alors débattu, avant de tenter de lui porter un coup de poing au visage. C.Z. et le gardien de la paix S.D. auraient alors eu beaucoup de mal à maîtriser le requérant pour le faire sortir ; puis, devant les insultes et menaces de représailles qui auraient été proférées à son encontre, C.Z. aurait décidé, en sa qualité d’OPJ, d’agir en flagrant délit, d’arrêter le requérant et de le placer en garde à vue.
A. Le placement en garde à vue du requérant
Le requérant fut arrêté le 1er janvier 2003 à 1 heure 20 et placé en garde à vue pour rébellion et outrage à agent de la force publique, ce qui lui fut notifié à 1 heure 45. Il fut immédiatement conduit dans une cellule, défait de ses objets, y compris de sa sacoche professionnelle, de ses lacets et soumis à une fouille à corps par le gardien de la paix F.C., assisté d’un collègue. À ce titre, il fut mis en demeure de se déshabiller intégralement, de se pencher une fois nu et de tousser. En outre, sur instruction de C.Z., le gardien de la paix J.D. effectua un contrôle d’alcoolémie qui se révéla négatif.
Le substitut du procureur de la République de permanence fut avisé de cette garde à vue par l’OPJ C.Z. à 1 heure 45.
Un OPJ du commissariat de Montreuil fut dépêché sur les lieux entre 4 heures 10 et 5 heures pour interroger le requérant. Les gardiens de la paix S.D. et J.D. furent entendus par le brigadier-chef W.S., un collègue du même commissariat que le leur, entre 4 heures et 5 heures 30.
Le requérant fit l’objet d’un examen médical de 9 heures 10 à 9 heures 30, lequel conclut à la compatibilité de son état de santé avec le maintien en garde à vue. Son avocat fut prévenu à 2 heures 20. Le requérant s’entretint avec ce dernier de 11 heures 05 à 11 heures 25.
La mainlevée de la garde à vue fut ordonnée par le substitut du procureur de la République à 14 heures 30, soit environ 13 heures après le début de la privation de liberté.
B. La plainte déposée par le lieutenant de police C.Z.
L’OPJ C.Z. déposa plainte pendant la garde à vue du requérant, à la fin de l’audition de ce dernier, le 1er janvier 2003 à 5 heures 10.
Le 14 janvier 2003, le parquet de Bobigny classa cette plainte sans suite.
Le 8 avril 2003, C.Z. fit citer le requérant à comparaître devant le tribunal correctionnel des chefs d’outrage et rébellion.
Par un jugement du 25 septembre 2003, le tribunal correctionnel de Bobigny ordonna le sursis à statuer sur la citation directe de C.Z., dans l’attente du règlement de l’instruction en cours.
Le 7 novembre 2007, le tribunal correctionnel prit acte du désistement de C.Z. de son action.
C. Les plaintes déposées par le requérant
Le 25 avril 2003, le requérant déposa plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d’instruction de Bobigny des chefs de faux et usage de faux à l’encontre de J.D., S.D. et C.Z. en visant le contenu des procès-verbaux dressés dans le cadre de la procédure dont il avait fait l’objet le 1er janvier 2003.
Le même jour, la Commission nationale de déontologie et de sécurité (CNDS) rendit un avis, après avoir auditionné le requérant et C.Z. Elle recommanda la mise en place d’un groupe de travail aux ministères de l’Intérieur et de la Justice, pour examiner les points suivants : le fait qu’une garde à vue ne soit pas systématique et que sa durée soit également soumise à des impératifs qui résultent des dispositions du code de procédure pénale ; la question de la décision de placement en garde à vue, qui ne devrait pas être prise par l’OPJ se présentant comme victime ; la modification du code de procédure pénale (CPP) pour rendre obligatoire l’examen médical d’un gardé à vue à la demande d’un avocat ; le rappel aux services de police qu’un contrôle d’alcoolémie n’est justifié que lorsqu’il semble que l’infraction ait été « commise ou causée sous l’empire d’un état alcoolique ». La CNDS souligna également la nécessité d’engager une réflexion sur l’éventuelle protection à accorder aux avocats dans l’exercice de leurs fonctions.
Parallèlement à l’information judiciaire, une enquête administrative fut menée par l’Inspection générale des services de la police nationale (IGS), dont les actes furent par la suite intégralement versés à la procédure judiciaire.
Le 8 juillet 2003, le requérant déposa une autre plainte avec constitution de partie civile à l’encontre de C.Z., du chef d’accomplissement d’acte attentatoire à la liberté individuelle, en contestant la régularité de son placement en garde à vue et du déroulement de cette mesure.
Les deux procédures ouvertes sur ces plaintes furent jointes le 13 octobre 2003.
Le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Bobigny, saisi de ces procédures, procéda à un certain nombre d’actes d’enquête d’office ou sur demande du requérant. Il convoqua l’ensemble des personnes désignées par le requérant comme témoins des faits et entendit les principaux protagonistes de l’affaire. Il organisa également des confrontations entre les intéressés, ainsi que plusieurs autres auditions de personnes présentes dans le commissariat cette nuit-là.
Le requérant et C.Z. maintinrent leurs positions. Cette dernière indiqua néanmoins, au cours d’une confrontation avec le requérant, que celui-ci avait également frappé le gardien de la paix S.D. avec son coude, ce qui n’avait jamais été mentionné auparavant. S.D. confirma ce propos de C.Z. ultérieurement. Par ailleurs, le gardien de la paix F.C. déclara avoir effectué la fouille à corps du requérant, avec un collègue, sur instructions de sa hiérarchie. C.Z. était alors l’officier de police judiciaire de permanence. Enfin, W.S. indiqua que le taux affiché par le premier test d’alcoolémie était de 0 mg/litre d’air expiré et que requérant n’avait pas souhaité faire un second contrôle qui s’avérait être inutile.
Le requérant contesta la véracité des faits relatés par le procès-verbal de placement en garde à vue et repris dans la plainte de C.Z., ainsi que les témoignages de ses collègues. Il contesta également le procès-verbal dressé à la suite du contrôle d’alcoolémie indiquant qu’il avait refusé de procéder à un second test éthylométrique et de signer ledit procès-verbal.
Au soutien de sa plainte déposée du chef d’accomplissement d’acte attentatoire à la liberté individuelle, il maintint que les déclarations ayant justifié son placement en garde à vue étaient mensongères. Il prétendit en outre avoir été retenu dans une cellule sans chauffage ni couverture, en présence de plusieurs autres personnes hurlant entre elles pour communiquer. Il ajouta avoir été traité sans ménagement et avec « dureté » par les officiers de police présents, sans toutefois corroborer les déclarations d’un autre gardé à vue ayant déclaré qu’il avait reçu des petites claques de la part des policiers. Il se plaignit enfin d’avoir fait l’objet d’un examen d’alcoolémie inutile, d’une fouille à corps injustifiée et d’avoir été maintenu en détention plusieurs heures après que l’ensemble des actes d’enquête eut été réalisé. Le requérant indiqua avoir déposé plainte avec constitution de partie civile « par réaction » à la citation directe délivrée contre lui par C.Z.
Le 10 avril 2008, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu. Il estima que les protagonistes restaient dans les grandes lignes sur leur version initiale, que les versions des faits des policiers impliqués dans les faits litigieux étaient concordantes et que l’instruction n’avait pas permis d’apporter d’élément de nature à les remettre en cause. Il releva toutefois qu’il était « maladroit que l’officier de police judiciaire ayant prononcé la mesure de garde à vue soit celui qui [s’était déclaré] victime des faits ayant motivé l’ouverture de la procédure de flagrance ».
Par un arrêt du 6 novembre 2008, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance. Elle jugea notamment que les versions des faits du lieutenant de police C.Z. et des gardiens de la paix J.D. et S.D., présents lors de l’incident, étaient circonstanciées, constantes et concordantes. Elle considéra qu’il ressortait en revanche des déclarations du requérant une « propension au dénigrement et aux affirmations sans preuve » à l’égard du comportement des policiers présents dans le commissariat cette nuit-là. Elle releva une invraisemblance du discours tenu par le requérant quant au nombre et à l’identité des policiers qui l’auraient malmené en le mettant dehors du commissariat. Elle ajouta que les témoignages sollicités par le requérant n’étaient pas crédibles et ne pouvaient se voir reconnaître une quelconque valeur probante. La chambre de l’instruction en déduisit qu’il n’y avait lieu ni de mettre en doute la version commune des faits avancée par les policiers ni de penser que le substitut du procureur de la République avait été trompé.
Elle ajouta que si C.Z. avait pris l’initiative d’un placement en garde à vue dans une procédure la concernant directement, elle avait ensuite fait appel à un OPJ d’un autre secteur et prévenu sa hiérarchie. La chambre de l’instruction en conclut que la mesure de la garde à vue était justifiée, compte tenu du contrôle tant hiérarchique que judiciaire dont cette décision avait fait l’objet, faute pour le requérant de rapporter la preuve contraire, précisant notamment que la fouille à corps et le contrôle d’alcoolémie étaient motivés par l’état d’agitation du requérant mentionné par les policiers et par la nuit de la Saint-Sylvestre propice aux libations.
Le requérant forma un pourvoi en cassation. Dans son mémoire ampliatif, il invoqua notamment la violation des articles 3, 5, 6 et 13 de la Convention.
Le 20 octobre 2010, la Cour de cassation rejeta son pourvoi, considérant que la chambre de l’instruction avait suffisamment motivé son arrêt.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les articles pertinents du CPP sont les suivants :
Article 62-2
« La garde à vue est une mesure de contrainte décidée par un officier de police judiciaire, sous le contrôle de l’autorité judiciaire, par laquelle une personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement est maintenue à la disposition des enquêteurs.
Cette mesure doit constituer l’unique moyen de parvenir à l’un au moins des objectifs suivants :
1o Permettre l’exécution des investigations impliquant la présence ou la participation de la personne ;
2o Garantir la présentation de la personne devant le procureur de la République afin que ce magistrat puisse apprécier la suite à donner à l’enquête ;
3o Empêcher que la personne ne modifie les preuves ou indices matériels ;
4o Empêcher que la personne ne fasse pression sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille ou leurs proches ;
5o Empêcher que la personne ne se concerte avec d’autres personnes susceptibles d’être ses coauteurs ou complices ;
6o Garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser le crime ou le délit. »
Article 63
« L’officier de police judiciaire peut, pour les nécessités de l’enquête, placer en garde à vue toute personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction. Il en informe dès le début de la garde à vue le procureur de la République.
La personne gardée à vue ne peut être retenue plus de vingt-quatre heures. Toutefois, la garde à vue peut être prolongée pour un nouveau délai de vingt-quatre heures au plus, sur autorisation écrite du procureur de la République. Ce magistrat peut subordonner cette autorisation à la présentation préalable de la personne gardée à vue.
Sur instructions du procureur de la République, les personnes à l’encontre desquelles les éléments recueillis sont de nature à motiver l’exercice de poursuites sont, à l’issue de la garde à vue, soit remises en liberté, soit déférées devant ce magistrat.
Pour l’application du présent article, les ressorts des tribunaux de grande instance de Paris, Nanterre, Bobigny et Créteil constituent un seul et même ressort. »
Article 63-1
« Toute personne placée en garde à vue est immédiatement informée par un officier de police judiciaire, ou, sous le contrôle de celui-ci, par un agent de police judiciaire, de la nature de l’infraction sur laquelle porte l’enquête, des droits mentionnés aux articles 63-2, 63-3 et 63-4 ainsi que des dispositions relatives à la durée de la garde à vue prévues par l’article 63. La personne gardée à vue est également immédiatement informée qu’elle a le choix de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui seront posées ou de se taire.
Mention de cet avis est portée au procès-verbal et émargée par la personne gardée à vue ; en cas de refus d’émargement, il en est fait mention.
Les informations mentionnées au premier alinéa doivent être communiquées à la personne gardée à vue dans une langue qu’elle comprend.
Si cette personne est atteinte de surdité et qu’elle ne sait ni lire ni écrire, elle doit être assistée par un interprète en langue des signes ou par toute personne qualifiée maîtrisant un langage ou une méthode permettant de communiquer avec des sourds. Il peut également être recouru à tout dispositif technique permettant de communiquer avec une personne atteinte de surdité.
Si la personne est remise en liberté à l’issue de la garde à vue sans qu’aucune décision n’ait été prise par le procureur de la République sur l’action publique, les dispositions de l’article 77-2 sont portées à sa connaissance.
Sauf en cas de circonstance insurmontable, les diligences résultant pour les enquêteurs de la communication des droits mentionnés aux articles 63-2 et 63-3 doivent intervenir au plus tard dans un délai de trois heures à compter du moment où la personne a été placée en garde à vue. »
Article 63-2
« Toute personne placée en garde à vue peut, à sa demande, faire prévenir dans le délai prévu au dernier alinéa de l’article 63-1, par téléphone, une personne avec laquelle elle vit habituellement ou l’un de ses parents en ligne directe, l’un de ses frères et sœurs ou son employeur de la mesure dont elle est l’objet.
Si l’officier de police judiciaire estime, en raison des nécessités de l’enquête, ne pas devoir faire droit à cette demande, il en réfère sans délai au procureur de la République qui décide, s’il y a lieu, d’y faire droit. »
Article 63-3
« Toute personne placée en garde à vue peut, à sa demande, être examinée par un médecin désigné par le procureur de la République ou l’officier de police judiciaire. En cas de prolongation, elle peut demander à être examinée une seconde fois.
À tout moment, le procureur de la République ou l’officier de police judiciaire peut d’office désigner un médecin pour examiner la personne gardée à vue.
En l’absence de demande de la personne gardée à vue, du procureur de la République ou de l’officier de police judiciaire, un examen médical est de droit si un membre de sa famille le demande ; le médecin est désigné par le procureur de la République ou l’officier de police judiciaire.
Le médecin examine sans délai la personne gardée à vue. Le certificat médical par lequel il doit notamment se prononcer sur l’aptitude au maintien en garde à vue est versé au dossier.
Les dispositions du présent article ne sont pas applicables lorsqu’il est procédé à un examen médical en application de règles particulières. »
Article 63-4
« Dès le début de la garde à vue ainsi qu’à l’issue de la vingtième heure, la personne peut demander à s’entretenir avec un avocat. Si elle n’est pas en mesure d’en désigner un ou si l’avocat choisi ne peut être contacté, elle peut demander qu’il lui en soit commis un d’office par le bâtonnier.
Le bâtonnier est informé de cette demande par tous moyens et sans délai.
L’avocat désigné peut communiquer avec la personne gardée à vue dans des conditions qui garantissent la confidentialité de l’entretien. Il est informé par l’officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de celui-ci, par un agent de police judiciaire de la nature et de la date présumée de l’infraction sur laquelle porte l’enquête.
À l’issue de l’entretien dont la durée ne peut excéder trente minutes, l’avocat présente, le cas échéant, des observations écrites qui sont jointes à la procédure.
L’avocat ne peut faire état de cet entretien auprès de quiconque pendant la durée de la garde à vue.
Lorsque la garde à vue fait l’objet d’une prolongation, la personne peut également demander à s’entretenir avec un avocat à l’issue de la douzième heure de cette prolongation, dans les conditions et selon les modalités prévues aux alinéas précédents.
L’entretien avec un avocat prévu au premier alinéa ne peut intervenir qu’à l’issue d’un délai de trente-six heures lorsque l’enquête a pour objet la participation à une association de malfaiteurs prévue par l’article 450-1 du code pénal, les infractions de proxénétisme ou d’extorsion de fonds aggravés prévues par les articles 225-7, 225-9, 312-2 à 312-5 et 312-7 du code pénal ou une infraction commise en bande organisée prévue par les articles 224-3, 225-8, 311-9, 312-6, 322-8 du code pénal.
Le procureur de la République est, dans les meilleurs délais, informé par l’officier de police judiciaire qu’il est fait application des dispositions de l’alinéa précédent.
L’entretien avec un avocat prévu au premier alinéa ne peut intervenir qu’à l’issue d’un délai de soixante-douze heures lorsque la garde à vue est soumise à des règles particulières de prolongation. »
Article 63-5
« Lorsqu’il est indispensable pour les nécessités de l’enquête de procéder à des investigations corporelles internes sur une personne gardée à vue, celles-ci ne peuvent être réalisées que par un médecin requis à cet effet. »
Les « fouilles à corps » (dites aussi fouilles intégrales) se distinguent des « investigations corporelles » régies, à l’époque des faits, par l’article 635 précité du CPP. La jurisprudence distinguait alors entre les fouilles à corps que l’on peut qualifier d’enquête et celles dites de sécurité. Les premières sont traditionnellement assimilées à des perquisitions et relèvent pour l’essentiel des règles applicables à ces actes d’enquête : il doit y avoir des indices de commission ou de participation à la commission d’une infraction en lien avec la mesure d’enquête ; de même, en dehors du cas de flagrant délit ou de l’exécution d’une commission rogatoire, l’enquêteur ne peut imposer une telle fouille et doit solliciter l’autorisation de l’intéressé (Cass. crim., 21 juillet 1982, no 82-91034, Bull. crim. 1982, no 196, et Cass. crim., 5 janv. 2010, no 08-87.337).
Contrairement à une fouille à corps réalisée sur une personne incarcérée (voir notamment, Frérot c. France, no 70204/01, §§ 17 à 20, CEDH 2007VII (extraits), Khider c. France, no 39364/05, §§ 60 à 70, 9 juillet 2009, et El Shennawy c. France, no 51246/08, § 17, 20 janvier 2011), la « fouille à corps de sécurité » réalisée en garde à vue ne faisait l’objet d’aucune réglementation spéciale au moment des faits. Seule une instruction ministérielle du 11 mars 2003, postérieure aux faits de l’espèce, est venue préciser qu’une telle mesure ne saurait être systématique en garde à vue et qu’une simple « palpation de sécurité » devait en principe lui être substituée. Cependant, les fouilles à corps de sécurité ne semblaient pouvoir dépasser de simples « palpations » de sécurité par-dessus les vêtements, sous peine d’être considérées comme des « fouilles d’enquête » (Cass. crim., 27 septembre 1988, no 88-81.786).
La loi no 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue est venue réglementer les fouilles à corps décidées pour les nécessités de l’enquête. Celles-ci ne sont désormais possibles que si une fouille par palpation ou par utilisation de moyens électroniques ne peut être réalisée. Elles doivent être décidées par un OPJ et réalisées dans un espace fermé par une personne du sexe de la personne fouillée.
Les fouilles à corps de sécurité ont également été réglementées par cette loi. Le nouvel article 63-5 du CPP dispose que seules peuvent être imposées à la personne gardée à vue les mesures de sécurité nécessaires pour découvrir des objets dangereux pour l’intéressé ou autrui. Aux termes de l’article 63-6 dudit code, qui renvoie à un arrêté le soin de définir les mesures de sécurité applicables, les fouilles de sécurité ne peuvent consister en une fouille intégrale. L’article 1er de l’arrêté du 1er juin 2011 précise que « la fouille intégrale à nu complète est interdite ». | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante est née en 1964 et réside à Sofia. Elle est juge au tribunal de la ville de Sofia. Depuis le 14 juillet 2009, elle occupait le poste de vice-présidente du tribunal. Le poste de président (dirigeant administratif) du tribunal étant devenu vacant à la suite de la nomination de son titulaire à la Cour administrative suprême, la requérante fut désignée pour exercer les fonctions de présidente du tribunal ad interim avec effet au 22 novembre 2010.
A. La procédure de nomination du président du tribunal de la ville de Sofia par le Conseil supérieur de la magistrature
Le 10 décembre 2010, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) fit paraître un avis de concours pour le poste vacant de président du tribunal. Dans le délai légal de 14 jours, deux candidatures, celles de la requérante et de V.Y., furent proposées par des membres du CSM, et deux autres juges, D.L. et M.I., se portèrent également candidats. Conformément à la procédure applicable, les candidats firent l’objet d’une évaluation par la commission de proposition et d’évaluation du CSM. La requérante et V.Y., se virent attribuer la mention la plus élevée « très bien ». La commission d’éthique professionnelle du CSM établit également un rapport d’appréciation des candidats.
Le CSM procéda à la nomination à la réunion qu’il tint le 30 mai 2011. Conformément à la procédure applicable, dans un premier temps, le CSM détermina une note d’appréciation globale des candidats sur la base des recommandations de la commission de proposition et d’évaluation. Il entendit ensuite les quatre candidats qui exposèrent leur candidature et leur projet pour la direction du tribunal, puis répondirent aux questions des membres du CSM. Le CSM délibéra à l’issue de ces entretiens.
Il ressort du procès-verbal des délibérations que trois membres se déclarèrent favorables à la candidature de la requérante. De l’avis de ceuxci, la requérante présentait les meilleures qualifications pour le poste. Ils soulignèrent la qualité de son travail de juge, son expérience à des postes de direction et la qualité du projet présenté pour le fonctionnement du tribunal. Un membre du CSM exprima un avis négatif concernant la candidature de la requérante, en particulier en raison du fait qu’elle avait signé une pétition critiquant le CSM. Trois membres se déclarèrent en faveur de V.Y., soulignant notamment que malgré l’absence d’expérience dans la gestion administrative, celle-ci avait de la personnalité et était capable de prendre des décisions.
Après avoir délibéré, le CSM procéda à un vote à bulletin secret. Selon les résultats de ce vote, auquel 23 membres participèrent, V.Y. obtint douze voix, la requérante – neuf voix, D.L. – deux voix et M.I. – aucune voix. Un deuxième vote pour départager les deux candidates ayant obtenu le plus de suffrages fut effectué, à l’issue duquel V.Y. obtint 18 voix et la requérante – cinq voix. Par une décision datée du même jour, le CSM nomma V.Y. au poste de présidente du tribunal de la ville de Sofia.
Avant la réunion du 30 mai 2011, 27 juges du tribunal de la ville de Sofia, 28 juges du tribunal de district de Sofia et 34 juges de la cour d’appel avaient fait parvenir au CSM une lettre de soutien à la candidature de la requérante.
La candidature et la nomination de V.Y. firent l’objet d’une large couverture médiatique et de critiques virulentes de la part de nombreux journalistes et de personnalités publiques, l’intéressée ayant été présentée comme une amie proche du ministre de l’Intérieur en exercice.
La semaine suivante, deux juges, K.K. et G.Z., présentèrent leur démission en tant que membres du CSM et dénoncèrent publiquement une procédure de nomination « non démocratique, non transparente et non objective, dont le résultat prédéterminé [était] inacceptable ». Les motifs invoqués des démissions firent l’objet d’un débat lors de la réunion du CSM le 9 juin 2011, qui décida d’en prendre acte.
B. L’examen par la Cour administrative suprême du recours judiciaire introduit par la requérante
La requérante saisit la Cour administrative suprême d’un recours contre la décision du CSM, soutenant que celle-ci avait été prise en violation de la loi matérielle, des règles procédurales applicables et du but de la loi. Elle demanda l’annulation de la décision et le renvoi du dossier au CSM afin qu’il se prononce de nouveau dans le respect des règles. Elle fit valoir en particulier que malgré le fait que le CSM avait adopté en 2009 un règlement interne relatif à la procédure de nomination des dirigeants administratifs qui spécifiait les critères de sélection des candidats à de tels postes, les délibérations du CSM n’avaient pas porté de manière spécifique sur ces critères et n’avaient pas effectué une comparaison des différents candidats sur la base de ces critères. Elle fit également remarquer que l’absence de délibérations avant le deuxième vote, destiné à départager les deux candidates ayant obtenu le maximum de voix, constituait une violation des règles de procédure et rendait la décision nulle pour défaut de motivation. Elle souligna qu’en l’absence de motifs, il était impossible de vérifier si la décision avait été prise dans le respect des critères de sélection prévus par la loi et dans les buts visés par celle-ci. La requérante soutint enfin que la décision constituait un détournement de pouvoir et qu’elle était contraire au but de la loi qui, en l’occurrence, visait à prendre la décision la plus efficace et la plus opportune pour les intérêts de l’État et qui ne pouvait être atteint sans un débat sur les critères de sélection élaborés par le CSM.
La Cour administrative suprême, siégeant en formation de trois juges, tint une audience le 19 septembre 2011, à l’issue de laquelle l’affaire fut mise en délibéré. À une date non précisée entre le 25 octobre et le 3 novembre 2011, V.Y. introduisit une demande de récusation des trois membres de la formation compte tenu, d’une part, de publications dans la presse insinuant que le président de la Cour administrative suprême avait exercé des pressions sur les juges pour statuer en faveur de V.Y. et, d’autre part, de publications, résultant visiblement d’une fuite, dévoilant le contenu de l’arrêt non encore prononcé, et indiquant que la décision du CSM allait être annulée au motif que le vote avait été effectué à bulletin secret.
L’arrêt de la Cour administrative suprême fut prononcé le 3 novembre 2011. Examinant d’office la régularité de la décision attaquée, la Cour administrative suprême considéra que le recours au vote à bulletin secret méconnaissait la réglementation applicable et l’annula pour ce motif. La cour nota que les dispositions pertinentes de la loi sur le pouvoir judiciaire avaient été modifiées par une loi du 4 janvier 2011 et que les dispositions transitoires prévoyaient que l’ancienne réglementation était applicable aux concours ayant débuté avant cette date, comme celui de l’espèce. Elle considéra toutefois qu’avant cette modification, la loi ne contenait aucune indication quant au caractère secret ou non du vote et que, dès lors, il n’existait pas d’« ancienne réglementation » sur cette question. Elle estima donc que la disposition de l’article 171, alinéa 1, tel que modifié par la loi du 4 janvier 2011 et prévoyant un vote à main levée, aurait dû s’appliquer en l’espèce. Le non-respect de cette exigence justifiait, aux yeux de la Cour administrative suprême, l’annulation de la décision litigieuse.
La haute juridiction considéra ensuite que la décision attaquée ne souffrait pas d’autres irrégularités et rejeta les arguments soulevés par la requérante comme infondés. Elle nota en particulier que les deux candidates ayant atteint le second tour – la requérante et V.Y., satisfaisaient toutes les deux aux conditions prévues par la loi concernant l’expérience professionnelle requise et la note obtenue à la dernière évaluation. Elle estima que le vote effectué avait été correctement retranscrit au procèsverbal et que la loi n’exigeait pas la tenue de nouvelles délibérations avant le second tour du vote. Concernant le défaut de motivation allégué par la requérante, la cour considéra que la motivation de la décision attaquée était contenue, d’une part, dans la proposition de la candidature de V.Y., émanant de plusieurs membres du CSM et, d’autre part, dans les arguments en sa faveur exprimés au cours des délibérations. Les qualités des deux candidates – expérience professionnelle, compétences, qualités personnelles – avaient été discutées au cours des délibérations du CSM et il n’appartenait pas à la Cour administrative suprême, dans le cadre du contrôle de légalité, de remettre en question l’opportunité du choix effectué par le CSM, dans le cadre du pouvoir discrétionnaire qui lui était conféré par la loi, entre deux candidates qui répondaient toutes deux aux conditions requises par la loi.
L’arrêt était signé par deux des membres de la formation. Le troisième juge avait décidé de se déporter après les délibérations et la rédaction de l’arrêt par le juge rapporteur. Les motifs du déport n’étaient pas mentionnés dans la déclaration du juge, jointe à l’arrêt, ce dernier faisant simplement référence à la survenance des circonstances prévues à l’article 22, alinéa 1 (6) du code de procédure civile, à savoir « des circonstances susceptibles de créer un doute légitime quant à son impartialité ».
C. La procédure en cassation devant la formation de cinq juges de la Cour administrative suprême
Le CSM et V.Y. se pourvurent en cassation devant une formation de cinq membres de la Cour administrative suprême. V.Y. argua notamment que l’arrêt du 3 novembre 2011 était frappé de nullité car il n’avait été signé que par deux des trois membres de la formation judiciaire. Le CSM contesta en particulier la conclusion de la première instance quant au caractère irrégulier du vote à bulletin secret ; il demanda l’annulation de l’arrêt rendu et la résolution du litige sur le fond.
Dans les observations qu’elle formula devant l’instance de cassation, la requérante s’opposa aux moyens de cassation soulevés dans les pourvois et en demanda le rejet. Elle contesta néanmoins la motivation adoptée par l’arrêt du 3 novembre 2011, qu’elle considérait comme insuffisante. Elle soutint qu’en rejetant son argumentation concernant le défaut de motivation de la décision du CSM, l’arrêt du 3 novembre 2011 n’avait pas procédé à un contrôle de légalité d’une étendue suffisante et n’avait pas examiné toutes les questions de fait et de droit qui étaient déterminantes pour la résolution du litige, en méconnaissance de l’article 6 de la Convention.
Elle fit également valoir que l’arrêt de première instance n’était pas suffisamment motivé dans la mesure où il n’avait pas examiné plusieurs des arguments qu’elle avait soulevés, à savoir : 1) que le CSM n’avait pas respecté le règlement relatif à la procédure de nomination des dirigeants administratifs, qu’il avait lui-même adopté le 7 février 2009, en ce que les candidatures n’avaient pas été discutées au regard des critères de sélection qui y était fixés ; 2) que le CSM n’avait pas respecté l’article 6, alinéa 4, du code de procédure administrative qui disposait que, dans la prise de toute décision, l’administration devait, dans le respect du principe de proportionnalité, choisir, entre deux solutions également conformes à la légalité, celle qui était « la plus favorable pour l’État et la société » ; 3) que les deux candidatures n’avaient pas été débattues avant le second vote et qu’il n’était pas clair pourquoi l’une des candidates avait obtenu 18 votes et l’autre – cinq ; 4) que la décision attaquée n’était pas motivée ; 5) que la décision était en contradiction avec le but de la loi, qui était de choisir la solution la plus effective et la plus opportune pour l’État, et que le CSM avait commis un détournement de pouvoir en ne respectant pas les règles qu’il avait lui-même fixées.
La requérante soutint enfin que le refus de la Cour administrative suprême de contrôler si le CSM avait agi dans les limites de son pouvoir discrétionnaire était en contradiction avec la jurisprudence constante de cette juridiction.
Le 5 décembre 2011, un groupe de journalistes représentant plusieurs éditions de la presse écrite s’adressa au président de la Cour administrative suprême et demanda que la désignation des juges devant participer à la formation de jugement de l’affaire, qui devait être effectuée sur la base d’une répartition aléatoire, soit réalisée de manière publique, en présence des media, afin de ne pas susciter les doutes de l’opinion publique quant à l’indépendance de la justice. Aucune suite ne fut apparemment donnée à cette demande.
La Cour administrative suprême, siégeant en formation de cinq juges, tint une audience le 27 décembre 2011 et rendit son arrêt le 12 janvier 2012. La cour rejeta le moyen de cassation soulevé par V.Y. et considéra que le refus d’un juge de la formation de jugement de signer l’arrêt en raison de sa décision de se déporter intervenue après le délibéré et la rédaction de l’arrêt, ainsi que la signature de ce dernier par seulement deux juges, n’étaient pas une cause de nullité de l’acte judiciaire ainsi prononcé. Quant au moyen soulevé par le CSM relativement au caractère secret du vote effectué, la formation de cinq membres y fit droit, considérant que la première instance avait fait une application erronée de la loi. La cour estima que l’avis de concours ayant été publié avant l’entrée en vigueur de la modification de la loi sur le pouvoir judiciaire en date du 4 janvier 2011, la procédure devait être réalisée en conformité avec l’état de la réglementation avant la modification législative. La cour observa que la loi sur le pouvoir judiciaire ne réglementait pas expressément le type de scrutin, alors que l’article 131 de la Constitution prévoyait que celui-ci devait être effectué à bulletin secret. Elle nota au demeurant que la modification de l’article 171 de la loi sur le pouvoir judiciaire prévoyant le vote à main levée avait été dans l’intervalle abrogé par la Cour constitutionnelle le 15 novembre 2011 au motif qu’elle était contraire à l’article 131 de la Constitution. Elle en conclut que le vote à bulletin secret effectué par le CSM en l’espèce était régulier.
La formation de cinq juges considéra qu’elle n’avait pas à se prononcer sur les moyens soulevés par la requérante dans ses observations devant l’instance de cassation, dans la mesure où l’arrêt attaqué était en sa faveur et qu’elle ne pouvait dès lors se pourvoir en cassation. Elle ajouta que les motifs de l’arrêt n’étaient pas en tant que tels susceptibles d’un pourvoi en cassation. La cour observa toutefois que l’arrêt du 3 novembre 2011 avait examiné les arguments de la requérante concernant l’étendue du contrôle juridictionnel opéré et était dûment motivé. Les critères devant guider la nomination des présidents de tribunaux étaient prévus par la loi et rendus publics. Certes, le pouvoir discrétionnaire laissé au CSM dans le cadre de la nomination des présidents de tribunaux était vaste, mais il s’agissait d’un choix du législateur qui ne pouvait être remis en question dans le cadre du contrôle judiciaire de légalité.
Constatant ainsi que l’arrêt du 3 novembre 2011 avait fait une application erronée de la loi, la Cour administrative suprême prononça son annulation et, considérant que l’affaire était en l’état d’être jugée, statua sur le fond et rejeta le recours de la requérante contre la décision du CSM du 30 mai 2011.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le Conseil supérieur de la magistrature (Висш съдебен съвет)
L’article 117 de la Constitution de la République de Bulgarie dispose :
« (1) Le pouvoir judiciaire est le garant des droits et intérêts légitimes des citoyens, des personnes morales et de l’État.
(2) Le pouvoir judiciaire est indépendant. Lors de l’accomplissement de leurs fonctions, les juges, les jurés, les procureurs et les enquêteurs sont soumis uniquement à la loi. »
En vertu de l’article 16 de la loi de 2007 sur le pouvoir judiciaire (Закон за съдебната власт) :
« Le CSM est un organe permanent qui représente le pouvoir judiciaire et garantit son indépendance. Il détermine la composition et l’organisation du pouvoir judiciaire et assure la gestion de ses activités, sans affecter l’indépendance de ses autorités. »
Dans une décision du 15 novembre 2011 (реш. на КС № 10 от 15.11.2011 г. по к.д. № 6/2011), la Cour constitutionnelle définit le CSM comme un organe collectif spécifique du pouvoir judiciaire dont la fonction principale est d’en garantir l’indépendance. Il a été créé par la Constitution dans le but d’effectuer la gestion des cadres du pouvoir judiciaire autonome. Le CSM est un organe judiciaire spécifique, disposant de compétences administratives et organisationnelles clairement définies dont il ressort qu’il ne s’agit pas d’un organe juridictionnel mais d’un organe administratif supérieur. Dans cette décision, la Cour constitutionnelle a relevé que le CSM n’était pas un organe du pouvoir législatif ou de l’exécutif et n’était donc pas compétent, en vertu de la Constitution et du principe de séparation des pouvoirs, pour édicter des actes normatifs. Elle a dès lors considéré comme contraires à la Constitution et privées d’effet à l’avenir les dispositions de la loi sur le pouvoir judiciaire qui habilitaient le CSM à prendre des décrets. La cour a en outre observé qu’en vertu de l’article 133 de la Constitution, seul le législateur était compétent pour réglementer le statut des magistrats et notamment les conditions de leur nomination ou de leur cessation de fonctions. Le CSM pouvait dès lors adopter des règles concernant la procédure à suivre, qui ne devaient cependant pas porter le nom de décret, mais ne pouvait édicter les conditions de nomination ou de promotion, une telle compétence étant réservée au législateur.
A l’occasion d’une nouvelle décision du 3 juillet 2014 (реш. на КС № 9 от 3.07.2014 г. по к.д. № 3/2014), la Cour constitutionnelle rappelle que le CSM est un organe administratif supérieur, qui organise le travail et détermine la composition du pouvoir judiciaire et effectue la gestion générale de l’action de celui-ci, sans affecter l’indépendance des juges, procureurs et enquêteurs. Elle rappelle que le CSM a été créé afin d’assurer la gestion autonome des effectifs de la magistrature et que ses fonctions sont de nature administrative et non juridictionnelle. Dans cette décision, la Cour constitutionnelle est cependant revenue sur sa position antérieure et a jugé que le CSM pouvait, dans les limites de compétences définies à l’article 130 de la Constitution et sur délégation du législateur, édicter des actes normatifs sous la forme de décrets. La cour a en particulier observé que cette compétence du CSM ne remettait pas en question la séparation des pouvoirs mais, au contraire, en garantissait la mise en œuvre.
En vertu de l’article 130 de la Constitution et de l’article 17 de la loi sur le pouvoir judiciaire, le CSM est composé de 25 membres. Le président de la Cour suprême de cassation, le président de la Cour administrative suprême et le procureur général sont membres de droit du CSM. Les autres membres sont élus parmi des juristes possédant de hautes qualités professionnelles et morales ayant au minimum 15 années d’expérience professionnelle. Onze membres sont élus par l’Assemblée nationale parmi les juges, procureurs, enquêteurs, universitaires ou avocats. Les onze membres restants sont élus par le pouvoir judiciaire (six par les juges, quatre par les procureurs et un par les enquêteurs). Le mandat est de cinq années, non renouvelable immédiatement.
Les réunions du CSM sont présidées par le ministre de la Justice qui ne participe pas aux votes.
Les compétences du CSM s’étendent à la nomination, la promotion, la mutation, la libération de leurs fonctions et l’imposition des sanctions disciplinaires de rétrogradation et de licenciement aux juges, procureurs et enquêteurs. Par ailleurs, le CSM organise la formation professionnelle des juges, procureurs et enquêteurs, et adopte le budget du pouvoir judiciaire.
B. La nomination des dirigeants administratifs des tribunaux
Les dirigeants administratifs des tribunaux de district, régionaux et militaires sont nommés par le CSM selon la procédure décrite ci-dessous. En vertu de la loi sur le pouvoir judiciaire (article 36 et le nouvel article 194б), les décisions du CSM dans ce domaine peuvent faire l’objet d’un recours judiciaire en annulation devant la Cour administrative suprême. La nomination du président de la Cour suprême de cassation, du président de la Cour administrative suprême et du procureur général est effectuée par décret du président de la République sur proposition du CSM (article 129 de la Constitution et article 173 de la loi sur le pouvoir judiciaire). Le décret du président de la république n’est pas susceptible d’un recours judiciaire en annulation.
Au moment où la procédure de nomination, objet de la présente requête, a débuté en décembre 2010, l’article 170 de la loi sur le pouvoir judiciaire disposait que pouvait être nommé au poste de président (dirigeant administratif) d’un tribunal régional (tel que le tribunal de la ville de Sofia) un juge, un procureur ou un enquêteur ayant acquis au moins dix années d’expérience professionnelle et ayant obtenu une note positive à sa dernière évaluation. Une modification des articles 164 et 169 de la loi, entrée en vigueur le 4 janvier 2011, a précisé que la personne nommée doit jouir de hautes qualités professionnelles et morales et a ramené l’expérience exigée à huit ans.
Selon l’article 171 de la loi, la décision est prise par le CSM à la majorité de ses membres. La décision est motivée. Lorsqu’aucun des candidats n’a obtenu la majorité requise, le vote se poursuit entre les deux candidats qui ont reçu le plus de voix.
L’article 171 a été modifié par la loi modificative du 4 janvier 2011 pour prévoir que le vote du CSM devait être effectué à main levée. La décision la Cour constitutionnelle du 15 novembre 2011 (voir le paragraphe 28 ci-dessus) a toutefois déclaré cette partie du texte contraire à l’article 131 de la Constitution et l’a privée d’effet. L’article 131 de la Constitution prévoit en effet que les décisions du CSM relatives à la nomination, la promotion, la rétrogradation, la mutation ou la libération de leurs fonctions des juges, procureurs et enquêteurs sont prises par un vote à bulletin secret.
Le décret no 1 du 19 décembre 2007 sur les concours concernant la nomination, la promotion et la mutation des juges, procureurs et enquêteurs (наредба № 1 от 19.12.2007 г.), adopté par le CSM, réglementait notamment la procédure à suivre pour les concours concernant la nomination des dirigeants administratifs des tribunaux (articles 40 à 46 du décret). Le CSM avait par ailleurs adopté, par une délibération no 6 du 7 février 2009, un règlement relatif à la procédure de nomination des dirigeants administratifs et de leurs adjoints (процедура за назначаване на административни ръководители и техни заместници, ci-après « le règlement »), qui régissait de manière détaillée la procédure à suivre et les conditions de nomination aux postes de dirigeants administratifs. Selon ces deux actes, la candidature pour un poste de dirigeant administratif pouvait être déposée soit par le candidat lui-même, soit sur proposition émanant de son supérieur hiérarchique ou d’un cinquième des membres du CSM (article 4 du règlement). La commission de proposition et d’évaluation du CSM examine alors les dossiers de candidature et se prononce sur leur conformité avec les conditions requises pour le poste (article 13 du règlement). Les candidats ayant été admis à participer au concours font l’objet d’une évaluation par la commission de proposition et d’évaluation (article 15 du règlement). Les résultats de l’évaluation sont notifiés aux candidats qui disposent d’un délai de 14 jours pour formuler d’éventuelles objections. Après examen des objections formulées, la commission formule une proposition définitive d’évaluation globale devant le CSM. Le CSM détermine la note d’évaluation finale, après avoir si besoin entendu le candidat (articles 26-30 du règlement).
Le président de la commission de proposition et d’évaluation transmet les candidatures des admis au CSM. Le CSM effectue un entretien avec chaque candidat (article 33 du règlement). Selon l’article 34 du règlement, le CSM effectue une sélection entre les candidats sur la base de leurs qualités professionnelles, managériales et morales, en se guidant des critères suivants :
- la compétence professionnelle générale ;
- la qualification acquise dans un domaine du droit donné, sur la base de l’expérience, la spécialisation, les degrés universitaires des candidats ;
- les résultats atteints relativement à la qualité et la célérité des décisions rendues ;
- les qualités de leadership et d’autorité ;
- le sens de l’initiative ;
- l’élaboration de nouvelles idées et de solutions constructives ;
- le sens des responsabilités ;
- la capacité à créer une bonne ambiance professionnelle au sein des magistrats et des personnels administratifs ;
- la capacité d’organisation et de management ;
- les capacités de communication ;
- des actions convaincantes pour élever l’autorité de la justice ;
- l’expérience de dirigeant ;
- les hautes qualités morales des candidats, sur le plan tant professionnel que privé.
En vertu de l’article 35 du règlement, le CSM procède à la nomination d’un dirigeant administratif par un vote à bulletin secret adopté à la majorité absolue de ses membres. Si aucun des candidats n’a obtenu la majorité requise, le vote se poursuit entre les deux candidats qui ont reçu le plus de voix. Si au second tour aucun des candidats n’a recueilli le nombre de voix nécessaires, il est mis un terme à la procédure de nomination.
Alors que la procédure objet de la présente requête était en cours, la loi modificative du 4 janvier 2011 a introduit un certain nombre de dispositions concernant les concours pour les postes de dirigeant dans la loi sur le pouvoir judiciaire (article 194a et suivants). En vertu du nouvel article 194б, la procédure de sélection est effectuée par le CSM dans le cadre d’un entretien avec les candidats, au cours duquel sont évaluées :
- leurs compétences professionnelles, sur la base de leurs évaluations annuelles ;
- leurs compétences managériales – dans le cadre d’une discussion sur le projet du candidat pour la direction du tribunal ;
- leurs qualités morales, sur la base de l’évaluation réalisée par la commission d’éthique professionnelle.
Le paragraphe 127 de la loi modificative dispose que les procédures de nomination ayant débuté avant son entrée en vigueur se poursuivent selon l’ancienne réglementation.
Un décret du CSM du 27 avril 2011 sur les concours et la nomination des dirigeants administratifs des organes du pouvoir judiciaire (наредба № 2 от 27.04.2011 г.) est venu remplacer le décret de 2007.
À la suite de la décision de la Cour constitutionnelle du 15 novembre 2011 (voir le paragraphe 28 ci-dessus), le CSM a adopté, par une délibération no 39 du 28 novembre 2011, un nouveau règlement interne intitulé « Règles concernant les concours et la nomination des dirigeants administratifs des organes du pouvoir judiciaire » qui a remplacé le décret du 27 avril 2011. Ce dernier a été lui-même remplacé par un nouveau règlement, adopté par une délibération no 10 du 14 mars 2013 et intitulé « Règles concernant la nomination des dirigeants administratifs des organes du pouvoir judiciaire ».
C. Le contrôle juridictionnel de la légalité des actes administratifs
Les conditions de légalité des actes administratifs
En vertu des articles 145 et suivants du code de procédure administrative de 2006, les actes administratifs sont susceptibles d’un contrôle juridictionnel de leur légalité. Toute personne dont les droits sont affectés par un acte administratif peut introduire un recours en annulation de l’acte devant le tribunal administratif compétent. Les décisions du CSM peuvent faire l’objet d’un recours de la part des personnes ayant intérêt à agir devant la Cour administrative suprême (articles 36 et 194б de la loi sur le pouvoir judiciaire). Les moyens d’annulation des actes administratifs sont l’incompétence de l’auteur de l’acte, le vice de forme, la violation substantielle des règles de procédure, la violation de la loi matérielle et le non-respect du but de la loi (article 146 du code).
La motivation des actes administratifs
En vertu de l’article 59, alinéa 1 (4) du code de procédure administrative, les actes administratifs doivent être motivés. L’absence de motifs constitue un vice de forme justifiant l’annulation de l’acte. Dans un arrêt interprétatif du 18 avril 2006, la Cour administrative suprême a précisé que cette règle s’appliquait également aux décisions prises par vote, à bulletin secret ou non, du CSM (тълк. реш. № 1 от 18.04.2006 г. по тълк. д. № 1/2006, ВАС, ОС). La haute juridiction y a notamment observé que l’obligation de motiver des actes administratifs ne portait pas atteinte à l’objectif du vote à bulletin secret de préserver l’anonymat du vote et donc l’indépendance et l’impartialité des membres du CSM.
La jurisprudence admet que les motifs d’un acte administratif peuvent être exposés dans un document distinct, antérieur ou postérieur à l’acte lui-même, notamment dans les cas où la loi prévoit que la prise de décision s’effectue par le vote d’un organe collectif. Les motifs contenus dans la proposition par laquelle cet organe a été saisi et/ou les opinions exprimées au cours des délibérations constituent alors les motifs de l’acte (реш. № 1232 от 25.01.2013 г. по адм. д. № 11926/2012, ВАС, VII отд.). En ce qui concerne plus particulièrement les décisions du CSM adoptées par vote à bulletin secret, la loi sur le pouvoir judiciaire prévoit expressément en son article 34, alinéa 3, que la proposition par laquelle le CSM a été saisi, en cas d’adoption de la proposition, ou les opinions défavorables exprimées, en cas de rejet, sont réputées contenir les motifs de la décision. Ce principe est confirmé par la jurisprudence de la Cour administrative suprême concernant la désignation par le CSM des dirigeants administratifs des tribunaux (реш. № 2743 от 1.03.2010 г. по адм. д. № 13500/2009, ВАС, 5чл. с-в, реш. № 10012 от 19.07.2010 г. по адм. д. № 6325/2010, ВАС, 5чл. с-в, реш. № 12560 от 22.10.2014 г. по адм. д. № 5827/2014, ВАС, VI отд.). En ce qui concerne le contenu des motifs, la Cour administrative suprême a jugé que le fait que certains faits pertinents pour l’appréciation des qualités professionnelles n’avaient pas été évoqués au cours des délibérations ne rendait pas la décision prise dénuée de motivation ou rendue en violation des règles procédurales ; dans la mesure où les faits en question avaient été soumis à l’attention du CSM, il pouvait être présumé que le CSM en avait tenu compte et ce dernier n’était pas tenu d’exposer l’ensemble des circonstances que ses membres ont considéré pertinentes pour effectuer leur choix entre les différents candidats (реш. № 10831 от 30.07.2012 г. по адм. д. № 14043/2011, ВАС, VII отд.).
Les principes généraux de la procédure administrative
Les articles 4 à 14 du code de procédure administrative de 2006 énoncent les principes généraux de la procédure administrative. L’article 4, intitulé « [Principe de] légalité » (« Законност ») dispose que les actes administratifs sont édictés en vue des buts, dans les hypothèses et selon les procédures prévus par la loi.
L’article 6, intitulé « Proportionnalité » (« Съразмерност ») énonce que l’administration exerce ses compétences de manière raisonnable, de bonne foi et équitablement. L’article 6, alinéa 2, dispose que l’action administrative ne doit pas affecter les droits et intérêts légitimes des administrés au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le but fixé par la loi. Lorsqu’un acte administratif est susceptible d’affecter de tels droits et intérêts, l’autorité administrative doit choisir la solution la plus favorable pour les administrés, si le but visé par la loi peut être atteint de cette manière (article 6, alinéa 3). Par ailleurs, entre deux solutions conformes à la loi, l’autorité administrative doit choisir celle qui est la plus économique et la plus favorable pour l’État et la société (article 6, alinéa 4).
La jurisprudence de la Cour administrative suprême postérieure à l’adoption de ces textes considère que les principes qui y sont énoncés règlementent la manière dont l’administration doit exercer son pouvoir discrétionnaire et que leur respect est soumis au contrôle du juge administratif. En cas de non-respect de ces règles, l’acte administratif doit être considéré comme pris en violation du but de la loi au sens de l’article 146 du code (реш. № 4128 от 29.03.2010 г. по адм. д. № 1255/2010, ВАС, 5чл. с-в, реш. № 3748 от 30.03.2011 г. по адм. д. № 16.03.2011, ВАС, V отд.).
L’article 13 du code, intitulé « Cohérence et prévisibilité » (« Последователност и предвидимост »), dispose que les organes administratifs doivent rendre publiques les règles, les critères et la pratique internes qui les guident dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Dans sa jurisprudence récente, la Cour administrative suprême considère que lorsqu’une administration a adopté des règles internes en application de l’article 13 du code, leur respect constitue une condition de légalité des actes pris par cette administration soumise au contrôle du juge. Le défaut de respect de ces conditions peut donc mener à l’annulation de l’acte administratif pour violation de la loi matérielle ou non-respect du but de la loi (реш. № 2596 от 24.02.2014 г. по адм. д. № 4583/2013, ВАС, V отд., реш. № 4096 от 23.03.2011 г. по адм. д. № 7449/2010, ВАС, V отд.).
Le contrôle juridictionnel du pouvoir discrétionnaire de l’administration
L’article 169 du code de procédure administrative dispose que, concernant les actes pris par l’administration dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le contrôle juridictionnel consiste à vérifier si l’autorité administrative disposait bien d’un pouvoir discrétionnaire et si les conditions de légalité de l’acte ont été respectées. La Cour administrative suprême s’est appuyée sur cette disposition pour considérer que le juge ne pouvait contrôler l’opportunité d’une décision prise par l’administration dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (реш. № 14751 от 14.11.2011 г. по адм. д. № 9472/2011, ВАС, 5чл. с-в) ; dans certaines décisions, elle a cependant estimé que cette disposition impliquait que le juge contrôle la manière dont l’administration a exercé son pouvoir discrétionnaire (реш. № 616 от 12.01.2012 г. по адм. д. № 10442/2011, ВАС, VI отд., реш. № 4128 от 29.03.2010 г. по адм. д. № 1255/2010, ВАС, 5чл. с-в). Même avant l’adoption du code de procédure administrative en 2006, la Cour suprême avait considéré, dans une décision interprétative du 22 novembre 1976 (пост. № 4 от 22.09.1976 г. по гр. д. № 3/1976, Пленум на ВС), que les actes pris par l’administration dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire devaient être compatibles avec le but de la loi et dans les limites de la compétence conférée à l’organe administratif. Ces exigences étant des éléments de la légalité de l’acte administratif, leur respect devait faire l’objet du contrôle exercé par les tribunaux.
La jurisprudence récente de la Cour administrative suprême semble évoluer vers un contrôle plus étendu du pouvoir discrétionnaire de l’administration au moyen du contrôle juridictionnel du respect des principes généraux énoncés par le code de procédure administrative (voir les paragraphes 47 et 48 ci-dessus et la jurisprudence citée). Selon cette jurisprudence, le juge administratif est compétent pour vérifier si l’acte administratif n’interfère pas de manière disproportionnée avec les droits et intérêts légitimes des administrés ou si les règles internes adoptées en application de l’article 13 du code de procédure administrative ont été respectées.
En ce qui concerne plus particulièrement la nomination aux postes de dirigeants administratifs des tribunaux, la jurisprudence admet que dans l’exercice de cette compétence le CSM dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour apprécier quel est le candidat le plus apte à occuper un poste donné. Même après l’adoption du code de procédure administrative en 2006, la haute juridiction a considéré que le contrôle juridictionnel de la légalité de telles décisions portait sur le respect des conditions de légalité formelles et de la procédure et, concernant le respect de la loi matérielle, sur les critères objectifs visés par la loi, telle, par exemple, l’exigence relative à l’expérience professionnelle minimale. Ce contrôle ne pouvait porter, en l’absence de détournement de pouvoir, sur l’appréciation effectuée par les membres du CSM sur les qualités professionnelles et morales des candidats, appréciation à laquelle le tribunal ne pouvait substituer la sienne propre (реш. № 2743 от 1.03.2010 г. по адм. д. № 13500/2009, ВАС, 5чл. с-в, реш. № 10012 от 19.07.2010 г. по адм. д. № 6325/2010, ВАС, 5чл. с-в, реш. № 13625 от 13.11.2009 г. по адм. д. № 9378/2009, ВАС, 5чл. с-в, реш. № 10699 от 16.09.2009 г. по адм. д. № 9351/2009, ВАС, 5чл. с-в).
Depuis la modification de la loi sur le pouvoir judiciaire en date du 4 janvier 2011 et l’introduction à l’article 194б des critères sur la base desquels doit être effectué la sélection par le CSM (voir le paragraphe 40 cidessus), la jurisprudence considère que ces critères fixent les limites du pouvoir discrétionnaire du CSM et visent à garantir un processus décisionnel équitable ainsi que les droits des candidats au concours. Le CSM est ainsi tenu d’effectuer la sélection des candidats sur la base des critères en question (qualités professionnelles, compétence managériale, qualités morales) en s’appuyant sur les outils qui y sont énumérés (évaluation annuelle, projet de direction, évaluation de la commission d’éthique) et dont la liste n’est pas exhaustive. Le juge administratif, dans le cadre du contrôle de légalité, doit s’assurer que l’autorité administrative a examiné ces critères pour prendre sa décision, examen qui doit apparaître dans les motifs de l’acte rendu. Le contrôle du juge se limite toutefois au respect des conditions et des règles de procédure prévues par la loi et ne saurait porter sur l’appréciation des qualités des candidats, que chaque membre du CSM effectue librement et exprime par son vote (реш. № 10831 от 30.07.2012 г. по адм. д. № 14043/2011, ВАС, VII отд., реш. № 8013 от 12.06.2014 г. по адм. д. № 2691/2014, ВАС, VI отд., реш. № 12560 от 22.10.2014 г. по адм. д. № 5827/2014, ВАС, VI отд., реш. № 12908 от 29.10.2014 г. по адм. д. № 16728/2013, ВАС, VI отд.).
La procédure devant les juridictions administratives
Dans le cadre d’un recours en annulation, le tribunal administratif peut déclarer un acte administratif nul, prononcer son annulation totale ou partielle, le modifier ou bien rejeter le recours (article 172, alinéa 2, du code de procédure administrative). Lorsqu’il proclame la nullité ou annule un acte administratif, dans les cas où la matière n’est pas laissée à la discrétion de l’administration, le tribunal tranche l’affaire sur le fond. Dans les autres cas, il renvoie le dossier à l’administration afin que celle-ci se prononce de nouveau conformément aux directives du tribunal concernant l’application et l’interprétation de la loi (article 173 du code).
Les recours en annulation des décisions du CSM, notamment en matière de nomination aux postes de dirigeants, relèvent de la compétence de la Cour administrative suprême. Selon la règlementation applicable au moment des faits de l’espèce, le recours devait être introduit dans un délai de 14 jours suivant la notification de la décision et n’avait pas d’effet suspensif. La décision de la cour en formation de trois juges était susceptible d’un pourvoi en cassation devant une formation élargie de cinq juges (article 36 de la loi sur le pouvoir judiciaire). Cette dernière était compétente pour annuler l’arrêt rendu en première instance lorsque celui-ci était frappé de nullité, avait été rendu en contradiction à la loi, suite à des irrégularités procédurales substantielles ou était mal fondé (article 209 du code de procédure administrative). Dans ce cas, l’instance de cassation réglait l’affaire au fond, sauf lorsqu’elle avait constaté des violations substantielles des règles procédurales ou que la résolution de l’affaire exigeait le rassemblement de nouvelles preuves autres que des preuves écrites, dans quel cas elle devait renvoyer l’affaire à la juridiction de première instance afin que celle-ci statue de nouveau (article 222 du code).
À la suite de la réforme de la loi sur le pouvoir judiciaire entrée en vigueur le 4 janvier 2011, l’article 194б de la loi prévoit désormais que la formation de trois juges de la Cour administrative suprême statue en dernier ressort.
En vertu de l’article 144 du code de procédure administrative, les questions non traitées par ce texte sont régies par les dispositions pertinentes du code de procédure civile. L’article 250 du code de procédure civile dispose que la partie à une procédure peut demander un complément de jugement lorsque le tribunal a omis de se prononcer sur tous les chefs de demande.
D. La répartition des affaires au sein des juridictions
En vertu de l’article 9 de la loi sur le pouvoir judiciaire, la répartition des affaires au sein des différents organes du système judiciaire s’effectue de manière aléatoire par la voie d’un système électronique. Dans les juridictions, le principe de la répartition aléatoire s’applique au niveau des sections ou des chambres (колегиите или отделенията). L’article 157, alinéa 2, du code de procédure administrative dispose que le juge rapporteur est désigné en fonction de l’ordre d’arrivée des recours au sein de la juridiction, au moyen d’un système électronique ou d’un autre mode de répartition aléatoire.
Le règlement sur l’administration de la Cour administrative suprême (Правилник за администрацията на Върховния административен съд), adopté par le CSM le 8 août 2009, dispose en son article 74, alinéa 2, que le président de la Cour administrative suprême ou un président de section désigne le juge rapporteur de l’affaire en application du principe de répartition aléatoire. Le règlement ne fait pas mention de la manière dont sont déterminés les autres membres de la formation. Il apparaît que dans la pratique les formations de trois juges sont préétablies et que les deux autres juges suivent le rapporteur désigné de manière aléatoire.
La jurisprudence n’est pas unanime quant aux conséquences du nonrespect de la règle de répartition aléatoire des affaires. Dans une décision récente, la Cour suprême de cassation a jugé que le défaut de respect de la désignation aléatoire du juge rapporteur dans une affaire méconnaissait l’article 9 de la loi sur le pouvoir judiciaire et constituait une méconnaissance grave des règles procédurales, à savoir une formation judiciaire non conforme à la loi, et donc un motif d’annulation du jugement (реш. № 168 от 7.05.2013 г. по н. д. № 121/2013, ВКС, III н.о.). D’autres décisions de la Cour suprême de cassation considèrent au contraire que le non-respect des règles de la répartition aléatoire ne rend pas la formation judiciaire contraire à la loi et ne constitue donc pas une violation des règles procédurales justifiant dans chaque cas l’annulation du jugement, en l’absence d’éléments laissant apparaître un manque d’impartialité du juge (реш. № 178 от 13.05.2013 г. по н.д. № 496/2013, ВКС, II н.о., voir également, pour un exemple émanant d’une décision de tribunal de deuxième instance, реш. № 114 от 2.07.2014 г. по в.н.о.х.д. № 180/2014, ОС Пазарджик).
III. TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Les rapports de la Commission européenne au titre du mécanisme de coopération et de vérification
Le rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur les progrès réalisés par la Bulgarie au titre du mécanisme de coopération et de vérification (COM(2012) 411), publié le 18 juillet 2012, analyse les progrès réalisés par la Bulgarie en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption et la criminalité organisée pendant les cinq premières années suivant l’adhésion du pays à l’Union européenne (20072012). La commission y a notamment exprimé les constats suivants :
« La première année d’adhésion à l’Union a (...) été marquée par la création de nouveaux organes judiciaires. (...) un nouveau Conseil supérieur de la magistrature est entré en fonction et a été doté de responsabilités étendues pour gérer l’appareil judiciaire. Ces responsabilités incluent la gestion des ressources humaines de l’appareil judiciaire, notamment les nominations, les promotions, les évaluations et l’affectation du personnel. Le Conseil ayant aussi été chargé de tâches à caractère disciplinaire, il doit garantir la responsabilisation et l’intégrité du pouvoir judiciaire et veiller à ce que la pratique judiciaire réponde à des normes professionnelles élevées. Avec de telles attributions, le Conseil est devenu le principal acteur de la réforme judiciaire. (...)
Les évaluations, les promotions et les nominations dans l’appareil judiciaire ne sont toujours pas transparentes et ne s’appuient pas sur des critères objectifs et fondés sur le mérite. (...)
Ces sujets de préoccupation ont été confirmés par le fait que plusieurs nominations à des postes élevés de la magistrature par le parlement et le CSM ont manqué de transparence et d’objectivité et fait l’objet d’allégations d’ingérence politique. (...) L’impression générale est un non-respect de la séparation des pouvoirs de l’État, ce qui a des conséquences directes sur la confiance que la population entretient à l’égard de la justice. (...)
La Bulgarie n’a pas non plus été capable d’introduire correctement l’intégrité dans le système de promotion et d’évaluation de l’appareil judiciaire en dépit des modifications apportées à la loi relative au système judiciaire de 2010. (...) Plusieurs nominations à des postes de haut niveau au cours de cette période ont manqué de transparence et font toujours l’objet d’allégations d’ingérence politique et de défaut d’intégrité. L’incapacité des hautes instances judiciaires à définir et à mettre en œuvre une stratégie de lutte contre la corruption a aliéné des pans entiers de la justice et peut être considérée comme contribuant au faible degré de confiance de la population dans ce secteur. »
Le nouveau rapport de la Commission européenne, publié le 22 janvier 2014 (COM(2014) 36), examine les progrès réalisés par la Bulgarie au cours de la période de 18 mois suivant le rapport précédent. Les constats et recommandations pertinents de ce rapport sont libellés comme suit :
« Certaines mesures importantes ont été prises depuis le mois de juillet 2012. Les procédures de nomination à des postes élevés de la magistrature font désormais l’objet d’une publicité plus large et des efforts plus soutenus ont été consentis pour résoudre certains problèmes liés à la gestion de l’appareil judiciaire, tels que le déséquilibre des charges de travail. (...)
Le CSM a pris certaines mesures pour réformer sa gestion. En ce qui concerne la charge de travail et la réaffectation des ressources, une approche pratique semble donner certains résultats. Dans d’autres domaines tels que l’évaluation objective et les procédures de promotion ou la cohérence dans les procédures disciplinaires, les avancées concrètes sont peu nombreuses à ce jour. (...)
Ces cas montrent bien que si des procédures transparentes sont importantes pour assurer le bon fonctionnement des institutions publiques, les règles formelles ne s’avèrent pas toujours suffisantes. Pour renforcer la confiance dans ses institutions, la Bulgarie doit veiller à ce que les décisions relatives à des nominations, y compris à des postes élevés, soient basées sur une réelle compétition entre les candidats, dans le respect des critères clairs de mérite et d’intégrité mis en lumière dans les précédents rapports. (...)
Conclusion et recommandations
Les règles régissant les nominations devraient être appliquées clairement et de manière transparente. Pour restaurer la confiance de la population, il faudra pouvoir faire état de plusieurs cas où les nominations sont clairement basées sur les critères de professionnalisme et d’intégrité, particulièrement dans le cas de nominations aux postes les plus élevés. Dans ce domaine, la Bulgarie devrait: (...)
élaborer, au sein du CSM, une pratique cohérente en matière d’application de critères objectifs de mérite, d’intégrité et de transparence aux nominations, y compris aux postes élevés; (...) »
B. Les avis du Conseil consultatif de juges européens
Dans son Avis no 10(2007) à l’attention du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le Conseil de la Justice au service de la société, le Conseil Consultatif de Juges Européens (CCJE), organe consultatif du Conseil de l’Europe, rappelle l’importance des procédures de sélection, de nomination et de promotion des juges dans les termes suivant :
« Il faut aussi assurer une totale transparence quant aux conditions de sélection des candidats, afin que l’ensemble des juges et, au-delà, la société elle-même, puissent vérifier que cette sélection soit exclusivement fondée sur les mérites des candidats, appréciés au regard de leurs qualifications, compétence, intégrité, esprit d’indépendance, impartialité et efficacité. (...)
En outre, pour les postes les plus importants, en particulier ceux de chefs de juridictions, il importe que le Conseil de la Justice diffuse, par voie officielle, des profils généraux décrivant les spécificités du poste à pourvoir et les qualités attendues des candidats, pour permettre un choix transparent et responsable, qui sera effectué par l’autorité de nomination, ce choix devant intervenir exclusivement sur la considération des mérites du candidat et non sur des données plus subjectives, amicales, politiques, associatives ou syndicales. »
Le CCJE a adopté, lors de sa 11e réunion plénière (17-19 novembre 2010), une Magna Carta des juges (principes fondamentaux) synthétisant et codifiant les principales conclusions des Avis qu’il a déjà adoptés. Ce texte dispose notamment :
« 5. Les décisions sur la sélection, la nomination et la carrière doivent être fondées sur des critères objectifs et prises par l’instance chargée de garantir l’indépendance. (...)
Pour assurer l’indépendance des juges, chaque Etat doit créer un Conseil de la Justice ou un autre organe spécifique, lui-même indépendant des pouvoirs exécutif et législatif, doté des prérogatives les plus étendues pour toute question relative au statut des juges, ainsi qu’à l’organisation, au fonctionnement et à l’image des institutions judiciaires. Le Conseil doit être composé soit exclusivement de juges, soit au moins d’une majorité substantielle de juges élus par leurs pairs. Le Conseil de la Justice est tenu de rendre compte de ses activités et de ses décisions. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1958 et réside au Pirée. Il fut mis en détention provisoire le 4 février 2008, date de son arrestation, en vertu de six décisions différentes de la chambre du conseil du tribunal correctionnel d’Athènes. Le 6 février 2008, les autorités de la prison de Korydallos rédigèrent six rapports de mise en détention. Le 11 février 2008, deux mandats d’arrêt supplémentaires furent délivrés à son encontre par les juges d’instruction du tribunal correctionnel d’Athènes. Le 14 février 2008, deux nouveaux rapports furent rédigés par les autorités de la prison. Toutes ces décisions concernaient différents aspects d’une même affaire. En particulier, le requérant était accusé, conjointement avec V.T., d’avoir constitué un fonds d’investissement frauduleux et détourné plusieurs millions d’euros d’investisseurs en leur faisant croire à une meilleure rentabilité de leurs placements.
En février et mars 2008, sept des huit mises en détention furent remplacées par des mises en liberté sous condition. Le requérant fut maintenu en détention en vertu d’un seul mandat, celui délivré le 11 février 2008 par le juge d’instruction près le tribunal correctionnel d’Athènes (no 1157/2008).
Le 27 juin 2008, la chambre d’accusation de la cour d’appel d’Athènes renvoya le requérant en jugement, avec dix-sept autres accusés, et maintint en vigueur le mandat précité. Par une nouvelle décision no 1495/2008 du 12 août 2008, la chambre d’accusation prolongea la détention provisoire du requérant jusqu’au 4 février 2009.
Le 23 septembre 2008, le requérant déposa une demande d’élargissement ou de mise en liberté sous condition. Il sollicita sa comparution personnelle devant la chambre d’accusation de la cour d’appel d’Athènes afin d’étayer sa demande de remise en liberté.
Le 27 novembre 2008, après avoir entendu le procureur qui avait développé devant la chambre d’accusation de la cour d’appel sa proposition écrite, ladite juridiction rejeta sa demande. En premier lieu, la chambre d’accusation ne fit pas droit à la demande de comparution en personne du requérant au motif que cela n’était pas prévu par la législation pertinente.
En second lieu, s’agissant du fond de sa demande, la chambre d’accusation la rejeta à la majorité. Elle admit que l’article 288 § 2 du code de procédure pénale ne trouvait pas application en l’espèce. La chambre d’accusation rappela que le requérant avait été accusé conjointement avec V.T. d’avoir créé un fonds d’investissement frauduleux et d’avoir détourné des sommes très importantes. Elle nota que les chefs d’accusation contre le requérant résultèrent de l’examen parallèle par le bureau du procureur de plusieurs dossiers ouverts contre lui concernant la même affaire de fraude. Elle considéra que sa nouvelle mise en détention provisoire était relative à des activités frauduleuses au dépens de centaines de personnes qui n’étaient pas incluses dans le dossier au stade initial de la procédure pénale engagée contre le requérant. La chambre d’accusation prit en plus en compte la complexité de l’affaire impliquant des centaines de personnes. Elle considéra qu’il était tout à fait normal que de nouveaux éléments aient surgi à un stade ultérieur de la procédure. Enfin, elle constata que le requérant avait dans le passé fui son arrestation et qu’en cas d’élargissement il était probable qu’il commette de nouvelles infractions. Elle conclut qu’il existait des raisons pour ne pas mettre fin à sa détention provisoire ou la substituer par des mesures plus souples (décision no 2241/2008).
Le 26 novembre 2008, le requérant avait déposé une nouvelle demande de mise en liberté conditionnelle. Il réitéra ses allégations sur l’application de l’article 288 § 2 du code de procédure pénale et demanda aussi sa comparution personnelle devant la chambre d’accusation.
Le 3 février 2009, après avoir entendu le procureur qui avait développé devant la chambre d’accusation de la cour d’appel sa proposition écrite, ladite juridiction rejeta le recours. En ce qui concerne la demande de comparution personnelle du requérant, elle admit que, selon la législation interne, cette possibilité n’était pas prévue pour la procédure devant la chambre d’accusation relative à la demande d’élargissement de l’accusé. De plus, ladite juridiction déclara que l’absence de comparution personnelle de l’accusé était conforme aux articles 5 § 4 et 6 § 1 de la Convention. Elle releva qu’aucune question ne se posait quant à l’égalité des armes, puisque le procureur, en sa qualité d’autorité judiciaire, ne pouvait pas être considéré comme un adversaire de l’accusé. Quant au fond, la chambre d’accusation confirma ses considérations dans sa décision no 2241/2008 et conclut que l’article 288 § 2 ne trouvait pas application en l’espèce (décision no 119/2009).
Le 21 mai 2009, invoquant des problèmes de santé, le requérant soumit auprès de la cour d’assises d’Athènes une demande de remplacement de sa détention provisoire par des mesures plus souples. Le même jour, ladite juridiction fit droit à cette demande ; le requérant fut élargi sous caution d’un montant de 100 000 euros et sous la condition de se présenter à intervalles réguliers au commissariat de police près de son domicile.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
L’article 6 § 4 de la Constitution de 1975 dispose :
« La loi fixe la durée maximale de la détention provisoire, qui ne doit pas excéder un an pour les crimes et six mois pour les délits. Dans des cas tout à fait exceptionnels, ces durées maximales peuvent être prolongées de six et trois mois respectivement par décision de la chambre d’accusation compétente. »
Les articles pertinents du Code de procédure pénale se lisent comme suit :
Article 282 – Détention provisoire et mesures préventives
« 1. Pendant la durée de l’instruction et s’il existe des indices sérieux de culpabilité de l’accusé pour un crime ou un délit punissable d’une peine d’emprisonnement d’au moins trois mois, il est possible d’ordonner des mesures préventives, si cela est jugé absolument nécessaire pour atteindre les buts mentionnés à l’article 296.
Les mesures préventives consistent en le versement d’une garantie, l’obligation de l’accusé de se présenter périodiquement devant le juge d’instruction ou devant une autre autorité, l’interdiction de se rendre ou d’habiter à un endroit particulier ou à l’étranger, l’interdiction de côtoyer ou de rencontrer certaines personnes.
La détention provisoire peut être imposée à la place des mesures préventives (...) seulement lorsque l’accusé est poursuivi pour un crime et n’a pas de domicile connu dans le pays ou a pris des dispositions pour faciliter sa fuite (...) ou lorsqu’il a été jugé avec des motifs que s’il est libéré il est probable (...) qu’il commette de nouvelles infractions. La seule gravité de l’acte selon la loi ne suffit pas pour imposer la détention provisoire (...). »
Article 286 – Levée ou remplacement de la détention provisoire et des mesures préventives
« 1. Si, pendant l’instruction, il s’avère qu’il n’existe plus des raisons justifiant la détention provisoire ou les mesures préventives, le juge d’instruction peut, soit d’office soit sur proposition du procureur, lever ces mesures ou inviter la chambre d’accusation à les lever. Contre cette décision, l’accusé peut saisir la chambre d’accusation de la cour d’appel.
Celui qui est détenu provisoirement ou sur lequel ont été imposées des mesures préventives peut saisir le juge d’instruction afin de faire lever ces mesures ou de faire remplacer la détention provisoire par des mesures préventives. (...) L’intéressé peut saisir la chambre d’accusation d’un recours contre la décision du juge d’instruction dans un délai de cinq jours à compter de la notification de la décision. »
Article 287
Durée de la détention provisoire
« 1. Si la détention provisoire dure six mois en cas de crime, ou trois mois en cas de délit, la chambre d’accusation décide, par un arrêt définitif et motivé, si l’accusé doit être maintenu en détention ou libéré. Pour cela :
a) Si l’instruction se poursuit, le juge d’instruction doit notifier, dans les cinq jours avant l’échéance des délais susmentionnés et dans un rapport motivé, au procureur général près la cour d’appel les raisons pour lesquelles l’instruction n’a pas pris fin et transmettre le dossier au procureur près le tribunal de grande instance qui le communique dans un délai de dix jours à la chambre d’accusation. Cinq jours au moins avant la délibération de celle-ci, l’accusé en est informé par tout moyen (document, télégramme, telefax) et il peut exposer ses arguments par des observations qui sont transmises immédiatement à la chambre d’accusation par la direction de la prison. La chambre d’accusation peut convoquer, par les mêmes moyens, l’accusé à comparaître et développer oralement ses arguments, soit personnellement soit par l’intermédiaire de son avocat (...). La chambre d’accusation se prononce après avoir entendu le procureur. Si l’instruction est menée par un juge de la cour d’appel en vertu de l’article 29, la chambre d’accusation de la cour d’appel est compétente pour se prononcer.
b) Après la fin de l’instruction et dans les cinq jours précédant l’échéance du délai susmentionné, le procureur près le tribunal devant lequel l’affaire doit être jugée ou le procureur près la cour d’appel (...) doit transmettre à la chambre d’accusation compétente, selon le paragraphe suivant, le dossier avec une proposition motivée. Pour le restant, l’alinéa a) demeure applicable.
Dans tous les cas et jusqu’à l’adoption de la décision définitive, la durée maximale de la détention provisoire pour une même infraction ne peut dépasser un an. En cas de circonstances exceptionnelles, la détention provisoire peut être prolongée de six mois maximum par une décision spécialement motivée :
a) de la chambre d’accusation de la cour d’appel (...)
b) de la chambre d’accusation du tribunal de grande instance (...)
Si l’instruction est pendante devant le juge d’instruction et la détention provisoire se poursuit en vertu du premier paragraphe, le juge d’instruction doit, trente jours avant l’échéance du délai maximal de celle-ci, conformément à ce paragraphe, transmettre le dossier au procureur qui le communique dans un délai de quinze jours, et avec une proposition motivée, à la chambre d’accusation. Dans tous les autres cas, le procureur compétent doit, vingt-cinq jours au moins avant l’échéance du délai maximal de la détention provisoire, conformément à ce paragraphe ou avant la fin d’une prolongation déjà ordonnée, soumettre à la chambre d’accusation compétente une proposition de maintien ou de levée de la détention. Pour le surplus, les dispositions du paragraphe précédent relatives à l’audition de l’accusé ainsi qu’à celle du procureur s’appliquent. L’accusé et le procureur peuvent se pourvoir contre les décisions mentionnées dans ce paragraphe.
(...)
Tout doute ou objection quant à la prolongation ou la limite maximale de la détention provisoire est résolu par la chambre d’accusation mentionnée au paragraphe 2. Les dispositions du paragraphe 1 a) relatives à la comparution de l’accusé et du procureur s’appliquent aussi dans ce cas. »
Article 288
« (...)
Suite à la mise en détention provisoire de l’accusé et jusqu’au prononcé d’un jugement définitif, une nouvelle mise en détention provisoire n’est pas permise pour un acte qui, selon les éléments du dossier, aurait pu entraîner l’engagement des poursuites pénales (...) concomitamment avec les poursuites pénales ayant justifié sa mise en détention provisoire ou dans un délai raisonnable après celles-ci (...) »
Article 309
Procédure devant la chambre d’accusation du tribunal correctionnel
après la clôture de l’instruction
« 1. La chambre d’accusation peut: a) décider de ne pas maintenir l’accusation; b) arrêter définitivement la poursuite pénale; c) suspendre la poursuite pénale mais seulement pour les crimes d’homicide volontaire, de vol avec violence, d’exaction, de vol (...) et d’incendie volontaire; d) ordonner un complément d’instruction et e) renvoyer l’accusé en jugement devant le tribunal compétent.
La chambre saisie de la demande de l’une des parties doit ordonner la comparution de celles-ci afin qu’elles fournissent, en présence du procureur, toute précision. Elle peut de surcroît autoriser les conseils à présenter oralement des observations relatives à l’affaire. La chambre peut aussi ordonner d’office les actes susmentionnés. Elle ne peut rejeter une demande de comparution que pour des motifs précis qui doivent être expressément mentionnés dans son arrêt. Lorsqu’elle ordonne la comparution de l’une des parties, la chambre est tenue de convoquer et d’entendre aussi l’autre (...) »
À l’époque des faits, cette disposition s’appliquait par analogie devant la chambre d’accusation de la cour d’appel (article 316 § 2 du code de procédure pénale). Le droit de comparution personnelle des parties devant la chambre d’accusation, consacré par l’article 309 § 2 du code de procédure pénale, était limité seulement aux cas dans lesquels celle-ci se prononce quant au fond de l’accusation. Selon la jurisprudence, la demande d’un accusé de comparaître personnellement, lors de l’examen de sa requête tendant à la levée de la détention provisoire ou son replacement par la mise en liberté sous condition, était irrecevable.
Suite à sa modification par l’article 32 § 1 de la loi no 4055/2012, le paragraphe 2 de l’article 309 du Code de procédure pénale se lit ainsi :
« La chambre délibère sans la présence du procureur ou des parties. Dans des cas exceptionnels, et si cela est considéré nécessaire, elle peut ordonner la présence des parties, et dans ce cas le procureur est aussi convoqué. Si après la clôture de l’instruction et le dépôt de tous les documents au procureur, d’autres éléments de preuve ont été soumis par une partie auprès de la chambre, celle-ci doit, si elle estime qu’ils exercent une influence prépondérante à l’issue de l’affaire, convoquer toutes les autres parties ou leurs représentants pour s’informer et déposer leurs observations dans le délai fixé. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, MM. Mehmet Özel, Ali Kılıç, İsmail Erdoğan et Salim Çakır et Mmes Betül Akan, Menekşe Kılıç, Güher Erdoğan et Şehriban Yüce (Ergüden), sont nés respectivement en 1974, en 1955, en 1938, en 1954, en 1960, en 1956, en 1927 et en 1966.
A. Les circonstances du décès des proches des requérants
Les immeubles construits à Çınarcık
Au mois d’octobre 1994, le conseil municipal de Çınarcık se réunit et adopta une décision portant à une hauteur autorisée de six étages des permis de construire qui avaient été accordés à des promoteurs immobiliers pour l’édification d’immeubles sis à Kocadere, sur les lots 987, parcelle 1, et 1257, parcelle 1. Les pages 7 et 8 du procès-verbal de cette réunion, transcrivant les débats du conseil municipal, peuvent notamment se lire comme suit :
« H.D. : (...) lors de la réunion du conseil municipal du 17.10.1994, la zone réglementée a été portée à six étages à Kocadere, là où, sur le chantier appartenant à K.P., [les immeubles étaient déjà de] six étages. [Lors] du déplacement effectué sur les lieux, il a été constaté qu’il y avait deux autres immeubles de six étages à Kocadere. Je crois que la décision que nous avions prise alors est insuffisante. Je demande donc la modification de la zone réglementée pour les chantiers d’immeubles de six étages (...)
Le maire : (...) comme je l’ai dit lors de la réunion du 17.10.1994, notre ami nous propose de légaliser les constructions de six étages qui sont achevées, sans nous mêler des erreurs commises par le passé (...) Je l’ai déjà dit lors de la réunion de juin et je le répète, corrigeons les erreurs commises par le passé sans nous en mêler. Je reconnais que des erreurs ont été commises. Mais à compter de maintenant, plus personne ne pourra construire un étage de plus, nous ne le permettrons pas. Mais ce n’est pas nous qui avons commis cette erreur. Lorsque nous sommes arrivés [à la municipalité], la situation était déjà celle-ci.
N.P. : Monsieur le maire, trois personnes ont construit là-bas des immeubles de six étages. Avec quel culot. Et nous, nous donnons une prime à ces constructeurs (...) V.G. a construit là-bas des immeubles de six étages (...). À qui a-t-il demandé l’autorisation ? (...) je ne suis pas tenu de "nettoyer ses saletés". Nous l’avons décidé en juin, qu’il entoure [ses constructions] de béton. Qu’il les ensevelisse (...) Que la municipalité révise les plans de toute la région de Kocadere et autorise six étages (...).
Y.B. : la nouvelle municipalité est en fonction depuis sept mois. S’est-on rendu sur les lieux des immeubles de K.P. et V.G. pour dresser un procès-verbal de constat et une amende ? Qu’a-t-on fait jusqu’à présent ?
Le maire : leur procès est en cours. À ce jour, [leurs constructions] ne sont pas légales. Ils ont fait des immeubles de cinq-six étages, ce qui n’est pas légal (...) Ce n’est pas nous qui les avons autorisés. Il y a deux, trois immeubles. Il va falloir soit autoriser les six étages, soit les détruire (...) Si vous me le demandez, je dirais qu’il aurait fallu prévenir cette situation en son temps (...) Ne nous mêlons pas de cette saleté, prenons la décision d’autoriser les six étages et corrigeons cette erreur. Après cela, nous n’autoriserons plus de telles constructions (...)
Y.B. : Monsieur le maire, je n’ai pas eu de réponse à mes questions. Qu’a-t-on fait à propos de ces immeubles pendant les sept mois écoulés ?
Le maire : comme je l’ai dit, leur procès est en cours. Des personnes sont venues de l’Habitat pour faire des constats et des amendes ont été infligées par la municipalité. En outre, nous ne donnerons pas de permis [pour] ces immeubles avant (...) d’avoir infligé des amendes de deux cents ou trois cents millions de livres turques (...)
(...)
M.P. : Monsieur le maire, l’amende à laquelle vous faites référence est la deuxième étape du problème. Je vous rappelle que la première étape [liée à] votre responsabilité en tant que maire est la mise en œuvre de l’article 32 de la loi no 3194 sur l’urbanisme. En application de cette disposition législative, hormis [le cas] des constructions ne nécessitant pas de permis, lorsqu’il est établi par l’administration qu’une construction a été commencée sans permis ou est construite en contradiction avec le permis et ses annexes, la municipalité ou la préfecture procède immédiatement à un constat de l’état du chantier, et le chantier est immédiatement arrêté. Vous êtes en fonction depuis six mois, avez-vous ou non rempli cette obligation ?
Le maire : (...) je vous le répète, je n’ai pas autorisé ces constructions. (...) À mon entrée en fonction, elles étaient achevées et leurs toits posés.
(...) »
Les 8 et 12 juin 1995, un habitant de Çınarcık saisit la direction générale de la recherche et de l’application du ministère de l’Habitat et des Travaux publics, se plaignant du caractère selon lui illégal des constructions réalisées dans la municipalité de Çınarcık par la société V.G.
Le 13 octobre 1995, le conseil municipal de Çınarcık se réunit. À cette occasion, le chef des services techniques de la mairie informa les membres du conseil des conditions dans lesquelles le plan d’urbanisme de la municipalité pouvait être modifié. À ce sujet, le procès-verbal retranscrivant les délibérations du conseil municipal se lit comme suit :
« Le chef des services techniques de la mairie : Monsieur le maire, je souhaite vous rappeler les dispositions du règlement du plan d’urbanisme relatives à l’ajout d’étages aux constructions pour lesquelles un permis a été obtenu. Selon le règlement, deux conditions doivent être respectées pour un tel ajout : la première concerne la largeur de la rue, la deuxième porte sur l’infrastructure technique et sociale. Or, j’informe le conseil que ces deux conditions ne sont pas remplies dans les demandes reçues concernant l’ajout d’étages.
(...)
Le non-respect des conditions requises par le règlement devrait entraîner une sanction pénale (...) C’est à vous de décider (...) »
Au terme de ses délibérations, le conseil municipal fit droit à plusieurs demandes de modification du plan d’urbanisme de la municipalité.
Le 4 octobre 1996, le ministère de l’Habitat et des Travaux publics (« le ministère de l’Habitat ») invita la préfecture de Yalova à enjoindre à la municipalité en cause de prendre les mesures légales nécessaires à l’encontre des constructions érigées en violation de la réglementation sur l’urbanisme, à suivre les mesures prises par ladite municipalité et à en tenir informé l’habitant de Çınarcık qui avait saisi la direction susmentionnée.
Le 7 octobre 1996, le conseil municipal accepta que le nombre d’étages autorisé pour des immeubles déjà construits fût porté de cinq à six.
Le 30 mai 1997, le ministère de l’Habitat demanda au préfet de Yalova de prendre d’urgence les mesures énoncées aux articles 32 et 42 de la loi sur l’urbanisme (voir le droit interne pertinent, paragraphe 134 ciaprès) à l’encontre des constructions en cause et de leurs promoteurs.
Le 18 août 1997, la préfecture de Yalova informa le ministère de l’Habitat que, malgré la transmission des injonctions de ce dernier à la municipalité en cause, celle-ci s’était abstenue d’adopter la moindre mesure.
Par un courrier du 15 septembre 1997, le ministère de l’Habitat invita la préfecture de Yalova à donner un dernier avertissement à la municipalité pour que celle-ci se conformât à ses injonctions et qu’à défaut des mesures fussent prises contre ceux qui manqueraient à leurs obligations en application de la loi sur l’urbanisme.
Le 15 octobre 1998, le ministère de l’Habitat rappela notamment à la préfecture de Yalova que l’article 32 de la loi sur l’urbanisme ne permettait pas de modifier les plans d’urbanisme pour légaliser les constructions qui n’étaient pas conformes à leurs permis de construire, mais imposait au contraire de corriger les manquements à celui-ci.
Le séisme du 17 août 1999 et la destruction des immeubles situés à Çınarcık
Dans la nuit du 17 août 1999, la région d’Izmit, au bord de la mer de Marmara, fut touchée par un séisme d’une magnitude de 7,4 sur l’échelle de Richter. Ce tremblement de terre fut l’un des plus meurtriers de ces dernières années en Turquie. D’après les chiffres officiels, 17 480 personnes y trouvèrent la mort et 43 953 furent blessées.
Dix-sept immeubles furent détruits dans la ville de Çınarcık, dont dix dans les cités dites Çamlık sitesi et Kocadere sitesi. Dans ces cités, 195 personnes auraient trouvé la mort et des centaines d’autres auraient été blessées en raison de l’effondrement de leurs immeubles d’habitation.
Seher Özel, la mère de Mme Akan et de M. Özel, Mehmet et Şadiye Yüce, les parents de Mme Yüce (Ergüden), Hasan Kılıç, le fils de M. et Mme Kılıç, Kazim Erdoğan, le fils de M. et Mme Erdoğan, ainsi que Can Çakır, le fils de M. Çakır, furent ensevelis sous les décombres des immeubles d’habitation sis à Çınarcık dans lesquels ils se trouvaient au moment du séisme. M. Çakır aurait lui-même été bloqué pendant une dizaine d’heures sous les décombres. Mme Yüce (Ergüden) fut blessée et aurait elle-même sortie sa fille des décombres. La fille de Mme Akan serait restée plusieurs heures sous les décombres.
Selon un rapport médical en date du 18 août 1999, établi par un médecin de l’hôpital de Bursa, M. Çakır avait été placé en observation : il présentait des brûlures sur diverses parties du corps, un traumatisme corporel général ainsi que des difficultés respiratoires.
Le 24 août 1999, le procureur de la République de Yalova se rendit à Çınarcık avec des experts techniques et des policiers de la direction de la sûreté. Ce même jour, des procès-verbaux de constats des lieux concernant la cité Çamlık furent établis, à propos des lots 1648/15-1, parcelle 7, blocs C, D et E, 1649/15-1, parcelle 3, et 1927/15-1, parcelle 1, bloc E. Il ressort notamment de ces procès-verbaux que les experts ont procédé à des prélèvements sur les constructions détruites ou touchées par le séisme et qu’ils ont constaté, entre autres, que des coquilles de moules étaient présentes dans le béton, que le matériel utilisé lors de la construction était à base de sable de mer et que, par conséquent, le ciment avait perdu sa capacité de liant.
Le 25 août 1999, le procureur de la République de Yalova et des experts techniques se rendirent à la cité Kocadere. Ce même jour, ils établirent des procès-verbaux relatifs aux lots 1258/3-2, parcelle 1, 1256/32 parcelle 5, bloc D, et 1257/3-2, parcelle 1. Il ressort notamment de ces procès-verbaux que les experts ont procédé à des prélèvements sur les constructions détruites ou touchées par le séisme et qu’ils ont, entre autres, constaté ce qui suit : des coquilles de moules étaient présentes dans le béton ; la granulométrie du béton était très mauvaise ; le béton n’avait pas été curé ; les étriers des édifices n’avaient pas été suffisamment resserrés au niveau des colonnes ; et, en raison de la corrosion des étriers, le fer n’avait pas adhéré au béton.
Par ailleurs, le 13 septembre 1999, Mme Akan avait demandé au tribunal de grande instance de Yalova de déterminer, dans le cadre d’un établissement des preuves, les causes de l’effondrement de l’immeuble D2 sis sur le lot 1649-15/1, parcelle 3, dans la cité Çamlık, sous les décombres duquel sa mère était décédée, et l’établissement des responsabilités à cet égard. Une expertise fut diligentée le jour même pour ce faire.
Le 13 octobre 1999, le rapport de l’expertise demandée établit ce qui suit :
« (...)
d) Manquements constatés après examen de l’immeuble effondré, des décombres et du projet.
La hauteur de l’immeuble a été augmentée de 2,80 m du fait de l’élévation du sous-sol au-dessus du niveau du sol et de sa transformation en rez-de-chaussée.
Les fondations de l’immeuble ont été rehaussées au niveau du sol meuble (terre végétale) dont la stabilité au regard des pressions exercées [ground safety stress] est faible, sans qu’aucune révision des calculs de stabilité (...) n’ait été faite.
L’immeuble a été alourdi par l’ajout d’un étage par rapport au nombre d’étages prévu dans le projet (...)
Ni le sous-sol prévu sur le plan, dont l’existence augmentait grandement la résistance aux séismes, ni les parois de soutènement en béton armé, qui devaient, selon les plans, entourer le sous-sol, n’ont été réalisés.
Les coquilles de moules retrouvées dans les morceaux de béton [prélevés dans les] décombres ont permis de conclure que du sable et des graviers de mer avaient été utilisés sans avoir été tamisés et triés, ce qui a largement contribué à diminuer la résistance du béton.
Il a été constaté que les armatures de fer à l’intérieur du béton avaient été sujettes à la corrosion. Il en a été déduit que du sable et des graviers de mer avaient été utilisés sans avoir été lavés et que le sel de mer avait corrodé le fer.
Les poutres brisées qui se trouvaient dans les décombres ont permis d’établir que la distance de 20 cm entre les étriers n’avait pas été respectée, les entrevous mesurant à certains endroits 30 cm (...)
(...) les tests de pression pratiqués sur les échantillons [de matériaux] ont permis de constater que la résistance à la pression était deux fois moins importante que ce qu’elle aurait dû être.
En conclusion : (...) l’immeuble a été construit en l’absence de tout contrôle technique ; un étage supplémentaire par rapport au nombre d’étages prévu dans le projet a été ajouté à la demande du propriétaire pour augmenter le nombre de logements et de boutiques. Par ailleurs, le fait que la municipalité n’a pas fait arrêter les travaux de construction donne à réfléchir. Il faut donc rechercher si un permis a été délivré pour les fondations superficielles de l’immeuble, lequel, dès le premier niveau, n’était donc pas conforme au projet. Si tel est le cas, il faut identifier les personnes qui, travaillant pour la municipalité, ont avalisé ce permis et rechercher s’il y a eu octroi ou non d’un permis d’habitation par la municipalité de Çınarcık. Dans l’affirmative, il faut déterminer l’identité des signataires de ce permis d’habitation. Il est possible que d’autres immeubles aient été construits sans le contrôle de la municipalité de Çınarcık. Les photographies prises montrent sur la même zone des immeubles à sept étages au-dessus du sol et d’autres à deux étages. Il faut donc rechercher quelles sont les raisons de cette disparité architecturale et quelle réglementation a été appliquée. »
B. La procédure pénale diligentée contre les promoteurs immobiliers
Le 6 septembre 1999, le procureur de la République de Yalova recueillit la déposition de V.G., promoteur immobilier de bâtiments qui s’étaient effondrés à Çınarcık. Ce dernier indiqua mener des activités professionnelles dans le domaine immobilier depuis neuf ans, et il ajouta avoir construit de très nombreux immeubles avec sa société en nom collectif V.G. et avec la société G. Arsa. Il déclara accepter de porter la responsabilité pour des carences relatives aux immeubles qu’il avait luimême construits, mais non pour des manquements concernant d’autres immeubles dans lesquels des personnes seraient décédées lors du séisme et dont il se serait contenté d’assurer la vente. Il argua ainsi que les immeubles situés sur les lots 1927/15-1, parcelle 1, bloc D, 1649/15-1, bloc C, et 1649/15-1, parcelle 3, bloc D, avaient été construits par İ.K. et Z.C. Il affirma ne pas être en mesure de dire qui avait construit les immeubles de la cité Çamlık qui s’étaient effondrés. Il déclara en outre n’être ni ingénieur en construction ni architecte et s’entourer de ce fait de personnes compétentes en la matière, qui, selon lui, devaient être considérées comme responsables.
Le jour même, V.G. fut placé en détention provisoire.
Le 14 septembre 1999, le procureur de la République de Yalova mit en accusation cinq personnes : les associés de la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi, à savoir V.G., C.G. et Z.C., ainsi que les responsables scientifiques de cette société, à savoir D.B. et İ.K. Il était reproché aux inculpés d’avoir causé, par négligence et imprudence, la mort de 166 personnes, ensevelies sous les décombres de trois immeubles qu’ils avaient construits sans respecter les normes en vigueur en la matière. Il ressort de l’acte d’accusation que plusieurs blocs – les blocs E sur le lot 1927, C et D sur le lot 1649 et A, C, D et E sur le lot 1648 – avaient été construits à Çınarcık, sur la place Çamlık, et que trois immeubles, qui s’étaient totalement effondrés, avaient été érigés dans la cité Kocadere, sur la place Hanburnu, sur les lots 1256 et 1258. Il ressort également de l’acte d’accusation que les experts ayant procédé à des prélèvements sur les immeubles qui s’étaient effondrés avaient notamment constaté ce qui suit : dans les immeubles en question, les étriers n’avaient pas été resserrés à la jonction entre les poutres et les colonnes ; des coquilles de moules avaient été retrouvées dans le béton ; ce dernier avait par conséquent présenté une faible résistance compte tenu de l’utilisation de sable et de graviers de mer ; les distances entre les colonnes et les étriers des poutres pouvaient atteindre 40 cm ; et il y avait des proportions insuffisantes de fer dans certaines colonnes.
La procédure pénale fut initiée devant le tribunal correctionnel de Yalova.
Au cours du mois de septembre 1999, le tribunal correctionnel de Yalova prononça, par contumace, le placement en détention provisoire de İ.K., D.B. et C.G.
Le 30 septembre 1999, Z.C. fut placé en détention provisoire.
Le 6 octobre 1999, le procureur de la République de Yalova écrivit à la direction générale des affaires pénales du ministère de la Justice pour l’informer des éléments suivants : de nombreux articles étaient publiés dans la presse locale et nationale à propos de V.G. ; eu égard au très grand nombre de personnes décédées, il y aurait une présence importante au procès tant de membres de la presse que de proches des victimes ; les audiences risquaient de se dérouler dans une ambiance tendue ; la prison de Yalova avait été fermée à la suite du tremblement de terre et les détenus se trouvaient par conséquent à la prison de Bursa ; la salle d’audience serait trop petite eu égard au nombre de participants à la procédure ; des risques d’enlèvement ou d’assassinat des accusés étaient plausibles ; et les mesures de prévention susceptibles d’être prises par les forces de l’ordre seraient insuffisantes, de sorte qu’il apparaissait préférable de transférer l’affaire vers un autre tribunal.
Le 14 octobre 1999, la direction générale des affaires pénales du ministère de la Justice saisit le procureur général près la Cour de cassation d’une demande visant au transfert de l’affaire du tribunal correctionnel de Yalova vers un autre tribunal correctionnel, en application de l’article 14 in fine du code de procédure pénale, aux fins d’assurer la sûreté publique lors du procès.
Le 15 octobre 1999, avant le début du procès devant le tribunal correctionnel de Yalova, la Cour de cassation, saisie de la question, décida de transférer l’affaire au tribunal correctionnel de Konya pour des raisons de sécurité de la procédure et des accusés.
Sur ce, le 19 octobre 1999, le tribunal correctionnel de Yalova transféra le dossier de l’affaire au tribunal correctionnel de Konya.
Le 20 octobre 1999, M. Çakır déposa une demande d’admission à la procédure en tant que partie intervenante. Le même jour, Mme Akan et M. Özel demandèrent également à être admis à la procédure comme parties intervenantes et déclarèrent réserver leurs droits civils.
Le 29 octobre 1999, M. et Mme Erdoğan, M. et Mme Kılıç déposèrent des demandes similaires, et M. Çakır réitéra sa demande.
Le 20 novembre 1999, M. Çakır transmit un mémoire par lequel il demandait la condamnation pénale de V.G. et de ses associés et précisait vouloir réserver ses droits civils s’agissant des préjudices matériel et moral qu’il estimait avoir subis.
Le 29 novembre 1999, après le transfert de l’affaire au tribunal correctionnel de Konya, M. Çakır déposa à nouveau une demande de constitution de partie intervenante et déclara réserver ses droits civils. Mme Yüce (Ergüden) demanda également à être admise à la procédure pénale en tant que partie intervenante. De même, l’avocate de Mme Akan et de M. Özel présenta une demande d’intervention dans la procédure pour chacun de ses clients.
Le 29 décembre 1999, M. et Mme Erdoğan déposèrent une demande d’intervention dans la procédure sous réserve de leurs droits civils. Ils soutinrent à cet égard avoir subi une grande souffrance morale et un préjudice matériel du fait de la perte de leur fils. M. et Mme Kılıç déposèrent également une demande d’intervention. M. Çakır fut entendu en qualité de victime et déposa ses éléments de preuve à charge contre les accusés. L’avocat de M. Çakır demanda qu’il fût fait droit à la demande d’intervention dans la procédure de son client. Au terme de l’audience tenue le même jour, le tribunal correctionnel de Konya fit droit à cette demande d’intervention.
Le 28 janvier 2000, le tribunal correctionnel de Konya, ayant notamment examiné la demande de constitution de parties intervenantes de M. et Mme Erdoğan, releva que le nom de leur fils ne figurait pas dans la liste des victimes décédées énumérées dans l’acte d’accusation. Il demanda en conséquence le recueil du témoignage de ces requérants ainsi que de nouvelles informations sur les personnes décédées. Dans un mémoire du même jour, M. et Mme Erdoğan demandèrent l’adoption d’un acte d’accusation à l’endroit des fonctionnaires dont la responsabilité dans les faits litigieux était en cause.
Lors de l’audience du 21 février 2000, le tribunal correctionnel de Konya entendit les victimes, les accusés et leurs avocats. M. Çakır fut entendu en qualité de partie intervenante, et il déposa une requête par laquelle il demandait la condamnation des accusés mais aussi l’engagement de poursuites contre les responsables de la municipalité mis en cause.
D’après le procès-verbal de l’audience tenue le 20 mars 2000, Mmes Akan et Yüce (Ergüden) et M. Çakır avaient été entendus en qualité de parties intervenantes : Mme Akan avait réclamé la condamnation des accusés et demandé en outre la mise en accusation des fonctionnaires responsables dans le cadre de ce procès ; et l’avocate de M. Çakır avait également demandé la condamnation desdits fonctionnaires. Au terme de l’audience, le procureur de la République fut saisi d’une demande d’information aux fins de savoir quelles étaient les mesures adoptées par le parquet à l’endroit des responsables départementaux, ainsi que des responsables de la municipalité de Çınarcık et du ministère de l’Habitat. En outre, V.G. et Z.C. bénéficièrent d’une libération provisoire.
Le 21 avril 2000, M. Çakır demanda à nouveau l’engagement de poursuites contre le maire de Çınarcık et le directeur des services techniques et de l’architecture de la municipalité. M. et Mme Kılıç furent admis à la procédure comme parties intervenantes.
Le 30 juin 2000, M. Erdoğan fut admis à la procédure comme partie intervenante. M. Çakır fut entendu en qualité de partie intervenante, et il demanda l’adoption d’un acte d’accusation complémentaire aux fins de mise en cause, dans la procédure, des fonctionnaires municipaux ayant autorisé la construction des immeubles qui s’étaient effondrés. L’avocat de Mme Akan réitéra une demande formulée auparavant de prise de mesures conservatoires sur l’ensemble du patrimoine de V.G.
Le 22 septembre 2000, en cours de procédure, le procureur de la République de Yalova inculpa à nouveau les cinq accusés pour avoir causé la mort de plusieurs autres personnes, par suite d’imprudence et de négligence.
Le 12 octobre 2000, trois experts rattachés à l’université technique d’Istanbul établirent un rapport d’expertise portant examen de dix immeubles qui s’étaient effondrés – sept dans la cité Çamlık et trois dans la cité Kocadere.
Les conclusions de cette expertise peuvent se lire comme suit :
« Tectonique et sismicité de la région située entre Çınarcık et Yalova
(...) Cette région est l’une des plus dangereuses en termes de sismicité. De ce fait, cette région a été inscrite comme zone à risque majeur sur la carte des régions sismiques de Turquie.
Incidences du tremblement de terre d’Izmit du 17 août 1999 sur la région située entre Çınarcık et Yalova
Le tremblement de terre du 17 août 1999, d’une magnitude de 7,4 et dont l’épicentre était à Izmit, a créé une faille en superficie de 120 km de long entre Gölcük et Akyazı (...) Le segment de faille s’est rompu à une distance de 50 km de Çınarcık (...) La cause principale de ces destructions est la nature du sol et la qualité de la construction des immeubles.
Conclusions
La zone littorale située entre Çınarcık et Yalova est une région dangereuse au plus haut point en termes de sismicité (...) La cité Çamlık qui s’est effondrée avait été érigée sur un éboulement actif et un sol particulièrement meuble. Dans une région au risque sismique aussi élevé, il ne peut y avoir de raisons ables à l’octroi de permis de construire pour des immeubles de six, voire sept étages, sur des sols aussi meubles. Par ailleurs, l’absence de dommages sur des immeubles de six étages situés à 300 m de la cité Çamlık et construits sur un sol présentant des caractéristiques similaires et le fait que des personnes continuent à y vivre étayent l’hypothèse selon laquelle les immeubles de la cité Çamlık présentaient des défauts de construction.
(...)
Appréciation des projets et examen des permis
(...)
L’examen des projets a permis d’établir l’absence de documents attestant que des études de sols avaient été effectuées sur les terrains des constructions en question (...)
Rapports d’expertise versés au dossier
Les expertises effectuées sur demande du procureur de la République de Yalova (...) ont permis de constater les défauts communs suivants :
– La résistance du béton était insuffisante. La composition granulométrique des agrégats composant le béton était insuffisante et le béton contenait des coquilles de moules. Il a été établi que le dosage du ciment était insuffisant et que le sable n’avait pas été suffisamment nettoyé.
– Il n’y a pas eu de renforcement des étriers des éléments porteurs et les espaces de protection anticorrosive [paspayı] étaient insuffisants (...) En raison d’un début de corrosion sur certaines armatures métalliques, l’adhérence avec le béton avait diminué.
– (...)
– Il a été établi que le sol était meuble.
Établissement de la responsabilité des accusés et conclusions
Le propriétaire et promoteur de tous les immeubles litigieux [qui se sont] effondrés lors du tremblement de terre du 17 août est la société en nom collectif "V.G. Arsa ofisi". Les associés fondateurs en sont İ.K., Z.C., C.G. (...) L’étude des témoignages et documents contenus dans le dossier permet d’établir que le véritable organisateur [du projet] est en fait V.G. (...) C’est pourquoi la responsabilité de V.G. est évaluée à 2/8.
La responsabilité des autorités publiques qui ont permis l’urbanisation des quartiers de Çamlık et de Hanburnu et qui y ont autorisé des constructions de plusieurs étages sans faire procéder aux études géologiques requises, qui n’ont pas suffisamment contrôlé les projets dans la région, qui n’ont pas demandé d’études des sols (...), qui n’ont pas empêché la fabrication du béton avec des procédés déficients [et] qui n’ont pas surveillé le travail des responsables des applications techniques est évaluée à 2/8.
La responsabilité de C.G. est de 1,5/16 et celle de Z.C. est de 1,5/16 (...)
La responsabilité de İ.K. est de 3/16 parce qu’il était un associé de la société en nom collectif V.G., mais aussi parce qu’il était responsable de la conception architecturale et structurelle de sept immeubles et responsable des applications techniques (...)
La responsabilité de D.B. est de 1/8 parce qu’elle était responsable de la conception architecturale et structurelle de trois constructions et responsable des applications techniques.
(...) »
Le 23 octobre 2000, le tribunal correctionnel de Yalova, saisi à la suite de la délivrance de l’acte d’accusation du 22 septembre 2000 (paragraphe 44 ci-dessus), constata qu’une action similaire à l’encontre des accusés était pendante et demanda en conséquence la jonction des procédures.
Le 22 décembre 2000, le tribunal correctionnel de Konya s’estima incompétent pour connaître des faits reprochés eu égard à la nature de l’infraction en cause ; l’affaire fut alors renvoyée devant la cour d’assises de Konya.
Du 16 avril 2001 au 21 octobre 2004, la cour d’assises de Konya tint vingt-trois audiences.
Au cours de l’audience du 16 avril 2001, le procureur de la République déclara que le transfert de l’affaire à Konya était contraire aux règles de procédure et qu’il avait méconnu les droits des parties intervenantes. Selon lui, les raisons de sécurité invoquées pour justifier ce transfert n’existaient plus et la procédure aurait donc dû se poursuivre à Yalova, lieu de commission de l’infraction. Les requérants demandèrent également l’annulation de la mesure de transfert en question, estimant que les motifs de sécurité invoqués n’avaient plus lieu d’être. Le jour même, la cour d’assises de Konya rejeta cette demande, rappelant qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour de cassation l’affaire devait demeurer devant l’instance à laquelle elle avait été transférée, même si les motifs ayant justifié le transfert n’existaient plus. Les avocats de M. Özel, de Mme Akan, de M. et Mme Kılıç, ainsi que de M. et Mme Erdoğan présentèrent leurs arguments lors de cette audience.
Le 26 avril 2001, le tribunal correctionnel d’Istanbul ordonna la détention provisoire de C.G.
Le 3 mai 2001, la cour d’assises de Konya écrivit au procureur de la République de Konya pour demander l’établissement d’un rapport d’expertise additionnel à celui du 12 octobre 2000 sur les ruines des immeubles détruits, pour déterminer si leur construction avait été conforme aux projets initiaux et si les matériaux utilisés avaient été conformes aux standards.
Le 8 juin 2001, Mme Akan fut entendue. Elle déclara avoir perdu sa mère lors du séisme et avoir elle-même sorti son enfant des décombres. Elle affirma aussi que les accusés n’étaient pas les seuls coupables des faits litigieux, mais que les fonctionnaires de la municipalité et ceux de la chambre des architectes responsables du contrôle des constructions en cause étaient également coupables. Son avocat déclara avoir entendu, par ouï-dire, qu’un élargissement de l’instruction avait été décidé aux fins d’établir la responsabilité des fonctionnaires municipaux, et il demanda des informations aux fins de savoir si une décision portant injonction de poursuivre le maire de Çınarcık et les fonctionnaires en question avait été adoptée. Au cours de cette audience, M. Çakır fut également entendu comme partie intervenante, ainsi qu’une autre personne, laquelle déclara que le Conseil d’État avait adopté une décision le 4 octobre 2000 et que le maire de Çınarcık ne pouvait faire l’objet de poursuites d’après cette décision (paragraphe 89 ci-après).
Le même jour, V.G. fut à nouveau placé en détention provisoire.
Les 11 juin et 6 juillet 2001, la cour d’assises de Konya écrivit à la préfecture de Yalova ; elle lui demanda notamment si une quelconque procédure avait été engagée contre le maire de Çınarcık et les autres fonctionnaires dont la responsabilité pouvait être engagée en raison des conséquences du tremblement de terre.
Le 1er août 2001, la libération provisoire de V.G. et de C.G. fut prononcée. Dans un mémoire daté du même jour, Mme Akan et M. Özel demandèrent l’adoption d’un acte d’accusation contre les fonctionnaires dont la responsabilité était en cause dans la survenance des faits litigieux. M. Çakır soumit également un mémoire par lequel il demandait la condamnation des accusés ainsi que la poursuite, dans le cadre de la procédure pénale en cours, du maire et du directeur des affaires techniques et architecturales de la municipalité de Çınarcık.
Lors de l’audience du 1er octobre 2001, M. Çakır lut des procèsverbaux de délibérations du conseil municipal de Çınarcık qui, selon lui, établissaient que les immeubles de la zone litigieuse avaient été construits sans autorisation préalable. Il argua à nouveau que la municipalité et les fonctionnaires étaient responsables de ce qui s’était passé.
Le 11 avril 2002, la cour d’assises releva que l’autorisation d’enquête pénale précédemment délivrée par le ministère de l’Intérieur à l’encontre du maire de Çınarcık et d’autres fonctionnaires (paragraphe 87 ci-après) avait été annulée par le Conseil d’État (paragraphe 89 ci-après) et qu’un avis de non-lieu à agir avait été adopté par l’inspection de l’administration.
Dans un mémoire du 16 juillet 2002, M. Çakır demanda que des poursuites fussent engagées contre le maire de Çınarcık et le directeur scientifique et architectural et que ces derniers fussent jugés dans le cadre de la procédure pénale en cours parce qu’ils auraient fermé les yeux sur les constructions litigieuses.
Le 24 juillet 2002, la direction générale des administrations locales du ministère de l’Intérieur, écrivit un document destiné à la cour d’assises dans lequel elle mentionna : – que la décision d’autorisation d’une enquête pénale du ministère de l’Intérieur du 4 mai 2000 avait été levée le 4 octobre 2000 par le Conseil d’État de sorte qu’aucune action n’avait été diligentée contre les fonctionnaires mis en cause (paragraphe 89 ci-après) ; – qu’un rapport d’examen effectué sur autorisation du ministère de l’Intérieur en date du 10 septembre 2001 avait également conclu qu’il n’y avait pas lieu de mener d’action à l’encontre des fonctionnaires mis en cause (paragraphe 91 ci-après) ; – qu’un autre rapport d’examen effectué sur autorisation du ministère de l’Intérieur le 25 janvier 2002 avait conclu qu’il n’y avait pas lieu de mener une action contre les fonctionnaires mis en cause (paragraphe 93 ci-dessous).
Lors de l’audience du 17 octobre 2002, la cour d’assises constata que le document de la direction générale des administrations locales du ministère de l’Intérieur avait été lu et versé au dossier.
Dans une requête du 11 novembre 2003, M. Çakır réclama une somme au titre des frais de procédure découlant du transfert de l’affaire à Konya et réserva ses droits quant à ces frais.
Le 18 novembre 2003, il réitéra sa demande d’adoption d’un acte d’accusation contre les fonctionnaires dont la responsabilité était en cause.
Le 1er mars 2004, Mme Akan et M. Özel déposèrent un mémoire sur le fond dans lequel ils invoquaient l’article 6 de la Convention pour se plaindre d’un défaut d’équité de la procédure, ainsi que d’une atteinte au principe du juge naturel en raison du transfert de l’affaire à Konya et d’une atteinte au droit de poursuite. Ils soutenaient que le fait de n’avoir pas obtenu une autorisation de poursuite – telle qu’exigée par la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics (« loi no 4483 ») – à l’endroit des responsables municipaux était contraire au principe d’égalité devant la loi ainsi qu’aux articles 6 et 13 de la Convention.
Le 4 mai 2004, la cour d’assises de Konya prononça la disjonction de l’affaire en cours de celle concernant D.B. et İ.K., au motif que ces accusés demeuraient introuvables depuis près de trois ans, circonstance qui retardait la procédure en cours.
Le même jour, un mémoire commun fut déposé au greffe de cette juridiction par M. et Mme Kılıç ainsi que M. et Mme Erdoğan, lesquels demandèrent à réserver leurs droits civils. Dans un mémoire qu’elle soumit en tant que partie intervenante, Mme Yüce (Ergüden) déclara qu’en raison de carences et lenteurs des procédures civiles et pénales, les parts détenues dans la société des accusés avaient été vendues, ce qui à ses yeux constituait une perte de chance pour les futures actions en indemnisation. Elle précisa également que le maire de Çınarcık avait été condamné à trente-cinq mois d’emprisonnement en raison des pratiques architecturales qui se seraient développées à la cité Çamlık (paragraphe 85 ci-après) et qu’il avait été démis de ses fonctions.
Le 24 juin 2004, İ.K. fut placé en détention.
Le 5 juillet 2004, un nouveau rapport d’expertise fut établi à la demande de la cour d’assises. D’après ce rapport, six permis de construire différents avaient été délivrés à V.G., vingt-deux blocs avaient été édifiés à Çınarcık à propos desquels le dossier d’expertise ne contenait pas de permis d’habitation, et 195 personnes avaient été tuées sous les décombres de ces immeubles, dont 152 dans la cité Çamlık, 12 dans la cité Kocadere et 31 dans la cité V.G. Il ressort en outre de ce rapport que İ.K. était en charge du projet architectural des immeubles sis dans la cité Çamlık sur les lots 1927/15-1, parcelle 1, 1649/15-1, parcelle 3, et 1648/15-1, parcelle 7, et que D.B. était en charge du projet architectural des immeubles sis dans la cité Kocadere sur les lots 1258/3-2, parcelle 1, 1257/3-2, parcelle 1, et 1256/32, parcelle 5. Le rapport précisait que la société en nom collectif V.G., dans laquelle İ.K. et Z.C. étaient associés, était par ailleurs en charge de la construction de tous ces immeubles.
Le 14 octobre 2004, le procureur de la République déposa ses réquisitions sur le fond. Il argua que 195 personnes étaient mortes dans les cités construites par V.G.: 115 personnes avaient été tuées sur les lots 1925, parcelle 1, 1648, parcelle 7, et 1649, parcelle 3, et 80 autres personnes dans d’autres immeubles. Le procureur soutint que ces décès n’avaient pas été causés par le seul séisme mais par le comportement des accusés qui, en toute connaissance des dangers que cela représentait, avaient utilisé des matériaux déficients. Il requit la condamnation des accusés sur le fondement des articles 383/2 et 40 du code pénal, demandant qu’elle fût prononcée à six reprises séparément, soit autant de fois que le nombre de permis de construire en cause.
Le 21 octobre 2004, la cour d’assises reconnut les accusés V.G., C.G. et Z.C. coupables de mise en danger de la vie d’autrui par négligence et imprudence et, en application de l’article 383/2 du code pénal, les condamna chacun à des peines de vingt ans d’emprisonnement lourd et de quatre ans et douze mois d’emprisonnement, ainsi qu’à 360 000 000 livres turques d’amende (TRL). La motivation de la cour d’assises peut se lire comme suit :
« (...) Les investigations menées sur les lieux et les rapports d’expertise établis, tant lors de l’enquête préliminaire que lors de la procédure de jugement, ont révélé que les immeubles qui se sont effondrés par suite de comportements fautifs proches de l’intention avaient été construits au mépris de nombre d’obligations légales en vigueur. Bien que la zone litigieuse ait été reconnue comme zone à risque sismique majeur, les études de sols n’ont pas été effectuées sur les lieux des chantiers de construction. Le béton, le fer et d’autres matériaux utilisés ne possédaient pas la résistance requise. Un grand nombre d’obligations énoncées dans le projet n’ont pas été respectées. Les constructions édifiées de cette façon se sont écroulées sous l’effet du tremblement de terre et les personnes qui ont une responsabilité dans ces effondrements n’avaient fait aucune tentative pour écarter le danger et [pallier] les irrégularités commises, de sorte qu’un lien de causalité directe a été établi entre ces comportements fautifs et les conséquences de ces effondrements.
(...) les dispositions relatives au concours réel d’infractions s’appliquent (...) En l’occurrence, la procédure concerne six permis de construire différents (...) En conséquence, les accusés ont été tenus pour responsables de six évènements distincts.
Au vu de la liste établie par le gouverneur du district de Çınarcık et de celle établie par la municipalité de Kocadere (...) 11 personnes ont perdu la vie sur la parcelle no 1, lot 1927 (1re partie), 28 sur la parcelle no 3, lot 1649 (2e partie), 76 sur la parcelle no 7, lot 1648 (3e partie) et 2 sur la parcelle no 5, lot 1256 (blocs A et B). Il n’a pu être établi avec certitude s’il y avait eu des morts sur les autres parcelles. Là où il n’a pu être établi s’il y avait eu ou non des morts, il est établi que les logements se sont effondrés. Dans ce cas, il faut reconnaître que dans ces logements la vie des personnes a été mise en danger. Par conséquent (...) il faut fixer la peine en appliquant pour chaque accusé quatre fois la dernière phrase de l’article 383/2 du code pénal en ce qui concerne les morts survenues dans quatre zones couvertes par un permis. Pour les deux zones couvertes par un permis où des pertes en vies humaines n’ont pu être établies, il faut appliquer deux fois la première phrase de l’article 382/2 du code pénal.
Toutes les constructions sont le fait du promoteur, à savoir la société "V.G. Arsa Ofisi" (...) Au moment des faits, les deux accusés V.G. et C.G. étaient associés dans cette société. L’accusé Z.C. était également associé dans la société pour les constructions avec permis. Z.C. était de plus propriétaire de cinq constructions avec permis. Dans la mesure où Z.C. a participé à l’édification des bâtiments, il doit être tenu pour responsable de tous les comportements (...) Même si tous les terrains avaient bien fait l’objet d’un permis de construire, aucun n’avait de permis d’habitation, c’est-à-dire de permis d’utilisation. Dans ce contexte, puisque perdurait à la date de l’infraction l’obligation de la société promotrice et de ses associés de combler les [carences] honteuses de ces constructions, [ceux-ci] sont également pénalement responsables des effondrements dus à ces [carences] honteuses durant toute cette période (...)
Comme cela a déjà été dit plus haut, les faits, de par leurs conséquences, sont une catastrophe. En raison de ces seuls comportements, 195 personnes ont perdu la vie et des dommages matériels dans des proportions difficilement quantifiables ont été subis. La responsabilité des accusés dans la réalisation de ces conséquences est très lourde. Comme l’ont souligné les rapports d’expertise, de telles modalités de construction dans une zone où les risques de séisme sont de 100 % constituaient un véritable appel à catastrophe (...) »
Le 4 novembre 2004, İ.K. fut également reconnu coupable d’homicides et blessures par imprudence. Il fut condamné à des peines de vingt ans d’emprisonnement lourd et de quatre ans et douze mois d’emprisonnement, ainsi qu’à une amende de 360 millions TRL.
Les accusés se pourvurent en cassation.
Par un arrêt du 27 juin 2005, prononcé le 6 juillet 2005, la Cour de cassation infirma la condamnation de V.G., C.G. et Z.C. pour les motifs suivants : l’absence de signature par un juge du procès-verbal d’audience du 20 mars 2000 ; la condamnation pour l’effondrement d’un immeuble sis sur le lot 1257, parcelle 1, non mentionné dans l’acte d’accusation ; l’absence de lecture de l’acte d’accusation du 22 septembre 2000 préalablement au recueil de la déposition des accusés ; l’entrée en vigueur du nouveau code pénal.
Par un arrêt du 18 juillet 2005, prononcé le 20 juillet 2005, la Cour de cassation infirma également la condamnation prononcée à l’encontre de İ.K., pour les motifs suivants : la condamnation pour l’effondrement d’un immeuble sis sur le lot 1257, parcelle no 1, non mentionné dans l’acte d’accusation ; l’absence de signature par un juge du procès-verbal d’audience du 20 mars 2000 ; le fait que les poursuites diligentées à l’encontre de l’intéressé auraient dû être jointes à celles menées contre les autres accusés ; l’entrée en vigueur du nouveau code pénal.
Du 18 juin 2005 au 11 avril 2006, la cour d’assises de Konya, saisie sur renvoi par la Cour de cassation après infirmation de l’arrêt du 21 octobre 2004, tint onze audiences. Le procès-verbal de préparation de l’audience du 18 juin 2005 comportait les noms des requérants sur la liste des parties intervenantes à la procédure.
Le 17 août 2005, la cour d’assises de Konya prononça la jonction de la procédure pénale diligentée contre İ.K. avec celle pendante contre V.G., C.G. et Z.C.
Le 31 janvier 2006, la cour d’assises décida de disjoindre la procédure concernant les accusés Z.C. et C.G., dans l’attente de leur arrestation.
Le 11 avril 2006, la cour d’assises de Konya condamna V.G. et İ.K. à une peine de dix-huit ans et neuf mois d’emprisonnement, ainsi qu’à 250 TRY d’amende. M. Çakır, Mme Yüce (Ergüden), Mme Akan, M. Özel ainsi que M. et Mme Erdoğan étaient mentionnés en tant que parties intervenantes à la procédure. M. et Mme Kılıç étaient quant à eux mentionnés en tant que parties plaignantes. Dans sa motivation, la cour d’assises releva que les immeubles sis à Çınarcık avaient été détruits par le tremblement de terre, mais qu’il ressortait des examens effectués aussi bien lors de l’enquête préliminaire qu’au cours du procès et des rapports d’expertise que les immeubles qui s’étaient effondrés avaient été érigés sans qu’il eût été satisfait à nombre d’obligations légales. La cour d’assises souligna en outre ce qui suit : alors que la zone sinistrée avait été classée zone à risque sismique de premier degré, les immeubles avaient été construits sans réalisation d’études de sols ; le matériel de construction utilisé n’était pas de qualité et le béton n’était pas solide ; les immeubles ainsi érigés avaient été détruits sous l’impact du tremblement de terre ; les accusés avaient eu un comportement fautif ayant eu une incidence sur la survenance des destructions ; et il y avait un lien de causalité direct entre les destructions advenues et les morts causées. La cour d’assises estima en outre que les dispositions relatives au concours réel d’infractions s’appliquaient, qu’il fallait considérer que chaque projet de construction réalisé en application d’un permis constituait une infraction et que l’affaire soumise à son examen concernait cinq permis, à savoir à Çamlık le lot 1927, parcelle 1, le lot 1649, parcelle 3, et le lot 1648, parcelle 7, et à Kocadere le lot 1258, parcelle 1, et le lot 1256, parcelle 5. Il fut également relevé qu’aucune action concernant le lot 1257, parcelle 1, n’était en cours devant la cour d’assises. Eu égard aux listes établies par le gouverneur du district de Çınarcık et par la municipalité de Kocadere, la cour d’assises exposa que 11 personnes avaient perdu la vie sur la parcelle 1, lot 1927 (1re partie), 28 sur la parcelle 3, lot 1649 (2e partie), 76 sur la parcelle 7, lot 1648 (3e partie) et 2 sur la parcelle 5, lot 1256 (blocs A et B). Elle indiqua qu’il n’avait pas été possible de déterminer si des décès avaient eu lieu sur les autres parcelles mais qu’il était établi que des personnes vivaient dans les logements s’y trouvant et que leur vie avait été mise en danger. La cour d’assises releva également ce qui suit : toutes les constructions érigées sur ces parcelles étaient le fait de la société V.G. Arsa Ofisi ; au moment des faits, V.G. et C.G. étaient les associés de cette société et Z.C. était associé aux permis relatifs aux constructions ; même si les immeubles concernés avaient fait l’objet d’un permis de construire, aucun ne disposait d’un permis d’habitation, de sorte qu’était en cause la responsabilité pénale de la société constructrice et des associés.
Les accusés se pourvurent en cassation.
Le 16 avril 2006, la Cour de cassation adopta une décision portant transmission du dossier au procureur général près la Cour de cassation aux fins de lui permettre de soumettre son avis sur le pourvoi. Cette décision portait sur sa page de garde la mention « Détenus – la prescription est proche ».
Dans un mémoire du 5 février 2007, M. Çakır demanda à la Cour de cassation de confirmer en urgence la condamnation de première instance, au motif que la prescription de l’action était proche.
Le 6 février 2007, la Cour de cassation confirma la condamnation de V.G. Elle confirma également partiellement celle de İ.K., mais l’infirma en ce qui concernait la responsabilité de ce dernier dans la destruction survenue sur la parcelle no 1 du lot 1258 au motif qu’il était contraire à la loi de prononcer une décision de condamnation à l’encontre de cet accusé sans prendre en compte l’absence de preuves quant à sa qualité de responsable technique ou d’associé de la société de construction pour cet édifice.
Le 20 février 2007, la cour d’assises de Konya adopta deux décisions mettant un terme à la procédure pénale diligentée contre D.B. et C.G. pour cause de prescription de l’action pénale. Les poursuites diligentées contre Z.C. furent également, à une date non déterminée, abandonnées pour cause de prescription.
Le 15 mars 2007, la cour d’assises de Konya, saisie sur renvoi, mit un terme à la procédure pénale diligentée contre İ.K. en ce qui concernait sa responsabilité dans la destruction survenue sur la parcelle 1 du lot 1258 pour cause de prescription. Les noms des requérants figuraient sur la décision en tant que parties intervenantes.
Le 8 juin 2007, le procureur général près la Cour de cassation, saisi d’un recours en opposition par V.G. et İ.K. contre l’arrêt du 6 février 2007, estima qu’il n’y avait pas lieu de former ce recours.
C. La procédure pénale initiée contre le maire et le directeur des affaires techniques de la municipalité de Çınarcık avant le séisme
Auparavant, le 7 mai 1997, le préfet de Yalova avait estimé que le maire et le directeur des affaires techniques de Çınarcık devaient être poursuivis sur le fondement des articles 230 et 240 du code pénal pour manquement à leurs devoirs et usage de leurs fonctions à mauvais escient. Il leur reprochait notamment d’avoir, entre 1995 et 1996, procédé à des modifications des plans d’urbanisme et fermé les yeux sur l’édification de constructions illégales, de ne pas avoir assuré la destruction de celles-ci et de ne pas avoir infligé des amendes en conséquence.
Le 18 mars 1999, le Conseil d’État, saisi sur recours des intéressés, transmit le dossier au tribunal correctionnel de Yalova aux fins de poursuite des faits sur le fondement de l’article 240 du code pénal.
Le 28 février 2001, le tribunal correctionnel de Yalova, dans le cadre de l’action publique ainsi diligentée, reconnut les accusés coupables. Il estima établi que le maire avait autorisé, par la décision du conseil municipal du 13 octobre 1995, la modification des plans d’urbanisme de manière non conforme à la procédure – infraction relevant de l’article 230 du code pénal –, mais qu’eu égard à la nature de l’infraction et à la peine encourue il convenait de surseoir au prononcé d’une peine définitive, en application de l’article 1/4 de la loi no 4616 relative à la libération conditionnelle et au sursis des procédures et des peines pour les infractions commises jusqu’au 23 avril 1999. L’adoption par le conseil municipal en 1997 d’une décision annulant sa décision susmentionnée du 13 octobre 1995, avant l’exécution de cette dernière, fut considérée comme une circonstance atténuante par le tribunal : celui-ci porta les sanctions infligées au maire accusé à six mois d’emprisonnement, sur le fondement de l’article 240/2 du code pénal, et à 300 000 TRL d’amende. Eu égard au comportement du maire durant la procédure, ces peines furent réduites à cinq mois d’emprisonnement et à 250 000 TRL d’amende judiciaire. Le maire fut également reconnu coupable d’avoir usé de ses fonctions à mauvais escient en procédant à nouveau, par une décision du conseil municipal du 14 février 1996, à la modification des plans d’urbanisme de manière non conforme à la procédure, et il fut condamné de ce fait à une peine d’un an d’emprisonnement, sur la base de l’article 240 du code pénal, et à une amende judiciaire de 300 000 TRL, peines réduites à dix mois d’emprisonnement et à 250 000 TRL d’amende. Il fut également reconnu coupable de ne pas avoir mis en recouvrement les amendes prononcées en application de l’article 42 de la loi no 3194, recouvrement qui avait été décidé par le conseil municipal le 22 mai 1996. Pour ne pas avoir veillé à assurer la destruction des chantiers illégaux, il fut par ailleurs condamné à une peine d’un an d’emprisonnement et à 42 0000 TRL d’amende, peines réduites à dix mois d’emprisonnement et à 35 0000 TRL d’amende.
Le tribunal estima que les deux accusés étaient par ailleurs coupables de ne pas avoir arrêté la poursuite des chantiers réalisés en contradiction avec leurs permis de construire, de ne pas avoir pris de mesures pour assurer la destruction des parties construites illégalement et d’avoir ainsi usé de leurs fonctions à mauvais escient. Les accusés furent condamnés en conséquence chacun à un an d’emprisonnement et à 300 000 TRL d’amende, peines réduites à dix mois d’emprisonnement et à 250 000 TRL d’amende.
Au total, le maire de Çınarcık fut condamné à une peine de trente-cinq mois d’emprisonnement et à 1 100 000 TRL d’amende lourde et le directeur des affaires techniques à une peine de dix mois d’emprisonnement et à 250 000 TRL d’amende lourde, peines qui furent assorties d’un sursis.
Le 5 mai 2003, la Cour de cassation confirma ce jugement.
D. Les procédures administratives
L’action aux fins de poursuite des fonctionnaires
Le 4 mai 2000, le ministère de l’Intérieur adopta une décision portant autorisation d’ouverture d’une enquête pénale, au regard de l’article 230 du code pénal, contre l’ancien maire et le maire en exercice de Çınarcık, l’ancien directeur et le directeur en exercice des services des sciences appliquées de la municipalité, ainsi que l’architecte et un fonctionnaire des services techniques, ces derniers ayant reconnu n’avoir jamais effectué de contrôle après la pose des fondations des immeubles sis à Çamlık, lots 1927/151, parcelle 1, bloc E, 1649/15-1, parcelle 3, blocs C et D, et 1648/15-1, parcelle 7, blocs A, C, D, E, et des immeubles sis à Kocadere, lots 1256/3-2, parcelle 5, bloc D, 1257/3-2, parcelle 1, bloc D, et 1258/3-2, parcelle 1, bloc D.
Le 14 juillet 2000, Mme Akan et M. Özel saisirent la commission d’inspection du ministère de l’Intérieur d’une demande d’identification des fonctionnaires qui n’auraient pas rempli leurs fonctions de contrôle et de surveillance des constructions litigieuses. Se fondant sur les conclusions de l’expertise du 13 octobre 1999 (paragraphe 23 ci-dessus), ils demandèrent également l’adoption d’une ordonnance de poursuites à leur encontre. Déclarant vouloir mettre au jour toute la chaîne des responsabilités, ils soutinrent que le maire de Çınarcık, le conseil municipal, ainsi que les agents techniques et de direction responsables des contrôles et de la surveillance devaient également être poursuivis et jugés, en application de l’article 102 de la loi no 1580 sur les municipalités. Selon les deux requérants, la municipalité avait fermé les yeux sur la construction d’immeubles qui n’auraient pas satisfait aux exigences légales. Les intéressés rappelèrent également que la zone de construction en question était classée « zone à risque sismique majeur » et reprochèrent à la municipalité d’avoir autorisé des constructions trop élevées sur des sols instables. Enfin, il fallait également selon eux déterminer la responsabilité de la municipalité de Büyükşehir au motif que, lors de la construction et du dépôt des plans d’architecture, la zone litigieuse était rattachée à cette municipalité.
Le 4 octobre 2000, la 2e chambre du Conseil d’État, saisie sur recours des personnes contre lesquelles l’autorisation d’enquête pénale du ministère de l’Intérieur avait été délivrée (paragraphe 87 ci-dessus) et statuant en vertu de l’article 9 de la loi no 4483 (droit interne pertinent, paragraphe 133 ciaprès), leva l’autorisation d’enquête pénale accordée par le ministère de l’Intérieur. Selon le Conseil d’État, la responsabilité était imputable aux dessinateurs scientifiques du projet d’immeubles et nombre d’immeubles détruits le 17 août 1999 ne bénéficiaient pas d’un permis d’habitation.
Le 6 juillet 2001, les deux requérants susmentionnés saisirent la direction générale des administrations locales du ministère de l’Intérieur et, en fournissant de nouveaux éléments de preuve, réitérèrent leur demande tendant à l’engagement de poursuites contre les fonctionnaires mis en cause. Selon eux, au vu de ces éléments, ces fonctionnaires ne pouvaient se voir reprocher une simple négligence et leurs agissements constituaient un usage à mauvais escient de leurs fonctions.
Le 10 septembre 2001, un rapport d’examen fut établi sur autorisation du ministère de l’Intérieur du 15 août 2001 aux fins de rechercher si l’absence de réaction et de contrôle à l’ajout d’étages supplémentaires à plusieurs immeubles – à savoir ceux sis à Çamlık, lot 1927/151, parcelle 1, bloc E, lot 1649/15-1, parcelle 3, blocs C et D, et lot 1648/151, parcelle 7, blocs A, C, D, E, et à Kocadere, lot 1257/32, parcelle 1, bloc D –, opéré en contradiction avec leurs permis de construire, constituait un manquement aux devoirs de la profession de la part de l’ancien maire et du maire en exercice de Çınarcık, de l’ancien directeur et du directeur en exercice des services des sciences appliquées de la municipalité, ainsi que de l’architecte et d’un fonctionnaire des services techniques. Ce rapport conclut qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre des agissements qui avaient été conformes à la procédure ; par conséquent, aucune action ne fut engagée à l’encontre des personnes susmentionnées.
Le 5 novembre 2001, Mme Akan et M. Özel saisirent à nouveau la direction des administrations locales du ministère de l’Intérieur aux fins d’information quant aux suites données à leurs diverses réclamations, faisant valoir notamment que leurs demandes tendant à obtenir la poursuite des fonctionnaires n’aboutissaient pas et que les faits qu’ils avaient dénoncé n’avaient toujours pas donné lieu à un examen préliminaire.
Le 25 janvier 2002, un nouveau rapport d’examen fut établi sur autorisation du ministère de l’Intérieur du 2 janvier 2002. Ce rapport conclut qu’il n’y avait pas lieu d’agir contre les fonctionnaires mis en cause pour avoir autorisé des édifices de six étages.
Le 4 février 2002, la direction susmentionnée répondit à la requête du 5 novembre 2001 (paragraphe 92 ci-dessus). Elle rappela tout d’abord que la décision du ministère de l’Intérieur autorisant une enquête avait été levée par la décision du Conseil d’État du 4 octobre 2000. Elle précisa ensuite, qu’en réponse notamment à la demande du 6 juillet 2001 (paragraphe 90 ci-dessus), un examen préalable sur autorisation du 15 août 2001 du ministère de l’Intérieur avait été effectué, lequel avait conclu que la question litigieuse avait préalablement été tranchée, que le Conseil d’État avait levé l’autorisation d’enquête et qu’il n’y avait donc pas lieu d’agir contre les personnes mises en cause. Enfin, elle mentionna que, prenant en compte les nouvelles allégations des intéressés, une nouvelle autorisation d’examen avait été adoptée le 2 janvier 2002 (paragraphe 93 ci-dessus).
Le 20 août 2002, se fondant sur l’article 53 de la loi no 2577 relative à la procédure administrative et faisant valoir l’existence de nouveaux éléments de preuve, les requérants saisirent le Conseil d’État d’une demande tendant à la levée de la décision du 4 octobre 2000 (paragraphe 89 cidessus) et à la réouverture de la procédure.
Le 18 septembre 2002, la 2e chambre du Conseil d’État rejeta cette demande, sans examen au fond, au motif que la décision contestée était insusceptible de recours, renvoyant à cet égard à l’article 3 h) de la loi no 4483 et à l’article 9 de cette loi (droit interne pertinent, paragraphe 133 ciaprès).
Le 20 novembre 2002, les intéressés saisirent à nouveau le Conseil d’État, précisant ne pas avoir formé opposition contre la décision du 4 octobre 2000 portant annulation de l’autorisation d’enquête pénale, mais avoir formé une demande de réouverture de la procédure en vertu de la loi no 2577 sur la procédure administrative, ce qui constituait selon eux une voie de recours différente. Ils réitérèrent leur demande en ce sens.
Le 14 janvier 2003, le Conseil d’État rejeta cette demande après avoir constaté que la procédure en cause avait été menée au regard de la loi no 4483, laquelle ne prévoyait pas la réouverture de la procédure.
Le 8 avril 2004, saisie d’un recours de Mme Akan et de M. Özel contre le rapport du 25 janvier 2002 (paragraphe 93 ci-dessus), la 2e chambre du Conseil d’État rejeta celui-ci sans examen au fond au motif que n’était pas en cause une décision qui aurait pu faire l’objet d’un recours.
La saisine de la commission départementale des droits de l’homme
100. Le 25 février 2004, Mme Akan et M. Özel saisirent la commission départementale des droits de l’homme de Yalova (« la commission de Yalova »). Ils soutenaient que le transfert du procès pénal de l’endroit où avait eu lieu le séisme (Yalova) à Konya portait atteinte au principe du juge naturel et au droit de recours des victimes. Ils se plaignaient également de carences dans l’examen de leurs demandes de poursuite des fonctionnaires impliqués.
101. Le 6 avril 2004, cette commission releva que la commission d’enquête et d’appréciation des violations des droits de l’homme avait rédigé un rapport sur les faits litigieux et que ce dernier avait constaté que le changement du lieu du procès était dû à des raisons impérieuses, prévues par l’article 14 du code de procédure pénale, et ne portait pas atteinte aux droits de l’homme. De même, elle souligna que, selon les conclusions de ce rapport, l’annulation par le Conseil d’État de l’autorisation d’enquête contre les fonctionnaires dont la responsabilité avait été mise en cause et le refus de réouverture de la procédure n’étaient pas contraires aux droits de l’homme. En outre, elle indiqua que, toujours selon ce rapport, les plaignants avaient la possibilité de saisir la Cour européenne des droits de l’homme de leurs griefs.
102. La commission de Yalova releva en outre qu’un des membres de la commission d’enquête et d’appréciation des violations des droits de l’homme avait fait les observations complémentaires suivantes :
« 1. L’augmentation du nombre des étages sans autorisation du conseil municipal et les modifications apportées aux plans d’architecture, de même que le non-respect des plans d’architecture établis au regard du caractère "à risque" de la zone constituent une atteinte au droit à la vie ;
Le transfert, pour des raisons de sécurité, de l’affaire à Konya et non dans un département plus proche de Yalova a porté atteinte au droit au juge et au droit de recours des victimes. Il est nécessaire que le ministère de la Justice accorde une aide financière aux plaignants pour leur permettre de suivre la procédure (...)
Constituent une atteinte aux droits de l’homme le fait de n’avoir pu, après annulation par le Conseil d’État de l’autorisation d’enquête fondée sur la loi no 4483, procéder, [eu égard aux] nouvelles preuves soumises, à un nouvel examen des faits litigieux [et] l’absence de réouverture de la procédure (...) [il en va de même de] l’absence de droit de recours au bénéfice des plaignants après l’annulation de l’autorisation de poursuite des fonctionnaires. »
103. Le 29 avril 2004, la préfecture de Yalova écrivit à l’avocate des requérants pour l’informer et lui transmettre cette décision.
Les actions en indemnisation
a) Les actions en dommages et intérêts
104. À une date non précisée, Mme Akan et M. Özel avaient saisi le tribunal administratif de Bursa d’une action en dommages et intérêts, dirigée contre le ministère de l’Intérieur, le maire de Çınarcık, le ministère de l’Habitat et le maire de Büyükşehir (Istanbul), afin d’obtenir une réparation de leurs dommages matériel et moral. Ils soutenaient que les instances administratives intimées à la procédure avaient autorisé des constructions dans des zones à grand risque sismique, et ce, selon eux, sans veiller à l’utilisation de techniques de construction appropriées, et qu’elles avaient délivré des autorisations de construction et d’habitation sans contrôles adéquats, commettant ainsi, à leurs dires, une faute de service.
105. Le 30 octobre 2000, le tribunal administratif de Bursa rejeta cette demande pour cause de forclusion, considérant que les intéressés auraient dû intenter leur action dans les soixante jours ayant suivi l’établissement du rapport d’expertise du 13 octobre 1999 (paragraphe 23 ci-dessus), date à laquelle ils avaient eu connaissance des manquements allégués.
106. Le 4 mars 2003, le tribunal administratif régional de Bursa, saisi d’un recours contre cette décision, rejeta celui-ci et confirma la décision de première instance.
b) L’action en remboursement de frais
107. Le 2 août 2004, M. Çakır saisit le ministère de la Justice d’une demande de remboursement et de prise en charge des frais afférents aux déplacements qu’il disait avoir effectués à Konya pour suivre le procès pénal et participer à ce dernier.
108. Le 31 août 2004, le ministère de la Justice rejeta cette demande.
109. Le 16 mai 2006, le tribunal administratif d’Ankara, saisi par l’intéressé d’un recours contre cette décision, estima que la décision de transfert de l’affaire de Yalova à Konya était une décision juridictionnelle et non administrative, et qu’elle était dès lors insusceptible d’engager la responsabilité de l’administration.
E. Les procédures civiles contre les promoteurs
La procédure civile intentée par Mme Akan et M. Özel
110. Entretemps, le 27 septembre 1999, Mme Akan et M. Özel avaient saisi le tribunal de grande instance de Yalova (« le TGI ») d’une action en dommages et intérêts dirigée contre la société en nom collectif V.G., V.G. lui-même, İ.K., Z.C. et la mairie de Çınarcık.
111. Lors des audiences qui se tinrent entre le 29 septembre 2004 et le 17 septembre 2007, le TGI prononça l’ajournement de l’affaire dans l’attente de l’aboutissement de la procédure pénale, alors pendante devant la cour d’assises de Konya.
112. Le 17 septembre 2007, le TGI observa que la cour d’assises de Konya avait condamné V.G. et İ.K. pour cinq infractions, dont une concernant l’effondrement de trois blocs sis sur le lot 1256, et que cette condamnation était devenue définitive et avait été adoptée à la lumière d’un rapport d’expertise de l’université technique d’Istanbul du 12 octobre 2000 ayant établi la responsabilité des accusés. Ce rapport d’expertise fut versé au dossier de l’affaire et le TGI demanda une nouvelle expertise aux fins d’établir le préjudice matériel des plaignants résultant de la perte de leur appartement.
113. Le 19 novembre 2007, un expert éua à 5 015 TRY le préjudice matériel subi.
114. Lors de l’audience du 14 janvier 2008, les plaignants contestèrent les conclusions de cette expertise.
115. Le 2 décembre 2008, le TGI, statuant en qualité de tribunal de la consommation, rejeta la demande d’indemnisation en ce qu’elle avait été introduite contre V.G. et contre la mairie de Çınarcık respectivement pour absence de preuves et pour incompétence. Il estima en outre que la demande d’indemnisation afférente aux biens meubles perdus qui avait été formulée par les demandeurs devait être considérée comme ayant été abandonnée en cours de procédure. Enfin, le TGI fit partiellement droit à la demande d’indemnisation, en condamnant la société en nom collectif V.G. et Z.C. à payer aux requérants 2 091,43 TRY conjointement au titre du préjudice matériel et la somme de 2 000 TRY chacun au titre du préjudice moral.
116. Le 13 mars 2009, Mme Akan et M. Özel se pourvurent contre ce jugement. Dans leur mémoire en pourvoi, ils arguèrent que la responsabilité de V.G. avait été établie par la cour d’assises de Konya et que, si les juridictions civiles n’étaient pas tenues par les conclusions des juridictions pénales, il n’en allait pas de même lorsqu’étaient en cause les réalités factuelles établies. Ils reprochèrent au TGI d’avoir statué en qualité de tribunal de la consommation, alors qu’il aurait été question d’une action purement civile. Enfin, ils soutinrent que les montants alloués au titre de l’indemnisation étaient insuffisants de sorte que, selon eux, la décision du TGI était contraire aux articles 2 et 13 de la Convention et portait en outre atteinte à leur droit de propriété.
117. Le 28 février 2010, la Cour de cassation infirma le jugement du TGI.
118. Le 28 juin 2010, un rapport d’expertise fut établi : il évalua le préjudice matériel des requérants correspondant à la valeur de l’appartement perdu lors du séisme à 2 750 TRY.
119. Le 23 novembre 2010, saisi sur renvoi par la Cour de cassation, le TGI rejeta à nouveau la demande d’indemnisation dirigée contre V.G. pour absence de preuves, considérant que celui-ci n’avait pris part ni à la construction ni à la vente de l’immeuble en cause. Le TGI rejeta également la demande d’indemnisation dirigée contre la municipalité pour incompétence, au motif que les faits relevaient de la compétence des juridictions administratives. Il releva que la demande introduite contre İ.K. avait été abandonnée. Il estima, sur le fondement de l’article 409 du code de procédure civile, que la demande relative aux biens meubles devait être considérée comme n’ayant pas été introduite. Enfin, il condamna solidairement la société en nom collectif V.G. et Z.C. à payer 3 600 TRY au titre du préjudice matériel subi et une somme 2 000 TRY à chaque demandeur au titre du préjudice moral.
120. Le 15 novembre 2011, la Cour de cassation confirma ce jugement.
La procédure civile intentée par M. Çakır
121. Par ailleurs, le 11 novembre 1999, M. Çakır et son épouse avaient saisi le TGI d’une action en indemnisation dirigée contre la société à responsabilité limitée V.G. Arsa Ofisi Villa Inş. Taah. Turizm, la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi, V.G. et İ.K. Ils réclamaient chacun 15 000 TRL au titre du préjudice matériel, 500 000 TRL au titre du préjudice moral et une somme à calculer au titre de la perte de soutien.
122. Le 29 décembre 2008, le TGI estima établi que le promoteur de l’immeuble sous les décombres desquels était décédé le fils du requérant était la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi et que le projet architectural avait été établi par İ.K. qui en était également le responsable scientifique. Il observa en outre, à la lumière du rapport d’expertise du 12 octobre 2000 établi à la demande de la cour d’assises de Konya, que les instances publiques qui avaient délivré un permis étaient responsables à hauteur de 2/8 et que les personnes en charge de l’édification l’étaient à hauteur de 6/8. Le TGI estima que la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi et İ.K. étaient donc responsables à hauteur de 6/8.
Le TGI rejeta la demande en ce qu’elle était dirigée contre V.G. et la société à responsabilité limitée V.G. Arsa Ofisi Villa Inş. Taah. Turizm au motif qu’ils ne pouvaient être concernés par la procédure. Il fit partiellement droit aux demandes d’indemnisation du requérant et de son épouse. La société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi fut ainsi condamnée à verser au requérant 1 170 TRY au titre des biens meubles perdus, 5 317,40 TRY au titre de la perte de soutien financier et 4 500 TRY au titre du préjudice moral subi.
123. Le 18 novembre 2009, la Cour de cassation infirma ce jugement au motif que la juridiction compétente pour connaître du litige était le tribunal de la consommation.
124. Par un jugement rendu le 1er avril 2010, le TGI, saisi sur renvoi et statuant en qualité de tribunal de la consommation, rejeta la demande en ce qu’elle était dirigée contre V.G. et la société à responsabilité limitée V.G. Arsa Ofisi Villa Inş. Taah. Turizm au motif qu’ils ne pouvaient être concernés par la procédure. Il rejeta de même la demande en ce qu’elle concernait İ.K. au motif qu’à sa mort, survenue après l’introduction de l’action, ses héritiers n’avaient pas accepté la succession. Le TGI fit cependant partiellement droit à la demande d’indemnisation dirigée contre la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi. À cet égard, il accorda à M. Çakır 1 014 TRY au titre des biens meubles perdus, 4 607,85 TRY au titre de la perte de soutien et 4 500 TRY au titre du préjudice moral.
125. Le 9 mars 2011, la Cour de cassation infirma ce jugement.
126. Le 13 novembre 2011, elle rejeta le recours en rectification formé contre son arrêt.
127. Le 29 décembre 2011, statuant sur renvoi, le TGI rejeta la demande en ce qu’elle était dirigée contre V.G. et la société à responsabilité limitée V.G. Arsa Ofisi Villa Inş. Taah. Turizm au motif qu’ils ne pouvaient être concernés par la procédure. Il rejeta de même la demande en ce qu’elle concernait İ.K. au motif qu’à sa mort, survenue après l’introduction de l’action, ses héritiers n’avaient pas accepté la succession. Le TGI fit cependant partiellement droit à la demande d’indemnisation dirigée contre la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi. À cet égard, il accorda à M. Çakır 1 560 TRY au titre des biens meubles perdus, 7 089 TRY au titre de la perte de soutien et 4 500 TRY au titre du préjudice moral.
La procédure civile intentée par Mme Yüce (Ergüden)
128. De même, le 16 février 2000, Mme Yüce (Ergüden) et trois membres de sa famille avaient saisi le TGI d’une action en indemnisation des préjudices subis du fait du décès de leurs parents, réclamant chacun 1 milliard de TRL au titre du préjudice moral y afférent et 9 milliards de TRL au titre du préjudice matériel. L’action était dirigée contre la société en nom collectif V.G. Arsa Ofisi.
129. Le 26 décembre 2007, le TGI, statuant en qualité de tribunal de la consommation, fit partiellement droit à la demande relative au préjudice matériel subi, accordant une somme de 3 092, 93 TRY à partager entre les différents plaignants, à hauteur de leurs parts respectives dans la succession de leurs parents. Le TGI accorda également une somme de 1 000 TRY pour le préjudice moral résultant du décès de la mère des demandeurs et 1 000 TRY pour le préjudice moral causé par le décès de leur père.
130. Le 28 mars 2008, la partie défenderesse se pourvut en cassation.
131. Le 20 novembre 2008, la Cour de cassation rejeta ce pourvoi par un arrêt devenu définitif le 27 janvier 2009.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
132. En application de l’article 14 de la loi no 1412 du 4 avril 1929 relative à la procédure pénale qui était en vigueur à l’époque des faits, le juge ou le tribunal compétent qui, pour des motifs juridiques ou matériels, était dans l’impossibilité d’exercer sa compétence territoriale ou qui estimait que la poursuite de la procédure dans son ressort de compétence apparaissait comme dangereuse pour la garantie de l’action publique, pouvait décider de transférer l’affaire à un autre tribunal de même degré. Il appartenait au ministère de la Justice de demander le transfert de l’affaire pour des raisons tenant à la garantie de l’action publique.
133. D’après la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics, adoptée le 2 décembre 1999, les fonctionnaires ne peuvent être jugés pour les actes commis dans l’exercice de leurs fonctions qu’avec l’autorisation de l’autorité administrative compétente. Les décisions portant autorisation ou refus d’autorisation d’enquête peuvent faire l’objet d’un recours.
Selon l’article 3 h) de cette loi, la compétence en matière d’ouverture d’une enquête à propos des maires des grandes villes et des maires des villes ainsi qu’à propos des membres de leurs conseils municipaux et du conseil général du département, appartient au ministre de l’Intérieur.
Selon les dispositions de l’article 9 de cette loi, la 2e chambre du Conseil d’État est compétente pour examiner notamment les recours formés contre les décisions relevant de l’article 3 h) de la loi et les décisions prises sur recours sont définitives.
134. L’article 32 de la loi sur l’urbanisme no 3194 du 3 mai 1985, publiée au Journal officiel le 9 mai 1985, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, disposait :
« Les constructions réalisées sans permis ou en contradiction avec le permis et ses annexes
Article 32. Aux termes des dispositions de cette loi, lorsque – en dehors des constructions pouvant être réalisées sans permis – (...) il est constaté qu’une construction a été commencée sans permis ou a été érigée en contradiction avec le permis et ses annexes, l’état de la construction est évalué (...) par la municipalité ou la préfecture. La construction [fait l’objet d’une apposition de scellés] et le chantier [est] immédiatement arrêté. L’arrêt du chantier est considéré comme notifié au propriétaire de la construction par l’affichage sur les lieux de la construction du procès-verbal d’arrêt. Une copie de cette notification est remise au muhtar. À compter de cette date, au plus tard dans le délai d’un mois, le propriétaire de la construction, soit en mettant sa construction en conformité avec le permis, soit en obtenant un permis, demande la levée des scellés auprès de la municipalité ou de la préfecture. S’agissant d’une construction non conforme au permis, s’il est constaté, après examen, que cette non-conformité a été [corrigée] ou qu’un permis a été obtenu et que la construction est conforme à ce permis, les scellés sont levés par la municipalité ou la préfecture et la poursuite de la construction sera autorisée. »
L’article 42 de cette loi fixait les sanctions administratives applicables aux constructions non conformes aux dispositions de la loi.
135. La loi no 7269 du 15 mai 1959 relative aux mesures de préventions et de secours à adopter en raison des répercussions des catastrophes sur la vie en général, publiée au journal officiel le 25 mai 1959, définit les mesures de prévention et de secours à adopter pour faire face aux catastrophes naturelles.
136. Le règlement relatif aux constructions à bâtir sur les zones de catastrophes du 2 septembre 1997, modifié le 2 juillet 1998, définissait notamment les critères techniques auxquels devaient satisfaire les bâtiments construits dans les zones de catastrophes.
Le 6 mars 2007 fut publié au journal officiel un nouveau règlement relatif aux constructions à bâtir sur les zones de catastrophes.
137. Le 27 août 1999, la Grande Assemblée nationale de Turquie décida d’établir une commission de recherches chargée d’examiner l’ensemble des mesures prises avant, pendant et après le tremblement de terre. Le 23 décembre 1999, cette commission rendit son rapport, lequel peut notamment se lire comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« VI. Appréciation :
(...)
Malgré la création de cellules de crise qui ont commencé à travailler après le tremblement de terre, nous avons pu constater que les comités d’aide et de sauvetage ainsi que les responsables de la défense civile n’étaient pas suffisamment organisés et qu’il y a eu des retards dans les interventions.
Après le séisme du 17 août, notre société a pu clairement observer que l’assistance s’était transformée en chaos à cause des carences existant dans la préparation et l’organisation. Alors que dans les situations de catastrophes de nature à influer sur la vie de la population le pouvoir revient aux dirigeants publics, ceux-ci n’ont pas fait preuve de suffisamment de sagacité. Cela s’explique indubitablement par l’importance de la zone touchée par le séisme, l’interruption des communications, les coupures d’énergie et l’inaccessibilité des infrastructures.
Cela étant, il y a eu des retards dans la pratique parce que les responsables dans ces départements classés zones à risque sismique majeur ne disposaient [ni] de plans définissant les mesures à adopter face à une catastrophe de ce type, ni d’un plan définissant le rôle et les compétences de chacun en cas de tremblement de terre, ou parce qu’ils n’avaient pas envisagé un tel scénario. Or, compte tenu de la situation critique de la région et de l’éventualité du pire, ils auraient dû être préparés et [auraient dû] pouvoir intervenir de manière efficace (...) Certes, les dirigeants publics siégeant dans les cellules de crise ont poursuivi leur travail avec bonne volonté et abnégation. Il a néanmoins été constaté qu’ils n’étaient pas préparés à une catastrophe naturelle, qu’ils ne disposaient pas de plans et programmes d’intervention d’urgence et que, même s’ils en disposaient, ils n’avaient pu les appliquer en raison du choc causé par l’horreur de la catastrophe.
(...)
Un autre organe [qui] n’a pas agi de manière efficace et suffisante lors des opérations de sauvetage est la direction générale de la défense civile (...) Les équipes de sauvetage civil, en nombre très limité (...) avec approximativement 110 personnes, ont littéralement disparu au milieu des 13 600 immeubles qui se sont effondrés le 17 août. Dès lors, un grand nombre de personnes qui auraient pu être dégagées des décombres ne l’ont pas été et ont succombé. S’il y avait eu, lors des opérations de sauvetage, des équipes de sauvetage civil pour orienter et surveiller les volontaires non formés et sans expérience, il est certain qu’[un plus grand nombre] de nos concitoyens seraient toujours en vie aujourd’hui.
Ce sont les municipalités qui réglementent l’urbanisme dans les départements et les districts. Il a été constaté que ces compétences importantes dévolues aux municipalités au nom de la décentralisation ont été utilisées (...) à des fins politiques (...) Les dirigeants locaux et les municipalités ont utilisé à mauvais escient les prérogatives légales qui leur avaient été attribuées et [ont] transformé leurs villes en amas de béton.
(...) » | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1953 et réside à Budapest.
Alors qu’il percevait déjà une pension de retraite, il prit le 1er juillet 2012 un emploi de fonctionnaire au sein de l’administration municipale du XIIIe arrondissement de Budapest.
Le 1er janvier 2013, un amendement à la loi de 1997 sur les pensions entra en vigueur. Cet amendement suspendait le versement des pensions pour les retraités qui avaient repris un emploi dans certaines parties du secteur public et cette suspension valait pour toute la période pendant laquelle les intéressés occupaient leur emploi. Aucune restriction analogue ne fut mise en place pour les titulaires d’une pension de retraite occupant un emploi dans le secteur privé.
En application de cette nouvelle règle, le versement de la pension de retraite du requérant fut suspendu le 2 juillet 2013. Le requérant forma en vain un recours administratif devant l’administration nationale des pensions (Országos Nyugdíjbiztosítási Főigazgatóság).
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
9. La Loi fondamentale de la Hongrie dispose que :
Article XII
« 1) Toute personne a le droit de choisir librement son emploi et sa profession et de créer une ou plusieurs entreprises. Chacun est tenu, en fonction de ses capacités et de ses possibilités, de contribuer par son travail à l’enrichissement de la collectivité.
2) La Hongrie s’efforce d’assurer les conditions permettant à toute personne apte au travail et souhaitant travailler de pouvoir le faire. »
La loi no LXXXI de 1997 relative aux pensions de la sécurité sociale (1997. évi LXXXI. Törvény a társadalombiztosítási nyugellátásról – « la loi no LXXXI de 1997 ») contient les dispositions suivantes :
Article 83/C
« 1) Le versement de la pension de retraite est suspendu (...) si le retraité occupe un emploi de fonctionnaire, d’agent de l’administration centrale, de haut fonctionnaire d’État, (...), d’agent public, d’agent des services publics, de juge, d’auxiliaire de justice ou d’auxiliaire du parquet, de professionnel des forces de l’ordre ou de miliaire de carrière ou contractuel servant dans les forces de défense hongroises.
(...)
3) Pendant la période où le versement de la pension de retraite est suspendu, l’intéressé demeure considéré comme retraité (nyugdíjas).
4) Le versement de la pension de retraite peut se poursuivre à la demande du bénéficiaire si celui-ci peut prouver qu’il a cessé d’occuper l’emploi relevant du paragraphe 1) ci-dessus.
(...)
Article 102/I
« 1) Les bénéficiaires d’une pension de retraite qui occupent au 1er janvier 2013 un emploi relevant de l’une des catégories énumérées à l’article 83/C(1) ont jusqu’au 30 avril 2013 pour en informer la caisse de retraite.
2) Les personnes occupant au 1er janvier 2013 un emploi relevant de l’une des catégories énumérées à l’article 83/C(1) verront leur pension de retraite suspendue à compter du 1er juillet 2013 si elles occupent encore ledit emploi à cette date. »
Les explications apportées par le législateur concernant l’article 83/C renferment le passage suivant :
« Cet amendement interdit le versement d’une double rémunération aux personnes occupant un emploi de fonctionnaire, d’agent de l’administration centrale, de haut fonctionnaire d’État, (...), d’agent public, d’agent des services publics, de juge, d’auxiliaire de justice ou d’auxiliaire du parquet, de professionnel des forces de l’ordre ou de militaire de carrière ou contractuel servant dans les forces de défense hongroises. Les intéressés ne percevront donc pas de pension de retraite (...) en plus de leur rémunération, et la caisse de retraite suspendra le versement de ladite pension pendant toute la période durant laquelle ils occuperont l’emploi visé. » | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1962 et réside à Prague.
A. Faits à l’origine de la requête
Le requérant se vit délivrer, le 19 juillet 2005, par l’Office national de la sécurité (ci-après « l’Office ») une attestation, valable jusqu’au 18 juillet 2010, confirmant qu’il pouvait avoir accès aux données confidentielles de l’État classées dans la catégorie « secret » (ci-après « attestation de sécurité »). Cette attestation était indispensable pour qu’il puisse occuper la fonction publique d’adjoint d’un vice-ministre de la Défense, qui était la sienne à l’époque.
Le 7 octobre 2005, l’Office reçut d’un service de renseignements une information confidentielle concernant le requérant, classée dans la catégorie « réservé ».
À la suite d’une enquête interne, l’Office décida, le 5 septembre 2006, de mettre fin ex nunc à la validité de l’attestation de sécurité accordée au requérant. Selon cette décision, le requérant présentait un risque pour la sécurité nationale entre autres pour le motif prévu à l’article 14 § 3 d) de la loi no 412/2005 sur la protection des données confidentielles de l’État. Il était indiqué que les faits établis au sujet de son comportement, documentés et étayés par l’information reçue par l’Office le 7 octobre 2005, mettaient en doute ses capacités (nécessaires pour se voir délivrer l’attestation de sécurité) d’être digne de confiance, de ne pas se laisser influencer et de garder secrètes les informations. Il fut noté que, cette information étant classée dans la catégorie « réservé », l’article 122 § 3 de la loi no 412/2005 faisait obstacle à ce qu’elle soit divulguée dans la décision et à ce que celle-ci révèle le raisonnement adopté par l’Office lors de l’évaluation des faits en question.
Il ressort des informations fournies par le Gouvernement que, le 4 octobre 2006, le requérant demanda au ministre de la Défense de le révoquer, pour des raisons de santé, de sa fonction d’adjoint du vice-ministre. Sa demande fut accueillie le jour même ; il fut précisé dans le décret ministériel que la révocation ne mettait pas fin à la relation de travail du requérant. Celle-ci ne prit fin qu’au 31 janvier 2007, à la suite d’une rupture conventionnelle signée par les parties le 20 octobre 2006.
Entre-temps, le requérant forma un recours contre la décision du 5 septembre 2006 auprès du directeur de l’Office qui la confirma, le 18 décembre 2006, pour ce qui concerne l’existence du risque prévu par l’article 14 § 3 d) de la loi no 412/2005. Ce risque, qui n’était pas connu au 19 juillet 2005, découlait du résultat de l’enquête menée par l’Office, qui constituait une information classée dans la catégorie « réservé » à laquelle la décision ne pouvait que renvoyer, sans mentionner son contenu.
Le 19 janvier 2007, se prévalant de l’article 133 § 1 de la loi no 412/2005, le requérant saisit le tribunal municipal de Prague d’une demande tendant à annuler la décision du 18 décembre 2006. Selon lui, cette décision l’avait privé des droits acquis en ce qu’il avait dû renoncer à son poste d’adjoint du vice-ministre de la Défense, alors qu’il y avait adapté son activité au sein de l’administration publique ainsi que sa vie privée. En conséquence, il demandait au tribunal d’apprécier la légalité de cette décision qui se fondait exclusivement sur des données confidentielles qui n’étaient pas énoncées.
Le 16 avril 2007, l’Office transmit au tribunal municipal le dossier du requérant, incluant les documents classés « réservé », qui ne pouvaient pas selon lui être concernés par la dispense de l’obligation de confidentialité au sens de l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005. Il présenta également ses commentaires sur la demande du requérant. Celles-ci furent envoyés au requérant pour duplique. Dans sa duplique du 14 mai 2007, le requérant se prononça notamment sur la nécessité alléguée par l’Office de sauvegarder le caractère confidentiel des documents litigieux.
Par la suite, le requérant et son avocat furent autorisés à étudier le dossier, sauf les parties confidentielles.
Lors de l’audience du 1er septembre 2009, le requérant se vit offrir la possibilité d’exposer ses arguments ainsi que son hypothèse quant aux motifs ayant mené à l’invalidation de son attestation de sécurité. Il observa à cet égard que, selon lui, l’information litigieuse provenait d’un service des renseignements militaires qui voulait ainsi sanctionner son refus de coopérer.
Par jugement du 1er septembre 2009, le tribunal municipal débouta le requérant de sa demande, après lui avoir refusé, sur le fondement de l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005, l’accès à la partie du dossier judiciaire contenant les informations litigieuses provenant du dossier de l’Office. Se référant à l’article 122 § 3 de la loi no 412/2005, le tribunal considéra que la démarche de l’Office, qui avait révélé au requérant la source des informations confidentielles et les conclusions générales qu’il en avait tirées, mais non le contenu de ces informations, n’avait été ni arbitraire ni illégale. De plus, le fait que la décision contestée était susceptible de réexamen judiciaire avait permis au tribunal de prendre connaissance de ces informations et de juger si elles justifiaient la conclusion sur l’existence du risque de sécurité chez le requérant, ce qui était le cas en l’occurrence. Le tribunal nota également qu’il n’existait pas un droit individuel fondamental à occuper une fonction dans l’administration publique, que l’État était autorisé à limiter l’accès des individus à de telles fonctions et qu’il pouvait également définir les conditions dans lesquelles ces individus pouvaient accéder aux informations confidentielles nécessaires pour l’exercice de leurs fonctions. Or, le requérant n’avait pas en l’espèce satisfait ces conditions. Selon cette logique, une personne ne pouvait avoir connaissance des informations confidentielles sur la base desquelles le droit d’accès aux informations confidentielles lui avait été refusé. Le tribunal estima enfin que la confidentialité des informations ayant mené à l’annulation de l’attestation de sécurité accordée au requérant l’empêchait d’examiner l’argument de ce dernier selon lequel les informations litigieuses avaient trait à son refus de coopérer, au-delà de ses obligations légales, avec le service des renseignements militaires ; en tout état de cause, cet argument fut jugé spéculatif car non-étayé par des documents vérifiables.
Le requérant contesta l’arrêt du tribunal municipal par un recours en cassation, se plaignant d’abord de l’impossibilité d’accéder à la partie pertinente du dossier judiciaire ; il estima à cet égard que la révélation d’une information classée dans la catégorie « réservé » (correspondant au degré de confidentialité le moins élevé) ne pouvait pas emporter une menace sérieuse pour l’activité des services de renseignements au sens de l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005. Il se dit ensuite convaincu que l’annulation de son attestation de sécurité avait un lien avec son refus de coopérer avec le service des renseignements militaires, au sujet duquel il ne disposait d’aucune preuve écrite ; mais, ne connaissant pas le contenu de l’information litigieuse, il ne pouvait pas réfuter sa véracité.
Par arrêt du 15 juillet 2010, la Cour administrative suprême rejeta le recours en cassation du requérant pour manque de fondement. Elle releva que la possibilité d’interdire l’accès à une partie du dossier prévue par l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005 n’était pas réservée à une catégorie spécifique d’informations confidentielles ; en l’occurrence, les conditions pour son application étaient satisfaites car la communication des informations litigieuses au requérant aurait pu avoir pour conséquence la divulgation des méthodes de travail du service de renseignements, la révélation de ses sources d’informations ou les tentatives de la part de l’intéressé d’influencer d’éventuels témoins. Se référant à l’arrêt de la Cour constitutionnelle no II. ÚS 377/04, la Cour administrative suprême jugea que les griefs tirés par le requérant de l’iniquité de la procédure n’étaient pas fondés car, eu égard à la spécificité de la procédure résultant du caractère des informations confidentielles en jeu, tous les droits procéduraux de l’intéressé ne pouvaient pas être garantis. Si le pouvoir exécutif avait en effet, dans certaines circonstances, le droit de ne pas communiquer à l’intéressé les motifs concrets pour lesquels il ne pouvait pas se voir délivrer une attestation de sécurité, cette limitation était contrebalancée par la garantie que constituait l’examen de cette décision par les juridictions administratives, disposant d’un accès illimité aux pièces contenues dans le dossier administratif. Dans la présente affaire, la Cour administrative suprême releva que le document confidentiel émanant du service de renseignements contenait les informations – concrètes, complètes, détaillées et portant sur le comportement et le mode de vie du requérant – lesquelles permettaient en l’espèce de s’assurer de leur pertinence pour la question de savoir si le requérant présentait un risque pour la sécurité nationale. Elle observa en outre que ces informations n’avaient aucunement trait au refus du requérant de coopérer avec le service des renseignements militaires.
Le 25 octobre 2010, le requérant introduisit un recours constitutionnel. Il se plaignait de l’iniquité de la procédure suivie en l’espèce. Il faisait valoir en particulier le non-respect de l’égalité des parties, car il n’avait pas eu la possibilité de prendre connaissance de la seule preuve fondant la décision qui lui était défavorable et qui avait entraîné son inaptitude à exercer sa fonction publique. Il se dit par ailleurs convaincu qu’il aurait dû pouvoir consulter la partie pertinente du dossier.
Par décision du 18 novembre 2010, notifiée à l’avocat du requérant le 26 novembre 2010, la Cour constitutionnelle rejeta le recours du requérant pour défaut manifeste de fondement. Se référant à son arrêt no Pl. ÚS 11/2000, elle constata que, eu égard aux spécificités et à l’importance des décisions adoptées en matière d’informations confidentielles où l’intérêt de la sécurité nationale était manifeste, il n’était pas toujours possible d’appliquer dans ces procédures toutes les garanties procédurales de l’équité. En l’espèce, la Cour constitutionnelle estima que, dès lors que la conduite des tribunaux était dûment justifiée, que l’argumentation exposée dans leurs décisions était compréhensible et conforme à la Constitution et qu’ils ne s’étaient pas écartés à l’excès des standards procéduraux ni des principes de la constitutionnalité, il n’y avait pas lieu pour elle d’intervenir dans leur activité décisionnelle.
B. Informations soumises par le Gouvernement
Dans ses observations du 30 avril 2014, le Gouvernement soumit à la Cour un acte d’accusation du 16 mars 2011, par lequel le requérant fut formellement accusé, avec une cinquantaine de personnes, d’avoir participé en 2005-2007 à un groupe criminel organisé en vue d’influencer illégalement les appels d’offre publics au sein du ministère de la Défense. Il ressort de ce document que des actes d’enquête avaient été effectués dès mai 2006. Par jugement du 25 mars 2014, qui n’était pas définitif au 17 juillet 2014, le requérant fut condamné à trois ans de prison et une peine pécuniaire.
Le Gouvernement présenta également une lettre de l’Office datée du 24 mars 2014, par laquelle celui-ci confirme que le document litigieux était toujours classé « réservé » puisque la divulgation des informations qu’il contenait pourrait perturber le travail du service de renseignements, révéler ses méthodes et ses sources d’informations et porter atteinte aux intérêts légitimes des tiers. Dans ce contexte, l’Office mentionna les poursuites pénales du requérant décrites ci-dessus.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Loi no 412/2005 sur la protection des données confidentielles de l’État et sur l’accès à ces données (version en vigueur jusqu’au 23 mai 2007)
Aux termes de l’article 4, les données confidentielles de l’État sont classées dans les catégories suivantes : a) « hautement secret » lorsque leur divulgation à une personne non autorisée ou leur abus peuvent très sérieusement nuire aux intérêts de la République tchèque ; b) « secret » lorsque leur divulgation à une personne non autorisée ou leur abus peuvent sérieusement nuire aux intérêts de la République tchèque ; c) « confidentiel » lorsque leur divulgation à une personne non autorisée ou leur abus peuvent nuire aux intérêts de la République tchèque ; d) « réservé » lorsque leur divulgation à une personne non autorisée ou leur abus peuvent présenter des inconvénients pour les intérêts de la République tchèque. À ce dernier titre, l’article 3 § 5 dispose que présentent des inconvénients pour la République tchèque la divulgation d’une donnée confidentielle à une personne non autorisée ou l’abus d’une telle donnée, lesquels peuvent avoir pour conséquence :
a) la perturbation des activités des forces armées de la République tchèque, de l’OTAN ou d’un de ses États membres ou d’un État membre de l’UE,
b) l’échec, la complication ou la mise en danger d’une enquête sur les infractions pénales autres que les infractions particulièrement graves, ou le fait de faciliter leur perpétration,
c) l’atteinte aux intérêts économiques importants de la République tchèque ou de l’UE ou d’un de ses États membres,
d) la perturbation des négociations commerciales ou politiques importantes entre la République tchèque et une puissance étrangère, ou
e) la perturbation des opérations de sécurité ou de renseignement.
Les articles 11-14 de la loi définissent les conditions d’accès des personnes physiques aux données classées dans les catégories « haut secret », « secret » et « confidentiel » (lesquelles sont plus strictes que pour accès aux données de la catégorie « réservé »).
Aux termes de l’article 11 § 1, une personne physique peut se voir accorder l’accès à de telles données confidentielles lorsqu’elle en a un besoin indispensable pour exercer sa fonction ou son activité professionnelle, lorsqu’elle détient une attestation de sécurité valable pour la catégorie nécessaire de données et qu’elle a reçu des instructions appropriées.
L’article 12 § 1 définit comme suit les conditions d’octroi de l’attestation de sécurité à une personne physique :
« L’Office délivre une attestation de sécurité à une personne physique qui
a) est ressortissante de la République tchèque, d’un État membre de l’UE ou de l’OTAN ;
b) remplit les conditions prévues par l’article 6 § 2 [pleine capacité juridique, l’âge de 18 ans au moins, casier judiciaire vierge] ;
c) est fiable du point de vue de la personnalité ;
d) est fiable du point de vue de la sécurité nationale. »
Selon l’article 12 § 2, la personne physique doit remplir les conditions prévues au paragraphe 1 tout au long de la validité de l’attestation.
L’article 13 § 1 dispose qu’est fiable du point de vue de la personnalité une personne physique qui ne souffre pas de troubles susceptibles d’avoir des répercussions sur sa fiabilité ou sur sa capacité de garder secrètes les informations. Aux termes du paragraphe 2 de l’article 13, cela est attesté soit par une déclaration sur la fiabilité du point de vue de la personnalité et, lorsque la loi le prévoit, également par un rapport d’expertise.
Aux termes de l’article 14 § 1, est considérée comme fiable du point de vue de la sécurité nationale une personne qui ne présente pas de risque pour la sécurité.
Selon l’article 14 § 2, est considéré comme un risque pour la sécurité nationale :
a) une activité sérieuse ou répétée dirigée contre les intérêts de la République tchèque, ou
b) activité consistant à réprimer les droits et libertés fondamentaux, ou un soutien à une telle activité.
L’article 14 § 3 liste les éléments qui peuvent être considérés comme présentant un risque pour la sécurité nationale. Selon la lettre d), il peut s’agir d’un comportement qui se répercute sur les capacités de la personne d’être digne de confiance, de ne pas se laisser influencer et de garder secrètes les informations.
Selon l’article 89 § 7, la partie à la procédure selon cette loi et son représentant ont le droit, avant l’adoption de la décision, de consulter le dossier et d’en faire des relevés, à l’exception de la partie contenant une donnée confidentielle.
L’article 122 § 3 dispose que la motivation d’une décision prise en vertu de cette loi doit consigner les motifs ayant mené à l’adoption de la décision, les éléments sur lesquels elle se fonde ainsi que le raisonnement adopté par l’Office lors de l’évaluation de ceux-ci et lors de l’application de la réglementation. Lorsque certains des motifs constituent des informations confidentielles, la décision ne doit comporter que la référence aux éléments sur lesquels elle se fonde et leur degré de confidentialité. Le raisonnement adopté par l’Office lors de leur évaluation et les motifs de l’adoption de la décision ne doivent être mentionnés que dans la mesure où ils ne constituent pas des informations confidentielles.
Aux termes de l’article 133 § 1, la décision du directeur de l’Office peut être contestée devant un tribunal au travers d’une action.
L’article 133 § 2 dispose que lors du réexamen judiciaire, le tribunal administre les preuves de manière à respecter l’obligation de sauvegarder la confidentialité des informations figurant dans les résultats de l’enquête ou dans les registres des services de renseignements ou de la police. Une audition ne peut porter sur ces faits que si la personne liée par l’obligation de confidentialité en est dispensée ; la dispense ne peut pas être accordée lorsque cela pourrait mettre en péril ou sérieusement compromettre l’activité des services de renseignements ou de la police. Cela vaut également pour les preuves autres que l’audition.
Conformément à l’article 133 § 3, l’Office désigne les faits mentionnés au paragraphe 2 qui ne peuvent pas être selon lui concernés par la dispense de l’obligation de confidentialité. Lorsque le risque existe de mettre en péril ou de sérieusement compromettre l’activité des services de renseignements ou de la police, le président de la chambre décide que les parties du dossier ayant un lien avec ces faits seront mises à part ; ces parties du dossier ne peuvent pas être consultées par la personne participant à la procédure ni par son représentant.
B. Pratique de la Cour constitutionnelle
Le 12 juillet 2001, le plénum de la Cour constitutionnelle a adopté l’arrêt no Pl. ÚS 11/2000 relatif à une loi sur les faits confidentiels (no 148/1998), depuis lors en grande partie remplacée par la loi no 412/2005 précitée, qui ordonnait à l’Office national de la sécurité de ne jamais communiquer à la personne concernée les motifs de la non-délivrance de l’attestation de sécurité. La cour observa que, lors d’un conflit entre les intérêts d’un individu et ceux de l’État, il faut prendre en compte et respecter les intérêts de la sécurité nationale, qui ont un caractère existentiel et justifient une certaine limitation de la sphère privée d’un individu ; pour sauvegarder la sécurité nationale, l’État doit en effet disposer des outils appropriés, dont la protection des données confidentielles auxquelles ne peuvent accéder que les personnes remplissant les conditions prévues par la loi. On ne saurait cependant en déduire que l’État peut agir de manière arbitraire à l’égard de ses citoyens et limiter leurs droits fondamentaux au-delà du nécessaire. La Cour constitutionnelle a admis que le fait de motiver d’une manière détaillée la non-délivrance d’une attestation de sécurité pourrait dans certains cas mettre sérieusement en péril les intérêts de l’État ou des tierces personnes. Cependant, même dans de tels cas spécifiques, il n’est pas possible de renoncer à la protection des droits fondamentaux de l’individu. De l’avis de la Cour constitutionnelle, il n’y a d’ailleurs pas toujours lieu de ne pas divulguer à la personne concernée les motifs pour lesquels elle n’est pas considérée comme apte à accéder aux informations confidentielles, car il est plutôt exceptionnel qu’une telle divulgation mette réellement en péril les intérêts de l’État. Sinon il deviendrait pratiquement impossible pour la personne de faire disparaître les motifs pour lesquels elle ne s’est pas vu délivrer l’attestation de sécurité, même dans les cas où elle pourrait les faire disparaître et où leur divulgation ne compromettrait ni les intérêts de l’État ni ceux des tiers. Il est pourtant manifeste que la non-délivrance de l’attestation a des répercussions considérables sur la sphère personnelle de la personne concernée, que ce soit sur le plan juridique (révocation d’une fonction, motif de licenciement) ou sur le plan factuel (réactions négatives des collègues et des proches). Si la loi peut définir les conditions et limitations pour l’exercice de certains emplois ou activités, celles-ci doivent être transparentes et prévisibles et celui dont les droits sont en jeu doit avoir la possibilité de se défendre dûment contre les ingérences.
Or, lorsque la loi ordonne à l’Office de ne jamais communiquer les motifs de la non-délivrance de l’attestation de sécurité, la personne concernée peut ne pas savoir, ou même ne pas se douter, qu’elle a été considérée comme inapte à accéder aux informations confidentielles et ignorer les motifs de cette décision. Pour toutes ces raisons, on ne pouvait pas admettre une interdiction absolue et sans exception de communiquer les motifs de la non-délivrance de l’attestation de sécurité. D’un autre côté, il y a lieu de respecter l’intérêt public légitime à protéger les données confidentielles et à ne pas communiquer notamment les motifs dont la publication mettrait en péril cet intérêt ou toucherait les intérêts légitimes des tiers. Il incombe au législateur de trouver, dans une nouvelle législation, une voie appropriée pour refléter et concilier les intérêts privé et public.
Il a également été noté que la loi no 148/1998 mettait en place une réglementation spéciale d’une procédure administrative qui se distinguait de celle prévue par le code administratif. Cependant, le seul fait d’exclure ce type de procédure administrative de la réglementation générale du code administratif n’était pas contraire aux principes constitutionnels puisque la seule question décisive était celle de savoir si la procédure spéciale préservait ou non les droits constitutionnel des personnes concernées. En l’espèce, il s’agissait de savoir si la décision sur la (non-)délivrance d’une attestation de sécurité concernait les droits et libertés fondamentales, auquel cas il serait contraire à la Constitution de l’exclure d’un réexamen judiciaire. Le fait que la non-délivrance de l’attestation de sécurité peut mener jusqu’à la perte d’un certain emploi résulte des dispositions de la loi no 148/1998 selon lesquelles l’exercice d’une profession nécessitant de prendre connaissance de données confidentielles est conditionné par la possession de l’attestation de sécurité. Si la personne intéressée ne se voit pas délivrer cette attestation, elle ne peut plus exercer sa profession initiale et peut être transférée à un autre poste (si c’est possible), révoquée de sa fonction, voire renvoyée du service public. La décision de ne pas délivrer l’attestation de sécurité représente donc une ingérence sensible dans la relation de travail (ou de service) et, partant, dans le droit fondamental à un libre choix de profession. Dès lors, les garanties du droit à un procès équitable s’appliquent même à ce domaine assez spécifique.
Dans un arrêt no II. ÚS 377/04 du 6 septembre 2007, la Cour constitutionnelle a estimé, par rapport à une attestation de la fiabilité du point de vue de la sécurité nationale, nécessaire selon la loi no 148/1998 à l’exercice des activités sensibles :
« La délivrance de l’attestation de la fiabilité du point de vue de la sécurité nationale constitue l’octroi d’un privilège extraordinaire et il incombe exclusivement à l’autorité administrative de décider, sur la base et dans les limites du pouvoir que lui confère la loi et dans le cadre de sa discrétion, s’il va ou non octroyer ce privilège à la personne concernée. Dans chaque cas individuel, l’autorité administrative est tenue de décrire de manière compréhensible comment elle a apprécié les faits établis, quelles conclusions elle en a tirées, ce qu’elle a pris en compte et ce qu’elle a considéré comme sans pertinence. Le pouvoir discrétionnaire de l’administration doit être susceptible de réexamen. (...) il y a lieu de respecter le fait que, eu égard aux spécificités et à l’importance des décisions en matière de données confidentielles, où l’intérêt de l’État à la sécurité est très prononcé, il n’est pas toujours possible de respecter toutes les garanties procédurales courantes d’un procès équitable (par ex. la publicité de l’audience). Cependant il a déjà été souligné que même dans ce type de procédure, il incombe au législateur de rendre possible la réalisation des garanties appropriées relatives à la protection d’un tribunal (...), fût-ce – selon la nature de l’affaire et compte tenu du caractère de la fonction – une protection particulière et différenciée. (...) Il n’est certainement pas possible que l’Office soit obligé, sous prétexte du respect absolu des droits procéduraux d’une partie à la procédure, de faire état dans ses décisions des faits qui pourraient mettre en péril l’intérêt de l’État, l’effectivité du travail des services de renseignements ou de la police, ou bien la sécurité de leurs agents ou des tierces personnes. Il y a lieu de veiller avec d’autant plus de diligence à ce que ces buts ne soient pas poursuivis au mépris des principes de l’État de droit ou au détriment des droits fondamentaux de l’individu. Il ressort de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle que (...), lors du réexamen d’une décision dont la conséquence directe est de limiter la possibilité d’exercer un certain emploi, l’intérêt public à la confidentialité ne peut pas justifier l’exclusion de cette décision du champ d’application de (...) l’article 6 § 1 de la Convention garantissant le droit à la protection judiciaire. »
Dans un arrêt no I. ÚS 828/09, la Cour constitutionnelle a considéré que le droit à un libre choix de profession, garanti par l’article 26 de la Charte des droits et libertés fondamentales, ne peut pas être interprété comme consacrant le droit de chacun à une profession concrète mais plutôt comme donnant à chaque individu le droit de choisir la profession qu’il voudrait exercer. Néanmoins, pour entrer dans une relation de travail concrète ou pour entamer une activité indépendante concrète, il doit remplir les conditions prévues par la loi pour une telle profession ou activité. Il n’est pas non plus possible de déduire du droit à un libre choix de profession le droit à la délivrance d’une attestation de sécurité, qui n’est garanti ni par la Charte ni par les textes de rang infra-constitutionnel.
C. Pratique de la Cour administrative suprême
Dans un arrêt no 6 As 14/2006 du 31 janvier 2007, la Cour administrative suprême a relevé que la délivrance de l’attestation de sécurité à une personne concrète constitue l’octroi d’un privilège extraordinaire et qu’il incombe exclusivement à l’autorité administrative de décider, sur la base et dans les limites du pouvoir que lui confère la loi et dans le cadre de sa discrétion, s’il va ou non octroyer ce privilège à la personne concernée.
Dans un arrêt no 5 As 44/2006 du 30 janvier 2009, la Cour administrative suprême a considéré que, en interprétant la notion de « risque pour la sécurité nationale », les pièces recueillies doivent être examinés par rapport à une éventuelle possibilité d’un risque pour la sécurité. Dès lors, le seul soupçon sur l’existence des risques pour la sécurité nationale suffit pour conclure que la personne n’est pas fiable du point de vue de la sécurité nationale.
Dans un arrêt no 7 As 5/2008 du 9 avril 2009, la Cour administrative suprême a énoncé les exigences que doivent remplir les rapports des services de renseignements qualifiés de confidentiels pour pouvoir faire l’objet d’un réexamen judiciaire. Ainsi, ils doivent contenir les informations concrètes ou leur résumé pour que l’Office national de la sécurité et, le cas échéant, le tribunal puissent effectivement vérifier la pertinence des faits établis par les services de renseignements, à savoir notamment la crédibilité des informations établies par eux, leur mise en balance et leur rapport aux questions décisives pour la procédure de sécurité. C’est de cette manière qu’il est possible d’éviter l’arbitraire qui pourrait sévir si l’Office puis, le cas échéant, le tribunal devaient se contenter de « croire » les services de renseignements sans pouvoir prendre connaissance de leurs informations.
Dans un arrêt no 7 As 31/2011 du 25 novembre 2011, la Cour administrative suprême a noté que, afin de trouver un équilibre entre l’intérêt de garantir à la personne concernée l’équité de la procédure et l’intérêt de sauvegarder la confidentialité des informations nécessaires à la protection de l’intérêt public, le tribunal chargé du réexamen doit avoir accès à toutes les informations ayant servi de base à la décision litigieuse. Plus que dans une procédure « courante » où les parties disposent des mêmes informations que le tribunal, ce dernier est ici le garant du droit à un procès équitable, ce qui appelle une activité accrue du tribunal vis-à-vis de l’administration publique. C’est d’ailleurs pourquoi les juges ont accès, tout au long de l’exercice de leurs fonctions, à toutes les catégories de données confidentielles, et ce sans attestation. Ainsi, le contrôle judiciaire, qui doit s’étendre aux informations pertinentes pour le résultat de la procédure administrative, peut dans une mesure suffisante prévenir l’arbitraire, tout en sauvegardant autant que nécessaire la confidentialité des données. La cour a également relevé que les faits établis doivent dans leur ensemble constituer une base convaincante pour conclure que, dans un cas concret, ces faits représentent réellement un risque pour la sécurité nationale. Ce qui importe c’est la valeur informative des faits établis, dont il faut apprécier la crédibilité et considérer s’ils ont interprétés correctement et s’ils n’ont pas en réalité une signification autre que celle qui s’en dégage au premier abord.
Dans un arrêt no 7 As 117/2012 du 21 décembre 2012, la Cour administrative suprême a estimé ce qui suit :
« C’est le tribunal qui garantit que les motifs de la décision seront dûment et complètement réexaminés. Étant donné que l’ignorance des motifs d’une décision négative limite le plaignant, ou l’empêche d’argumenter de manière effective, le tribunal est tenu d’examiner la procédure et les motifs de la décision dans leur totalité, même au-delà des points soulevés par le plaignant. (...)
En sus, il doit aussi examiner s’il est justifié de tenir en secret les données confidentielles. Si tel n’est pas le cas, il serait sans doute obligé d’administrer la preuve et d’en faire une appréciation explicite dans le jugement. (..)
Si le tribunal administratif devait croire les services de renseignements sans pouvoir vérifier que leurs allégations reposent sur les informations réelles et vraisemblablement véridiques, il renoncerait à sa fonction de contrôle de l’administration publique. (...) »
Dans un arrêt no 3 As 63/2012 du 19 juin 2013, la Cour administrative suprême a relevé que l’article 133 § 2 de la loi no 412/2005 constituait une lex specialis par rapport à la réglementation générale du code de la justice administrative relative à la consultation du dossier, laquelle est donc inapplicable en la matière. Il ressort de la jurisprudence que, en cas de limitation des droits procéduraux d’une partie à la procédure, il faut dûment motiver la non-communication à cette partie d’une donnée confidentielle et ne pas limiter ses droits procéduraux plus que ne l’exige la protection des intérêts publics. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’il faudra priver les parties desdits droits procéduraux et ne pas leur communiquer même le contenu de l’information confidentielle. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1951 et réside à Gödöllő.
En novembre 1991, il prit un poste de pasteur au sein de l’Église réformée de Hongrie (Magyar Református Egyház). À compter de décembre 2003, il exerça sa charge dans la paroisse de Gödöllő. Ses droits et obligations, ainsi que sa rémunération, étaient définis dans une lettre de nomination (lelkészi díjlevél) émise par le conseil presbytéral de la paroisse.
Le 22 juin 2005, il fut informé qu’une procédure disciplinaire avait été engagée contre lui parce qu’il avait déclaré dans un journal local que des subventions publiques avaient été illégalement versées à un internat calviniste. Entretemps, le 21 juin 2005, le tribunal ecclésiastique de première instance l’avait suspendu de ses fonctions avec effet immédiat jusqu’au prononcé d’une décision sur le fond, pour une durée maximale de soixante jours. Il reçut un courrier indiquant qu’il avait droit, en vertu de l’article 82(1) de la Loi no I de 2000 de l’Église calviniste hongroise, à 50 % de son allocation de service pendant la durée de sa suspension.
Le 27 septembre 2005, le tribunal ecclésiastique de première instance congédia le requérant à titre disciplinaire. À une date non précisée, le tribunal ecclésiastique de deuxième instance confirma cette décision et licencia définitivement le requérant à effet du 1er mai 2006.
Le 26 juin 2006, le requérant porta l’affaire devant le tribunal du travail du comté de Pest, sollicitant le paiement de 50 % de son allocation de service et d’autres prestations auxquelles il estimait avait droit pendant sa suspension. Soutenant que sa suspension avait atteint sa durée légale maximale le 21 octobre 2005, il demandait en outre le paiement de l’intégralité de son allocation de service de cette date à son licenciement, soit le 30 avril 2006. Il soutenait en substance que son service ecclésial était analogue à un emploi en invoquant les règles fiscales à cet effet (paragraphe 20 ci-dessous).
Le 22 décembre 2006, le tribunal du travail mit fin (megszüntette) à la procédure, jugeant qu’il n’était pas compétent pour statuer sur la demande du requérant. Il considéra qu’en vertu de l’article 2(3) de la Loi no I de l’Église calviniste hongroise, le service des pasteurs au sein de l’Église obéissait à des règles ecclésiastiques, tandis que l’emploi des laïcs au sein de l’Église était régi par le code du travail étatique. En conséquence, puisque le litige qui lui était soumis concernait le service ecclésial du requérant, les dispositions du code du travail n’étaient pas applicables en l’espèce et il n’existait aucune procédure devant les juridictions étatiques permettant de statuer sur ses demandes.
Le tribunal régional du comté de Pest confirma la décision en appel le 27 avril 2007. Le requérant ne forma pas de pourvoi devant la Cour suprême.
Le 10 septembre 2007, il introduisit une action fondée sur le droit civil contre l’Église calviniste hongroise. Sa demande se fondait en premier lieu sur les articles 277(1) et 478(1) de l’[ancien] code civil et sur le contrat de mandat qu’il estimait avoir conclu avec l’Église. Il soutenait que pour la période du 21 octobre 2005 (date à laquelle il affirmait que la suspension était devenue illégale) au 30 avril 2006 (date de son licenciement définitif), il avait droit à une rémunération pour ses services, qui correspondait à l’allocation de service prévue dans sa lettre de nomination. Il sollicitait par conséquent l’exécution du contrat. À titre subsidiaire, il fondait sa demande sur les articles 318(1) et 339(1) de l’[ancien] code civil et sur l’inexécution par l’Église de ses obligations contractuelles en vertu du contrat de mandat. Il affirmait qu’en ne lui payant pas l’allocation due pour la période comprise entre le 21 octobre 2005 et le 30 avril 2006, l’Église avait failli à ses obligations contractuelles. Par conséquent, il demandait des dommages et intérêts correspondant à la perte des allocations de service auxquelles il aurait eu droit en vertu du contrat pendant la période susmentionnée.
Le tribunal central de district de Pest débouta le requérant au motif qu’aucune relation contractuelle n’avait été établie en droit civil entre les parties. Jugeant que l’action n’avait aucun fondement en droit civil, il n’examina pas les demandes subsidiaires du requérant, telles que la responsabilité contractuelle ou la reconnaissance de dette.
Le tribunal régional de Budapest confirma la décision de première instance en appel, jugeant que l’Église calviniste hongroise n’avait pas qualité dans la procédure puisque le requérant avait été nommé par la paroisse de Gödöllő, une entité juridique distincte.
Le requérant forma un pourvoi devant la Cour suprême. Dans son arrêt du 28 mai 2009, celle-ci annula la décision finale et mit fin (megszüntette) à la procédure. Elle déclara ce qui suit :
« (...) Il est nécessaire, pour déterminer les règles applicables à l’accord (megállapodás) en question et au respect des droits et obligations qui en découlent, de tenir compte de l’objet même de l’accord qui sous-tend la demande effective du plaignant ainsi que de ses éléments définissant les droits et les obligations des parties. Le tribunal de première instance a déclaré à bon droit que l’accord sur lequel le requérant fondait sa demande n’était pas un contrat de mandat de droit civil ni un contrat conclu par des parties jouissant d’une autonomie personnelle en matière de commercialisation de [biens et services]. Le plaignant avait été nommé pasteur par une procédure ecclésiastique et les obligations de la défenderesse étaient définies dans une lettre de nomination émise par le conseil presbytéral. Les parties avaient établi entre elles une relation de service pastoral, régie par le droit ecclésiastique.
En vertu de l’article 15(1) de la Loi no IV de 1990 sur la liberté de conscience et de religion et sur les Églises, l’Église est séparée de l’État. Aux termes du paragraphe (2), aucune coercition étatique ne peut être employée pour faire appliquer les lois et règlements internes des Églises.
Compte tenu de ces dispositions, le requérant peut présenter une demande en vertu du droit ecclésiastique devant les organes compétents de l’Église calviniste. Le fait que l’accord conclu en vertu du droit ecclésiastique ressemble à un contrat régi par le code civil n’implique pas que l’État soit compétent ni qu’il soit possible aux juridictions judiciaires de statuer sur cet accord au sens de l’article 7 du code civil. (En l’espèce, les caractéristiques essentielles d’un contrat de mandat et la conclusion d’un pareil contrat n’ont pu être établies elles non plus).
Le tribunal du travail a tiré la même conclusion dans le cadre de la procédure précédente lorsqu’il a examiné la demande sous l’angle du droit du travail étatique, déclarant qu’elle ne pouvait être soumise aux juridictions judiciaires.
Le tribunal de première instance a souligné à bon droit que puisque l’accord litigieux n’avait pas de base légale en droit civil, il ne pouvait examiner la demande subsidiaire du requérant (indemnité pour inexécution de contrat). Compte tenu du raisonnement ci-dessus, il n’y avait aucun motif pour statuer sur le fond de la demande.
En conséquence, la Cour suprême annule l’arrêt définitif, en ce compris le jugement de première instance, et clôt la procédure en vertu des articles 130(1) (a) et 157 (a) du code de procédure civile (...) »
Cet arrêt fut notifié au requérant après le 9 juillet 2009.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Le code de procédure civile, en vigueur à l’époque des faits, dispose ce qui suit :
Article 130
« 1) Le tribunal rejette une requête sans citation [c’est-à-dire sans examen sur le fond] (...) s’il peut être établi (...) :
a) que la compétence des juridictions hongroises est exclue du fait de la Loi en vigueur ou d’une convention internationale ;
b) que la requête du plaignant relève de la compétence d’un autre tribunal ou d’une autre autorité ou qu’elle est du ressort d’un autre tribunal mais que l’article 129 [sur le renvoi des affaires] ne peut être appliqué faute des informations nécessaires ;
c) que l’affaire doit être précédée d’autres procédures ;
d) que la même action portant sur les mêmes demandes et le même objet est déjà en cours ou a déjà été tranchée par le tribunal précédent ou par un autre tribunal ;
e) que l’une des parties n’a pas la capacité d’ester en justice ;
f) que la requête est prématurée ou qu’elle ne peut être tranchée dans le cadre d’une procédure judiciaire ;
g) que la requête a été introduite par une personne qui n’a pas d’autorité légale ou que, lorsque la loi prescrit que l’action doit être introduite contre une certaine personne, le plaignant, bien qu’il en ait été averti, n’introduit pas de procédure contre le défendeur ;
h) que les délais sont dépassés et que le plaignant n’a pas demandé de réinscription au rôle ou que les tribunaux ont rejeté sa demande ;
i) que les motifs énumérés à l’article 124(4) sont présents ;
j) que le plaignant n’a pas représenté, dans les délais requis, une requête incomplète précédemment rejetée ou qu’il a représenté une requête incomplète et que l’affaire n’est pas en état d’être jugée. »
Article 157
« Le tribunal clôt l’examen de l’affaire [sans procéder à un examen sur le fond] :
a) lorsque la requête aurait déjà dû être rejetée, sans citation, en vertu de l’article 130(1), lettres a) à h) (...) »
L’[ancien] code civil, dans sa version en vigueur à l’époque des faits, dispose ce qui suit :
Article 7
« Tous les organes de l’État ont le devoir de protéger les droits conférés par la loi. À moins que la loi n’en dispose autrement, les tribunaux sont compétents pour statuer sur toute contestation relative à ces droits. »
Article 277
« (1) Les contrats sont exécutés conformément à leurs stipulations, au lieu et à la date, et conformément à la quantité et à la qualité qu’ils prévoient... »
Article 318
« (1) Les dispositions de la responsabilité délictuelle s’appliquent à la responsabilité contractuelle... »
Article 339
« (1) Toute personne qui cause un préjudice à autrui en violation de la loi doit répondre de ce préjudice. Elle est exonérée de sa responsabilité si elle est en mesure de prouver qu’elle a agi conformément à ce qui est généralement attendu dans les circonstances. »
Article 478
« (1) Le mandant (megbízó) paie [au mandataire] une rémunération appropriée, à moins que les circonstances ou la relation entre les parties n’indiquent que le mandataire (megbízott) a accepté le mandat sans contrepartie. »
La loi de 1990 sur l’Église, dans sa version en vigueur à l’époque des faits, dispose ce qui suit :
Article 15
« (2) Aucune coercition étatique ne peut être exercée afin de faire appliquer les lois et règlements internes des Églises. »
La décision de la Cour constitutionnelle no 32/2003 (VI. 4) AB du 4 juin 2003 soumise par le Gouvernement, contient les passages suivants :
« (...) La Cour constitutionnelle a fait une interprétation exhaustive de l’article 60 (3) de la Constitution dans sa décision no 4/1993 (II.12) AB :
En conséquence :
(...) En vertu du principe de séparation de l’Église et de l’État, l’État n’est pas autorisé à s’immiscer dans les questions religieuses ou dans les affaires internes des Églises. Il appartient aux Églises ou à leurs organes autorisés de faire appliquer les règles des Églises gouvernant les relations ecclésiastiques internes entre les Églises et leurs membres dans le cadre de procédures édictées par elles.
Il ne peut être exclu, sur la base des loi étatiques et des règles ecclésiastiques – lesquelles opèrent séparément – que les deux systèmes de règles distincts puissent régir des relations juridiques similaires. Il peut exister, entre une Église et ses membres, des relations régies par les normes ecclésiastiques internes. Aucune autorité publique ne peut intervenir pour faire appliquer ces normes. Cependant, il peut également exister [entre les mêmes parties] des relations juridiques prévues par les lois étatiques et régies par celles-ci, y compris les voies de recours possibles. Le respect des droits et obligations découlant de relations juridiques fondées sur les lois étatiques peut être assuré par la coercition étatique.
(...) Le droit fondamental d’accès à un tribunal (...) n’emporte pas un droit illimité d’introduire une action en justice. Toutefois, un élément essentiel d’un droit fondamental ne peut être restreint par une loi du parlement et toute limitation éventuelle doit être indispensable et proportionnée aux objectifs visés. (...)
Conformément au droit fondamental d’accès à un tribunal, une personne au service d’une Église jouit [comme tout autre citoyen] d’un droit constitutionnel de se tourner vers une juridiction étatique si son emploi repose sur des lois étatiques, pour régler un différend relatif à son emploi.
Les organes étatiques (...) doivent déterminer en vertu des lois étatiques si dans une affaire donnée, il existe entre les parties une relation juridique régie par les lois étatiques, auquel cas, ils doivent déterminer la procédure qu’il convient de suivre. Toutefois, lorsqu’un tribunal ou une autorité étatique établit, sur le fondement des lois étatiques, qu’il n’est pas compétent, il ne doit pas ... interpréter ni appliquer les règles ecclésiastiques. L’administration de la justice par l’État ne doit pas porter atteinte à l’autonomie des Églises.
(...) Selon une interprétation conjointe de la doctrine de séparation de l’Église et de l’État et du droit d’accès à un tribunal, les litiges relatifs aux droits et obligations des personnes exerçant une charge religieuse qui sont régis par les lois étatiques doivent être jugés sur le fond par les juridictions étatiques. Ces dernières doivent toutefois respecter l’autonomie de l’Église dans leurs procédures.
(...) Il résulte de la doctrine de séparation de l’Église et de l’État que l’État ne peut être institutionnellement lié à aucune Église ; par conséquent, aucune coercition étatique ne peut être employée pour faire appliquer les règles internes des Églises. »
Le requérant soutient qu’en vertu de l’avis juridique no 1997/151, une circulaire émise conjointement par le ministère des Finances et l’administration fiscale, la rémunération mensuelle que les représentants ecclésiastiques reçoivent de leur paroisse (« salaire ecclésiastique ») doit être considérée comme un revenu tiré d’un emploi au sens des articles 24 à 27 de la Loi relative à l’impôt sur le revenu des personnes physiques. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1949 et réside à Istanbul. Il exerce la profession d’écrivain et de journaliste, et déclare être un activiste dans le domaine des droits de l’homme.
Il publia un article à la une du numéro 84 de l’hebdomadaire Türkiye’de Cuma (« Vendredi en Turquie »), paru le 29 août 2003. Son article, intitulé « Si les pachas [les généraux] n’obéissent pas », contenait des propos critiques à l’encontre de militaires de grade supérieur sur le point de partir à la retraite. Il insinuait que certains généraux des forces armées lançaient de fausses alertes pour une présumée avancée du fondamentalisme et de l’anti-laïcité, qu’ils s’en servaient comme d’un prétexte pour intervenir aisément dans la politique générale du pays, et qu’ils semblaient avoir des liens avec certains milieux des affaires, des médias et des hauts fonctionnaires et même la mafia, dans le but de créer une atmosphère politique en adéquation avec leur vision du monde. Il suggérait à ces haut gradés de fonder un parti politique lors de leur retraite et d’exposer leurs projets politiques au peuple, au lieu de « décider seuls de l’avenir de la nation, au nom de la nation ». Il ajoutait que les généraux de l’armée qui s’immisçaient selon lui dans la politique générale du pays lui semblaient être loin des réalités sociales et que, dans leur approche des questions sociales, ils manquaient d’empathie et de sensibilité avec diverses couches de la société.
Par un acte d’accusation du 9 janvier 2004, le parquet militaire près le troisième corps d’armée à Istanbul requit, devant le tribunal militaire près le même corps d’armée, la condamnation du requérant en vertu de l’article 95 §§ 4 et 5 du code pénal militaire, lequel, d’après lui, sanctionnait les actes prenant comme cible des supérieurs hiérarchiques militaires et tendant à détériorer les liens hiérarchiques dans le domaine militaire et à briser la confiance envers les commandants.
Le requérant souleva une objection d’incompétence du tribunal militaire pour le juger, argüant de son statut de civil et invoquant la Convention et son droit à la liberté d’expression.
Par une décision du 12 juillet 2004, le tribunal militaire se déclara incompétent en faveur de la cour d’assises de Bakırköy, au motif qu’il ne s’agissait pas d’une infraction de caractère militaire et que le requérant devait être jugé par les juridictions non militaires pour dénigrement des forces armées de l’État, infraction prévue par l’article 159 de l’ancien code pénal. Le tribunal militaire nota que le requérant, en soutenant que les forces armées étaient dirigées par des commandants qui semblaient avoir des liens avec certains milieux des affaires et même la mafia et qui paraissaient être loin des réalités sociales, avait terni l’image de l’ensemble des forces armées. Il souligna que les commandants attaquées étaient des représentants en plein pouvoir des forces armées et avaient la compétence d’agir au nom des cellesci.
Le 9 août 2004, le commandant du troisième corps d’armée forma un pourvoi contre cette décision d’incompétence. Il soutenait notamment que l’article litigieux constituait un acte qu’il fallait examiner sur le terrain de l’article 95 § 4 du code pénal militaire. Il maintint à cet égard que la disposition pénale militaire mentionnée constituait une lex specialis par rapport à l’article 159 du code pénal.
Le parquet militaire introduisit, pour les mêmes motifs, un pourvoi en cassation, estimant que les tribunaux militaires devaient être compétents pour connaître de l’affaire, que le requérant n’avait pas visé l’ensemble des forces armées, mais avait indéniablement terni l’image de deux généraux de l’armée, ce qui pourrait briser la confiance des leurs subordonnés envers ces commandants et ainsi affaiblir les liens hiérarchiques au sein des forces armées.
Ni le pourvoi du commandant ni celui du parquet, tous deux versés au dossier, ne furent communiqués au requérant.
Le 3 mai 2005, la Cour de cassation militaire, qui examina les pourvois, infirma le jugement d’incompétence et renvoya le dossier devant le tribunal militaire. Dans ses motifs, la Cour de cassation cita la nécessité de requalifier les faits et de les examiner sur le terrain de l’article 95 § 4 du code pénal militaire. Elle indiqua que les dispositions de l’article 95 § 4 du code pénal militaire et de l’article (ancien) 159 du code pénal partageaient les même éléments matériels ou moraux, mais se distinguaient par la protection qu’ils fournissaient, respectivement à des particuliers (article 95 § 4) et à l’institution elle-même (article 159). La Cour de cassation militaire estima que, même si les propos du requérant, comportaient des éléments des deux infractions pénales précitées, la portée générale de l’article incriminé semblait viser plus le comportement de deux généraux de l’armée que l’ensemble des forces armées. Leur reprocher d’être désobéissants donc de manquer de discipline pourrait briser la confiance des subordonnés envers ces commandants et ainsi affaiblir les liens hiérarchiques au sein des forces armées.
Par un jugement du 1er mars 2006, le tribunal militaire de première instance, après avoir réexaminé le dossier, se déclara de nouveau incompétent en faveur des tribunaux non militaires. Il indiqua que la nouvelle loi sur la presse désignait les juridictions pénales non militaires comme compétentes pour connaître des délits commis par la voie de la presse et ne les faisait plus relever des lois spéciales.
Le 24 mars 2006, le commandant du troisième corps d’armée forma de nouveau un pourvoi contre la décision d’incompétence du tribunal militaire. Il fit observer notamment que l’arrêt de la Cour de cassation militaire du 3 mai 2005 avait été rendu postérieurement à la modification de la loi mentionnée et que les dispositions du code pénal militaire (loi no 353), permettant le jugement des civils devant les juridictions militaire, n’avaient pas été modifiées.
Alors que l’affaire était pendante devant la Cour de cassation militaire, la loi no 5530 du 29 juin 2006 apporta des modifications au code pénal militaire et supprima, entre autres, la compétence des tribunaux militaires de juger des civils pour ce qui est des délits tels que ceux reprochés au requérant. Le parquet près la Cour de cassation militaire renvoya dès lors le dossier du requérant devant le tribunal militaire de première instance, tout en exprimant un avis prévoyant l’incompétence des juridictions militaires en la matière.
Par un jugement du 14 novembre 2006, le tribunal militaire se déclara de nouveau incompétent et renvoya l’affaire devant le 2ème tribunal correctionnel de Bağcılar.
Entre temps, suite à une fusion des zones de juridiction de Bağcılar et Bakırköy, le dossier fut renvoyé devant le 24ème tribunal correctionnel de Bakırköy. Par un jugement du 11 mars 2008, ce dernier se déclara incompétent et renvoya le dossier devant le 2ème tribunal correctionnel de Bakırköy, compétent dans les délits commis par la voie de la presse. Par un jugement du 26 mai 2008, le 2ème tribunal correctionnel de Bakırköy renvoya l’affaire devant le 16ème tribunal correctionnel de Bakırköy, au motif que celui-ci était l’ancien 2ème tribunal correctionnel de Bağcılar. Par un jugement du 12 mars 2009, le 16ème tribunal correctionnel saisit la cour d’assises de Bakırköy d’un litige sur la compétence des tribunaux. Finalement, la cour d’assises de Bakırköy trancha le conflit de compétence en faveur du 2ème tribunal correctionnel de Bakırköy et renvoya l’affaire devant ce tribunal.
Par un jugement du 9 juin 2010, le 2ème tribunal correctionnel de Bakırköy déclara la procédure éteinte par prescription, calculée sur la base de l’article 95 § 4 du code pénal militaire.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
L’article 159 § 1 de l’ancien code pénal disposait ce qui suit :
« Est passible d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement quiconque, publiquement, dénigre ou présente comme dénigrés (tahkir ve tezyif edenler) la turcité, la République ou la Grande Assemblée nationale de Turquie ; le gouvernement de la République de Turquie, les organes judiciaires, les forces armées ou la sûreté de l’État (Devletin askeri veya emniyet muhafaza kuvvetleri).
(...)
L’expression d’opinions critiques, en l’absence d’intention de dénigrer, de présenter comme dénigré ou d’insulter, ne constitue pas un délit. »
L’article 301 du nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er juin 2005, se lisait à l’époque des faits comme suit :
« Est passible d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement quiconque dénigre (aşağılayan) publiquement la turcité, la République ou la Grande Assemblée nationale de Turquie ;
Est passible d’une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement quiconque dénigre (aşağılayan) publiquement le gouvernement de la République de Turquie, les organes judiciaires, les forces armées ou les forces de l’ordre de l’État (Devletin askeri ve emniyet teşkilatı) ;
(...)
L’expression d’opinions critiques ne constitue pas un délit. »
Par ailleurs, l’article 301 du code pénal fut amendé par la loi no 5759 du 29 avril 2008, en ce que, d’une part, la notion de turcité (Türklük) fut remplacée par l’expression « nation turque » et que, d’autre part, les autorités judiciaires ne peuvent plus engager des poursuites pénales en vertu de l’article 301 qu’après avoir obtenu l’approbation du ministre de la Justice.
L’article 95 §§ 4 et 5 du code pénal militaire se lit comme suit :
« 4. Est passible d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement quiconque commet publiquement des actes de dénigrement dans le but de (matuf olarak) détériorer les liens hiérarchiques et de briser la confiance envers les supérieurs ou commandants.
Si les délits mentionnés dans cet article sont commis par la voie de presse, les peines seront majorées. » | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1939 et réside à Rome.
A. Le contexte dans lequel s’est tenu le G8 de Gênes
Les 19, 20 et 21 juillet 2001 se déroula à Gênes, sous la présidence italienne, le vingt-septième sommet du G8.
En vue de ce sommet, de nombreuses organisations non gouvernementales avaient constitué un groupe de coordination nommé Genoa Social Forum (« GSF »), dans le but d’organiser à Gênes, à la même période, un sommet altermondialiste (voir le Rapport final de l’enquête parlementaire d’information sur les faits survenus lors du G8 de Gênes (« Rapport final de l’enquête parlementaire »), pp. 7-18).
Depuis la réunion de l’Organisation mondiale du commerce tenue à Seattle en novembre 1999, pareilles manifestations du mouvement altermondialiste se déroulent lors des sommets interétatiques ou lors des réunions d’institutions internationales concernant les divers aspects de la gouvernance globale. Elles s’accompagnent parfois d’actes de vandalisme et d’accrochages avec la police (ibidem).
La loi no 349 du 8 juin 2000 (« la loi no 349/2000 ») avait confié l’organisation des réunions préliminaires et du sommet final des chefs d’État et de gouvernement prévu pour juillet 2001 à une structure plénipotentiaire créée au sein de la présidence du Conseil des ministres. Plusieurs réunions rassemblèrent les représentants du GSF, le chef de la structure plénipotentiaire, le préfet de Gênes, le Ministre de l’Intérieur, le Ministre des Affaires étrangères et des représentants des institutions locales (Rapport final de l’enquête parlementaire, pp. 18-21).
Un important dispositif de sécurité fut mis en place par les autorités italiennes (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 12, CEDH 2011). La loi no 349/2000 autorisait le préfet de Gênes à recourir au personnel des forces armées. En outre, une « zone rouge » avait été délimitée dans le centre historique de la ville concerné par les réunions du G8, dans laquelle seuls les riverains et les personnes qui devaient y travailler pouvaient pénétrer. L’accès au port avait été interdit et l’aéroport fermé au trafic. La zone rouge était enclavée dans une zone jaune qui, à son tour, était entourée d’une zone blanche (zone normale).
D’après les informations rassemblées par la préfecture de police de Gênes jusqu’en juillet 2001 (Rapport final de l’enquête parlementaire, p. 23), les divers groupes attendus dans le cadre des manifestations pouvaient, en fonction de leur dangerosité, être rapportés à divers blocs : le « bloc rose », non dangereux ; le « bloc jaune » et le « bloc bleu », considérés comme comprenant des auteurs potentiels d’actes de vandalisme, de blocages de rues et de rails, et d’affrontements avec la police ; et, enfin, le « bloc noir », dont faisaient partie plusieurs groupes anarchistes et, plus généralement, des manifestants qui, agissant cagoulés, masqués et vêtus de noir, auraient à l’occasion d’autres sommets systématiquement commis des saccages (« les black blocks »).
Le 19 juillet 2001, deux manifestations se déroulèrent pendant la journée sans aucun incident. Des désordres se produisirent dans la soirée (Rapport final de l’enquête parlementaire, p. 25).
Le 20 juillet, plusieurs manifestations étaient annoncées dans diverses zones de la ville et des rassemblements étaient prévus sur certaines places (« piazze tematiche ») (Rapport final de l’enquête parlementaire, pp. 25-27).
Le matin du 20 juillet, les black blocks provoquèrent de nombreux incidents et des accrochages avec les forces de l’ordre, et saccagèrent des banques et des supermarchés (Giuliani et Gaggio, précité, § 17). La prison de Marassi fut attaquée et divers commissariats de police furent l’objet d’actes de vandalisme (Giuliani et Gaggio, précité, § 134, et Rapport final de l’enquête parlementaire, p. 26).
Les black blocks provoquèrent le même type d’incidents lors du passage dans la rue Tolemaide du cortège des Tute Bianche, un groupe susceptible d’être rangé dans le « bloc jaune ». Ce cortège fut ensuite la cible d’engins lacrymogènes lancés par une unité de carabiniers, qui avancèrent en faisant usage de leurs matraques ou de bâtons non réglementaires. Certains manifestants se dispersèrent, d’autres réagirent à l’assaut en lançant vers les forces de l’ordre des objets contondants ; les véhicules des forces de l’ordre, à leur tour, parcoururent à vive allure les lieux des accrochages, défonçant les barricades placées par les manifestants et repoussant ceux-ci. Les accrochages entre manifestants et forces de l’ordre se poursuivirent dans les alentours (Giuliani et Gaggio, précité, §§ 17-20, 126-127 et 136).
Des heurts similaires se produisirent vers 15 heures, place Manin (Rapport final de l’enquête parlementaire, p. 26).
Vers 17h20, au cours d’un accrochage place Alimonda, Carlo Giuliani, un jeune manifestant, fut atteint par un coup de feu provenant d’une jeep de carabiniers qui tentaient d’échapper à des manifestants (Giuliani et Gaggio, précité, §§ 21-25).
Le 21 juillet, la manifestation finale des altermondialistes eut lieu ; environ 100 000 personnes y participèrent (Giuliani et Gaggio, précité, § 114).
Les saccages et les dévastations commencèrent le matin et se poursuivirent dans la ville tout au long de la journée. Au début de l’après-midi, la tête du cortège rencontra sur son parcours un groupe d’une centaine de personnes qui se tenaient face aux forces de l’ordre. De nouveaux accrochages éclatèrent, avec projection de gaz lacrymogène et charges des forces de l’ordre, auxquels le cortège fut mêlé (Rapport final de l’enquête parlementaire, pp. 27-28).
Au cours des deux jours d’incidents, plusieurs centaines de manifestants et de membres des forces de l’ordre furent blessés ou intoxiqués par les gaz lacrymogènes. Des quartiers entiers de la ville de Gênes furent dévastés.
B. La constitution d’unités spéciales de forces de l’ordre afin d’arrêter les black blocks
Le matin du 21 juillet 2001, le chef de la police ordonna au préfet A., chef adjoint de la police et chef de la structure plénipotentiaire, de confier la direction d’une perquisition de l’école Paul Klee à M.G., chef du service central opérationnel de la police criminelle (« SCO ») (voir l’arrêt no 1530/2010 de la cour d’appel de Gênes du 18 mai 2010 (« l’arrêt d’appel »), p. 194). Une vingtaine de personnes furent arrêtées à l’issue de cette opération, mais elles furent immédiatement remises en liberté sur ordre du parquet ou du juge des investigations préliminaires (arrêt d’appel, p. 196).
Il ressort des déclarations du préfet A. devant le tribunal de Gênes que l’ordre du chef de la police s’expliquait par sa volonté de passer à une ligne de conduite plus « incisive » devant aboutir à des arrestations afin d’effacer l’impression que la police était restée sans réaction devant les saccages et les dévastations commis dans la ville. Le chef de la police aurait souhaité la constitution de grandes patrouilles mixtes, placées sous la direction de fonctionnaires des unités mobiles et du SCO et coordonnées par des fonctionnaires ayant sa confiance, et ce dans le but d’arrêter les black blocks (voir le jugement no 4252/08 du tribunal de Gênes, rendu le 13 novembre 2008 et déposé le 11 février 2009 (« le jugement de première instance »), p. 243 ; voir aussi l’arrêt no 38085/12 de la Cour de cassation du 5 juillet 2012, déposé le 2 octobre 2012 (« l’arrêt de la Cour de cassation »), pp. 121122).
Le 21 juillet, à 19 h 30, M.G. ordonna à M.M., chef de la division des enquêtes générales et des opérations spéciales (DIGOS) de Gênes, de mettre à disposition des agents de son unité afin que fussent formées, avec d’autres agents de l’unité mobile de Gênes et du SCO, les patrouilles mixtes (Rapport final de l’enquête parlementaire, p. 29).
C. Les faits ayant précédé l’irruption de la police dans les écoles DiazPertini et Diaz-Pascoli
La municipalité de Gênes avait mis à la disposition du GSF, entre autres, les locaux de deux écoles adjacentes, situées dans la rue Cesare Battisti, pour qu’un centre multimédia pût y être installé. En particulier, l’école Diaz-Pascoli (« Pascoli ») abritait une unité de presse et des bureaux provisoires d’avocats ; l’école Diaz-Pertini abritait quant à elle un point d’accès à Internet. À la suite des orages qui s’étaient abattus sur la ville et qui avaient rendu impraticables certaines zones de camping, la municipalité avait autorisé l’utilisation de l’école Diaz-Pertini comme lieu d’hébergement de nuit pour les manifestants.
Les 20 et 21 juillet, des habitants du quartier signalèrent aux forces de l’ordre que des jeunes habillés en noir étaient entrés dans l’école Diaz-Pertini et qu’ils avaient pris du matériel dans le chantier qui y était ouvert en raison de travaux en cours.
Au début de la soirée du 21 juillet, l’une des patrouilles mixtes transita dans la rue Cesare Battisti, provoquant une réaction verbale enflammée de la part de dizaines de personnes qui se trouvaient devant les deux écoles. Une bouteille vide fut lancée en direction des véhicules de police (jugement de première instance, pp. 244-249, et arrêt de la Cour de cassation, p. 122).
De retour à la préfecture de police, les fonctionnaires de police qui dirigeaient la patrouille relatèrent les faits lors d’une réunion tenue par les plus hauts fonctionnaires des forces de l’ordre (notamment le préfet A., le préfet L.B., le préfet de police C. et M.G.).
Après avoir pris contact avec le responsable du GSF auquel l’école Diaz-Pertini avait été confiée, ils décidèrent de procéder à une perquisition pour recueillir des éléments de preuve et, éventuellement, arrêter les membres des black blocks responsables des saccages Après avoir écarté l’hypothèse d’un assaut de l’école au gaz lacrymogène, ils retinrent les modalités suivantes : une unité de la police, constituée majoritairement d’agents appartenant à une division spécialisée dans les opérations antiémeute et ayant suivi une formation ad hoc (le « VII Nucleo antisommossa », constitué au sein de l’unité mobile de Rome) devait « sécuriser » le bâtiment ; une autre unité devait procéder à la perquisition ; enfin, une unité de carabiniers devait entourer le bâtiment afin d’empêcher la fuite des suspects. Le chef de la police fut également informé de l’opération (jugement de première instance, pp. 226 et 249-252, et Rapport final de l’enquête parlementaire, pp. 29-31).
En fin de soirée, un grand nombre d’agents des forces de l’ordre, issus de divers unités et services, quittèrent la préfecture de police de Gênes et se dirigèrent vers la rue Cesare Battisti (Rapport final de l’enquête parlementaire, idem). D’après l’arrêt de la Cour de cassation, le nombre total de participants à l’opération s’élevait à « environ 500 agents de police et carabiniers, ces derniers étant chargés seulement d’encercler le bâtiment ». L’arrêt d’appel (p. 204) souligne que ce nombre n’a jamais été déterminé avec exactitude.
D. L’irruption de la police dans l’école Diaz-Pertini
Vers minuit, une fois arrivés à proximité des deux écoles, les membres du VII Nucleo antisommossa, munis de casques, boucliers et matraques de type tonfa, ainsi que d’autres agents équipés à l’identique commencèrent à avancer au pas de course. Un journaliste et un conseiller municipal, qui se trouvaient à l’extérieur des bâtiments des deux écoles, furent attaqués à coups de pied et de matraque (jugement de première instance, pp. 253-261).
Certains occupants de l’école Diaz-Pertini qui se trouvaient à l’extérieur regagnèrent alors le bâtiment et en fermèrent la grille et les portes d’entrée, essayant de les bloquer avec des bancs de l’école et des planches de bois. Les agents de police s’amassèrent devant la grille qu’ils forcèrent avec un engin blindé après avoir tenté en vain de l’enfoncer à coups d’épaule. Enfin, l’unité de police décrite ci-dessus enfonça les portes d’entrée (ibidem).
Les agents se répartirent dans les étages du bâtiment, partiellement plongés dans le noir. Avec, pour la plupart d’entre eux, le visage masqué par un foulard, ils commencèrent à frapper les occupants à coups de poing, de pied et de matraque, en criant et en menaçant les victimes. Des groupes d’agents s’acharnèrent même sur des occupants qui étaient assis ou allongés par terre. Certains des occupants, réveillés par le bruit de l’assaut, furent frappés alors qu’ils se trouvaient encore dans leur sac de couchage ; d’autres le furent alors qu’ils se tenaient les bras levés en signe de capitulation ou qu’ils montraient leurs papiers d’identité. Certains occupants essayèrent de s’enfuir et de se cacher dans les toilettes ou dans des débarras du bâtiment, mais ils furent rattrapés, battus, parfois tirés hors de leurs cachettes par les cheveux (jugement de première instance, pp. 263-280, et arrêt d’appel, pp. 205-212).
Le requérant, âgé de soixante-deux ans à l’époque des faits, se trouvait au rez-de-chaussée. Réveillé par le bruit, il s’était, à l’arrivée de la police, assis dos contre le mur à côté d’un groupe d’occupants et avait les bras en l’air (jugement de première instance, pp. 263-265 et 313). Il fut frappé surtout sur la tête, les bras et les jambes, les coups portés causant de multiples fractures : fractures du cubitus droit, du styloïde droit, de la fibule droite et de plusieurs côtes. D’après les déclarations de l’intéressé devant le tribunal de Gênes, le personnel sanitaire entré dans l’école après la fin des violences l’avait pris en charge en dernier, malgré ses appels au secours.
Le requérant fut opéré à l’hôpital Galliera de Gênes, où il demeura quatre jours, puis, quelques années plus tard, à l’hôpital Careggi de Florence. Il se vit reconnaître une incapacité temporaire de travail supérieure à quarante jours. Il a gardé des blessures décrites ci-dessus une faiblesse permanente du bras droit et de la jambe droite (jugement de première instance, pp. XVII et 345).
E. L’irruption de la police dans l’école Pascoli
Peu après l’irruption dans l’école Diaz-Pertini, une unité d’agents fit irruption dans l’école Pascoli, où des journalistes étaient en train de filmer ce qui se passait tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’école Diaz-Pertini. Une station radio relatait ces événements en direct.
À l’arrivée des agents, les journalistes furent forcés de mettre fin aux prises de vue et à l’émission de radio. Des cassettes qui contenaient les reportages filmés pendant les trois jours du sommet furent saisies et les disques durs des ordinateurs des avocats du GSF furent gravement endommagés (jugement de première instance, pp. 300-310).
F. Les événements qui suivirent l’irruption dans les écoles Diaz-Pertini et Pascoli
Après l’irruption dans l’école Diaz-Pertini, les forces de l’ordre vidèrent les sacs à dos et les autres bagages des occupants, sans chercher à en identifier les propriétaires respectifs ni à expliquer la nature de l’opération en cours. Elles réunirent une partie des objets ainsi collectés dans un drapeau noir qui se trouvait dans la salle de gymnastique de l’école. Au cours de cette opération, certains occupants furent emmenés dans cette même salle et contraints de s’asseoir ou de s’allonger par terre (jugement de première instance, pp. 285-300).
Les quatre-vingt-treize occupants de l’école furent arrêtés et accusés d’association de malfaiteurs visant au saccage et à la dévastation.
Ils furent pour la plupart conduits dans des hôpitaux de la ville. Certains d’entre d’eux furent transférés immédiatement dans la caserne de Bolzaneto.
Dans la nuit du 21 au 22 juillet, le chef de l’unité de presse de la police italienne, interviewé à proximité des écoles, déclara que, au cours de la perquisition, la police avait trouvé des vêtements et cagoules noirs similaires à ceux utilisés par les black blocks. Il ajouta que les nombreuses taches de sang dans le bâtiment s’expliquaient par les blessures que la plupart des occupants de l’école Diaz-Pertini se seraient faites au cours des accrochages de la journée (jugement de première instance, pp. 170-172).
Le lendemain, à la préfecture de police de Gênes, la police montra à la presse les objets saisis lors de la perquisition, dont deux cocktails Molotov. La tenue d’un agent, qui avait participé à l’irruption dans l’école Diaz-Pertini, fut également montrée ; elle présentait une déchirure nette qui pouvait avoir été causée par un coup de couteau (ibidem).
Les poursuites engagées contre les occupants des chefs d’association de malfaiteurs visant au saccage et à la dévastation, de résistance aggravée aux forces de l’ordre et de port abusif d’armes ont abouti à l’acquittement des intéressés.
G. La procédure pénale engagée contre des membres des forces de l’ordre pour l’irruption dans les écoles Diaz-Pertini et Pascoli
Le parquet de Gênes ouvrit une enquête en vue d’établir les éléments sur lesquels s’était fondée la décision de faire irruption dans l’école Diaz-Pertini, et d’éclaircir les modalités d’exécution de l’opération, l’agression au couteau qui aurait été perpétrée contre l’un des agents et la découverte des cocktails Molotov, ainsi que les événements qui avaient eu lieu dans l’école Pascoli.
En décembre 2004, après environ trois ans d’investigations, vingt-huit personnes parmi les fonctionnaires, cadres et agents des forces de l’ordre furent renvoyées en jugement. Par la suite, deux autres procédures, concernant trois autres agents, furent jointes à la première.
Le requérant s’était constitué partie civile à l’audience préliminaire du 3 juillet 2004. Au total, le parties civiles, dont des dizaines d’occupants italiens et étrangers des deux écoles ainsi que des syndicats et d’autres associations non gouvernementales, étaient au nombre de cent dix-neuf.
Cette procédure porta sur les événements de l’école Diaz-Pertini, lieu d’hébergement du requérant (paragraphes 31-34 ci-dessus), et sur ceux de l’école Pascoli (paragraphes 36 et 37 ci-dessus). Elle comporta l’audition de plus de trois cents personnes parmi les accusés et les témoins (dont beaucoup d’étrangers), deux expertises et l’examen d’un abondant matériel audio-visuel.
Sur les événements de l’école Diaz-Pertini
Les chefs d’accusation retenus relativement aux événements de l’école Diaz-Pertini furent les suivants : faux intellectuel, calomnie simple et aggravée, abus d’autorité publique (notamment du fait de l’arrestation illégale des occupants), lésions corporelles simples et aggravées ainsi que port abusif d’armes de guerre.
a) Le jugement de première instance
Par le jugement no 4252/08 du 13 novembre 2008, déposé le 11 février 2009, le tribunal de Gênes déclara douze des accusés coupables de délits de faux (un accusé), de calomnie simple (deux accusés) et de calomnie aggravée (un accusé), de lésions corporelles simples et aggravées (dix accusés) ainsi que de port abusif d’armes de guerre (deux accusés). Le tribunal les condamna à des peines comprises entre deux et quatre ans d’emprisonnement, à l’interdiction d’exercer des fonctions publiques pendant toute la durée de la peine principale ainsi que, solidairement avec le ministère de l’Intérieur, au paiement des frais et dépens et au versement de dommages-intérêts aux parties civiles, auxquelles le tribunal accorda une provision pouvant aller de 2 500 à 50 000 euros (EUR).
Le requérant, en particulier, se vit accorder une provision de 35 000 EUR, qui fut versée en juillet 2009 à la suite d’une saisie-arrêt.
Lors de la détermination des peines principales, le tribunal prit en compte, en tant que circonstances atténuantes, le fait que les auteurs des délits avaient un casier judiciaire vierge et qu’ils avaient agi en état de stress et de fatigue. Un condamné bénéficia de la suspension conditionnelle de la peine et de la non-mention dans le casier judiciaire. Par ailleurs, en application de la loi no 241 du 29 juillet 2006 établissant les conditions à remplir pour l’octroi d’une remise générale des peines (indulto), dix des condamnés bénéficièrent d’une remise totale de leur peine principale et l’un d’eux, condamné à quatre ans d’emprisonnement, bénéficia d’une remise de peine de trois ans.
Dans les motifs du jugement (373 pages sur 527 au total), le tribunal écarta, tout d’abord, la thèse selon laquelle l’opération aurait été organisée dès l’origine comme une expédition punitive contre les manifestants. Il dit admettre que les forces de l’ordre pouvaient croire, à la lumière des événements qui avaient précédé l’irruption (en particulier, les indications des habitants du quartier et l’agression contre la patrouille dans l’après-midi du 21 juillet – paragraphes 26-27 ci-dessus), que l’école Diaz-Pertini hébergeait aussi des black blocks. Il estima cependant que les événements litigieux constituaient une violation claire à la fois de la loi, « de la dignité humaine et du respect de la personne » (di ogni principio di umanità e di rispetto delle persone). En effet, selon lui, même en présence de black blocks, les forces de l’ordre n’étaient autorisées à utiliser la force que dans la mesure où l’emploi de celle-ci aurait été nécessaire pour vaincre la résistance violente des occupants, et ce sous réserve de respecter un rapport de proportionnalité entre la résistance rencontrée et les moyens utilisés. Or, souligna le tribunal, ni le requérant ni, par exemple, une autre occupante qui était de petite stature n’auraient pu accomplir des actes de résistance tels qu’ils auraient justifié les coups qui leur avaient été assenés et qui avaient causé ecchymoses et fractures.
Le tribunal souligna également que le parquet n’avait pas demandé le renvoi en jugement des auteurs matériels des violences, compte tenu de la difficulté de procéder à leur identification, et que la police n’avait pas coopéré efficacement. Il nota à cet égard que des photos anciennes des fonctionnaires accusés avaient été fournies au parquet et que sept ans avaient été nécessaires pour identifier un agent particulièrement violent – filmé au cours de l’irruption –, alors que sa coiffure le rendait aisément reconnaissable.
Dans son appréciation de la responsabilité individuelle des accusés, le tribunal estima que, compte tenu des circonstances de l’affaire, les auteurs matériels avaient agi avec la conviction que leurs supérieurs toléraient les actes qui avaient été les leurs. Il précisa que le fait que certains fonctionnaires et cadres, présents sur les lieux dès le début de l’opération, n’avaient pas immédiatement empêché la poursuite des violences avait contribué aux agissements des agents du VII Nucleo antisommossa et des autres membres des forces de l’ordre. Dès lors, aux yeux du tribunal, seuls ces fonctionnaires et cadres pouvaient être jugés coupables de complicité de délit de lésions.
Le tribunal se pencha ensuite sur la thèse du parquet selon laquelle les forces de l’ordre avaient fabriqué de fausses preuves et relaté des événements fallacieux dans le but de justifier, a posteriori, à la fois la perquisition et les violences.
En ce qui concernait, notamment, le comportement des occupants avant l’irruption de la police, le tribunal observa que les enregistrements vidéo versés au dossier ne montraient pas de jets d’objets de grande dimension depuis le bâtiment mais que l’on pouvait considérer, d’après les déclarations d’un témoin et d’après l’attitude des agents, filmés avec leurs boucliers levés au-dessus de leur tête, que quelques petits objets (pièces de monnaie, boulons, etc.) avaient vraisemblablement été lancés sur les agents pendant qu’il essayaient d’enfoncer la porte d’entrée de l’école.
Quant à l’agression au couteau prétendument subie par un agent, le tribunal, au vu des résultats de l’expertise réalisée sur la tenue de cet agent et des éléments dont il disposait, exposa qu’il ne pouvait ni conclure que cette agression avait réellement eu lieu ni en exclure la possibilité.
En outre, le tribunal nota que les deux cocktails Molotov montrés à la presse le 22 juillet avaient été trouvés par la police dans la ville au cours de l’après-midi du 21 juillet et apportés ensuite, à l’initiative du préfet de police adjoint de Gênes, dans la cour de l’école vers la fin de la perquisition, et qu’ils s’étaient pour finir retrouvés, dans des circonstances peu claires, parmi les objets collectés qui avaient été rassemblés dans le gymnase.
Enfin, le tribunal estima que le procès-verbal de l’opération contenait une description trompeuse des faits, car il faisait état d’une résistance violente de la part de l’ensemble des occupants et ne mentionnait guère que la plupart de ceux-ci avaient été blessés par les forces de l’ordre.
b) L’arrêt d’appel
Saisie par les accusés, par le parquet près le tribunal de Gênes, par le procureur général, par le ministère de l’Intérieur (responsable civil) et par la plupart des victimes, dont le requérant, la cour d’appel de Gênes, par son arrêt no 1530/10 du 18 mai 2010, déposé le 31 juillet 2010, réforma partiellement le jugement entrepris.
Elle déclara les accusés coupables des délits de faux (dix-sept accusés), de lésions aggravées (neuf accusés) et de port abusif d’armes de guerre (un accusé). Elle les condamna à des peines comprises entre trois ans et huit mois et cinq ans d’emprisonnement, et à l’interdiction prononcée pour cinq ans d’exercer des fonctions publiques. En application de la loi no 241 du 29 juillet 2006, tous les condamnés bénéficièrent d’une remise de peine de trois ans.
Le délai de prescription des délits de calomnie aggravée (quatorze accusés), d’abus d’autorité publique du fait de l’arrestation illégale des occupants de l’école Diaz-Pertini (douze accusés) et de lésions simples (neuf accusés) étant échu, la cour d’appel prononça un non-lieu pour ceux-ci. Un non-lieu fut également prononcé en raison de circonstances atténuantes en faveur du chef du VII Nucleo antisommossa, condamné en première instance pour lésions aggravées. Enfin, la cour d’appel acquitta une personne accusée des délits de calomnie simple et de port abusif d’arme de guerre, et une autre personne accusée du délit de calomnie simple.
Les condamnations au versement de dommages-intérêts ainsi qu’aux frais et dépens, rendues en première instance, furent essentiellement confirmées, avec extension des obligations civiles aux accusés qui avaient été condamnés pour la première fois en deuxième instance.
Dans les motifs de l’arrêt (120 pages sur 313 au total), la cour d’appel précisa tout d’abord que, même si les soupçons relatifs à la présence des armes utilisées par les black blocks lors de saccages pouvaient justifier, en principe, la perquisition des écoles, les indices permettant de conclure que tous les occupants des deux écoles étaient armés et pouvaient être considérés comme appartenant aux black blocks étaient néanmoins très faibles.
La cour d’appel indiqua ensuite que plusieurs éléments démontraient que l’opération ne visait nullement à l’identification des black blocks et qu’elle était d’une tout autre nature.
En premier lieu, les plus hauts responsables de la police auraient, dès la planification de la « perquisition », prévu que les premières lignes des forces de l’ordre seraient constituées du VII Nucleo antisommossa et d’autres agents lourdement armés ; aucune consigne, notamment concernant l’utilisation de la force contre les occupants, n’aurait été donnée à ces unités, leur seule tâche étant de « sécuriser » (mettere in sicurezza) le bâtiment.
En deuxième lieu, même des personnes qui se trouvaient à l’extérieur de l’école Diaz-Pertini et qui n’avaient pas montré le moindre signe de résistance auraient été immédiatement attaquées par les forces de l’ordre.
En troisième lieu, les forces de l’ordre auraient donné l’assaut en défonçant les portes sans avoir essayé ni de parlementer avec les occupants en leur expliquant qu’une « perquisition inoffensive » devait avoir lieu, ni de se faire ouvrir pacifiquement la porte, légitimement fermée par ceux-ci selon la cour d’appel. Une fois dans le bâtiment, les agents auraient systématiquement frappé les occupants d’une façon cruelle et sadique, y compris au moyen de matraques non réglementaires. Selon la cour d’appel, les traces de sang visibles sur les photos prises au cours de l’inspection des lieux étaient fraîches et ne pouvaient être que le résultat de ces violences, contrairement à « la thèse honteuse » (« vergognosa tesi ») selon laquelle elles provenaient des blessures survenues lors des accrochages des jours précédents.
À la lumière de ces éléments, la cour d’appel estima que le but de toute l’opération était de procéder à de nombreuses arrestations, même en l’absence de finalité d’ordre judiciaire, l’essentiel étant que celles-ci parviennent à restaurer auprès des médias l’image d’une police perçue comme impuissante. Les plus hauts fonctionnaires des forces de l’ordre auraient donc rassemblé autour du VII Nucleo antisommossa une unité lourdement armée, équipée de matraques de type tonfa dont les coups pouvaient être mortels, et lui auraient donné pour unique consigne de neutraliser les occupants de l’école Diaz-Pertini, en stigmatisant ceux-ci comme étant de dangereux casseurs, auteurs des saccages des jours précédents. La conduite violente et coordonnée de tous les agents ayant participé à l’opération aurait été la conséquence naturelle de ces indications.
Ainsi, d’après la cour d’appel, au moins tous les fonctionnaires en chef et les cadres du VII Nucleo antisommossa étaient coupables des lésions infligées aux occupants. Quant aux responsables de la police de rang plus élevé, la cour d’appel précisa que la décision de ne pas demander leur renvoi en jugement empêchait d’apprécier leur responsabilité au pénal.
De plus, selon la cour d’appel, une fois prise la décision d’investir l’établissement et de procéder aux arrestations, les forces de l’ordre avaient tenté de justifier leur intervention a posteriori.
À cet égard, la cour d’appel nota, d’une part, que, au cours de l’enquête, on avait attribué aux occupants des délits qu’ils n’avaient pas commis : en effet, selon elle, il ne ressortait aucunement de l’instruction ni que les occupants eussent résisté aux forces de l’ordre ni qu’ils eussent lancé des objets sur elles tandis qu’elles stationnaient dans la cour de l’école, les boucliers de quelques agents étant levés vraisemblablement par simple précaution ; et surtout, compte tenu de l’ensemble des circonstances, l’agression au couteau prétendument subie par un agent au cours de l’irruption se serait révélée comme étant une « impudente mise en scène ».
La cour d’appel releva d’autre part que les plus hauts fonctionnaires des forces de l’ordre, présents sur les lieux, avaient convenu de placer les deux cocktails Molotov, trouvés ailleurs au cours de l’après-midi, parmi les objets recueillis lors de la perquisition, et ce dans le but de justifier la décision d’effectuer la perquisition et d’arrêter les occupants de l’école. Pour la cour d’appel, cette arrestation, dépourvue de toute base factuelle et juridique, avait donc été illégale.
Dans la détermination des peines à infliger, la cour d’appel estima que, exception faite du chef du VII Nucleo antisommossa qui avait essayé de limiter les violences et avait, finalement, avoué les délits au cours des débats, aucune circonstance atténuante ne pouvait être retenue pour les autres accusés. S’appuyant notamment sur les déclarations du requérant, la cour d’appel souligna que les agents des forces de l’ordre s’étaient transformés en « matraqueurs violents », indifférents à toute vulnérabilité physique liée au sexe et à l’âge ainsi qu’à tout signe de capitulation, même de la part de personnes que le bruit de l’assaut venait de réveiller brusquement. Elle indiqua que, à cela, les agents avaient ajouté injures et menaces. Ce faisant, ils auraient jeté sur l’Italie le discrédit de l’opinion publique internationale. De surcroît, une fois les violences perpétrées, les forces de l’ordre auraient avancé toute une série de circonstances à la charge des occupants, inventées de toutes pièces.
Le caractère systématique et coordonné des violences de la part des policiers ainsi que lesdites tentatives de les justifier a posteriori dénotaient, aux yeux de la cour d’appel, un comportement conscient et concerté plutôt qu’un état de stress et de fatigue.
Cependant, tenant compte du fait que toute l’opération en cause avait pour origine la directive du chef de la police de procéder à des arrestations et que les accusés avaient dès lors clairement agi sous cette pression psychologique, la cour d’appel détermina les peines en prenant en compte le minimum prévu par la loi pénale pour chacun des délits en question.
c) L’arrêt de la Cour de cassation
Les accusés, le procureur général près la cour d’appel de Gênes, le ministère de l’Intérieur (responsable civil) et certaines des victimes se pourvurent en cassation contre l’arrêt d’appel ; le requérant et d’autres victimes se constituèrent parties dans la procédure.
Par l’arrêt no 38085/12 du 5 juillet 2012, déposé le 2 octobre 2012, la Cour de cassation confirma pour l’essentiel l’arrêt entrepris, déclarant toutefois prescrit le délit de lésions aggravées pour lequel dix accusés et neuf accusés avaient été condamnés respectivement en première et en deuxième instance (paragraphe 49 et 60 ci-dessus).
Dans les motifs de son arrêt (71 pages sur 186 au total), la Cour de cassation se pencha tout d’abord sur l’exception de constitutionnalité de l’article 157 du code pénal, en matière de prescription des infractions pénales, soulevée par le procureur général sur le terrain de l’article 3 de la Convention et, par ricochet, de l’article 117, premier alinéa, de la Constitution. Elle observa que – comme les décisions de première et de deuxième instance l’auraient constaté et comme, d’ailleurs, cela n’aurait jamais été contesté – « les violences perpétrées par la police au cours de leur irruption dans l’école Diaz-Pertini [avaient] été d’une gravité inhabituelle ». La « gravité absolue » aurait tenu à ce que ces violences généralisées, commises dans tous les locaux de l’école, s’étaient déchaînées contre des personnes à l’évidence désarmées, endormies ou assises les mains en l’air ; il s’agissait donc de « violences injustifiées et, comme l’aurait souligné à juste titre par le procureur général, [exercées dans] un but punitif, un but de représailles, visant à provoquer l’humiliation et la souffrance physique et morale des victimes ». Ces violences, d’après la Cour de cassation, pouvaient relever de la « torture » aux termes de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ou bien des « traitements inhumains ou dégradants » aux termes de l’article 3 de la Convention.
La Cour de cassation releva que, en l’absence d’une infraction pénale ad hoc dans l’ordre juridique italien, les violences en cause avaient été poursuivies au titre des délits de lésions corporelles simples ou aggravées, lesquels, en application de l’article 157 du code pénal, avaient fait l’objet d’un non-lieu pour cause de prescription au cours de la procédure. Elle nota que c’était la raison pour laquelle le procureur général avait dénoncé la contradiction entre la réglementation de la prescription des infractions pénales prévue par l’article 157 du code pénal – dans la mesure où cette disposition ne compterait pas les mauvais traitements aux termes de l’article 3 de la Convention parmi les délits imprescriptibles – et l’article 3 de la Convention qui, selon une jurisprudence bien établie de la Cour, entraînerait l’obligation de sanctionner de façon adéquate les mauvais traitements et ferait dès lors obstacle à la prescription des délits ou de l’action pénale en la matière.
La Cour de cassation estima, cependant, qu’un changement des règles de la prescription, tel qu’envisagé par le procureur général, échappait aux pouvoirs de la Cour constitutionnelle, au motif que, selon l’article 25 de la Constitution italienne, seule la loi pouvait établir les infractions et les sanctions pénales.
S’agissant des condamnations pour délits de lésions corporelles, la Cour de cassation, après avoir rappelé les faits ayant précédé l’irruption litigieuse de la police (paragraphes 25-30 ci-dessus), estima logique la constatation de la cour d’appel selon laquelle la directive du chef de la police de procéder à des arrestations aurait entraîné, dès l’origine, la « militarisation » de l’opération de perquisition que la police était censée réaliser dans l’école. Pour la Cour de cassation, le nombre très élevé d’agents, le défaut d’instructions quant aux alternatives à un assaut au gaz lacrymogène contre l’école (paragraphe 29 ci-dessus) et l’absence de toute directive concernant l’utilisation de la force contre les occupants montraient, parmi d’autres éléments, que cette opération n’avait pas été conçue comme une perquisition inoffensive. Ces modalités opérationnelles auraient entraîné le passage à tabac de presque tous les occupants de l’école, d’où la confirmation de la responsabilité, entre autres, des fonctionnaires à la tête du VII Nucleo antisommossa. D’abord, ceux-ci n’auraient fourni aucune indication sur la manière de « sécuriser » le bâtiment et n’auraient jamais informé les agents de la possible présence de personnes inoffensives ; en outre, ils n’auraient pas empêché l’agression contre des personnes qui se trouvaient à l’extérieur du bâtiment, l’irruption violente dans l’école et l’assaut contre les occupants du lieu. En conclusion, comme la cour d’appel l’aurait jugé à raison, ces fonctionnaires auraient été conscients que la violence était concomitante de ce type d’opération.
La Cour de cassation nota que, cependant, même les délits de lésions corporelles aggravées avaient été prescrits le 3 août 2010 par le jeu des délais, des critères de calcul et des interruptions procédurales prévues par les articles 157 et suivants du code pénal, tels que modifiés par la loi no 251 du 5 décembre 2005.
La Cour de cassation confirma, en outre, les conclusions de l’arrêt d’appel quant aux délits de faux, de calomnie et de port abusif d’armes de guerre commis, dans le cadre d’une « opération scélérate de mystification », pour justifier a posteriori les violences perpétrées dans l’école et l’arrestation des occupants. Elle releva, d’une part, que les occupants de l’école n’avaient pas opposé de résistance, ni avant l’enfoncement de la porte d’entrée ni à l’intérieur des locaux, et, d’autre part, que les occupants n’étaient pas en possession de cocktails Molotov, ceux-ci ayant été introduits dans l’école par la police depuis l’extérieur. Aussi la Cour de cassation conclut-elle au caractère fallacieux des rapports de police qui attestaient le contraire et au caractère calomnieux de l’accusation d’association de malfaiteurs formulée contre les occupants. Quant aux conclusions de l’arrêt d’appel concernant l’agression au couteau prétendument subie par un agent, la Cour de cassation se limita à préciser la peine prononcée contre deux agents condamnés de ce fait pour faux (trois ans et cinq mois, comme indiqué dans la motivation de l’arrêt d’appel, au lieu de trois ans et huit mois, comme indiqué dans le dispositif). Enfin, elle prononça une peine de trois ans et trois mois contre un condamné pour délit de faux, du fait de la prescription du délit de lésions corporelles aggravées et de l’inapplicabilité en découlant du critère de calcul prévu par l’article 81 du code pénal en raison du caractère continu des délits.
Sur les événements de l’école Pascoli
Les chefs d’accusation retenus pour les événements de l’école Pascoli furent, notamment, les délits de perquisition arbitraire et de dommages matériels.
Par le jugement no 4252/08 (paragraphe 49 ci-dessus), le tribunal de Gênes estima que l’irruption des agents de police dans l’école Pascoli était la conséquence d’une erreur dans l’identification du bâtiment à perquisitionner. Il jugea en outre qu’il n’y avait pas de preuves certaines permettant de conclure que les accusés avaient effectivement commis dans l’école Pascoli les dégâts dénoncés.
Par l’arrêt no 1530/10 (paragraphe 59 ci-dessus), la cour d’appel de Gênes estima, en revanche, qu’il n’y avait pas d’erreur ou de malentendu à l’origine de l’irruption de la police dans l’école Pascoli. Selon la cour d’appel, les forces de l’ordre avaient voulu supprimer toute preuve filmée de l’irruption qui se déroulait dans l’école voisine Diaz-Pertini et elles avaient endommagé volontairement les ordinateurs des avocats. La cour d’appel prononça toutefois un non-lieu à l’égard du fonctionnaire de police accusé pour cause de prescription des délits litigieux.
Par l’arrêt no 38085/12 (paragraphe 76 ci-dessus), la Cour de cassation confirma cette décision. Elle souligna que la cour d’appel avait pleinement justifié ses conclusions en relevant que, dans l’école Pascoli, la police avait accompli une perquisition arbitraire, visant à la recherche et à la destruction du matériel audiovisuel et de toute autre documentation concernant les événements de l’école Diaz-Pertini.
H. L’enquête parlementaire d’information
Le 2 août 2001, les présidents de la Chambre des députés et du Sénat décidèrent qu’une enquête d’information (indagine conoscitiva) sur les faits survenus lors du G8 de Gênes serait menée par les commissions des Affaires constitutionnelles des deux chambres du Parlement. À cette fin, il fut créé une commission composée de dix-huit députés et de dix-huit sénateurs.
Le 20 septembre 2001, la commission déposa un rapport contenant les conclusions de sa majorité, intitulé « Rapport final de l’enquête parlementaire sur les faits survenus lors du G8 de Gênes ». D’après ce rapport, la perquisition dans l’école Diaz-Pertini « appar[aissait] comme étant peut-être l’exemple le plus significatif de carences organisationnelles et de dysfonctionnements opérationnels ».
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Les dispositions pénales pertinentes
L’article 39 du code pénal (CP) distingue les infractions pénales suivant deux catégories : les délits (delitti) et les contraventions (contravvenzioni).
Les chefs d’inculpation retenus relativement aux événements de l’école Diaz-Pertini et les dispositions pertinentes aux fins de la détermination des peines
D’après l’article 323 du CP, l’officier public ou la personne chargée d’un service public qui, dans l’accomplissement de ses fonctions ou de son service, de manière intentionnelle et en violation de dispositions légales ou réglementaires, se procure ou procure à d’autres un avantage patrimonial injuste ou cause à autrui un préjudice injuste (délit d’abus d’autorité publique) est puni d’une peine d’emprisonnement de six mois à trois ans.
Selon l’article 368 §§ 1 et 2 du CP, toute personne qui, par le biais d’une dénonciation adressée soit à l’autorité judiciaire soit à toute autre autorité ayant le devoir de saisir l’autorité judiciaire, accuse une personne d’avoir commis un délit tout en sachant que celle-ci est innocente ou fabrique des indices à la charge de celle-ci est puni d’une peine d’emprisonnement de deux à six ans. La peine est augmentée si le délit qui constitue l’objet de la dénonciation calomnieuse est puni d’au moins six ans d’emprisonnement.
Aux termes de l’article 479 du CP, l’officier public ou l’individu chargé d’un service public qui, en recevant ou en produisant un document dans l’exercice de ses fonctions, atteste à tort l’existence matérielle des faits exposés comme ayant été accomplis par lui-même ou comme s’étant passés en sa présence ou qui altère autrement la présentation des faits dont le document vise à établir la preuve (faux intellectuel en écritures) est puni d’une peine d’emprisonnement d’un an à six ans ou, si le document a fait foi jusqu’à inscription de faux, de trois à dix ans.
L’article 582 du CP établit que toute personne qui cause à autrui une lésion ayant entraîné une infirmité physique ou mentale est punie de trois mois à dix ans d’emprisonnement.
Aux termes de l’article 583 du CP, la lésion est considérée comme « grave » et est punie d’une peine d’emprisonnement de trois à sept ans si elle entraîne, notamment, une infirmité ou une incapacité temporaire supérieure à quarante jours.
Selon l’article 585 du CP, ces peines sont augmentées, en particulier, jusqu’à un tiers en présence des circonstances aggravantes envisagées par l’article 577 du CP (par exemple si le délit est commis avec préméditation ou dans une des circonstances aggravantes prévues par l’article 61, nos 1 et 4 (paragraphe 93 ci-après)).
Selon l’article 2 de la loi no 895 du 2 octobre 1967, la détention illégale d’armes ou d’explosifs est punie d’une peine d’emprisonnement d’un an à huit ans ainsi que d’une amende.
L’article 4 de la même loi sanctionne le port d’armes ou d’explosifs dans un lieu public ou ouvert au public d’une peine d’emprisonnement de deux à huit ans, en sus d’une amende ; ces peines sont augmentées, entre autres, si le délit est commis par deux ou plusieurs personnes ou s’il est commis la nuit dans un lieu habité.
Le CP prévoit comme circonstances aggravantes communes, entre autres, la commission du délit pour des motifs futiles ou abjects (article 61 § 1), la commission du délit pour cacher un autre délit (article 61 § 2), la commission de sévices ou d’actes cruels à l’encontre d’une personne (article 61 § 4) et, enfin, la commission du délit d’abus de pouvoir inhérents à l’exercice d’une fonction publique ou de violation des devoirs inhérents à l’exercice d’une fonction publique.
L’article 62 énumère les circonstances atténuantes communes. Aux termes de l’article 62-bis du CP, dans la détermination de la peine, le juge peut prendre en considération toute circonstance qui n’est pas visée expressément par l’article 62 et qui peut justifier la diminution de la peine.
En cas de condamnation dans la même décision du chef de plusieurs délits, les peines d’emprisonnement se cumulent tout comme les amendes prévues pour les divers délits (articles 71, 73 et 74 du CP). Toutefois, la peine d’emprisonnement ainsi calculée ne peut pas dépasser, globalement, le quintuple de la peine la plus lourde dont est passible un de ces délits et, en tout état de cause, elle ne peut pas dépasser trente ans (article 78 § 1 du CP).
Si plusieurs délits sont commis par le biais de plusieurs actions ou omissions en lien avec le même projet délictuel, le juge doit infliger la peine prévue pour le délit le plus grave, augmentée jusqu’au triple et toujours dans la limite des plafonds indiqués, notamment, par l’article 78 (article 81 du CP).
La prescription des infractions pénales
La prescription constitue l’un des motifs d’extinction des infractions pénales (Chapitre I du Titre VI du Livre I du CP). Sa réglementation a été modifiée par la loi no 251 du 5 décembre 2005 et par le décret-loi no 92 du 23 mai 2008.
D’après l’article 157 § 1 du CP, l’infraction pénale est prescrite après l’écoulement d’un laps de temps équivalent à la durée de la peine maximale prévue par la loi et pour autant que ce laps de temps ne soit pas inférieur à six ans pour les délits et à quatre ans pour les contraventions.
Les deuxième, troisième et quatrième paragraphes de l’article 157 fixent les critères de calcul du délai de prescription ; le cinquième paragraphe prévoit un délai de prescription de trois ans pour une infraction pénale si celle-ci n’est punie ni par la détention ni par une peine pécuniaire. Le sixième paragraphe double les délais de prescription, calculés à l’aune des paragraphes précédents, pour certains délits (dont l’association de malfaiteurs de type mafieux, la traite d’êtres humains, l’enlèvement, le trafic de drogue). Aux termes du huitième paragraphe du même article, les délits sanctionnés par la peine d’emprisonnement à perpétuité sont imprescriptibles.
L’accusé peut toujours renoncer expressément à la prescription (article 157 § 7 du CP).
100. L’article 158 § 1 du CP dispose que le délai de prescription court à partir de la commission de l’infraction pénale.
101. D’après l’article 160 du CP, le délai de prescription est prorogé en cas d’interruptions de nature procédurale, parmi lesquelles figure le jugement de condamnation. Selon le deuxième paragraphe de l’article 161, exception faite de certains délits qui ne sont pas pertinents en l’espèce, lesdites interruptions ne peuvent pas prolonger le délai – calculé à l’aune de l’article 157 – de plus d’un quart et, dans certains cas, de plus de la moitié (dans certains cas de récidive), de plus de deux tiers (dans le cas de récidive réitérée) ou de plus du double (si l’auteur de l’infraction est un délinquant habituel).
B. La loi no 241 du 29 juillet 2006 (octroi d’une remise de peine)
102. La loi no 241 du 29 juillet 2006 établit les conditions de l’octroi d’une remise générale des peines (indulto). Elle contient un seul article qui, dans sa partie pertinente en l’espèce, se lit comme suit :
« 1. Pour tous les délits commis jusqu’au 2 mai 2006, il est octroyé une remise de peine de trois ans maximum s’agissant d’une peine d’emprisonnement et de 10 000 euros maximum s’agissant d’une peine pécuniaire seule ou en conjonction avec une peine d’emprisonnement (...) »
C. L’action civile en lien avec une infraction pénale
103. D’après les articles 75 et 76 du code de procédure pénale, toute personne ayant subi un préjudice résultant d’une infraction pénale peut introduire une action civile devant les juridictions civiles ou devant les juridictions pénales.
104. Devant les juridictions pénales, l’action civile est introduite par la voie de la constitution de partie civile dans la procédure pénale.
D. Rapport sur l’administration de la justice pour l’année 2013
105. Le Rapport sur l’administration de la justice pour l’année 2013 du premier président de la Cour de cassation, présenté le 24 janvier 2014 lors de l’ouverture de l’année judiciaire, se lit ainsi dans sa partie pertinente en l’espèce (page 29, traduction du greffe) :
Depuis 1989, [...] l’Italie a ratifié la Convention des Nations unies contre la torture, s’engageant [ainsi] à introduire dans notre système juridique cette infraction pénale très grave, et établissant son imprescriptibilité ainsi que l’inapplicabilité de mesures comme l’amnistie et la grâce. Vingt-cinq ans après rien n’a été fait, de sorte que les actes de torture qui sont commis en Italie tombent inévitablement sous l’empire de la prescription, faute d’une loi sanctionnant la torture en tant que telle par l’infliction de peines adéquates proportionnées à la gravité des faits. »
E. Proposition de loi visant à l’introduction du délit de torture dans l’ordre juridique italien
106. Le 5 mars 2014, le Sénat italien a approuvé une proposition de loi (no S-849, qui fusionne les projets nos S-10, S-362, S-388, S-395, S-849 et S-874) visant à l’introduction du délit de torture dans l’ordre juridique italien. Cette proposition a été transmise par la suite à la Chambre des députés pour approbation.
III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNATIONAL
A. Déclaration universelle des droits de l’homme
107. L’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 dispose :
« Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »
B. Pacte international relatif aux droits civils et politiques
108. L’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, entré en vigueur le 23 mars 1976 et ratifié par l’Italie le 15 septembre 1978, dispose :
« Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique. »
C. Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
109. Les articles pertinents en l’espèce de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, entrée en vigueur le 26 juin 1987 et ratifiée par l’Italie le 12 janvier 1989, sont ainsi libellés :
Article 1
« 1. Aux fins de la présente Convention, le terme « torture » désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles.
Cet article est sans préjudice de tout instrument international ou de toute loi nationale qui contient ou peut contenir des dispositions de portée plus large. »
Article 2
« 1. Tout État partie prend des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction.
Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture.
L’ordre d’un supérieur ou d’une autorité publique ne peut être invoqué pour justifier la torture. »
Article 4
« 1. Tout État partie veille à ce que tous les actes de torture constituent des infractions au regard de son droit pénal. Il en est de même de la tentative de pratiquer la torture ou de tout acte commis par n’importe quelle personne qui constitue une complicité ou une participation à l’acte de torture.
Tout État partie rend ces infractions passibles de peines appropriées qui prennent en considération leur gravité. »
Article 5
« 1. Tout État partie prend les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître des infractions visées à l’article 4 dans les cas suivants :
a) Quand l’infraction a été commise sur tout territoire sous la juridiction dudit État ou à bord d’aéronefs ou de navires immatriculés dans cet État ;
b) Quand l’auteur présumé de l’infraction est un ressortissant dudit État ;
c) Quand la victime est un ressortissant dudit État et que ce dernier le juge approprié.
Tout État partie prend également les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître desdites infractions dans le cas où l’auteur présumé de celles-ci se trouve sur tout territoire sous sa juridiction et où ledit État ne l’extrade pas conformément à l’article 8 vers l’un des États visés au paragraphe 1 du présent article.
La présente Convention n’écarte aucune compétence pénale exercée conformément aux lois nationales. »
Article 10
Tout État partie veille à ce que l’enseignement et l’information concernant l’interdiction de la torture fassent partie intégrante de la formation du personnel civil ou militaire chargé de l’application des lois, du personnel médical, des agents de la fonction publique et des autres personnes qui peuvent intervenir dans la garde, l’interrogatoire ou le traitement de tout individu arrêté, détenu ou emprisonné de quelque façon que ce soit.
Tout État partie incorpore ladite interdiction aux règles ou instructions édictées en ce qui concerne les obligations et les attributions de telles personnes.
Article 11
Tout État partie exerce une surveillance systématique sur les règles, instructions, méthodes et pratiques d’interrogatoire et sur les dispositions concernant la garde et le traitement des personnes arrêtées, détenues ou emprisonnées de quelque façon que ce soit sur tout territoire sous sa juridiction, en vue d’éviter tout cas de torture.
Article 12
« Tout État partie veille à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis sur tout territoire sous sa juridiction. »
Article 13
« Tout État partie assure à toute personne qui prétend avoir été soumise à la torture sur tout territoire sous sa juridiction le droit de porter plainte devant les autorités compétentes dudit État qui procéderont immédiatement et impartialement à l’examen de sa cause. Des mesures seront prises pour assurer la protection du plaignant et des témoins contre tout mauvais traitement ou toute intimidation en raison de la plainte déposée ou de toute déposition faite. »
Article 14
« 1. Tout État partie garantit, dans son système juridique, à la victime d’un acte de torture, le droit d’obtenir réparation et d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible. En cas de mort de la victime résultant d’un acte de torture, les ayants cause de celle-ci ont droit à indemnisation.
Le présent article n’exclut aucun droit à indemnisation qu’aurait la victime ou toute autre personne en vertu des lois nationales. »
Article 16
« 1. Tout État partie s’engage à interdire dans tout territoire sous sa juridiction d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui ne sont pas des actes de torture telle qu’elle est définie à l’article premier lorsque de tels actes sont commis par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel, ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. En particulier, les obligations énoncées aux articles 10, 11, 12 et 13 sont applicables cables moyennant le remplacement de la mention de la torture par la mention d’autres formes de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Les dispositions de la présente Convention sont sans préjudice des dispositions de tout autre instrument international ou de la loi nationale qui interdisent les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou qui ont trait à l’extradition ou à l’expulsion. »
D. Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
110. Les articles pertinents en l’espèce de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1975, sont ainsi libellés :
Article 4
« Tout État, conformément aux dispositions de la présente Déclaration, prend des mesures effectives pour empêcher que la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ne soient pratiqués dans sa juridiction. »
Article 7
« Tout État veille à ce que tous les actes de torture, tels qu’ils sont définis à l’article premier, soient des délits au regard de sa législation pénale. Les mêmes dispositions doivent s’appliquer aux actes qui constituent une participation, une complicité ou une incitation à la torture ou une tentative de pratiquer la torture. »
Article 10
« Si une enquête effectuée conformément à l’article 8 ou à l’article 9 établit qu’un acte de torture, tel qu’il est défini à l’article premier, a été manifestement commis, une procédure pénale est instituée, conformément à la législation nationale, contre le ou les auteurs présumés de l’acte. Si une allégation concernant d’autres formes de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants est considérée comme fondée, le ou les auteurs présumés font l’objet de procédures pénales ou disciplinaires ou d’autres procédures appropriées. »
Article 11
« Quand il est établi qu’un acte de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ont été commis par un agent de la fonction publique ou à son instigation, la victime a droit à réparation et à indemnisation, conformément à la législation nationale. »
E. Principes de base de l’ONU sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois
111. Adoptés le 7 septembre 1990 par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, ces principes disposent, en leurs parties pertinentes en l’espèce :
« (...)
La mise au point et l’utilisation d’armes non meurtrières neutralisantes devraient faire l’objet d’une évaluation attentive afin de réduire au minimum les risques à l’égard des tiers et l’utilisation de telles armes devrait être soumise à un contrôle strict.
Les responsables de l’application des lois, dans l’accomplissement de leurs fonctions, auront recours autant que possible à des moyens non violents avant de faire usage de la force ou d’armes à feu. Ils ne peuvent faire usage de la force ou d’armes à feu que si les autres moyens restent sans effet ou ne permettent pas d’escompter le résultat désiré.
Lorsque l’usage légitime de la force ou des armes à feu est inévitable, les responsables de l’application des lois :
a) En useront avec modération et leur action sera proportionnelle à la gravité de l’infraction et à l’objectif légitime à atteindre ;
b) S’efforceront de ne causer que le minimum de dommages et d’atteintes à l’intégrité physique et de respecter et de préserver la vie humaine ;
c) Veilleront à ce qu’une assistance et des secours médicaux soient fournis aussi rapidement que possible à toute personne blessée ou autrement affectée;
d) Veilleront à ce que la famille ou des proches de la personne blessée ou autrement affectée soient avertis le plus rapidement possible.
(...)
Les Gouvernements feront en sorte que l’usage arbitraire ou abusif de la force ou des armes à feu par les responsables de l’application des lois soit puni comme une infraction pénale, en application de la législation nationale.
Aucune circonstance exceptionnelle, comme l’instabilité de la situation politique intérieure ou un état d’urgence, ne peut être invoquée pour justifier une dérogation à ces Principes de base.
(...)
Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent faire en sorte que les supérieurs hiérarchiques soient tenus pour responsables si, sachant ou étant censés savoir que des agents chargés de l’application des lois placés sous leurs ordres ont ou ont eu recours à l’emploi illicite de la force ou des armes à feu, ils n’ont pas pris toutes les mesures en leur pouvoir pour empêcher, faire cesser ou signaler cet abus. »
F. Observations du Comité des droits de l’homme des Nations unies
112. Les Observations finales du Comité des droits de l’homme des Nations unies concernant l’Italie, publiées le 18 août 1998 (UN Doc. CCPR/C/79/Add.94), se lisent comme suit en leurs parties pertinentes en l’espèce :
« 13. Le Comité demeure préoccupé par l’insuffisance des sanctions à l’encontre des membres de la police et du personnel pénitentiaire qui abusent de leur pouvoir. Il recommande de suivre avec la vigilance requise le résultat des plaintes déposées contre des membres des Carabinieri et du personnel pénitentiaire.
(...)
Le Comité note que des obstacles continuent de retarder l’adoption des textes de lois suivants : incorporation dans le Code pénal du délit de torture au sens où il est défini en droit international (article 7 [du Pacte international relatif aux droits civils et politiques] (...) »
G. Actes du Comité des Nations unies contre la Torture
113. Les Observations conclusives du Comité des Nations unies contre la torture (« CAT ») publiées le 1er janvier 1995 (UN Doc. A/50/44(SUPP)), se lisent ainsi en ce qui concerne l’Italie :
« 157. Le Comité recommande ce qui suit à l’État partie :
(...)
d) Vérifier que les plaintes faisant état de mauvais traitements et d’actes de torture soient promptement l’objet d’une enquête efficace, et imposer aux responsables éventuels une peine appropriée, qui sera effectivement exécutée (...). »
114. Les Observations conclusives du CAT publiées le 1er janvier 1999 (A/54/44(SUPP)), se lisent ainsi en ce qui concerne l’Italie :
« 141. Le Comité note avec satisfaction :
a) Que l’introduction dans le droit interne d’une caractérisation du crime de torture est à l’étude, de même que l’existence d’un fonds spécial à l’intention des victimes d’actes de cette nature (...).
(...)
145. Le Comité recommande :
a) Que le législateur italien qualifie de crime au regard du droit interne tout acte répondant à la définition de la torture donnée à l’article premier de la Convention, et qu’il prenne les dispositions voulues pour instituer des moyens de réparation appropriés pour les victimes de la torture (...) »
115. Les Conclusions et recommandations du CAT concernant l’Italie, publiées le 16 juillet 2007 (UN Doc. CAT/C/ITA/CO/4), se lisent ainsi :
« 5. Bien que l’État partie affirme que tous les actes pouvant être qualifiés de «torture» au sens de l’article premier de la Convention sont punissables en vertu du Code pénal italien et tout en prenant note du projet de loi (proposition de loi sénatoriale no 1216) qui a été approuvé par la Chambre des députés et est actuellement en attende d’examen par le Sénat, le Comité demeure préoccupé par le fait que l’État partie n’a pas encore incorporé en droit interne le crime de torture tel qu’il est défini à l’article premier de la Convention (articles 1 et 4). (...)
Le Comité réitère sa précédente recommandation (A/54/44, par. 145 a)) tendant à ce que l’État partie entreprenne d’incorporer le crime de torture dans son droit interne et adopte une définition de la torture couvrant tous les éléments contenus dans l’article premier de la Convention. L’État partie devrait aussi veiller à ce que ces infractions soient sanctionnées par des peines appropriées qui prennent en considération leur gravité, comme le prévoit le paragraphe 2 de l’article 4 de la Convention. »
H. Rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants et réponses du gouvernement italien
116. Le rapport du CPT au gouvernement italien sur la visite qu’il a effectuée en Italie du 21 novembre au 3 décembre 2004 (CPT/Inf (2006) 16 du 27 avril 2006) se lit ainsi dans sa partie pertinente en l’espèce :
« 11. Le CPT a suivi, et ce depuis de nombreuses années, le cheminement au Parlement du projet de texte visant à l’introduction du délit de torture dans le Code pénal. Ces efforts connurent leur apogée le 22 avril 2004, avec la discussion, en séance plénière, d’un nouvel article 613 bis. Toutefois, ce projet de texte fit l’objet d’un amendement de dernière minute (l’adjonction de la notion de violences ou de menaces “répétées”), qui restreignit de manière excessive la notion de torture envisagée au préalable. Il fut convenu d’un nouveau texte, ne reprenant pas cette limitation, au sein de la Commission de la Justice du Parlement le 9 mars 2005. Depuis lors, le processus législatif est bloqué.
Le CPT espère vivement que les autorités italiennes persévéreront dans leurs efforts visant à l’introduction dans le Code pénal du délit de torture.
(...)
Le CPT a engagé, dès 2001, un dialogue avec les autorités italiennes concernant les événements qui se sont déroulés à Naples (le 17 mars 2001) et à Gênes (du 20 au 22 juillet 2001). Les autorités italiennes ont continué d’informer le Comité sur les suites réservées aux allégations de mauvais traitements formulées à l’encontre des forces de l’ordre. Dans ce cadre, les autorités ont fourni, à l’occasion de la visite, une liste des poursuites judiciaires et disciplinaires en cours.
Le CPT souhaite être tenu régulièrement informé de l’évolution des poursuites judiciaires et disciplinaires ci-dessus. En outre, il souhaite recevoir des informations détaillées sur les mesures prises par les autorités italiennes visant à éviter le renouvellement d’épisodes similaires dans le futur (par exemple, au niveau de la gestion des opérations de maintien de l’ordre d’envergure, au niveau de la formation du personnel d’encadrement et d’exécution, et au niveau des systèmes de contrôle et d’inspection). »
117. La réponse publiée à la demande du gouvernement italien (CPT/Inf (2006) du 27 avril 2006), est libellée comme suit :
« With specific regard to the insertion and the formal definition of the crime of torture in the Italian Criminal Code, the absence of such crime in the Criminal Code does not mean in any case that in Italy torture exists. If, on the one hand, torture does not exist because this is a practice far from our mentality, on the other hand some sections of the Criminal Code severely punish such behavior, even though the term "torture" as such is not included in the Code itself. Moreover, we are considering the possibility, in relation to the adjustment of our legal system to the Statute of the International Criminal Court, to insert the crime of torture in our system, through a wider and more comprehensive definition if compared to the relevant international Conventions. However, the substance will not change; with or without the word "torture" in the Criminal Code. Art.32 of Bill No. 6050 (2005), as introduced at the Senate level, envisages inter alia that: “Anybody who harms an individual under his/her control or custody with serious sufferings, both physical and psychological, is convicted to detention penalty of up to ten years (...)
(...)
«As to the so-called “Genoa events”, the judicial proceedings refer and concern three different episodes:
(...)
iii. As to the criminal proceeding following the events occurred at the “Diaz primary school premises”, the last hearing took place on 11 January 2006. The outcome of the cited hearing is awaited. The cited indications underline that such conduct does not lack of punishment. In fact, despite the lack of the nomen of torture in the Italian relevant code, several provisions are applied when such conduct is reported.
In light of Article 11 of Presidential Decree No.737/1981, no disciplinary measures have been applied so far to the Police staff who are subject of criminal proceedings in connection with the cited events, due to the fact that, even if sanctions were imposed, these would necessarily have to be suspended. The reasoning behind this provision is self-evident: to avoid any interference with the criminal action for events that are still being evaluated by the Judicial Authority both in terms of the detection and historical reconstruction of facts and of defence safeguards. A disciplinary evaluation of individual behaviour will therefore follow the conclusion of the relevant criminal cases without a possibility to invoke any statute of limitations. It should be noted in particular that, after 2001, thanks to various initiatives taken by the Department of Public Security at the Interior Ministry also in the training field, no remarks have been made with regard to the policing of major events. Moreover, also on the occasion of ordinary events which are important in terms of public order management such as sport events a substantial decrease has been registered in the episodes requesting the use of force or deterrence measures. »
118. Le rapport du CPT au Gouvernement italien sur la visite qu’il a effectuée en Italie du 14 au 26 septembre 2008 (CPT/Inf (2010) 12 du 20 avril 2010) se lit ainsi dans sa partie pertinente en l’espèce :
« 11. Depuis 2001, le CPT est engagé dans un dialogue avec les autorités italiennes en ce qui concerne les évènements qui se sont déroulés à Naples (le 17 mars 2001) et à Gênes (du 20 au 22 juillet 2001).
Le Comité a pris note des informations fournies par les autorités italiennes lors de la visite s’agissant des procédures judiciaires en cours relatives aux évènements susmentionnés ; il souhaite être informé, en temps utile, des résultats des procédures en question.
S’agissant de la mise en œuvre du projet de longue date visant à l’introduction du crime de torture dans le code pénal, le CPT a noté que seuls des progrès minimes avaient été faits depuis la visite de 2004. Le Comité encourage les autorités italiennes à redoubler d’efforts afin d’introduire, aussi rapidement que possible, l’incrimination de torture dans le code pénal, conformément aux obligations internationales de l’Italie. »
119. La réponse publiée à la demande du gouvernement italien (CPT/Inf (2010) 13 du 20 April 2010) se lit comme suit :
« 20. As to the criminal code, it is worth recalling Article 606 and other provisions, contained in the same section of the criminal code, safeguard the individual against illegal arrest, as undue restriction of personal liberty, abuse of office against detainees and prisoners, illegal inspections and personal searches.
These safeguards are supplemented by provisions under Article 581 (battery), Article 582 (bodily injury), Article 610 (duress, in cases where violence or threat being not considered as a different crime) and Article 612 (threat) of the criminal code. Even more so, the provisions under Article 575 (homicide) and Article 605 (kidnapping), to which general aggravating circumstances apply, regarding brutality and cruelty against individuals and the fact of having committed these crimes by abusing of power and violating the duties of a public office or public service, respectively (Article 61, paragraph 1, number 4 and 9 of the criminal code). »
120. Le rapport du CPT au gouvernement italien sur la visite qu’il a effectuée en Italie du 13 au 25 mai 2012 (CPT/Inf (2013) 32 du 19 novembre 2013) se lit ainsi dans sa partie pertinente en l’espèce :
« Avant d’exposer les conclusions de la délégation, le CPT constate avec préoccupation qu’après plus de vingt ans de discussions au Parlement et l’élaboration de neuf projets de loi, le code pénal italien ne contient toujours pas de disposition sanctionnant expressément le crime de torture.
Le Comité prie instamment les autorités italiennes de redoubler d’efforts pour introduire dans les plus brefs délais le crime de torture dans le code pénal, conformément aux obligations internationales de longue date de l’Italie. En outre, afin d’accroître la force de dissuasion relativement à de tels actes, les mesures nécessaires devraient être prises pour garantir que le délit de torture ne fasse jamais l’objet d’une prescription. »
121. La réponse publiée à la demande du Gouvernement italien (CPT/Inf (2013) 33 du 19 novembre 2013) est libellée comme suit :
« 5. As far as the crime of torture is concerned, besides recalling our previous information, we would like to reiterate as follows: Article 606 and other provisions, contained in the same section of the criminal code, safeguard the individual against illegal arrest, as undue restriction of personal liberty, abuse of office against detainees and prisoners, illegal inspections and personal searches. These safeguards are supplemented by provisions under Article 581 (battery), Article 582 (bodily injury), Article 610 (duress, in cases where violence or threat are not considered as a different crime) and Article 612 (threat) of the criminal code. Even more so, the provision under Article 575 (homicide) and Article 605 (kidnapping), to which general aggravating circumstances apply, regarding brutality and cruelty against individuals and the fact of having committed these crimes by abusing of power and violating the duties of a public office or public service, respectively (Article 61, paragraph 1, number 4 and 9 of the criminal code). The code of criminal procedure contains principles aiming at safeguarding the moral liberty of individuals: its Article 64, paragraph 2, and Article 188 set out that, “during interrogation and while collecting evidence, methods or techniques to influence the liberty of self-determination or to alter the ability to remember and to value facts cannot be used, not even with the consent of the person involved” (paragraph 6).
(...)
As regards the advocated introduction into the Italian criminal system of the offence of torture, many have been the legislative proposals already formulated, however not yet approved by Parliament. According to one of such proposals, the offence takes place whenever there is a repetition of the criminal conduct over time (in its judgment no. 30780 of 27 July 2012, the Court of Cassation proposed a broad interpretation of the ill-treatment offence set forth in Art. 572 of the Criminal Code), so that if the violence has been exhausted in one sole action, the factual situation would not be included in the provision of the new legal instrument. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Le contexte de l’affaire
Le 12 juin 1990, les membres du comité directeur provisoire de l’association à but non lucratif « Maison de la civilisation macédonienne » (Στέγη Μακεδονικού Πολιτισμού), qui prétendaient être d’origine ethnique « macédonienne » et avoir une « conscience nationale macédonienne », décidèrent de saisir le tribunal de grande instance de Florina d’une demande d’enregistrement de leur association en vertu de l’article 79 du code civil. Cette demande fut rejetée par le tribunal de grande instance de Florina, décision qui fut par la suite confirmée par la cour d’appel de Thessalonique et la Cour de cassation (arrêt du 16 mai 1994). Les faits litigieux de cette affaire sont relatés en détail dans l’arrêt Sidiropoulos et autres c. Grèce (10 juillet 1998, §§ 7-13, Recueil des arrêts et décisions 1998IV). Par cet arrêt, la Cour a conclu à la violation de l’article 11 de la Convention, en raison du rejet de la demande d’enregistrement de l’association susmentionnée (Sidiropoulos et autres, précité, § 47).
B. Les faits pertinents à la présente requête
Le 19 juin 2003, les requérants sous les nos 2-8 décidèrent de créer à nouveau avec d’autres personnes l’association la « Maison de la civilisation macédonienne » (Στέγη Μακεδονικού Πολιτισμού), la première requérante. Le siège de l’association fut fixé à Florina. Selon les statuts de la première requérante, les buts étaient : a) l’épanouissement culturel, intellectuel et artistique de ses membres et le développement d’un esprit de coopération, de solidarité et d’amour entre eux, b) la décentralisation culturelle et la préservation des manifestations et traditions intellectuelles et artistiques ainsi que des monuments de cette civilisation et, plus généralement, la promotion et le développement de la civilisation macédonienne ; la préservation et le développement de la langue macédonienne, et c) la protection de l’environnement naturel et culturel de la région. Selon les requérants, les références dans les statuts de l’association à la civilisation et la langue « macédoniennes » étaient conformes à l’arrêt Sidiropoulos et autres, précité.
Le 24 juillet 2003, la première requérante, représentée par les autres requérants en tant que membres de son comité directeur provisoire, demanda en vertu de l’article 79 du code civil son enregistrement au nom de « Maison de la civilisation macédonienne » auprès du tribunal de grande instance de Florina.
Le 19 décembre 2003, le tribunal de grande instance de Florina examina la demande sur la base des articles 12 de la Constitution et 78-80 du code civil et la rejeta. Elle considéra que les termes « civilisation macédonienne » employés dans les statuts de l’association requérante pouvaient semer la confusion quant à son contenu. En particulier, le tribunal de grande instance estima que les statuts de l’association requérante sous-entendaient l’existence d’une civilisation dite « macédonienne » autonome d’un point de vue ethnologique. Or, selon le tribunal de grande instance, le terme macédonien ne pouvait être employé que dans son sens historique ou géographique. Dans son sens historique, ce terme faisait partie de la civilisation grecque, tandis que sur le plan géographique, les statuts de l’association requérante ne précisaient pas la partie de la région de Macédoine à laquelle ils faisaient référence, celle-ci ayant été définie après les guerres balkaniques. Selon le tribunal, cette imprécision quant à l’emploi du terme « macédonien » était renforcée respectivement par l’usage des termes « langue macédonienne » dans les statuts et le titre de l’association requérante. Le tribunal de grande instance conclut que ces éléments pouvaient créer une confusion tant en ce qui concerne les États qui se mettraient en rapport avec l’association requérante dans l’exercice de ses activités que des individus qui souhaiteraient en devenir membres. Il ajouta qu’il y avait aussi un risque pour l’ordre public, puisque l’existence de l’association requérante pourrait être exploitée par tous ceux qui souhaiteraient promouvoir la création d’une « nation macédonienne », qui pour autant n’avait jamais historiquement existé (décision no 243/2003).
Le 15 septembre 2004, la première requérante, représentée par les autres requérants en tant que membres de son comité directeur provisoire, interjeta appel. Elle alléguait entre autres que la décision no 243/2003 avait méconnu l’arrêt Sidiropoulos et autres c. Grèce, précité.
Le 16 décembre 2005, la cour d’appel de la Macédoine de l’Ouest confirma la décision no 243/2003. Après avoir fait référence aux articles 9-11 de la Convention pour admettre que l’ordre public constitue un but légitime de restriction des droits consacrés par lesdites clauses, elle procéda à une analyse géographique et historique extensive et élaborée du terme « Macédoine » ; elle conclut qu’avant la fin de la Seconde Guerre mondiale les notions de « Macédoine slave » ou de « nation macédonienne » étaient inexistantes. Selon la cour d’appel, la création d’une « nation macédonienne » ainsi que le façonnement d’une « identité nationale macédonienne » et d’une « langue macédonienne » furent encouragées par Tito, dirigeant à l’époque de l’État socialiste yougoslave, et visaient à contrer toute revendication bulgare de cette région. Selon la cour d’appel, les requérants faisaient la promotion de ces thèses en Grèce et soulevaient des questions sans objet sur « la civilisation et la langue macédoniennes ».
En faisant référence notamment à une participation de certains des membres fondateurs de l’association, en 1990, aux travaux de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) et à une rencontre, en 1991, avec l’ancien président de l’exRépublique yougoslave de Macédoine, Kiro Gligorov, la cour d’appel admit que les requérants s’étaient engagés dans la promotion de l’idée de l’existence d’une minorité macédonienne en Grèce. En se fondant sur la conclusion de l’inexistence d’une « nation macédonienne », la cour d’appel confirma la thèse du tribunal de grande instance, en ce que l’emploi du terme « macédonien » par l’association requérante et le but proclamé dans ses statuts contrediraient l’ordre public et mettraient en danger la symbiose harmonieuse des habitants de la région de Florina et la paix publique en Grèce (arrêt no 243/2005).
Le 22 juin 2007, la première requérante, représentée par les autres requérants en tant que membres de son comité directeur provisoire, se pourvut en cassation. Dans ses observations, elle invoqua la liberté d’association et l’article 11 de la Convention en faisant, parmi d’autres, référence aux considérants de la cour d’appel et, en particulier, au fait que l’emploi du terme « macédonien » dans le nom de l’association pouvait semer la confusion. L’audience de l’affaire eut lieu le 19 décembre 2008.
Le 11 juin 2009, la Cour de cassation rejeta, à l’unanimité, le pourvoi en cassation. La haute juridiction admit, entre autres, que l’arrêt no 243/2005 de la cour d’appel était suffisamment motivé et conforme à l’article 12 de la Constitution et aux dispositions pertinentes de la Convention. Elle considéra aussi que, dans le cadre de la procédure spéciale de reconnaissance d’une association, le système inquisitoire permettait aux juridictions compétentes de prendre d’office en considération des faits qui n’avaient pas été mentionnés par les parties et que les juridictions n’étaient pas liées par les moyens de preuve et les allégations de celles-ci. La Cour de cassation, conclut qu’en l’occurrence la cour d’appel s’était fondée sur des éléments suffisants pour considérer que le fonctionnement de l’association requérante compromettrait l’ordre et paix publics (arrêt no 1448/2009). Cet arrêt fut mis au net et certifié conforme le 17 septembre 2009.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution
L’article 4 § 1 de la Constitution se lit ainsi :
« Tous les Grecs sont égaux devant la loi. »
L’article 12 § 1 de la Constitution est ainsi libellé :
« Tous les Grecs sont en droit de former des syndicats et associations à but non lucratif, conformément à la loi qui ne peut toutefois jamais soumettre l’exercice de ce droit à une autorisation préalable. »
B. Le code civil
Le code civil contient les dispositions suivantes concernant les associations à but non lucratif :
Article 78
Association
« Une union de personnes poursuivant un but non lucratif acquiert la personnalité juridique dès son inscription dans un registre spécial public (association) tenu auprès du tribunal de grande instance de son siège. Vingt personnes au moins sont nécessaires pour la constitution d’une association. »
Article 79
Requête aux fins de l’enregistrement de l’association
« Pour que l’association soit inscrite au registre, les fondateurs ou le comité directeur de celle-ci doivent déposer une requête auprès du tribunal de grande instance. Doivent être annexés à cette requête, l’acte constitutif, la liste des noms des personnes composant le comité directeur et le statut daté et signé par les membres de celui-ci. »
Article 80
Statut de l’association
« Le statut de l’association, pour qu’il soit valide, doit préciser : a) le but, le titre et le siège de l’association, b) les conditions d’admission, de retrait et d’expulsion des membres de celle-ci ainsi que leurs droits et obligations, (...) »
Article 81
Décision d’enregistrer une association
« Le tribunal de grande instance accueille la demande s’il est convaincu que toutes les conditions légales sont remplies (...) »
Article 105
Dissolution de l’association
« Le tribunal de grande instance ordonne la dissolution de l’association (...) c) si l’association poursuit un but différent de celui fixé par le statut, ou si son objet ou son fonctionnement s’avèrent contraires à la loi, aux bonnes mœurs ou à l’ordre public. »
C. Le code de procédure civile
La procédure non contentieuse (ekoussia dikeodossia) suivie par les tribunaux lorsqu’ils examinent notamment les demandes d’enregistrement d’associations est régie par les dispositions ci-après :
Article 744
« Le tribunal peut ordonner d’office toute mesure qui pourrait conduire à l’établissement de faits pertinents, même si ceux-ci ne sont pas évoqués dans les conclusions des parties (...) »
Article 759 §§ 2 et 3
« 2. L’administration des preuves ordonnée par le tribunal est réalisée à la diligence d’une des parties.
Le tribunal peut ordonner d’office toute mesure qu’il estime nécessaire à l’établissement des faits, même s’il s’écarte des dispositions régissant l’administration des preuves. »
En outre, l’article 336 § 1 dispose que :
« Le tribunal peut, d’office et sans ordonner l’administration de preuves, prendre en considération des faits tellement notoires que leur véracité ne peut raisonnablement être mise en doute. »
III. LA RÉSOLUTION DH (2000) 99 DU COMITÉ DES MINISTRES DU CONSEIL DE L’EUROPE
La Résolution DH (2000) 99 a été adoptée par le Comité des Ministres le 24 juillet 2000, lors de la 716e réunion des Délégués des Ministres, dont le texte est le suivant :
« Le Comité des Ministres, en vertu de l’article 54 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (ci-après dénommée «la Convention»),
Vu l’arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme rendu le 10 juillet 1998 dans l’affaire Sidiropoulos et autres et transmis à la même date au Comité des Ministres ;
Rappelant qu’à l’origine de cette affaire se trouve une requête (no 26695/95) dirigée contre la Grèce, introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 16 novembre 1994 en vertu de l’article 25 de la Convention, par M. Hristos Sidiropoulos, Petros Dimtsis, Stavros Anastasiadis, Anastasios Boules, Dimitrios Seltsas et Stavros Sovitsilis, ressortissants grecs, et que la Commission a déclaré recevable leur grief selon lequel le refus des juridictions nationales d’enregistrer leur association aurait enfreint leur droit à la liberté d’association ;
Rappelant que l’affaire a été portée devant la Cour par la Commission le 29 mai 1997 ;
Considérant que dans son arrêt du 10 juillet 1998 la Cour, à l’unanimité :
- a rejeté les exceptions préliminaires du Gouvernement de l’État défendeur ;
- a dit qu’il y avait eu violation de l’article 11 de la Convention ;
- a dit qu’il ne s’imposait pas de statuer sur les griefs tirés de l’article 6, paragraphe 1, et des articles 9, 10 et 14 de la Convention ;
- a dit que le présent arrêt constituait par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;
- a dit que le Gouvernement de l’État défendeur devait verser aux requérants, dans les trois mois, 4 000 000 de drachmes au titre des frais et dépens et que ce montant serait à majorer d’un intérêt simple de 6% l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
- a rejeté les prétentions des requérants pour le surplus ;
Vu les Règles adoptées par le Comité des Ministres relatives à l’application de l’article 54 de la Convention ;
Ayant invité le Gouvernement de l’État défendeur à l’informer des mesures prises à la suite de l’arrêt du 10 juillet 1998, eu égard à l’obligation qu’a la Grèce de s’y conformer selon l’article 53 de la Convention ;
Considérant que lors de l’examen de cette affaire par le Comité des Ministres, le Gouvernement de l’État défendeur a donné à celui-ci des informations sur les mesures prises permettant d’éviter de nouvelles violations semblables à celle constatée dans le présent arrêt (ces informations sont résumées dans l’annexe à la présente résolution) ;
S’étant assuré que dans le délai imparti, le Gouvernement de l’État défendeur a versé aux requérants la somme prévue dans l’arrêt du 10 juillet 1998,
Déclare, après avoir pris connaissance des informations fournies par le Gouvernement de la Grèce, qu’il a rempli ses fonctions en vertu de l’article 54 de la Convention dans la présente affaire.
Annexe à la Résolution DH (2000) 99
Informations fournies par le Gouvernement de la Grèce lors de l’examen de l’affaire Sidiropoulos et autres par le Comité des Ministres
Depuis l’arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme, du 10 juillet 1998, dans l’affaire Sidiropoulos et autres, aucune violation similaire de la Convention n’a été constatée, ce qui prouve la nature exceptionnelle de cette affaire.
Dans le but d’attirer l’attention des juridictions directement concernées, le Président de la Cour Suprême (Arios Pagos) a adressé une lettre circulaire aux autorités judiciaires du Département de Florina le 30 octobre 1998, contenant une traduction grecque de l’arrêt de la Cour européenne dans cette affaire.
De plus, l’arrêt de la Cour a été publié in extenso dans la revue juridique Syntagma no 2 de 1999, et un commentaire sur l’arrêt figure dans la revue juridique Diki, (novembre 1999). Enfin, il a également été fait référence à cet arrêt dans le livre « Convention européenne des Droits de l’Homme », 1999, p. 46. Ce livre a été distribué gratuitement à tous les juges de première instance, des cours d’appel et à la Cour de cassation.
Le Gouvernement de la Grèce est de l’avis que, considérant l’effet direct attaché aujourd’hui aux arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme en droit grec (voir notamment l’affaire Papageorgiou contre la Grèce, Résolution DH (99) 714), les tribunaux grecs ne manqueront pas d’éviter le type d’erreur judiciaire à la base de la violation constatée dans cette affaire.
Par conséquent, le Gouvernement de la Grèce est de l’avis qu’il a rempli ses obligations en vertu de l’article 53 de la Convention. » | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante est née en 1969 et réside à Vila Nova de Gaia.
A. Les circonstances du décès de l’époux de la requérante
La prise en charge au centre hospitalier de Vila Nova de Gaia
Le 26 novembre 1997, l’époux de la requérante fut admis au service ORL du Centre hospitalier de Vila Nova de Gaia (« CHVNG ») afin d’être soumis à une polypectomie nasale (extraction des polypes nasaux).
L’opération eut lieu le lendemain, sans incidents particuliers.
Le 28 novembre 1997, à 10 heures, l’époux de la requérante sortit de l’hôpital et rentra chez lui. Pris de violents maux de tête, il se présenta aux urgences du CHVNG à 1 heure 30 du matin. Il fut examiné par les médecins de garde, notamment un neurologue. Ces derniers diagnostiquèrent des troubles d’ordre psychologique et lui prescrivirent des tranquillisants. Ils recommandèrent sa sortie de l’hôpital mais la requérante s’y opposa.
Le lendemain, à 9 heures, l’époux de la requérante fut observé par la nouvelle équipe médicale de garde. À 10 heures, il subit une ponction lombaire qui détecta une méningite bactérienne (Pseudomonas).
À 15 heures 30, il fut transféré à l’unité des soins intensifs de l’hôpital.
Le 30 novembre 1997, un scanner révéla l’existence d’un œdème cérébral.
L’époux de la requérante quitta les soins intensifs le 5 décembre 1997, après une amélioration de son état clinique. Il fut alors transféré vers l’unité D. de médecine générale de l’hôpital où il fut suivi par le docteur J. V.
Le 10 décembre, on lui diagnostiqua deux ulcères duodénaux.
Le 13 décembre, l’époux de la requérante fut autorisé à sortir de l’hôpital, son état ayant été considéré comme stable.
Cinq jours plus tard, il retourna aux urgences du CHVNG car il souffrait de vertiges et de maux de tête. Il fut examiné par le docteur J. V. qui le garda sous observation étant donné qu’il présentait des diarrhées aiguës, des douleurs abdominales et une forte anémie.
Le 19 décembre, il fut soumis à une endoscopie qui révéla un ulcère gastroduodénal.
Il sortit de l’hôpital le 23 décembre suivant, un traitement médicamenteux fut alors prescrit.
L’époux de la requérante continua à souffrir de violentes douleurs abdominales et de diarrhées. Le 9 janvier 1998, il retourna aux urgences de l’hôpital, il fut observé par le docteur J. V. qui ne jugea pas nécessaire de l’hospitaliser. Il rentra donc le jour même chez lui.
Le 25 janvier 1998, il fut à nouveau hospitalisé au CHVNG. Une colonoscopie mit en évidence une colite infectieuse avec ulcère. Des examens bactériologiques montrèrent aussi la présence dans l’organisme de la bactérie Clostridium difficile.
L’époux de la requérante fut placé sous perfusion et sous traitement antibiotique.
À la demande de la requérante et de son époux, le 3 février 1998, le docteur J. V. autorisa la sortie de l’hôpital. Il prescrivit un traitement par voie orale et orienta ce dernier vers les consultations externes de l’hôpital pour la suite.
La prise en charge à l’hôpital général Saint-Antoine
Le 17 février 1998, l’époux la requérante se rendit à l’hôpital général Saint-Antoine à Porto. Il fut hospitalisé le jour-même après qu’on eut constaté qu’il souffrait de diarrhées chroniques, avec une anémie microcytaire. Il fut soumis à divers examens dont une coloscopie, une endoscopie et des analyses de sang. L’équipe médicale émit plusieurs hypothèses, notamment la possibilité d’une colite pseudomembraneuse, d’une infection par la bactérie de Clostridium difficile ou de la maladie de Crohn. Elles furent finalement toutes écartées.
L’état de l’époux de la requérante empira.
Le 5 mars 1998, il fut observé par un médecin qui jugea la situation sous contrôle. Son état s’aggrava le jour suivant. Il fut observé par un médecin qui émit l’hypothèse d’une perforation viscérale. Il fut alors soumis à une radiographie et une échographie abdominale qui révéla la présence d’ascite dans l’abdomen. À 17 heures 30, il fut à nouveau observé par un médecin. Une rectosigmoïdoscopie fut réalisée, celle-ci mit en évidence une rectocolite. Face à l’aggravation des douleurs abdominales, l’intervention d’un chirurgien fut jugée nécessaire.
Le 7 mars 1998, à 13 heures, l’époux de la requérante fut mis sous oxygène.
À 15 heures, il fut examiné par un médecin généraliste puis trente minutes plus tard, par un chirurgien. Constatant l’existence d’une péritonite généralisée, ce dernier jugea qu’il était nécessaire d’opérer de façon imminente. L’époux de la requérante entra au bloc opératoire à 16 heures, il sortit quelques minutes plus tard afin d’être préparé pour l’intervention chirurgicale, une transfusion sanguine fut notamment réalisée. Il entra à nouveau au bloc opératoire à 20 heures et sortit une heure et demie plus tard, inconscient. Il décéda le jour suivant, à 2 heures 55.
Selon le certificat de décès délivré par l’hôpital Saint-Antoine, l’époux de la requérante est décédé des suites d’une septicémie causée par une péritonite et la perforation d’un viscère creux.
B. Les procédures engagées par la requérante
Le 13 août 1998, la requérante adressa une lettre commune au ministère de la Santé, à l’administration régionale de la santé (ARS) du Nord et à l’Ordre des médecins. Elle y indiquait n’avoir pas obtenu des réponses des hôpitaux pour comprendre la dégradation soudaine de l’état de santé de son époux et son décès.
La procédure devant l’Inspection générale de la Santé (procédure interne no 111/00 PA)
Les 30 octobre et 23 décembre 1998, l’ARS du Nord envoya à la requérante une copie des rapports qui avait été établis par le CHVNG et l’hôpital Saint-Antoine à partir du dossier médical de son époux.
Le 30 mai 2000, la requérante demanda à l’ARS du Nord des informations sur l’avancement de la procédure, estimant n’avoir toujours pas reçu des explications claires concernant les événements qui avaient précédé le décès de son époux. Dans une lettre du 5 juillet 2000, l’administration lui indiqua que le dossier avait été renvoyé devant l’inspection générale de la santé (IGS) en vue de l’ouverture d’une enquête.
Par une ordonnance du 20 septembre 2000, l’inspecteur général de la santé ordonna la réalisation d’une enquête (processo de averiguações).
Le 6 novembre 2001, un inspecteur fut désigné pour diriger l’enquête.
Le 7 février 2002, l’IGS informa la requérante que l’équipe médicale qui avait pris en charge son époux allait être entendue et qu’une expertise médicale allait être réalisée.
La requérante fut entendue le 3 avril 2002.
Le 23 septembre 2002, des expertises médicales furent demandées. Les rapports d’experts en médecine générale, gastroentérologie et chirurgie générale furent présentés en novembre 2002. Ils indiquaient qu’il n’aurait pas été possible de sauver la vie de l’époux de la requérante compte tenu de l’aggravation de son état de santé après la polypectomie nasale.
a) Première décision
Le rapport d’enquête fut rendu le 28 novembre 2002. Il concluait que l’époux de la requérante avait été pris en charge de façon adéquate en s’appuyant sur les expertises médicales qui avaient été rendues.
Par une ordonnance du 12 décembre 2002, l’inspecteur général de la santé déclara l’enquête close, jugeant qu’il n’y avait pas eu de négligence médicale et qu’il n’y avait pas lieu d’ouvrir des poursuites disciplinaires à l’encontre des médecins qui avaient apporté des soins à l’époux de la requérante.
Par une lettre du 17 février 2003, la requérante contesta l’ordonnance. Dénonçant des incertitudes, la durée de l’enquête et ses conclusions, elle estimait que le rapport final ne répondait pas à ses questions.
Le 28 mars 2003, l’inspecteur général de la santé informa la requérante qu’il avait annulé son ordonnance du 12 décembre 2002 et ordonné la réouverture de l’enquête.
b) Deuxième décision
Le 26 septembre 2005, en tenant compte des questions qui avaient été soulevées par la requérante, des informations complémentaires furent demandées aux experts médicaux.
Un nouveau rapport d’enquête fut rédigé le 23 novembre 2005, clarifiant les faits et rendant compte des réponses apportées par les trois experts médicaux. Le rapport indiquait qu’il n’y avait pas lieu de mettre en cause le personnel de santé qui était intervenu auprès de l’époux de la requérante au CHVNG et à l’hôpital Saint-Antoine car celui-ci avait bénéficié d’une assistance médicale correcte et juste du point de vue du diagnostic, du suivi et du traitement thérapeutique. Il relevait en outre que les autorisations de sortie étaient justifiées compte tenu de l’amélioration de son état de santé. Le rapport concluait dans les termes suivants :
« Les résultats de l’enquête (...) suite à la réouverture de la procédure avec réalisation de nouvelles recherches et de nouveaux rapports médicaux, ne permettent pas d’indiquer qu’il y a une conduite ou des conduites négligentes ou imprudentes, ne respectant pas les règles de l’art. Il n’y a donc pas lieu de prononcer une censure juridico-disciplinaire à quiconque est intervenu auprès du [malade] (...) »
En tenant compte de ce rapport, l’inspecteur général de la santé prononça une nouvelle ordonnance de non-lieu le 27 décembre 2005.
Par une lettre du 1er février 2006, la requérante contesta cette ordonnance, dénonçant des imprécisions et des omissions. Elle demandait en outre à savoir si l’aggravation soudaine de l’état de santé de son époux et finalement son décès avaient pu être causés par une bactérie présente au bloc opératoire le jour de la polypectomie nasale, si les diagnostics n’avaient pas été précipités et s’il n’y avait pas eu de négligence et d’imprudence dans la prise en charge médicale de son époux. Elle réclamait ainsi la réouverture de l’enquête et la réalisation d’une nouvelle expertise médicale.
Par une lettre du 2 mars 2006, l’inspecteur général de la santé informa la requérante qu’il avait annulé son ordonnance et ordonné la réalisation de nouvelles expertises de médecine interne et gastroentérologie par d’autres experts.
c) Troisième décision
La requérante fut à nouveau entendue le 27 avril 2006.
Le 20 mai et le 10 juillet 2006, les experts médicaux déposèrent leurs rapports. L’expert gastroentérologue considérait qu’il était rare mais possible qu’une polypectomie nasale provoque une méningite. Il estimait en outre que la prise en charge de l’époux de la requérante avait été adéquate mais que l’autorisation de sortie donnée le 3 février 1998 n’avait peut-être pas été prudente vu son état clinique. Il concluait que l’époux de la requérante avait été victime d’une série de complications, peu fréquentes mais possibles et qu’il avait reçu un accompagnement médical adéquat au CHVNG. Quant à la prise en charge à l’hôpital Saint-Antoine, il considérait que l’état de santé de l’époux de la requérante était extrêmement compliqué et avait soulevé des doutes quant à la meilleure façon d’agir. Dans son rapport, l’expert de médecine interne écarta la thèse d’une infection nosocomiale au motif que, le cas échéant, les antibiotiques qui lui avaient été administrés auraient été sans effets. Selon lui, la méningite est apparue de façon inattendue. Il considérait par ailleurs que l’autorisation de sortie donnée le 3 février 1998 avait été adéquate mais qu’il aurait fallu maintenir un suivi à l’extérieur de l’hôpital.
Le 25 juillet 2006, un rapport fut dressé à l’issue de l’enquête, concluant dans les termes suivants :
« (...)
Le contenu des derniers rapports des experts médicaux montre (...) qu’il n’y a pas de raisons pour imputer à un quelconque professionnel de la santé étant intervenu auprès de A. une responsabilité disciplinaire pour conduite négligente dans la prise en charge médicale (...).
(...) la décision du médecin assistant [J.V.] d’orienter le malade vers les consultations externes ne s’est pas révélée suffisante et adéquate du point de vue clinique dans la mesure où, afin de prévenir à nouveau l’apparition de la colite par Clostridium difficile (...), ce dernier aurait dû être resté hospitalisé sous surveillance médicale rigoureuse (...).
(...)
Ainsi, le médecin en question n’a pas agi avec la prudence et le zèle qui s’imposaient, encourant en responsabilité disciplinaire en raison de sa conduite négligente dans l’assistance médicale apportée (...) à l’unité D. du service de médecine du CHVNG entre le 25 janvier et le 3 février 1998.
Quant à l’assistance apportée au service de gastroentérologie de l’hôpital général de Saint-Antoine, à Porto, les avis médicaux n’expriment aucune critique (...). »
En tenant compte de ce rapport, par une ordonnance du 26 juillet 2006, l’inspecteur général ordonna l’ouverture d’une procédure disciplinaire à l’encontre du docteur. J. V. L’issue de celle-ci n’est pas précisée.
La procédure devant l’Ordre des médecins (procédure no 46/98)
Le 31 août 1998, l’Ordres des médecins accusa réception de la lettre de la requérante du 13 août, en lui indiquant que des démarches allaient être entreprises pour y répondre.
L’affaire fut renvoyée devant le Conseil disciplinaire régional du Nord de l’Ordre des médecins qui, après avoir obtenu le dossier médical du patient, demanda des avis aux collèges de spécialités (Colégios de especialidades) de l’Ordre des médecins suivants :
- ORL,
- Maladies infectieuses,
- Chirurgie générale et
- Gastroentérologie.
Dans un rapport du 14 juillet 1999, le collège de gastroentérologie concluait comme suit :
« (...)
Dans une radiographie simple de l’abdomen, le jour précédent le décès du malade, il n’a pas été détecté de dilatation ou perforation du colon.
La mort du malade a été causée par une péritonite en raison de la perforation de l’ulcère duodénal. Les difficultés du point de vue du diagnostic sont compréhensibles vu le contexte clinique grave et dans la mesure où la maladie inflammatoire au colon expliquait les douleurs abdominales.
La responsabilité des corticoïdes dans l’aggravation ou la réactivation de l’ulcère peptique (...) n’est pas considérée à l’heure actuelle comme un facteur de risque (...). Cependant, étant donné que le malade avait déjà vécu un épisode d’hémorragie digestive, il aurait été justifié de pondérer l’usage de ces produits pharmaceutiques.
(...)
Les autorisations de sortie [de l’hôpital] peuvent avoir retardé le diagnostic ou l’application d’un traitement plus précoce. Néanmoins, l’analyse des documents qui m’ont été remis ne permet pas de confirmer si un diagnostic ou un traitement programmé a pu être affecté par ces autorisations de sortie.
(...) »
Les conclusions du rapport du 13 décembre 1999 du collège des maladies infectieuses étaient les suivantes :
« 1. À notre avis, le diagnostic de méningite, conséquence probable de la polypectomie nasale, a été retardé de façon inexplicable, l’absence au sein de l’équipe d’urgence d’un élément de l’équipe médicale avec une formation pour ce type de diagnostic (par exemple un infectiologue) pouvant être considérée comme l’unique raison d’un tel incident. Cependant, ceci n’a pas été la cause immédiate de la fin fatale qu’a connue le malade.
Nous considérons que le laps de temps qui s’est écoulé entre le diagnostic de la perforation de l’ulcère duodénal et l’intervention chirurgicale a été trop long.
Une autopsie n’ayant pas été pratiquée, ce qui serait obligatoire (mandatória) dans ce type de cas, pour tenter d’expliquer la chaîne des évènements, la procédure perd une valeur inestimable. »
Dans un rapport du 24 avril 2001, le collège de chirurgie générale considéra qu’il n’y avait pas eu négligence ou mauvaise pratique médicale dans les hôpitaux concernés. Il s’exprima ainsi :
« 1. La perforation de l’ulcère duodénal requiert une intervention chirurgicale le plus tôt possible. Dans la présente situation, le diagnostic de la perforation de l’ulcère duodénal (...) est difficile voire impossible eu égard au contexte clinique dans lequel elle est survenue. Il faut ajouter à cela que, compte tenu de la gravité de l’état clinique du malade, l’approche chirurgicale a dû être pondérée et que le malade a dû être préparé avec diverses mesures.
(...) ».
Par un rapport du 1er août 2001, le collège d’ORL concluait ainsi :
« 1. La méningite postchirurgie micro-endoscopique aux polypes nasaux est décrite comme une des complications (majeure) de ce type de chirurgie, estimée dans la littérature à 0,6 % à 1 %. Ces pourcentages seront plus élevés s’il s’agit d’une nouvelle intervention comme en l’espèce (chirurgie réalisée en 1993 tel qu’indiqué à la page 314 du dossier relatif à l’opération).
Le TC cérébral post-opératoire effectué le 29 novembre 1997 ne montre aucune solution de continuité des os de la base du crâne (...) ce qui indique qu’il n’y a pas eu invasion endocrânienne chirurgicale.
La description de la chirurgie réalisée sur le malade le 26 novembre 1997 (page 310 du dossier) ne montre pas qu’il y ait pu y avoir mauvaise pratique clinique ou négligence.
Dans le cadre de toutes les hospitalisations postérieures au C.H. de Vila Nova de Gaia et à l’hôpital Saint-Antoine, il n’y a pas eu d’intervention d’ORL. »
Par une ordonnance du Conseil disciplinaire régional du Nord du 28 décembre 2001, la plainte de la requérante fut classée sans suite au motif qu’aucune mauvaise conduite ou négligence médicale n’avait été mise en évidence. Le Conseil disciplinaire releva ce qui suit :
- que la méningite était une complication pouvant survenir dans les 0,6 à 1% des cas après une polypectomie nasale, ces pourcentages pouvant être plus élevés dans le cas d’une nouvelle intervention, comme dans le cas concret ;
- que l’époux de la requérante avait été pris en charge de façon adéquate pendant les différentes hospitalisations ;
- que le traitement de la méningite bactérienne (Pseudomonas) avait été adéquat ;
- que, même si le Collège des maladies infectieuses suggérait que la présence d’un infectiologue aurait pu permettre de faire un diagnostic plus précoce, cet élément n’avait pas déterminé l’évolution de la situation clinique ;
- que la perforation de l’ulcère duodénal avait été la cause de la péritonite et que celle-ci avait été diagnostiquée avec difficulté compte tenu de la gravité de l’état clinique du malade, comme l’avaient reconnu les collèges de gastroentérologie et de chirurgie générale ;
- que, même si le Collègue des maladies infectieuses considérait que le laps de temps écoulé entre le diagnostic de la perforation de l’ulcère duodénal et l’intervention chirurgicale avait été trop long, le temps pris pour la préparation de l’opération était justifié étant donné que le patient souffrait d’une maladie intestinale, présentait une anémie grave, un sepsis et un déséquilibre hydro-électrolytique, comme l’avait relevé le collège de chirurgie générale.
Le 29 avril 2002, la requérante présenta un recours contre l’ordonnance devant le Conseil national disciplinaire de l’Ordre des médecins. Le 18 mars 2003, celui-ci le déclara irrecevable au motif qu’il avait été introduit tardivement.
La procédure pénale
Le 29 avril 2002, la requérante saisit le département d’investigation et action pénale de Porto d’une plainte pour homicide par négligence.
Elle fut entendue le 7 juin 2002.
Par une ordonnance du tribunal d’instruction criminelle du 27 septembre 2002, la requérante fut autorisée à intervenir en qualité d’assistente (auxiliaire du ministère public) dans le cadre de la procédure.
Le 6 décembre 2007, le parquet présenta ses réquisitions, inculpant le docteur J. V. pour homicide par négligence grave (grosseira). Pour appuyer sa décision, il s’appuya sur le rapport joint à l’ordonnance du 25 juillet 2006 de l’IGS. Il considéra que le docteur J. V. n’aurait pas dû autoriser la sortie de l’époux de la requérante le 3 février 1998 dans la mesure où il présentait un état clinique problématique et qu’il avait été touché par la bactérie de Clostridium difficile.
L’affaire fut renvoyée devant le tribunal de Vila Nova de Gaia. Au cours du procès, le tribunal entendit la requérante, l’accusé, huit médecins qui étaient intervenus auprès de l’époux de la requérante au CHVNG et à l’hôpital Saint-Antoine et les cinq experts médicaux qui avaient été nommés dans le cadre de la procédure devant l’IGS. Le tribunal demanda également l’avis du Conseil disciplinaire de l’Ordre des médecins.
Le 15 janvier 2009, le tribunal prononça un jugement de non-lieu. Il estima que les conclusions auxquelles était parvenue l’IGS dans son ordonnance du 26 juillet 2006 ne pouvaient être prises en considération étant donné qu’elles n’avaient pas été confirmées par les cinq experts médicaux entendus au cours du procès.
En ce qui concerne les faits, le tribunal considéra comme établi ce qui suit :
« L’hospitalisation effectuée le 18 décembre 1997 (...) n’est pas survenue à cause d’un manque de suivi médical de l’évolution clinique du patient (...) étant donné qu’elle était sans rapport avec les complications dérivées de la méningite. Elle a résulté, plutôt, de l’anémie aigüe provoquée par une hémorragie digestive causée par une maladie ulcéreuse duodénale » ;
« Les autorisations de sortie prises le 13 et le 23 décembre 1997 ont été adéquates étant donné que, dans le premier cas, le problème de la méningite bactérienne était résolu, qu’il [le patient] avait terminé l’antibiothérapie, qu’il ne présentait plus de symptômes, n’avait pas de fièvre, présentait une légère leucocytose, une neutrophilie en baisse et une vitesse de sédimentation normale et qu’il ne se plaignait pas (...) et, dans le second cas, c’est-à-dire l’hospitalisation du 18 au 23 décembre 1997, le patient ne se plaignait pas de douleurs algiques abdominales, de diarrhées et de pertes hématiques (...) ce qui permettait de maintenir la thérapie diététique, antiulcéreuse en régime ambulatoire avec un suivi en consultation externe. »
« Lors de l’admission du patient à l’hôpital Saint-Antoine, des examens ont été effectués en laboratoire en vue de permettre la détection du Clostridium difficile. Le résultat a été négatif à deux reprises. »
S’agissant de l’intervention chirurgicale qui a précédé la mort de l’époux de la requérante, le tribunal releva ce qui suit :
- « le patient présentait un cadre clinique très grave, avec un choc septique et une dysfonction multiple des organes. C’est pourquoi une ventilation artificielle a été appliquée avec l’administration de médicaments vaso-actifs et fluides (...), accompagnés d’hydrocortisone pour compenser une éventuelle insuffisance surrénalienne aiguë (falência supra-renal aguda), ainsi que d’antibiotiques à large spectres » ;
- « face à ce cadre médical, le pronostic vital était très réservé étant donné le choc septique avec dysfonction multiple des organes » ;
- « par conséquent, une radiographie abdominale simples et une échographie abdominale et pelvienne ont été demandées, celles-ci n’ayant alors pas mis en évidence une perforation intestinale ».
Le tribunal jugea qu’il n’avait pas été prouvé que l’accompagnement de l’époux de la requérante pendant son hospitalisation entre le 25 janvier et le 3 février 1998 n’avait pas été conforme à l’art médical et qu’il aurait dû être maintenu plus longtemps à l’hôpital.
Le tribunal en conclut qu’il n’existait pas de lien de causalité entre les soins apportés par le docteur J. V. à l’époux de la requérante au CHVNG et son décès qui, en l’occurrence :
« (...) avait été causé par une perforation viscérale qui n’avait aucun rapport avec la maladie du colon soignée par l’accusé, le Clostridium difficile (...) ».
Et en déduisit que :
« (...) aucun élément n’a démontré que le traitement que l’accusé a apporté au Clostridium difficile ait été incomplet, que l’autorisation de sortie donnée le 3 février 1998 ait été précoce, en somme, que l’accusé était responsable de la mort survenue le 8 mars 1998. »
La requérante ne fit pas appel du jugement.
La procédure devant le tribunal administratif et fiscal de Porto
Le 6 mars 2003 la requérante introduisit une action en responsabilité civile devant le tribunal administratif et fiscal de Porto contre le CHVNG, l’hôpital Saint-Antoine et les huit médecins qui étaient intervenus auprès de son époux pendant ses séjours hospitaliers, réclamant des dommages et intérêts pour le préjudice subi en raison de la mort de son époux. Elle alléguait, entre autres :
- que la méningite qui avait touché son époux avait été causée par la bactérie Pseudomonas cepacia présente dans le bloc opératoire lors de la polypectomie nasale ;
- que la méningite avait été diagnostiquée trop tard, ce qui avait laissé évolué gravement la maladie ;
- que l’administration de médicaments à trop fortes doses et l’absence d’une prophylaxie adaptée avaient été la cause de l’ulcère duodénal ayant provoqué sa mort.
Pour mener cette procédure, la requérante bénéficia de l’aide judiciaire dans les modalités de dispense du paiement des frais de justice et des honoraires d’un avocat qu’elle avait choisi.
Entre le 4 et le 24 avril 2003, les huit médecins contestèrent leur qualité de défendeurs (ilegitimidade passiva) en s’appuyant sur l’article 2 le décret-loi no 48051 du 21 Novembre 1967.
Le 16 avril 2007, le tribunal rendit une décision préparatoire (despacho saneador) spécifiant les faits considérés comme établis et ceux qui restaient à établir. Conformément à l’article 2 du décret-loi no 48051 du 21 Novembre 1967, il considéra par ailleurs que les médecins défendeurs n’avaient pas qualité (ilegitimidade passiva) dans la mesure où ils n’étaient poursuivis que pour conduite négligente. Par conséquent, il déclara la demande recevable uniquement à l’encontre des hôpitaux.
Le 17 janvier 2011, la requérante fut entendue.
Au cours de trois audiences, le tribunal entendit les témoins suivants :
- onze médecins qui étaient intervenus auprès de l’époux de la requérante aux cours des différentes hospitalisations au CHVNG et à l’hôpital SaintAntoine ;
- le médecin traitant de l’époux de la requérante ;
- deux médecins amis de la famille ;
- l’inspecteur qui avait rédigé le rapport final à l’issue de l’enquête au sein de l’IGS et
- les experts médicaux en gastroentérologie et en médecine interne dont les rapports avaient fondé la dernière décision de l’IGS.
Par une ordonnance du 24 mai 2011, le tribunal rendit une ordonnance concernant les faits. En tenant compte du dossier médical de l’époux de la requérante et des différentes déclarations faites par les témoins qui avaient été entendus, le tribunal considéra, entre autres, comme établi :
- que la polypectomie est une opération chirurgicale simple, présentant un risque minime et que le patient avait été éclairé à cet égard ;
- que le bloc opératoire était aseptique et stérilisé au moment de la réalisation de la polypectomie ;
- que l’origine de la bactérie en lien avec la méningite diagnostiquée n’avait pas été prouvée, écartant la thèse de l’infection nosocomiale en rappelant que le cas échéant, le traitement prescrit aurait été sans effet ;
- que les médicaments prescrits au CHVNG et à l’hôpital Saint-Antoine peuvent provoquer des effets indésirables au niveau intestinal et, ainsi, donner lieu à une colite ;
- que l’époux de la requérante avait bénéficié d’un traitement gastroprotecteur au CHVNG ;
- que la perforation gastro-duodénale n’avait été détectée qu’au moment de l’opération et
- que l’époux de la requérante était décédé des suites d’une septicémie causée par une péritonite dérivée de la perforation d’une viscère creuse.
Le 23 janvier 2012, le tribunal administratif et fiscal de Porto prononça son jugement, déboutant la requérante de ses prétentions. Concernant les faits, le jugement expose ce qui suit :
- « La bactérie- Pseudomonas- était résistante aux divers antibiotiques testés (...). »
- « Lorsque le patient se rendit le 18 décembre 1997 à l’hôpital de Vila Nova de Gaia, la méningite bactérienne était complètement soignée. »
- « Le 25 janvier 1998, le patient s’est dirigé à nouveau à l’hôpital de Vila Nova de Gaia où on lui a diagnostiqué une colite pseudomembraneuse par Clostridium difficile (...). Cette colite a été traitée et guérie dans cet hôpital (...) ;
- « À l’hôpital de Vila Nova de Gaia, il a toujours fait une thérapie gastro-protectrice ».
- « À la date de l’hospitalisation (le 17 février 1998 à l’hôpital Saint-Antoine), il présentait une diarrhée chronique (...) et on lui diagnostiqua une possible maladie inflammatoire intestinale puis prescrit des médicaments conformes à ce diagnostic. »
- « Pendant l’hospitalisation à l’hôpital Saint-Antoine, il a été observé et soumis à un traitement médicamenteux quotidiennement et soumis à différents examens. »
- « Le 6 mars 1998 (...) rien ne permettait de prévoir la perforation gastroduodénale (...) les examens réalisés ce jour-ci (...) n’ont pas confirmé une quelconque perforation duodénale, imposant la surveillance de la situation » ;
- « C’est seulement le 7 mars 1998 que le syndrome abdominal aigu a été diagnostiqué, avec l’exigence d’une intervention chirurgicale urgente (...) c’est seulement pendant l’opération qu’il a pu être constaté que le patient souffrait d’une perforation duodénale » ;
- « Cette performation est survenue 24 heures avant l’intervention chirurgicale ».
Le jugement concluait dans les termes suivants :
« (...) vu les éléments de fait établis, il n’est pas possible de déterminer à quel moment les défendeurs ont enfreint, par action ou omission, les règles de l’art (...).
Il est considéré comme établi que le décès de A. R. a été causé par le sepsis résultant d’une péritonite par perforation de l’ulcère duodénal (...).
Aucun doute n’est resté sur le diagnostic de méningite, la procédure adoptée, la séquence thérapeutique suivie et la résolution du problème, tous les types de séquelles ayant été dûment expliqués.
Ainsi, il n’y a pas eu de divergences s’agissant de la nécessité de prescrire et d’employer des antibiotiques par rapport à la méningite et aux autres situations ayant touché A.R., même s’il a été expliqué que la colite est un déséquilibre bactérien provoqué par la prise d’antibiotiques (ceux-là mêmes qui sont indésirables au niveau de la flore intestinale).
Néanmoins, il n’a pas été possible de déterminer l’agent ou d’identifier la cause de la bactérie liée à la méningite, il n’a donc pas été possible de savoir, avec assurance et certitude, si la chirurgie aux sinus a été l’origine du problème ou seulement un élément qui a provoqué l’infection. Les autres facteurs ou circonstances ayant précédé l’opération (...) finissent ainsi par ne plus être pertinents.
Il n’en reste pas moins surprenant que le décès de l’époux de la demanderesse soit survenu (...), alors que celui-ci était en bonne santé et robuste et que la microchirurgie aux sinus était une opération simple. Cela dit, il n’a pas été prouvé que A. ait fait l’objet, à un quelconque moment, d’une thérapeutique ou traitements médicamenteux non adaptés à sa situation clinique. Il n’y a donc pas eu violation des règles de l’art (ni par action ni par omission) ; il manque, dès lors, une des conditions cumulatives déterminant la responsabilité civile : le fait illicite. »
La requérante attaqua le jugement devant la Cour suprême administrative. Contestant les faits jugés comme établis, elle estimait que seules les circonstances ayant précédé, entouré et suivi l’opération pouvaient permettre de comprendre le type de bactérie qui avait touché son époux. Elle réitérait en outre que son époux avait contracté une infection nosocomiale et n’avait pas été pris en charge de façon adéquate, ni au CHVNG, ni à l’hôpital Saint Antoine.
Le 26 février 2013, la Cour suprême prononça un arrêt de rejet, confirmant le jugement du tribunal administratif et fiscal de Porto. La Cour suprême refusa tout d’abord de revoir les faits qui avaient été considérés comme établis par le tribunal au motif que les audiences tenues n’avaient pas été enregistrées et qu’aucun document nouveau n’avait été présenté pour mettre en cause les preuves qui avaient fondé la décision du tribunal. Elle conclut son arrêt comme suit :
« Le tribunal a quo a considéré, en résumé, qu’il n’avait pas été possible d’identifier la nature et l’origine de la bactérie qui a provoqué la méningite et qu’il n’avait pas été démontré que les pathologies postérieures au traitement et la guérison de cette maladie (...) aient été la conséquence d’un mauvais diagnostic ou traitement.
Et c’est pour cela qu’il a conclu que n’avait pas été démontrée une quelconque violation des règles de l’art ayant pu être la cause de la mort du patient.
La demanderesse oppose à ce jugement une autre vision des choses. Mais elle se fonde essentiellement, sur des faits qui n’ont pas été prouvés, en particulier, que la méningite a été causée par une bactérie Pseudomonas, d’origine hospitalière (...) et que le patient n’a pas reçu un traitement thérapeutique prophylactique gastro-protecteur convenable durant le traitement par antibiotiques.
Tout se résume, de cette façon, a une supposée négligence médicale ne s’appuyant pas sur les faits établis »
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
L’article 64 de la Constitution garantit le droit à la santé et un service national de santé universel qui, en tenant compte des conditions économiques et sociales des citoyens, s’oriente vers la gratuité.
Approuvée par la loi no 48/90 du 24 août 1990, la loi sur la santé pose le principe selon lequel les soins de santé sont dispensés par des services et des établissements de l’État et, sous son contrôle, par d’autres entités publiques ou privées, à but lucratif ou non. Selon la base XIV de cette loi, l’usager du système de santé a, entre autres, le droit de choisir librement son praticien et son établissement de santé, de recevoir ou refuser les soins proposés, d’être traité de façon adéquate, humaine, avec promptitude et respect, d’être informé de sa situation, des alternatives possibles de traitement et de l’évolution probable de son état de santé, de se plaindre de la manière dont il est traité et le cas échéant, de recevoir une indemnisation pour les préjudices subis.
La loi sur la santé est réglementée par le décret-loi no 11/93 du 15 janvier 1993 qui a approuvé le Statut du système national de santé (Estatuto do sistema nacional de saúde). En vertu de l’article 38, il appartient à l’État de contrôler les établissements de santé, le ministère de la Santé devant fixer les normes de qualité des prestations, sans préjudice des fonctions attribuées à l’Ordre des médecins et à l’Ordre des pharmaciens.
Au moment des faits, régie par le décret-loi no 291/93 du 24 août 1993, l’Inspection générale de la santé (Inspeção-Geral da Saúde- IGS) était un service au sein du ministère de la Santé doté d’une autonomie technique et administrative (article 1), qui avait notamment pour compétence de contrôler l’activité et le fonctionnement des établissements de santé (article 3 § 1 a)) et d’instaurer les procédures disciplinaires (article 3 § 2 b). L’IGS était dirigée par un inspecteur général à qui il appartenait, entre autres, d’ordonner l’ouverture de procédures d’enquête et de statuer à l’issue de celles-ci (article 5 h)). En vertu du décret-loi no 275/2007 du 30 juin 2007, l’Inspection générale de la santé est devenue l’Inspection générale des activités de la santé (IGAS). Celle-ci dispose de compétences plus larges, lesquelles s’étendent aux organismes privés.
Régie au moment des faits par le statut de l’Ordre des médecins adopté par le décret-loi no 282/77 du 5 juillet 1977 dans sa rédaction issue du décret-loi no 217/94 du 20 août 1994, l’Ordre des médecins est un organe indépendant qui veille au maintien des compétences du corps médical et au respect du code de déontologie. Les collèges de spécialités (Colégios de especialidades) sont des organes de l’Ordre des médecins rassemblant les médecins de différentes spécialités (article 87 du statut de l’Ordre des médecins).
L’Ordre des médecins est compétent en matière disciplinaire, ce qui n’exclut pas d’autres procédures disciplinaires prévues par la loi (article 3 du statut disciplinaire des médecins approuvé par le décret-loi no 217/94 du 20 août 1994). Il appartient aux Conseils disciplinaires régionaux d’instaurer les procédures disciplinaires à l’encontre des médecins de leur ressort (article 4). Les décisions des Conseils disciplinaires régionaux peuvent être attaquées devant le Conseil national de discipline (Conselho Nacional de Disciplina) dans un délai de huit jours (articles 44 et 45).
L’article 137 du code pénal punit la négligence médicale d’une amende ou d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à trois ans et cinq ans en cas de négligence grave (grosseira).
Au moment des faits, la responsabilité civile extracontractuelle de l’État était régie par le décret-loi no 48051 du 21 Novembre 1967 dont l’article 2 se lisait ainsi :
« 1. L’État et autres personnes morales publiques sont civilement responsables envers des tiers pour des actes offensifs de leurs droits ou des dispositions légales destinées à protéger leur intérêts, des suites d’actes illicites pratiqués avec faute par les organes respectifs ou les agents administratifs dans l’exercice de leurs fonctions où en raison de cet exercice.
Lorsqu’ils ont versé une indemnisation au terme de l’alinéa précédent, l’État et les autres personnes morales publiques ont le droit de demander à être remboursés (direito de regresso) contre les titulaires des organes ou les agents responsables si ceux-ci n’ont pas agi avec la prudence ou le zèle afférents à leur fonction. »
Le directeur d’un établissement de santé a l’obligation d’informer l’autorité judiciaire compétente de toute mort suspecte survenue au cours d’une hospitalisation, en lui faisant parvenir le dossier médical pour permettre une enquête visant à la détermination des circonstances du décès (Article 51 du décret-loi no 11/98 du 24 janvier 1998 régissant l’organisation médico-légale). L’autopsie médico-légale a lieu dans des situations de mort violente ou de cause inconnue, sauf si les informations cliniques et d’autres éléments permettent de conclure avec une assurance suffisante qu’il n’y a pas suspicion de crime, dans cette hypothèse, il n’y a pas lieu de faire une autopsie (Article 54). | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1973 et était détenu à Londres au moment de l’introduction de la requête.
Le 9 octobre 2009, le Parquet requit une information contre le requérant du chef de viol et d’attentat à la pudeur sur la personne d’une mineure de moins de seize ans accomplis, avec la circonstance aggravante que l’auteur avait autorité sur la victime.
Sur la base d’un mandat d’arrêt européen, le requérant fut arrêté le 4 décembre 2009 au Royaume-Uni. Le Gouvernement indique que le requérant se vit remettre à cette occasion le mandat d’arrêt européen qui contenait, traduit dans sa langue maternelle, un exposé des faits et de la nature des infractions qui lui étaient reprochées. Le requérant expose qu’il fut placé en « détention extraditionnelle » dans une maison d’arrêt anglaise et qu’il ne ressort pas du dossier répressif qu’à ce moment précis le mandat d’arrêt européen lui fut notifié.
Le 17 décembre 2009, le requérant fut remis aux autorités luxembourgeoises. À 14 heures 45, il se vit officiellement notifier le mandat d’arrêt européen à son arrivée à l’aéroport de Luxembourg et à 15 heures 20, il fut auditionné dans les locaux du service de police judiciaire, en présence d’un interprète. Il résulte du rapport de police du 17 décembre 2009 que «[le requérant] refusait dans un premier temps de faire la moindre déclaration. Insistant sur la législation existant en GrandeBretagne, il réclamait son droit à l’assistance d’un avocat. Après avoir reçu les explications nécessaires concernant la procédure prévue en la matière, il consentit à un interrogatoire ». Le requérant fut informé des déclarations de la victime et des soupçons pesant sur lui et fut interrogé sur les faits. Il délivra sa version des faits et contesta dans leur intégralité les faits qu’on lui reprochait, niant toute culpabilité. À la fin de l’audition, il requit l’assistance d’un avocat lors de l’interrogatoire le lendemain devant le juge d’instruction. À 19 heures 15, il fut transféré au centre pénitentiaire de Luxembourg.
Dans la matinée du 18 décembre 2009, il fut interrogé par le juge d’instruction en présence d’un interprète. À cet égard, le procès-verbal indique ce qui suit : À 9 heures 02, le juge d’instruction vérifia l’identité du requérant - qualifié d’inculpé (« Beschuldigter ») - et lui fit connaître qu’une procédure d’instruction (« Untersuchungsverfahren ») était déclenchée à son égard du chef des infractions qui lui étaient reprochées. Le requérant fut ensuite informé de son droit de choisir un défenseur parmi ceux inscrits sur le tableau de l’Ordre des Avocats, sinon de se voir nommer un avocat commis d’office. Le requérant ayant fait valoir ses droits en la matière, un avocat fut commis d’office en la personne de Me W. Le requérant fut interrogé en présence de son avocat et de l’interprète ; il se prononça sur les faits et maintint ses déclarations faites devant la police. L’interrogatoire prit fin à 10 heures 53.
Il résulte du dossier que le requérant, détenu provisoirement, fut remis en liberté le 10 mars 2010 par la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement de Luxembourg, sous la condition notamment qu’il demeure à Luxembourg, se présente régulièrement à la police et n’entre pas en contact avec la victime.
A. Le jugement de première instance
Par un jugement du 31 mars 2011, la chambre criminelle du tribunal d’arrondissement condamna le requérant à une peine de réclusion de sept ans assortie d’un sursis probatoire partiel de trois ans. Les juges relatèrent les déclarations recueillies de la victime, des témoins et du requérant lors de l’instruction policière et judiciaire, ainsi que lors des débats à l’audience. Ils mentionnèrent le fait que le requérant changeait constamment de « version » et rapportèrent que, selon une expertise de crédibilité, il n’existait aucun élément permettant de mettre en doute la véracité des dépositions de la victime.
B. L’arrêt d’appel
Le 7 février 2012, la chambre criminelle de la cour d’appel confirma le jugement de première instance.
Les magistrats rapportèrent que le requérant qui avait, tout au long de la procédure, contesté les faits qui lui étaient reprochés, maintenait ses contestations devant la cour d’appel. Ils estimèrent que le tribunal avait fourni une relation détaillée et exhaustive des déclarations de la victime, du requérant et des différents témoins et experts entendus.
Ils relatèrent que le mandataire du requérant critiquait le fait que l’intéressé, extradé du Royaume-Uni, avait été entendu par la police judiciaire à son arrivée à Luxembourg, sans avoir pu bénéficier de l’assistance d’un avocat, celle-ci lui ayant été refusée bien qu’il l’ait sollicitée ; les magistrats se prononcèrent ainsi qu’il suit :
« Pour ce qui est de la non-assistance d’un conseil au cours de l’audition policière, il résulte du rapport SPJ/JEUN/2009/6926-5/COES du service de police judiciaire du 17 décembre 2009 que le prévenu demandait d’abord de pouvoir être assisté d’un avocat lors de l’audition à laquelle il allait être procédé dans les locaux de la police judiciaire, mais qu’après avoir reçu des explications sur la procédure applicable, il était d’accord à déposer sans la présence d’un conseil. »
Dans le cadre de leur analyse des faits reprochés au requérant, les magistrats relevèrent, entre autres, que ce dernier n’avait pas toujours été constant dans ses déclarations. Au sujet de l’un des épisodes litigieux notamment, ils rapportèrent la différence entre ses déclarations faites lors de l’audition par la police judiciaire et lors des audiences en première instance et en appel.
C. L’arrêt de la Cour de cassation
Le 22 novembre 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle déclara notamment non fondé un moyen tiré de l’article 6 § 3 de la Convention, aux motifs suivants :
« Attendu qu’il ressort de la discussion du moyen que le [requérant] reproche à la Cour d’appel de s’être limitée à constater la violation des droits de la défense sans en tirer cependant les conséquences qui s’imposaient ;
Mais attendu que les juges d’appel ont retenu que (...) [voir la citation sous le paragraphe 18] ;
Qu’en se déterminant ainsi, les juges d’appel n’ont pas constaté une violation des droits de la défense, tel qu’il est allégué par le demandeur en cassation, mais ont, au contraire, retenu qu’il n’y avait pas violation des droits de la défense, dès lors que le prévenu s’était déclaré d’accord à déposer sans la présence d’un conseil ;
D’où il suit que l’arrêt attaqué n’encourt pas le grief de violation de l’article 6 paragraphe 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; (...) »
D. Événements ultérieurs
Le requérant ayant quitté le Luxembourg pour regagner le Royaume-Uni (à une date non spécifiée), le Parquet Général délivra, le 20 décembre 2012, un mandat d’arrêt européen aux fins de l’exécution de l’arrêt du 7 février 2012.
À la suite d’une demande des autorités britanniques (« Extradition Unit of the Crown Prosecution Service ») en date du 29 mai 2013, la déléguée du Procureur général d’État leur fournit, le 12 juin 2013, des renseignements quant à la procédure luxembourgeoise. Quant à l’audition du 17 décembre 2009, elle affirma notamment qu’il résultait du rapport de police que le requérant, dont les déclarations étaient traduites par l’interprète, n’était ni assisté d’un avocat, ni ne s’était vu offrir l’assistance d’un avocat. Concernant l’interrogatoire du 18 décembre 2009, elle expliqua qu’un avocat commis d’office, nommé par le juge d’instruction, avait assisté le requérant durant l’interrogatoire et par la suite tout au long de la procédure nationale. Elle ajouta que toute personne demandant à pouvoir consulter son avocat, qu’il soit nommé ou choisi, avant un interrogatoire, avait la possibilité de le faire ; ainsi, elle précisa que, contrairement à ses affirmations, le requérant ne s’était pas vu restreindre l’accès à son avocat avant l’interrogatoire du 18 décembre 2009.
Le juge britannique accorda, le 19 août 2013, la remise du requérant aux autorités du Luxembourg pour y purger sa peine ; le 20 décembre 2013, l’appel du requérant contre cette décision fut rejeté. Il résulte du dossier que le requérant est actuellement incarcéré au centre pénitentiaire de Luxembourg.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Le droit et la pratique luxembourgeois
Les demandes en nullité des procédures d’enquête et d’instruction
Les articles 48-2 et 126 du code d’instruction criminelle se lisent ainsi :
Article 48-2
« (1) Le ministère public ainsi que toute personne concernée justifiant d’un intérêt légitime personnel peut, par simple requête, demander la nullité de la procédure de l’enquête ou d’un acte quelconque de cette procédure.
(2) La demande doit être produite devant la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement.
Le délai pour le ministère public est de cinq jours à partir de la connaissance de l’acte.
Sous réserve des dispositions du paragraphe 3 du présent article, pour toute personne concernée, le délai est de deux mois après que l’acte attaqué ou le dernier des actes attaqués a été exécuté, qu’une instruction préparatoire ait ou non été ouverte à la suite de l’acte d’instruction.
(3) La demande peut être produite:
- si une instruction préparatoire a été ouverte sur la base de l’enquête, par l’inculpé devant la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement, à peine de forclusion, dans un délai de cinq jours à partir de son inculpation;
- si aucune instruction préparatoire n’a été ouverte sur la base de l’enquête, par le prévenu devant la juridiction de jugement, à peine de forclusion, avant toute demande, défense ou exception autre que les exceptions d’incompétence.
(4) La demande doit être présentée devant la chambre du conseil de la Cour d’appel au lieu de la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement lorsque l’enquête est relative à une procédure relevant de la Cour d’appel.
(5) La demande, si elle émane d’une personne concernée, est communiquée au ministère public par la voie du greffe.
Au cas où la demande est introduite par l’inculpé, conformément aux dispositions du premier tiret du paragraphe 3 ci-dessus, la demande est communiquée aux autres parties en cause par la voie du greffe.
(6) Si la demande est produite devant la chambre du conseil, il est statué d’urgence sur la demande par une décision notifiée aux parties en cause dans les formes prévues pour les notifications en matière répressive.
(7) Lorsque la chambre du conseil ou la juridiction de jugement reconnaît l’existence d’une nullité, elle annule l’acte de la procédure accomplie au mépris des prescriptions de la loi ainsi que les actes de l’enquête, respectivement, le cas échéant, de l’instruction préparatoire, ultérieure faite en suite et comme conséquence de l’acte nul, et détermine les effets de l’annulation. »
Article 126
« (1) Le ministère public, l’inculpé, la partie civile, la partie civilement responsable ainsi que tout tiers concerné justifiant d’un intérêt légitime personnel peut, par simple requête, demander à la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement la nullité de la procédure de l’instruction préparatoire ou d’un acte quelconque de cette procédure.
(2) La demande en nullité est, toutefois, présentée à la chambre du conseil de la cour d’appel, lorsque la nullité est imputée à un magistrat de la cour ou que la chambre du conseil de la cour d’appel est saisie d’un recours contre une ordonnance de renvoi ou de non-lieu de la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement.
(3) La demande doit être produite, à peine de forclusion, au cours même de l’instruction, dans un délai de cinq jours à partir de la connaissance de l’acte.
(4) La demande est communiquée aux autres parties en cause par la voie du greffe. Elle peut aussi être communiquée à des tiers, si ceux-ci peuvent être considérés comme étant intéressés. En cas de contestation, la chambre du conseil détermine quel tiers est, dans une affaire donnée, qualifié d’intéressé.
(5) Lorsque la demande émane d’un tiers concerné par un acte d’instruction, ce tiers ne peut obtenir communication que de l’acte d’instruction qui le vise personnellement ainsi que, s’il échet, de l’acte qui en constitue la base légale.
(6) Il est statué d’urgence sur la demande par une décision notifiée aux parties en cause dans les formes prévues pour les notifications en matière répressive.
(7) Si l’avis prévu par l’article 127 (6) n’a pas été donné, ou si la notification de l’ordonnance de renvoi prévue par l’article 127 (9) n’a pas été faite, la nullité pouvant en résulter peut encore être proposée devant la juridiction de jugement, avant toute demande, défense ou exception autre que les exceptions d’incompétence. »
Article 126-1
« (1) Lorsque la chambre du conseil reconnaît l’existence d’une nullité de forme, elle annule l’acte de la procédure accomplie au mépris des prescriptions de la loi ainsi que les actes de l’information ultérieure faite en suite et comme conséquence de l’acte nul, et détermine les effets de l’annulation par rapport aux parties.
(2) La nullité prononcée à l’égard d’un acte de l’instruction préparatoire et des actes de l’information ultérieure qui s’en sont suivis, ne fait pas obstacle à ce que la chambre du conseil statue sans délai sur le fond de l’inculpation, si les juges sont d’avis que les actes non annulés du dossier de l’information leur fournissent des éléments d’appréciation suffisants. Dans ce cas, ils énoncent avec précision les actes sur lesquels ils se fondent. Dans le cas contraire, ils peuvent ordonner qu’il sera procédé au préalable par le juge d’instruction à un supplément d’information sur les points qu’ils précisent. »
À l’époque des faits, les juridictions d’instruction, sur base d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation alors en vigueur, déclarèrent irrecevables les demandes en nullité qui se basaient sur l’article 6 de la Convention et la jurisprudence relative à l’arrêt Salduz.
La Cour de cassation avait en effet jugé que les règles prévues dans l’article 6 § 1 de la Convention ne s’appliquaient pas aux juridictions d’instruction, au motif que celles-ci n’avaient pas à décider du bien-fondé des préventions (Cass., 4.1.2007, no 02/2007 pénal, www.justice.public.lu, et Cass., 17.4.2008, no 21/2008 pénal, Pas.lux. XXXIV, p. 481).
Ainsi, la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement de Luxembourg (ordonnance no 996/12 du 4 avril 2012) se prononça, par exemple, en ces termes :
« (...) L’article 6 de la Convention (...) dont la violation est invoquée par le requérant ne s’applique qu’aux procédures engagées devant les juridictions de jugement. Cette disposition ne concerne dès lors pas les juridictions d’instruction lesquelles n’ont pas à décider du bien-fondé d’accusations en matière pénale (Ch.c.C. no 252/06 du 9 mai 2006 ; Cass no 02/2007 du 4 janvier 2007 et Cass no 21/2008 du 17 avril 2008).
Le moyen tiré de la violation des droits de la défense est à déclarer irrecevable. »
En revanche, le 16 mai 2012, la chambre du conseil de la cour d’appel de Luxembourg (arrêt no 301/12) réforma la prédite ordonnance, énonçant ce qui suit :
« (...) C’est à tort que la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement de Luxembourg n’a pas examiné les demandes de (...) tendant à l’annulation du premier interrogatoire par le juge d’instruction et du mandat de dépôt, basées sur la prétendue violation du droit d’une personne suspecte ou inculpée d’être assistée d’un avocat, et qu’elle a déclaré irrecevable le moyen tiré de la violation de l’article 6 de la Convention.
L’ordonnance de la chambre du conseil est donc à réformer en ce qu’elle a déclaré irrecevables la demande en nullité ainsi que la motivation de la demande par la violation de l’article 6. »
La chambre du conseil de la cour d’appel confirma cette approche dans un arrêt du 12 février 2014, décidant que l’article 6 s’applique à l’ensemble de la procédure, y compris aux phases de l’enquête préliminaire et de l’instruction préalable (voir paragraphe 30 ci-dessous).
L’assistance d’un avocat lors de l’audition par la police
Les parties pertinentes du code d’instruction criminelle se lisent ainsi :
TITRE Ier. - Des autorités chargées de l’action publique et de l’instruction
Article 9-2
« (1) [La police judiciaire] est chargée (...) de constater les infractions à la loi pénale, d’en rassembler les preuves et d’en rechercher les auteurs tant qu’une information n’est pas ouverte. (...)
(3) Lorsqu’une information est ouverte, elle exécute les délégations des juridictions d’instruction et défère à leurs réquisitions. »
TITRE Il. - Des enquêtes
Chapitre Ier. - Des crimes et délits flagrants
Article 39
« (...)
(7) Avant de procéder à l’interrogation, les officiers de police judiciaire et les agents de police judiciaire (...) donnent avis à la personne interrogée, par écrit et contre récépissé, dans une langue qu’elle comprend, sauf les cas d’impossibilité matérielle dûment constatés, de son droit de se faire assister par un conseil parmi les avocats et avocats à la cour du tableau des avocats.
(8) Les procès-verbaux d’audition de la personne retenue indiquent le jour et l’heure à laquelle la personne retenue a été informée des droits lui conférés par les paragraphes (...) et (7) du présent article (...); la durée des interrogatoires auxquels elle a été soumise et des repos qui ont séparé ces interrogatoires; le jour et l’heure à partir desquels elle a été retenue, ainsi que le jour et l’heure à partir desquels elle a été, soit libérée, soit amenée devant le juge d’instruction. »
TITRE III. - Des juridictions d’instruction
Chapitre Ier. - Du juge d’instruction
Article 52
« (1) Si le juge d’instruction est dans l’impossibilité de procéder lui-même à tous les actes d’instruction, il peut donner commission rogatoire aux officiers de police judiciaire afin de leur faire exécuter tous les actes d’information nécessaires. (...)
(2) Après la première comparution de l’inculpé devant le juge d’instruction les officiers de police judiciaire ne peuvent pas l’interroger sur les faits pour lesquels il a été inculpé.
(3) Ils peuvent cependant l’interroger sur d’autres faits s’il se trouve en détention préventive. Toutefois dans ce cas, ils doivent avoir reçu l’accord écrit préalable du juge d’instruction. Avant de procéder à l’interrogatoire, ils donnent avis à la personne interrogée, par écrit et contre récépissé, dans une langue qu’elle comprend, sauf les cas d’impossibilité matérielle dûment constatés, de son droit de se faire assister par un conseil parmi les avocats et avocats à la Cour du tableau des avocats. (...) »
Les dispositions pertinentes de la loi du 17 mars 2004 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre Etats membres de l’Union européenne énoncent ce qui suit :
Chapitre II.- Mandat d’arrêt européen adressé au Luxembourg par un autre Etat membre de l’Union européenne
Section 3.- Procédure d’exécution
Article 7
« La personne recherchée se voit notifier le mandat d’arrêt européen délivré à son encontre ou, s’il y a lieu, le signalement dans le Système d’Information Schengen la concernant.
La personne est en outre informée:
a) de la faculté de se faire assister d’un avocat de son choix ou à désigner d’office, et
b) de la faculté de consentir à la remise, respectivement de renoncer au bénéfice de la règle de la spécialité.
Il est dressé procès-verbal des arrestation, notification et informations qui précèdent, ainsi que des déclarations de la personne recherchée.
Si la personne arrêtée ne comprend ni le français ni l’allemand, elle sera assistée d’un interprète qui signe le procès-verbal.
Ce procès-verbal est remis au procureur d’Etat au plus tard dans les 24 heures suivant l’arrestation. »
L’assistance d’un avocat devant le juge d’instruction
Les parties pertinentes du code d’instruction criminelle sont ainsi libellées :
Article 81
« (1) Lors de la première comparution de l’inculpé détenu ou libre, le juge d’instruction constate l’identité de l’inculpé, lui fait connaître expressément chacun des faits qui lui sont imputés et lui indique les actes accomplis au cours de la procédure de flagrant crime ou délit ou au cours de l’enquête préliminaire.
(2) Avant de procéder à l’interrogatoire, le juge d’instruction donne avis à l’inculpé de son droit de choisir un conseil parmi les avocats inscrits au tableau ou admis au stage. A défaut de choix il lui en désigne un d’office, si l’inculpé le demande.
(3) L’inculpé peut également choisir un avocat habilité à exercer ses fonctions dans un autre Etat membre des communautés européennes, en conformité de la réglementation en vigueur, à condition que ce choix n’entrave pas le bon fonctionnement de la justice, auquel cas les dispositions de l’alinéa précédent sont applicables.
(4) La désignation d’un conseil est toujours de droit lorsque l’inculpé est âgé de moins de dix-huit ans.
(5) L’inculpé, même mineur, fait connaître le nom du conseil choisi par lui en le déclarant au greffier du juge d’instruction.
(6) Mention de ces formalités est faite au procès-verbal.
(7) Sauf empêchement, il est procédé de suite à l’interrogatoire de l’inculpé.
(8) Détenu ou libre, l’inculpé ne peut être interrogé qu’en présence de son conseil, ou celui-ci dûment appelé, sauf s’il y renonce expressément. Le ministère public ainsi que la partie civile peuvent assister à l’interrogatoire.
(9) Aucune partie ne peut prendre la parole sans y être autorisée par le juge d’instruction. En cas de refus, mention en est faite au procès-verbal à la demande de la partie intéressée.
(10) Les conseils de l’inculpé et de la partie civile sont convoqués par lettre au moins vingt-quatre heures à l’avance.
(11) Nonobstant les dispositions prévues aux paragraphes 8 et 10, le juge d’instruction peut procéder à un interrogatoire immédiat et à des confrontations si l’urgence résulte, soit de l’état d’un témoin en danger de mort, soit de l’existence d’indices sur le point de disparaître, ou encore lorsqu’il s’est rendu sur les lieux en cas de flagrant crime ou délit. Le procès-verbal doit faire mention des causes d’urgence.
(12) Les dispositions des paragraphes 1, 2, 4, 6, 8 et 10 sont à observer à peine de nullité. »
Article 84
« (1) Immédiatement après le premier interrogatoire, portant sur les faits qui lui sont imputés, l’inculpé peut communiquer librement avec son conseil. (...) »
Article 85
« (1) Après le premier interrogatoire, l’inculpé, son conseil et la partie civile peuvent prendre communication des pièces du dossier, sans déplacement, la veille de chaque interrogatoire et de tous autres devoirs pour lesquels l’assistance d’un conseil est admise.
(2) En outre, la communication des pièces peut être demandée en tout état de cause par voie de requête sur papier libre adressée par les parties intéressées ou leurs conseils au juge d’instruction. (...) »
Concernant la question de l’accès au dossier avant le premier interrogatoire devant le juge d’instruction, la chambre du conseil de la cour d’appel (arrêt no 102/14) décida, le 12 février 2014, ce qui suit :
« (...) L’accès au dossier de la procédure constitue pour l’accusé, au sens de l’article 6 de la Convention, « l’une des facilités nécessaires à la préparation de sa défense » visées par l’article 6 § 3 de la Convention.
La chambre du conseil de la Cour d’appel admet que les garanties de l’article 6 de la Convention, et notamment le droit à un procès équitable, s’appliquent à l’ensemble de la procédure et donc, y compris aux phases de l’enquête préliminaire et de l’instruction préalable, et que les exigences du paragraphe 3 peuvent aussi jouer un rôle à un stade antérieur à la procédure de jugement.
Cependant, l’article 6 § 3 de la Convention, s’il s’applique à la phase pré-juridictionnelle, ne précise pas les conditions d’exercice des droits de défense.
Aussi la Convention ne s’oppose-t-elle pas à une restriction temporaire du bénéfice d’une ou plusieurs garanties de défense dans l’intérêt de l’instruction. En l’espèce, la demande de l’appelant de prendre communication du dossier a exclusivement pour but de prendre connaissance des indices rassemblés pendant l’enquête policière quant à une éventuelle culpabilité en ce qui concerne les infractions qui constituent le fond de l’affaire. Or il est opportun, dans l’intérêt de la recherche de la vérité, de reporter l’accès au dossier pénal jusqu’après le premier interrogatoire afin d’empêcher que l’inculpé, informé du contenu du dossier, ne puisse y adapter ses déclarations à sa guise.
Cette restriction temporaire aux droits de défense suppose cependant que l’accusé puisse pleinement bénéficier de garanties aux phases ultérieures de la procédure.
En procédure pénale, il y a lieu de distinguer la phase de l’enquête préliminaire de la phase judiciaire. La phase d’enquête, dont le but est la recherche de la vérité, est une procédure policière marquée par le secret. Elle ne doit pas être contradictoire sous peine de réduire son efficacité et d’alourdir son déroulement.
L’appelant ne devient partie à la procédure qu’à partir de son inculpation à laquelle il est procédé lors du premier interrogatoire. L’obligation de communiquer la totalité du dossier ne vaut qu’au stade de l’instruction préalable, après le premier interrogatoire, quand des charges graves et concordantes ont été réunies contre celui qui n’était jusque-là qu’un suspect. L’inculpation introduit la phase judiciaire de la procédure marquée par un degré de gravité accru. L’avocat devient alors le défendeur à l’action publique et doit avoir accès à toutes les pièces du dossier en vertu du principe du contradictoire. Il lui est loisible, à partir de ce moment, d’exercer pleinement ses droits de défense, d’abord devant les juridictions d’instruction, et, ensuite devant les juridictions de jugement, de sorte que la procédure envisagée globalement, n’est pas entachée d’iniquité, l’absence de communication du dossier dès avant le premier interrogatoire étant, en principe, compensée par le caractère contradictoire de la procédure ultérieure.
L’article 85, alinéa 1er, ne deviendrait incompatible avec l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention que si le refus de l’accès au dossier entraînait d’ores et déjà, au stade de l’enquête préliminaire, une atteinte irrémédiable aux droits de la défense qui ne pourrait plus être redressée lors de la procédure contradictoire ultérieure.
Une pareille atteinte définitive doit être prouvée concrètement par référence aux données du cas d’espèce et non par des a priori ou par des formules abstraites et générales.
Or la chambre du conseil de la Cour d’appel constate qu’en l’espèce, l’appelant n’établit pas qu’au-delà des arguments purement théoriques plaidant en faveur d’une communication des pièces du dossier dès avant le premier interrogatoire, il aurait d’ores et déjà subi un préjudice irréparable du fait que son avocat ne peut pas consulter le dossier avant son premier interrogatoire.
En plus, avant de procéder au premier interrogatoire, le juge d’instruction doit, conformément à l’article 81 du code d’instruction criminelle, faire connaître à l’inculpé et à son avocat expressément chacun des faits qui lui sont imputés et leur indiquer les actes accomplis lors de la procédure de flagrant délit ou au cours de l’enquête préliminaire, de façon à mettre l’inculpé en mesure de répondre en connaissance de cause aux questions du juge d’instruction.
Le principe d’égalité des armes dont l’appelant fait encore état, implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause, y compris ses preuves dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire.
Ce principe n’a pas une portée absolue et n’exige pas une égalité rigoureuse entre l’accusation et l’accusé. L’égalité ne peut être que relative et doit s’apprécier raisonnablement compte tenu de la distinction entre la phase d’enquête policière et la phase judiciaire.
Il suit de ces considérations que l’article 85 (1) du code d’instruction criminelle a seulement pour effet de repousser dans le temps et dans l’intérêt de l’instruction, le plein exercice des droits de la défense sans cependant y porter une atteinte irrémédiable. (...) »
Instructions de service de la police suite à l’arrêt Salduz
Les dispositions législatives sont complétées par des circulaires internes.
Ainsi notamment, une « note de service No 49/2011 » de la police grand-ducale du 20 juin 2011 - qui vaut également pour les agents des douanes s’ils procèdent à un interrogatoire d’une personne privée de liberté - prévoit qu’il y a lieu de se conformer à la jurisprudence de la Cour (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, CEDH 2008 et Dayanan c. Turquie, no 7377/03, 13 octobre 2009) sous peine de voir annuler les procédures engagées, et précise que les chapitres concernés des prescriptions de service ont été modifiés en conséquence.
En amont de cette note de service, un échange de courrier eut lieu entre le parquet général et la direction de la police.
Ainsi, par le biais d’une circulaire du 13 mai 2011, le Procureur général d’État avait prié le Directeur général de la Police grand-ducale d’ordonner à tous les policiers de prendre les mesures qui s’imposaient pour que tout accusé privé de liberté puisse avoir la possibilité de se faire assister de façon effective par un avocat au cours des interrogatoires auxquels il était soumis durant sa privation de liberté.
Sur demande du Directeur général de la Police, le Procureur général fournit, en date du 15 juin 2011, entre autres, les précisions suivantes :
« (...) Sur les procédures auxquelles s’applique le droit à l’assistance d’un avocat
Le droit à l’assistance d’un avocat s’applique dans notre droit interne actuel à certains interrogatoires de police de personnes privées de liberté, à savoir :
- l’interrogatoire de police de la personne retenue dans une procédure de flagrant crime ou délit (article 39(7) du Code d’instruction criminelle) et
- l’interrogatoire de police du détenu préventif sur des faits autres que ceux pour lesquels il a été inculpé (article 52(3) du Code d’instruction criminelle).
La jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme insistant tout particulièrement sur la nécessité de cette assistance pour, en principe, tout interrogatoire de police d’un « accusé » privé de liberté, il importe d’étendre l’exercice de ce droit :
- à l’interrogatoire de police, dans le cadre d’une instruction préparatoire, sur commission rogatoire du juge d’instruction, de la personne privée de liberté en exécution d’un mandat d’amener, d’arrêt ou d’arrêt européen.
(...)
Sur la portée du droit à l’assistance d’un avocat
Dans mon courrier du 13 mai 2011, j’avais indiqué que le droit à l’assistance d’un avocat au cours d’un interrogatoire ne se limite pas à la présence physique de l’avocat, mais doit permettre à l’interrogé de recevoir de l’avocat aide et protection et permettre à l’avocat d’assister l’interrogé de façon effective.
Ces termes sont à comprendre comme suit :
(...) il est à prévoir que le détenu peut s’entretenir avec son avocat avant l’interrogatoire, et en particulier après l’information succincte des faits sur lesquels porte l’interrogatoire (...). Cet entretien doit pouvoir avoir lieu dans des conditions qui en garantissent la confidentialité. Des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement, mais uniquement sous condition d’une autorisation du magistrat responsable, qui est à contacter à cette fin, justifier de ne pas admettre un tel entretien. (...) »
La procédure en révision
L’article 443 du code d’instruction criminelle est ainsi libellé :
« La révision peut être demandée, quelle que soit la juridiction qui ait statué, au bénéfice de toute personne reconnue auteur d’un crime ou d’un délit par une décision définitive rendue en premier ou en dernier ressort.
(...)
5o lorsqu’il résulte d’un arrêt de la cour européenne des Droits de l’Homme rendu en application de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales qu’une condamnation pénale a été prononcée en violation de cette Convention. »
B. Le rapport du Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l’Europe (CPT)
Du 22 au 27 avril 2009, une délégation du CPT a effectué une visite au Grand-Duché de Luxembourg. Dans son rapport, rendu public le 28 octobre 2010, le CPT a déploré que bien qu’il ait expliqué à maintes reprises, depuis sa première visite en 1993, l’importance qu’il y avait de reconnaître le droit à l’accès à un avocat dès le tout début de la privation de liberté, les autorités luxembourgeoises ne donnaient pas suite aux recommandations qu’il avait formulées à ce sujet. Il relata qu’en pratique, les personnes privées de liberté n’avaient en règle générale accès à un avocat qu’au moment de la première comparution devant le juge d’instruction, et ce, même lorsqu’elles sollicitaient un avocat avant d’être interrogées par la police ; la quasi-totalité des détenus rencontrés par la délégation auraient indiqué avoir vu un avocat pour la première fois lors de leur comparution devant le juge d’instruction, et n’avoir pu s’entretenir de manière confidentielle avec l’avocat qu’après cette comparution. Le CPT en appela à nouveau aux autorités luxembourgeoises pour qu’elles reconnaissent enfin à toutes les personnes privées de liberté par la police – pour quelque motif que ce soit – le droit à l’accès à un avocat dès le tout début de la privation de liberté ; il précisa que ce droit devait comprendre, pour la personne privée de liberté, le droit de s’entretenir sans témoin avec son avocat dès le tout début de la privation de liberté.
Dans son rapport de 2011 sur les privations de liberté par la police grand-ducale, le Médiateur du Grand-Duché de Luxembourg, en sa qualité de contrôleur externe des lieux privatifs de liberté, se référa à ce rapport du CPT. Il recommanda avec insistance aux autorités concernées de garantir l’accès à un avocat à toute personne privée de liberté dès le moment de son arrestation, quels que soient l’heure et le motif de la détention et d’apporter les changements nécessaires à la législation nationale afin de permettre aux avocats mandatés de conseiller utilement leurs clients, le cas échéant dans un entretien privé, préalable au premier interrogatoire mené par la Police.
C. Textes de l’Union Européenne
La directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales dispose, en ses passages pertinents, ce qui suit :
Article 7
Droit d’accès aux pièces du dossier
« 1. Lorsqu’une personne est arrêtée et détenue à n’importe quel stade de la procédure pénale, les États membres veillent à ce que les documents relatifs à l’affaire en question détenus par les autorités compétentes qui sont essentiels pour contester de manière effective conformément au droit national la légalité de l’arrestation ou de la détention soient mis à la disposition de la personne arrêtée ou de son avocat.
Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies, ou leur avocat, aient accès au minimum à toutes les preuves matérielles à charge ou à décharge des suspects ou des personnes poursuivies, qui sont détenues par les autorités compétentes, afin de garantir le caractère équitable de la procédure et de préparer leur défense.
Sans préjudice du paragraphe 1, l’accès aux pièces visé au paragraphe 2 est accordé en temps utile pour permettre l’exercice effectif des droits de la défense et, au plus tard, lorsqu’une juridiction est appelée à se prononcer sur le bien-fondé de l’accusation. Si les autorités compétentes entrent en possession d’autres preuves matérielles, elles autorisent l’accès à ces preuves matérielles en temps utile pour qu’elles puissent être prises en considération.
(...) »
La directive 2013/48/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédure pénales et des procédures relatives au mandat d’arrêt européen, au droit d’informer un tiers dès la privation de la liberté et au droit des personnes privées de liberté de communiquer avec des tiers et avec les autorités consulaires prévoit, en ses passages pertinents, ce qui suit :
Article 3
Le droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales
« 1. Les États membres veillent à ce que les suspects et les personnes poursuivies disposent du droit d’accès à un avocat dans un délai et selon des modalités permettant aux personnes concernées d’exercer leurs droits de la défense de manière concrète et effective.
Les suspects ou les personnes poursuivies ont accès à un avocat sans retard indu. En tout état de cause, les suspects ou les personnes poursuivies ont accès à un avocat à partir de la survenance du premier en date des événements suivants:
a) avant qu’ils ne soient interrogés par la police ou par une autre autorité répressive ou judiciaire;
(...)
Le droit d’accès à un avocat comprend les éléments suivants :
a) les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient le droit de rencontrer en privé l’avocat qui les représente et de communiquer avec lui, y compris avant qu’ils ne soient interrogés par la police ou par une autre autorité répressive ou judiciaire;
(...) » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1987 et est actuellement placé au centre hospitalier spécialisé (CHS) de Sevrey.
Le 12 septembre 2007, le requérant, âgé de vingt ans, se présenta sur le lieu de travail de C.G. qui avait été son amie et qui lui avait fait connaître, à la suite de menaces et d’actes de violence, qu’elle ne voulait plus le voir. Le requérant porta plusieurs coups de couteau à C.G., qui, blessée à la gorge et au thorax, décéda d’une hémorragie massive, ainsi qu’à deux autres personnes. Le 14 septembre 2007, le requérant fut mis en examen des chefs d’assassinat de son ex-compagne et de violences volontaires sur les deux autres personnes, et placé en détention provisoire. Le même jour, le préfet prit à son encontre un arrêté de placement d’office au CHS de Sevrey.
Le requérant fut examiné par deux collèges d’experts psychiatres qui conclurent qu’il était atteint, au moment des faits, d’un trouble psychique ayant aboli son discernement et le contrôle de ses actes au sens de l’article 122-1 du code pénal (ci-après « CP », paragraphe 17 ci-dessous).
Le 8 septembre 2008, le procureur de la République requit le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Dijon de saisir la chambre de l’instruction afin que celle-ci statue sur l’irresponsabilité pénale du requérant, conformément à l’article 706-20 du code de procédure pénale issu de la loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental (ci-après « la loi du 25 février 2008 », paragraphes 18 et 20 ci-dessous).
Par une ordonnance du 30 septembre 2008, le juge d’instruction constata qu’il résultait de l’information qu’il existait des charges suffisantes à l’encontre du requérant d’avoir commis les faits reprochés et qu’il y avait des raisons plausibles d’appliquer l’article 122-1 alinéa 1er du CP précité. Il ordonna la transmission du dossier par le procureur de la République au procureur général aux fins de saisine de la chambre de l’instruction.
Le 18 novembre 2008, le procureur général près la cour d’appel de Dijon prit des réquisitions tendant à saisir la chambre de l’instruction afin de statuer sur l’irresponsabilité pénale du requérant pour trouble mental selon la procédure organisée par les dispositions du nouvel article 706-122 du CPP, lequel prévoit notamment une audience (paragraphe 20 ci-dessous).
Par une ordonnance du 25 novembre 2008, le président de la chambre de l’instruction constata l’impossibilité médicale pour le requérant de comparaître à l’audience. Au cours de l’audience du 27 novembre 2008, son représentant fit notamment valoir que l’ordonnance du 30 septembre 2008 méconnaissait le principe de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères. Il indiqua que selon l’article 706-122 du CPP précité, la chambre de l’instruction devait se prononcer sur la commission des faits par le requérant pour prononcer un internement psychiatrique, ordonné sans limitation de durée, ce qui équivalait à une condamnation pour une infraction, et au prononcé d’une peine qui n’était pas applicable à la date de commission des faits.
Par un arrêt du 18 février 2009, la chambre de l’instruction déclara qu’il existait des charges suffisantes contre le requérant « d’avoir volontairement donné la mort à C.G. » et qu’il était irresponsable pénalement de ces faits au motif qu’il était atteint d’un trouble psychique ayant aboli son discernement et le contrôle de ses actes. Elle prononça son hospitalisation d’office conformément à l’article 706-135 du CPP issu de la loi du 25 février 2008 (paragraphe 20 ci-dessous) au motif « qu’il ressort des débats que les troubles mentaux [du requérant] compromettent la sûreté des personnes et nécessitent des soins au long cours et devant se dérouler dans un cadre hospitalier ». Elle lui fit également interdiction, pendant une durée de vingt ans, de rentrer en relation avec les parties civiles et de détenir ou porter une arme, mesures de sûreté prévues par les dispositions du nouvel article 706-136 du CPP (paragraphe 20 cidessous). Elle renvoya la procédure devant le tribunal correctionnel de Dijon pour qu’il soit statué sur la responsabilité civile du requérant et sur les demandes de dommages et intérêts. Auparavant, elle s’était prononcée sur les exceptions de procédure soulevées par le représentant du requérant, dont celle relative à l’application immédiate des dispositions de la loi du 25 février 2008 et à la violation alléguée de l’article 7 de la Convention :
« (...) La déclaration de l’existence de charges suffisantes d’avoir commis les faits reprochés ne constitue nullement une condamnation mais la constatation d’un état de fait susceptible d’avoir des conséquences juridiques (...)
(...) contrairement à ce que soutient le mémoire et contrairement au régime de la rétention de sûreté, la chambre de l’instruction ne prononce pas un internement judiciaire sans limitation de durée mais ordonne l’hospitalisation d’office de la personne dans un établissement mentionné à l’article L. 3222-1 du code de la santé publique, le régime de cette hospitalisation étant celui prévu pour les hospitalisations d’office, le préfet étant immédiatement avisé de cette décision. Ainsi, l’intéressé sera soumis au régime de l’hospitalisation d’office ne relevant que de l’autorité médicale et administrative selon l’évolution de son état de santé.
Dès lors, cette mesure s’analyse non pas en une peine mais en une mesure de sûreté. (...) La loi du 25 février 2008 ainsi que le décret du 16 avril 2008 [paragraphe 18 cidessous) sont donc applicables. »
Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Dans ses moyens de cassation, il fit valoir, au visa des articles 6 § 1 et 7 de la Convention, que le principe de légalité des peines faisait obstacle à l’application immédiate d’une procédure qui a pour effet de lui faire encourir des peines auxquelles son état mental ne l’exposait pas sous l’empire de la loi ancienne applicable au moment où les faits ont été commis. Il soutint que le prononcé de l’irresponsabilité pénale ne pouvait pas s’accompagner de sanctions ou de mesures coercitives ordonnées par l’autorité judiciaire, sauf à violer le principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère.
Devant la Cour de cassation, dans son avis, l’avocat général estima impossible de constater qu’il existait des charges suffisantes contre le requérant d’avoir « volontairement » commis les faits reprochés, dès lors que « juridiquement, l’état d’irresponsabilité pénale lié à une abolition du discernement fait obstacle à ce que la juridiction puisse se prononcer sur l’élément moral de l’infraction et par voie de conséquence sur le caractère infractionnel des faits au regard de la loi ». Il fit valoir que le législateur avait voulu que le juge d’instruction anticipe sur la déclaration d’irresponsabilité pénale et limite son appréciation aux seuls faits : « d’une telle anticipation, ne subsiste exclusivement que l’élément matériel, dépouillé de sa connotation répressive, et son « imputation objective » à une personne, qui sert de support à la réparation au bénéfice des « victimes » et que la loi a voulu saisir en tant que tel ». Il demanda sur ce point, par voie de retranchement, la substitution du dispositif de l’arrêt de la chambre de l’instruction pour y enlever le terme « volontairement ».
Par un arrêt du 14 avril 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi :
« Attendu que (...) la personne mise en examen a soutenu qu’il ne pouvait être fait une application immédiate de la loi du 25 février 2008, les dispositions de l’article 706-136 qui en sont issues permettant de prononcer, à l’encontre de la personne déclarée pénalement irresponsable pour cause de trouble mental, des mesures qui, par leurs effets, ont une nature de « quasi sanction pénale » et sont inscrites au casier judiciaire ;
Attendu que, pour écarter cette argumentation, l’arrêt prononce par les motifs repris aux moyens ;
Attendu qu’en l’état de ces motifs, l’arrêt n’encourt pas le grief allégué dès lors que les dispositions de l’article 112-1 du code pénal prescrivant que seules peuvent être prononcées les peines légalement applicables à la date de l’infraction ne s’appliquent pas aux mesures de sûreté prévues, en cas de déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, par les articles 706-135 et 706-136 (...).
(...) il existe, [contre le requérant] des charges suffisantes d’avoir commis les faits d’assassinat et de violences (...) »
Par une décision du 23 février 2011, que le requérant a produit avec ses observations, le préfet de Saône-et-Loire le débouta de ses demandes de sorties, seul à l’extérieur. La lettre du préfet au médecin psychiatre du CHS de Sevrey est ainsi libellée :
« (...) Par courrier en date du 12/08/2010, je vous ai informé que je sollicitais deux expertises en vue de m’assurer de la possibilité d’accorder de telles sorties.
Celles-ci, qui me sont parvenues concluent pour l’une : « l’état de santé actuel de M. Berland nous permet d’envisager des sorties seul à l’extérieur dans le cadre d’une sortie d’essai avec un protocole de réintégration dans la société qui semble indispensable ». Pour l’autre : « son état actuel permet d’envisager la possibilité de sorties, seul. On devrait se diriger progressivement vers une modalité de sortie d’essai pour consolider les projets de réinsertion ».
Par ailleurs, conformément à ses instructions, édictées à la suite du jugement de M. Berland, j’ai pris l’attache de Monsieur le procureur de la République de Dijon pour lui faire part des conclusions des expertises qui pourraient m’amener à autoriser à l’avenir des sorties, seul à M. Berland.
Celui-ci a appelé mon attention sur les interdictions ordonnées par la cour d’appel de Dijon le 18/02/2009 à M. Berland, en application des articles 706-135 à 706-140 du code de procédure pénale (...).
Dans ces conditions, bien que les expertises laissent entrevoir la possibilité d’accorder des sorties, seul à M. Berland, il m’apparait impossible de garantir qu’il ne viendrait pas à entrer en contact lors de sorties, seul que viendrai à lui autoriser, avec les personnes constituant la partie civile. Par conséquent, je tiens à vous informer de ma décision (...) d’autoriser à l’avenir exclusivement des sorties, accompagné, à M. Berland en fonction des éléments d’appréciation que vous me ferez parvenir. »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
L’article 122-1 du CP était, à l’époque des faits, ainsi libellé :
« N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes.
La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime. »
La loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental comporte deux volets.
Le premier institue une rétention de sûreté dans un centre sociomédicojudiciaire pour les personnes condamnées à une peine de réclusion criminelle d’une durée égale ou supérieure à quinze ans, et qui présentent à la fin de l’exécution de leur peine une dangerosité particulière. Cette rétention de sûreté présente des similarités avec la détention de sûreté prévue par le droit allemand et examinée par la Cour dans son arrêt M. c. Allemagne (no 19359/04, CEDH 2009). Dans celui-ci, la Cour avait rappelé que le Conseil constitutionnel français, à propos de la nature de la rétention de sûreté, avait jugé qu’elle n’était ni une peine ni une sanction mais qu’elle ne pouvait pas être imposée rétroactivement à des personnes condamnées pour des infractions commises avant son entrée en vigueur ou faisant l’objet d’une condamnation postérieure à cette date pour des faits commis antérieurement, eu égard « à sa nature privative de liberté, à la durée de cette privation, à son caractère renouvelable sans limite et au fait qu’elle est prononcée après une condamnation par une juridiction (...) » (M., précité, § 75).
Le second volet de la loi, seul en cause en l’espèce, institue une nouvelle procédure de déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental. Ce texte prévoit que la personne atteinte d’un trouble mental comparaît devant une juridiction d’instruction ou de jugement qui se prononce sur la réalité des faits commis, déclare qu’elle est irresponsable pénalement et prononce le cas échéant une hospitalisation d’office et/ou des mesures de sûreté (articles 706-135 et 706-136 du CPP, paragraphe 20 cidessous). Auparavant, ces juridictions rendaient des décisions de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement car la personne pénalement irresponsable était assimilée à une personne contre laquelle les charges étaient inexistantes ou insuffisantes. Ces mêmes juridictions pouvaient, tout au plus, lorsqu’elles estimaient que les personnes atteintes de troubles mentaux risquaient de compromettre l’ordre public ou la sûreté des personnes, aviser le préfet afin que celui-ci prenne une mesure d’hospitalisation d’office.
Le projet de loi, en ses dispositions relatives aux auteurs d’infractions pénalement irresponsables en raison d’un trouble mental, a été présenté par le ministre de la Justice à l’Assemblée Nationale comme nécessaire pour « rendre plus cohérent, plus efficace et plus transparent le traitement par l’autorité judiciaire des auteurs d’infractions déclarés pénalement irresponsables » avec une meilleure prise en compte de la douleur des victimes et un renforcement de l’efficacité du dispositif d’injonctions de soins (sur ce dernier point, la loi transfère la compétence de prononcer une hospitalisation d’office à l’autorité judiciaire) :
« Si le principe de l’irresponsabilité pénale des personnes atteintes d’un trouble mental aliénant n’est plus contestable, les modalités procédurales selon lesquelles les juridictions répressives décident de l’irresponsabilité et les conséquences qu’elles en tirent, font en revanche l’objet de vives critiques depuis de longues années. Elles ont déjà conduit à modifier à plusieurs reprises les textes (...) mais n’ont toutefois pas répondu à la principale critique, qui est que le juge répressif, lorsqu’il applique les dispositions de l’article 122-1 du code pénal, soit rend une ordonnance de non-lieu qui met fin aux poursuites sans débat préalable, sans se prononcer sur les faits, sans informer les victimes des mesures prises ensuite à l’égard de l’auteur et sans statuer sur les conséquences civiles de l’acte commis, soit prononce une relaxe ou un acquittement qui sont perçus comme niant totalement la réalité des faits qui ont été matériellement commis. Afin de répondre à ces critiques, le présent projet propose de revoir dans son entier le traitement judiciaire de l’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental par les juridictions répressives. »
La procédure que le juge d’instruction doit suivre et celle devant la chambre d’instruction, devant laquelle se déroule une audience, sont organisées par les dispositions du CPP suivantes :
Article 706-120
« Lorsqu’au moment du règlement de son information, le juge d’instruction estime, après avoir constaté qu’il existe contre la personne mise en examen des charges suffisantes d’avoir commis les faits reprochés, qu’il y a des raisons plausibles d’appliquer le premier alinéa de l’article 122-1 du code pénal, il ordonne, si le procureur de la République ou une partie en a formulé la demande, que le dossier de la procédure soit transmis par le procureur de la République au procureur général aux fins de saisine de la chambre de l’instruction. Il peut aussi ordonner d’office cette transmission.
Dans les autres cas, il rend une ordonnance d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental qui précise qu’il existe des charges suffisantes établissant que l’intéressé a commis les faits qui lui sont reprochés. »
Article 706-122
« Lorsque la chambre d’instruction est saisie en application de l’article 706-120, son président ordonne, soit d’office, soit à la demande de la partie civile, du ministère public ou de la personne mise en examen, la comparution personnelle de cette dernière si son état le permet (...). Les débats se déroulent en audience publique (...). Le procureur général, l’avocat de la personne mise en examen et l’avocat de la partie civile peuvent poser des questions à la personne mise en examen, à la partie civile, aux témoins et aux experts (...) ».
Article 706-125
« Dans les autres cas [autres que ceux dans lesquels il n’existe pas de charges suffisantes contre la personne mise en examen ou le premier alinéa de l’article 122-1 du code pénal n’est pas applicable], la chambre de l’instruction rend un arrêt de déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental par lequel :
1o Elle déclare qu’il existe des charges suffisantes contre la personne d’avoir commis les faits qui lui sont reprochés ;
2o Elle déclare la personne irresponsable pénalement en raison d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes au moment des faits ;
3o Si la partie civile le demande, elle renvoie l’affaire devant le tribunal correctionnel compétent pour qu’il se prononce sur la responsabilité civile de la personne (...), et statue sur les demandes de dommages et intérêts ;
4o Elle prononce, s’il y a lieu, une ou plusieurs des mesures de sûreté (...). »
Article 706-135
(à l’époque des faits)
« Sans préjudice de l’application des articles L. 3213-1 et L. 3213-7 du code de la santé publique, lorsque la chambre de l’instruction ou une juridiction de jugement prononce un arrêt ou un jugement de déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, elle peut ordonner, par décision motivée, l’hospitalisation d’office de la personne dans un établissement mentionné à l’article L. 3222-1 du même code s’il est établi par une expertise psychiatrique figurant au dossier de la procédure que les troubles mentaux de l’intéressé nécessitent des soins et compromettent la sûreté des personnes ou portent atteinte, de façon grave, à l’ordre public. Le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, le préfet de police est immédiatement avisé de cette décision. Le régime de cette hospitalisation est celui prévu pour les hospitalisations ordonnées en application de l’article L. 3213-1 du même code, dont le deuxième alinéa est applicable. L’article L. 3213-8 du même code est également applicable. »
Article 706-136
« Lorsque la chambre de l’instruction ou une juridiction de jugement prononce un arrêt ou un jugement de déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, elle peut ordonner à l’encontre de la personne les mesures de sûreté suivantes, pendant une durée qu’elle fixe et qui ne peut excéder dix ans en matière correctionnelle et vingt ans si les faits commis constituent un crime ou un délit puni de dix ans d’emprisonnement :
1o Interdiction d’entrer en relation avec la victime de l’infraction ou certaines personnes ou catégories de personnes, et notamment les mineurs, spécialement désignées ;
2o Interdiction de paraître dans tout lieu spécialement désigné ;
3o Interdiction de détenir ou de porter une arme ;
4o Interdiction d’exercer une activité professionnelle ou bénévole spécialement désignée, dans l’exercice de laquelle ou à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise ou impliquant un contact habituel avec les mineurs, sans faire préalablement l’objet d’un examen psychiatrique déclarant la personne apte à exercer cette activité ;
5o Suspension du permis de conduire ;
6o Annulation du permis de conduire avec interdiction de solliciter la délivrance d’un nouveau permis.
Ces interdictions, qui ne peuvent être prononcées qu’après une expertise psychiatrique, ne doivent pas constituer un obstacle aux soins dont la personne est susceptible de faire l’objet.
Si la personne est hospitalisée en application des articles L. 3213-1 et L. 3213-7 du code de la santé publique, les interdictions dont elle fait l’objet sont applicables pendant la durée de l’hospitalisation et se poursuivent après la levée de cette hospitalisation, pendant la durée fixée par la décision. »
Article 706-137
« La personne qui fait l’objet d’une interdiction prononcée en application de l’article 706-136 peut demander au juge des libertés et de la détention du lieu de la situation de l’établissement hospitalier ou de son domicile d’ordonner sa modification ou sa levée. Celui-ci statue en chambre du conseil sur les conclusions du ministère public, le demandeur ou son avocat entendus ou dûment convoqués. Il peut solliciter l’avis préalable de la victime. La levée de la mesure ne peut être décidée qu’au vu du résultat d’une expertise psychiatrique. En cas de rejet de la demande, aucune demande ne peut être déposée avant l’expiration d’un délai de six mois. » [le mot « interdiction » a été remplacé par le mot « mesure » à la suite de l’entrée en vigueur, le 1er octobre 2014, de la loi du no 2014-896 du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales]. »
Article 706-139
« La méconnaissance par la personne qui en a fait l’objet des interdictions prévues par l’article 706-136 est punie, sous réserve des dispositions du premier alinéa de l’article 122-1 du code pénal, de deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende. »
Article D. 47-29-1
Créé par Décret no 2010-692 du 24 juin 2010
« L’ordonnance aux fins d’hospitalisation d’office prise en application de l’article 706-135 du présent code est immédiatement exécutoire, sans préjudice de la possibilité de saisine du juge des libertés et de la détention conformément aux dispositions de l’article L. 3211-12 du code de la santé publique afin qu’il soit mis fin à l’hospitalisation.
À peine d’irrecevabilité, cette ordonnance ne peut faire l’objet d’un appel ou d’un pourvoi en cassation qu’en même temps qu’un appel ou qu’un pourvoi formé contre la décision portant déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.
L’appel ou le pourvoi formé contre l’ordonnance aux fins d’hospitalisation d’office n’est pas suspensif (...) »
Article D. 47-29-3
Créé par décret no 2010-692 du 24 juin 2010
« Conformément aux dispositions de l’article 706-135 du présent code, le régime de l’hospitalisation d’office ordonnée par une juridiction en application de cet article est, s’agissant des conditions de levée et de prolongation de cette mesure, identique à celui de l’hospitalisation ordonnée par le représentant de l’État en application des articles L.3213-1 et L. 3213-7 du code de la santé publique à l’égard d’une personne déclarée pénalement irresponsable en raison d’un trouble mental. En particulier, il ne peut être mis fin à cette hospitalisation que selon les modalités prévues par l’article L 3213-8 du code de la santé publique, et les dispositions de l’article L. 32134 de ce code exigeant, sous peine de mainlevée automatique de l’hospitalisation, le maintien de cette mesure par le représentant de l’État à l’issue des délais prévus par cet article ne sont par conséquent pas applicables. »
Article D. 47-29-6
Créé par décret no 2010-692 du 24 juin 2010
« Les mesures de sûreté prévues à l’article 706-136 ne peuvent être prononcées par la juridiction que s’il apparaît, au moment où la décision est rendue et au vu des éléments du dossier et notamment de l’expertise de l’intéressé, qu’elles sont nécessaires pour prévenir le renouvellement des actes commis par la personne déclarée pénalement irresponsable, pour protéger cette personne, pour protéger la victime ou la famille de la victime, ou pour mettre fin au trouble à l’ordre public résultant de la commission de ces actes.
Ces mesures ne peuvent être prononcées à titre de sanction contre l’intéressé. »
Article D. 47-29-8
Créé par Décret no 2010-692 du 24 juin 2010
« Conformément aux dispositions du 11o bis du I de l’article 23 de la loi no 2003239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, le ministère public informe le gestionnaire du fichier des personnes recherchées des interdictions prononcées en application de l’article 706-136. »
Article D. 47-31
« Le procureur de la République ou le procureur général avise le service du casier judiciaire national automatisé des jugements et arrêts de déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental rendus par la chambre de l’instruction et les juridictions de jugement dans les cas où il a été fait application des dispositions de l’article 706-36.
Dans ce cas, lorsqu’il est informé de la levée d’une hospitalisation d’office conformément à l’article D. 47-30, le procureur de la République en avise le service du casier judiciaire national automatisé, afin que celui-ci puisse en tirer les conséquences sur la durée de validité de l’interdiction et sur sa mention aux bulletins no 1 et no 2 du casier judiciaire. »
L’article 5 du décret no 2008-361 du 16 avril 2008 dispose que les articles D. 47-27 à D. 47-32 sont immédiatement applicables aux procédures en cours. Dans une circulaire du 8 juillet 2010 relative à la présentation des dispositions du décret no 2010-692 du 24 juin 2010 précisant les dispositions du CPP relative à l’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, il est précisé ceci :
« Nature et fondement des mesures de l’article 706-136.
L’article D. 47-29-6 indique expressément qu’il s’agit de mesures de sûreté.
Il précise qu’elles ne peuvent être prononcées par la juridiction que s’il apparaît au moment où la décision est rendue, qu’elles sont nécessaires pour prévenir le renouvellement des actes commis par la personne, pour protéger cette personne, pour protéger sa victime ou la famille de la victime, ou pour mettre fin au trouble à l’ordre public résultant de la commission de ces actes. Il est précisé qu’elles ne peuvent être prononcées à titre de sanction contre l’intéressé.
S’agissant de mesures de sûreté et non de peines, ces dispositions sont immédiatement applicables, même si la personne a été déclarée irresponsable à la suite de faits commis avant la loi du 25 février 2008 (Crim. 16 décembre 2009). »
Dans sa décision no 2008-562 DC du 21 février 2008, le Conseil constitutionnel s’était prononcé sur la constitutionnalité des dispositions précitées :
« (...) les requérants (...) critiquent (...) le fait que la chambre de l’instruction, lorsqu’elle est saisie, puisse déclarer à la fois qu’il existe des charges suffisantes contre une personne d’avoir commis les faits qui lui sont reprochés et qu’elle est irresponsable pénalement ; qu’ils dénoncent dans cette procédure une confusion des fonctions d’instruction et de jugement portant atteinte à la présomption d’innocence de la personne concernée ; (...) qu’ils dénoncent, enfin, comme étant contraire au principe de nécessité des délits et des peines, la création d’une infraction réprimant la méconnaissance d’une mesure de sûreté par une personne déclarée pénalement irresponsable ;
Considérant, d’une part, qu’il résulte de l’article 706-125 du code de procédure pénale que, lorsque, à l’issue de l’audience sur l’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, la chambre de l’instruction estime que les charges sont suffisantes contre la personne mise en examen et que cette dernière relève de l’article 122-1 du code pénal, cette chambre n’est compétente ni pour déclarer que cette personne a commis les faits qui lui sont reprochés ni pour se prononcer sur sa responsabilité civile ; (...)
Considérant (...) que les dispositions de l’article 706-139 du code de procédure pénale, qui répriment la méconnaissance des mesures de sûreté ordonnées à l’encontre d’une personne déclarée pénalement irresponsable, ne dérogent pas aux dispositions de l’article 122-1 du code pénal en vertu desquelles l’irresponsabilité pénale d’une personne à raison de son état mental ou psychique s’apprécie au moment des faits; que, dès lors, le délit prévu par l’article 706-139 n’aura vocation à s’appliquer qu’à l’égard de personnes qui, au moment où elles ont méconnu les obligations résultant d’une mesure de sûreté, étaient pénalement responsables de leurs actes ; (...)
Considérant que la décision de déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental ne revêt pas le caractère d’une sanction ; que, lorsque aucune mesure de sûreté prévue par l’article 706-136 du code de procédure pénale n’a été prononcée, cette information ne peut être légalement nécessaire à l’appréciation de la responsabilité pénale de la personne éventuellement poursuivie à l’occasion de procédures ultérieures ; que, dès lors, eu égard aux finalités du casier judiciaire, elle ne saurait, sans porter une atteinte non nécessaire à la protection de la vie privée qu’implique l’article 2 de la Déclaration de 1789, être mentionnée au bulletin no 1 du casier judiciaire que lorsque des mesures de sûreté prévues par le nouvel article 706136 du code de procédure pénale ont été prononcées et tant que ces interdictions n’ont pas cessé leurs effets ; que, sous cette réserve, ces dispositions ne sont pas contraires à la Constitution ; »
La Cour de cassation, par un arrêt du 21 janvier 2009 (Cass crim. no 08-83.492), avait estimé que « le principe de la légalité des peines faisait obstacle à l’application immédiate d’une procédure qui a pour effet de faire encourir à une personnes des « peines » prévues à l’article 706-136 du CPP que son état mental ne lui faisait pas encourir sous l’empire de la loi ancienne applicable à la date à laquelle les faits ont été commis ». Cette jurisprudence fut modifiée par un arrêt du 16 décembre 2009, rendue en formation plénière de la chambre criminelle (No 09-85-153), dans lequel la Cour de cassation a jugé que le principe de la légalité des peines ne s’applique pas aux mesures de sûreté prévues par les articles 706-135 et 706-136 du CPP. Cette solution a été confirmée dans l’arrêt rejetant le pourvoi du requérant et maintenue ultérieurement (Cass. Crim., no 1088126, 12 octobre 2011). Par ailleurs, le 14 janvier 2014, la Cour de cassation a décidé qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’hospitalisation d’office prévue par l’article 706-135 du CPP :
« Les dispositions contestées, destinées à concilier la protection de la santé des personnes souffrant de troubles mentaux, la prévention des atteintes à l’ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle, et l’exercice de libertés constitutionnellement garanties, ne méconnaissent, en ellesmêmes ni le principe selon lequel l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle, ni le principe d’égalité devant la loi, ni l’objectif constitutionnel de sauvegarde de l’ordre public, l’intérêt des victimes étant pris en compte en application des articles 706-135 et suivants du code de procédure pénale » (No 1382787). » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont séropositifs avec un taux d’invalidité minimum de 67 %. Ils ont été ou sont encore détenus à l’hôpital Aghios Pavlos (section psychiatrique) de la prison de Korydallos.
A. La situation carcérale des requérants
Andreas Martzaklis : incarcéré le 7 mai 2011 et détenu en vertu d’un jugement du tribunal correctionnel d’Athènes, d’une décision de la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Khalkida de 2010 ordonnant l’exécution d’une peine infligée par la cour d’appel criminelle d’Athènes qui avait été suspendue, et d’un arrêt de la cour d’appel d’Athènes le condamnant à une peine d’emprisonnement de 4 ans. Détenu en tant que condamné à la date de la saisine de la Cour. Mis en liberté sous condition le 8 mai 2013 mais arrêté de nouveau le même jour et placé en détention provisoire.
Christos Sarris : détenu provisoirement du 5 décembre 2011 au 14 décembre 2012, puis détenu en vertu d’un arrêt du 14 décembre 2012 le condamnant à une peine de réclusion de 6 ans, puis en vertu d’un deuxième arrêt du 19 mars 2014, le condamnant à une peine de réclusion de 6 ans et 4 mois. Détenu en tant que condamné à la date de la saisine de la Cour. Mis en liberté sous condition le 9 mai 2014 en application de l’article 19 de la loi no 4242/2014.
Christos Efstathiou : incarcéré le 14 février 2011. Détenu en vertu d’une décision de la chambre d’accusation de Khalkida, du 22 décembre 2008, ordonnant l’exécution du restant d’une peine ayant eu un effet suspensif, et en vertu d’un jugement du tribunal correctionnel d’Athènes qui a prononcé une confusion des peines pour une durée de 25 mois. Détenu en tant que condamné à la date de la saisine de la Cour. Mis en liberté sous condition le 26 juin 2014 en application de l’article 105 du code pénal.
Efthymios Karatzoglou : incarcéré le 18 juillet 2011. Détenu en vertu d’un arrêt de la cour d’appel criminelle du Pirée du 12 avril 2013, le condamnant à une peine de 2 ans et 8 mois d’emprisonnement. Détenu en tant que condamné à la date de la saisine de la Cour. Mis en liberté sous condition le 15 mai 2013 en application de l’article 1 de la loi no 4043/2012.
Achilleas Papadiotis : incarcéré le 17 février 2011. Détenu en vertu d’un arrêt de la cour d’appel criminelle d’Athènes du 10 juin 2013, le condamnant à une peine de réclusion de 10 ans et 4 mois (date du début d’exécution de la peine : 8 décembre 2012). Détenu en tant que condamné à la date de la saisine de la Cour. Transféré à la prison de Patras le 6 octobre 2014.
Dimitrios Nikolopoulos: incarcéré le 20 août 2012 et détenu en vertu d’un arrêt de la cour d’appel criminelle d’Athènes du 9 février 2012, le condamnant à une peine de réclusion de 10 ans et d’un arrêt du tribunal correctionnel d’Athènes du 1er décembre 2010, le condamnant à une peine de 3 mois d’emprisonnement. Détenu en tant que condamné à la date de la saisine de la Cour. Placé à l’hôpital Aghios Pavlos.
Spyridon Petrenitis : détenu depuis le 18 avril 2012 en vertu d’un arrêt de la cour d’appel de Larissa du 1er avril 2013 le condamnant à une peine de 2 ans d’emprisonnement. Détenu en tant que condamné à la date de la saisine de la Cour. Mis en liberté sous condition le 23 mai 2013 en application de l’article 1 de la loi no 4043/2012.
Chrysafis Chatzikos : incarcéré le 13 juillet 2012 et détenu depuis en vertu des décisions suivantes : l’arrêt du tribunal correctionnel d’Athènes du 17 mars 2010, le condamnant à une peine de 10 mois d’emprisonnement ; l’arrêt du tribunal correctionnel d’Athènes du 23 février 2012, le condamnant à une peine de 7 mois d’emprisonnement ; l’arrêt du tribunal correctionnel d’Athènes du 24 février 2012, le condamnant à une peine de 10 mois d’emprisonnement ; la décision de la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Chios du 8 juin 2012 ordonnant l’exécution du restant d’une peine ayant eu un effet suspensif et qui avait été imposée par le tribunal correctionnel d’Athènes le 31 août 2011 ; l’arrêt de la cour d’appel criminelle d’Athènes du 5 avril 2013, le condamnant à une peine de réclusion de 18 ans (détenu provisoirement du 16 août 2012 au 5 avril 2013).
Christos Dorizas : incarcéré le 21 septembre 2012 et détenu en vertu d’un arrêt de la cour d’appel criminelle du Pirée du 11 novembre 2011, le condamnant à une peine de réclusion de 10 ans, puis d’un arrêt de la même cour, du 14 décembre 2012, le condamnant à une peine de 15 mois d’emprisonnement. Détenu en tant que condamné à la date de la saisine de la Cour et sans interruption depuis lors.
Panagiotis Kormalis : incarcéré le 25 juillet 2012 et détenu en vertu d’un arrêt de la cour d’appel criminelle de Crète du 10 juin 2013, le condamnant à une peine de réclusion de 5 ans et 3 mois. Détenu en tant que condamné à la date de la saisine de la Cour. Mis en liberté sous condition le 17 mars 2014 en application de l’article 19 de la loi no 4242/2014. Sa levée d’écrou précisait qu’il avait développé le VIH.
Aimilianos Chamitoglou : incarcéré le 5 avril 2012 et détenu en vertu : d’une part, d’un mandat de mise en détention provisoire du 1er octobre 2013 (accusé pour vol à main armée) ; d’autre part, d’un arrêt de la cour d’appel d’Athènes du 25 février 2014, le condamnant à une peine de réclusion de 6 ans pour vols qualifiés (début de l’exécution de la peine : 27 mars 2012). Le 10 février 2014, la cour d’appel criminelle d’Athènes l’acquitta de l’accusation de vol à main armée. Mis en liberté sous condition le 17 mars 2014 en application de l’article 19 de la loi no 4242/2014.
Antonios Poulopoulos : incarcéré le 19 août 2011 et détenu en vertu d’un arrêt de la cour d’appel criminelle d’Athènes du 20 juin 2012, le condamnant à une peine de réclusion de 6 ans. Détenu en tant que condamné à la date de la saisine de la Cour. Mis en liberté sous condition le 13 septembre 2013 en application de l’article 105 du code pénal.
Nikolaos Drosakis : incarcéré le 24 avril 2012. Détenu en vertu de la décision de la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Nauplie du 17 octobre 2012, et des arrêts de la cour d’appel criminelle de Nauplie et de la cour d’appel criminelle d’Athènes des 11 février et 24 avril 2013 respectivement, le condamnant à différentes peines d’emprisonnement. Détenu en tant que condamné à la date de la saisine de la Cour. Mis en liberté sous condition le 26 mars 2014 en application de l’article 1 de la loi no 4043/2012. Actuellement de nouveau en détention.
Selon les informations fournies par ceux des requérants qui firent l’objet d’arrêts de condamnation, et non contestées par le Gouvernement, les tribunaux n’accordèrent pas un effet suspensif aux appels interjetés par ceux-ci (article 497 § 4 du code de procédure pénale).
B. Les conditions de détention à l’hôpital Aghios Pavlos de la prison de Korydallos
Dans une pétition envoyée le 5 octobre 2012 sur le fondement de l’article 572 du code de procédure pénale au procureur-superviseur responsable de la prison de Korydallos, quarante-cinq séropositifs détenus à l’hôpital Aghios Pavlos, dont les requérants, se plaignirent des conditions de leur détention au deuxième étage de cet hôpital. Ils soulignaient l’état de surpopulation qui y régnait, l’admission incontrôlée de nouveaux malades, le fait qu’ils étaient détenus avec d’autres détenus souffrant d’un cancer, d’asthme, d’hépatite, de maladies vénériennes, de bronchite, de gale, de psoriasis et même de tuberculose, maladies qui nécessitaient une hospitalisation dans des cellules individuelles car plusieurs d’entre elles étaient transmissibles. Une petite quantité de crèmes avaient été distribuée à certains détenus séropositifs atteints aussi de la gale. Alors qu’il leur était conseillé de changer de draps et de sous-vêtements quotidiennement et de les faire laver à haute température, le lave-linge était hors service. Lorsqu’ils allaient chercher leurs médicaments, les infirmières leur disaient de ne pas toucher aux barreaux par lesquels elles passaient les médicaments, pour éviter le risque d’infection. Aucune information officielle n’a été donnée aux détenus par le personnel administratif ou médical afin de minimiser la gravité de l’épidémie.
Le 12 octobre 2012, le procureur-superviseur informa les détenus que les cas de gale concernaient « seulement 15 personnes ».
Se fondant sur l’article 6 du code pénitentiaire, les détenus séropositifs, dont les requérants, se plaignirent également auprès du conseil de l’hôpital de la prison, mais ne reçurent aucune réponse.
Une délégation de détenus séropositifs fut accueillie par le procureur-superviseur pour appeler l’attention sur le fait que le nombre de personnes détenues dans l’hôpital Aghios Pavlos ne cessait de croître et que les conditions de détention étaient devenues insupportables.
Les requérants soutiennent que les cellules sont tellement surpeuplées que l’espace personnel de chaque détenu est de moins de 2 m², superficie incluant les lits et la toilette.
Les salles d’eau ne remplissent pas le standard minimum d’hygiène et la propreté des lieux est laissée à la discrétion de quelques personnes séropositives qui reçoivent une allocation et qui peuvent ainsi acheter des produits de nettoyage.
La nourriture est tellement pauvre en valeur nutritionnelle que les personnes séropositives risquent de déclarer la maladie en raison de l’affaiblissement de leur organisme.
Les lieux ne sont pas suffisamment chauffés et les détenus sont exposés à de basses températures surtout pendant la nuit.
La question des fumeurs n’est pas non plus réglée. Plusieurs détenus fument dans les espaces communs, les cellules et les chambrées et les non-fumeurs, surtout ceux qui ont des problèmes respiratoires, deviennent des fumeurs passifs.
Il n’y a pas de médecin spécialiste des maladies infectieuses à l’hôpital, de sorte que les détenus séropositifs encourent des risques suite à des diagnostics de non-spécialistes en la matière.
Lors de la distribution des médicaments, l’infirmier, équipé de gants, laisse les boîtes au sol de l’autre côté des barreaux des cellules et les personnes séropositives doivent les récupérer à travers les barreaux en évitant de toucher les autres, comme l’infirmier le leur recommande.
Les requérants se plaignent aussi du fait que les diagnostics sont faits de manière automatique et que les médecins prescrivent toujours les mêmes médicaments sans procéder à un examen individuel de chaque patient. Les transferts vers les hôpitaux externes, en cas de besoin, sont toujours faits avec beaucoup de retard. La distribution des médicaments prescrits à certains requérants est souvent interrompue sans explication pour des périodes variant entre une semaine et un mois. D’autres requérants n’ont pas encore entamé leur traitement et ce retard est justifié par les médecins affirmant que « la limite [du virus dans le sang] pour rendre nécessaire le commencement du traitement a été augmentée ».
Les requérants dénoncent aussi le manque d’accès au monde extérieur, aux actualités voire même au téléphone, et le fait que les prévenus ne sont pas séparés des condamnés.
Enfin, les requérants affirment qu’une vidéo sur les conditions de détention ayant fait l’objet d’une fuite en novembre 2014 a poussé le procureur près la Cour de cassation d’ordonner une enquête qui est actuellement en cours.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les articles pertinents du code pénal sont ainsi libellés :
Article 110A
« 1. La libération conditionnelle est accordée, indépendamment de la réalisation des conditions visées aux articles 105 et 106, si le condamné a développé (νοσεί) le syndrome d’immunodéficience acquise, d’insuffisance rénale chronique imposant une hémodialyse régulière ou de tuberculose tenace, s’il est tétraplégique, s’il est atteint d’une cirrhose du foie ayant entraîné une invalidité de plus de 67 %, s’il souffre de démence sénile et qu’il a dépassé l’âge de quatre-vingts ans révolus, ou s’il est atteint de néoplasmes malins en phase terminale.
La vérification des conditions du premier paragraphe est faite, à la demande du condamné, par la chambre d’accusation du tribunal correctionnel compétent, qui ordonne une expertise spéciale dont le déroulement est fixé par une décision commune des ministres de la Justice et de la Santé, de la Prévoyance et de la Sécurité sociale.
La libération conditionnelle décidée en vertu du premier paragraphe du présent article est inscrite au casier judiciaire du condamné, est accordée une seule fois et s’étend d’office à toutes les peines prononcées si une peine globale peut être fixée en application de l’article 551 du code de procédure pénale.
La condamnation pendant la période de sursis avec mise à l’épreuve pour une infraction commise avant le début de l’exécution de la peine, et pour laquelle la libération conditionnelle a été décidée, n’entraine pas l’annulation de cette libération. »
Article 105
« 1. Ceux qui ont été condamnés à une peine privative de liberté peuvent être mis en liberté sous condition, conformément aux dispositions ci-dessous et lorsqu’ils ont purgé :
a) en cas de peine d’emprisonnement, les deux cinquièmes de leur peine ;
b) en cas de peine de réclusion, les trois cinquièmes de leur peine ;
(...)
Chaque jour de détention dans un établissement pénitentiaire des détenus souffrant d’hémiplégie ou de paraplégie, de sclérose en plaques, (...) ou étant porteurs (φορείς) du syndrome d’immunodéficience acquise (...), est calculée de manière favorable comme deux jours de peine purgée. La même chose est valable pour chaque pathologie entrainant (...) un taux d’invalidité d’au moins 67% (...). »
Le paragraphe 3 de l’article 110A a été amendé le 8 juillet 2014 de manière à inclure la phrase « s’étend d’office à toutes les peines prononcées si une peine globale peut être fixée en application de l’article 551 du code de procédure pénale ». Dans sa version antérieure le paragraphe 3 disposait : « La libération conditionnelle décidée en vertu du premier paragraphe du présent article est inscrite au casier judiciaire et est accordée une seule fois. »
La libération conditionnelle ne constitue pas une dispense de l’exécution de la peine, mais une étape de celle-ci qui tend à éviter la récidive et obtenir l’amélioration et la réinsertion du condamné (arrêt de la Cour de cassation, siégeant en formation plénière, no 106/1991, Poinika Khronika MA, 852).
Les articles pertinents du code de procédure pénale disposent :
Article 497
« 4. Si la décision de condamnation impose une peine de réclusion, il incombe au tribunal qui juge l’affaire de prendre une décision quant à l’effet suspensif de l’appel. Le tribunal se prononce, par des motifs détaillés et en appliquant les critères du paragraphe 8 du présent article, tout de suite après le prononcé de sa décision, soit d’office soit à la demande d’accusé qui souhaite interjeter appel.
Le tribunal peut dans tous les cas ordonner des mesures restrictives.
(...)
Lorsque l’accusé a été condamné par un jugement d’une juridiction de première instance à une peine privative de liberté et qu’il a formé un appel n’ayant pas d’effet suspensif, le procureur ou lui-même peuvent demander qu’il soit sursis à l’exécution du jugement jusqu’à ce que la juridiction d’appel se prononce de manière définitive. La demande est adressée à la juridiction de deuxième instance et si celle-ci est la cour d’appel criminelle mais qui ne siège pas en ce moment, à la cour d’appel siégeant en formation de cinq juges. L’accusé peut se voir imposer des conditions restrictives. Si la demande est rejetée, une nouvelle demande ne peut être déposée avant un mois à compter de la date de rejet de la précédente. (...)
L’appel n’a pas d’effet suspensif, conformément au paragraphe 4 du présent article, et la demande de sursis à exécution de la décision de première instance est rejetée, lorsqu’il est considéré de manière motivée que les mesures restrictives ne suffisent pas, que l’accusé n’a pas de résidence connue et stable dans le pays, ou s’est livré à des actes préparatoires pour faciliter sa fuite, ou il a été dans le passé condamné par contumace ou contumax ou a été jugé coupable pour l’évasion d’un autre détenu ou de violation des restrictions imposés à son lieu de résidence. Ceci vaut d’autant plus lorsque la réunion de certains de ces éléments susmentionnés laisse présager que l’accusé a l’intention de fuir ou qu’il risque de commettre de nouvelles infractions s’il est mis en liberté (...). Le tribunal accorde dans tous les cas un effet suspensif ou un sursis à exécution s’il considère de manière motivée que le fait pour le condamner de purger immédiatement sa peine ou de continuer à la purger causera à lui ou sa famille un dommage démesuré et irréparable (...).
L’accusé est cité à comparaître, conformément aux articles 155-161 et 166, devant le tribunal compétent selon les paragraphes 6 et 17 du présent article. S’il est détenu loin du siège du tribunal, il ne comparait pas. »
Article 572
« 1. Le procureur-superviseur près le tribunal correctionnel du lieu où la peine est purgée, exerce les compétences prévues par le code [de procédure pénale] concernant le traitement des détenus et contrôle l’exécution des peines et l’application des mesures de sécurité, conformément aux dispositions du présent code, du code pénal et des lois y afférentes.
En vue d’exercer les fonctions susmentionnées, le procureur-superviseur près le tribunal correctionnel visite la prison au moins une fois par semaine. Lors de ces visites, il entend les détenus qui ont préalablement sollicité une audition.
(...) »
L’article 6 du code pénitentiaire (loi no 2776/1999) se lit ainsi :
« 1. Les détenus ont le droit de s’adresser par écrit et à des intervalles raisonnables au Conseil de la prison, en cas d’actes ou d’ordres illégaux pris à leur encontre et si les dispositions du présent code ne prévoient pas d’autre recours. Dans les quinze jours suivant la notification d’une décision de rejet ou un mois après le dépôt de la demande, si l’administration a omis de prendre une décision, les détenus ont le droit de saisir le tribunal compétent de l’exécution des peines. Si le tribunal fait droit au recours, il ordonne les mesures susceptibles de pallier l’acte ou l’ordre illégal (...) »
L’article 19 de la loi no 4242/2014, relative (entre autres) à la mise en liberté pour des motifs de santé et entré en vigueur le 28 février 2014, dispose :
« Les condamnés qui, à la date de la publication de la présente loi, purgent des peines de réclusion jusqu’à dix ans et souffrent d’hémiplégie ou de paraplégie, de sclérose en plaques, ont été soumis à une greffe de cœur, de foie, de rein ou de moelle épinière ou sont porteurs (φορείς) du syndrome d’immunodéficience acquise, ou souffrent de néoplasmes malins (...) sont mis en liberté sous condition, s’ils ont purgé les deux cinquièmes de leur peine et sans que les autres conditions mentionnées aux articles 105 et 106 du code pénal soient réunies. La mise en liberté est ordonnée par le procureur près le tribunal correctionnel du lieu de l’exécution de la peine. Les maladies susmentionnées doivent être constatées par des certificats médicaux d’un établissement hospitalier public (...) »
L’article 1 de la loi no 4043/2012 relative à l’amélioration des conditions dans les prisons et leur désengorgement prévoit :
« 1. Les détenus qui, à la date de la publication de la présente loi, purgent une peine privative de liberté ne dépassant pas cinq ans, sont mis en liberté sous condition, par décision du procureur près le tribunal correctionnel du lieu de l’exécution de la peine, sans que les conditions prévues aux articles 105 et suivants du code pénal soient réunies : si leur peine ne dépasse pas trois ans et ils ont purgé un dixième de celle-ci ; b) si leur peine varie entre trois et cinq ans, y compris la réclusion, s’ils ont purgé un cinquième de celle-ci. »
III. LES CONSTATS DES INSTITUTIONS NATIONALES ET INTERNATIONALES
A. Le Médiateur de la République
Les 24 octobre et 9 novembre 2011, vingt-huit personnes séropositives détenues à l’hôpital Aghios Pavlos de la prison de Korydallos saisirent d’une pétition le Médiateur de la République pour se plaindre de leurs conditions de détention. Le 8 février 2012, une délégation du service du Médiateur visita les lieux.
Dans un rapport établi le 26 octobre 2012 suivant cette visite, le Médiateur de la République soulignait plus particulièrement en ce qui concernait les détenus séropositifs :
« (...) En même temps, l’hôpital accueille 51 détenus séropositifs dans un espace séparé d’une capacité de 35 personnes.
Le grand nombre de détenus par rapport aux infrastructures existantes constitue le problème le plus grave au sein de l’hôpital. En dépit de la grande taille des chambrées, la situation est devenue étouffante et les conditions de vie insupportables et dangereuses pour la vie des détenus, en raison du nombre croissant de séropositifs. Ainsi, les normes en matière d’espace personnel ne sont pas respectées (...). En outre, l’entassement permanent et forcé des personnes qui, en plus de la séropositivité, souffrent d’autres maladies, telles asthme, maladies vénériennes, psoriasis, tuberculose non diagnostiquée, cause des risques de transmission de ces maladies et rend difficile le traitement des malades.
(...)
Le point culminant de la pétition concernait l’irrégularité avec laquelle les séropositifs recevaient leur traitement. Il était mentionné que les traitements étaient interrompus pendant de longues périodes en raison du manque de crédits et en dépit du fait que ceux-ci devaient être administrés de manière continue, faute de quoi leur effet est annulé. Il ressort des discussions avec les médecins et la direction que malgré les efforts faits pour programmer l’administration de ces traitements, l’augmentation du nombre des séropositifs qui en ont besoin, combiné avec le manque d’un crédit illimité pour l’achat des médicaments, a comme conséquence des retards. A la date de la visite, sur un nombre total de 51 séropositifs, 18 recevaient un traitement et 5 devraient en recevoir, mais l’accord de ministère de la Santé pour les crédits nécessaires était encore en attente. (...) Les autres ne recevaient pas de traitement, mais ils étaient suivis de manière à ce que la nécessité d’un traitement soit réévaluée.
(...)
Les dossiers médicaux qui ont été examinés au hasard par la délégation du Médiateur a permis de constater qu’ils contenaient des informations qui s’écartaient du degré de précision et de détail imposé par le code de la déontologie médicale et ne permettent pas le suivi efficace de l’historique médical des personnes hospitalisées. (...)
VII. Conclusion
(...)
Même si les séropositifs ne sont pas des patients ayant besoin d’hospitalisation, il a été décidé de les placer au dispensaire de la prison afin qu’ils aient de meilleures conditions de détention et un accès plus direct aux services de santé. Toutefois, en raison de l’augmentation de leur nombre, les conditions de détention ont empiré et on note des problèmes concernant leur traitement. En outre, ils sont privés des droits fondamentaux dont devraient jouir les détenus, indépendamment de la séropositivité, lors de leur séjour dans un établissement pénitentiaire, comme le sport, la formation professionnelle, la scolarité pour les mineurs, le divertissement, le travail, (...). Enfin, le rassemblement des séropositifs dans une aile de la prison a créé des conditions de vie en ghetto et favorise leur stigmatisation. (...) Aucune sorte d’isolement n’est permise en principe, en raison d’infection par le virus VIH (Cour européenne des droits de l’homme, Enhorn c. Suède, 25.1.2005, § 55). En revanche, ceux qui sont malades du sida doivent être traités sans être mis nécessairement en isolement total, si ce n’est que pour leur protection contre les maladies infectieuses auxquelles ils sont vulnérables en raison de la fragilisation de leur système immunitaire. (...) »
Dans un communiqué de presse du 6 mars 2014 portant le titre « les détenus malades à Korydallos ont besoin d’un vrai hôpital et non d’une prison spéciale », le Médiateur de la République rappelait ses constats et les conclusions de son rapport de 2012. Il soulignait que l’hôpital fonctionnait sur le fondement d’une loi des années 1940 et que son intégration dans le Système National de Santé (Εθνικό Σύστημα Υγείας), décidée en 2009, n’a pas encore été réalisée. Il rappelait, en ce qui concernait le fonctionnement de l’hôpital, que les infrastructures étaient vétustes et totalement inadaptées, le personnel médical insuffisant et la population carcérale importante et hétéroclite (nombre élevé de séropositifs, détenus handicapés et manquant d’autonomie). La concentration des séropositifs dans une aile, combinée avec leur nombre grandissant, avait créé des conditions de « ghettoïsation et de stigmatisation » et avait aggravé les conditions des autres détenus en raison de la limitation de l’espace disponible.
Le 5 novembre 2014, le ministre de la Justice, accompagné du ministre adjoint de la Santé ont visité l’hôpital de la prison de Korydallos. Dans une déclaration publiée à la suite de cette visite, le ministère de la Justice exprimait son intention de transférer les détenus séropositifs dans une aile spéciale de la prison de Korydallos réservée aux femmes et d’embaucher trente-neuf médecins pour toutes les prisons du pays, dont cinq seraient affectés à l’hôpital Aghios Pavlos.
B. L’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe
Alarmée par les conditions de vie dans l’hôpital pénitentiaire de Korydallos, la rapporteure de l’APCE sur l’égalité de l’accès aux soins de santé, Liliane Maury Pasquier (Suisse, SOC), a appelé, le 4 mars 2014, les autorités grecques à améliorer la situation dans les meilleurs délais, en ces termes :
« Je suis très préoccupée par les conditions insalubres des détenus de l’hôpital pénitentiaire de Korydallos (Athènes) rapportées dans les médias. L’hôpital, conçu pour 60 personnes, accueillerait actuellement 200 détenus dont la plupart seraient séropositifs ou souffriraient de maladies contagieuses comme la tuberculose et l’hépatite. Dans de telles conditions, il est impossible d’assurer aux détenus des soins de santé appropriés, sans oublier que la surpopulation ne peut que contribuer à la propagation des maladies contagieuses mettant ainsi en danger la vie de tous les détenus de l’hôpital.
Je tiens à rappeler que le droit à la santé est un droit fondamental de l’être humain et que l’Etat doit assurer à toutes et à tous un accès équitable aux soins de santé appropriés. Ceci est d’autant plus le cas lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, de prisonniers qui sont entièrement sous le pouvoir et la responsabilité de l’Etat. Aussi, j’appelle le gouvernement grec à améliorer les conditions de vie des détenus de l’hôpital pénitentiaire de Korydallos dans les meilleurs délais. Par ailleurs, je tiens à souligner qu’une éventuelle libération de certains prisonniers de l’hôpital annoncée par le ministre de la Justice n’aura de sens que si le gouvernement grec garantit que des soins nécessaires seront prodigués aux prisonniers dès leur sortie ».
Le 26 juin 2013, l’Assemblée parlementaire avait adopté la résolution 1946(2013) intitulée « Egalité de l’accès aux soins de santé » dans laquelle elle soulignait que les inégalités d’accès aux soins touchaient particulièrement les groupes vulnérables dont les personnes détenues. Dans le cadre de la préparation de son rapport, Mme Liliane Maury Pasquier avait visité la Grèce et fait état de l’impact négatif des mesures d’austérité sur l’accès aux soins de santé.
C. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (CPT)
Suite à sa visite en Grèce du 4 au 16 avril 2013, le CPT soulignait dans son rapport publié le 5 juillet 2013 (page 68) qu’il n’y avait aucune justification relevant de la santé publique pour isoler des détenus seulement sur le fondement qu’ils sont séropositifs. Compte tenu de l’état actuel des prisons grecques, marqué par la surpopulation, les conditions sanitaires et matérielles déficientes, le manque de confidentialité médicale et le haut niveau de préjugé contre les porteurs du virus VIH, il serait préférable que ces derniers soient logés séparément, dans la mesure où cette séparation se fait dans des conditions appropriées à leur santé et leur bien-être. Le CPT recommandait que si la décision était prise de séparer des autres détenus un détenu séropositif, celui-ci devait être placé dans un endroit en adéquation avec ses besoins. | 0 | 0 | 1 | 1 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. La procédure pénale
Le requérant est né en 1951 et réside à Mare (Nouvelle-Calédonie).
Par une ordonnance du 21 août 2011, un juge d’instruction mit le requérant en examen pour des faits de nature criminelle. Le requérant fut également placé en détention provisoire, avec cinq autres membres de son clan, dans la maison d’arrêt du centre pénitentiaire Camp Est de Nouméa. Il interjeta appel de cette ordonnance devant la Chambre de l’instruction de la cour d’appel de Nouméa.
Le 22 août 2011, Me Moresco, son avocat, fut destinataire d’une lettre de détenus dénonçant leurs conditions de détention dans les termes suivants :
« (...) La cellule fait 3 m x 5 m et accueille 6 personnes, à l’intérieur est compris ce que l’on appelle des toilettes turques où l’on se lave et en même temps faisons nos besoins (pipi, caca), un lavabo pour faire la vaisselle et laver son linge, la literie, il y a 3 lits superposés à gauche, 2 lits superposés à droite et le 6ème dort par terre entre les lits sur un matelas dans des conditions d’hygiène très déplorables, les remontées d’odeurs des toilettes est à hauteur du visage de celui qui dort sur le matelas par terre, et à chaque utilisation des toilettes, l’eau qui déborde vient mouiller le matelas (...) »
Dans son mémoire devant la Chambre de l’instruction, le requérant reprit intégralement le texte de cette lettre. Il précisa que les détenus devaient constamment rester allongés sur le lit, compte tenu de l’exiguïté des cellules et d’un espace vertical de seulement soixante centimètres entre les lits, tout en soulignant la situation humiliante d’avoir à utiliser dans la cellule des toilettes, qui servent par ailleurs de douche en utilisant la chasse d’eau, à la vue des autres codétenus.
Par un arrêt du 1er septembre 2011, la Chambre de l’instruction de la cour d’appel de Nouméa confirma l’ordonnance, sans se prononcer sur les conditions de détention.
Le 27 septembre 2011, le requérant déposa une demande de mise en liberté, critiquant à nouveau les conditions de détention et invoquant cette fois une violation de l’article 3 de la Convention.
Par une ordonnance du 14 octobre 2011, le juge des libertés et de la détention (ci-après JLD) rejeta sa demande, sans statuer sur les conditions de détention. Le requérant interjeta appel.
Le 10 novembre 2011, la Chambre de l’instruction de la cour d’appel de Nouméa confirma l’ordonnance du 14 octobre 2011.
Le requérant se pourvut en cassation. Dans le cadre de son pourvoi, il se prévalut des recommandations du contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) qui faisaient suite à la visite du centre pénitentiaire de Nouméa du 11 au 17 octobre 2011, par quatre de ses collaborateurs. À cette occasion, le contrôleur général des lieux de privation de liberté avait, pour la première fois, utilisé la procédure d’urgence prévue par la loi du 30 octobre 2007, laquelle lui permet de communiquer aux autorités le constat d’une violation grave des droits fondamentaux d’une personne privée de liberté et de leur impartir un délai pour y répondre, avant de rendre publiques ses recommandations sur ce lieu de détention (recommandations en urgence du 30 novembre 2011, publication au Journal Officiel du 6 décembre 2011, paragraphe 22 ci-dessous). Le requérant soutint que la Chambre de l’instruction, saisie d’une demande de mise en liberté motivée par le caractère inhumain ou dégradant des conditions d’incarcération du mis en examen, en ne se prononçant pas sur l’existence des traitements critiqués, ni sur les moyens d’y mettre fin, avait violé l’article 3 de la Convention notamment.
Devant la Cour de cassation, l’avocat général conclut à la cassation de la décision pour manque de base légale au regard notamment de la Convention :
« (...) La question posée par le moyen est celle du droit au recours effectif, au sens de l’article 13 de la CEDH. Autrement dit, dans l’hypothèse où les conditions de détention d’un établissement pénitentiaire sont contraires aux prescriptions des textes susvisés, de quels recours dispose une personne incarcérée pour éviter d’être traitée de manière inhumaine ou dégradante ?
Sans doute le détenu pourra-t-il réclamer une indemnisation pour le préjudice subi devant les juridictions administratives. Mais cela ne semble pas suffisant pour assurer l’effectivité de ses droits. L’objet des conventions précitées n’est pas de permettre l’indemnisation des détenus ayant subi des mauvais traitements mais d’empêcher qu’ils les subissent.
De ce point de vue, le recours effectif du détenu doit lui permettre d’obtenir la cessation des traitements inhumains ou dégradants.
Doit-on en déduire, comme le fait le MA [mémoire ampliatif], que le détenu, qui invoque des traitements inhumains ou dégradants subis en prison, doit pouvoir demander, sur ce seul fondement, son élargissement au juge de la détention ?
C’est la question à laquelle votre Chambre devra répondre. Si votre réponse est positive, l’arrêt de la Chambre de l’instruction, qui n’a pas répondu à un moyen péremptoire dont elle était régulièrement saisie, doit être cassé.
Deux raisons principales me paraissent devoir militer pour une censure.
La première raison est que les conditions physiques de détention, telles que décrites dans le mémoire que M.Y. a déposé devant la Chambre de l’instruction, sont susceptibles de caractériser un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH. (...)
La seconde raison est qu’un rejet sur le deuxième moyen – qui reviendrait nécessairement à approuver la Chambre de l’instruction de n’avoir pas répondu aux conclusions du mis en examen – priverait ce dernier d’un recours effectif contre le traitement dégradant qu’il invoque.
La réponse donnée par le ministre de la Justice et des Libertés aux observations du Contrôleur général, le 30 novembre 2011, ne peut que conforter cette analyse. Elle ne laisse pas entrevoir de possibilité de reconstruction sur place – dans le cadre d’opérations « à tiroir » - du centre pénitentiaire, du fait de l’opposition de la commune de Nouméa ; elle ne permet pas non plus d’envisager la construction d’un nouvel établissement sur un autre site avant « une petite dizaine d’années », selon l’avis du Contrôleur. Celui-ci en conclut qu’il n’existe aujourd’hui aucune solution alternative de nature à régler rapidement ces graves difficultés. (...)
Je suis donc favorable à une cassation pour manque de base légale au regard des conventions invoquées, la Chambre de l’instruction n’ayant pas recherché, comme elle y était invitée, si les conditions de détention dégradantes subies par M. Y pouvaient justifier sa mise en liberté.
Dans cette recherche, les juges du fond devraient, à mon sens, prendre en considération non seulement le caractère dégradant ou non des conditions matérielles de l’incarcération, mais également la durée de cette situation et les possibilités d’y remédier dans le cadre de la détention, et enfin, apprécier la gravité de l’atteinte portée aux droits du détenu à l’aune de sa dangerosité et, plus généralement, en rapport avec les nécessités de l’information.
Une telle réponse atténuerait sans doute la portée de principe d’une censure, tout en intégrant les exigences conventionnelles invoquées au moyen dans le contentieux de la détention provisoire. (...)
(Observations complémentaires) On pourrait (...) considérer que l’existence de conditions de détention constitutives d’un traitement inhumain ou dégradant, pour déplorable qu’elle soit, reste un élément extérieur au contentieux de la détention provisoire, régi par les seules dispositions de l’article 144 du code de procédure pénale, strictement déterminé par les nécessités de l’instruction. Cette position me paraît contredite par l’article préliminaire du code de procédure pénale qui dispose que « les mesures de contrainte dont [cette personne] peut faire l’objet (...) doivent ne pas porter atteinte à la dignité de la personne. (...) Il résulte des dispositions ci-dessus, qui concernent les personnes non encore jugées, que le juge de la détention provisoire est tenu d’intégrer la prohibition des traitements inhumains ou dégradants dans sa décision. Les conclusions [du requérant] avaient dès lors un caractère péremptoire (...) »
Par un arrêt du 29 février 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant :
« Attendu que les énonciations de l’arrêt attaqué mettent la Cour de cassation en mesure de s’assurer que la Chambre de l’instruction, qui, faute d’allégation d’éléments propres à la personne concernée, suffisamment graves pour mettre en danger sa santé physique ou mentale, s’est en conséquence déterminée par des considérations de droit et de fait répondant aux seules exigences des articles 137-3, 143-1 et suivants du code de procédure pénale [paragraphe 25 ci-dessous], a justifié sa décision. »
B. L’introduction de la requête devant la Cour et les informations transmises par la suite
Le 20 juillet 2012, le requérant, par l’intermédiaire de son avocat à Paris, introduisit sa requête devant la Cour.
Dans son formulaire de requête, il indiqua être domicilié à Mare. Il allégua, en visant les recommandations du CGLPL, une violation de l’article 3 de la Convention en ces termes : « ces recommandations, expressément visées par le requérant à l’appui de son mémoire ampliatif devant la Cour de cassation, viennent ainsi confirmer point par point la réalité et la gravité des traitements dont se plaignait M. Yengo, subis durant plus de six mois à la date de l’arrêt de la Cour de cassation ». Il allégua également une violation de l’article 13 de la Convention au motif qu’il n’avait pas de recours effectif pour empêcher la continuation de la violation alléguée de l’article 3 de la Convention : « la Cour de cassation a, par sa décision de rejet, subordonné le contrôle du juge et donc l’obligation de faire cesser la violation de l’article 3, à l’allégation d’éléments propres à la personne concernée suffisamment graves pour mettre en danger sa santé physique ou mentale ». Enfin, sous la rubrique « disposez-vous d’un recours que vous n’avez pas exercé ? Pour quel motif ? », il indiqua ce qui suit : « un éventuel recours en responsabilité contre l’État qui ne peut être engagé qu’à des fins d’indemnisation du préjudice n’a pas à être épuisé. Un tel recours n’est pas satisfactoire dès lors qu’il n’est pas de nature à résoudre la question de la cessation immédiate d’une situation gravement attentatoire à l’interdiction des traitements inhumains et dégradants. La condition d’épuisement des voies de recours internes est remplie, M. Yengo ayant mis en œuvre le recours organisé par la loi pour mettre fin à la détention (demande de mise en liberté) et donc, permettre à l’État de faire cesser la violation alléguée de l’article 3. Il estime qu’une demande de transfèrement ne constituait pas une voie de recours à épuiser dès lorsque la NouvelleCalédonie, archipel situé à 17 000 km de la métropole, ne dispose que d’un seul établissement pénitentiaire».
Par un courrier du 27 août 2012, le représentant du requérant fit parvenir à la Cour un courrier intitulé « observations et productions ». Il transmit à la Cour la réponse adressée par le ministre de la Justice au CGLPL et l’ordonnance du 31 juillet 2012 rendue par le président du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie à la suite de sa saisine, le 29 mars 2012, par le requérant et vingt-neuf autres détenus, sur le fondement de l’article R. 541-1 du code de justice administrative (ci-après CJA, paragraphe 32 ci-dessous), en vue de faire condamner l’État à leur verser une provision à valoir sur la réparation du préjudice moral subi du fait de leurs conditions de détention. Dans cette ordonnance, le juge des référés rappela que « pour demander la condamnation de l’État au paiement d’une provision, [les requérants] soutiennent que les conditions dans lesquelles ils ont été détenus ou sont détenus au sein du centre pénitentiaire (...) sont contraires à la dignité humaine ». Il souligna que les conditions de détention à Nouméa méconnaissaient à la fois les dispositions de la loi pénitentiaire, celles du code de procédure pénale et celles de l’article 3 de la Convention. Il jugea que l’obligation de l’administration au titre du préjudice subi du fait de conditions de détention indignes n’était pas sérieusement contestable et condamna l’État à verser une somme à titre de provision à chacun des requérants, « certains ayant été détenus, d’autres l’étant encore », pour la période comprise entre leur placement en détention au centre de Nouméa et le jour auquel l’ordonnance était rendue, soit le 31 juillet 2012. Le requérant (ainsi visé dans l’ordonnance : « M. Paul Yengo, no d’écrou 13691, BP 491, Nouméa Cedex ») se vit accorder une provision d’un montant de 138 000 francs CFP, soit environ 1 156 euros, pour la période de détention allant « du 21 août 2011 au 31 juillet 2012 ».
Dans son courrier du 27 août 2012, l’avocat du requérant précisa que « l’exposant persiste dans les fins de sa requête ».
Dans ses observations du 27 septembre 2013, le Gouvernement indiqua à la Cour que la détention du requérant avait pris fin le 15 mai 2012, « soit plus d’un mois avant l’introduction de la présente requête », en exécution d’une ordonnance du juge d’instruction de mise en liberté assortie du contrôle judiciaire. Ce juge considéra que la détention du requérant n’était plus nécessaire à la manifestation de la vérité.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Recommandations du Contrôleur général des lieux de privation de liberté relatives au centre pénitentiaire de Nouméa (NouvelleCalédonie)
Dans ses recommandations du 30 novembre 2011, le CGLPL a indiqué ce qui suit :
« (...) 2 - Ce qui a été observé lors de la visite inopinée, par quatre contrôleurs, du centre pénitentiaire de Nouméa, appelé Camp Est, en Nouvelle-Calédonie, du mardi 11 au lundi 17 octobre 2011, par son ampleur, relève d’une violation grave des droits fondamentaux d’un nombre important de personnes. Le contrôleur général a été ainsi amené à utiliser la procédure d’urgence rappelée ci-dessus et à adresser, par conséquent, ses observations au garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Libertés, par lettre en date du 25 octobre dernier. (...)
L’état et le fonctionnement des lieux peuvent être caractérisés de la manière suivante.
3 - Les personnes détenues sont entassées dans des cellules insalubres où elles subissent une suroccupation frôlant les 200 % dans le centre de détention et le quartier de semi-liberté et atteignant 300 % dans le quartier de la maison d’arrêt. Au moment de la visite, 438 personnes y étaient écrouées et hébergées pour un nombre théorique de 218 places.
1 - La maison d’arrêt est composée de cellules de 12 m² où cohabitent jusqu’à six personnes alors que, selon les normes définies par l’administration pénitentiaire, il ne devrait pas y en avoir plus de deux. Chaque cellule comporte trois lits superposés d’un côté, deux lits superposés de l’autre côté et souvent, entre les deux rangées de lits, un matelas posé à même un sol crasseux et humide où circulent des rats et des cafards. Au moment de la visite des contrôleurs, vingt-sept des trente-quatre cellules composant la maison d’arrêt disposaient ainsi d’un matelas posé par terre, soit un nombre total de 204 personnes pour une capacité déclarée de soixante-huit places. La nuit, l’occupant du matelas risque de se faire piétiner si un de ses codétenus se lève pour aller se soulager dans les WC. Ceux-ci, à la turque, sont situés dans un coin de la cellule ; l’intimité n’est pas assurée malgré la présence d’un tissu accroché tant bien que mal par les occupants. La chaleur dans les cellules est vite éprouvante ; des ventilateurs sont hors d’état de marche voire absents dans de nombreuses cellules, et non remplacés lorsque la direction estime que les personnes détenues sont responsables de la dégradation. Pour lutter contre la température excessive, la pratique consiste à inonder périodiquement la cellule. Des conduites d’arrivée d’eau des WC ont été détournées pour pouvoir servir de douche, sans la moindre protection vis-à-vis des installations électriques pourtant dégradées (fils dénudés, interrupteurs cassés). De nombreux lavabos – qui ne distribuent que de l’eau froide – sont privés de système d’évacuation de l’eau ; un seau placé sous la bonde en tient lieu. Les cellules ne disposent ni de réfrigérateur, ni de bouilloire, ni de plaque chauffante. Les grilles d’aération sont souvent obstruées afin d’empêcher les rats de rentrer dans les cellules ; ces rongeurs parviennent toutefois à rentrer et se nourrissent des restes de repas ou de cantines qui, faute d’endroit clos, sont entreposés sur des étagères ou dans des meubles sans porte. Les remontées d’égouts fréquentes empestent l’atmosphère des cellules. Toutes les cellules sont encombrées de linge en train de sécher, accroché à des cordes constitués de draps de lits découpés.
5 - L’état et le fonctionnement du centre pénitentiaire sont ainsi apparus comme portant atteinte de manière grave aux droits des personnes qu’il héberge ; le personnel – remarquable de dévouement et d’investissement – est, d’évidence, épuisé et inquiet devant l’absence de perspective d’avenir de l’établissement.
Le contrôle général fait sienne l’opinion qu’il a recueillie selon laquelle l’épisode dramatique survenu pendant le déroulement de la mission « ne saurait être dissocié des conséquences inéluctables que fait peser la sur-occupation de l’établissement sur les conditions de détention ».
6 - Ces circonstances ne sont évidemment pas passées inaperçues des responsables locaux de l’État et les interlocuteurs des contrôleurs n’ont pas dissimulé leur inquiétude, que certains d’entre eux ont d’ailleurs fait connaître de manière répétitive aux autorités municipales de Nouméa. Au niveau national, la Chancellerie a fait connaître, le 5 mai dernier, un projet portant sur « la réhabilitation et l’extension du CP de Nouméa portant la capacité à près de 500 places avec livraison de la première tranche en 2016 ».
7 - L’inquiétude est d’autant plus vive qu’il n’existe aujourd’hui aucune solution alternative de nature à régler rapidement ces graves difficultés.
En effet, ainsi qu’il a été rappelé au garde des Sceaux, il est possible de remédier à la situation actuelle par une opération progressive tendant à remplacer, par une suite d’opérations « à tiroirs », les bâtiments vétustes existants par d’autres. Le premier élément en est dans la construction prévue d’un centre neuf, pour peines aménagées, dans le domaine actuel de l’établissement.
Toutefois, la réalisation de cette construction ne peut actuellement aboutir. En effet, la délivrance du permis de construire nécessaire incombe, en vertu du 17o de l’article L. 122-20 du code des communes de la Nouvelle-Calédonie, aux autorités de la ville de Nouméa. Cette autorisation n’a pas été accordée jusqu’à présent ; selon les informations recueillies, elle ne le sera que si l’État s’engage à implanter ailleurs le site de l’établissement pénitentiaire, estimé riche de potentialités pour le développement urbain.
Par conséquent, les services du Haut-Commissariat ont recherché, en lien avec les autorités locales, d’autres sites possibles d’implantation. Il apparaît clairement qu’aucun des sept lieux identifiés n’offre de réelles possibilités ou bien au regard du fonctionnement de l’établissement ou bien compte tenu des coûts budgétaires envisageables.
8 - Mais, en tout état de cause, la reconstruction sur place et le déménagement ne sont nullement équivalents. La première offre une solution, certes graduelle, mais qui peut avoir un début de réalisation immédiat, précieux pour les personnes détenues comme pour le personnel. Le second, à le supposer réalisable, impose des délais de l’ordre d’une petite dizaine d’années et des travaux beaucoup plus importants avant qu’un centre entièrement nouveau ne voie le jour.
L’imbroglio actuel, qui met en cause non seulement l’État, mais aussi les autorités de la ville de Nouméa se traduit donc par la poursuite de violations graves des droits fondamentaux des personnes détenues au Camp Est. »
B. Situation de la population carcérale
En juillet 2014, le ministre de la Justice s’est vu remettre un rapport sur les problématiques pénitentiaires en Outre-Mer. Ce rapport faisait suite à deux missions spécifiques sur les difficultés de prise en charge de la population au centre pénitentiaire de Nouméa et de Ducos (Martinique). Le groupe de travail « Problématiques pénitentiaires en Outre-mer » a formulé dans ce rapport plusieurs propositions en matière immobilière et de ressources humaines. À propos du centre pénitentiaire de Nouméa, « particulièrement vétuste », le rapport indique que le projet de construction d’un nouvel établissement a été abandonné en 2012 pour être remplacé par une projet de réhabilitation - comprenant notamment le remplacement des bâtiments délabrés et insalubres des centres de détention fermé et ouvert par des bâtiments modulaires de qualité ainsi que la restructuration lourde du quartier maison d’arrêt - et l’implantation d’un centre pour courte peines dans le nord du territoire. Le rapport révèle que, au 1er mars 2014, tous les bâtiments du centre de détention fermé ont été remplacés, la moitié du centre de détention ouvert, et que le quartier maison d’arrêt est en cours de rénovation, trois des quatre blocs qui le constituent ayant déjà été livrés.
Un rapport relatif à l’encellulement individuel dans les prisons françaises (« Encellulement individuel, faire de la prison un outil de justice », Dominique Raimbourg) rendu au ministre de la Justice le 2 décembre 2014 propose un nouveau moratoire pour le placement en cellule individuelle. Le rapport indique que, au 1er octobre 2014, 66 474 personnes sont en détention pour 58 054 places opérationnelles, ce qui fait une densité globale de 114,5%. Dans les maisons d’arrêt, ce taux est de 130,8 % en moyenne avec 318,5 % au centre pénitentiaire de Nuutania en Polynésie. La ministre de la Justice a indiqué, à cette occasion, que l’effort de reconstruction et de restructuration pénitentiaire du prochain plan triennal porterait pour les deux tiers sur les établissements d’Outre-mer.
C. Droit pénal pertinent
Selon l’article 137-3 du code de procédure pénale (ci-après CPP), lorsque le JLD rejette une demande de mise en liberté, cette décision est prise au regard des seules dispositions des articles 143-1 et 144 de ce code, c’est-à-dire au regard de la peine encourue et si la détention est l’unique moyen pour conserver les preuves, empêcher des pressions et des concertations frauduleuses, protéger la personne mise en examen, garantir son maintien à la disposition de la justice, mettre fin à l’infraction ou prévenir son renouvellement ainsi qu’au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public.
Postérieurement à l’arrêt rendu en l’espèce par la Cour de cassation, la chambre criminelle a confirmé qu’une demande de mise en liberté (présentée par une personne détenue au centre pénitentiaire de Nuutania, à Tahiti, en Polynésie française) ne pouvait être accueillie sur le fondement de conditions matérielles de détention contraires à l’article 3 de la Convention (Crim, 3 octobre 2012, no 12-85.054). Cette ligne serait suivie par les juridictions du fond (paragraphe 41 ci-dessous).
Par ailleurs, récemment, la cour d’appel de Montpellier a fait droit à la demande d’aménagement de peine présentée par une personne condamnée à trois mois d’emprisonnement en raison notamment de la situation de surpopulation carcérale du centre pénitentiaire de Perpignan (Chap, 18 juin 2014, No14/00566).
L’article préliminaire du CPP est ainsi rédigé:
« Les mesures de contraintes dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l’objet sont prises sur décision ou sous le contrôle effectif de l’autorité judiciaire. Elles doivent être strictement limitées aux nécessités de la procédure, proportionnées à la gravité de l’infraction reprochée et ne pas porter atteinte à la dignité de la personne. »
L’article 22 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 dispose que « l’administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits ». La Cour renvoie, pour les dispositions pertinentes relatives à l’hygiène en détention (articles D.349 à D.352 du CPP) à la décision Lienhardt c. France (déc.), no 12139/10, 13 septembre 2011.
D. Droit administratif pertinent
Les principes relatifs à la mise en œuvre de la responsabilité de la puissance publique vis-à-vis du détenu (recours indemnitaire) ont été exposés dans la décision Lienhardt précitée. Depuis cette décision, le Conseil d’État a constamment affiné sa jurisprudence selon laquelle les conditions de détention portant atteinte à la dignité humaine sont de nature à engager la responsabilité de l’État. Ces conditions sont appréciées à la lumière des critères suivants :
« (...) qu’en raison de la situation d’entière dépendance des personnes détenues visà-vis de l’administration pénitentiaire, l’appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur handicap et de leur personnalité, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et des motifs susceptibles de justifier ces manquements eu égard aux exigences qu’impliquent le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires, la prévention de la récidive et la protection de l’intérêt des victimes ; que des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l’aune de ces critères et à la lumière des dispositions du code de procédure pénale, notamment des articles D. 349 à D. 351, révèleraient l’existence d’une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique » (CE, 6 décembre 2013, no 363290). »
Les procédures d’urgence des référé-suspension, référé-liberté et référé « mesures utiles » dont peut être saisi le juge administratif sont prévues par les articles L. 521-1, L. 521-2 et L. 521-3 du CJA. Ces dispositions sont ainsi libellées :
Article L. 521-1
« Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision.
Lorsque la suspension est prononcée, il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision dans les meilleurs délais. La suspension prend fin au plus tard lorsqu’il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision. »
Article L. 521-2
« Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. »
Article L. 521-3
« En cas d’urgence et sur simple requête qui sera recevable même en l’absence de décision administrative préalable, le juge des référés peut ordonner toutes autres mesures utiles sans faire obstacle à l’exécution d’aucune décision administrative. »
Depuis la décision Lienhardt, la jurisprudence en matière de référé-liberté et référé « mesures utiles » s’est également développée. À la suite de l’inspection de la prison des Baumettes à Marseille, le CGLPL a publié, le 6 décembre 2012, des recommandations relatives à l’état préoccupant de ce centre pénitentiaire. Sur saisine de la section française de l’Observatoire des prisons (OIP), en vertu de l’article L. 521-2 du CJA, le juge des référés liberté du tribunal administratif de Marseille s’est prononcé sur la question de l’état du centre pénitentiaire des Baumettes et sur plusieurs demandes de mise en œuvre de mesures urgentes. Par une ordonnance du 22 décembre 2012, le Conseil d’État, saisi en appel, a enjoint à l’administration de procéder sous dix jours à l’éradication des animaux nuisibles présents dans les locaux du centre pénitentiaire (CE, réf., 22 décembre 2012, section française de l’Observatoire international des prisons, nos 364584, 364620, 364621, 364647). Il a, à cette occassion, considéré ce qui suit :
« Considérant qu’aux termes de l’article 22 de la loi du 24 novembre 2009 pénitentiaire : " L’administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits " ; qu’eu égard à la vulnérabilité des détenus et à leur situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration, il appartient à celleci, et notamment aux directeurs des établissements pénitentiaires, en leur qualité de chefs de service, de prendre les mesures propres à protéger leur vie ainsi qu’à leur éviter tout traitement inhumain ou dégradant afin de garantir le respect effectif des exigences découlant des principes rappelés notamment par les articles 2 et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que le droit au respect de la vie ainsi que le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants constituent des libertés fondamentales au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ; que, lorsque la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes ou les expose à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à ces libertés fondamentales, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarantehuit heures, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par l’article L. 521-2 précité, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser la situation résultant de cette carence ; (...) »
Par la suite, à l’occasion d’un référé « mesures utiles », le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a ordonné de nouveaux travaux dans la prison des Baumettes (TA Marseille, ordonnance, 10 janvier 2013, no 1208146). Enfin, dans une ordonnance du 17 octobre 2014, le juge des référés du tribunal administratif de Fort-de-France, saisi à nouveau par la section française de l’OIP sur le fondement de l’article L. 521-1 du CJA, a enjoint à la garde des Sceaux de procéder dans un délai de dix jours à une opération de dératisation et de désinfection des locaux du centre pénitentiaire de Ducos en Martinique ainsi qu’à de nombreuses autres mesures pour améliorer les conditions de détention.
Les autres procédures de référé, non liées à une situation d’urgence, mais pouvant donner lieu à des décisions rapides, sont notamment le référéconstat, le référé-instruction et le référé-provision. Les articles R. 5411 et R. 541-4 du CJA relatives au référé-provision sont ainsi rédigés :
« Le juge des référés peut, même en l’absence d’une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l’a saisi lorsque l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable. Il peut, même d’office, subordonner le versement de la provision à la constitution d’une garantie. »
« Si le créancier n’a pas introduit de demande au fond dans les conditions de droit commun, la personne condamnée au paiement d’une provision peut saisir le juge du fond d’une requête tendant à la fixation définitive du montant de sa dette, dans un délai de deux mois à partir de la notification de la décision de provision rendue en première instance ou en appel. »
Selon le Conseil d’État, « le référé-provision permet de demander une provision (c’est-à-dire une avance) sur une somme due par l’administration. Il faut que l’existence de cette créance ne soit pas sérieusement contestable » (, démarches & procédures, les procédures d’urgence). Dans un dossier thématique intitulé « L’administration pénitentiaire et le juge administratif » publié sur son site le 4 août 2014, le Conseil d’État souligne que « l’utilisation du référé-provision permet d’accélérer le processus d’indemnisation des personnes incarcérées » et rappelle que, dans plusieurs décisions du 6 décembre 2013 (nos 363290, 363291, 36293, 36294 et 36295), il a précisé les conditions d’octroi d’une provision aux détenus sur le fondement de l’article R. 541-1 du CJA :
« (...) pour regarder une obligation comme non sérieusement contestable, il appartient au juge des référés de s’assurer que les éléments qui lui sont soumis par les parties sont de nature à en établir l’existence avec un degré suffisant de certitude ; que, dans ce cas, le montant de la provision que peut allouer le juge des référés n’a d’autre limite que celle résultant du caractère non sérieusement contestable de l’obligation dont les parties font état ; que, dans l’hypothèse où l’évaluation du montant de la provision résultant de cette obligation est incertaine, le juge des référés ne doit allouer de provision, le cas échéant assortie d’une garantie, que pour la fraction de ce montant qui lui parait revêtir un caractère de certitude suffisant ; qu’outre l’appel ouvert aux parties contre sa décision, le demandeur peut introduire une requête au fond ; que le débiteur de la provision dispose, en l’absence d’une telle requête, de la faculté de saisir le juge du fond d’une demande tendant à la fixation définitive du montant de sa dette en application des dispositions de l’article R. 541-4 du code de justice administrative ; que la qualification juridique opérée par le juge des référés lorsqu’il se prononce sur le caractère non sérieusement contestable de l’obligation invoquée devant lui peut être contestée devant le juge de cassation tandis que l’évaluation du montant de la provision correspondant à cette obligation relève, en l’absence de dénaturation, de son appréciation souveraine (...) » | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1964 et réside à Istanbul.
À une date non précisée, la préfecture d’Aydın accorda au Parti démocratique du peuple (DEHAP) l’autorisation d’organiser un concert.
Le 4 août 2003, le DEHAP organisa ledit concert, intitulé « fête de la fraternité », auquel le requérant participa en tant que chanteur. L’intéressé interpréta plusieurs chansons. À un moment donné, il s’adressa au public en parlant.
Le même jour, un procès-verbal d’établissement des faits fut dressé et signé par des policiers. Ce procès-verbal indiquait notamment que le concert appelé « fête de la fraternité » avait débuté à 20 h 25 avec environ quatre mille participants, qu’après le discours en kurde de la présentatrice une minute de silence avait été respectée en l’honneur des « martyrs de la révolution » et qu’une grande partie des personnes composant le public avaient levé la main en l’air pour effectuer le signe de la victoire.
Toujours d’après ce procès-verbal, deux membres du DEHAP, K.C. et M.C., avaient chacun tenu un discours.
De manière générale, concernant K.C., il ressortait dudit procès-verbal ce qui suit : il avait remercié le peuple d’Aydın, qui, selon lui, était épris de liberté et qui était venu après avoir payé un lourd tribut ; et il avait notamment affirmé que les membres du DEHAP empêcheraient que le pays se fasse de nouveau entraîner dans une crise économique et politique.
De même, s’agissant de M.C., les éléments exposés ci-après ressortaient du procès-verbal. L’intéressé avait indiqué que le DEHAP allait continuer à lutter aux côtés des peuples vulnérables. De plus, il avait entre autres critiqué l’intervention des États-Unis en Irak, ajouté que le problème kurde et celui de la démocratie étaient étroitement liés et appelé à une amnistie politique inconditionnelle pour les membres du KADEK (une organisation illégale armée). En outre, il avait notamment affirmé que certains membres du DEHAP s’étaient entretenus avec des représentants du KADEK afin de poursuivre le processus de paix, que les membres du DEHAP n’avaient aucune honte à être kurdes et ne se plaignaient pas de vivre en Turquie et que les obstacles à la résolution du problème kurde devaient être réduits.
Par ailleurs, le procès-verbal en question constatait qu’un groupe de musique avait débuté son concert à 21 h 05 et qu’une grande partie des morceaux avaient été chantés en kurde.
Quant au requérant, le procès-verbal établissait qu’il avait débuté sa prestation musicale à 22 h 30, qu’il avait chanté des morceaux de Ahmet Kaya et des chansons en kurde et qu’il avait terminé son concert à 23 h 15.
Enfin, le procès-verbal indiquait que la foule avait parfois scandé des slogans tels que « Biji Serok Apo [Vive le président Abdullah Öcalan (en kurde)], que les mains touchant à la paix soient brisées » et que des pancartes avec l’inscription « bienvenue à la fête de la fraternité et nous vous remercions pour vos contributions à l’association » avaient été brandies.
Le 5 août 2003, les forces de police établirent un procès-verbal de transcription de l’enregistrement effectué lors du concert. Ce document rendait compte des discours prononcés par les intervenants, dont celui du requérant. Aux termes de ce procès-verbal, le requérant avait notamment tenu les propos suivants :
« Chers amis, tout le monde à Aydın n’a pas la chance de s’adresser à une foule si enthousiaste. Il est important pour moi de vivre cette joie avec vous aujourd’hui, c’est un jour historique pour moi. Je suis heureux d’être avec vous malgré tout. Je vous salue avec les sentiments les plus pacifiques, humains et révolutionnaires. (...) nous avons poursuivi le concert avec une chanson de Ahmet Kaya. Il y a une chose que je dis à chacun de mes concerts : si seulement ce cher Ahmet Kaya vivait dans ce pays, il aurait chanté ses chansons lui-même, et on n’aurait pas été obligés de les chanter nous-mêmes. Les personnes précieuses de ce pays, les artistes de ce pays, les intellectuels de ce pays ont aimé ce pays plus que tout le monde. Il faut que cette mentalité, qui perdure depuis 70-80 ans, change désormais. Personne ne devrait avoir le droit de considérer les artistes et intellectuels de ce pays comme des criminels potentiels. Si notre faute est de défendre la paix et la fraternité dans ce pays, de vouloir que nos peuples vivent en paix et dans la fraternité dans ce pays, si c’est considéré comme une infraction, alors on est prêts à rester en prison pendant des dizaines d’années. Mais on accepte, si ça va réellement résoudre les problèmes du pays, si la Turquie va devenir plus démocratique, si ça va empêcher la criminalité organisée, les détournements de fonds bancaires. Si les Nazım Hikmet, les Yılmaz Güney et les artistes et intellectuels qui les ont suivis ont été soumis à des injustices sans les mériter, c’est parce que leur seule faute a été d’aimer ce pays et les peuples qui y vivent. C’est ce qu’on est en train de faire aujourd’hui. Ce n’est pas pour autant qu’on a le droit de nous voir comme des criminels dans ce pays, de nous garder en prison ou de nous soumettre à d’injustes pratiques. Il est vrai que nos peuples veulent désormais vivre dans une Turquie libre et démocratique en tirant des leçons d’un douloureux passé. Les artistes de ce pays sont la voix et l’oreille de ces peuples. Ils sont responsables d’exprimer les désirs et les aspirations des peuples vivant dans ce pays. C’est ce qu’on fait. On n’a pas à faire le clown à la télévision jusqu’au soir comme tout le monde. Ce n’est pas du talent artistique, ni de l’art. Les artistes sont ceux qui peuvent entendre vos problèmes, vos aspirations, et ceux qui réussissent à être votre voix. C’est pour ça qu’on est soumis à d’injustes pratiques dans ce pays. Mais malgré tout, que personne n’ait de doute ni d’hésitation [sur le fait] que je vais continuer à mener cette lutte que l’on a menée avec dignité jusqu’aujourd’hui, jusqu’à ce que la Turquie devienne libre et véritablement démocratique. Appelons maintenant tous ensemble à la fraternité. On va dire "ô fraternité, où es-tu ?" (...) »
Le 6 octobre 2003, le parquet d’Aydın inculpa le requérant, ainsi que les deux autres intervenants, K.C. et M.C., pour insoumission aux ordres, précisant qu’ils avaient tenu des discours lors du concert sans que cela eût été permis par l’autorisation préfectorale préalablement délivrée.
Le 27 octobre 2003, le tribunal d’instance pénal d’Aydın délivra une ordonnance pénale par laquelle il condamna le requérant pour insoumission aux ordres, sur le fondement de l’article 526, alinéa 1, du code pénal (le CP) en vigueur à cette époque. Il infligea à l’intéressé une peine d’amende, ainsi qu’une peine d’emprisonnement de trois mois, laquelle fut commuée en une amende. Le requérant fut condamné au final au paiement d’une amende de 606 534 000 anciennes livres turques (TRY - soit environ 346 euros à l’époque).
Le tribunal considérait en effet que l’autorisation préalablement délivrée par la préfecture valait uniquement pour une prestation musicale et ne donnait pas le droit aux accusés de tenir des propos dans le cadre du concert.
Le 8 décembre 2003, le requérant introduisit un recours en opposition contre l’ordonnance pénale et formula une demande de tenue d’audience.
Le 30 mars 2004, le tribunal correctionnel d’Aydın rejeta l’opposition formée par le requérant ainsi que sa demande de tenue d’audience, au motif que l’ordonnance pénale était conforme à la loi et à la procédure. La décision du tribunal correctionnel fut notifiée à l’avocat du requérant le 19 avril 2004.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Le droit et la pratique internes relatifs aux ordonnances pénales sont décrits dans l’arrêt Karahanoğlu c. Turquie (no 74341/01, §§ 18-21, 3 octobre 2006).
L’article 526, alinéa 1, de l’ancien CP, relatif à l’insoumission à un ordre émanant des autorités compétentes, se lisait comme suit :
« Quiconque ne se soumet pas à une injonction délivrée régulièrement par les autorités compétentes dans le cadre d’actes judiciaires ou aux fins de la protection de la sécurité et de l’ordre publics ou de la santé publique ou ne se conforme pas à une mesure de prévention prise en ce sens, est puni, à condition que le comportement (eylem) incriminé ne constitue pas une infraction distincte, d’une peine d’emprisonnement légère allant de trois à six mois et d’une amende légère comprise entre mille et trois mille livres. » | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1967 et réside à Athènes.
En novembre 2013, un cancer du poumon ayant été diagnostiqué chez le requérant, il subit une chimiothérapie jusqu’en mars 2014 à l’hôpital Sotiria. Dans une note établie par le médecin traitant, celui-ci indiquait que le requérant devait se soumettre à un scanner du thorax et de l’abdomen ainsi qu’à des examens biologiques dans un délai de trois mois.
A. La détention du requérant et ses demandes de mise en liberté
Soupçonné d’avoir commis en réunion plusieurs infractions, le requérant fut placé en détention provisoire dans la prison de Korydallos (au sein de l’hôpital psychiatrique de celle-ci), le 10 janvier 2014.
Le 16 janvier 2014, le juge d’instruction du tribunal correctionnel d’Ilia ordonna une expertise médicale du requérant par deux médecins spécialistes. Le premier rapport d’expertise datée du 7 mars 2014 constatait que le requérant avait une tumeur maligne aux poumons et avait besoin de chimiothérapie. Le deuxième rapport daté du 19 mars 2014 affirmait que l’état du requérant et les prises de sang étaient « très bonnes » et que le cancer était encore à un stade précoce. Le rapport reconnaissait que ce type de cancer était rare mais mortel et que le traitement à suivre consistait en des chimiothérapies et des radiothérapies.
Le 31 mars 2014, le requérant déposa une demande de levée de sa détention ou de mise en liberté sous condition que le juge d’instruction du tribunal correctionnel d’Ilia rejeta le 15 avril 2014. Se fondant sur les constats des deux rapports d’expertise, ce dernier considéra que la maladie du requérant pouvait être traitée dans le cadre de l’hôpital de la prison et qu’il n’était pas nécessaire de le transférer dans un hôpital extérieur ; il souligna qu’une telle option n’était proposée ni par les experts, ni par le requérant lui-même qui, dans sa demande, soutenait de manière vague qu’il devait être transféré à intervalles réguliers dans des hôpitaux pour y subir des chimiothérapies ou des radiothérapies.
Le 22 avril 2014, le requérant introduisit un recours contre cette décision devant la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Ilia. Le 4 juin 2014, cette dernière rejeta le recours par les mêmes motifs. Elle précisa que les conditions qui pourraient justifier la mise en liberté sous condition du requérant, et notamment son admission et son hospitalisation dans un hôpital extérieur à la prison, ne se trouvaient pas réunies. Au cas où un tel besoin apparaitrait, le requérant pourrait être admis dans un hôpital public selon les dispositions pertinentes du code pénitentiaire.
Le 2 juillet 2014, le requérant déposa à la chambre d’accusation un rapport médical qui certifiait qu’il était en phase terminale de la maladie avec une espérance de vie de six à neuf mois. Le rapport suggérait aussi que cette espérance de vie pourrait être encore plus réduite du fait des conditions de détention. Le rapport précisait que la cause habituelle de décès dans de tels cas étant l’infection du système respiratoire, il fallait assurer à la personne concernée des conditions d’hygiène parfaites et éviter la promiscuité, conditions qui n’étaient pas respectées dans une prison. En outre, la chimiothérapie à laquelle devait à nouveau se soumettre le requérant risquait de lui causer une déficience immunitaire.
Le 7 juillet 2014, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Ilia, à la majorité, prolongea de six mois la détention provisoire du requérant (jusqu’au 10 janvier 2015). Elle fonda sa décision sur deux rapports d’expertise des 7 et 19 mars 2014. Elle considéra que le requérant pouvait être soigné à l’hôpital de la prison ou, au cas où son état rendrait nécessaire son hospitalisation, dans un hôpital public. Elle releva que le requérant avait poursuivi son activité délictueuse lorsqu’il avait été mis en liberté sous condition dans le passé, dans le cadre d’autres accusations, et que sa mise en examen pour de nouvelles infractions était pendante et qu’il fallait assurer sa présence pendant la nouvelle enquête. Quant au rapport médical du 2 juillet 2014, elle considéra qu’il n’en ressortait pas que l’état de santé du requérant était actuellement tel qu’il rendait nécessaire son hospitalisation dans un hôpital public.
Deux rapports du 14 juillet 2014, établis à la demande du requérant, tout en réitérant partiellement les conclusions de celui du 2 juillet 2014, soulignaient la détérioration de son état depuis cette dernière date. Ils évoquaient le risque couru par le requérant de développer des infections lors des prochains cycles de chimiothérapie ce qui aggraverait son état de santé. Ils soulignaient que les conditions de détention, même dans l’hôpital psychiatrique de la prison de Korydallos, ne permettaient pas l’évolution normale du traitement du requérant. Ils considéraient que la prise de mesures de précaution, telles que de très bonnes conditions sanitaires et le séjour dans un endroit non surpeuplé, étaient nécessaires pour éviter que l’espérance de vie du requérant soit inférieure à 6 ou 14 mois à compter de la manifestation des symptômes de la maladie. Selon eux la solution idéale pour le requérant serait de pouvoir rentrer chez lui. Ils préconisaient que l’hospitalisation du requérant dans un hôpital devait se limiter au temps strictement nécessaire au traitement ; en effet toute prolongation de celle-ci risquait d’entraîner des infections nosocomiales.
Le 15 juillet 2014, le requérant déposa une nouvelle demande pour la levée de sa détention, mais le juge d’instruction du tribunal correctionnel d’Ilia la rejeta le 6 août 2014 par les mêmes motifs qu’auparavant.
Le 27 août 2014, le requérant, se prévalant de l’amendement de l’article 282 du code de procédure pénale entré en vigueur en juillet 2014 (paragraphe 35 ci-dessous), présenta une demande tendant à la levée de sa détention ou au remplacement de celle-ci par des mesures moins restrictives. Il y joignait un certificat d’invalidité qui attestait que sa pathologie, pour laquelle il avait subi une opération et avait été traité par chimiothérapie, lui avait causé un taux d’invalidité de 85%.
Par une décision no 76/2014 du 2 octobre 2014, le juge d’instruction d’Ilia décida la mise en liberté du requérant sous condition, à savoir le paiement d’une caution de 150 000 euros et l’assignation à résidence (exception faite des périodes de son hospitalisation aux fins de chimiothérapie dans un hôpital et sous escorte policière). Dans une première version de cette décision, émise à 21 h, le juge d’instruction exigeait le dépôt de la caution « sur le champ et en espèces ». Toutefois, il modifia par la suite cette exigence, en demandant que la caution soit versée au 30 octobre 2014.
Le 7 octobre 2014, le requérant interjeta appel contre cette décision devant la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Ilia : il invitait celle-ci à lever la condition du versement de la caution, car il n’avait plus aucune ressource financière, et à la remplacer par une autre condition à laquelle il serait objectivement en mesure de se conformer.
Par une décision no 110/2014, du 19 novembre 2014, la chambre d’accusation rejeta l’appel du requérant. Elle releva qu’il y avait des indices sérieux ressortant du dossier, des dépositions des témoins et des observations du requérant que ce dernier avait commis les infractions qui lui étaient reprochées et qui étaient qualifiées de crimes. L’imposition des conditions du dépôt d’une caution de 150 000 euros et de l’assignation à résidence était, compte tenu de la nature des infractions et de la peine qui pourrait être infligée, raisonnable et nécessaire pour assurer que le requérant soit présent lors de l’instruction et de l’audience devant le tribunal et qu’il exécute la peine qui serait prononcée.
Plus précisément, quant au montant de la caution, la décision précisait qu’il avait été tenu compte : de la situation financière du requérant, telle qu’elle résultait des documents saisis à son domicile, des versements d’argent que celui-ci avait fait aux autres membres de son organisation criminelle, qui ne se justifiaient pas par la relation contractuelle et salariale qui les unissait ; du degré du dommage causé à l’Etat. La décision précisait que le requérant n’apportait aucun élément de preuve pour démontrer son incapacité de payer cette somme ; en revanche, il ressortait du dossier qu’il n’était pas dans une telle incapacité et qu’il continuait à cacher ses revenus provenant des contrats qu’il avait conclus avec les municipalités de Pyrgos et de Kalamata.
Le 16 décembre 2014, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Ilia prolongea de six mois supplémentaires la détention provisoire du requérant.
Le 17 décembre 2014, comme le requérant n’avait pas versé la caution susmentionnée, le juge d’instruction ordonna le remplacement des conditions moins restrictives indiquées dans la décision du 19 novembre 2014 par son maintien en détention.
Le 16 janvier 2015, le requérant présenta une nouvelle demande de mise en liberté sous condition. Il se fondait sur son état de santé, sur son taux d’invalidité de 85% et la phase finale de sa maladie, sur les mauvaises conditions de sa détention, sur l’impossibilité de payer le montant réclamé comme caution, ainsi que sur la mesure que la Cour avait indiquée au Gouvernement sur le terrain de l’article 39 de son règlement. Plus précisément concernant la condition de la caution, il soutenait qu’elle était contraire à la morale et visait à vider de tout effet dans son cas l’application de l’article 282 § 4 du code de procédure pénale.
Le 17 mars 2015, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Patras ordonna le remplacement de la détention du requérant par les deux conditions suivantes : a) l’assignation à résidence, à l’exception des périodes pendant lesquelles il devait subir des examens médicaux ou se faire hospitaliser ; b) l’interdiction de sortie du territoire jusqu’à ce que le tribunal se prononce sur son cas.
Le requérant fut libéré le même jour.
B. Les transferts du requérant dans des hôpitaux publics
Depuis le début de son hospitalisation à l’hôpital psychiatrique de la prison de Korydallos et jusqu’au 10 septembre 2014, le requérant fut transféré à plusieurs reprises dans des hôpitaux publics pour y subir des examens et recevoir des traitements.
Le 11 mars 2014, il fut transféré à l’hôpital de la prison de Korydallos et de là à l’hôpital Sotiria pour une consultation programmée. Il retourna à l’hôpital psychiatrique de la prison le soir même.
Le 22 avril 2014, il fut transféré à l’hôpital Sotiria pour un scanner du thorax et de l’abdomen.
Le 28 avril 2014, il fut transféré à la clinique oncologique-pathologique de l’hôpital Sotiria pour un examen.
Le 23 juillet 2014, il fit une prise de sang qui fut envoyée à l’hôpital Aghios Panteleïmon pour un examen biologique.
Les 11 et 20 août 2014, il fut transféré à l’hôpital Sotiria pour un scanner du thorax et de l’abdomen.
C. Les conditions de détention dans l’hôpital psychiatrique de la prison de Korydallos selon les informations fournies par le Gouvernement
Les cellules dans l’hôpital psychiatrique, qui sont décrites comme individuelles dans l’organigramme de la prison, ont une surface de 10,56 m², disposent d’une toilette, d’une douche et d’une fenêtre et accueillent 2 à 3 détenus. Elles sont chauffées et éclairées par un luminaire au plafond. L’aération est effectuée par l’ouverture de la porte et de la fenêtre.
Les chambrées ont une surface de 32,25 m² avec plusieurs fenêtres et accueillent 6 à 8 détenus.
Le requérant est détenu dans une cellule avec deux autres personnes et ne fut jamais placé dans une chambrée. Il ne fut jamais placé non plus dans un espace de détention spécial pour des motifs médicaux ou disciplinaires. Il lui était loisible de se promener dans la cour de la prison pendant les horaires d’ouverture de celle-ci, soit de 9 h à 11 h et de 15 h à 17 h (horaire d’hiver) et 16 h à 18 h (horaire d’été).
En ce qui concerne l’alimentation, le requérant ne demanda jamais de repas particuliers pour raisons médicales. Il n’exprima jamais aucune doléance et bénéficiait, comme tous les autres détenus, des droits prévus par les dispositions du code pénitentiaire.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
L’article 7 § 3 de la loi 4274/2014, entré en vigueur en juillet 2014, modifia ainsi l’article 282 § 4 du code de procédure pénale :
« Les dispositions du présent paragraphe relatives à la détention provisoire ne sont pas appliquées à un accusé présentant un taux d’invalidité de 80% et plus, constaté par l’organe compétent (...) indépendamment de l’infraction reprochée mais à l’exception des crimes visés aux articles 134 et 187A du code pénal et des articles 22 et 23 de la loi no 4139/2013. Dans ces cas, outre les autres mesures restrictives, il est possible d’imposer à l’accusé l’assignation à résidence ainsi que l’hospitalisation (...) à la demande de celui-ci. »
Le rapport explicatif de cette loi précisait que le but de l’article 7 § 3 était de protéger la dignité des prévenus atteints de maladies graves entraînant un taux d’invalidité supérieur à 80%, d’éviter la dégradation de leur état de santé et d’écarter tout danger pour leur vie. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1950 et 1954 et résident à Samos.
Les requérants sont viticulteurs et membres de l’Union des coopératives vinicoles de Samos, une association à participation obligatoire au sens de l’article 12 § 5 de la Constitution. M. Kostakis est propriétaire d’un vignoble de 22 000 m² (produisant 530 kilos de muscat de Samos grand cru par 1 000 m²) et M. Mytilinaios possède un vignoble de 5 000 m² environ. Ne pouvant pas disposer et vendre librement leur production de vin muscat de Samos, ils ont déposé auprès de l’Union susmentionnée plusieurs demandes tendant à se délier de celle-ci, mais ils ne reçurent aucune réponse.
L’Union des coopératives vinicoles de Samos fut créée en 1934 avec la participation des vingt-cinq coopératives locales de l’île qui représentaient l’ensemble des viticulteurs, leur nombre s’élevant aujourd’hui à 2 847. L’Union collecte le raisin et produit le vin dans ses deux entreprises vinicoles. Par la suite, elle commercialise le vin, en vrac ou en bouteille. Le vin produit par l’Union reçut en 1970 le label d’appellation d’origine contrôlée. Le marché de l’exportation est très important et il couvre 80 % de la production annuelle qui se monte approximativement à 7 000 tonnes.
Le 4 novembre 2005, les requérants, viticulteurs de leur état, saisirent le Conseil d’État d’un recours en annulation du refus tacite de l’administration de leur accorder un permis de vinification (άδεια οινοποιήσεως). Ce refus se fondait sur les dispositions de la « loi obligatoire » (αναγκαστικός νόμος) no 6085/1934 qui excluait l’octroi d’un permis de vinification à des individus isolés. Les requérants alléguaient notamment avoir subi une ingérence à leur droit d’association négatif garanti par l’article 11 de la Convention. L’Union de la coopérative vinicole de l’île de Samos, qui assure exclusivement la vinification et la commercialisation du muscat de Samos et à laquelle sont obligatoirement affiliées toutes les coopératives vinicoles locales, intervint dans la procédure et demanda le rejet du recours.
Le 2 novembre 2010, le Conseil d’État rejeta le recours. Il considéra notamment que la mesure litigieuse était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la défense de la qualité d’un produit à caractère unique pour l’économie nationale. Dans la mesure où l’interdiction portait uniquement sur la vinification et la commercialisation du vin et que les requérants n’étaient pas empêchés de cultiver librement leurs vignes, il conclut que l’ingérence dénoncée n’avait pas enfreint l’article 11 de la Convention (arrêt no 3580/2010, mis au net et certifié conforme le 17 novembre 2010). Plus particulièrement, le Conseil d’Etat précisa ce qui suit :
« (...)
Il résulte des dispositions du droit national et du droit communautaire que l’organisation de la production vinicole de Samos en des coopératives à participation obligatoire tend à atteindre le but d’exploitation commune des superficies agricoles. À cet égard, elle remplit les conditions de l’article 12 § 5 de la Constitution pour qu’elle soit tolérée du point de vue constitutionnel. Par ailleurs, le caractère obligatoire de la participation à une coopérative de premier degré et l’organisation et la commercialisation de la production par une coopérative de deuxième degré (Union des coopératives vinicoles de Samos) constituent des mesures appropriées et nécessaires pour la protection de la qualité d’un produit particulier et unique, protégé par des dispositions spécifiques du droit national et communautaire, eu égard aussi au fait que l’exercice de l’activité vinicole est libre et seules la vinification et la commercialisation de la production sont visées par la limitation.
Attendu que les demandeurs allèguent que les dispositions litigieuses de la loi no 6085/1934 ne sont pas valides car elles portent atteinte à la liberté de chacun de ne pas participer à une association ou une coopérative, garantie par l’article 12 § 1 de la Constitution. Cet argument doit être rejeté comme mal fondé car (...) les dispositions de la loi no 6085/1934 sont conformes à l’article 12 § 5 de la Constitution qui prévoit, en dérogeant au paragraphe 1 de cet article, la possibilité d’imposer par voie législative la participation obligatoire à une coopérative (...). En outre, compte tenu du fait qu’il a été admis que les restrictions imposées à la liberté de créer des coopératives et d’y participer sont, en l’occurrence, nécessaires et appropriées pour atteindre le but poursuivi par la création d’une coopérative à participation obligatoire, l’allégation que les restrictions apportées par la loi no 6085/1934 méconnaissent le principe de la proportionnalité (...) doit aussi être rejetée comme mal fondée. (...)
[L’article 11 de la Convention] garantit aussi l’aspect négatif de la liberté d’association, soit la liberté de ne pas participer à une union ou une association. Toutefois, les restrictions à cette liberté sont tolérées si elles sont prévues par la loi, poursuivent un but légitime et sont nécessaires dans une société démocratique (arrêt de la Cour du 29 avril 1999, Chassagnou et autres c. France). En l’espèce, la restriction à la liberté négative d’association ne porte pas atteinte à l’article 11 de la Convention, eu égard d’une part, au fait que l’obligation faite aux requérants de participer aux coopératives ne réduit pas leur liberté de cultiver la vigne, mais concerne seulement la vinification et la commercialisation, et, d’autre part, cette participation obligatoire est nécessaire pour préserver la qualité d’un produit unique pour l’économie nationale. »
Toutefois, une juge du Conseil d’Etat a formulé une opinion dissidente. Selon elle, les buts de la loi no 6085/1934 pourraient être atteints par d’autres moyens comme, par exemple, par des contrôles de qualité effectués par des organes de certification étatiques ou autres. Un viticulteur pourrait avoir le choix d’adhérer à la coopérative ou s’il souhaitait vinifier et commercialiser lui-même son vin, il pourrait le soumettre à une procédure de certification dont les étapes et exigences seraient fixées à l’avance par des textes législatifs.
Le 30 septembre 2011, la Commission de l’Union européenne a envoyé aux autorités grecques une lettre d’avertissement (no SG(2011) D/16142) et, par la suite, le 20 juin 2013, un avis motivé (ARES 2008/4585© 3558 final) avec les griefs suivants :
« (...) Ayant exigé de tous les producteurs de vin de Samos d’être membres de la coopérative locale de production de vin « Union des coopératives vinicoles de Samos » avec l’obligation de remettre la totalité de la production de raisins blancs à ladite coopérative, la Grèce a transgressé ses obligations résultant du règlement (CE) no 1234/2007 portant organisation commune des marchés dans le secteur agricole et dispositions spécifiques en ce qui concerne certains produits de ce secteur (règlement OCM unique) et notamment les articles 122 et 125i combinés avec les règles relatives à l’organisation commune du marché vitivinicole (...) »
Dans sa réponse no 14472 du 19 août 2013, la République hellénique a réfuté les allégations de la Commission en se fondant notamment sur les arrêts nos 3580/2010 et 3581/2010 du Conseil d’Etat. La procédure est actuellement pendante.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
L’article 12 §§ 4 et 5 de la Constitution prévoit :
« 4. Les coopératives agricoles et urbaines de toute nature sont administrées par elles-mêmes selon les dispositions de la loi et de leurs statuts et se trouvent sous la protection et la tutelle de l’État tenu de veiller à leur développement.
La loi peut créer des coopératives à participation obligatoire visant l’accomplissement de buts d’utilité publique ou d’intérêt général, ou d’exploitation collective de terres agricoles ou d’autres sources de richesse, pourvu que le traitement égal de tous les participants soit en tout cas assuré. »
En examinant la question de la nature des coopératives à participation obligatoire, le Conseil d’Etat a relevé, dans son arrêt no 2903/1993, qu’elles constituaient des personnes morales de droit privé et des unions spécifiques de personnes qui collaboraient pour défendre et promouvoir leurs intérêts patrimoniaux, professionnels ou autres. L’organisation et l’action de ces coopératives, dans le cadre économique et social fixé par la Constitution, étaient placées sous la protection et la tutelle de l’Etat. La possibilité de créer ce type des coopératives par dérogation au principe général de libre constitution des coopératives et de la libre participation de leurs membres concerne exclusivement le procédé d’établissement et la forme de participation qui est obligatoire sans que cela entraîne la modification de la nature juridique de ces coopératives en tant que personnes morales de droit privé.
Les dispositions pertinentes de la loi no 6085/1934 « relative à l’organisation de la production de vin de Samos », maintenue en vigueur par les lois nos 2169/1993 et 2819/2000 (sur les coopératives agricoles), sont les suivantes :
Article 1
« Dans chaque commune de l’île de Samos ou dans plusieurs d’entre elles, ainsi que dans la commune du port de Vathy de Samos, est constituée, séparément ou en commun, une coopérative de vinification dont les membres sont obligatoirement tous des propriétaires de vignobles de la région. Un décret, émis sur proposition du ministre de l’Agriculture (...) fixera les obligations de ceux qui deviennent membres, en vertu de la présente loi, des coopératives vinicoles à participation obligatoire. »
Article 2
« 1. Une décision ministérielle (...) fixera le siège (...) de chaque coopérative et tout détail relatif au fonctionnement et à la réalisation des objectifs de celle-ci.
Une décision ministérielle (...) approuvera les statuts des coopératives. »
Article 3
« Le but de ces coopératives est la systématisation de la production, du traitement, de la vinification et de la consommation de la production de vin de Samos et en général, toute mesure visant la protection de la production du vin. Les mesures prises dans ce but sont définies en détail dans les statuts. »
Article 4
« Chaque coopérative constitue une personne morale administrée et représentée selon les dispositions de ses statuts. Les ressources de la coopérative et l’action de chaque associé seront fixés par les statuts. »
Article 5
« Une union des coopératives (...) est fondée au siège du département de Samos, dont le titre est « Union des coopératives vinicoles de Samos ». Le but de cette union est la protection de la production du vin de Samos par tout moyen légal, la concentration de cette production, le traitement, la vinification au moyen de la collaboration des membres des coopératives, la distribution et la commercialisation sous une direction unique, ainsi que le soutien moral et matériel des membres des coopératives.
(...)
Le conseil de tutelle de l’Union est composé du président du tribunal de première instance de Samos, du receveur général de Samos et des trois représentants élus par l’assemblée générale de l’Union. »
Article 6
« Les statuts de l’Union seront établies par un décret introduit par le ministre de l’Agriculture après avis conforme adopté à l’unanimité lors d’une assemblée des représentants des coopératives (...). »
Article 9
« La dénaturation des vins de Samos est absolument interdite, les contrevenants étant sanctionnés par des peines relatives à la dénaturation et la spéculation, prévues par les dispositions pénales en vigueur. Le mélange d’un vin de Samos avec un autre vin qui n’est pas produit à Samos, est considéré comme une dénaturation. »
Il ressort du rapport introductif de la loi no 6085/1934 que les présidents de toutes les coopératives agricoles de l’île de Samos s’étaient réunis à la demande expresse de l’ensemble des viticulteurs et des producteurs de vin de Samos et ont décidé de prendre des mesures radicales pour la protection de la production du vin de Samos, dont la création des coopératives vinicoles obligatoires à responsabilité limitée dans toutes les communes de Samos. Le rapport indiquait que le vin de Samos était un produit de qualité, produit seulement sur l’île en question en une quantité limitée.
En 1934, il était impératif de protéger la qualité de ce cépage, unique en Grèce, et par conséquent une ressource précieuse pour l’économie de l’île et de manière plus générale pour celle de la Grèce. Il fallait aussi développer la culture de cette vigne dont les prix bas de commercialisation pratiqués à l’époque avaient détourné les agriculteurs de cette culture.
Selon le décret présidentiel du 25 mai 1934 (édicté en application de l’article 6 de la loi no 6085/1934), l’Union des coopératives vinicoles de Samos a pour but le traitement, le conditionnement et la vente des produits de la vigne, l’achat d’articles agricoles pour les entreprises de ses membres, le stockage des produits, la surveillance, le contrôle et l’inspection des installations, des travaux et de la gestion des coopératives, ainsi que l’achat des outils nécessaires à la vinification (articles 3 §§ 1, 3, 4, 6 et 7 du décret).
Le vin blanc muscat de Samos est reconnu comme une « appellation d’origine contrôlée de Samos », s’il remplit les conditions des articles 2 et 3 du décret présidentiel no 2012/1982.
L’article 47 § 1 de la loi no 2169/1993 prévoit que les coopératives à participation obligatoire (mentionnées en son paragraphe 2 et parmi lesquelles figuraient les coopératives vinicoles de Samos) étaient conservées et leur fonctionnement continuait à être régi par les lois spécifiques adoptées à cet effet. En outre, en son paragraphe 7, cet article prévoit la possibilité pour les coopératives à participation obligatoire de se transformer, à leur initiative, en coopératives libres. La transformation s’effectue par décret présidentiel édicté sur proposition du ministre de l’Agriculture.
L’article 39 de la loi no 2810/2000 précitée disposait que l’article 16 de la même loi, qui organisait la tutelle étatique sur les coopératives agricoles, s’appliquait aussi aux coopératives à participation obligatoire. Toutefois, la loi no 4015/2011 du 21 septembre 2011 a supprimé l’article 16 précité. Les passages pertinents de l’article 16 étaient ainsi libellés :
« 1. La tutelle sur les coopératives agricoles (...) est exercée par le ministre de l’Agriculture. (...)
La tutelle (...) consiste notamment à vérifier si la valeur des parts des coopératives ou les autres obligations financières échues ont été versées, si les dispositions de la loi, des statuts et des décisions des assemblées générales ont été respectées. Elle consiste aussi à vérifier la véracité du bilan et des situations financières annuelles ainsi qu’à contrôler les registres tenus par les coopératives.
Un décret présidentiel, émis sur proposition du ministre de l’Agriculture (...), fixe le contenu et les modalités d’exercice de la tutelle, les devoirs des organes qui l’exercent, les obligations de ceux qui sont sous tutelle envers l’autorité de tutelle (...) ainsi que les sanctions administratives qui seront imposées par l’autorité de tutelle au cas où le fonctionnement des coopératives n’est pas conforme à la loi.
Des décisions prises par le ministre de l’Agriculture et publiées au Journal Officiel, fixent tous les détails nécessaires concernant l’exercice de la tutelle étatique. »
Une loi plus récente, la loi no 4015/2011, intitulée « cadre institutionnel pour les coopératives agricoles, les organisations collégiales et l’esprit d’entreprise du monde agricole – organisation de la tutelle étatique » prévoit :
Article 16
« 1. La coopérative agricole est une association autonome de personnes, qui se forme sur une base volontaire et poursuit, au moyen d’une assistance mutuelle entre ses membres, son développement économique, social et culturel, à travers d’une entreprise en copropriété et gérée démocratiquement.
Les coopératives agricoles doivent se conformer aux principes fondamentaux suivants, en ce qui concerne leur organisation interne et leur fonctionnement général :
a) la participation volontaire des agriculteurs – personnes physiques qui en sont membres ;
b) l’organisation et le fonctionnement démocratique qui implique nécessairement l’élection directe de tous les organes de l’administration (...) »
Article 20
Dispositions supprimées
« Dès l’entrée en vigueur de la présente loi, sont supprimées les dispositions des articles 16, 35, 36 de la loi no 2810/2000, des paragraphes 2 et 3 de l’article 16 de la loi no 1361/1983 et toute autre disposition générale ou particulière contraire.
Les dispositions des articles 26 à 32 de la loi no 2810/2000 sont supprimées à compter du 1er mai 2014, à l’exception du paragraphe 6 de l’article 26. »
Le rapport introductif de la loi no 4015/2011 soulignait que l’intervention dans le domaine des coopératives, notamment agricoles, répondait aux impératifs de l’époque et avait un double but : d’une part, libérer les forces qui, fidèles à l’idée associative, avaient la volonté et les capacités de développer et d’étendre leurs activités au bénéfice de l’agriculture grecque, et d’autre part, renverser une situation qui tendait à atrophier la liberté d’association. Le rapport affirmait que l’agriculteur indépendant et autonome, et qui en tant que propriétaire et producteur revendiquait son droit à la prospérité, était au noyau de l’idée associative.
Le rapport précisait, en outre, que l’un des buts de la nouvelle loi consistait en la modernisation institutionnelle de cette tutelle étatique exercée sur les coopératives en la rendant compatible avec l’esprit d’entreprise du monde agricole moderne. Le rapport soulignait que la tutelle étatique visait à rendre les coopératives agricoles plus puissantes et pour cela il fallait mettre en œuvre une méthode qui avait déjà fait ses preuves au niveau national et européen : la mise en place d’un registre qui constitue un outil d’enregistrement et d’appréciation des organisations agricoles. Dans son premier chapitre, la loi établissait une nouvelle forme de tutelle au moyen d’une autorité de tutelle, d’un registre national et d’une appréciation périodique.
Aujourd’hui le nombre total des viticulteurs appartenant aux diverses coopératives locales est de 2 847, le muscat de Samos bénéficie de l’appellation d’origine contrôlée ainsi que du label VQRPD (vin de qualité produit dans une région déterminée), selon les dispositions du Règlement 1493/1999 du Conseil de l’Union européenne. | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1952, 1946 et 1943. Ils résident à Tsaggarada Piliou, Patras et Athènes respectivement.
A. Requête no 3453/12
La procédure pénale
En 1986, des poursuites pénales furent engagées contre le requérant pour contrebande. Il fut accusé d’avoir importé en Grèce, en 1985 et 1986, douze appareils électroniques sans s’être acquitté des droits de douane prévus. De surcroît, il fut aussi accusé de l’importation sans s’acquitter des taxes douanières d’un fusil de chasse, d’un treuil et d’un appareil vidéo. Le 22 mars 1989, le requérant fut condamné par la cour d’assises d’Athènes pour contrebande. Le 13 octobre 1989, la cour d’appel d’Athènes l’acquitta partiellement des chefs d’accusation de contrebande (arrêt no 520521/1989).
Le 28 juin 1991, la Cour de cassation renversa l’arrêt no 520-521/1989 de la cour d’appel d’Athènes et renvoya l’affaire devant la cour d’appel d’Athènes (arrêt no 1182/1991). Le 12 novembre 1992, ladite juridiction acquitta le requérant de tous les chefs d’inculpation concernant le crime de contrebande (arrêt no 1087/1992). Cet arrêt devint irrévocable.
La procédure administrative
Entre-temps, en vertu de l’acte no 46/1987/1989 du directeur du service spécial des investigations douanières, des amendes administratives furent imposées au requérant, pour l’importation sans s’acquitter des taxes douanières d’un fusil de chasse, d’un treuil et d’un appareil vidéo (pour un montant de 2 780 000 drachmes - 8 159 euros environ) et de douze appareils électroniques (pour un montant de 1 702 780 000 drachmes - 4 990 995 euros environ) (acte no 46/1987/1989).
Le 3 novembre 1989, le requérant saisit le tribunal administratif d’Athènes d’un recours contre l’acte no 46/1987/1989. Le 6 novembre 1990, cette juridiction fit partiellement droit au recours. En particulier, le tribunal administratif confirma les amendes administratives déjà imposées dans la mesure où elles concernaient l’importation d’un fusil de chasse, d’un treuil et d’un appareil vidéo et annula la partie des amendes s’élevant à 1 702 780 000 drachmes relative à l’importation des douze appareils électroniques (décision no 14001/1990).
Les 17 et 21 janvier 1991 tant le requérant que l’État interjetèrent appel.
Le 30 décembre 1991, la cour administrative d’appel d’Athènes rejeta l’appel du requérant et fit droit à celui de l’État. Il considéra que le premier avait commis toutes les infractions de contrebande imputées par l’administration (arrêt no 4793/1991).
Le 28 décembre 1992, le requérant se pourvut en cassation.
Le 28 septembre 1998, le Conseil d’État fit partiellement droit au recours et renvoya l’affaire devant la cour administrative d’appel (arrêt no 3552/1998).
Le 27 avril 2000, la cour administrative d’appel rejeta le recours du requérant et fit droit à celui de l’État. Après avoir examiné de nouveau le fond de l’affaire, elle confirma l’imposition des amendes administratives pour l’importation, sans paiement des taxes douanières dues, d’un fusil de chasse, d’un treuil et d’un appareil vidéo ainsi que de douze appareils électroniques et réduisit le montant à payer à ce dernier titre à 1 022 633 772 drachmes (3 001 126 euros environ). La cour administrative d’appel releva que ladite somme correspondait au triple de la somme due par le requérant au titre des taxes et droits de douane non payées quant aux produits en cause.
Le requérant soumit devant la cour administrative d’appel l’arrêt no 1087/1992 de la cour d’appel d’Athènes qui l’avait acquitté du chef de contrebande pour l’importation des mêmes appareils électroniques. La cour administrative d’appel admit à cet égard que le jugement d’acquittement de la cour d’appel n’avait pas d’effet contraignant sur son appréciation. Elle considéra qu’en l’espèce les éléments matériel et intentionnel du délit de contrebande avaient été réunis, puisque le requérant avait eu recours à des subterfuges pour ne pas payer les taxes dues (arrêt no 2090/2000).
Le 20 juin 2000, le requérant se pourvut en cassation. Il soutenait entre autres que les juridictions administratives ne devraient pas conclure à la commission du délit de contrebande, puisque les juridictions pénales l’avaient précédemment acquitté exactement pour les mêmes faits.
Le 28 juin 2011, le Conseil d’État rejeta le recours en cassation. La haute juridiction administrative fit référence à son arrêt no 3552/1998, rendu dans le cadre de la même affaire et nota qu’il y était déjà admis que la procédure administrative afférente à la contrebande était autonome et bien distincte de la procédure pénale. En d’autres termes, la juridiction administrative n’était pas liée par l’éventuel jugement d’acquittement du tribunal pénal mais elle devait le prendre en compte. Cela était dû au fait que, selon le droit interne, uniquement les jugements condamnatoires définitifs des tribunaux pénaux revêtent l’autorité de la chose jugée à l’égard des juridictions administratives. Le Conseil d’État cita les considérants de la cour administrative d’appel et se référa au fait que, selon l’appréciation de ce dernier, l’arrêt no 1087/1992 était un jugement d’acquittement et, partant, la juridiction administrative n’était pas liée par celui-ci. Il nota aussi que la cour administrative d’appel avait admis que sa décision était le résultat d’une appréciation différente des éléments de preuve.
Le Conseil d’État considéra qu’aucune violation de la Constitution n’avait eu lieu du fait que la cour administrative n’était pas liée par l’arrêt no 1087/1992 du tribunal pénal, principalement parce qu’il ne résultait pas du dossier de l’affaire qu’il était irrévocable. De surcroît, le Conseil d’État répéta qu’en vertu de la législation pertinente, la juridiction administrative ne serait liée que par un arrêt condamnatoire de la juridiction pénale. En outre, la haute juridiction administrative admit que la cour administrative d’appel avait légalement procédé à une appréciation différente des éléments de preuve que celle faite par la juridiction pénale et que son arrêt comportait une motivation suffisante sur les raisons pour lesquelles le délit de contrebande avait de fait été commis (arrêt no 1999/2011). Cet arrêt fut mis au net et certifié conforme le 3 novembre 2011.
B. Requête no 42941/12
La procédure pénale
En 1998, des poursuites pénales pour contrebande furent engagées contre le requérant. En particulier, il fut accusé d’avoir vendu entre 1993 et 1995, en tant que propriétaire d’une station-service, 110 000 litres d’essence et 221 000 litres de gazole sans certificats d’achat. Le 21 juin 2000, le tribunal correctionnel de Patras l’acquitta du chef d’accusation précité (jugement no 2828/2000). Ce jugement devint irrévocable.
La procédure administrative
Entre-temps, le 29 septembre 1996, l’autorité douanière compétente avait imposé au requérant le paiement d’une somme de 37 089 905 et 74 180 000 drachmes (129 919 euros environ au total) à titre d’amendes fiscales pour délit fiscal de contrebande en raison de la vente des produits précités sans certificats d’achat (acte no 120/29.9.1996). Ces sommes représentaient le double des sommes dues à l’État à titre de taxes et droits de douanes quant à la vente des produits en cause.
À une date non précisée, le requérant saisit le tribunal administratif de Patras d’un recours visant à l’annulation de l’acte no 120/29.9.1996. À une date non précisée, le tribunal administratif de Patras rejeta le recours (décision no 424/1998).
Le 20 novembre 1998, le requérant interjeta appel. Il joignit à ses observations, datées du 14 janvier 2003, le jugement no 2828/2000 du tribunal correctionnel de Patras.
Le 23 octobre 2003, la cour administrative d’appel de Patras rejeta l’appel et confirma la décision no 424/1998. En particulier, la cour d’appel admit que les carburants en cause étaient des produits de contrebande achetés et vendus par le requérant (arrêt no 447/2003).
Le 23 mars 2004, le requérant se pourvut en cassation. Il soutenait, entre autres, que la cour administrative d’appel n’avait pas pris en compte le jugement no 2828/2000 qui l’avait acquitté du chef d’accusation de contrebande.
Le 16 novembre 2011, le Conseil d’État rejeta son pourvoi. La haute juridiction administrative releva que l’article 150 du Code de procédure administrative prévoyait que tout document de preuve devait être soumis devant la juridiction compétente la veille de la première audience de l’affaire. Elle nota que le requérant avait, certes, soumis à la cour administrative d’appel le jugement no 2828/2000 du tribunal correctionnel de Patras mais après l’audience de l’affaire. Le Conseil d’Etat conclut que la cour administrative d’appel n’était pas obligée de prendre en compte proprio motu le jugement no 2828/2000, puisque celui-ci avait été soumis de manière irrecevable.
En outre, la haute juridiction administrative admit que la cour administrative d’appel s’était fondée sur des éléments pertinents pour conclure que le requérant avait commis l’infraction de contrebande en l’espèce. Une opinion dissidente de deux juges soutint que la juridiction compétente aurait dû prendre en compte de sa propre initiative l’arrêt no 2828/2000 du tribunal correctionnel de Patras du moment que le requérant l’avait invoqué et soumis auprès de la cour administrative d’appel lors de la procédure devant elle. Les juges dissidents relevèrent que la méconnaissance tant par la cour administrative d’appel que par le Conseil d’État de l’acquittement préalable au pénal du requérant pour le même délit qui constituait l’objet du litige devant les juridictions administratives, porterait atteinte au principe ne bis in idem consacré par l’article 4 du Protocole no 7 (arrêt no 3616/2011). Il ressort du dossier que le requérant obtint le 11 janvier 2012 une copie certifiée conforme de l’arrêt no 3616/2011.
C. Requête no 9028/13
La procédure pénale
À une date non précisée, des poursuites pénales furent engagées contre le requérant pour contrebande. En particulier, il fut accusé d’avoir importé en Grèce, en novembre 1992, deux voitures de luxe (de marque « Ferrari » et « Mercedes » - modèle 600SL) sans s’acquitter des taxes et droits de douane et de circuler sans avoir obtenu l’autorisation des autorités douanières. Il fut aussi accusé que, afin de circuler avec ces voitures en Grèce, il avait eu recours à des subterfuges, comme le changement de plaques d’immatriculation.
Le 21 mai 1998, le requérant fut acquitté par le tribunal correctionnel d’Athènes du chef d’accusation de contrebande. En particulier, cette juridiction constata que le requérant était résident permanent en Italie et que par conséquent, il avait le droit de conduire en Grèce des voitures ayant des plaques d’immatriculation étrangères. En outre, le tribunal correctionnel considéra qu’il n’avait pas été établi que le requérant avait eu recours à des subterfuges, comme le changement de plaques d’immatriculation (jugement no 36398/1998). Ce jugement devint irrévocable.
La procédure administrative
En 2001, le service administratif compétent imposa au requérant des amendes administratives pour avoir importé et fait circuler en Grèce, en novembre 1992, sans s’être acquitté des taxes et droits de douane, les deux voitures de luxe susmentionnées. Deux amendes lui furent infligées d’un montant de 240 724 548 drachmes (706 455,019 euros environ) et 266 284,304 drachmes (781 465,308 euros environ) (acte no 33/96/1.3.2001). Les amendes représentaient le double de la somme due au titre des taxes et droits de douane pour l’importation des deux voitures.
Le 4 avril 2001, le requérant saisit le tribunal administratif du Pirée d’un recours contre l’acte no 33/96/1.3.2001.
Le 29 novembre 2002, le tribunal administratif du Pirée rejeta le recours. Il déclara que le jugement no 36398/1998 du tribunal correctionnel d’Athènes ayant acquitté le requérant du délit de contrebande n’était pas contraignant pour les juridictions administratives. Il releva aussi qu’en l’espèce les éléments matériel et intentionnel du délit de contrebande étaient réunis et, indépendamment de la question de savoir si le requérant était résident permanent en Grèce ou à l’étranger, il ressortait du dossier qu’il avait utilisé des subterfuges, entre autres le remplacement des plaques d’immatriculation, pour se soustraire au paiement des droits de douane (décision no 2814/2002).
Le 13 juin 2003, le requérant interjeta appel. Il soutint entre autres que le tribunal administratif aurait dû appliquer les dispositions pertinentes du nouveau Code des douanes qui prévoyaient des peines plus douces pour la contrebande que les dispositions de l’ancien Code applicable à l’époque des faits litigieux. Il reprochait également au tribunal administratif de n’avoir pas pris en compte le jugement d’acquittement no 36398/1998 et de n’avoir pas respecté le principe de proportionnalité dans l’appréciation des amendes administratives en cause.
Le 15 septembre 2008, la cour administrative d’appel du Pirée rejeta le recours et confirma le raisonnement du tribunal administratif. En ce qui concerne notamment le grief tiré de la proportionnalité des sommes imposées, la cour administrative d’appel nota qu’elles s’élevaient au double des montants dont le requérant était redevable à titre de droits de douane et d’impôts et que le principe de proportionnalité ne trouvait pas application dans ce cas de figure (arrêt no 1461/2008).
Le 20 novembre 2009, le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt no 1461/2008. Il soutenait entre autres que l’arrêt de la cour administrative d’appel avait enfreint les principes de la présomption d’innocence, du ne bis in idem ainsi que de la rétroactivité de la peine plus douce.
Le 19 février 2012, le Conseil d’État rejeta le pourvoi. Faisant référence à l’article 137 Γ. § 7 (loi no 2960/2001) du nouveau Code des douanes, il releva qu’il n’y avait aucune raison de l’appliquer en l’espèce du moment que celui-ci prévoyait le même régime juridique et la même sanction que l’ancien Code des douanes quant à l’importation de véhicules sans paiement de droits de douane et l’emploi de subterfuges. Le Conseil d’État conclut que l’acte en cause ne pouvait pas, comme le soutenait le requérant, être qualifié de contravention douanière simple sous le nouveau Code. En outre, la haute juridiction administrative admit que la procédure administrative concernant l’imposition des amendes administratives pour contrebande était autonome par rapport à la procédure pénale y relative. Selon le Conseil d’Etat, en raison de l’autonomie des deux procédures, les juridictions administratives n’étaient pas liées par les conclusions des juridictions pénales en cas d’acquittement de l’intéressé. Le Conseil d’État fit référence à la jurisprudence de la Cour sur la présomption d’innocence et, notamment, à l’arrêt Vassilios Stavropoulos c. Grèce (no 35522/04, 27 septembre 2007). Il considéra que cette jurisprudence ne pouvait pas trouver application dans le cas où le délit imputé à l’intéressé constituait en même temps une infraction tant pénale qu’administrative. Selon la haute juridiction administrative, cette situation poserait plutôt une question par rapport au principe ne bis in idem. En outre, il admit qu’en tout état de cause la juridiction administrative restait toujours compétente pour examiner l’affaire en se fondant sur d’autres éléments que ceux retenus par la juridiction pénale. Dans le cas contraire, la juridiction administrative serait dépourvue de la possibilité, qui lui était confiée par la Constitution, d’examiner cette catégorie d’affaires relevant de sa compétence. En l’occurrence, le Conseil d’État jugea que la cour administrative d’appel avait pris en compte l’arrêt no 36398/1998 sans se lier par ses conclusions et avait suffisamment motivé sa décision en ce que le requérant avait commis l’infraction de contrebande (arrêt no 3457/2012). Cet arrêt fut mis au net et certifié conforme le 16 janvier 2013.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le droit national
La Constitution
L’article 94 § 1 de la Constitution hellénique dispose que « Les litiges administratifs relèvent des tribunaux administratifs ordinaires et du Conseil d’État, comme il est stipulé par la loi ». Pour sa part, l’article 96 § 1 de la Constitution prévoit que « c’est aux tribunaux pénaux ordinaires qu’il incombe de sanctionner les délits et de prendre toutes les mesures énoncées par les lois pénales ».
La législation pertinente
Selon la loi no 2081/1939, les tribunaux pénaux étaient désignés en tant que seul ordre juridictionnel compétent pour la répression du délit de contrebande et l’examen des demandes de dédommagement de l’État. Par la suite, la loi no 1514/1950, portant modification de la loi no 1165/1918, a de nouveau introduit l’amende administrative (πολλαπλούν τέλος) pour délit de contrebande.
Les dispositions pertinentes de la loi no 1165/1918 (Code des douanes), telle qu’applicable à l’époque des faits prévoient ce qui suit :
Article 89
« (...)
Comme infractions douanières sont aussi qualifiées toutes façons, parmi celles prévues par l’article 100, d’éviter ou tenter d’éviter le paiement des taxes et droits revenant à l’État ainsi que le fait de ne pas suivre la procédure prévue par l’article 100. Les responsables sont condamnés au paiement d’une amende (πολλαπλούν τέλος) fixée selon les dispositions de la présente loi, même dans le cas où les éléments constitutifs du délit de contrebande ne sont pas réunis. »
(...)
Article 97
« (...)
Une amende (πολλαπλούν τέλος) oscillant entre le double et le décuple des douanes, taxes et droits afférents à l’objet de la contravention en cause est imposée, à titre individuel et commune, à toute personne impliquée à l’infraction douanière décrite par l’article 89 § 2 et selon son degré de participation respectif à celle-ci. Cette amende est imposée indépendamment de la responsabilité pénale des contrevenants. »
(...)
Article 102
« 1. Le délit de contrebande, au sens de l’article 100, est puni a) d’emprisonnement de six mois au minimum. Néanmoins, lorsque l’objet de la contrebande n’est pas important ou est destiné à un usage personnel par l’auteur de l’infraction, le seuil minimum de la peine est réduit de moitié.
(...) »
Article 103
« Une poursuite pénale n’est pas engagée lorsque les douanes, taxes ou droits de l’État afférents à l’objet de la contrebande ne dépassent pas 5 000 000 drachmes [15 000 euros environ] (...) »
L’article 137 Γ. § 7 de la loi no 2960/2001 prévoit ce qui suit :
« Les dispositions (...) sur la contrebande des articles 142 et s. du présent Code s’appliquent dans les cas de déclaration de données fausses ou de l’emploi de subterfuges particuliers ayant comme conséquence le non-paiement ou le paiement partiel des taxes ou des droits de douane dus. »
L’article 5 du Code de procédure administrative (loi no 2717/1999) dispose :
« 1. Les tribunaux [administratifs] sont liés par les décisions des autres juridictions administratives dans la mesure où celles-ci sont revêtues de l’autorité de la chose jugée, au sens des dispositions pertinentes.
Les tribunaux [administratifs] sont aussi liés par les décisions des juridictions civiles qui, selon le droit pertinent, sont applicables à tous, ainsi que par les décisions condamnatoires et définitives des juridictions pénales en ce qui concerne la culpabilité de l’auteur de l’infraction. »
Les dispositions pertinentes du Code de procédure pénale prévoient ce qui suit :
Article 473
« 1. Lorsqu’une loi ne prévoit pas un délai spécifique, le délai d’exercice des voies de recours internes est de dix jours à compter du prononcé du jugement. Si la personne concernée n’est pas présente au prononcé du jugement, le délai susmentionné est également de dix jours, sauf si elle réside à l’étranger ou si son domicile n’est pas connu ; dans ce cas, le délai est de trente jours et court à compter de la notification du jugement (...).
Le pourvoi en cassation contre une décision portant condamnation peut être formé par la personne condamnée (...) dans un délai de vingt jours qui débute selon le paragraphe 1 (...).
Le délai de pourvoi en cassation court à partir de la transcription de la décision définitive, mise au net, au registre spécial tenu au greffe de la juridiction pénale. La décision doit être mise au net dans un délai de quinze jours, sans quoi le président de la juridiction pénale encourt des sanctions disciplinaires. »
Article 486 § 1
« S’agissant des délits, un appel contre un arrêt d’acquittement (...) peut être introduit : a) par l’accusé, s’il a été acquitté pour avoir mis des efforts pour la réparation du préjudice causé (...) ; b) si celui qui a porté plainte a été condamné à verser une indemnité pécuniaire et au paiement des dépens c) par le procureur près le tribunal correctionnel contre les jugements des tribunaux de police ou des tribunaux correctionnels (...) ainsi que le procureur près la cour d’appel contre les jugements des tribunaux correctionnels soumis à sa compétence ;
(...) »
Article 506
« Un pourvoi en cassation contre un arrêt d’acquittement peut être introduit a) par l’accusé, s’il a été acquitté (...) ; b) par le procureur près le tribunal correctionnel (...) ; c) si l’acquittement est dû à une application ou une interprétation erronée d’une disposition pénale ou à un abus de pouvoir (...) et d) si celui qui a porté plainte a été condamné à verser une indemnité pécuniaire et au paiement des dépens (article 71). »
Article 546
« (...)
Est irrévocable la décision non susceptible de recours ou celle contre laquelle aucun recours n’a été exercé dans le délai prévu ou celle contre laquelle un recours exercé a été rejeté. »
La loi no 4055/2012, intitulée « procès équitable et durée raisonnable », est entrée en vigueur le 2 avril 2012. Les articles 53 à 58 de la loi précitée introduisent un nouveau recours indemnitaire visant à l’octroi d’une satisfaction équitable causé par la prolongation injustifiée d’une procédure administrative. L’article 55 § 1 dispose:
« Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive (...). »
B. La jurisprudence pertinente du Conseil d’État
Dans son arrêt no 2067/2001, le Conseil d’État a entre autres admis que les dispositions pertinentes du Code des douanes et du Code de procédure administrative, interprétées corrélativement, signifient que la procédure d’imposition d’une amende administrative (πολλαπλό τέλος) pour cause d’infraction douanière de contrebande est autonome par rapport à la procédure pénale respective. Lorsque le tribunal administratif se prononce sur l’imposition d’une amende administrative (πολλαπλό τέλος) pour cause de contrebande, il n’est pas lié par une décision du tribunal pénal qui aurait éventuellement déjà été rendue, à moins qu’il s’agisse d’un jugement condamnatoire. Le tribunal administratif n’est tenu que de prendre en considération le jugement de la juridiction pénale.
La haute juridiction administrative a aussi considéré que le principe ne bis in idem n’apparaît pas être atteint lorsque l’intéressé sait d’emblée qu’en raison du système juridictionnel établi une part de sa responsabilité légale sera examinée par un ordre de juridiction et le reste par un autre, comme c’est le cas en Grèce depuis plusieurs décennies. De plus, la lettre de l’article 4 du Protocole no 7 faisant référence à une condamnation et poursuite « pénales » ainsi qu’à une « procédure pénale » des États, la Grèce n’aurait pas pu envisager qu’en raison de la jurisprudence constamment évolutive de la Cour, elle s’engageait à respecter des obligations internationales contraires à ses traditions juridiques bien ancrées et à la Constitution elle-même. En tout état de cause, à supposer même que la jurisprudence Sergueï Zolotoukhine de la Cour était applicable en l’espèce, elle devrait trouver application dans les affaires nées après sa publication et non pas avant. Ceci serait justifié pour donner aux États la possibilité d’adapter leur législation et éventuellement leur Constitution à l’évolution de la jurisprudence de la Cour. En outre, les auteurs potentiels de contrebande ne pourraient pas fuir les sanctions d’une législation qu’ils connaissaient depuis longtemps à travers l’invocation de la jurisprudence de la Cour. En tout état de cause, l’article 4 du Protocole no 7, tel qu’il est interprété par la Cour, ne pourrait pas trouver application en l’espèce, puisque il serait contraire aux articles 94 § 1 et 96 § 1 de la Constitution. En particulier, l’article 4 du Protocole no 7 priverait le tribunal administratif ou pénal de son obligation, aux termes de la Constitution, de trancher l’affaire administrative ou pénale ; dans le cas de la juridiction administrative, tel serait le cas si elle se trouvait dans l’obligation d’annuler l’amende administrative (πολλαπλό τέλος) du fait d’un jugement d’acquittement ou de condamnation du tribunal pénal, et, il en serait de même pour la juridiction pénale.
Selon l’opinion dissidente d’une conseillère d’État, c’est la dualité administrative et pénale de la procédure en cause qui la fait entrer dans le champ d’application de l’article 4 du Protocole no 7. Étant donné que la Convention jouit d’un statut supra législatif en droit interne grec, lorsque la première procédure s’achève par une décision de condamnation ou d’acquittement, l’autre doit cesser. En outre, selon la même opinion dissidente, le fait que les tribunaux d’un certain ordre juridictionnel sont liés par les décisions d’un autre ordre de juridiction n’est pas incompatible avec les articles 94 § 1 et 96 § 1 de la Constitution. Au contraire, il est conforme à l’article 20 § 1 de la Constitution, disposition qui prévoit le droit à la protection judiciaire.
Dans son arrêt no 4662/2012 (plénière), le Conseil d’État a, entre autres, jugé qu’en vertu du principe de l’autonomie de la procédure disciplinaire à l’égard du procès pénal, les organes disciplinaires ne sont pas obligés de relaxer la personne poursuivie pour une faute disciplinaire uniquement du fait qu’elle avait déjà été acquittée par le tribunal pénal. L’organe disciplinaire n’est lié que par l’appréciation du tribunal pénal sur l’existence des faits qui constituent l’élément matériel de la faute disciplinaire en cause. Pour le reste, la décision du tribunal pénal est prise en compte par l’organe disciplinaire qui peut arriver à une conclusion différente que celle retenue par le premier, en se fondant sur les conditions distinctes prévues par le droit disciplinaire pour constater l’existence de la responsabilité disciplinaire.
III. LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE
Dans son arrêt Hans Åkerberg Fransson (Affaire C-617/10), du 26 février 2013, la Cour de Justice de l’Union Européenne (Grande chambre) considéra ce qui suit :
« (...)
Par ces questions, auxquelles il convient de répondre de manière conjointe, le Haparanda tingsrätt demande, en substance, à la Cour s’il convient d’interpréter le principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte en ce sens qu’il s’oppose à ce que des poursuites pénales pour fraude fiscale soient diligentées contre un prévenu, dès lors que ce dernier a déjà fait l’objet d’une sanction fiscale pour les mêmes faits de fausse déclaration.
S’agissant de l’application du principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte à des poursuites pénales pour fraude fiscale telles que celles qui sont l’objet du litige au principal, elle suppose que les mesures qui ont déjà été adoptées à l’encontre du prévenu au moyen d’une décision devenue définitive revêtent un caractère pénal.
À cet égard, il convient de relever, tout d’abord, que l’article 50 de la Charte ne s’oppose pas à ce qu’un État membre impose, pour les mêmes faits de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la TVA, une combinaison de sanctions fiscales et pénales. En effet, afin de garantir la perception de l’intégralité des recettes provenant de la TVA et, ce faisant, la protection des intérêts financiers de l’Union, les États membres disposent d’une liberté de choix des sanctions applicables (voir, en ce sens, arrêts du 21 septembre 1989, Commission/Grèce, 68/88, Rec. p. 2965, point 24; du 7 décembre 2000, de Andrade, C213/99, Rec. p. I11083, point 19, et du 16 octobre 2003, Hannl-Hofstetter, C91/02, Rec. p. I12077, point 17). Celles-ci peuvent donc prendre la forme de sanctions administratives, de sanctions pénales ou d’une combinaison des deux. Ce n’est que lorsque la sanction fiscale revêt un caractère pénal, au sens de l’article 50 de la Charte, et est devenue définitive que ladite disposition s’oppose à ce que des poursuites pénales pour les mêmes faits soient diligentées contre une même personne.
Ensuite, il y a lieu de rappeler que, aux fins de l’appréciation de la nature pénale de sanctions fiscales, trois critères sont pertinents. Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le deuxième la nature même de l’infraction et le troisième la nature ainsi que le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé (arrêt du 5 juin 2012, Bonda, C489/10, point 37).
Il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier, à la lumière de ces critères, s’il y a lieu de procéder à un examen du cumul de sanctions fiscales et pénales prévu par la législation nationale par rapport aux standards nationaux au sens du point 29 du présent arrêt, ce qui pourrait l’amener, le cas échéant, à considérer ce cumul comme contraire auxdits standards, à condition que les sanctions restantes soient effectives, proportionnées et dissuasives (voir en ce sens, notamment, arrêts Commission/Grèce, précité, point 24; du 10 juillet 1990, Hansen, C326/88, Rec. p. I2911, point 17; du 30 septembre 2003, Inspire Art, C167/01, Rec. p. I10155, point 62; du 15 janvier 2004, Penycoed, C230/01, Rec. p. I937, point 36, ainsi que du 3 mai 2005, Berlusconi e.a., C387/02, C391/02 et C403/02, Rec. p. I3565, point 65).
Il découle des considérations qui précèdent qu’il convient de répondre aux deuxième, troisième et quatrième questions que le principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte ne s’oppose pas à ce qu’un État membre impose, pour les mêmes faits de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la TVA, successivement une sanction fiscale et une sanction pénale dans la mesure où la première sanction ne revêt pas un caractère pénal, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier.
(...)
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:
1) Le principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne s’oppose pas à ce qu’un État membre impose, pour les mêmes faits de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la taxe sur la valeur ajoutée, successivement une sanction fiscale et une sanction pénale dans la mesure où la première sanction ne revêt pas un caractère pénal, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier.
2) Le droit de l’Union ne régit pas les rapports entre la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et les ordres juridiques des États membres et ne détermine pas non plus les conséquences à tirer par un juge national en cas de conflit entre les droits garantis par cette convention et une règle de droit national.
(...) » | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante est née en 1975 et réside à Triengen.
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
En automne 2000, la requérante entama une relation amoureuse avec M.S. Elle était à ce moment-là en pleine procédure de divorce avec O.S. et en litige avec celui-ci relativement au droit de garde de leurs deux enfants.
Le 18 janvier 2001, alors qu’il roulait sur l’autoroute, O.S. remarqua que sa voiture tanguait. Après s’être arrêté, il constata que deux roues de celui-ci avaient été déboulonnées. Le 19 janvier 2001, il porta plainte contre la requérante et M.S., qu’il accusait tous deux d’avoir tenté de provoquer un accident mortel. L’affaire fut provisoirement classée sans suite au motif qu’il n’existait pas d’éléments de preuve suffisants.
Le 31 juillet 2001, O.S. fut poignardé par M.S., qui fut immédiatement arrêté et interrogé par la police. M.S. déclara avoir agi de son propre chef afin de venir en aide à la requérante, qui vivait une procédure de divorce particulièrement pénible selon lui.
Le 1er août 2001, la requérante fut convoquée, en qualité de personne appelée à donner des renseignements (« Auskunftsperson »), pour un interrogatoire par la police cantonale de Baden. Elle fut invitée à décrire le déroulement de la journée du 31 juillet 2001. Elle répondit en ces termes :
« Le matin du 31 juillet 2001, M.S. s’est rendu à son travail à Rupperswil avec ma voiture. Je suis restée à la maison avec les enfants. Vers midi, je suis allée au restaurant H. M.S. m’y a retrouvée. Nous habitons un appartement de quatre pièces au-dessus de ce restaurant. Nous y avons bu quelque chose. Ma collègue F.D. était également à notre table. M.S. n’a rien mangé. Ces derniers temps, il ne mangeait pas beaucoup. Nous avons également des problèmes d’argent. Durant le déjeuner, M.S. a envoyé des SMS à O.S. Il me les a montrés. Leur contenu se rapportait au fait qu’il voulait parler avec O.S. du retour des enfants. Nous voulions tout d’abord lui parler ensemble. Étant donné que je n’ai jamais pu avoir une conversation normale avec O.S. et que je voulais garder les enfants auprès de moi, j’ai accepté que M.S. se rende seul à l’entretien. (...) Le soir, M.S. n’a rien mangé non plus. Tout à coup, il a dit qu’il devait être à Birrfeld à 18 heures. Il a dit qu’il voulait absolument arriver à Birrfeld avant O.S. Il était très nerveux. Je ne l’avais encore jamais vu ainsi. Il disait qu’« il n’en avait « rien à foutre » de rien » (ihm sei alles « [s]cheissegal »). (...) J’ai vu qu’il prenait un objet dans la commode à côté de la portée d’entrée. L’objet faisait environ 25 cm de long. C’était quelque chose de dur. Autant que je pouvais en juger, il s’agissait d’un outil. (...)
Avant de partir, M.S. a encore dit : « Maintenant quelque chose doit arriver. Je ne peux rien garantir, quelque chose peut m’arriver aussi. » Je ne me rappelle plus exactement des mots qu’il a employés. Je les ai rapportés approximativement. Je lui ai dit à plusieurs reprises qu’il devait être prudent, car je savais que O.S. pouvait être dangereux. M.S. m’a dit : « Crois-tu que je suis un trouillard ? Moi aussi je suis fort. » (Hast du das Gefühl ich sei ein Weichei? Ich bin auch stark). Ensuite, je suis allée avec lui jusqu’à la voiture et j’y ai pris mon téléphone portable. M.S. est monté dans le véhicule et je suis rentrée [à la maison]. Tout à coup, je l’ai entendu m’appeler et je suis revenue vers la voiture. M.S. s’est approché de moi, il m’a dit qu’il m’aimait et m’a embrassée. Je lui ai dit à quel point moi aussi je l’aimais. Ensuite, nous nous sommes dit au revoir et il est parti. Environ quinze minutes plus tard, il m’a téléphoné. À ce moment-là, j’étais dans l’appartement avec A. (15 ans). Il m’a dit que je devais l’appeler à 18 h 35 et dire que j’étais allée faire des grillades avec les enfants à Baldegg. Il m’a également parlé d’une place de jeux et d’un restaurant. Puis il a raccroché. Je l’ai appelé à 18 h 35 (...). En arrière-fond, j’entendais O.S. parler. M.S. m’a « engueulée » (« zusammengeschissen ») au téléphone. Il a dit : « On ne peut pas te faire confiance. Nous nous étions pourtant mis d’accord. » Ensuite, il m’a demandé si nous étions en train de faire des grillades au même endroit. Il m’a demandé comment y arriver. Je répondais toujours « oui ». Il m’était difficile de comprendre ce qu’il voulait exactement. J’en ai déduit qu’il jouait la comédie à mon ex-époux [O.S.]. (...) J’ai alors reçu un nouvel appel téléphonique de M.S. Il était totalement hors de lui. Il ne faisait que bafouiller des choses incompréhensibles (Er quasselte nur noch unverständliches Zeugs). J’ai seulement compris que O.S. s’était relevé, qu’il était blessé et qu’il avait couru en direction d’une ferme. (...) Je lui ai demandé ce qui s’était passé. Il a alors dit : « Prends des vêtements propres pour moi et une paire de ciseaux pour coiffeur. Va à Buechlisegg, nous nous retrouvons là-bas. » (...) M.S. a également dit qu’il avait besoin d’un alibi. Je ne pouvais pas parler avec lui tellement il était nerveux. Il a ensuite coupé la communication. J’ai essayé plusieurs fois de le rappeler. Je suis tout de suite allée à Buechlisegg avec les vêtements et la paire de ciseaux (j’ai été formée comme coiffeuse pour dames). Je l’y ai attendu pendant environ une heure. J’ai envoyé à M.S. un SMS pour lui dire que nous avions froid, surtout les enfants, et que j’allais rentrer à la maison. »
Le fonctionnaire de police posa la question suivante :
« Aviez-vous déjà parlé au préalable de liquider le problème [O.]S. par la violence ? »
La requérante répondit :
« Nous avions déjà parlé de telles choses. De mon point de vue, c’était uniquement pour plaisanter. Nous avions ri et plaisanté à ce sujet en présence d’autres personnes, notamment A. M.S. disait fréquemment qu’il ferait en sorte que les enfants ne me soient pas retirés. Nous avons tenté beaucoup de choses et nous avons même téléphoné au [magazine suisse] Beobachter. M.S. faisait également des plaisanteries du genre : « Si O.S. disparaît, le problème sera réglé. » Personne n’en parlait cependant sérieusement. Nous espérions que O.S. se ferait prendre en train de consommer de la drogue. Nous espérions que le juge se rendrait ainsi compte que O.S. n’était pas un bon père. »
À l’issue de l’interrogatoire, la requérante fut laissée en liberté.
Le 23 août 2001, elle fut arrêtée par la police et placée le même jour en détention provisoire. Elle fut à nouveau interrogée le 24 août 2001. Elle avoua alors avoir incité M.S. à tuer son époux. Elle confirma ses aveux au cours des interrogatoires ultérieurs du 26 et du 31 août 2001.
Le 5 septembre 2001, un avocat fut commis d’office. Le 12 septembre 2001, la requérante fut à nouveau interrogée par la police en l’absence de son avocat.
À trois reprises, les 9, 12 et 15 octobre 2001, une confrontation entre la requérante et M.S. eut lieu dans le cabinet du juge d’instruction, en présence de l’avocat de l’intéressée. M.S. accusa celle-ci de lui avoir demandé de saboter le véhicule d’O.S. et d’avoir exercé un chantage affectif sur lui pour qu’il tente à nouveau de tuer O.S. après l’échec de la première tentative. La requérante revint sur ses aveux. Depuis lors, elle n’a cessé de nier en bloc toute participation aux deux tentatives de meurtre sur la personne de son époux.
Par un jugement du 26 février 2004, le tribunal du district de Baden (Bezirksgericht Baden) condamna la requérante à sept ans et demi de prison pour tentative d’assassinat, mise en danger de la vie d’autrui et dénonciation calomnieuse. Se fondant sur les déclarations de la requérante, sur celles de M.S. ainsi que sur les témoignages d’autres personnes, dont le frère de M.S. et son épouse, le père de la requérante (J.L.) et un collègue de ce dernier (W.A.), le tribunal considéra que la requérante avait participé activement au sabotage de la voiture d’O.S. et qu’elle avait incité M.S. à commettre une seconde tentative de meurtre.
La requérante interjeta appel devant la cour suprême du canton d’Argovie (Obergericht des Kantons Aargau), qui, par arrêt du 26 avril 2005, confirma intégralement le jugement de première instance.
La requérante saisit alors le Tribunal fédéral. Par un arrêt du 8 mai 2006, cette juridiction annula l’arrêt de la cour suprême cantonale, au motif que, en contravention de l’article 31 § 2 de la Constitution fédérale, la requérante avait fait des aveux les 24, 26 et 31 août et le 12 septembre 2001 sans avoir été préalablement rendue attentive à son droit de garder le silence alors qu’elle se trouvait en détention provisoire.
La procédure devant la cour suprême cantonale fut reprise. Par un arrêt du 6 juin 2007, cette juridiction confirma la culpabilité de la requérante et la condamna à sept ans d’emprisonnement. Elle estimait que les aveux faits par la requérante entre le 24 août et le 12 septembre 2001 ne devaient pas être pris en considération dans la mesure où l’intéressée, qui était en situation de détention provisoire et qui n’était pas assistée d’un avocat, n’aurait pas été informée de son droit de garder le silence. La cour suprême cantonale indiquait que, néanmoins, les déclarations de la requérante lors de son audition par la police le 1er août 2001 pouvaient être utilisées contre elle dès lors qu’elle était en liberté au moment où elle les avait faites. Elle se fondait à cet égard sur la loi argovienne relative à l’administration de la justice en matière pénale (paragraphe 20 ci-dessous). Elle considérait enfin que les déclarations de la requérante du 1er août 2001 et celles de M.S. et de diverses autres personnes constituaient autant d’éléments à charge permettant de conclure à la culpabilité de l’intéressée.
La requérante saisit le Tribunal fédéral. Elle soutenait que la prise en compte des déclarations qu’elle avait faites à la police le 1er août 2001 sans avoir été informée de son droit de garder le silence avait enfreint son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. Elle soutenait que M.S. ainsi que d’autres personnes entendues par la police n’avaient pas non plus été informés de leur droit de garder le silence et qu’elle n’avait pas pu les confrontés. Elle alléguait également que les procès-verbaux d’audition de M.S. comportaient des irrégularités. Elle alléguait enfin qu’elle avait été injustement privée du droit de faire entendre certains témoins à décharge, notamment deux de ses sœurs, des proches ou d’anciens voisins d’elle ou de M.S. ainsi que certains médecins de la Clinique psychiatrique universitaire de Bâle, où la victime avait séjourné précédemment.
Par un arrêt du 21 janvier 2008, le Tribunal fédéral rejeta le recours. S’agissant des déclarations du 1er août 2001, il estimait que, la requérante étant en liberté à cette date, il n’avait pas été nécessaire de la rendre attentive à son droit de ne pas s’incriminer elle-même. S’agissant du fait que M.S. et d’autres personnes n’avaient pas été rendues attentives à leur droit de refuser de déposer et que la requérante n’avait pas pu confronter W.A. et J.L., le Tribunal fédéral indiquait que ces griefs étaient tardifs, car ils auraient dû être soulevés au cours de la première procédure ayant abouti à l’arrêt du 8 mai 2006. Il ajoutait que, pour la même raison, les griefs portant sur d’éventuelles irrégularités commises dans la rédaction des procès-verbaux d’audition de M.S. étaient irrecevables, et que, en tout état de cause, ils n’étaient pas de nature à invalider la procédure concernant la requérante dès lors que M.S. aurait réitéré ses déclarations ultérieurement.
Enfin, le Tribunal fédéral estimait que la cour suprême cantonale pouvait refuser d’entendre les témoins à décharge dont la requérante réclamait l’audition, dans la mesure où il n’était pas clair de quelle manière les témoins cités par la requérante auraient pu modifier les conclusions de l’instance inférieure. Ces personnes avaient été citées principalement pour donner des informations sur la crédibilité du co-accusé M.S., leur audition n’éclaircirait en rien le déroulement des faits pertinents. Le Tribunal fédéral ajouta que l’instance inférieure s’était appuyée en particulier sur les dépositions de M.S. et était arrivée à la conclusion qu’elles étaient crédibles. Par ailleurs, le jugement de l’instance inférieure se fondait, entre autres, sur les déclarations du frère de M.S. ainsi que de son épouse. Le Tribunal fédéral conclut, dès lors, que le refus d’entendre d’autres témoins n’était pas arbitraire.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
En ce qui concerne la privation de liberté et les droits fondamentaux en matière de procédure pénale, la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (recueil systématique des lois fédérales no 101) est libellée comme suit :
Article 31 – Privation de liberté
« 1. Nul ne peut être privé de sa liberté si ce n’est dans les cas prévus par la loi et selon les formes qu’elle prescrit.
Toute personne qui se voit privée de sa liberté a le droit d’être aussitôt informée, dans une langue qu’elle comprend, des raisons de cette privation et des droits qui sont les siens. Elle doit être mise en état de faire valoir ses droits. Elle a notamment le droit de faire informer ses proches. (...) »
Article 32 – Procédure pénale
« 1. Toute personne est présumée innocente jusqu’à ce qu’elle fasse l’objet d’une condamnation entrée en force.
Toute personne accusée a le droit d’être informée, dans les plus brefs délais et de manière détaillée, des accusations portées contre elle. Elle doit être mise en état de faire valoir les droits de la défense.
Toute personne condamnée a le droit de faire examiner le jugement par une juridiction supérieure. Les cas où le Tribunal fédéral statue en instance unique sont réservés. »
Les dispositions pertinentes de la loi argovienne relative à l’administration de la justice en matière pénale du 11 novembre 1958 (recueil systématique des lois argoviennes no 251.100, en vigueur jusqu’au 31 décembre 2010) se lisaient ainsi dans leur version en vigueur au moment des faits :
§ 62 – Constatation des circonstances personnelles
« 1. Le prévenu est tout d’abord interrogé sur son identité, son éducation, sa formation, sa profession, sa vie familiale ainsi que sur ses antécédents et sur les procédures pénales antérieures [le concernant]. Il peut être invité à verser au dossier un curriculum vitae qu’il aura rédigé de sa main.
De surcroît, [le juge d’instruction entreprendra] les actes d’enquête permettant d’éclaircir déjà au stade de l’instruction le passé et les circonstances personnelles du prévenu, au besoin par le biais d’une expertise psychiatrique.
Ces auditions et ces actes d’enquête doivent être effectués dans la mesure nécessaire au jugement de l’affaire. »
§ 63 – Explication des faits par le prévenu
« 1. Après que les charges ont été portées à sa connaissance, le prévenu a la possibilité de se prononcer sur les accusations et de désigner des faits ou des moyens de preuve pour sa défense. Il y a lieu de lui poser toutes les questions susceptibles de compléter, d’éclaircir ou de rectifier ses allégations ou d’éliminer toute contradiction.
Le prévenu doit être auditionné avec calme et décence.
Si le prévenu refuse de parler, la procédure se poursuit sans qu’il soit tenu compte de son refus. »
§ 105 – Personne appelée à donner des renseignements
« 1. Quiconque paraît suspect d’avoir commis une infraction pénale ne peut être entendu à ce propos qu’en qualité de personne appelée à donner des renseignements et non en tant que témoin. La même règle s’applique aux personnes qui, pour quelque raison que ce soit, doivent être considérées comme partiales.
Les dispositions relatives à l’audition du prévenu s’appliquent à l’audition des personnes appelées à donner des renseignements. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante est née en 1949. Elle est actuellement détenue à la prison de Bruges.
À la fin de l’année 2005, la requérante et W.V.G. firent l’objet de poursuites pénales. Ils furent soupçonnés d’avoir empoisonné et tué G.T., l’épouse de W.V.G.
Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers du 20 mars 2008, la requérante fut mise en accusation d’avoir, à Brecht :
[traduction]
« Soit en exécutant le crime ou le délit ou en coopérant directement à son exécution, soit en prêtant par un fait quelconque pour son exécution une aide telle que sans cette assistance le crime ou le délit n’eût pu être commis, soit par dons, promesses, menaces, abus d’autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables, ayant directement provoqué ce crime ou ce délit :
A. [...] ;
B. Entre le 6 septembre 2005 et le 19 novembre 2005, plusieurs fois à des dates non déterminées,
tenté de, volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, donner la mort à [G.T.], par l’administration de champignons vénéneux, alors que la résolution de commettre le crime a été manifestée par des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution de ce crime, et qui n’ont été suspendus ou n’ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur ;
C. Le 19 novembre 2005,
tenté de, volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, donner la mort à [G.T.], par l’administration du médicament Acedicone, alors que la résolution de commettre le crime a été manifestée par des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution de ce crime, et qui n’ont été suspendus ou n’ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur.»
Par le même arrêt, W.V.G. fut mis en accusation pour l’assassinat de G.T. par étouffement ainsi que pour tentatives d’empoisonnement par l’administration de champignons vénéneux et par l’administration du médicament Acedicone, selon les mêmes termes que la requérante.
L’acte d’accusation du 24 juillet 2008 fit notamment état des éléments suivants : G.T. fut retrouvée morte dans son lit par W.V.G. qui appela le médecin de garde. Ce médecin considéra la mort suspecte et alerta les autorités policières. Après avoir nié son implication, W.V.G. finit par avouer qu’il avait tué son épouse en l’étouffant. Dans un premier temps, il déclara que la requérante n’avait rien à voir avec l’homicide ; lors d’interrogatoires ultérieurs, il changea sa version des faits et déclara que la requérante avait participé à la recherche de champignons vénéneux dans la forêt et qu’elle s’était procurée le médicament Acedicone auprès de son médecin généraliste afin de le donner à W.V.G. La requérante a quant à elle toujours nié une quelconque implication dans les faits qui lui étaient reprochés.
Le procès de la requérante et de W.V.G. se tint devant la cour d’assises de la province d’Anvers du 3 au 16 octobre 2008.
Le jury fut appelé à répondre à dix questions soumises par le président de la cour d’assises, dont quatre questions concernaient la requérante. La déclaration du jury fut libellée comme suit :
[traduction]
« Cinquième question (fait principal B)
Yolande MAGY, accusée ici présente, est-elle coupable d’avoir, à Brecht, entre le 6 septembre 2005 et le 19 novembre 2005, plusieurs fois, à des dates non déterminées,
soit exécuté le crime ou le délit ou coopéré directement à son exécution, soit, par un fait quelconque, prêté pour l’exécution une aide telle que, sans son assistance, le crime ou le délit n’eût pu être commis, soit par dons, promesses, menaces, abus d’autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables, directement provoqué ce crime ou ce délit,
volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, tenté de donner la mort à [G.T.], par l’administration de champignons vénéneux,
alors que la résolution de commettre le crime a été manifestée par des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution de ce crime, et qui n’ont été suspendus ou n’ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur ?
Réponse : OUI
Sixième question (circonstance aggravante)
La tentative d’homicide, telle que décrite à la cinquième question, fut-elle commise avec préméditation ?
Réponse : OUI
[...]
Neuvième question (fait principal C)
Yolande MAGY, accusée ici présente, est-elle coupable d’avoir, à Brecht, le 19 novembre 2005,
soit exécuté le crime ou le délit ou coopéré directement à son exécution, soit, par un fait quelconque, prêté pour l’exécution une aide telle que, sans son assistance, le crime ou le délit n’eût pu être commis, soit par dons, promesses, menaces, abus d’autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables, directement provoqué ce crime ou ce délit,
volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, tenté de donner la mort à [G.T.], par l’administration du médicament Acedicon,
alors que la résolution de commettre le crime a été manifestée par des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution de ce crime, et qui n’ont été suspendus ou n’ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur ?
Réponse : OUI
Dixième question (circonstance aggravante)
La tentative d’homicide, telle que décrite à la neuvième question, fut-elle commise avec préméditation ?
Réponse : OUI. »
Parmi les six questions ayant trait à W.V.G., quatre étaient identiques à celles concernant la requérante. Les deux premières questions concernaient le crime d’homicide volontaire et la circonstance aggravante de préméditation dont W.V.G. était accusé.
Par un arrêt du 17 octobre 2008, la cour d’assises condamna la requérante à une peine d’emprisonnement de vingt-trois ans. W.V.G. fut déclaré coupable de toutes les préventions mises à sa charge et condamné à une peine d’emprisonnement de vingt-cinq ans.
La requérante se pourvut en cassation contre l’arrêt du 17 octobre 2008 à une date non précisée. Elle disposait d’un délai de deux mois à compter de l’inscription au rôle général de la Cour de cassation pour soumettre un mémoire contenant ses moyens. La requérante ne déposa pas de mémoire à l’appui de son pourvoi.
Par un arrêt du 10 février 2009, la Cour de cassation, ayant effectué le contrôle d’office, rejeta le pourvoi, estimant que les formalités substantielles ou prescrites à peine de nullité avaient été observées et que la décision attaquée était conforme à la loi.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les garanties prévues par le code d’instruction criminelle relatives à la procédure devant la cour d’assises, telle qu’elles étaient en vigueur avant leur modification par la loi du 21 décembre 2009 (paragraphe 19 ci-dessous), ont été décrites par la Cour dans l’arrêt Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, §§ 25-31, CEDH 2010).
La législation en vigueur au moment des faits ne prévoyait pas la possibilité, pour un jury d’assises, de motiver sa décision en donnant les raisons et les éléments l’ayant convaincu de la culpabilité ou de l’innocence d’un accusé.
Suite à l’adoption de l’arrêt de chambre dans l’affaire Taxquet le 13 janvier 2009, la Cour de cassation ne modifia pas immédiatement sa jurisprudence et continua de considérer de manière constante que la seule circonstance que les jurés répondaient aux questions posées sans motivation ne constituait pas une violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Cass., 27 janvier 2009, Pas., 2009, no 69 ; Cass., 17 février 2009, J.L.M.B., 2009, p. 889 ; Cass., 10 mars 2009, Pas., 2009, no 187). C’est par un arrêt du 19 mai 2009 que la Cour de cassation opéra un revirement de jurisprudence et cassa pour la première fois un arrêt d’une cour d’assises au motif qu’il n’indiquait pas les motifs pour lesquels le demandeur avait été déclaré coupable de meurtre ni pourquoi la cause d’excuse de provocation qu’il invoquait n’avait pas été retenue (Cass., 19 mai 2009, Pas., 2009, no 330). Elle fit de même dans plusieurs affaires ultérieures soulevant le même grief (voir, entre autres, Cass., 10 juin 2009, Pas., 2009, no 392 ; Cass., 17 novembre 2009, Pas., 2009, no 673).
Une loi du 21 décembre 2009 relative à la réforme de la cour d’assises, entrée en vigueur le 21 janvier 2010, prévoit désormais l’obligation pour cette juridiction de formuler les principales raisons de son verdict (pour plus de détails, voir Taxquet, précité, §§ 35-36). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1974 et réside à Maaseik (Belgique).
A. Procédure pénale
Le 19 mars 2004, le requérant ainsi que trois autres personnes furent arrêtés et placés en détention après des perquisitions au cours desquelles avaient été saisis notamment des passeports et des cartes d’identité belges pour étrangers falsifiées.
Par ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles du 29 août 2005, le requérant et douze autres personnes furent renvoyés en correctionnelle.
Le 16 février 2006, le tribunal de première instance de Bruxelles condamna le requérant à une peine de cinq ans d’emprisonnement pour participation en tant que membre aux activités d’une organisation terroriste et appartenance à une association de malfaiteurs. Il prononça également des peines d’emprisonnement et d’amende contre huit de ses co-prévenus.
Cinq co-prévenus – dont le requérant – et le procureur fédéral interjetèrent appel.
Le 15 septembre 2006, statuant par défaut, la cour d’appel de Bruxelles réforma partiellement le jugement du 16 février 2006. Considérant notamment, à la différence du juge de première instance, que le requérant avait joué un rôle central à la tête du groupement terroriste, elle le condamna à une peine d’emprisonnement de sept ans. Le requérant et deux des co-prévenus formèrent opposition.
Le 19 janvier 2007, la cour d’appel de Bruxelles, statuant contradictoirement, ramena la peine du requérant à six ans d’emprisonnement.
Par un arrêt du 27 juin 2007, la Cour de cassation rejeta les pourvois introduits par le requérant et deux de ses co-accusés.
La procédure précitée donna lieu à un arrêt de la Cour dans une affaire concernant un des co-accusés du requérant (El Haski c. Belgique, no 649/08, 25 septembre 2012).
À la suite de cet arrêt, qui constatait une violation de l’article 6 de la Convention, El Haski et trois de ses co-accusés, dont le requérant, demandèrent à la Cour de cassation la réouverture de la procédure pénale. La Cour de cassation accueillit ces demandes pour trois des demandeurs, dont le requérant. Par un arrêt du 11 décembre 2013, elle ordonna la réouverture de la procédure concernant ces trois demandeurs, retira son arrêt du 27 juin 2007 et cassa l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 19 janvier 2007. La cause fut renvoyée à la cour d’appel de Mons. Aucune information n’a été fournie à la Cour sur la suite de cette procédure.
B. Procédure d’extradition
Entretemps, le 2 avril 2005, le procureur général près la cour d’appel de Rabat (Maroc), émit un mandat d’arrêt international à l’encontre du requérant. Le résumé des faits à l’appui du mandat était rédigé en ces termes :
[Traduction]
« Il appert de la procédure effectuée par la brigade nationale de la police judiciaire de Casablanca que [le requérant] en compagnie de [B.], après avoir été recrutés, au cours de l’année 2000, pour rejoindre les rangs du Groupe Islamique Combattant Marocain (GICM) se sont rendus en Syrie et ont été inscrits à l’institut Khalbajia à Damas pour poursuivre les études idéologiques.
Au début de l’année 2001, [le requérant] a réussi en compagnie de [Z.] (...), en détention à Guantanamo, à pénétrer dans le territoire afghan où il a eu un entraînement militaire (...) avant de le quitter à destination de la Belgique. À peine arrivé sur le territoire belge, il se livre à la recherche des passeports et des documents au profit du GICM. (...) Lors de son séjour à Istanbul en Turquie courant 2002, il a été chargé de recueillir les membres du GICM arrivant dans ce pays (...). Fin 2003, [des] membres de la cellule GICM en France sont allés en Belgique où ils ont été accueillis par H. qui les a accompagnés où habitait [le requérant]. C’est là qu’une réunion a été tenue (....) pour discuter de l’avenir du GICM (...) suite aux événements de Casablanca et des arrestations des membres et dirigeants du GICM. À l’issue de cette réunion, un rendez-vous fut fixé avec El Haski, membre actif du GICM en Belgique, pour la mise au point du projet terroriste dont l’exécution est prévue en Belgique ou au Maroc.
Tels sont les faits qui correspondent aux crimes suivants : constitution de bande criminelle, falsification de passeports, des cartes de résidence, constitution d’une bande pour préparer et commettre des actes terroristes, en relation avec une entreprise collective ayant pour but l’atteinte grave à l’ordre public, organisation d’un lieu de refuge pour l’auteur de l’acte terroriste. »
Phase judiciaire d’exequatur du mandat d’arrêt international
Le 7 juillet 2005, après que les services de la police marocaine aient consulté le dossier du requérant en Belgique et l’aient entendu en tant que témoin, le premier substitut du procureur général de la cour d’appel de Rabat demanda l’extradition du requérant pour les faits énumérés dans le mandat d’arrêt émis par la cour d’appel de Rabat.
Par ordonnance du 15 juillet 2005, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles déclara exécutoire le mandat d’arrêt rendu par la cour d’appel de Rabat (exequatur).
Le requérant interjeta appel le 19 juillet 2005. Le 4 octobre 2005, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles déclara l’appel recevable mais non fondé. En ce qui concerne le risque allégué par le requérant d’être victime, en cas d’extradition vers le Maroc, de traitements contraires à l’article 3 de la Convention, la cour d’appel s’exprima en ces termes :
[Traduction]
« [Le requérant] ne démontre pas non plus qu’en ce qui le concerne il y a des raisons sérieuses de craindre qu’il encourt une violation de ses droits fondamentaux s’il était livré aux autorités judiciaires marocaines. »
Phase judiciaire et administrative de la réponse à la demande d’extradition
Une fois que le mandat d’arrêt marocain fut déclaré exécutoire, la procédure concernant la réponse à donner à la demande d’extradition fut ouverte.
Le 19 octobre 2006, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles émit un avis favorable à l’extradition du requérant vers le Maroc, avec une réservé partielle en ce qui concerne le respect du principe ne bis in idem.
Par un arrêté du 11 janvier 2008, le ministre de la Justice accorda l’extradition du requérant. L’arrêté soulignait que le requérant n’avait pas démontré qu’il y avait des risques graves et concrets que, s’il était extradé au Maroc, il serait victime d’un déni flagrant de justice ou d’actes de torture ou de traitements inhumains et dégradants.
Le 17 août 2008, le requérant introduisit un recours en suspension et en annulation de l’arrêté ministériel devant le Conseil d’État. Il invoquait un moyen tiré du risque d’être soumis au Maroc à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Il fournissait à l’appui des rapports publiés notamment par Amnesty International et Human Rights Watch faisant état de nombreux cas de détention arbitraire d’activistes islamistes et de pratiques systématiques de torture à l’endroit des personnes présumées d’avoir commis des actes terroristes lors des interrogatoires et dans les prisons marocaines. Eu égard aux termes du mandat d’arrêt délivré par les autorités marocaines, le requérant estimait entrer clairement dans une catégorie de personnes à risque de subir de tels traitements. Selon le requérant, sa situation était en tous points comparable à celle du requérant dans l’affaire Saadi c. Italie ([GC], no 37201/06, CEDH 2008).
Le requérant soulevait également un moyen tiré du risque de subir un flagrant déni de justice en violation de l’article 6 éventuellement combiné avec l’article 3 de la Convention. Il citait à l’appui de ses allégations des rapports d’Amnesty International signalant que des détenus avaient été condamnés à mort après des procès manifestement inéquitables.
Le requérant se plaignait en outre du défaut de motivation de l’arrêté ministériel.
La suspension fut accordée par le Conseil d’État par un arrêt du 28 mai 2009 eu égard au sérieux du moyen tiré de la violation des articles 2 et 3 de la loi du 29 juillet 1991 concernant la motivation formelle des actes administratifs. Le Conseil d’État s’exprima notamment en ces termes :
[Traduction]
« il ressort [des rapports soumis par le requérant] qu’en ce qui concerne les personnes soupçonnées de terrorisme, il y a un schéma de violations constantes et graves qui ne font en général pas l’objet d’enquêtes approfondies et minutieuses en cas de plaintes des victimes ; (...) vu que l’extradition du [requérant] est demandée, entre autres, en raison des activités terroristes et qu’il a également été reconnu coupable d’implication dans des activités terroristes en Belgique, cela rend prima facie plausible la thèse du [requérant] selon laquelle il court un risque d’être maltraité et torturé dans une prison marocaine ; que la décision attaquée déclare simplement qu’il n’y a pas de risque sérieux concret que [le requérant], s’il est extradé, sera soumis à (...) la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants dans l’État requérant ; que cette phrase est si brève qu’il ne peut en être déduit que le risque de torture dans les prisons marocaines en ce qui concerne les personnes suspectées de terrorisme a bien été examiné ni pour quelle raison précise le ministre considère qu’il n’y a pas d’obstacle à l’extradition du [requérant]. (...) »
Le 5 octobre 2009, le ministre de la Justice retira sa décision du 11 janvier 2008 et prit un deuxième arrêté accordant l’extradition qui examinait le risque allégué par le requérant d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention dans les prisons marocaines de la manière suivante :
[Traduction]
« Amnesty international et Human Rights Watch brossent un tableau général de la procédure pénale et la pratique en ce qui concerne notamment les personnes soupçonnées de terrorisme au Maroc. Malgré leur qualité et le fait qu’ils émanent d’organisations internationales reconnues, ces rapports ne fournissent pas d’éléments précis et individualisés qui conduisent à conclure qu’en pratique, une personne recherchée serait exposée à des procédures ou des pratiques contraires à l’article 3 de la Convention. (...)
L’examen de la loi marocaine antiterroriste de mai 2003 dans lesdits rapports ne suffit pas pour démontrer une pratique concrète et réelle qui serait en violation des droits de l’homme. (...)
La [Cour] a, dans son arrêt Saadi c. Italie du 28 février 2008, indiqué clairement qu’il ne suffit pas de se référer à la situation des droits de l’homme en général dans le pays vers lequel un requérant est menacé d’être expulsé ou extradé pour conclure que le requérant court le risque sérieux, individuel et spécifique d’être exposé à des violations des droits de l’homme.
(...)
Attendu encore qu’il n’existe pas en l’espèce de raisons sérieuses de croire que la demande d’extradition, motivée par une infraction de droit commun, ait été présentée aux fins de poursuivre ou de punir la personne réclamée pour des considérations de race, de religion, de nationalité ou d’opinions politiques ou que la situation de cette personne risque d’être aggravée pour l’une ou l’autre de ces raisons;
Attendu, en conclusion, que l’intéressé ne produit pas d’éléments susceptibles de démontrer qu’il y aurait des raisons sérieuses de penser que, s’il était extradé, il serait exposé à un flagrant déni de justice ou à un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants. »
Le 7 décembre 2009, le requérant introduisit devant le Conseil d’État un recours en annulation de ce deuxième arrêté assorti d’une demande de suspension. Il soulevait des moyens tirés de la violation des articles 3, 6 et 7 de la Convention. Il s’appuyait notamment sur les constats du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants publiés en 2009 ainsi que sur des rapports publiés par Human Rights Watch et Amnesty International entre 2006 et 2008 pour établir la persistance du recours systématique par les autorités marocaines à des pratiques de torture et de traitements inhumains et dégradants dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Il insistait également sur le fait qu’il appartenait à une catégorie particulière d’individus – les personnes suspectées d’appartenance à un groupe terroriste – ainsi que cela résultait des faits à la base du mandat d’arrêt délivré par les autorités marocaines et sur la base duquel son extradition avait été accordée.
Dans son rapport du 18 mars 2010, l’auditeur au Conseil d’État jugea qu’aucun moyen présenté par le requérant ne pouvait être considéré comme sérieux. Il faisait valoir que conformément à la jurisprudence Saadi de la Cour il ne suffisait pas de faire valoir la situation générale du pays de renvoi ou une simple possibilité de mauvais traitements pour établir une infraction à l’article 3 de la Convention. Or, la majeure partie du dossier du requérant se référait à des pièces datant des années 2003 à 2006 et ne permettaient pas d’établir que les personnes arrêtées et poursuivies au Maroc depuis, pour des actes de terrorisme, continuaient à faire systématiquement l’objet de torture ou de traitements inhumains et dégradants. Dès lors, il estimait la requête en suspension non-fondée.
La procédure se poursuivit postérieurement à l’intervention de la Cour (voir paragraphe 37 ci-dessous).
C. Détention extraditionnelle
Détenu à la prison de Louvain, le requérant acheva de purger sa peine le 16 mai 2010, date à partir de laquelle il fut mis sous écrou extraditionnel en application de la loi du 15 mars 1874 sur les extraditions et détenu sur cette base.
Le 28 mai 2010, le requérant saisit la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles d’une requête de mise en liberté. Celle-ci fut déclarée irrecevable par ordonnance du 15 juin 2010 au motif que le requérant n’avait pas qualité pour agir contre une décision prise par l’exécutif.
Invoquant une violation des articles 5 §§ 1 f) et 4, et 13 de la Convention, le requérant fit appel de cette ordonnance. Par un arrêt du 30 juin 2010, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles rejeta l’appel et confirma l’ordonnance entreprise.
Par un arrêt du 13 juillet 2010, la Cour de cassation, saisie sur pourvoi du requérant, cassa l’arrêt de la cour d’appel.
Le 30 juillet 2010, à la suite de l’indication d’une mesure provisoire par la Cour (voir paragraphe 37, ci-dessous), la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles, autrement composée, ordonna la mise en liberté immédiate du requérant au motif que la durée de la détention du requérant n’était pas proportionnée à l’objectif poursuivi par celle-ci.
Entre-temps, le 28 mai 2010, le requérant avait également saisi le président du tribunal de première instance de Bruxelles en référé afin d’obtenir sa mise en liberté immédiate. Cette demande avait été rejetée par une ordonnance du 27 juillet 2010.
D. Intervention de la Cour
Le 11 mai 2010, le requérant saisit la Cour d’une demande de mesures provisoires en vue de surseoir à son extradition vers le Maroc.
Le 12 mai 2010, la Cour décida d’indiquer au Gouvernement, en application de l’article 39 de son règlement, qu’il était souhaitable, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant elle, de ne pas extrader le requérant vers le Maroc jusqu’à nouvel ordre.
E. Poursuite de la procédure devant le Conseil d’État
La procédure en suspension et en annulation du deuxième arrêté ministériel d’extradition (voir paragraphes 26-28, ci-dessus) se poursuivit à l’audience du 13 octobre 2010. Le conseil de l’État belge y déclara que le gouvernement s’en tenait à la décision de la Cour du 12 mai 2010 et que la demande de suspension du requérant n’avait plus d’objet.
Le 19 novembre 2010, le Conseil d’État rendit deux arrêts. Le premier arrêt, no 209.031, accordait le désistement d’instance du requérant en raison du retrait du premier arrêté ministériel d’extradition du 18 août 2008. Le second arrêt, no 209.030, concernait l’arrêté ministériel d’extradition du 5 octobre 2009 et constatait que le requérant s’était également désisté de son recours en suspension et en annulation. Ayant ensuite égard au fait « qu’à l’audience, il [était] confirmé par les parties que la décision attaquée [avait] été retirée », le Conseil d’État mit les frais de ce second recours à la charge de l’État belge.
L’avocat du requérant prit contact à plusieurs reprises avec le conseil de l’État belge au sujet des suites réservées à l’arrêt no 209.030 du Conseil d’État. Par fax des 16 décembre 2010 et 12 mars 2011, le conseil de l’État belge informa les conseils du requérant qu’il n’avait jamais déclaré que l’arrêté ministériel avait été retiré et qu’il appartenait au requérant de demander au Conseil d’État la correction de l’arrêt de désistement.
Le 8 novembre 2011, l’avocat du requérant s’adressa en ces termes au ministre de la Justice :
« Compte tenu de la motivation de l’arrêt du Conseil d’État et de l’absence de réponse à mes précédentes missives, je considère que le second arrêté ministériel, délivré à mon client, a bien été retiré.
Il vous appartient dès lors d’adopter une nouvelle décision.
Dans cette mesure, je tenais à m’en référer expressément aux très nombreux documents transmis dans le cadre de dossiers similaires [H. et El Haski].
(...) Les dernières décisions rendues par notre plus haute juridiction administrative (...) sont unanimes. Il existe un risque réel et avéré d’être torturé en cas d’extradition ou d’éloignement vers le Maroc.
(...) Dans [l’arrêt no 216.088 du Conseil d’État, H. c. Ministre de la Justice, 27 octobre 2011] la violation de l’article 3 de la [Convention] a été constatée tant dans son volet matériel que dans son volet procédural.
Cela implique que, pour pouvoir extrader mon client vers le Maroc, il reviendra à votre ministère de renverser le constat réalisé par le Conseil d’État. (...) »
Le 2 mai 2012, la Cour adressa un courrier au Gouvernement belge lui demandant des informations sur la situation juridique exacte du requérant.
Le 25 mai 2012, le Gouvernement confirma que le deuxième arrêté ministériel d’extradition du requérant n’avait pas été retiré et que la circonstance que le Conseil d’État ait fait état du retrait de la décision attaquée était une erreur matérielle qui aurait dû être rectifiée par le requérant.
Par une lettre en réponse du 23 octobre 2012, le requérant fit valoir que le Conseil d’État n’avait fait qu’acter les propos tenus par le conseil de l’État à l’audience.
II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENTS
A. La loi belge relative à l’extradition
La procédure d’extradition est réglée en droit belge par la loi du 15 mars 1874 sur les extraditions dont les dispositions, en ce qu’elles s’appliquent en l’espèce, sont résumées dans les affaires Zarmayev c. Belgique (no 35/10, §§ 64-71, 27 février 2014) et Trabelsi c. Belgique (no 140/10, §§ 69-76, CEDH 2014 (extraits)).
Par deux arrêts, no 224.915 du 1er octobre 2013 et no 225.058 du 10 octobre 2013, le Conseil d’État a annulé les arrêtés ministériels d’extradition de deux autres membres du GICM qui avaient été condamnés en 2007 par la cour d’appel de Bruxelles au terme du même procès que le requérant. À propos du risque allégué, en cas d’extradition vers le Maroc, d’être soumis à des traitements incompatibles avec l’article 3 de la Convention, le Conseil d’État s’exprima comme suit dans l’arrêt no 224.915 :
« V. 2. En l’espèce, dans sa requête, appuyée par les nombreuses pièces y annexées, le requérant ne s’est pas limité à décrire la situation générale au Maroc pour soutenir qu’il existe bel et bien un risque de traitement inhumain et dégradant ou à dénoncer in abstracto une violation de l’article 3 de la [Convention]. Son argumentation s’articule autour de différents éléments destinées à démontrer, d’une part, que son pays d’origine recourt à des pratiques consistant en des actes de torture dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, et, d’autre part, que lui-même appartient à la catégorie des personnes visées par ce type de mesures.
Il ressort de l’examen des pièces communiquées au Ministre de la Justice par l’avocat du requérant et des autres sources documentaires figurant au dossier que rien ne permet de relativiser, comme le fait la partie adverse, l’argumentation du requérant concernant la problématique de traitements inhumains et dégradants au Maroc : des pratiques, sinon systématiques, du moins avérées mettent en évidence un risque sérieux d’exposition à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Parmi les pièces produites, toutes publiées ou connues de la partie adverse au moment de l’arrêté attaqué et qui apparaissent différentes des pièces relatives à la période 2003 à 2006 produites lors d’une procédure antérieure d’extradition, il y a lieu de retenir surtout les deux rapports de Human Rights Watch (de janvier 2008 et de janvier 2010) ainsi que les deux rapports d’Amnesty International (de 2009 et de juin 2010) traitant de la situation des droits de l’homme au Maroc : l’ensemble de ces documents, qui témoignent d’actes de torture, s’accordent pour dénoncer les mauvais traitements réservés aux ressortissants marocains soupçonnées de participation à des entreprises terroristes.
Dans le même sens, le rapport du Comité des Nations-Unies contre la torture, daté du 21 décembre 2011 (...), souligne à propos du Maroc que « ce Comité est préoccupé par les nombreuses allégations de torture et de mauvais traitements commis par les officiers de police, les agents pénitentiaires et plus particulièrement les agents de la Direction générale de surveillance du territoire (DST) [...] lorsque les personnes sont privées de l’exercice des garanties juridiques fondamentales comme l’accès à un avocat, en particulier celles suspectées d’appartenir à des réseaux terroristes [...] ou durant les interrogatoires dans le but de soutirer des aveux aux personnes suspectées de terrorisme ».
La même conclusion peut être tirée du document de réponse du Commissaire général belge aux réfugiés, établi le 11 mai 2011 concernant « l’évaluation de la question du retour dans son pays d’origine d’un marocain, membre éminent du groupe Islamiste Combattant Marocain condamné en février 2006 par le tribunal correctionnel de Bruxelles ». Ce rapport CEDOCA conclut que « le retour dans son pays d’origine d’un Marocain susceptible d’être étiqueté comme lié au terrorisme n’est pas sans risque », que « la loi de lutte contre le terrorisme telle qu’elle est rédigée est susceptible d’entraîner de nombreux abus ». Dans les cas politiquement colorés, dont le terrorisme islamiste fait partie, le droit à un procès équitable est « systématiquement bafoué » selon Human Rights Watch » et qu’ « on ne peut, à ce stade, malgré quelques développements positifs, exclure tout risque de torture, dans le cadre des disparitions forcées notamment, lesquelles sont en hausse ces derniers temps ».
Si l’arrêté attaqué analyse les différentes pièces communiquées par l’avocat du requérant pour en déduire que ces documents « ne permettent pas de conclure à l’existence de mauvais traitements systématiques à l’égard de personnes suspectées de terrorisme », il ne ressort cependant pas de la motivation de l’arrêté qu’une recherche ou une confrontation avec d’autres sources documentaires auraient été effectuées par la partie adverse concernant la problématique concernée. Il y a également lieu d’observer qu’il ne ressort pas du dossier soumis au Conseil d’État que les autorités belges auraient accompli une quelconque démarche diplomatique auprès des autorités marocaines en vue d’obtenir de celles-ci des garanties ou des assurances que le requérant ne serait pas exposé après son extradition à des traitements inhumains et dégradants ou à une violation de ses droits fondamentaux.
Le requérant est par ailleurs l’auteur d’infractions terroristes, ce qui suffit à démontrer le caractère personnel du risque qu’il allègue. L’arrêté ministériel attaqué relève en effet « qu’il n’est pas contestable que l’intéressé est une personne suspectée de terrorisme au Maroc », tandis que le mandat d’arrêt international émis par le procureur près la Cour d’appel de Rabat indique que le requérant est recherché pour « la participation à une organisation criminelle, en l’occurrence terroriste ».
V.3. Il y a lieu de conclure que l’ensemble des documents produits par le requérant permettent bien d’établir qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que le requérant, soupçonné de terrorisme, courra, en cas d’extradition vers son pays d’origine, un risque réel d’être soumis à un traitement incompatible avec l’article 3 de la [Convention]. C’est dès lors à tort que la partie adverse a considéré dans l’arrêté attaqué qu’« il n’existe pas en l’espèce de motifs permettant d’estimer qu’il y aurait des raisons sérieuses de penser que, si l’intéressé était extradé, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires (...) à l’article 3 de la Convention » et que « l’on ne saurait déduire l’existence, à l’heure actuelle, d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, en dépit d’une situation générale défavorable ».
Dans cette mesure le premier moyen de la requête, en sa première branche (intitulée « sur le volet matériel »), doit être jugé fondé et suffit à entraîner l’annulation de l’arrêté attaqué. »
Le Conseil d’État s’exprima dans des termes similaires dans son arrêt no 225.058 précité.
B. La convention belgo-marocaine d’extradition
Il existe entre la Belgique et le Maroc une convention d’extradition, signée le 7 juillet 1997 et entrée en vigueur le 29 avril 2005, instaurant un engagement de principe à se livrer réciproquement les individus se trouvant sur leur territoire et qui sont poursuivis pour une infraction ou recherchés aux fins d’exécution d’une peine privative de liberté ou d’une mesure de sûreté.
C. La loi marocaine relative à la lutte contre le terrorisme
Les dispositions pertinentes de la loi marocaine no 03/03 du 28 mai 2003 relative à la lutte contre le terrorisme sont exposées dans l’arrêt Rafaa c. France (no 25393/10, § 28, 30 mai 2013).
III. TEXTES ET DOCUMENTS INTERNATIONAUX
A. Documents des Nations Unies
Les observations finales du Comité des Nations Unies contre la torture sur le quatrième rapport périodique du Maroc (CAT/C/MAR/CO/4 ; 21 décembre 2011) sont énoncées dans l’arrêt El Haski, précité (§ 51) et dans l’arrêt Rafaa, précité (§ 29). Le Gouvernement du Maroc fit part de renseignements en réponse à ces observations (CAT/C/MAR/CO/4/Add.1, 9 septembre 2013), notamment la circonstance que des poursuites judiciaires avaient été engagées à l’encontre de membres des forces de l’ordre accusés d’actes de torture et que, dans certaines de ces affaires, des condamnations avaient été prononcées.
Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants publia le 11 mars 2013 un rapport à la suite de sa visite effectuée au Maroc en 2012 (A/HCR/22/53/Add.2). Le groupe de travail sur la détention arbitraire des Nations Unies fit de même le 4 août 2014 à la suite de sa visite au Maroc en 2013 (A/HRC/27/48/Add.5). Le premier rapport fait état du constat suivant :
« Dans les situations de forte tension, comme par exemple en cas de menace perçue à la sécurité nationale, de terrorisme ou de manifestation de masse, il y a un recours accru aux actes de torture et aux mauvais traitements lors de l’arrestation et pendant la détention. Même si les mauvais traitements subis par des détenus semblent être infligés essentiellement pendant la période initiale de la détention, des cas ont également été relevés dans des phases ultérieures. »
Le second rapport confirma les pratiques de torture et de mauvais traitements à l’égard des personnes suspectées de terrorisme :
« 23. Le Groupe de travail a entendu plusieurs témoignages relatifs au recours à torture et aux mauvais traitements dans les cas présumés de terrorisme ou de menaces contre la sécurité nationale. Dans ces cas, le Groupe de travail est d’accord avec le Rapporteur spécial sur la torture, une pratique systématique des actes de torture et des mauvais traitements lors de l’arrestation et pendant la détention peut être relevée. »
Le Rapporteur spécial précisa en outre :
« 17. Le Rapporteur spécial a examiné de nombreux cas qui se sont produits après les attentats commis le 16 mai 2003 à Casablanca, à la suite desquels des milliers de suspects ont été arrêtés, souvent par des fonctionnaires de la Direction générale de la surveillance du territoire (DST) et détenus « incommunicado » ou dans des lieux de détention inconnus. Il a également entendu des témoignages de personnes soupçonnées de terrorisme récemment arrêtées. Il semble qu’actuellement la torture soit utilisée sur une large échelle pour obtenir des aveux dans les affaires touchant la sureté nationale. Les tortures infligées consistent à frapper les personnes concernées avec un bâton et un tuyau, à les suspendre pendant de longues périodes, à les frapper sur la plante des pieds (falaqa), à les frapper de la paume de la main sur le visage et, en particulier, sur les oreilles, à leur donner des coups de pied, à les exposer à des températures extrêmes, à les agresser sexuellement ou à les menacer d’agressions sexuelles.
(...)
Le Rapporteur spécial a constaté que les détenus reconnus coupables d’infractions liées au terrorisme continuaient d’être soumis à la torture et à des mauvais traitements pendant l’exécution de leur peine. La plupart de ces personnes sont détenues dans les prisons de Salé 1 et 2 et celle de Toulal à Meknès. Le Rapporteur spécial a reçu de nombreuses informations faisant état d’agressions sexuelles et de menaces de représailles en cas de plainte, en particulier après le soulèvement dans la prison de Salé 2, le 16 mai 2011. Dans ce contexte, il est également fait état d’un recours excessif, en guise de mesure disciplinaire, à l’isolement cellulaire pendant des périodes allant de plusieurs jours à plusieurs semaines. »
Dans le cadre d’une communication portée devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies par un ressortissant belgo-marocain extradé par les autorités espagnoles au Maroc où il était poursuivi pour des actes terroristes, le Comité adopta le 21 juillet 2014 les constatations suivantes (Aarrass c. Espagne, communication no 2008/2010) :
« 10.2 Le Comité prend note du grief de l’auteur selon lequel l’État partie n’a pas évalué comme il convient le risque auquel l’auteur serait exposé en cas d’extradition vers le Maroc et selon lequel il était raisonnable de prévoir que son extradition le placerait dans une situation particulièrement vulnérable et l’exposerait au risque d’être torturé, ce qui s’est effectivement passé après l’extradition au Maroc, où il a été détenu dans des conditions pénibles, à l’isolement, et soumis à des mauvais traitements et des tortures graves. Le Comité prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel l’Audiencia Nacional a examiné cette allégation de l’auteur et a pris note des informations dont elle était saisie; toutefois, l’Audiencia a conclu qu’il n’existait aucune preuve, même circonstancielle, que l’auteur fût exposé à un risque concret et réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants au Maroc.
(...)
4 En l’espèce, le Comité observe que l’extradition de l’auteur a été demandée dans le cadre de l’affaire [B.] pour des délits liés à des actes de terrorisme, en application du Code pénal et de la loi marocaine 03/03 relative à la lutte contre le terrorisme. Dans le procès d’extradition, l’Audiencia Nacional a pris note de l’information faisant état de l’emploi de la torture pour obtenir des aveux ainsi que des mauvais traitements infligés par les agents pénitentiaires et les forces de sécurité au Maroc, mais a rejeté les allégations de l’auteur touchant le risque de torture, se contentant de signaler que ces violations ne pouvaient être considérées comme systématiques et généralisées. Toutefois, le Comité observe que, selon des rapports dignes de foi présentés par l’auteur à l’Audiencia Nacional ainsi que des informations relevant du domaine public, au Maroc, de nombreuses personnes accusées de crimes liés à des actes de terrorisme, en particulier dans le cadre de l’affaire [B.], avaient été arrêtées, détenues au secret et soumises à de mauvais traitements graves ainsi qu’à la torture. Dans ce contexte et compte tenu des circonstances personnelles de l’auteur en qualité d’accusé de délits liés à des actes de terrorisme, le Comité considère que l’État partie n’a pas évalué comme il convient le risque de torture et de mauvais traitements graves auquel l’auteur était exposé. En conséquence, le Comité estime que l’extradition de l’auteur vers le Maroc constituait une violation de l’article 7 du Pacte. »
B. Rapports des organisations internationales non gouvernementales (« OING »)
Les extraits pertinents des rapports publiés entre 2004 et 2011 par Human Rights Watch, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (« FIDH ») et Amnesty International dénonçant les pratiques de violence et d’actes de torture, notamment dans les prisons, dans le contexte de la lutte contre le terrorisme menée par les autorités marocaines depuis les attentats de Casablanca du 16 mai 2003 figurent dans l’arrêt El Haski précité (§§ 53-55).
Il ressort des rapports annuels de 2012 à 2015 d’Amnesty International et de Human Rights Watch que la situation au Maroc telle que dénoncée par ces OING ne s’est guère améliorée. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1963 et réside à Ankara.
À l’époque des faits, employé à la municipalité d’Ankara (ci-après « la municipalité »), le requérant était membre du syndicat Tüm Bel Sen.
Le 24 novembre 2006, le requérant avait installé, avec un autre membre du syndicat Tüm Bel Sen, des urnes devant la porte d’entrée du réfectoire de la direction générale de l’administration en charge de l’électricité, du gaz et des transports en commun (« EGO ») de la municipalité, en vue de l’organisation d’un référendum sur le budget de l’année 2007. Le réfectoire en question se situait dans le campus de la direction générale de l’EGO.
Le 8 mai 2007, sur le fondement de l’article 125, A-a de la loi n 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État, le directeur de la direction des ressources humaines et de la formation de la municipalité infligea au requérant un avertissement. Dans sa décision, il indiquait ce qui suit :
« L’urne en question concernait un référendum sur les droits des salariés pour le budget de l’année 2007 ; à côté de l’urne il y avait des brochures appartenant au Kesk [Confédération des syndicats des employés du secteur public] et des bulletins de vote sur lesquels était inscrit « oui-non » ; les salariés avaient participé à ce référendum sans qu’il y ait eu de débordement ; les employés du syndicat avaient rangé l’urne et quitté la direction générale de l’EGO à 13h15 ; cependant même si le référendum avait eu lieu pendant la pause du déjeuner, il avait été réalisé sans avoir obtenu l’autorisation de la direction générale de l’EGO ; il s’ensuivait [donc] que [le requérant] avait fait preuve d’insouciance dans la mise en œuvre des procédures et des principes définis par les instances (...). »
Le 14 mai 2007, le requérant fit opposition contre l’avertissement devant le conseil de discipline de la municipalité. En se référant notamment à l’article 18 de la loi n 4688 du 25 juin 2001 relative aux syndicats des fonctionnaires de l’État et aux accords collectifs et au règlement du 5 août 1999 de la direction générale du personnel, ainsi qu’à l’arrêt de la Cour dans l’affaire Karaçay c. Turquie (no 6615/03, § 37, 27 mars 2007), il indiquait qu’il n’avait pas besoin d’une autorisation de la direction générale de l’EGO pour des activités syndicales qui se déroulaient en dehors de ses heures de travail. Il précisait qu’il avait agi en sa qualité de secrétaire de la section « éducation, presse et publication » du syndicat Tüm Bel Sen.
Par une décision du 19 décembre 2007, adoptée à la majorité de ses membres et notifiée au requérant le 27 décembre 2007, le conseil de discipline de la municipalité, tout en ayant pris note des arguments du requérant, confirma la sanction disciplinaire infligée à celui-ci au motif que, conformément à l’article 18 de la loi n 4688, l’obtention d’une autorisation de l’employeur était une obligation légale. En se référant à la Convention et à la jurisprudence de la Cour, un membre du conseil de discipline soutint dans une opinion dissidente que l’autorisation de l’employeur n’était pas requise pour les activités syndicales ayant lieu en dehors des heures de travail, comme dans le cas du requérant.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution
L’article 129 de la Constitution, en vigueur à l’époque des faits, disposait :
« (...)
Les décisions en matière disciplinaire peuvent être soumises au contrôle juridictionnel, à l’exception de l’avertissement et du blâme. »
L’article 129, tel qu’il a été amendé le 12 septembre 2010, est ainsi libellé :
« (...)
Les décisions en matière disciplinaire ne peuvent pas être soustraites au contrôle juridictionnel. »
B. La loi no 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État
Selon l’article 125 de la loi no 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État, les sanctions disciplinaires susceptibles d’être infligées aux fonctionnaires de l’État sont l’avertissement, le blâme, la rétention de salaire, le gel de l’avancement de grade et la révocation de la fonction.
L’article 125, A de la loi dispose :
« L’avertissement : notification écrite par laquelle il est indiqué au fonctionnaire d’être plus attentif dans l’accomplissement de ses fonctions et dans ses comportements.
Les actes et situations nécessitant l’avertissement sont comme suit :
a) Faire preuve d’insouciance et de désordre dans la pleine et ponctuelle exécution des ordres [donnés] et l’accomplissement des tâches confiées, dans la mise en œuvre des procédures et des principes définis par les instances du lieu d’affectation, dans la préservation, l’utilisation et l’entretien des documents officiels et outils relatifs à la fonction.
(...). »
L’article 135 de la loi, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, disposait :
« L’opposition contre les sanctions d’avertissement et de blâme infligées par le supérieur hiérarchique et le conseil de discipline peut être formée devant le supérieur hiérarchique plus gradé, sinon devant le conseil de discipline.
Les sanctions, à titre de rétention de salaire, de gel de l’avancement de grade et de révocation de la fonction, peuvent être contestées devant les juridictions administratives. »
L’article 135, tel qu’il a été amendé par la loi no 6111 du 13 février 2011, est ainsi libellé :
« L’opposition contre les sanctions d’avertissement, de blâme et de rétention de salaire infligées par le supérieur hiérarchique peut être formée devant le conseil de discipline. L’opposition contre la sanction de gel de l’avancement de grade peut être formée devant le conseil supérieur de discipline.
(...)
Les sanctions disciplinaires peuvent être contestées devant les juridictions administratives. »
Les articles 99 et 100 de la loi, portant sur les heures de travail des fonctionnaires, se lisent comme suit :
« Heures de travail
La durée de travail des fonctionnaires est en général de quarante heures.
Cette durée est organisée de la sorte que le samedi et le dimanche soient des jours de repos.
Cependant, tenant compte des particularités des établissements et des services, différentes durées de travail peuvent être déterminées par des règlements et arrêtés qui seront adoptés sur le fondement de cette loi ou d’autres lois spéciales.
(...)
Détermination des heures de travail quotidien
100. Les heures de début et de fin du travail quotidien ainsi que la durée du repos de midi sont déterminées en fonction des particularités des régions et des services par le Conseil des ministres sur la proposition de la direction du personnel de l’État (...) au centre et par les préfets aux départements. »
C. La loi no 4857 du 22 mai 2003 sur le travail (code de travail)
L’article 68 de la loi no 4857 du 22 mai 2003, intitulé « repos de mi-temps » dispose ce qui suit :
« (...)
La pause de midi n’est pas considérée comme faisant partie des heures de travail. »
D. La loi no 4688 du 25 juin 2001 relative aux syndicats des fonctionnaires de l’État et aux accords collectifs
Le paragraphe 1 de l’article 18 de la loi no 4688 du 25 juin 2001 se lit comme suit :
« Les fonctionnaires ne peuvent faire l’objet d’une [quelconque] procédure (...) ni être révoqués pour avoir participé, en dehors de leurs heures de travail ou – avec l’autorisation de leur employeur – pendant leurs heures de travail, à une activité syndicale ou d’une confédération [telle que] définie par cette loi. » | 0 | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1972 et réside à Athènes.
A. La mise en détention du requérant
Par une décision du 21 mars 2012, le procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes engagea des poursuites contre le requérant soupçonné d’avoir commis les infractions suivantes : constitution et direction d’une association de malfaiteurs, fraude, détournement de fonds et blanchiment d’argent provenant d’une activité criminelle. Ces infractions auraient été commises à l’occasion de prêts accordés par la Proton Bank dont le requérant détenait 31,3 % du capital. Le procureur interdit aussi au requérant la sortie du territoire.
Par une série de mémoires à la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Athènes, le requérant nia les accusations et demanda, pour des motifs médicaux, la levée de l’interdiction de sortie du territoire.
Par une décision no 1327/2012 du 3 avril 2012, la chambre d’accusation confirma la décision précitée du procureur.
Le 11 avril 2012, le requérant introduisit un recours contre la décision no 1327/2012 devant la chambre d’accusation de la cour d’appel. Il demanda aussi à comparaître personnellement devant elle. Il soulignait que souffrant de graves maladies, il était indispensable pour poursuivre son traitement qu’il puisse se rendre dans des cliniques à l’étranger et qu’une interruption éventuelle de son traitement risquait de provoquer des dommages irréparables à sa santé.
Le 24 mai 2012, le requérant comparut personnellement devant la chambre d’accusation de la cour d’appel. Il y déposa, en plus des différents certificats médicaux déjà présents dans le dossier, un certificat récent du 21 mai 2012 (voir paragraphe 18 ci-dessous).
Par une décision no 1618/2012 du 20 juin 2012, la chambre d’accusation rejeta le recours du requérant et maintint l’interdiction de sortie du territoire. Elle releva qu’il n’y avait aucun besoin immédiat et prévisible pour le requérant de se rendre pour un traitement précis à l’hôpital universitaire de Mainz, en Allemagne. Le requérant ne disposait d’aucun recours contre cette décision.
Le 14 décembre 2012, le juge d’instruction ordonna la mise en détention provisoire du requérant. Lors de son audition, qui avait eu lieu à l’hôpital Evangelismos où il était hospitalisé pour ses problèmes cardiaques, le requérant contesta cette décision. Il exposa la gravité de son état de santé et souligna qu’il avait pu le stabiliser en se rendant régulièrement pour des traitements dans des centres médicaux spécialisés, notamment en Allemagne. Or, le fait qu’il avait dû interrompre ces traitements lorsque le procureur lui imposa l’interdiction de sortie du territoire avait contribué à aggraver son état.
Le 14 décembre 2012, le requérant fut transféré à la prison de Korydallos et, le 22 janvier 2013, en raison de son état de santé, il fut admis à l’hôpital psychiatrique de cette prison où il séjourna jusqu’au 24 juin 2014, date de sa mise en liberté.
B. L’état de santé du requérant
Le requérant souffre depuis 1988 d’une maladie auto-immune chronique, la polyarthrite rhumatoïde juvénile, avec thrombopénie et amylose de forme lourde. La maladie provoqua des handicaps au niveau de la mobilité du requérant, affectant définitivement la quasi-totalité de ses articulations, sa colonne vertébrale, ses articulations sacro-iliaques, les phalanges de tous ses membres, ses genoux et ses chevilles, soit au total trente-quatre de ses articulations. Ces lésions le rendent incapable de s’occuper de lui-même pour ses besoins vitaux et de manier lui-même son fauteuil roulant. Le requérant souffre aussi d’un syndrome respiratoire qui lui provoque des attaques paroxystiques d’essoufflement et des reflux gastro-œsophagien ainsi que d’une dépression avec tendances suicidaires. Enfin, il est atteint d’uvéite récurrente avec des crises périodiques au niveau des yeux tandis que son appareil urinaire est gravement affecté à cause des différents traitements.
En 1994, la maladie du requérant eut une phase d’aggravation atteignant particulièrement les membres supérieurs et inférieurs. En 1995, elle avait endommagé toutes les articulations de manière irréversible, ce qui rendit nécessaire le traitement permanent avec des médicaments cytostatiques et un suivi médical continu en raison des effets secondaires.
En 2003, en raison d’une rechute, le requérant se rendit dans un centre médical spécialisé à Genève. De même, en 2011, il fut admis à l’hôpital Asklipieio où l’on constata qu’il avait subi des dommages irréversibles à la colonne vertébrale et aux articulations provoquant l’impossibilité de se tenir débout et de marcher. Pour faire face aussi à des lésions cardio-vasculaires issues de la maladie, il se rendit à l’hôpital universitaire de Mainz pour un traitement biologique spécifique.
En 2012, il subit également un accident vasculaire cérébral.
Dans le certificat du 21 mai 2012 (voir paragraphe 10 ci-dessus), le médecin légiste S.T. constatait que le requérant avait un taux d’infirmité permanent de 67 %, qu’il ne pouvait se déplacer qu’avec l’aide d’un tiers ayant des connaissances particulières pour ce type d’infirmité et que son état général se dégradait progressivement pouvant aboutir au décès si les valvules cardiaques étaient atteintes. Le médecin légiste précisait que le requérant avait besoin d’être suivi par une équipe de spécialistes, rhumatologues, orthopédistes, ophtalmologistes, cardiologues et psychiatres. Parmi les recommandations, il soulignait que tout stress, fatigue physique et modification défavorable de l’environnement de vie pourraient déclencher une nouvelle aggravation de la maladie avec des résultats imprévisibles.
C. Les conditions de détention du requérant
La version du requérant
Le requérant souligne qu’en raison de son infirmité il passait ses journées sur une chaise roulante qu’il ne pouvait pas manier lui-même en raison de son manque total d’autonomie, de la déformation de ses mains et de l’ankylose de ses coudes. Pour se déplacer, il devait être aidé par un codétenu.
Il séjourna dans une cellule de 9 m² au troisième étage de la prison, qui comprenait une toilette à la turque, sans cuvette, qu’il ne pouvait pas utiliser car il ne pouvait pas se tenir debout. L’espace de détention n’était ni nettoyé ni désinfecté. Plusieurs de ses codétenus souffraient de maladies infectieuses comme le sida ou l’hépatite B et C. Le stock de seringues à sa disposition était accessible aux détenus dont plusieurs étaient toxicomanes.
Le requérant affirme que pendant sa période de détention, son état de santé s’aggrava en raison de l’arrêt de ses traitements ainsi que des mauvaises conditions de détention. En particulier, l’ankylose des membres supérieurs et inférieurs se serait accrue et le taux d’infirmité aurait atteint 80 %. En outre, il aurait subi plusieurs infections des voies respiratoires, une pneumonie et une thrombo-embolie ainsi qu’une baisse considérable des plaquettes, ce qui peut être fatal pour toute personne souffrant des mêmes pathologies. Toutes ces complications furent constatées au sein de l’hôpital psychiatrique, mais ne pouvaient pas être traitées par le personnel de l’hôpital. Pour cette raison, le requérant fit appel à des médecins de son choix qui venaient de l’extérieur. Toutefois, ces derniers ne pouvaient pas introduire dans la prison les appareils nécessaires au traitement du requérant, tels des appareils de kinésithérapie, d’hyperthermie et de balnéothérapie.
La version du Gouvernement
L’hôpital psychiatrique de la prison de Korydallos emploie trois infirmiers et six gardiens qui assument aussi les fonctions d’infirmiers pour les trois cents détenus de cet hôpital. Afin de satisfaire les besoins biologiques du requérant et ayant tenu compte des recommandations de ses médecins traitants, le ministère de la Justice avait désigné un codétenu du requérant pour l’assister 24h/24. Ce codétenu assumait les fonctions d’aide infirmier et était considéré comme exerçant un travail en prison. Le Gouvernement soutient, en outre, qu’en aucune occasion le personnel soignant de l’hôpital avait refusé une aide supplémentaire au requérant.
Le requérant fut placé au troisième étage pour empêcher qu’il n’entre en contact avec d’autres détenus séjournant aux autres étages et ayant des problèmes de santé graves risquant ainsi de provoquer l’aggravation de son état. Sa cellule avait une superficie de 10,70 m². L’unique alternative aurait été de le placer dans une chambrée de 33,70 m² qu’il aurait dû partager avec cinq autres détenus, lui attribuant ainsi un espace personnel de 5,60 m².
La cellule ne disposait pas de WC pour personnes ayant des problèmes de motricité. Toutefois, il y avait au rez-de-chaussée un WC pour les fonctionnaires handicapés de l’hôpital et dont l’usage par le requérant avait été autorisé. Au troisième étage, il y avait aussi des salles de bains appropriées à l’état du requérant.
Les espaces communs de l’hôpital étaient nettoyés deux fois par jour (midi et soir) par les détenus qui travaillaient comme agents de propreté. Les cellules et les chambrées étaient aussi nettoyées une fois par jour, assurant ainsi des conditions d’hygiène satisfaisantes.
Les détenus dans l’hôpital psychiatrique présentaient surtout des problèmes psychiatriques, par définition non contagieux. Il est vrai que certains détenus étaient atteints d’autres maladies mais non infectieuses.
Les certificats médicaux et l’attestation de la directrice de l’hôpital psychiatrique de la prison de Korydallos
Le requérant produit un grand nombre des certificats médicaux inclus dans son dossier médical à l’hôpital psychiatrique et établis par plusieurs médecins : Dr C.S., médecin légiste et professeur à l’université de médecine d’Athènes, Dr G.S., orthopédiste, Dr A.M., rhumatologue, Dr D.R., neurochirurgien, Dr L.P., pneumologue, Dr P.B., professeur de pneumologie, Dr S.T., médecin légiste et médecin de la Santé publique, Dr P.K., médecin légiste. Tous attestaient de l’aggravation de sa maladie et de son état de santé en raison de nombreuses crises inflammatoires poly-articulaires et de l’impossibilité de les traiter dans cet hôpital et dans des conditions de détention.
Le 22 mai 2014, le psychiatre de l’hôpital psychiatrique de la prison de Korydallos établit, à la demande du Gouvernement, un certificat médical : concernant les problèmes psychiatriques du requérant, il décrivait les symptômes et le traitement prescrit et concluait que l’état général du requérant présentait une certaine amélioration. Toutefois, il relevait que les pathologies dues à la polyarthrite rhumatoïde constituaient un problème plus complexe et soulignait que les diagnostics des médecins spécialistes étaient particulièrement inquiétants. Il concluait que la durée de la détention avait une influence négative et rendait incertaine toute prévision concernant l’évolution de la maladie.
Dans une attestation établie, à la demande du requérant, par la directrice de l’hôpital psychiatrique de la prison de Korydallos, celle-ci soulignait ce qui suit :
« (...)
Le détenu dont il s’agit souffre de maladies décrites en détail dans son dossier médical. En raison de la combinaison de ces maladies et, en particulier, de la déformation des os, de l’incapacité de se mouvoir, mais aussi du non-fonctionnement des doigts (torsion des extrémités), il est cloué dans un fauteuil roulant, sans pouvoir se déplacer et sans pouvoir être autonome pour satisfaire ses besoins quotidiens (s’habiller, se déplacer, se nourrir, se rendre aux toilettes et faire sa toilette etc.). Les services administratifs et médicaux, les assistants sociaux et les espaces destinés aux visites se trouvent au rez-de-chaussée, alors que les lieux de détention sont situés aux étages du bâtiment.
En conséquence, et en l’absence de personnel soignant, les déplacements de l’intéressé par la cage d’escalier du bâtiment se font sur les épaules de ses codétenus, qui l’assistent dans la mesure du possible pour chacun d’entre eux ... L’hôpital ne dispose pas de personnel pour faire face à une telle situation. »
D. Les recours devant les autorités compétentes
Le 18 décembre 2012, le requérant saisit la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Athènes d’un recours contre la décision le plaçant en détention. Il demandait la levée de sa détention, son remplacement par des mesures compatibles avec son état de santé et même qu’il soit assigné à résidence quitte pour lui de financer un système de bracelet pour être sous le contrôle des autorités. Le 4 janvier 2013, il demanda à comparaître personnellement devant la chambre d’accusation afin que celle-ci constate la détérioration de son état de santé et son degré d’infirmité.
Le 8 janvier 2013, le procureur envoya à la chambre d’accusation son avis, négatif, sur le bien-fondé de la demande et la demande de comparution personnelle. Cette dernière délibéra le 7 mars 2013 hors la présence des parties.
Le 15 mars 2013, la chambre d’accusation rejeta les deux demandes précitées (décision no 1327/2013). Plus particulièrement, en ce qui concernait la mise en liberté sous condition, la chambre d’accusation entérina la proposition de rejet faite par le procureur en ces termes :
« Le problème de santé concret auquel doit faire face l’accusé ne peut pas conduire à la décision de lever la détention provisoire car, comme lui-même l’admet, il reçoit déjà le traitement médicamenteux requis, traitement qu’il peut continuer à prendre en prison. L’accusé a, en outre, la possibilité de se faire hospitaliser tant à l’hôpital de la prison de Korydallos où il est détenu provisoirement, que dans un autre hôpital, s’il fallait traiter un sérieux problème de santé qui pourrait se présenter à l’avenir. »
Quant à la demande de comparution personnelle, la chambre d’accusation souligna que l’article 309 § 2 du code de procédure pénale prévoyait que celle-ci délibérait hors la présence du procureur et des parties et que ce n’était que dans des circonstances exceptionnelles que ceux-ci pouvaient être appelés à comparaître. Or, l’exception au principe s’appliquait seulement lorsque la chambre d’accusation était appelée à se prononcer sur le fond de l’affaire après la fin de l’instruction et chaque fois que celle-ci le considérait comme nécessaire. Toutefois, la demande du requérant visant à faire constater son état de santé et à étayer sa proposition d’être mis en liberté sous condition ne tombait pas dans le champ d’application de l’exception précitée.
Le 23 avril 2013, le requérant saisit le juge d’instruction d’une demande tendant à sa mise en liberté sous condition. Il invoquait l’aggravation de son état de santé et les dommages irréparables qu’il avait subi en raison de sa détention. Il joignait trois avis médicaux établis par trois médecins légistes différents.
Le 30 mai 2013, le juge d’instruction rejeta la demande (décision no 346/2013). En ce qui concernait son état de santé, il releva que la santé du requérant avait été sérieusement endommagée, que son handicap ne lui permettait pas d’accomplir tout seul ses besoins basiques au sein de la prison et que son maintien en détention risquait de lui provoquer une infection qui pourrait avoir des conséquences néfastes pour sa vie. Il releva aussi l’avis de ses médecins traitants selon lequel sa mise en liberté et son transfert à son domicile, dans une pièce aménagée et stérilisée, constituait la seule solution possible pour éviter une aggravation supplémentaire de son état. Toutefois, il considéra que ces médecins n’expliquaient pas suffisamment pour quels motifs le transfert du requérant dans un hôpital public ou même privé ne serait de nature à lui assurer des soins adéquats et des conditions de vie adaptées à son état. Il conclut qu’il ne ressortait pas du dossier que cet état était tel que le requérant ne pouvait être traité qu’en étant en liberté. Il releva, par ailleurs, qu’il était toujours loisible au requérant de demander aux autorités de le transférer dans un hôpital public ou privé.
Le 6 juin 2013, le requérant introduisit un recours contre cette décision devant la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Athènes. Par une décision no 3193/2013 du 5 juillet 2013, la chambre d’accusation rejeta le recours, par des motifs similaires à ceux du juge d’instruction, et prolongea la détention provisoire du requérant pour une période de six mois.
La détention provisoire du requérant fut encore prolongée pour une nouvelle période de six mois par la décision no 2445/2013 de la chambre d’accusation de la cour d’appel.
Le 24 juin 2014, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel ordonna la mise en liberté du requérant sous condition (décision no 2052/2014).
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les articles pertinents du code de procédure pénale disposent :
Article 285 – Recours de la personne en détention provisoire
« 1. Contre le mandat de mise en détention provisoire (...), l’accusé peut recourir devant la chambre d’accusation du tribunal correctionnel. Le recours s’effectue dans un délai de cinq jours à compter de la mise en détention (...). Le recours est transmis au procureur près le tribunal correctionnel et celui-ci l’introduit sans tarder avec sa proposition à la chambre d’accusation qui décide de manière définitive.
(...)
La chambre d’accusation peut lever la détention provisoire ou la remplacer par des mesures restrictives (...) »
Article 309 – Compétence de la chambre d’accusation du tribunal correctionnel après la fin de l’instruction
« 1. La chambre d’accusation peut, dans un délai de deux mois ou, si le paragraphe suivant s’applique, dans un délai de trois mois à compter de l’avis du procureur : a) décider de ne pas maintenir l’accusation ; b) mettre fin de manière définitive aux poursuites pénales ; c) suspendre les poursuites pénales mais seulement pour les crimes d’homicide volontaire, de vol avec violences, d’exaction, de vol (...) et d’incendie volontaire ; d) ordonner un complément d’instruction et e) renvoyer l’accusé en jugement devant le tribunal compétent.
La chambre d’accusation délibère en dehors de la présence du procureur et des parties. Dans des cas exceptionnels, si elle l’estime nécessaire, elle peut ordonner la comparution de toutes les parties et, dans ce cas, aussi celle du procureur. Si, après la fin de l’instruction et le dépôt des documents auprès du procureur, une des parties dépose auprès de la chambre des documents ou d’autres éléments de preuve, la chambre, si elle considère que ceux-ci peuvent influencer de manière décisive l’élucidation de l’affaire, doit convoquer les autres parties ou leurs représentants, pour que ceux-ci en soient informés et soumettent leurs observations dans un délai fixé par elle. »
Article 572 – Qui exerce la tutelle et comment
« 1. Le procureur près le tribunal correctionnel du lieu où la peine est purgée, exerce les compétences prévues par le code [de procédure pénale] concernant le traitement des détenus et contrôle l’exécution des peines et l’application des mesures de sécurité, conformément aux dispositions du présent code, du code pénal et des lois y afférentes.
En vue d’exercer les fonctions susmentionnées, le procureur près le tribunal correctionnel visite la prison au moins une fois par semaine. Lors de ces visites, il entend les détenus qui ont préalablement sollicité une audition ».
Les dispositions pertinentes du code pénitentiaire (loi no 2776/1999) se lisent ainsi :
Article 6
« 1. Les détenus ont le droit de s’adresser par écrit et dans des intervalles raisonnables au Conseil de la prison, en cas d’acte ou d’ordre illégaux à leur encontre et si les dispositions du présent code ne prévoient pas d’autre recours. Dans les quinze jours suivant la notification d’une décision de rejet ou un mois après le dépôt de la demande, si l’administration a omis de prendre une décision, les détenus ont le droit de saisir le tribunal compétent de l’exécution des peines. Si le tribunal fait droit au recours, il ordonne les mesures susceptibles de pallier l’acte ou l’ordre illégal (...). » | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1926 et réside à Athènes.
Le requérant est un officier de la gendarmerie en retraite depuis 1977.
Le 3 novembre 2005, la Comptabilité Générale de l’Etat (Γενικό Λογιστήριο του Κράτους) (la CGE) rejeta une demande du requérant tendant au réajustement de sa pension de retraite (décision no 96613/2005). Le 17 février 2006, le requérant formula des objections contre ce rejet.
Le 31 août 2006, la CGE procéda à un certain réajustement de la pension de retraite du requérant (décision no 51762/2006). Elle la fixa à 1 395,20 euros par mois. La décision fut notifiée au requérant le 9 mars 2007. Elle précisait que si le requérant n’était pas d’accord avec le contenu de celle-ci, il pouvait, dans un délai d’un an, formuler des objections devant la GCE ou introduire un appel devant la Cour des comptes.
La CGE n’ayant pas répondu aux objections du requérant du 17 février 2006, celui-ci saisit, le 4 octobre 2006, la Cour des comptes d’un recours contre le rejet tacite des objections précitées. Alors que cette action était pendante, la CGE rejeta les objections du requérant par une décision no 1708/2007. La décision soulignait que les lois nos 2838/2000 (réglementant certaines questions concernant les personnels de police) et 3016/2002, amendant la précédente, invoquées par le requérant concernaient les promotions des militaires de l’active et ne s’appliquaient pas à ceux déjà partis à la retraite avant l’entrée en vigueur de celles-ci, comme c’était le cas du requérant.
Par un arrêt no 577/2010 du 5 mars 2010, la Cour des comptes accueillit l’action du requérant. Elle souligna que les articles 5 et 6 de la loi no 2838/2000 (relatifs aux augmentations salariales) prévoyaient l’augmentation du salaire de base des militaires d’active et que ce mode de calcul devait s’appliquer aussi pour l’augmentation de la pension des militaires qui ont quitté l’armée avant l’entrée en vigueur de ces articles, dans les mêmes conditions que pour les militaires de l’active. Elle considéra que les lois précitées s’appliquaient donc dans le cas du requérant. Elle annula alors les décisions nos 96613/2005 et 1708/2007 et renvoya l’affaire à la CGE pour que celle-ci se prononce sur la demande du requérant tendant à l’augmentation de sa pension, sur le fondement des lois nos 2838/2000 et 3016/2002. La Cour des comptes ne fit aucune mention du réajustement de la pension effectué le 31 août 2006.
L’Etat ne se pourvut pas en cassation contre cet arrêt.
Le 2 juillet 2010, le requérant saisit le comité de trois membres de la Cour des comptes, chargé de surveiller l’exécution des arrêts de celle-ci, d’une demande tendant à obliger la CGE à se conformer à l’arrêt no 577/2010.
Le 23 décembre 2010, le comité de trois membres constata qu’en dépit du fait que l’arrêt précité avait été notifié à la CGE le 15 mars 2010, plus de trois mois s’étaient écoulés sans que celle-ci se conforme à l’arrêt. Il accorda à la CGE un délai d’un mois pour indiquer les motifs de son refus de donner suite à l’arrêt.
Dans sa réponse, la CGE indiqua qu’elle n’était pas obligée de se conformer à cet arrêt définitif de la Cour des comptes car l’article 122 du décret no 1225/1981 prévoyait que la CGE était obligée à se conformer aux arrêts de la Cour des comptes qui n’étaient plus susceptibles de recours (αμετάκλητες) et que cette disposition l’emportait sur celle de l’article 61 du décret no 774/1980 qui consacrait le caractère exécutoire des arrêts définitifs (τελεσίδικες) des chambres de la Cour des comptes. La CGE précisait que l’article 122 précité visait à écarter l’incertitude créée pour les finances de l’Etat par l’exécution d’arrêts définitifs qui risquaient d’être infirmés suite à un pourvoi en cassation devant la Cour des comptes, siégeant en formation plénière. Elle ajoutait que cet article tendait à protéger les finances publiques d’une charge financière imprévue que provoquerait l’exécution d’un grand nombre d’arrêts donnant gain de cause aux retraités. Enfin, elle alléguait que les demandes des militaires retraités pouvaient être satisfaites par le versement d’un réajustement calculé en vertu des dispositions de la loi no 3408/2005 relative à l’augmentation des pensions de retraite des fonctionnaires.
Par une décision du 1er avril 2011, la CGE fixa la nouvelle pension du requérant au même montant que celui qui figurait dans la décision no 51762/2006 du 31 août 2006. La décision précisait que la pension était réajustée sur le fondement de l’article 37 § 1 de la loi no 3016/2002 et de la loi no 3408/2005 portant augmentation des pensions de retraite des fonctionnaires.
Le 13 avril 2011, le comité de trois membres délibéra une deuxième fois dans l’affaire du requérant. Il considéra que le refus de la CGE de se conformer à l’arrêt no 577/2010 de la Cour des comptes était injustifié et l’invita à exécuter l’arrêt dans un délai de trois mois.
Répondant aux motifs invoqués par la CGE pour justifier son refus de se conformer à l’arrêt no 577/2010, le comité de trois membres rappela que le 19 mars 2003, l’assemblée plénière de la Cour des comptes avait considéré que l’exécution d’une décision judiciaire faisait partie intégrante du « procès équitable » de sorte que le refus d’exécution ou le retard dans l’exécution d’un arrêt immédiatement exécutoire et contraignant, tel un arrêt définitif, équivalait à une « privation de propriété ». En outre, l’invocation des motifs des finances publiques ne suffisait pas à justifier une attente de plusieurs années jusqu’à ce qu’un arrêt devienne insusceptible d’appel car l’Etat avait la possibilité, en cas d’issue favorable d’un pourvoi en cassation, de se faire rembourser la somme qu’il aurait versée.
Enfin, le comité de trois membres affirma, d’une part, que l’article 122 précité était contraire tant à la législation interne qu’aux textes de l’Union européenne, et d’autre part, que le réajustement de la pension des retraités de l’armée qui avaient obtenu des décisions judiciaires favorables ne pouvait pas se faire selon les dispositions de la loi no 3408/2005. Il précisa que ces derniers avaient droit à ce que les décisions judiciaires soient exécutées à leur égard.
Le comité de trois membres notifia sa décision du 13 avril 2011 au requérant et à la CGE le 20 avril 2011.
La CGE notifia sa décision du 1er avril 2011 (paragraphe 15 ci-dessus) au requérant le 22 juillet 2011. La lettre d’accompagnement de la décision précisait que celle-ci n’entrainait aucune modification du montant de la pension versée au requérant. Elle indiquait aussi que si ce dernier n’était pas d’accord avec le contenu de la décision, il pouvait, dans un délai d’un an à compter de la notification, soit présenter des objections contre celle-ci devant la Commission de contrôle des actes fixant les pensions, soit introduire un appel devant la Cour des comptes.
Le 15 octobre 2011, le requérant saisit à nouveau la Cour des comptes se plaignant du refus continu de la CGE de se conformer à l’arrêt no 577/2010. Toutefois, la Cour des comptes considéra que la demande du requérant, n’ayant pas revêtu la forme requise, ne répondait pas aux conditions d’un recours recevable et, par conséquent, elle ne l’examina pas.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Selon l’article 95 § 5 de la Constitution hellénique, telle que modifiée en avril 2001, la CGE est tenue de se conformer aux décisions de justice.
Le 14 novembre 2002, la loi no 3068/2002 sur l’exécution des décisions de justice par la CGE entra en vigueur (Journal officiel no 274/2002). Elle fut par la suite amendée par la loi no 3900/2010, entrée en vigueur le 1er janvier 2011. Elle dispose entre autres que la CGE a l’obligation de se conformer sans tarder aux décisions de justice et de prendre toutes les mesures nécessaires pour exécuter lesdites décisions (article 1). Cette loi prévoit la création de comités de trois membres au sein des hautes juridictions helléniques (Cour suprême spéciale, Cour de cassation, Conseil d’Etat et Cour des comptes) et des juridictions administratives ordinaires, chargés de contrôler la bonne exécution, par la CGE, des décisions de leurs juridictions respectives dans un délai qui ne peut dépasser trois mois (à titre exceptionnel, ce délai peut être prorogé une seule fois). Ces comités peuvent notamment désigner un magistrat pour assister la CGE en proposant à celle-ci, entre autres, les mesures lui permettant de se conformer à la décision en question. Si la CGE n’exécute pas une décision dans le délai imparti par un tel comité, elle se voit imposer des pénalités, lesquelles peuvent être renouvelées tant qu’elle ne s’est pas conformée à la décision (article 3). Des mesures disciplinaires peuvent également être prises contre les agents de la CGE qui sont à l’origine du défaut d’exécution (article 5). Les dispositions de la loi no 3068/2002 s’appliquent aux décisions rendues après son entrée en vigueur (article 6).
L’article 3 § 1 de la loi no 599/1968 prévoit que l’acte fixant le montant d’une pension de retraite est sujet à objections présentées devant la Commission de contrôle des actes fixant les pensions. L’article 2 § 1 de la même loi dispose que l’acte fixant le montant d’une pension ainsi que la décision de la Commission de contrôle sont susceptibles d’appel devant la Cour des comptes. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1961 et à la date de l’introduction de la requête était détenu à la prison de Patras.
Le requérant subit, dans le passé, quatre opérations des vertèbres. Il souffre aussi d’insuffisance cardiaque en raison d’une sténose des aortes d’un taux supérieur à 70 %. Son taux d’invalidité fut fixé à 50 % par l’organisme grec de sécurité sociale et à 66 % par l’organisme belge d’assurance maladie « Liberale Mutualiteit » lequel lui verse une pension.
A. La mise en détention et la mise en liberté du requérant
Accusé de possession et de culture de cannabis, le requérant fut mis en détention provisoire le 29 septembre 2012 à la prison de Corinthe.
Le mandat de mise en détention du requérant, émis le 2 octobre 2012, précisait que le requérant, sans être toxicomane au sens de l’article 30 § 1 de la loi no 3459/2006, cultivait du cannabis sur 4 000 m² de sa propriété à des fins lucratives. Le mandat précisait que compte tenu du grand nombre de plants de cannabis cultivés par le requérant (ce que sa consommation personnelle ne pouvait justifier), il était probable que s’il était laissé en liberté, il risquait de commettre de nouvelles infractions.
Le 5 décembre 2012, le juge d’instruction près le tribunal correctionnel d’Aigion ordonna une expertise afin de vérifier l’allégation du requérant selon laquelle il était toxicomane. Le 13 février 2013, le rapport d’expertise rédigé par un neurologue-psychiatre constatait que le requérant était un drogué dépendant, dont la dose quotidienne dépassait 15 gr, et qu’il n’était pas possible de le désintoxiquer sans assistance médicale.
Par une décision du 4 mars 2013, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Aigion décida de prolonger la détention provisoire du requérant. Elle considéra que le rapport d’expertise n’était pas crédible car il n’était pas fondé sur un examen toxicologique du requérant ni sur un examen clinique dans un hôpital pour vérifier si au bout de cinq jours le requérant manifestait des symptômes liés à un état de manque.
Le 5 avril 2013, le requérant fut cité à comparaître à l’audience du 28 juin 2013 devant la cour d’appel criminelle de Patras.
Le 19 juin 2013, le requérant fut transféré à la prison de Patras en vue de l’audience précitée.
Le 28 juin 2013, la cour d’appel criminelle de Patras acquitta le requérant.
Le requérant fut mis en liberté le 1er juillet 2013.
B. Les conditions de détention du requérant dans la prison de Corinthe
La version du requérant
La prison contient 2 chambrées et 10 cellules. D’une capacité officielle de 40 détenus, elle en accueillait 96 à la date de l’introduction de la requête. Un couloir de 26 m² servait de dortoir pour 28 détenus. Toutefois, en cas de pluie et d’impossibilité pour les détenus de sortir dans la cour, ils se massaient tous débout dans cet espace.
Le requérant fut placé dans la cellule no 5 qui mesurait 15 m² avec 5 autres détenus. La hauteur des deux lits superposés dans la cellule était d’un mètre seulement et les matelas étaient vieux, sales et déchirés. Obligé de dormir par terre, le requérant affirme que son problème orthopédique s’était aggravé en raison de l’incapacité de la prison de lui fournir un lit, ainsi qu’un matelas adapté à son handicap. La toilette qui était à l’intérieur de la cellule mesurait 6 m², ce qui laissait 1,5 m² à 2 m² à chaque détenu, espace dans lequel étaient placés les lits et deux matelas par terre pour le cinquième et le sixième occupant de la cellule. Les toilettes n’avaient pas de porte, n’étaient pas ventilées et l’odeur qui s’en dégageait était nauséabonde et présente pendant les repas. Sans réfectoire, ni tables ni chaises dans les cellules, les détenus prenaient leurs repas debout ou assis sur leurs lits.
Les détenus étaient obligés de nettoyer eux-mêmes les chambrées et les cellules avec des produits achetés par eux-mêmes.
La nourriture était très insuffisante. Pour le petit-déjeuner, les détenus n’avaient que du thé. Il n’y avait de la viande qu’une seule fois par semaine et il n’y avait jamais de poisson. Vingt-huit détenus partageaient un réfrigérateur et une seule plaque de cuisson. Le requérant allègue, de surcroît, que la nourriture n’était pas adaptée à ses problèmes cardiaques.
La cour de la prison d’une superficie de 160 m², qui comprenait un terrain de basket, des appareils pour la gymnastique et un étendoir pour vêtements, était trop exiguë pour le nombre des détenus. Les murs de la prison n’étaient pas peints et étaient rongés par l’humidité.
Un médecin n’était présent que deux fois par semaine. L’infirmerie était vétuste et ne disposait d’aucun appareil médical. Les examens médicaux spécialisés devaient être effectués dans des cabinets extérieurs aux frais des détenus.
La version du Gouvernement
Le Gouvernement se fonde sur un document fourni par la prison même de Corinthe décrivant la prison et les conditions de détention.
La prison dispose de 2 chambrées et de 10 cellules. Il existe trois cours différentes : la première, de 200 m², réservée aux cellules no 1 à no 5 et à leurs 25-30 détenus ; la deuxième, de 200 m², réservée aux cellules no 6 à no 10 et leurs 25-30 détenus ; la troisième, de 500 m², qui accueille 4050 détenus et qui dispose d’un terrain de football et d’un terrain de volleyball.
Le requérant séjourna dans la cellule no 5, à sa demande, pendant toute la durée de sa détention, afin qu’il soit avec des codétenus originaires de la même ville que lui. La cellule avait une surface de 15 m², toilette incluse.
L’occupation de la cellule no 5 à différentes dates était la suivante : au 4 octobre 2012 : 5 détenus ; au 1er novembre 2012 : 5 détenus ; au 16 novembre 2012 : 4 détenus ; au 1er janvier 2013 : 5 détenus ; au 1er février 2013 : 4 détenus ; au 1er mars 2013 : 5 détenus ; au 1er avril 2013 : 5 détenus ; au 1er mai 2013 : 5 détenus ; au 1er juin 2013 : 5 détenus et au 19 juin 2013 : 4 détenus.
Le hauteur des lits superposés faisait suite à la demande des détenus afin qu’ils puissent regarder la télévision de manière plus confortable. Les détenus détruisaient eux-mêmes leurs matelas ; pour cette raison, il fut décidé que la fourniture de nouveaux matelas serait facturée aux détenus.
Quant au couloir de 26 m², personne ne dormait dans celui-ci. Il était d’ailleurs équipé de tabourets et de tables pour que les détenus ne soient pas debout en cas de pluie. Les détenus cassèrent plusieurs tables à l’occasion de bagarres. Les chambrées 1 et 2 étaient dotées d’un grand réfectoire où les détenus pouvaient se rendre en cas de pluie.
Les murs et les bâtiments de la prison furent repeints à l’occasion d’une transformation récente d’une partie de celle-ci en local spécial de détention pour mineurs.
Pendant la détention du requérant, l’aile où se trouvaient les cellules nos 6 à 10 était dotée d’un réfectoire. Initialement, le réfectoire était prévu pour les cellules no 1 à no 10 mais, pour des raisons de sécurité, les cellules nos 1 à 5 furent exclues et équipées de tabourets et de tables en plastique.
Le nettoyage des cellules était assuré par les détenus qui y séjournaient et celle des espaces communs par des détenus travaillant en tant qu’agent de surface pour des périodes de trois mois. Les produits de nettoyage étaient fournis par la prison une fois par semaine.
La prison était chauffée par des radiateurs qui fonctionnaient deux à trois heures par jour. Un chauffe-eau solaire assurait la fourniture d’eau chaude. En cas de grosse chaleur, les portes des cellules restaient ouvertes. Seules les chambrées 1 et 2 étaient équipées de ventilateurs au plafond. Les autorités de la prison autorisaient les détenus à posséder des ventilateurs ou des chauffages individuels.
En ce qui concerne l’alimentation, le menu mensuel prévoyait du poisson deux fois par mois, de la viande onze fois par mois, dont du poulet quatre fois par mois et de la viande hachée trois à quatre fois par mois. Le petit-déjeuner comprenait du thé la plupart des jours de la semaine et du lait les autres jours. Les détenus pouvaient acheter avec leurs propres deniers du poisson ou de la viande à la cantine de la prison ou au supermarché à l’extérieur.
Un fonds de charité fournit aux détenus indigents qui le demandent des vêtements ou produits d’hygiène personnelle, tels des shampooings, savons, rasoirs, dentifrices et brosses à dent. Lors de son admission à la prison, le requérant déclara qu’il recevait une pension d’invalidité et n’avait pas besoin du fonds de charité.
La prison dispose d’un dispensaire intégré à l’hôpital général de Corinthe auquel est détaché un médecin travaillant pour le Système de santé national. Pour des cas plus graves, les détenus étaient transférés à l’hôpital général de Corinthe. Les détenus pouvaient aussi se faire examiner par des médecins de leur choix, mais dans ce cas, ils devaient payer leurs honoraires. Le dispensaire était équipé de tout le matériel médical pour des soins de première nécessité et ne saurait être qualifié de vétuste.
Le requérant se rendit au dispensaire de la prison à dix-sept reprises : les 9 et 22 octobre 2012 et le 19 décembre 2012 ; les 10 et 15 janvier 2013, les 14, 21 et 26 février 2013, les 12, 21 et 28 mars 2013, les 9, 23 et 29 avril 2013, les 20 et 27 mai 2013 et le 17 juin 2013. Le médecin modifia son traitement pharmaceutique et recommanda son transfert dans un hôpital lorsque cela se fut avéré nécessaire (paragraphes 36-37 ci-dessous)). Tous les médicaments prescrits par le médecin étaient fournis au requérant sur une base quotidienne et seul un sur quatre était générique.
Le 20 décembre 2012, le requérant fut transféré aux urgences de l’hôpital général de Corinthe. Devant l’impossibilité de se soumettre à un examen spécifique des vaisseaux et des veines de ses jambes dans cet hôpital, le requérant fut admis le 10 janvier 2013 dans une clinique privée de Corinthe.
Le 21 janvier 2013, le requérant refusa son transfert à l’hôpital de la prison de Korydallos, à Athènes, comme le lui recommandait le médecin du dispensaire. Le requérant signa une décharge à cet effet pour officialiser son refus.
Le 23 janvier 2013, le requérant fut à nouveau transféré à l’hôpital général de Corinthe où il fut constaté que son examen par un chirurgien vasculaire n’était pas impérieuse mais pouvait être fixé à une date ultérieure.
Le 16 mai 2013, le requérant fut admis au département cardiologique de l’hôpital général de Corinthe, d’où il sortit le même jour à ses propres risques et périls.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Pour le droit et la pratique internes pertinents, se référer à la décision Chatzivasiliadis c. Grèce (no 51618/12, §§ 17-21, 26 novembre 2013).
L’article 75 du code pénitentiaire (transfert pour des motifs procéduraux) dispose :
« Dans le cas de l’alinéa c de l’article 72, le transfert du détenu est ordonné par le procureur compétent près la cour d’appel ou près du tribunal correctionnel afin de faciliter l’instruction ou afin que l’accusé comparaisse devant le tribunal ou devant une autre autorité. Le même procureur veille pour le rapatriement rapide du détenu, qui n’est pas autorisé à déposer une demande de transfert dans une autre prison jusqu’à ce que le rapatriement ait eu lieu. (...) »
III. LES CONSTATS DU MEDIATEUR DE LA REPUBLIQUE
Le 21 juillet 2011, sur invitation du ministère de la Justice, le médiateur de la République se rendit à la prison de Corinthe afin d’examiner le caractère approprié de cette prison dans la perspective de faire transformer une partie de celle-ci en lieu de détention pour des mineurs de 15 à 18 ans.
Dans son rapport du 14 septembre 2011 au ministère, le médiateur constatait que la prison, d’une capacité de 60 détenus, accueillait à la date de la visite 90 détenus. Il soulignait que le phénomène récurrent de surpopulation des prisons grecques se retrouvait également dans cette prison et rendait les conditions de vie des détenus et les conditions de travail du personnel pénitentiaire insupportables. La surpopulation dans les deux chambrées visitées était telle qu’elle constituait un traitement inhumain au sens de l’article 3 de la Convention.
Le médiateur recommandait, entre autres, que les installations devaient être rénovées de manière à pouvoir accueillir des mineurs. Les espaces étaient à tel point limités qui ne permettaient même pas le séjour en leur sein des adultes. Il faudrait avant tout régler les besoins en espace afin de faire disparaître les problèmes liés à la surpopulation et équiper les cellules afin qu’elles soient adaptées aux besoins des mineurs. La présence d’un médecin et du personnel médical était indispensable. | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1983, 1985, 1937 et 1947 et résident à Villepinte à l’exception du deuxième requérant qui réside à Drancy. Les deuxième, troisième et quatrième requérants sont respectivement le frère, la mère et le père du premier requérant.
A. L’arrestation du premier requérant
Dans l’après-midi du 30 novembre 2004, le premier requérant, qui fumait dans la gare de Mitry-Villeparisis, fut contrôlé par des agents du service de surveillance générale (« SUGE ») de la société nationale des chemins de fer français (« SNCF »).
Le même jour, peu avant 20h00, deux policiers du commissariat de Mitry Mory, S.D. et S.G., furent appelés dans cette gare après avoir été avertis qu’un individu jetait des cailloux sur les trains. Sur place, ils virent un homme ne correspondant pas à la description fournie, paraissant ivre, qui se montra agressif à leur égard. Ils appelèrent du renfort tandis qu’arrivaient cinq fonctionnaires du SUGE. L’intéressé, identifié plus tard comme le premier requérant, partit en courant vers un passage souterrain.
Les agents du SUGE, parmi lesquels se trouvaient L.P., Y.F. et O.D.B., procédèrent à l’interpellation du premier requérant. Celui-ci se laissa appréhender sans opposition. Les agents du SUGE l’emmenèrent ensuite devant l’entrée principale de la gare et le placèrent contre un mur.
Les versions des témoins de la scène diffèrent sur la suite des événements (voir ci-dessous, paragraphes 15 à 18, 20 et 34 à 44).
Le premier requérant fut mis au sol par les agents du SUGE, qui lui menottèrent les mains dans le dos, avant de procéder à une palpation de sécurité. Il fut ensuite placé dans un véhicule de police qui était à proximité. L’intervention se termina à 19 heures 59.
Lors de son transport et de son arrivée au commissariat, le premier requérant se plaignit de nausées et dut être soutenu par les policiers pour sortir du véhicule. Les fonctionnaires mentionnèrent l’existence d’une plaie au menton saignant abondamment.
Arrivé dans les locaux de garde à vue, le premier requérant perdit connaissance et tomba dans le coma. Un médecin présent sur place lui prodigua les premiers soins, avant l’arrivée des sapeurs-pompiers, à 20 heures 14, puis du service mobile d’urgence et de réanimation (SMUR), à 20 heures 45. Il fut ensuite transféré au centre hospitalier de Lagny sur Marne, puis à l’hôpital Beaujon de Clichy.
Le premier requérant fut placé en garde à vue à 20 heures 15 pour des faits d’« outrage à AFP » et violences volontaires sur agent chargé d’une mission de service public, sans que la mesure ne puisse lui être notifiée compte tenu, selon le procès-verbal, de son état d’ébriété. Cette garde à vue fut levée à 22 heures 10 sur instruction du procureur de la République.
B. L’enquête de flagrance
Le magistrat de permanence du parquet de Meaux fut avisé à 20 heures 40. Il ordonna l’ouverture d’une enquête de flagrance, du chef de violences volontaires par personne chargée d’une mission de service public, qu’il confia à la direction régionale de la police judiciaire (« DRPJ ») de Versailles.
Les membres de la police et du SUGE étant intervenus ou ayant assisté à l’interpellation furent entendus. Leurs versions étaient contradictoires : les agents de la SNCF décrivirent une interpellation modèle, tandis que certains policiers la qualifièrent de « musclée ». Parmi ces derniers, N.T., D.F. et R.D. précisèrent avoir vu un employé du SUGE, identifié comme Y.F., porter un coup de genou au premier requérant, au niveau du visage, alors que celui-ci se trouvait au sol maintenu par deux autres agents. Ils ajoutèrent que voyant qu’il allait en porter un deuxième, le brigadier-chef A.H. lui avait mis la main sur le genou en lui disant « c’est bon ».
A.H. ne fit pas part de cet élément lors de sa première audition. Il fut réentendu et expliqua qu’en arrivant à la gare le soir des faits, il avait constaté la présence de cinq membres du SUGE autour du premier requérant qui gesticulait. L’un d’eux avait essayé de prendre le bras de l’intéressé qui avait alors fait un geste en lui disant de ne pas le toucher. L’agent identifié comme Y.F. avait répondu « toi, tu ne me frappes pas » et s’était « énervé » contre le premier requérant. Aidé par trois collègues, il l’avait amené au sol. Comme l’intéressé ne voulait pas se laisser menotter, il lui avait porté un coup avec son genou gauche au niveau de la tête. A.H. précisa s’être alors approché. Voyant Y.F. armer son genou droit pour porter un second coup, il l’en avait empêché. Interrogé sur l’absence de ces éléments dans son premier témoignage, le fonctionnaire de police indiqua avoir « pensé que c’était à l’intéressé de prendre ses responsabilités ».
N.T. précisa qu’avant d’être amené au sol, le premier requérant n’avait pas été violent mais avait essayé d’enlever la main qu’un agent du SUGE avait posée sur lui. L’un des membres de ce service avait alors tenté de lui porter un coup de poing au visage sans y parvenir.
Certains fonctionnaires de police et certains membres du SUGE mentionnèrent que le premier requérant portait la trace d’une coupure au menton avant son interpellation.
Le 2 décembre 2004, L.P., Y.F.et O.D.B. furent placés en garde à vue.
Le 3 décembre 2004, une remise en situation fut réalisée en présence de deux membres du parquet, ainsi que des cinq agents du SUGE et des six fonctionnaires de police intervenus le soir des faits. Les agents du SUGE décrivirent une interpellation sans difficulté notable avec menottage au sol du premier requérant, précisant que l’intéressé n’avait aucune blessure au moment où ils l’avaient remis aux policiers. Ces deniers maintinrent une version différente des faits en expliquant comment le coup de genou avait été porté.
Le docteur M.K., ayant opéré le premier requérant à l’hôpital Beaujon, indiqua aux enquêteurs que les lésions constatées sur celui-ci pouvaient être compatibles avec un seul coup d’une violence importante, tel qu’une gifle violente, un coup de pied ou de genou, un coup porté avec un objet non contondant ni trop lourd, voire une chute mal réceptionnée. Il ne pensait pas que la blessure puisse être compatible avec un coup de matraque.
C. Les examens et soins médicaux
À l’hôpital de Lagny sur Marne, un premier scanner cérébral mit en évidence un hématome sous-dural aigu hémisphérique gauche. Les examens sanguins montrèrent une alcoolémie de 1,51 grammes par litre de sang et une présence de cannabinoïdes actifs (THC) révélant une exposition à la drogue entre 2 et 24 heures avant le prélèvement.
Admis le 1er décembre 2004 à l’hôpital Beaujon, le premier requérant fut directement amené au bloc opératoire où il fut procédé en urgence à l’évacuation de l’hématome. Un premier scanner de contrôle réalisé le même jour mit en évidence un hématome sous-dural résiduel.
Un médecin légiste, requis le 1er décembre 2004 pour examiner le premier requérant, constata que celui-ci se trouvait dans un état de coma de stade 3 sur l’échelle fermée de Glasgow (le stade 0 correspondant à la mort et le stade 15 à l’état d’éveil). Il décrivit une fracture temporo-pariétale gauche, une plaie fermée de 3,4 centimètres au menton, côté droit, deux hématomes au tibia gauche et une griffure au niveau de la pommette gauche. Il mentionna également un hématome sous-dural hémisphérique gauche, étendu, compressif, ayant nécessité le transfert du requérant en urgence à l’hôpital.
Un deuxième scanner réalisé le 3 décembre 2004 révéla une fracture de l’odontoïde associée à une fracture de la masse latérale de la vertèbre C2.
Les 15 et 28 décembre 2004, le premier requérant fut à nouveau opéré.
Du 14 février au 12 décembre 2005, il fut hospitalisé au centre de rééducation fonctionnelle de Bouffémont.
Le bilan de sortie de cet établissement fit état de nombreuses séquelles neurologiques, dont une perte partielle des capacités motrices actives des quatre membres, ainsi que de troubles cognitifs et comportementaux graves (désinhibition, désadaptation, incapacité à se concentrer, désorientation temporelle, absence de motivation et d’initiative, opposition passive).
Le 12 décembre 2005, son état n’évoluant pas, le premier requérant fut transféré dans un autre centre de rééducation. Le 26 juin 2008, son taux séquellaire d’incapacité partielle permanente (IPP) fut estimé à 95 %, le premier requérant n’ayant aucune autonomie pour tous les gestes élémentaires de la vie quotidienne. Il était confiné dans un fauteuil et n’était capable d’aucune activité occupationnelle autonome.
D. L’information judiciaire
Le 3 décembre 2004, le procureur de la République de Meaux requit l’ouverture d’une information judiciaire contre L.P., Y.F. et O.D.B., du chef de violences volontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail (ITT) de plus de huit jours, aggravées par trois circonstances, à savoir : pour avoir été commises en réunion, par personnes chargées d’une mission de service public et dans un lieu destiné à l’accès à un moyen de transport collectif.
Le même jour, les trois personnes visées dans le réquisitoire introductif furent mises en examen. L.P. et O.D.B. se virent imposer un contrôle judiciaire, tandis qu’Y.F. fut placé en détention provisoire jusqu’au 28 juillet 2005, date de sa libération sous contrôle judiciaire.
Les requérants, assistés de leur conseil, se constituèrent partie civile.
Le 8 décembre 2006, au vu de l’évolution de l’état de santé du premier requérant, le procureur de la République signa un réquisitoire supplétif requalifiant les faits en violences volontaires ayant entraîné une infirmité permanente. Les trois agents du SUGE furent mis en examen de ce chef.
Les témoignages recueillis
De nombreux témoins furent entendus par les enquêteurs sur commission rogatoire et, pour certains, directement par le juge d’instruction.
Trois usagers de la gare présents au moment des faits déclarèrent n’avoir pas vu de coup porté sur le premier requérant.
Deux personnes ayant côtoyé ce dernier le jour des faits, S.M. et S.Gh. furent également entendues. S.M. expliqua qu’au cours de l’après-midi, le premier requérant et lui avaient bu de l’alcool et s’étaient fait verbaliser pour avoir fumé dans la gare. Ils avaient ensuite calmé un individu qui se trouvait sur les voies et jetait des pierres sur les trains. Il précisa que le premier requérant avait la lèvre gonflée et présentait de petites cicatrices sur le visage au niveau du menton. Pendant qu’il se trouvait en sa compagnie, le premier requérant ne s’était pas cogné et n’était pas tombé.
S.Gh. indiqua aux enquêteurs que l’intéressé avait été « balayé » par un des intervenants qui l’avait fait tomber à terre sur le ventre, sans que sa tête touche le sol. Elle ajouta qu’à terre, un agent du SUGE lui avait donné un coup de pied, sans élan, au niveau de la tête ou du haut du corps, sans pouvoir préciser si le coup avait heurté la tête. Elle ajouta que, le premier requérant ayant refusé de monter dans la voiture, l’un des intervenants lui avait donné un petit coup derrière la tête ou le haut du corps, avec un objet noir, peut-être une matraque, mais que le coup n’était pas violent. Convoquée à quatre reprises devant le juge d’instruction, S.Gh. ne comparut pas. En outre, ayant par la suite évoqué des violences caractérisées lors d’un entretien télévisé, elle expliqua qu’elle « n’avait pas toute sa tête », qu’elle avait été « prise au dépourvu » et qu’elle y était « allée un peu fort devant les caméras ».
Par ailleurs, le 9 mai 2006, une agente de la SNCF révéla aux enquêteurs avoir reçu les confidences d’un maître-chien prétendant avoir échangé avec des amis du premier requérant et avoir appris que ce dernier s’était battu le jour des faits, au cours de l’après-midi et qu’une bouteille lui avait été cassée sur la tête. Elle précisa qu’elle ne s’était pas manifestée plus tôt en raison du caractère rapporté des informations qu’elle détenait. De plus, elle avait jugé le maître-chien peu fiable, celui-ci lui ayant donné des informations qu’elle savait fausses. Toutefois, ce témoignage ne put donner lieu à aucun recoupement ni à une nouvelle audition, compte tenu du décès du témoin. Des contacts téléphoniques furent pris par la police le 26 mai 2006 avec les six maîtres-chiens susceptibles d’avoir fait ces déclarations. Le seul qui travaillait dans la société à l’époque des faits déclara n’avoir eu aucun écho concernant cette affaire et n’avoir jamais parlé avec les amis de la victime, qu’il ne connaissait pas.
S.D. et S.G., les deux policiers arrivés initialement sur les lieux déclarèrent, pour l’un, que l’interpellation avait été opérée « de manière musclée » et qu’il était possible que la tête du premier requérant ait heurté le sol, celui-ci étant « tombé de tout son poids, d’un seul coup » et, pour l’autre, que l’intéressé était tombé « lourdement au sol, face contre terre », sa tête heurtant le sol. Ce dernier ajouta devant le juge d’instruction qu’il était quasiment sûr que la tête avait heurté le sol, même si un véhicule gênait sa vision. Il précisa encore n’avoir vu aucun coup de genou.
Les quatre fonctionnaires de police arrivés en renfort, D.F., N.T. R.D. et A.H. maintinrent avoir été témoin d’un tel geste. R.D. affirma que lorsque le premier requérant avait été amené au sol, ça avait « claqué ». A.H. revint sur les déclarations faites en flagrance pour dire devant le juge d’instruction qu’il ne savait pas si la tête de l’intéressé avait « claqué au sol ».
Les deux fonctionnaires du SUGE, qui étaient présents mais n’avaient pas participé à l’intervention, expliquèrent qu’il n’avait pas été fait usage de violence et l’un d’eux suggéra que, si coup il y avait eu, cela n’avait pu se produire que dans le véhicule de police ou au commissariat.
S’agissant des mis en examen, O.D.B. indiqua qu’il n’y avait pas eu de coups portés. Il compara la phase au cours de laquelle le premier requérant avait été amené au sol à « un cas d’école », précisant qu’à aucun moment il n’y avait eu de violences, mais un accompagnement à terre. Il était certain que la tête n’avait pas heurté le sol. Il ajouta qu’Y.F. n’avait pas porté de coup de genou, expliquant au juge d’instruction que, selon lui, cela s’était mal passé au commissariat et que les policiers essayaient de leur « faire porter le chapeau ». Il ajouta que la plaie que portait le premier requérant au menton après son arrivée dans les locaux de garde à vue n’avait rien à voir avec l’égratignure qu’ils avaient constatée plus tôt. Il estima que son collègue avait fait usage de la force strictement nécessaire pour amener l’interpellé au sol.
L.P. affirma qu’alors qu’il était encore debout, le premier requérant avait volontairement atteint Y.F. d’un coup de poing au bras. Celui-ci l’avait alors attrapé par la manche pour le déséquilibrer. L’intéressé s’était retrouvé à genou, puis avait été couché sur le côté et à plat ventre. Pendant qu’Y.F. procédait au menottage, O.D.B. et lui-même avaient maintenu les chevilles. Il affirma que le premier requérant avait été amené au sol normalement et qu’il n’y avait eu ni coup ni chute au sol. Il justifia l’usage de cette technique par le fait que la personne interpellée se débattait et tenait des propos incohérents. Il ajouta que celle-ci présentait des traces de sang au niveau du nez, ce qu’il avait déjà constaté lorsqu’il l’avait verbalisé dans l’après-midi. Il affirma au juge d’instruction que la tête n’avait pas pu heurter le sol, après avoir indiqué en garde à vue qu’il n’avait pas vu cette-dernière au moment où l’intéressé était amené à terre.
Enfin, Y.F., ancien instructeur en techniques d’interventions, confirma avoir verbalisé le premier requérant dans l’après-midi, sans aucun incident, même si ce dernier avait déjà consommé de l’alcool. Il décrivit l’état d’énervement et les propos outrageants tenus par celui-ci lors de leur seconde rencontre. Il se plaignit d’avoir reçu un coup intentionnel et violent à l’avant-bras droit. Il avait tiré le premier requérant par la manche pour le faire tomber à genou, puis l’avait amené au sol à l’aide de L.P., en le couchant sur le côté droit, puis en le tournant sur le ventre. Il avait lui-même procédé au menottage en posant ses genoux sur son corps, le gauche au niveau du dos, le droit au niveau des fesses. Ses collègues maintenaient les jambes. Il précisa qu’il s’agissait bien d’une « amenée au sol » et non d’un plaquage. Il affirma que la tête du requérant n’avait rien heurté et qu’aucun coup ne lui avait été assené, précisant qu’il était porteur d’une coupure légère au niveau du menton et avait du sang séché au niveau du nez. Selon lui, il avait dû se passer quelque chose au commissariat ou pendant le trajet car la blessure au menton visible lors de son intervention n’avait rien à voir avec celle qu’il avait lorsqu’il l’avait revu au commissariat, devenue une plaie profonde de quatre centimètres et saignant, ayant occasionné une flaque de sang. Il précisa que si une telle blessure avait existé lors de la remise aux fonctionnaires de police, elle aurait justifié de la part des agents du SUGE un appel immédiat et sur place des secours.
Le dossier administratif d’Y.F. révélait que celui-ci avait déposé plainte à plusieurs reprises pour des faits d’outrages et menaces.
La consultation des manuels d’interventions de la SNCF permit de constater qu’il était précisé que la tête est un endroit du corps où les coups sont interdits.
L’exploitation de la vidéosurveillance de la gare ne permit pas d’obtenir des images de la phase de menottage. En revanche, le contrôle effectué l’après-midi et l’intervention du premier requérant pour calmer un individu se trouvant sur les voies furent observés.
Les expertises
a) L’expertise du 25 avril 2005
Le 29 décembre 2004, une première expertise fut confiée par le juge d’instruction au docteur T., médecin légiste, et au professeur L, neurochirurgien. Ceux-ci rendirent leur rapport le 25 avril 2005.
Ils conclurent que le premier requérant avait présenté un hématome sous-dural aigu hémisphérique gauche qui avait causé des lésions cérébrales.
Compte tenu de la nature de cet hématome et de ses conséquences, les experts estimèrent que la durée nécessaire à sa constitution était probablement d’au moins une demi-heure à partir du traumatisme crânien et ne pouvait être inférieur à un quart d’heure. Au vu de la chronologie des faits et des témoignages, ils indiquèrent que le choc ne pouvait pas être survenu lors d’un transport d’une durée de quelques minutes entre la gare et le commissariat, ni lors de l’arrivée dans ce dernier. En revanche, ils estimèrent que les blessures pouvaient avoir été secondaires à un plaquage au sol, des coups de genou ou une chute de l’intéressé de sa hauteur au cours de son interpellation. La consommation d’alcool ou de stupéfiants ne pouvait pas avoir influencé de manière directe et certaine les lésions cérébrales traumatiques.
b) L’expertise du 24 janvier 2006
Le docteur G., neurologue, et Mme D., neuropsychologue, examinèrent le premier requérant le 3 janvier 2006. Ils rendirent leur rapport le 24 janvier 2006.
Ils constatèrent un déficit des quatre membres, ainsi qu’une altération majeure des fonctions cognitives et mentales. Ils conclurent que l’état neurologique était directement responsable de l’état de dépendance totale dans lequel se trouvait le premier requérant, estimant qu’il était trop tôt pour se prononcer sur une consolidation, mais qu’il était vraisemblable que la situation évoluerait peu.
c) L’expertise du 19 octobre 2006
Le 26 juin 2006, les docteurs G. et S. examinèrent le premier requérant. Dans leur rapport en date du 19 octobre 2006, ils notèrent que celui-ci ne pouvait ni se lever ni marcher, qu’il était totalement dépendant pour les actes de la vie quotidienne et devait faire l’objet d’une mise sous tutelle. L’ITT était encore en cours.
Ils mentionnèrent que les lésions observées étaient obligatoirement la conséquence d’un traumatisme violent et que, s’il résultait d’un plaquage au sol, ce plaquage avait été très violent. Un coup de genou porté avec violence pouvait également être responsable d’une hyper extension du rachis cervical et de la fracture de la vertèbre C2, mais pas des lésions hémorragiques ni de la contusion temporale gauche, cette dernière résultant, soit de coups directement dirigés sur le crâne, soit d’un heurt sévère de la tête sur le sol. Ils confirmèrent que la consommation d’alcool ou de stupéfiants ne pouvait pas avoir favorisé les lésions, tout en précisant que l’état d’ivresse pouvait entraîner une moindre réaction lors d’une chute pour essayer d’amoindrir ses conséquences.
Ces experts estimèrent que la chronologie des événements telle que rapportée incriminait les conditions d’arrestation en gare comme étant très vraisemblablement, sinon certainement, à l’origine des lésions traumatiques crânio-cérébrales et rachidiennes. Ils indiquèrent qu’ils ne disposaient d’aucun élément permettant d’affirmer que le premier requérant n’avait pas été victime d’autres violences au cours du transport dans le véhicule de police ou au commissariat mais ajoutaient que, si de telles violences avaient effectivement eu lieu, il était imaginable qu’elles aient pu entraîner des lésions. Néanmoins, le temps écoulé entre l’interpellation et l’arrivée au commissariat était si court que cette hypothèse était « peu vraisemblable ».
Ils expliquèrent encore que le saignement présenté au niveau du menton ne pouvait pas être la conséquence de l’hématome sous-dural, mais qu’il avait pu être causé par un plaquage violent au sol ou tout autre coup.
Ils conclurent que le premier requérant souffrait d’une infirmité qui laisserait des séquelles permanentes, tant motrices que cognitives et mentales.
d) L’expertise du 9 mars 2009 et la reconstitution du 23 novembre 2007
Les 6 septembre et 30 novembre 2007, la juge d’instruction nomma quatre experts, les docteurs G., S. et L., ainsi que M.F., expert en « arts martiaux, sports de combat et de défense et en balistique gestuelle et des coups », afin d’assister à la reconstitution des faits et de procéder à un nouvel examen médical du premier requérant. Ils devaient en outre dire si le témoignage du premier requérant, tel qu’il avait été recueilli le 22 novembre 2007, pouvait être considéré comme fiable.
La reconstitution eut lieu le 23 novembre 2007. Les fonctionnaires de police S.D. et S.G. confirmèrent que lors de leur contact initial avec le premier requérant, celui-ci s’était montré assez nerveux, semblant alcoolisé et présentant une plaie au menton, ainsi qu’un visage rougeaud. Les agents du SUGE qui étaient venus à leur rencontre leur avaient fait savoir qu’ils l’avaient déjà verbalisé dans l’après-midi. Parmi ces derniers, C.A. précisa que les fonctionnaires de police leur ayant déclaré qu’il y avait eu outrage, il avait décidé d’interpeller l’intéressé et lui avaient demandé de les suivre. Il lui avait fait une clé de bras. Y.F. déclara pour sa part l’avoir saisi par la manche gauche.
Selon les agents du SUGE, ils avaient conduit le premier requérant devant la gare et il y avait un moment de flottement, S.D. leur ayant indiqué que l’intéressé n’était pas l’homme qui lançait des cailloux sur les trains. O.D.B. précisa qu’Y.F. l’avait alors relâché et avait reculé. Y.F. expliqua que le premier requérant s’était ensuite retourné vers lui très énervé et lui avait porté un coup sur l’avant-bras. Il ajouta qu’il l’avait attrapé par le col, l’avait amené à genoux et mis sur le côté droit. Puis il l’avait mis face au sol et lui avait amené les mains dans le dos pour le menotter. Après la palpation, il l’avait pris par le bras droit et le premier requérant s’était relevé de lui-même.
A.H. confirma que l’intéressé avait fait un geste en direction du bras d’Y.F. qui avait réagi en l’avertissant : « toi, tu ne me touches pas ». Cependant, il expliqua que comme l’intéressé ne voulait pas se laisser menotter, Y.F. lui avait porté un coup sec avec le genou gauche.
Parmi les autres fonctionnaires de police, D.F. confirma avoir vu un coup de genou donné de la jambe gauche, tandis que R.D. évoqua un coup du genou droit. N.T. confirma le geste décrit par A.H. sans être certain de la jambe utilisée.
Les policiers ajoutèrent que le premier requérant avait été installé dans le véhicule de police et que, presque arrivé au commissariat, il avait dit avoir envie de vomir. Ils précisèrent que l’homme était très calme mais qu’au moment de descendre, il avait déclaré ne pas pouvoir le faire seul car il avait mal au genou. D.G. l’avait aidé à sortir en lui tenant une jambe. C’est alors que la tête de l’intéressé avait glissé le long de l’appuie-tête pour tomber contre le montant de la voiture. D.G., voyant qu’il s’était évanoui, avait demandé à un collègue de l’aider. À l’extérieur du véhicule, le premier requérant avait vomi des liquides et était resté inerte, grommelant et ne parlant plus. Il avait ensuite été traîné dans le local de dégrisement.
Les experts déposèrent leur rapport le 9 mars 2009. Ils observèrent que dans la version fournie par Y.F., il n’était constaté ni coup porté, ni heurt de la tête du premier requérant au sol. Ils remarquèrent également que dans celle d’A.H., la gestuelle de frappe paraissait de nature à produire un impact de faible puissance. Ils notèrent que le premier requérant avait conservé, tout au long de la phase au cours de laquelle il avait été amené au sol, la capacité d’amortir sa chute et éventuellement, lors du coup de genou, celle de se protéger. En outre, ils relevèrent que si l’hypothèse de ce geste était retenue, le temps écoulé entre celui-ci et l’arrivée au commissariat, période de la manifestation des premiers symptômes de la lésion cérébrale, s’établissait entre 2 minutes 10 secondes et 3 minutes 30 secondes. Ils en conclurent que, compte tenu du temps minimum d’évolution (« intervalle libre ») entre le traumatisme et les premiers symptômes, soit environ un quart d’heure/vingt minutes, ce coup ne pouvait être envisagé comme étant à l’origine du traumatisme cérébral.
Les experts estimèrent que les différentes déclarations des personnes mises en cause et des témoins, ainsi que la reconstitution des différentes versions, n’étaient « à aucun moment compatibles avec les constatations médico-légales quant à la nature et/ou la gravité des lésions décrites dans les différents rapports d’hospitalisations et médico-légaux », ces lésions étant « nécessairement la résultante de violents traumatismes ».
Ils indiquèrent que les observations faites pendant la reconstitution rendaient peu probable, voire impossible, la survenue de la fracture lors des événements qui s’étaient déroulés à la gare ou au commissariat, précisant qu’une telle fracture se traduit en général par des cervicalgies importantes et une attitude guindée du rachis cervical, ce que ni la victime ni les témoins ou participants n’avaient noté.
S’agissant de l’hypothèse évoquée pendant l’information, selon laquelle le premier requérant aurait pu être victime d’un coup de bouteille au cours d’une bagarre dans l’après-midi du 30 novembre 2004, les experts remarquèrent qu’ils n’avaient disposé d’aucun élément susceptible d’étayer cette déclaration mais observèrent qu’un tel coup aurait été de nature à occasionner une contusion interne sans traduction externe au niveau du cuir chevelu mais avec production d’un hématome sous-dural tel qu’il avait été constaté lors de l’hospitalisation. Les premières manifestations ressenties par le premier requérant lors de sa conduite au commissariat auraient pu très vraisemblablement être en rapport avec un tel traumatisme, ces manifestations traduisant alors l’intolérance de l’encéphale à la compression croissante par hématome sous-dural, compression bien tolérée pendant plusieurs heures ou dizaines de minutes et se décompensant lors du transfert au commissariat.
Ils soulignèrent que le temps écoulé entre l’appréhension du requérant par la brigade du SUGE et l’apparition des lésions traumatiques cérébrales était trop court pour affirmer que des gestes et des coups donnés par les membres de cette brigade auraient pu provoquer les lésions cérébrales. En outre, les actions des agents du SUGE, telles qu’elles avaient pu être étudiées en détails le jour de la reconstitution, ne pouvaient expliquer les lésions intracrâniennes.
Quant à l’état du premier requérant, ils estimèrent que le taux séquellaire d’IPP pouvait être estimé à 95 %, celui-ci n’ayant aucune autonomie pour tous les gestes élémentaires de la vie quotidienne et n’étant capable d’aucune activité occupationnelle autonome. Les souffrances et le préjudice esthétique furent estimés à 6/7 et les préjudices d’agrément et professionnel qualifiés d’absolus, totaux et définitifs.
Les experts observèrent que le premier requérant disait avoir été « agressé ». Ils précisèrent toutefois que tout souvenir de l’intéressé était nécessairement « reconstruit », soit par affabulation spontanée non délibérée, soit par répétition de choses entendues dans l’entourage et possiblement déformées par lui-même. Il ne pouvait en aucun cas avoir un souvenir direct des faits.
E. L’avis de la commission nationale de déontologie de la sécurité
Saisie par deux députés des conditions de l’interpellation du premier requérant, la commission nationale de déontologie de la sécurité examina les pièces de la procédure et entendit les agents du SUGE, à l’exception des personnes mises en examen, ainsi que les fonctionnaires de police. Elle adopta un avis le 19 décembre 2005.
Elle nota tout d’abord que l’intéressé avait été appréhendé dans le souterrain de la gare sans qu’une infraction ait été caractérisée à son encontre, les policiers ayant reconnu que son signalement ne correspondait pas à celui de l’individu recherché. Elle ajouta que les deux policiers qui étaient intervenus initialement avaient précisé qu’ils ne voulaient pas interpeller le premier requérant, mais seulement vérifier son identité, le chef d’équipe du SUGE précisant quant à lui qu’il avait procédé à l’interpellation car il pensait que les policiers avaient été insultés et qu’il les considérait comme des victimes. Elle remarqua que ce dernier avait admis que « c’était un peu le monde à l’envers » et qu’il n’avait pas compris, à la sortie de la gare, pourquoi les policiers n’avaient pas menotté l’homme pour l’emmener au commissariat.
La commission constata ensuite que l’interpellation s’était déroulée dans des conditions confuses. Elle releva que les agents du SUGE avaient expliqué qu’ils avaient décidé de passer les menottes au premier requérant car celui-ci les avait insultés et avait porté un coup sur l’avant-bras droit d’Y.F.
La commission nota qu’A.H. avait partiellement confirmé cette version et précisé que, devant la gare, il y avait eu un flottement, les agents du SUGE et les fonctionnaires de police s’observant. Il avait constaté que le premier requérant injuriait les agents du SUGE, qu’il avait fait un geste vers l’un d’eux en l’atteignant au bras ou à l’épaule et que celui-ci lui avait alors dit : « Tu ne me touches pas ! ». À la suite du menottage de l’intéressé, il avait alors décidé de l’emmener en raison du délit de violence à personne chargée d’une mission de service public qu’il estimait avoir été commis en sa présence.
La commission observa que S.G., qui avait conduit le premier requérant au commissariat, avait déclaré ignorer quelle était la cause de l’interpellation.
Elle nota qu’à supposer que la blessure à la tête ait pu être causée par l’un ou l’autre des agents du SUGE, les gardiens de la paix qu’elle avait entendus n’avaient donné aucune précision de nature à déterminer son origine et le moment où elle avait pu être produite. Tout au plus résultait-il de leurs dépositions que cette interpellation avait été brutale, le premier requérant s’étant dans un premier temps opposé à ce qu’on lui passe les menottes.
La commission constata que l’intervention des services de police et du SUGE s’était effectuée dans la plus grande confusion. Selon elle, le brigadier-chef, qui était assisté de cinq gardiens de la paix, avait l’obligation de prendre la situation en main dès son arrivée sur les lieux. Il lui appartenait de s’interposer entre les agents du SUGE et le premier requérant, celui-ci étant dès ce moment placé sous sa protection et de s’informer des causes de l’interpellation pour prendre toute décision utile. La commission remarqua qu’au lieu d’assumer cette responsabilité, les policiers avaient assisté passivement à un usage de la force par les agents du SUGE, qui, du seul fait de leur présence, était illégitime.
Elle estima que la légalité de l’interpellation était très contestable. En effet, de l’avis des deux premiers gardiens de la paix intervenus, elle n’était pas justifiée par l’attitude du premier requérant lorsqu’ils étaient arrivés devant la gare. L’audition des différents protagonistes n’avait pas permis de déterminer si un acte de violence caractérisée avait été commis sur la personne d’Y.F. ou si le premier requérant s’était contenté de le repousser. La commission nota que les faits paraissaient en réalité s’être limités à une simple bousculade à laquelle Y.F. avait réagi de manière impulsive.
Elle releva encore que la décision d’interpeller le premier requérant avait été imposée par les agents du SUGE aux policiers, lesquels ne maîtrisaient pas la situation. Ceux-ci s’étaient contentés de recevoir passivement l’intéressé pour assurer son transport au commissariat. Selon elle, cette confusion expliquait que la blessure ne puisse pas être imputée avec certitude à l’un ou l’autre service. Elle estima encore qu’à supposer qu’elle ait été provoquée par les agents du SUGE, au cours de l’opération de menottage, à un moment où le premier requérant aurait dû se trouver sous la protection de la police, il était pour le moins surprenant qu’aucun des policiers présents ne fut en mesure d’identifier l’acte de violence qui serait à son origine.
Pour la commission, la blessure sous le menton était problématique. À supposer qu’elle ait préexisté à l’interpellation et que la plaie se soit rouverte, comme l’affirmaient les gardiens de la paix, elle était pour le moins le signe du transport sans ménagement d’un blessé. Elle rappela enfin qu’il ne lui appartenait pas d’émettre un avis sur l’origine de la blessure à la tête et sur son imputation à l’un ou l’autre service. Elle ajouta que la possibilité d’une intervention conjointe des services de police et du SUGE nécessitait que soit définie une répartition des compétences. Elle estima qu’il devrait être rappelé que l’arrivée des services de police dessaisit les agents du SUGE et que l’intervention se trouve, dès ce moment, placée sous la seule autorité du fonctionnaire de police de grade le plus élevé. Elle considéra en outre que les conditions de légalité des interpellations en flagrant délit devaient également être rappelées aux agents du SUGE, ceux-ci devant par ailleurs être formés comme les policiers à la gestion psychologique des conflits.
Enfin, la commission décida de transmettre son avis au procureur de la République afin que soit appréciée l’opportunité d’exercer des poursuites du chef de défaut d’assistance à personne en danger.
F. L’issue de l’information judiciaire
Le 15 février 2010, la juge d’instruction du tribunal de grande instance de Meaux rendit une ordonnance de non-lieu.
Elle considéra que les importantes lésions crâniennes présentées par le premier requérant trouvaient leur origine dans des faits chronologiquement antérieurs à son interpellation par les agents du SUGE et à sa conduite dans les locaux du commissariat par les fonctionnaires de police. Elle observa que l’information n’avait pu établir les circonstances exactes dans lesquelles ces faits s’étaient produits ni en identifier l’auteur. Aucune investigation complémentaire n’était possible, selon elle, tous les témoins identifiés ayant été entendus et le premier requérant n’étant plus en mesure de fournir des précisions sur le déroulement des faits dont il avait été victime.
Elle remarqua par ailleurs que les conditions de l’interpellation avaient été causées par le comportement outrageant et violent du premier requérant. Elle ajouta que l’existence d’une violence illégitime n’avait pas été établie, considérant qu’il résultait de la procédure et des témoignages que la tête du premier requérant n’avait pas heurté le sol et qu’à supposer qu’Y.F. l’ait cognée avec le genou, ces faits ne pouvaient être qualifiés de violences volontaires. Selon elle, l’information avait démontré qu’en raison de la position d’Y.F., l’intensité de son geste était nécessairement limitée et consistait en un geste relevant d’une technique d’intervention.
Les requérants, qui étaient tous parties civiles, firent appel de l’ordonnance de non-lieu et demandèrent :
- son annulation en application des articles 184 et 802 du code de procédure pénale, au motif qu’elle reprenait à l’identique le réquisitoire définitif du procureur de la République ;
- la désignation d’un collège d’experts afin de procéder à une nouvelle expertise, dont le contrôle des opérations serait confié à l’un des membres de la chambre de l’instruction et ;
- à titre subsidiaire, le renvoi des mis en examen devant le tribunal correctionnel pour les faits de violences commis à l’encontre du premier requérant.
Par un arrêt du 3 septembre 2010, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris rejeta l’ensemble de ces demandes. Elle considéra que les parties civiles ne subissaient aucun grief du fait des nullités invoquées, puisqu’elles avaient eu la faculté de faire valoir contradictoirement leurs prétentions devant elle, rappelant qu’elle était saisie de l’intégralité de la procédure et disposait du pouvoir d’évocation. S’agissant de la demande de contre-expertise, la chambre de l’instruction releva que la dernière expertise avait été établie par un collège de quatre experts aux spécialités complémentaires, qui avaient tous assisté à la reconstitution extrêmement longue et minutieuse à laquelle avait procédé le juge d’instruction, au cours de laquelle ils avaient vu l’ensemble des acteurs des événements en cause refaire à plusieurs reprises les gestes qu’ils avaient décrits, et ce en prenant en compte les différentes versions des uns et des autres. Elle estima qu’une autre expertise, qui ne reprendrait pas ces conditions d’exécution, n’aurait pas d’intérêt véritable pour la manifestation de la vérité et qu’il n’était ni utile ni envisageable de réitérer une reconstitution aussi complexe, qui n’avait pas donné lieu à critique quelconque de la part des différents intervenants à la procédure. Elle ajouta qu’au plan médical, les parties civiles n’apportaient aucune contradiction scientifiquement étayée de nature à contrecarrer les conclusions du collège d’experts, se bornant à des affirmations selon lesquelles le préjudice gravissime subi par le premier requérant trouverait nécessairement son origine dans les conditions de son interpellation.
S’agissant des violences invoquées, la chambre de l’instruction releva que le premier requérant s’était brusquement énervé et avait violemment frappé Y.F. au bras, par un acte agressif volontairement exercé. Ils estimèrent dès lors que l’intervention des agents du SUGE visant à le neutraliser se trouvait suffisamment justifiée, sous réserve qu’elle ait eue lieu dans des conditions adaptées. Elle nota néanmoins que cette opération paraissait avoir été plus « musclée » que ne l’admettaient les agents du SUGE, qui avaient décrit une intervention « école », relevant de l’idéal théorique et apparaissant « trop parfaite ». Elle rappela que les autres intervenants à l’action avaient relaté une scène plus rapide que « l’amenée au sol » en trois temps bien distincts décrits par Y.F. Concernant un éventuel coup de genou porté à la tête du premier requérant, la chambre de l’instruction constata des divergences entre les déclarations des différents témoins et conclut qu’une incertitude demeurait, tant quant à la réalité de ce coup qu’à son caractère volontaire.
Enfin, s’agissant du lien de causalité entre l’interpellation et les blessures du premier requérant, la chambre de l’instruction releva que celui-ci avait été, de l’avis général, « chargé en bon état » dans le véhicule de police après son menottage et que ni sa position dans le véhicule, ni la rapidité du trajet ne permettaient de retenir l’éventualité d’une quelconque violence à son égard lors de cette phase des événements. Se référant à la reconstitution qui avait eu lieu, la chambre de l’instruction estima qu’en reprenant toutes les descriptions des gestes de chaque intervenant et en retenant les hypothèses les plus défavorables aux agents du SUGE en cause, les experts avaient pu constater que la tête de la personne interpellée ne heurtait le sol dans aucune des actions reconstituées, que le coup de genou, à le supposer réel, aurait touché la région crânio-faciale droite, que porté dans les conditions décrites, il n’aurait été de nature à produire qu’un impact de faible puissance et que les gestes effectués ne pouvaient expliquer les lésions intracrâniennes constatées et, en particulier, la fracture du crâne côté gauche. La cour d’appel releva encore que les conclusions des experts étaient très claires, puisqu’ils estimaient que la survenue de la fracture lors des événements qui s’étaient produits à la gare ou au commissariat était peu probable, voire impossible.
Elle observa que le revirement de position des experts était longuement justifié par les éléments d’appréciation qu’ils avaient pu tirer de la reconstitution de l’ensemble des versions, à laquelle ils avaient assisté et que les éléments médicaux rassemblés apparaissaient être de nature à rendre plausible l’existence d’un traumatisme antérieur, dont les manifestations mettaient du temps à apparaître. Enfin, elle nota que les constatations antérieures, dans 1’après-midi, de l’état physique du premier requérant accréditaient cette éventualité. Quant au délai d’apparition des symptômes, il aurait été en lui-même incompatible avec la brièveté du temps écoulé entre l’interpellation et les premières manifestations, trop immédiates pour pouvoir être reliées à cette intervention.
La chambre de l’instruction en conclut que l’information n’avait pas permis de réunir contre quiconque des charges suffisantes d’avoir commis une infraction.
Le 27 septembre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants. Elle estima que ces derniers ne pouvaient se plaindre de la motivation de l’ordonnance de non-lieu, puisqu’en raison de l’effet dévolutif de l’appel, la chambre de l’instruction lui avait substitué ses propres motifs. De plus, elle considéra que cette dernière avait analysé l’ensemble des faits dénoncés dans la plainte, répondu aux points essentiels du mémoire des parties civiles et exposé par des motifs suffisants et non contradictoires qu’il n’existait pas de charges suffisantes contre quiconque d’avoir commis le crime de violences en réunion ayant entraîné une infirmité permanente ou toute autre infraction.
Par observations reçues au greffe de la commission d’indemnisation des victimes d’infraction (« CIVI ») de Bobigny le 16 mars 2012, le fonds de garantie contre les actes de terrorisme et d’autres infractions sollicita la restitution des sommes qui avaient été allouées au premier requérant à titre provisionnel, pour un total de 490 000 euros (EUR), par trois décisions de la CIVI en date des 30 octobre 2006, 5 juillet 2007 et 8 décembre 2009.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Le code de procédure pénale dispose notamment, dans sa version applicable à l’époque des faits :
Article 73
« Dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche. »
Article 184
« Les ordonnances rendues par le juge d’instruction en vertu de la présente section contiennent les noms, prénoms, date, lieu de naissance, domicile et profession de la personne mise en examen. Elles indiquent la qualification légale du fait imputé à celle-ci et, de façon précise, les motifs pour lesquels il existe ou non contre elle des charges suffisantes. Cette motivation est prise au regard des réquisitions du ministère public et des observations des parties qui ont été adressées au juge d’instruction en application de l’article 175, en précisant les éléments à charge et à décharge concernant chacune des personnes mises en examen. »
Article 529-4
« La transaction est réalisée par le versement à l’exploitant d’une indemnité forfaitaire et, le cas échéant, de la somme due au titre du transport.
I. - Ce versement est effectué :
Soit, au moment de la constatation de l’infraction, entre les mains de l’agent de l’exploitant ;
Soit, dans un délai de deux mois à compter de la constatation de l’infraction, auprès du service de l’exploitant indiqué dans la proposition de transaction ; dans ce dernier cas, il y est ajouté aux sommes dues le montant des frais de constitution du dossier.
A défaut de paiement immédiat entre ses mains, l’agent de l’exploitant est habilité à recueillir le nom et l’adresse du contrevenant ; en cas de besoin, il peut requérir l’assistance d’un officier ou d’un agent de police judiciaire.
(...)
II. - A défaut de paiement immédiat entre leurs mains, les agents de l’exploitant, s’ils ont été agréés par le procureur de la République et assermentés, et uniquement lorsqu’ils procèdent au contrôle de l’existence et de la validité des titres de transport des voyageurs, sont habilités à relever l’identité et l’adresse du contrevenant.
Si le contrevenant refuse ou se trouve dans l’impossibilité de justifier de son identité, l’agent de l’exploitant en rend compte immédiatement à tout officier de police judiciaire de la police nationale ou de la gendarmerie nationale territorialement compétent, qui peut alors lui ordonner sans délai de lui présenter sur-le-champ le contrevenant. À défaut de cet ordre, l’agent de l’exploitant ne peut retenir le contrevenant. Lorsque l’officier de police judiciaire mentionné au présent alinéa décide de procéder à une vérification d’identité, dans les conditions prévues à l’article 78-3, le délai prévu au troisième alinéa de cet article court à compter du relevé d’identité.
Il est mis fin immédiatement à la procédure prévue à l’alinéa précédent si le contrevenant procède au versement de l’indemnité forfaitaire.
III. - Les conditions d’application du II du présent article sont fixées par décret en Conseil d’État. Ce décret précise notamment les conditions dans lesquelles les agents de l’exploitant doivent, aux frais de ce dernier, suivre une formation spécifique afin de pouvoir obtenir l’agrément délivré par le procureur de la République. Il définit en outre les conditions dans lesquelles le représentant de l’État approuve l’organisation que l’exploitant arrête aux fins d’assurer les contrôles précités et les modalités de coordination et de transmission d’informations entre l’exploitant et la police ou la gendarmerie nationales. »
Article 537
« Les contraventions sont prouvées soit par procès-verbaux ou rapports, soit par témoins à défaut de rapports et procès-verbaux, ou à leur appui.
Sauf dans les cas où la loi en dispose autrement, les procès-verbaux ou rapports établis par les officiers et agents de police judiciaire et les agents de police judiciaire adjoints, ou les fonctionnaires ou agents chargés de certaines fonctions de police judiciaire auxquels la loi a attribué le pouvoir de constater les contraventions, font foi jusqu’à preuve contraire.
La preuve contraire ne peut être rapportée que par écrit ou par témoins. »
Article 802
« En cas de violation des formes prescrites par la loi à peine de nullité ou d’inobservation des formalités substantielles, toute juridiction, y compris la Cour de cassation, qui est saisie d’une demande d’annulation ou qui relève d’office une telle irrégularité ne peut prononcer la nullité que lorsque celle-ci a eu pour effet de porter atteinte aux intérêts de la partie qu’elle concerne. »
Les dispositions pertinentes du code des transports, dans leur version applicable du 1er décembre 2010 au 1er janvier 2015 (l’ordonnance no 2010-1307 du 28 octobre 2010 ayant codifié les dispositions concernées), se lisent comme suit :
Article L. 2241-1
« I. ― Sont chargés de constater par procès-verbaux les infractions aux dispositions du présent titre ainsi que les contraventions prévues par les règlements relatifs à la police ou à la sûreté du transport et à la sécurité de l’exploitation des systèmes de transport ferroviaire ou guidé, outre les officiers de police judiciaire :
1o Les fonctionnaires ou agents de l’État assermentés missionnés à cette fin et placés sous l’autorité du ministre chargé des transports ;
2o Les agents assermentés missionnés de l’Établissement public de sécurité ferroviaire ;
3o Les agents assermentés missionnés du gestionnaire d’infrastructures de transport ferroviaire et guidé ;
4o Les agents assermentés de l’exploitant du service de transport. (...) »
Article L. 2241-2
« Pour l’établissement des procès-verbaux, les agents de l’exploitant mentionnés au 4o du I de l’article L. 2241-1 sont habilités selon les cas à recueillir ou à relever l’identité et l’adresse du contrevenant, dans les conditions prévues par l’article 529-4 du code de procédure pénale.
Si le contrevenant refuse ou se trouve dans l’impossibilité de justifier de son identité, ces agents en avisent sans délai et par tout moyen un officier de police judiciaire territorialement compétent. Sur l’ordre de ce dernier, les agents visés au premier alinéa du II de l’article 529-4 du code de procédure pénale peuvent être autorisés à retenir l’auteur de l’infraction le temps strictement nécessaire à l’arrivée de l’officier de police judiciaire ou, le cas échéant, à le conduire sur-le-champ devant lui. »
Article L. 2251-1
« Sans préjudice des dispositions prévues par les titres III et IV du présent livre, la Société nationale des chemins de fer français et la Régie autonome des transports parisiens sont autorisées à disposer d’un service interne de sécurité.
Les services internes de sécurité de la Société nationale des chemins de fer français et de la Régie autonome des transports parisiens sont chargés, dans le cadre d’une mission de prévention, de veiller à la sécurité des personnes et des biens, de protéger les agents de l’entreprise et son patrimoine et de veiller au bon fonctionnement du service. Cette mission s’exerce dans les emprises immobilières nécessaires à l’exploitation du service géré par ces établissements publics et dans leurs véhicules de transport public de personnes. (...) » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1967 et réside à Strathfield en Australie.
À l’époque des faits, il était correspondant d’un journal australien en Turquie. En outre, il travaillait à titre bénévole pour une librairie spécialisée dans les livres concernant le christianisme.
Le 24 juin 1997, il apparut dans un reportage télévisé, dans le cadre de l’émission Son çare (« Dernier recours »), présentée par l’animatrice Hülya Koçyiğit.
A. Le contenu du reportage
Lors de l’émission, la présentatrice indiqua en introduction que le reportage concernait les activités secrètes menées en Turquie par des « marchands de religion étrangers » (yabancı din tüccarları).
Suivait le reportage, qui se présente comme suit.
Sur des images de mosquées puis de cérémonie religieuse chrétienne, une voix hors champ rappelle que chacun, qu’il soit membre de la majorité musulmane ou d’une minorité religieuse, dispose du droit d’adhérer à la religion de son choix et de la liberté de pratiquer celle-ci. Selon la voix, il paraissait curieux que certaines activités de prosélytisme soient menées de manière secrète alors même qu’existait la liberté de conscience et de religion.
Au moment où apparaissent des images d’une cérémonie de dhikr d’une confrérie musulmane montrant des fidèles en transe, la voix hors champ s’interroge sur le point de savoir si « pour s’opposer à ces bigoteries (yobazlık), on tent[ait] de constituer des groupes de convertis au christianisme et d’entraîner le pays vers le chaos ».
La voix hors champ indique que l’objectif de l’émission n’est pas de critiquer ou de porter un jugement sur telle ou telle religion, mais de montrer que, quelle que soit leur nationalité ou leur croyance religieuse, les marchands de religion utilisent tous les mêmes méthodes.
La voix hors champ explique que les producteurs de l’émission ont été contactés par un certain A.N., résidant à Samsun. Celui-ci avait été intrigué par une annonce proposant de lire des livres gratuitement et y avait répondu. En retour, il avait reçu par la poste un certain nombre de livres, tous consacrés au christianisme. Il avait écrit une seconde fois et avait à nouveau été destinataire de livres portant sur le même sujet. Ce second envoi était accompagné d’une lettre le remerciant pour l’intérêt qu’il portait au sujet.
Il y eut ensuite des contacts téléphoniques entre A.N. et l’expéditeur, qui se trouvait être le requérant.
À l’issue de l’échange, il fut convenu que le requérant se rendrait à Samsun pour rencontrer A.N.
C’est à ce moment que ce dernier aurait décidé d’informer les producteurs de l’émission et de les inviter à réaliser un reportage.
Le 17 juin 1997, le requérant se rendit à Samsun pour rencontrer pour la première fois A.N. et certains de ses supposés « amis intéressés par le christianisme » dans un restaurant. L’entretien fut filmé en caméra cachée.
D’après la voix hors champ, le requérant avait ensuite présenté les enseignements de la Bible. Puis il s’était livré à une comparaison entre le christianisme et les autres religions, en faisant l’apologie de ses propres croyances. Toutefois, cette partie du tournage n’était pas montrée, car l’objectif du reportage n’était pas de débattre du bien-fondé de telle ou telle croyance mais d’exposer les méthodes utilisées.
A.N. et le requérant convinrent de se retrouver à nouveau le lendemain, dans un appartement toujours en présence d’un supposé groupe d’amis d’A.N. souhaitant découvrir la religion chrétienne.
Durant cette seconde rencontre, le requérant expliqua qu’il n’était pas seul et faisait partie d’un groupe travaillant partout en Turquie. Il précisa qu’il était possible de louer un local à Samsun pour les convertis mais qu’il devait en parler avec son « patron ». La question de l’origine de l’argent était complexe. Il fallait être disposé à avoir une attitude honnête mais intelligente sur cette question, car les convertis pouvaient être accusés d’avoir adopté une nouvelle religion non pas par conviction mais en raison de contreparties financières.
Le reportage montre ensuite le dialogue suivant entre un participant et le requérant :
« Le participant :
- Avez-vous lu le Coran ?
Le requérant :
– Oui.
Le participant :
– Comment l’avez-vous trouvé ?
Le requérant :
– Je l’ai trouvé bien. Il y des paroles qui sont bien, mais (...)
Le participant :
– (...) mais il contient des inepties ?
Le requérant :
– Non je ne dis pas cela, mais il ne me délivre pas. Car je sais que je suis un pécheur.
(...)
Le requérant :
– Le savoir que Dieu nous a adressé se trouve dans la Bible, la Torah et le Livre des Psaumes de David. [Ce savoir] est complet. Nous n’avons pas besoin d’un autre prophète. Car Jésus est d’essence divine (...) »
Au moment où le requérant semblait s’apprêter, devant une bassine d’eau, à expliquer à l’assistance la manière dont se déroule un baptême, la présentatrice de l’émission, Hülya Koçyiğit, fait irruption dans la pièce en présence d’une caméra et muni d’un microphone.
Elle dit au requérant qu’elle a entendu parler de cette réunion et qu’elle est venue pour le rencontrer. Elle lui demande qui il est et d’où il vient.
Le requérant répond qu’il est australien et présente une pièce d’identité à la caméra. Il précise qu’il est journaliste et qu’il explique la foi chrétienne de manière bénévole.
À la question de savoir pourquoi cette seconde activité est secrète, il répond qu’elle ne l’est pas et qu’il est venu à Samsun en faisant confiance à la personne qui l’a appelé.
Le reportage montre ensuite un entretien entre Mme Koçyigit et un universitaire de la faculté de théologie (islamique) d’Istanbul. Ce dernier explique que les musulmans se doivent de respecter et d’avoir foi en le caractère divin des livres saints des religions monothéistes, et rappelle que l’islam est une religion de tolérance. Il déclare cependant être surpris par le caractère secret des activités montrées dans le reportage.
À la fin de l’émission, les images montrent le requérant marcher avec un sac à la main. La voix hors champ indique qu’il s’agit de « Dion, le marchand de religion, se rendant au commissariat pour déposer ».
B. La procédure pénale
D’après le requérant, la présentatrice de l’émission était accompagnée de policiers lors de son irruption dans la pièce et ces derniers l’avaient placé en garde à vue à l’issue de la discussion.
Il aurait été libéré le lendemain après avoir fait sa déposition.
Le 25 juin 1997, le parquet de Samsun initia une action publique contre le requérant pour insulte envers Dieu et l’Islam.
Le 28 avril 1998, le tribunal correctionnel du même lieu déclara le requérant innocent, considérant que la preuve d’une quelconque infraction n’avait pas été rapportée.
C. La procédure civile
Le 24 juin 1998, le requérant introduisit une action en dommage et intérêts contre la présentatrice et les producteurs de l’émission.
Le tribunal de grande instance d’Istanbul (« le TGI ») débouta l’intéressé par un jugement du 18 mars 2003 au motif qu’il existait un intérêt à informer le public.
Par un arrêt du 15 juin 2004, la 4e chambre civile de la Cour de cassation infirma ce jugement par quatre voix contre une.
Dans ses motifs, la chambre releva que le litige portait sur un conflit de droits, entre la liberté d’expression d’un côté et les droits de la personnalité de l’autre. Après avoir rappelé l’importance primordiale de la liberté de la presse, elle indiqua que celle-ci n’était néanmoins pas sans limites. Elle estima qu’en l’espèce le demandeur n’avait commis aucun acte contraire à la loi, qu’il avait simplement fait usage de ses droits à la liberté d’expression et à la liberté de conscience, tous deux garantis aussi bien par la Constitution que la Convention européenne des droits de l’homme. Dans ces conditions, estima-t-elle, le droit à la vie privée du demandeur avait été doublement violé, une première fois au moment de l’enregistrement en caméra cachée et une seconde fois lors de la diffusion des images, accompagnée de termes tels que « marchand de religion » ou « bigoterie ».
Le 18 mars 2003, statuant sur renvoi, le TGI décida de ne pas suivre le raisonnement de la 4e chambre civile et de maintenir son jugement antérieur.
Du fait de la résistance ainsi opposée par le TGI, l’affaire fut déférée de plein droit à l’Assemblée des chambres civiles de la Cour de cassation. Par un arrêt du 7 décembre 2005, celle-ci entérina, par trente-cinq voix contre onze, la solution retenue par la juridiction de première instance.
Dans leurs motifs, les juges de la haute juridiction considérèrent que les images litigieuses ne concernaient pas les détails de la vie privée du requérant, mais qu’elles faisaient partie d’un reportage sur une question d’actualité intéressant l’opinion publique. Ils estimèrent qu’il y avait un intérêt général important dans la diffusion du reportage en cause et que les auteurs avaient su maintenir un équilibre entre le fond et la forme du sujet.
Selon les éléments du dossier, cet arrêt fut notifié au requérant le 28 février 2006.
D. Autres faits allégués par le requérant
Le requérant soutient que le propriétaire du domicile qu’il louait lui aurait donné congé après la diffusion du reportage pour des raisons de sécurité.
Il soutient par ailleurs avoir été expulsé vers la Bulgarie.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution se lisent comme suit :
« Secret de la vie privée
Article 20 : Toute personne est en droit d’exiger le respect de sa vie privée et de sa vie familiale. Le secret de la vie privée et familiale est inviolable, sous réserve des exceptions rendues nécessaires par une enquête ou des poursuites judiciaires.
(...)
Liberté d’expression et de propagation de la pensée
Article 26 : Chacun possède le droit d’exprimer, individuellement ou collectivement, sa pensée et ses opinions et de les propager oralement, par écrit, en images ou par d’autres voies. Cette liberté comprend également la faculté de se procurer ou de livrer des idées ou des informations en dehors de toute intervention des autorités officielles. La disposition du présent alinéa ne fait pas obstacle à l’instauration d’un régime d’autorisation en ce qui concerne les diffusions par la voie de la radio, de la télévision, du cinéma ou d’autres moyens similaires.
L’exercice de ces libertés peut être limité dans le but de prévenir les infractions, de punir les délinquants, d’empêcher la divulgation des informations qui sont reconnues comme des secrets d’État, de préserver l’honneur et les droits ainsi que la vie privée et familiale d’autrui ou le secret professionnel prévu par la loi, et pour assurer que la fonction juridictionnelle soit remplie conformément à sa finalité.
(...)
Liberté de la presse
Article 28 : La presse est libre et ne peut être censurée. La création d’une imprimerie ne peut être subordonnée à une autorisation ni au versement d’une garantie financière. «
Le code civil dispose :
« Article 24
Celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité peut agir en justice pour sa protection contre toute personne qui y participe. Une atteinte est considérée comme illicite si elle n’est pas justifiée par le consentement de la victime, par un intérêt prépondérant privé ou public, ou par la loi.
Article 25
Saisi de conclusions à cette fin, le juge peut interdire une atteinte illicite si elle est imminente, la faire cesser si elle dure encore, ou constater l’illicéité d’une atteinte déjà consommée, si le trouble qu’elle a créé subsiste.
Le demandeur peut en particulier solliciter la publication du jugement ou d’un rectificatif, ou sa communication à des tiers.
Sont réservées les actions en dommages-intérêts et en réparation du tort moral, ainsi que la remise du gain selon les dispositions sur la gestion d’affaires. »
En vertu de l’article 49 du code des obligations :
« Celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité a droit à une somme d’argent à titre de réparation morale, pour autant que la gravité de l’atteinte le justifie et que l’auteur ne lui ait pas donné satisfaction autrement. Le juge peut substituer ou ajouter à l’allocation de cette indemnité un autre mode de réparation. »
Sous l’empire du code pénal en vigueur à l’époque des faits, il n’existait pas de disposition érigeant en infraction le fait d’enregistrer autrui à son insu ou de diffuser de telles images contre le gré de l’intéressé.
Le nouveau code pénal, entré en vigueur en 2005, incrimine désormais en son article 134 alinéa 1, la violation de la vie privée.
Le second alinéa du même article précise :
« Toute personne qui dévoile de manière contraire à la loi des enregistrements audio ou vidéo relatives à la vie privée des personnes est punie de 1 à 3 ans d’emprisonnement. La peine prononcée est la même lorsque l’infraction est commise par voie de presse. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1980 ; il est détenu à Luynes.
Le 7 février 2007, une information judiciaire fut ouverte au tribunal de grande instance de Marseille, des chefs d’importation, acquisition, détention, transport, et offre ou cession de stupéfiants (en l’espèce du cannabis et de la cocaïne), ainsi que d’association de malfaiteurs. Les investigations conduisirent à la mise en cause du requérant.
Le 18 juin 2009, ce dernier fut interpellé à Casablanca par la police marocaine. Le 19 juin 2009, le juge d’instruction saisi du dossier décerna mandat d’arrêt contre lui. La procédure d’extradition qui s’ensuivit conduisit à sa remise aux autorités françaises, le 29 juin 2010.
Le 1er juillet 2010, le requérant fut mis en examen et placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de Luynes.
A. L’appel du requérant contre l’ordonnance de placement en détention provisoire
Le 2 juillet 2010, le requérant reçut la visite d’un de ses deux avocats, Me T. Bidnic, qui indiqua au surveillant chargé des parloirs que son client souhaitait interjeter appel de l’ordonnance de placement en détention provisoire. Le fonctionnaire suggéra au requérant de confier à son conseil une lettre d’intention à remettre au greffe de la maison d’arrêt et lui précisa qu’il pourrait ensuite lui-même s’y rendre pour formaliser son appel. Cette lettre fut rédigée immédiatement par le requérant et remise au greffe par son avocat le jour même.
Le 9 juillet 2010, lors d’une nouvelle rencontre, le requérant remit à Me T. Bidnic son exemplaire de la déclaration d’appel datée du 2 juillet 2010. Le document ne comportait aucune mention à la rubrique relative à la demande éventuelle de comparution personnelle, tandis qu’une croix était apposée dans la case réservée à la « demande d’examen immédiat de l’appel » par le président de la chambre de l’instruction (« référé-liberté », voir paragraphes 25 et suivants ci-dessous). Le requérant affirme qu’il a confirmé oralement à son avocat avoir exercé un référé-liberté et n’avoir pas sollicité sa comparution devant la juridiction. Il lui apprit également que l’audience était fixée au 13 juillet 2010.
Le 12 juillet 2010, Me T. Bidnic consulta le dossier au greffe de la chambre de l’instruction et constata que la transcription de la déclaration d’appel ne faisait pas mention du référé-liberté exercé par le requérant, tandis qu’y figurait une demande de comparution personnelle. Il releva également que la télécopie provenant du greffe de la maison d’arrêt n’était pas conforme à l’exemplaire du requérant : la case relative au référé-liberté y était entièrement masquée, tandis que les mentions « je demande à comparaître personnellement devant la chambre de l’instruction » et « je ne joins pas une lettre précisant les motifs de ma demande » étaient cochées. Devant ces constatations, à l’audience du 13 juillet 2010, l’avocat demanda le renvoi de l’affaire et la production de l’original de la déclaration d’appel. L’audience fut renvoyée au 16 juillet 2010.
Sur l’original fourni par le greffe de la maison d’arrêt, il apparut que la case réservée au référé-liberté était recouverte d’un fluide correcteur blanc laissant entrevoir par transparence la croix qui y avait été inscrite. De plus, les marques apposées dans les cases relatives à la comparution personnelle et à l’absence de lettre jointe avaient été tracées avec une couleur différente de celle utilisée pour les autres mentions.
Le 12 juillet 2010, le procureur général près la cour d’appel d’Aix-en-Provence demanda au directeur de la maison d’arrêt d’Aix-Luynes un rapport circonstancié sur les conditions dans lesquelles l’acte d’appel avait été « rédigé et éventuellement rectifié ».
Au cours de l’enquête interne diligentée à la suite de cette demande, l’adjoint au chef de greffe de la maison d’arrêt ayant reçu la déclaration d’appel du requérant indiqua ne plus se souvenir si l’intéressé avait coché la case relative au référé-liberté, ni la raison pour laquelle celle-ci avait été recouverte de blanc. Le surveillant du greffe ayant pris sa suite, précisa avoir coché lui-même les cases laissant apparaître une encre de couleur différente de celle utilisée sur le reste du document, et ce « dans l’intérêt du détenu, lorsque celui-ci ne précise pas son choix », selon une pratique que la direction de la maison d’arrêt indiqua être « usuelle ». Il ajouta avoir également procédé à l’envoi de la déclaration d’appel par télécopie à la juridiction compétente, ne pouvant par contre se souvenir si la mention relative au référé-liberté avait été « cochée ou blanchie ». La direction de la maison d’arrêt précisa que le formulaire d’appel, au vu de sa technicité requérant une vulgarisation et des explications, était rempli par un agent du greffe à la suite des déclarations du détenu interjetant appel. Elle estima qu’il était possible que l’un des deux agents ait procédé à la correction de la partie relative au référé liberté par un geste réflexe, pensant qu’il s’agissait d’une erreur matérielle d’inscription, dans la mesure où aucun élément de la procédure (ni le courrier du détenu ni les propos de ce dernier ou de son conseil) ne faisait référence à ce recours.
Le 15 juillet 2010, le requérant déposa un mémoire demandant notamment à la chambre de l’instruction de le libérer d’office, compte tenu du dépassement du délai de trois jours prévu pour statuer sur le référé-liberté, comme de celui de dix jours établi pour statuer sur l’appel lorsque le détenu ne demande pas à comparaître personnellement. Par télécopie du même jour, il présenta également cette demande au parquet général.
Le 16 juillet 2010, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirma l’ordonnance de placement en détention provisoire, après avoir entendu les explications du requérant qui comparaissait personnellement assisté de Me T. Bidnic. S’agissant des irrégularités de procédure soulevées par la défense, elle considéra avoir été saisie sur la base de la retranscription par le greffier de l’instruction de l’acte d’appel. Si elle releva une discordance entre l’exemplaire de l’acte dressé par le greffe pénitentiaire et celui remis au requérant, conduisant à s’interroger tant « sur le professionnalisme et l’amnésie des fonctionnaires étant intervenus » que sur « la réalité de la volonté » qui avait animé le mis en examen, elle estima néanmoins qu’en l’état de la procédure et des débats, elle ne pouvait acquérir la conviction d’une volonté contraire à l’acte versé au dossier. Elle observa à cet égard que la demande de référé-liberté n’avait été évoquée ni dans la lettre manuscrite remise par le requérant au greffe de la maison d’arrêt, ni verbalement par l’intéressé ou son avocat au cours de leur présence successive dans les locaux de ce greffe. Elle releva également qu’il ne paraissait pas établi que le requérant ait demandé à ne pas comparaître et que le fait qu’un fonctionnaire pénitentiaire ait cru devoir, par mesure de faveur, porter une croix sur la case correspondant à la demande de comparution personnelle ne pouvait s’expliquer que par l’absence de demande expresse de l’intéressé de ce chef. Elle en conclut que le délai pour statuer sur l’appel ne pouvait être calculé qu’en fonction de la déclaration d’appel dans l’état où elle avait été transmise par le greffe de la maison d’arrêt à celui de la juridiction d’instruction et de sa transcription par ce dernier. De même, elle estima que l’absence de décision du président de la chambre de l’instruction dans les trois jours suivant l’exercice du référé-liberté n’était susceptible d’être sanctionnée par une mise en liberté d’office qu’à la condition que sa saisine soit acquise, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. S’agissant de la justification du placement en détention, la chambre de l’instruction observa que des présomptions pesaient sur le requérant d’avoir occupé une place éminente en tant que fournisseur de grandes quantités de stupéfiants, alors qu’il se trouvait en état de récidive légale. Elle releva que celui-ci avait refusé de faire des déclarations devant le juge d’instruction et qu’il n’avait été arrêté qu’à la suite de la délivrance d’un mandat d’arrêt. Elle considéra donc que sa détention s’imposait afin d’empêcher une concertation frauduleuse avec ses co-auteurs ou complices, de préserver la poursuite de l’information de tous risques de pression sur la victime ou les témoins, dans la mesure où de nombreuses rétractations avaient été observées de la part de ceux qui déposaient à charge, de prévenir le renouvellement de l’infraction, de garantir sa représentation en justice et de mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public provoqué par les faits, la circonstance de leur commission ou l’importance du préjudice.
Le 19 juillet 2010, le requérant se pourvut en cassation.
Le 13 octobre 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, considérant que la chambre de l’instruction avait à bon droit rejeté l’argumentation présentée par le requérant, par une motivation exempte d’insuffisance comme de contradiction.
Le 8 avril 2011, le requérant saisit la Cour de cassation d’une requête en rabat de l’arrêt du 13 octobre 2010, fondée sur le fait que l’avocat général n’avait pas reçu communication de ses observations complémentaires, déposées au greffe le 8 octobre 2010. Le 8 juin 2011, la Cour de cassation rejeta cette requête.
B. La plainte avec constitution de partie civile déposée par le requérant et les développements ultérieurs
Le 26 novembre 2010, le requérant déposa une plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence des chefs de faux et usage de faux en écriture publique, commis par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée de mission de service public agissant dans l’exercice de ses fonctions et de complicité de ces infractions.
Le 8 février 2011, le juge d’instruction chargé du dossier rendit une ordonnance de refus d’informer, fondée sur l’impossibilité d’exercer l’action publique en l’absence d’une décision définitive constatant le caractère illégal de l’acte d’appel argué de faux, conformément à l’article 61 du code de procédure pénale.
Le même jour, le requérant saisit la Cour de cassation d’une requête en suspicion légitime en vue d’obtenir le dessaisissement de la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, saisie par lui d’une requête aux fins d’annulation de la procédure menée du chef d’importation de stupéfiants en bande organisée.
Le 16 mars 2011, la Cour de cassation rejeta la requête en suspicion légitime.
Le 7 juillet 2011, le tribunal correctionnel de Marseille relaxa le requérant des chefs d’importation, acquisition, transport, détention, et offre ou cession de cannabis. Il le déclara coupable des faits de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un délit puni de dix ans d’emprisonnement, d’importation, acquisition, transport, détention, et offre ou cession de cocaïne, commis en état de récidive légale, ainsi que d’obtention frauduleuse de document administratif constatant un droit, une identité ou une qualité, ou accordant une autorisation. Le requérant fut condamné à neuf ans d’emprisonnement, ainsi qu’à une amende délictuelle de 30 000 euros. Il fut en outre maintenu en détention.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le code de procédure pénale
Le code de procédure pénale prévoit que lorsqu’une personne placée en détention provisoire fait appel de l’ordonnance de placement en détention provisoire du juge des libertés et de la détention (JLD), la chambre de l’instruction doit statuer dans un délai de dix jours si la personne ne demande pas à comparaître devant elle et quinze jours dans le cas contraire. À défaut, l’intéressé doit être libéré d’office. Celui-ci dispose en outre de la possibilité de demander, au moment où il interjette appel, l’examen immédiat de son appel par le président de la chambre de l’instruction. Ce dernier doit alors statuer dans les trois jours. À défaut, l’intéressé doit être libéré d’office (voir, notamment, chambre de l’instruction de Versailles, 26 juin 2007).
Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, applicables à l’époque des faits, sont les suivantes :
Article 6-1
« Lorsqu’un crime ou un délit prétendument commis à l’occasion d’une poursuite judiciaire impliquerait la violation d’une disposition de procédure pénale, l’action publique ne peut être exercée que si le caractère illégal de la poursuite ou de l’acte accompli à cette occasion a été constaté par une décision devenue définitive de la juridiction répressive saisie. (...) »
Article 186
« Le droit d’appel appartient à la personne mise en examen contre les ordonnances et décisions prévues par les articles 80-1-1, 87, 139, 140, 137-3, 145-1, 145-2, 148, 167, quatrième alinéa, 179, troisième alinéa, et 181.
(...)
L’appel des parties ainsi que la requête prévue par le cinquième alinéa de l’article 99 doivent être formés dans les conditions et selon les modalités prévues par les articles 502 et 503, dans les dix jours qui suivent la notification ou la signification de la décision.
Le dossier de l’information ou sa copie établie conformément à l’article 81 est transmis, avec l’avis motivé du procureur de la République, au procureur général, qui procède ainsi qu’il est dit aux articles 194 et suivants.
(...) »
Article 187-1
« En cas d’appel d’une ordonnance de placement en détention provisoire, la personne mise en examen ou le procureur de la République peut, si l’appel est interjeté au plus tard le jour suivant la décision de placement en détention, demander au président de la chambre de l’instruction ou, en cas d’empêchement, au magistrat qui le remplace, d’examiner immédiatement son appel sans attendre l’audience de la chambre de l’instruction. Cette demande doit, à peine d’irrecevabilité, être formée en même temps que l’appel devant la chambre de l’instruction. La personne mise en examen, son avocat ou le procureur de la République peut joindre toutes observations écrites à l’appui de la demande. À sa demande, l’avocat de la personne mise en examen présente oralement des observations devant le président de la chambre de l’instruction ou le magistrat qui le remplace, lors d’une audience de cabinet dont est avisé le ministère public pour qu’il y prenne, le cas échéant, ses réquisitions, l’avocat ayant la parole en dernier.
Le président de la chambre de l’instruction ou le magistrat qui le remplace statue au plus tard le troisième jour ouvrable suivant la demande, au vu des éléments du dossier de la procédure, par une ordonnance non motivée qui n’est pas susceptible de recours.
Le président de la chambre de l’instruction ou le magistrat qui le remplace peut, s’il estime que les conditions prévues par l’article 144 ne sont pas remplies, infirmer l’ordonnance du juge des libertés et de la détention et ordonner la remise en liberté de la personne. La chambre de l’instruction est alors dessaisie.
Dans le cas contraire, il doit renvoyer l’examen de l’appel à la chambre de l’instruction. (...) »
Article 194
« Le procureur général met l’affaire en état dans les quarante-huit heures de la réception des pièces en matière de détention provisoire et dans les dix jours en toute autre matière ; il la soumet, avec son réquisitoire, à la chambre de l’instruction.
(...)
En matière de détention provisoire, la chambre de l’instruction doit se prononcer dans les plus brefs délais et au plus tard dans les dix jours de l’appel lorsqu’il s’agit d’une ordonnance de placement en détention et dans les quinze jours dans les autres cas, faute de quoi la personne concernée est mise d’office en liberté, sauf si des vérifications concernant sa demande ont été ordonnées ou si des circonstances imprévisibles et insurmontables mettent obstacle au jugement de l’affaire dans le délai prévu au présent article. »
Article 199
« (...) En matière de détention provisoire, la comparution personnelle de la personne concernée est de droit si celle-ci ou son avocat en fait la demande ; cette requête doit, à peine d’irrecevabilité, être présentée en même temps que la déclaration d’appel ou que la demande de mise en liberté adressée à la chambre de l’instruction. Si la personne a déjà comparu devant la chambre de l’instruction moins de quatre mois auparavant, le président de cette juridiction peut, en cas d’appel d’une ordonnance rejetant une demande de mise en liberté, refuser la comparution personnelle de l’intéressé par une décision motivée qui n’est susceptible d’aucun recours.
En cas de comparution personnelle de la personne concernée, le délai maximum prévu au troisième alinéa de l’article 194 est prolongé de cinq jours. »
Article 502
« La déclaration d’appel doit être faite au greffier de la juridiction qui a rendu la décision attaquée. (...) »
Article 503
« Lorsque l’appelant est détenu, l’appel peut être fait au moyen d’une déclaration auprès du chef de l’établissement pénitentiaire.
Cette déclaration est constatée, datée et signée par le chef de l’établissement pénitentiaire. Elle est également signée par l’appelant ; si celui-ci ne peut signer, il en est fait mention par le chef de l’établissement.
Ce document est adressé sans délai, en original ou en copie, au greffe de la juridiction qui a rendu la décision attaquée ; il est transcrit sur le registre prévu par le troisième alinéa de l’article 502 annexé à l’acte dressé par le greffier. »
B. Le code de l’organisation judiciaire
Les dispositions pertinentes du code de l’organisation judiciaire sont les suivantes :
Article L. 141-1
« L’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice.
Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice. »
C. L’évolution de la jurisprudence
Par deux arrêts des 28 novembre 1989 et 8 février 1996, la chambre criminelle de la Cour de cassation a estimé que le délai accordé à la chambre de l’instruction (à l’époque la « chambre d’accusation ») pour statuer en matière de détention provisoire se calculait « à compter, non pas de la date d’établissement de la déclaration d’appel au lieu de détention, mais du lendemain du jour où cette déclaration a été transcrite sur le registre tenu au greffe de la juridiction qui a rendu la décision attaquée ». | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Par une requête du 3 octobre 2007, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) demanda au juge des libertés et de la détention (JLD) du tribunal de grande instance de Paris l’autorisation de procéder à des visites et saisies dans les locaux de plusieurs sociétés, dont ceux des requérantes, sur le fondement de l’article L. 450-4 du code de commerce, et ce dans le cadre d’une enquête ouverte pour des faits d’entente illicite prohibés par les articles L. 420-1 du code de commerce et 81 du traité de Rome, qui auraient été commis à l’occasion de la passation de marchés publics pour la rénovation d’hôpitaux publics.
Par une ordonnance du 5 octobre 2007, le JLD autorisa les agents de la DGCCRF à procéder à ces visites et saisies.
Aux termes d’une motivation de 15 pages, celui-ci rappela l’ensemble des éléments de preuve produits par l’administration requérante et conclut à la licéité apparente de leur obtention. Il procéda ensuite à l’analyse du déroulement des différentes procédures d’appel d’offres sur les marchés publics en cause et du contenu des offres faites par les entreprises candidates, dont les sociétés requérantes, et releva un certain nombre d’anomalies. Sur la base de ces éléments, le JLD caractérisa l’existence d’indices permettant de présumer l’existence de pratiques prohibées au sens de l’article L. 450-4 du code de commerce.
Le JLD circonscrit ensuite l’autorisation de procéder à des visites et saisies aux locaux des sociétés expressément visées, ainsi qu’à leur activité dans le secteur de la construction et de la rénovation des établissements de santé.
Sur commission rogatoire du JLD parisien, un JLD du tribunal de grande instance de Nanterre fut chargé du contrôle de l’exécution de ces visites domiciliaires. Par une ordonnance du 11 octobre 2007, ce dernier désigna des officiers de police judiciaire pour assister aux opérations de visite menées par les agents de la DGCCRF.
Les visites eurent lieu le 23 octobre 2007 dans les locaux des requérantes. De nombreux documents et fichiers informatiques, ainsi que l’intégralité de la messagerie électronique de certains employés des sociétés requérantes furent saisis.
Les requérantes présentèrent chacune une requête en annulation de ces visites et saisies au JLD du tribunal de grande instance de Paris. Elles firent notamment valoir que les saisies pratiquées avaient été massives et indifférenciées et avaient porté sur plusieurs milliers de documents informatiques, ainsi que sur la messagerie électronique de plusieurs personnes, et que de nombreux documents saisis étaient sans lien avec l’enquête ou étaient couverts par la confidentialité qui s’attache aux relations entre un avocat et son client, et ce sans que ne soit dressé un inventaire suffisamment précis des documents saisis. Elles soutinrent également ne pas avoir pu prendre connaissance du contenu des documents avant leur saisie et n’avoir pu ainsi s’opposer à ces dernières. Elles demandèrent l’annulation des visites et saisies et à défaut la restitution des documents indument saisis.
Dans ses conclusions en défense, la DGCCRF soutint que les visites et saisies avaient été pratiquées conformément à l’autorisation reçue, ainsi qu’aux dispositions légales et conventionnelles encadrant leur mise en œuvre. Elle fit notamment valoir que les saisies avaient été ciblées et avaient donné lieu à un inventaire précis indiquant le nom des fichiers, leur extension, l’endroit où ils se situaient sur l’ordinateur visité, ainsi que leur empreinte numérique. Elle soutint qu’une copie des documents saisis gravée sur DVD-R avait été remise aux sociétés visitées. Elle indiqua ensuite que le secret professionnel d’avocat n’était pas absolu et ne faisait pas obstacle à la saisie de document. Elle ajouta toutefois ne pas s’opposer à la restitution des pièces qui concernaient des correspondances entre un avocat et son client, tout en minimisant le nombre des pièces concernées.
Par deux ordonnances des 2 et 9 septembre 2008, le JLD débouta les requérantes de l’intégralité de leurs demandes, aux motifs que les visites et saisies pratiquées étaient conformes aux articles L. 450-4 du code de commerce et 56 du code de procédure pénale, ainsi qu’aux droits garantis par la Convention. Le JLD considéra, notamment, que le respect du secret professionnel attaché aux correspondances échangées avec un avocat n’interdisait pas les saisies des pièces et documents couverts par celui-ci, pourvu que ce secret ait été respecté vis à vis des personnes éventuellement présentes lors des opérations.
Les requérantes se pourvurent en cassation contre ces ordonnances. Par deux arrêts du 8 avril 2010, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta les pourvois des requérantes, jugeant que les dispositions de l’article L. 450-4 du code de commerce, dans sa version applicable aux visites et saisies en cause, étaient conformes aux exigences issues des articles 6 § 1, 8 et 13 de la Convention. La Cour de cassation rejeta également le moyen tiré du non-respect de la confidentialité qui s’attache aux correspondances entre un avocat et son client, au motif que les requérantes n’avaient invoqué, parmi les documents saisis émanant de leurs avocats ou leur ayant été adressés, aucune correspondance liée à l’exercice des droits de la défense.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET EUROPEENS PERTINENTS
A. Les textes applicables aux visites et saisies en cause, ainsi qu’à la confidentialité qui s’attache aux relations entre un avocat et son client
Sur les normes de droit interne relatives aux visites et saisies en droit de la concurrence, il convient de renvoyer à l’arrêt Société Canal Plus et autres c. France (no 29408/08, §§ 20-25, 21 décembre 2010).
S’agissant des règles internes et internationales applicables à la confidentialité qui s’attache aux relations entre un avocat et son client, il y a lieu également de renvoyer à l’arrêt André et autre c. France (no 18603/03, §§ 14-20, 24 juillet 2008).
B. La jurisprudence de la Cour de cassation
La Cour de cassation juge de manière constante que l’administration saisissante ne peut appréhender que les documents se rapportant aux agissements retenus par l’ordonnance d’autorisation de visite et saisie domiciliaires, ainsi que les documents « pour partie utiles » à la preuve desdits agissements. À défaut, les documents saisis doivent être restitués (par exemple, Cass. com., 13 mai 1997, no 95-30.097 et Cass. crim., 29 juin 2011, no 10-85.479). Dans cette dernière affaire, plusieurs messageries électroniques avaient notamment été saisies ; la Cour de cassation a considéré que le juge du fond avait souverainement constaté que celles-ci n’étaient pas divisibles.
S’agissant des documents relevant de la confidentialité qui s’attache aux relations entre un avocat et son client, la Cour de cassation leur réserve un sort particulier, lequel a connu une évolution dont il convient de rappeler les principales étapes. La chambre criminelle a, dans un premier temps, jugé que de tels documents étaient insaisissables, sous peine de nullité de la saisie, en vertu du « principe de la libre défense », sauf si les documents étaient de nature à établir la preuve de la participation de l’avocat aux faits illicites en cause (notamment, Cass. crim., 12 mars 1992, no 91-86.843, Cass. crim., 20 janvier 1993, no 92-85.548, Cass. crim., 5 octobre 1999, no 98-80.007, Cass. crim., 27 juin 2001, no 01-81.865).
La chambre commerciale de la Cour de cassation, compétente notamment pour connaître des visites domiciliaires en matière fiscale, avait adopté une position très proche de celle de la chambre criminelle et jugé qu’en toute matière les consultations adressées par un avocat à son client sont couvertes par le secret professionnel et qu’une saisie de documents répondant à cette définition ne peut être autorisée ou maintenue qu’à la condition que les documents saisis soient de nature à établir la preuve de la participation de l’avocat à la fraude présumée (par exemple, Cass. com., 5 mai 1998, no 96-30.116 et 9 mars 1999, no 97-30.029).
Dans un second temps, la chambre criminelle a considéré que seules étaient insaisissables, sous peine de nullité de la saisie, les correspondances émanant d’un avocat, ou lui ayant été adressées, qui sont liées à l’exercice des droits de la défense (Cass. crim., 13 décembre 2006, no 06-87.169, ainsi que les arrêts rendus dans la présente affaire).
Enfin, dans plusieurs arrêts du 24 avril 2013 (dont un publié au bulletin : no 12-80.331), la Cour de cassation a considéré qu’il appartenait au premier président de la cour d’appel, saisi d’un recours contre le déroulement des opérations de visites et saisies réalisées dans le cadre de l’article L. 450-4 du code de commerce modifié, de rechercher si les pièces et supports informatiques - dont la saisie était contestée par les sociétés visitées - étaient ou non couverts par le secret professionnel entre un avocat et son client. Elle a estimé qu’il appartenait ensuite au premier président de la cour d’appel d’annuler la saisie de correspondances lorsque celles-ci relevaient de la protection de ce secret, au motif que la violation de ce dernier intervenait dès la saisie du document litigieux et non pas après que les enquêteurs en ont pris connaissance.
Dans un arrêt du 27 novembre 2013 (no 12-85.830), la chambre criminelle a précisé que la présence parmi des fichiers informatiques saisis, susceptibles de contenir des éléments intéressant l’enquête, de pièces insaisissables ne saurait avoir pour effet d’invalider la saisie de tous les autres documents. La chambre commerciale de la Cour de cassation avait également retenu la même interprétation et en avait déduit que la juridiction saisie n’avait pas à procéder à la recherche du caractère divisible ou insécable d’une messagerie électronique ou d’un disque dur (Cass. com., 18 janvier 2011, no 10-11.777).
Par ailleurs, dans un arrêt du 20 février 1996 (94-13.062), la Cour de cassation a jugé que les officiers de police judiciaire, dont la présence est requise aux côtés des enquêteurs de l’autorité administrative concernée, ont pour seule mission d’assister aux opérations de visite domiciliaire et saisie en veillant au respect du secret professionnel et des droits de la défense, en qualité de représentants de la juridiction qui a autorisé la visite.
Enfin, dans des arrêts des 17 juin 2009 (no 07-88.354) et 18 janvier 2011 (10-11.777), la Cour de cassation a jugé valables les inventaires réalisés en indiquant le seul nom des fichiers saisis, dès lors, notamment, qu’une copie de ces fichiers avait été réalisée et remise aux sociétés visitées, leur permettant ainsi de prendre connaissance du contenu de ces fichiers. Elle a également considéré, dans le premier arrêt, que la possibilité de constituer des scellés provisoires était une faculté laissée à l’appréciation des enquêteurs.
C. La pratique de la Commission européenne en matière d’inspections et saisies ordonnées sur le fondement de l’article 20(4) du règlement no 1/2003
La Commission européenne effectue des inspections et saisies dans le cadre de la poursuite des pratiques prohibées par les articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Sa façon de procéder en cette matière a connu une évolution récente. Initialement, les enquêteurs de la Commission consultaient les données informatiques (et notamment le contenu des messageries électroniques) sur place, au cours de l’inspection, laquelle pouvait se dérouler sur plusieurs jours. Ils imprimaient les éléments qui les intéressaient au fur et à mesure et remettaient à l’entreprise visitée, à l’issue de l’inspection, une copie de l’ensemble des documents papier saisis. Il était possible aux représentants de l’entreprise de s’opposer à la saisie de documents susceptibles de relever de confidentialité qui s’attache aux relations entre un avocat et son client à la condition qu’ils donnent « une justification appropriée, accompagnée d’éléments utiles pour appuyer [leur] demande » (Communication de la Commission concernant les bonnes pratiques relatives aux procédures d’application des articles 101 et 102 du TFUE (2011/C 308/06), § 52).
Depuis une note révisée publiée le 18 mars 2013 (Explanatory note to an authorisation to conduct an inspection in execution of a Commission decision under Article 20(4) of Council Regulation no 1/2003, paragraphes 9 à 15), les enquêteurs de la Commission procèdent de la façon suivante : ils extraient tout d’abord les données électroniques (issues de tout support) en en faisant une copie stockée sur un serveur sur lequel les dossiers sont indexés. Les enquêteurs procèdent ensuite, sur les lieux de l’inspection, à la recherche des dossiers par mots clés grâce à des ordinateurs portables ou postes dédiés à cet effet. Les données entrant dans le champ de l’investigation sont finalement extraites sur un support crypté (clé USB ou disque dur) dont une copie avec inventaire détaillé est laissée à l’entreprise visitée. À la fin de l’investigation, l’équipement informatique des inspecteurs est intégralement nettoyé. Si la recherche de documents n’est pas terminée, les enquêteurs font une copie des données qu’il reste à exploiter et la placent dans une enveloppe scellée. Les représentants de la société visitée sont ensuite invités à assister à l’ouverture de l’enveloppe et à faire valoir leurs éventuelles contestations à cette occasion.
Dans un arrêt du 14 novembre 2012 (aff. T-140/09), le Tribunal de l’Union européenne a jugé que « lorsqu’elle effectue une inspection dans les locaux d’une entreprise [...], la Commission est tenue de limiter ses recherches aux activités de cette entreprise relatives aux secteurs indiqués dans la décision ordonnant l’inspection et, donc, une fois qu’elle a constaté, après examen, qu’un document ou une information ne relevait pas de ces activités, de s’abstenir de l’utiliser aux fins de son enquête. (...) En effet, si la Commission n’était pas soumise à cette limitation, tout d’abord, elle aurait en pratique la possibilité, à chaque fois qu’elle est en possession d’un indice lui permettant de soupçonner qu’une entreprise a commis une infraction aux règles de la concurrence dans un domaine précis de ses activités, d’effectuer une inspection portant sur l’ensemble de celles-ci et ayant pour but ultime de déceler l’existence de toute infraction auxdites règles ayant pu être commise par cette entreprise, ce qui est incompatible avec la protection de la sphère d’activité privée des personnes juridiques garantie en tant que droit fondamental dans une société démocratique » (points 62 à 63). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1963 et réside à Constanţa. La requérante est une association de droit roumain constituée en 2004 et ayant son siège à Constanţa. Le requérant était le candidat de la requérante à un mandat de député lors des élections de novembre 2008 (paragraphe 9 ci-dessous).
Par une décision avant dire droit du 27 janvier 2004, le tribunal de première instance de Constanţa reconnut la personnalité morale de la requérante et ordonna son inscription dans le registre des associations et des fondations. Selon les statuts de la requérante, le but de l’association est essentiellement politique puisque celle-ci vise la représentation politique des citoyens roumains d’origine turque.
La requérante participa aux élections parlementaires du 28 novembre 2004 où elle obtint 7 396 votes. Une autre association de la minorité turque ayant obtenu 7 715 votes, le siège de député au titre de la minorité turque fut attribué au candidat de cette dernière association.
Le 16 mars 2008, une nouvelle loi électorale (« la loi no 35/2008 ») entra en vigueur ; celle-ci introduisit une nouvelle condition d’éligibilité pour les organisations des minorités nationales non représentées au Parlement, mais désireuses de présenter leur candidature, à savoir être déclarées d’utilité publique (paragraphe 19 ci-dessous).
L’association requérante décida de participer aux élections parlementaires du 30 novembre 2008. Le requérant était le candidat proposé pour la fonction de député. La requérante ne demanda pas le statut d’utilité publique faute de remplir les conditions exigées par l’ordonnance du gouvernement no 26/2000 sur les associations et les fondations afin d’obtenir le statut d’utilité publique, notamment celle relative à l’activité significative déployée au cours des trois années ayant précédé la demande visant à l’obtention de ce statut.
Par une décision du 16 octobre 2008, le Bureau électoral central (« le BEC ») rejeta la candidature, au motif que la requérante n’avait pas apporté, dans les délais légaux, la preuve de remplir les conditions d’éligibilité.
Les requérants contestèrent la décision du BEC devant le tribunal départemental de Bucarest et soulevèrent une exception d’inconstitutionnalité des dispositions légales conditionnant les candidatures des organisations des minorités nationales non représentées au Parlement à l’acquisition du statut d’utilité publique. Le tribunal départemental sursit à statuer et renvoya l’affaire devant la Cour constitutionnelle.
Devant la Cour constitutionnelle, les requérants arguèrent qu’ils étaient discriminés par rapport aux organisations des minorités déjà présentes au Parlement, puisque celles-ci n’auraient pas l’obligation de remplir des conditions supplémentaires. Ils soutinrent également que les électeurs de la minorité turque se voyaient privés de la possibilité de faire un choix puisque selon eux, par le jeu des dispositions légales, seule l’organisation déjà représentée au Parlement pouvait se présenter de nouveau aux élections. Par une décision du 6 novembre 2008, la Cour constitutionnelle rejeta l’exception soulevée par les requérants. Elle estima que les conditions requises par la loi étaient constitutionnelles, puisqu’elles auraient relevé de la compétence exclusive du législateur de décider des modalités et des conditions de fonctionnement du système électoral. S’agissant du grief tiré de la discrimination par rapport aux organisations déjà présentes au Parlement, la Cour constitutionnelle considéra que ces dernières n’étaient pas privilégiées, dès lors qu’elles auraient rempli des « conditions beaucoup plus sévères » lors des élections au Parlement en 2004.
Par un jugement du 14 novembre 2008, le tribunal départemental de Bucarest rejeta la contestation des requérants contre la décision susmentionnée du BEC. Estimant que le seul moyen des requérants était tiré de l’inconstitutionnalité de la loi sur les élections parlementaires et se référant à la décision du 6 novembre 2008 de la Cour constitutionnelle, le tribunal rejeta la contestation sans aucune analyse sur le fond.
Par un arrêt définitif du 15 novembre 2008, la cour d’appel de Bucarest confirma le jugement du tribunal et rejeta le pourvoi en recours de requérants.
À la suite des élections du 30 novembre 2008, le mandat de député de la minorité turque fut attribué au candidat de la même organisation qu’en 2004.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
Les dispositions pertinentes de la Constitution sont ainsi libellées :
Article 62
« (1) La Chambre des députés et le Sénat sont élus par vote universel, égal, direct, secret et librement exprimé, selon la loi électorale.
(2) Les organisations de citoyens appartenant aux minorités nationales qui ne réunissent pas lors des élections le nombre de voix pour être représentées au Parlement ont droit à un siège de député, dans les conditions de la loi électorale. Les citoyens d’une minorité nationale ne peuvent être représentés que par une seule organisation.
(3) Le nombre des députés et des sénateurs est établi par la loi électorale, en fonction de la population du pays. »
Le système de représentation des minorités nationales au Parlement roumain ainsi que le rapport de la Commission de Venise sur le droit électoral et les minorités nationales sont décrits dans l’affaire Grosaru c. Roumanie (no 78039/01, § 24, CEDH 2010).
Les élections de novembre 2004 étaient régies par la loi no 373/2004 sur l’élection de la Chambre des députés et du Sénat, dont les dispositions pertinentes en l’espèce étaient ainsi libellées :
Article 4
« (1) Une minorité nationale au sens de la présente loi est une ethnie représentée au Conseil des minorités nationales (...)
(3) Peuvent se porter candidates les organisations de citoyens des minorités nationales représentées au Parlement.
(4) Peuvent également se porter candidates les autres organisations légalement constituées de citoyens des minorités nationales définies au 1er paragraphe qui présentent au Bureau électoral central, dans un délai de trois jours à compter de la constitution de ce dernier, une liste de leurs membres d’un nombre d’au moins 15 % du nombre total des citoyens qui, lors du dernier recensement, ont déclaré appartenir à la minorité en question. »
Les élections de novembre 2008 ont été régies par la loi no 35/2008 sur l’élection de la Chambre des députés et du Sénat modifiant la loi no 67/2004 sur l’élection des autorités de l’administration publique locale, la loi no 215/2001 sur l’administration publique locale et la loi no 393/2004 sur le statut des élus locaux. La loi no 35/2008 est entrée en vigueur le 16 mars 2008. Ses dispositions pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :
Article 2 – Définitions
« Au sens du présent chapitre, les mots et les expressions ci-dessous ont la signification suivante :
(...)
une minorité nationale – l’ethnie représentée au Conseil des minorités nationales. »
Article 9
« (1) Les organisations, légalement constituées, de citoyens appartenant à une minorité nationale définie selon l’article 2 § 29 qui n’ont pas obtenu lors des élections au moins un mandat de député ou de sénateur ont droit (...) à un mandat de député si elles ont obtenu, pour tout le pays, un nombre de votes égal à 10 % au moins du nombre moyen de votes valablement exprimés au niveau national pour l’élection d’un député.
(2) Peuvent se porter candidates les organisations de citoyens appartenant aux minorités nationales représentées au Parlement.
(3) Peuvent également se porter candidates d’autres organisations, légalement constituées, de citoyens appartenant aux minorités nationales définies à l’article 2 § 29 qui sont reconnues d’utilité publique et qui présentent au Bureau électoral central, dans un délai de trente jours à compter de la date à laquelle les élections ont été arrêtées, une liste de leurs membres comptant au moins 15 % du nombre total des citoyens qui, lors du dernier recensement, ont déclaré appartenir à la minorité en question. »
Article 29
« (...) (3) Les propositions de candidature sont soumises aux bureaux électoraux (...) au moins quarante jours avant la date des élections. »
Article 32
« (...) (2) Le rejet d’une candidature par le bureau électoral de circonscription peut être contesté par le candidat (...) dans un délai de trois jours à compter de la date du rejet (...)
(4) La contestation et la demande de recours doivent être déposées au tribunal compétent, sous peine de nullité.
(5) Les contestations relatives à l’acceptation ou au rejet des candidatures doivent être examinées dans un délai de quarante-huit heures à compter de leur enregistrement par le tribunal dont relève la circonscription électorale (...)
(6) La décision relative à la contestation peut faire l’objet d’un recours dans un délai de vingt-quatre heures à compter du prononcé devant la juridiction supérieure. Le recours doit être examiné dans un délai de vingt-quatre heures à compter de son enregistrement.
(7) La décision rendue en recours est définitive et irrévocable. »
Dans l’ordonnance du gouvernement no 26/2000 sur les associations et les fondations (« l’ordonnance no 26/2000 »), les dispositions relatives à l’acquisition du statut d’utilité publique pertinentes en l’espèce étaient ainsi libellées :
Article 38
« (1) Le gouvernement roumain peut déclarer d’utilité publique une association ou une fondation si elle remplit cumulativement les conditions suivantes :
a) son activité sert l’intérêt général ou, le cas échéant, celui d’une collectivité ;
b) l’association ou la fondation a une ancienneté d’au moins trois ans ;
c) elle présente un rapport d’activité qui confirme une activité antérieure significative de par le déroulement de programmes ou de projets spécifiques à son but, rapport accompagné des situations financières annuelles et [de l’état] des revenus et des dépenses pour les trois années ayant précédé la date de la présentation de la demande de reconnaissance du statut d’utilité publique ;
d) la valeur de son actif patrimonial pour chacune des trois dernières années est au moins égale à la valeur du patrimoine initial. »
Article 39
« La déclaration d’utilité publique d’une association ou d’une fondation se fait par arrêté du gouvernement. L’association ou la fondation intéressée présente, à cette fin, une demande au secrétariat général du gouvernement qui la transfère, dans un délai de quinze jours, au ministère ou à l’autorité de l’administration publique centrale compétente. »
Article 40
« (1) L’autorité administrative compétente doit, dans un délai de soixante jours, examiner si la demande remplit les conditions prévues par la loi. Si elle constate que les conditions sont remplies, elle propose au gouvernement roumain la reconnaissance de l’association ou de la fondation. Dans la négative, elle envoie aux demandeurs, dans un délai de trente jours à compter de la date de la décision, une réponse motivée.
(2) Le gouvernement roumain prend une décision quant à la proposition de reconnaissance dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de la présentation de la demande prévue au paragraphe 1 et de tous les documents nécessaires à la prise de la décision. S’il rejette la proposition, la décision est communiquée à l’association ou à la fondation par l’autorité administrative qui a enregistré la demande de reconnaissance dans un délai de cent vingt jours à compter de la date de la présentation de la demande et des documents nécessaires à la prise de la décision. »
Les dispositions du rapport explicatif du code de bonne conduite en matière électorale de la Commission de Venise sont décrites dans l’affaire Tănase c. Moldova ([GC], no 7/08, § 86, CEDH 2010). En particulier, le code recommande d’éviter la « révision répétée [du mode de scrutin] ou intervenant peu avant le scrutin (moins d’un an) » (paragraphe 65 du rapport explicatif). | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. La genèse de l’affaire
Si la présente affaire porte, pour l’essentiel, sur l’opération anti-mutinerie du 26 septembre 1999, celle-ci constitue en réalité le paroxysme d’une série de conflits anciens entre le personnel pénitentiaire d’Ulucanlar et une partie des 170 prisonniers, hommes et femmes, condamnés pour appartenance à des organisations illégales d’extrême gauche (« les détenus gauchistes »).
Il ressort des anciens écrits classés confidentiels qui ont été échangés entre le parquet pénitentiaire près Ulucanlar (« le parquet »), le préfet d’Ankara (« le préfet ») et les différents commandements régionaux de la gendarmerie, dont notamment celui d’Ankara (« le CDGA »), que les hostilités entre l’administration et les détenus remontaient à 1996 (paragraphe 8 ci-dessous). Depuis lors, les autorités étaient au fait des problèmes, notamment de surpopulation, de vétusté et d’inadéquation de l’aménagement du complexe d’Ulucanlar, qui du reste était censé servir de maison d’arrêt et non pas accueillir des condamnés. Il ressort des différentes informations que l’insuffisance de l’espace de vie dans les « dortoirs » semble avoir été au cœur des revendications et des actions entamées par les détenus gauchistes, agissant ensemble en dépit de leurs divergences politiques et des conflits d’intérêts personnels.
Afin de mieux cerner le présent litige, il y a lieu de récapituler les éléments dont font état les écrits susmentionnés ainsi que les faits relevés par la sous-commission composée de cinq députés qui a été constituée au sein de la Commission d’enquête des droits de l’homme près l’Assemblée nationale de Turquie (« la sous-commission ») afin d’instruire et d’établir les circonstances ayant entouré les incidents dénoncés en l’espèce.
Le premier plan d’action
Le 5 janvier 1996, sous l’égide du préfet, le parquet, le CDGA, la compagnie de la gendarmerie en faction à Ulucanlar (« la CGP ») et les autres commandements élaborèrent un plan, dit « d’intervention no 1 contre la mutinerie dans la prison ». Ces instances étaient convaincues que les détenus gauchistes projetaient une évasion collective, que, pour y parvenir, ils provoqueraient probablement une crise intra muros entre les différents groupements fractionnistes d’extrême gauche, et qu’ils creuseraient des tunnels, abattraient des murs, investiraient les toits, provoqueraient des incendies et, enfin, déclencheraient une insurrection contre l’administration pénitentiaire. Elles estimèrent que, la CGP n’ayant pas la capacité opérationnelle pour parer de telles éventualités, il fallait agir de manière concertée afin d’identifier les mutins et d’assurer une sécurité carcérale pérenne.
Le 16 janvier suivant, le préfet avalisa le plan selon lequel la CGP devait être soutenue par des forces auxiliaires, soit deux officiers et vingt soldats à dépêcher d’autres commandements, accompagnés de la police locale.
Ce plan ne put cependant être mis en œuvre comme prévu.
Aussi, le 31 juillet 1996, les autorités se réunirent-elles pour réévaluer la situation et mettre au point un nouveau plan d’action, conformément à la directive du 12 novembre 1993 du Premier ministre concernant la répression des actes insurrectionnels dans les prisons.
Le 2 août 1996, le secrétaire général du Conseil de sécurité nationale exhorta les ministères et plusieurs instances décisionnelles ainsi que les préfectures à exécuter sans tarder ce nouveau plan fondé sur des moyens coercitifs plus ciblés. Dans ses grandes lignes et en ses parties pertinentes pour l’examen de la présente affaire, ce plan reposait sur des actions à court et moyen termes, dont les suivantes :
« – refuser tout compromis avec les organisations « terroristes » sous peine de les voir exiger l’impossible ;
– réaffirmer la détermination de l’État à lutter contre de tels mouvements propagandistes ;
– viser à réinstaurer l’autorité de l’État dans les prisons et à réformer la législation relative à leur surveillance interne ;
– transférer les meneurs des organisations « terroristes » vers d’autres prisons adéquates ;
– prévoir des programmes télévisés impliquant des spécialistes capables d’analyser et d’évaluer l’état psychique des détenus insurgés ainsi que les difficultés rencontrées par les forces de l’ordre dans le cadre de la lutte antiterroriste ;
– faire de la contre-propagande vis-à-vis de certains médias instrumentalisés par les « organisations terroristes » relativement aux conditions de détention ;
– faire des déclarations publiques propres à briser l’impact des propagandes qui salissent et découragent les membres des forces de l’ordre, et à souligner la détermination des ministères, des partis politiques et des hauts fonctionnaires à combattre tout acte insurrectionnel. »
La première opération de perquisition et de fouille
Cependant, une démarche concrète n’intervint que deux ans plus tard, eu égard notamment à l’escalade de la criminalité pendant la période du 1er janvier au 1er août 1998 à Ulucanlar, où avaient eu lieu un meurtre par arme à feu, un meurtre par arme blanche, un incendie volontaire, une tentative d’évasion, une prise en otage de gardiens et quatre cas de coups et blessures graves.
Le 7 août 1998, le CDGA alerta (lettre no HRK : 0621-3094-98/ ASYŞ (7476)) les autorités sur les risques encourus en raison de la situation susdécrite, face à laquelle le personnel pénitentiaire n’aurait plus eu aucune autorité. D’après le CDGA, si la sécurité extérieure de l’établissement était dûment assurée par les forces de la gendarmerie, « l’éruption du volcan à l’intérieur n’était qu’une question de temps ».
Ainsi avisé, le préfet attira l’attention des ministres de la Justice et de l’Intérieur ainsi que du parquet sur les constatations suivantes qui, d’après lui, nécessitaient une action urgente et qui peuvent se résumer ainsi :
« – Ulucanlar est un vieil établissement ne répondant plus aux standards et sa structure encourage les tentatives d’évasion par la voie de tunnels, sachant que l’enceinte des bâtiments, notamment les aires de vie, contient de la végétation et des arbres qui bouchent la vue, ce qui facilite le creusement de tels tunnels et la dissimulation des gravats ;
– les passages entre les dortoirs se faisant via les aires de vie, cela rend difficile l’intervention des gardiens en cas de besoin ; la contiguïté des dortoirs facilite l’instauration d’une hiérarchie entre les prisonniers, la dispense de formations idéologiques, le racket et toutes les formes de communication avec l’extérieur ;
– les médecins pénitentiaires, sous la pression des détenus gauchistes, recourent à des prétextes diététiques pour faire entrer n’importe quel aliment ou médicament dans la prison ; de son côté, le personnel pénitentiaire manque aussi de scrupules ; certains servent de messagers et de passeurs ; le contrôle des dortoirs par les surveillants est soumis au bon vouloir des détenus ;
– les détenus gauchistes se permettent de poser des pancartes idéologiques dans les aires de vie ; les portes des dortoirs et des aires restant ouvertes entre deux contrôles des présences, les détenus demeurent libres de se rendre n’importe où dans le bâtiment, y compris dans le dortoir des femmes, et ils montent même des gardes pour surveiller les lieux ;
– il est notoire qu’à Ulucanlar les détenus disposent d’armes, de téléphones portables, de pelles et de pioches, de barres de fer, de bâtons et de pierres, facilement utilisables en cas de mutinerie ; lors des dernières fouilles, trois pistolets, deux téléphones portables et cinq cartes SIM ont été découverts dans l’établissement. »
À partir de septembre 1998, les détenus gauchistes prirent progressivement le contrôle du secteur no 3 d’Ulucanlar. Ce secteur abritait les dortoirs nos 4 et 5 des hommes et celui des femmes, locaux qui, depuis 1996, ne faisaient pratiquement plus l’objet d’inspections de routine.
D’après les autorités, aucune concession n’était à faire à ces individus, dont les revendications, relatives notamment à l’insuffisance de l’espace de vie dans les dortoirs, n’étaient qu’un leurre.
Les développements principaux ayant marqué cette période peuvent se résumer comme suit.
Le 4 septembre 1998, à la demande du parquet d’Ankara (lettre no 119083), les forces de la gendarmerie émirent l’ordre (no HRK : 3590553-98/ASYŞ (8221)) de procéder aux fouilles ainsi qu’aux transfèrements, empêchés jusqu’alors, des détenus gauchistes.
Le 6 septembre suivant, vers 5 heures, une opération de fouille fut lancée à Ulucanlar. Toutefois, conformément à l’instruction explicite de la Direction générale des prisons et des maisons d’arrêt près le ministère de la Justice (« la DGPM ») et du parquet, les dortoirs nos 4 et 5 et le dortoir des femmes, ainsi que le dortoir réservé aux exparlementaires, furent écartés des fouilles. Le motif sous-jacent à cette instruction demeure inconnu.
À l’issue de cette opération, le transfèrement de 104 détenus fut effectué et les autorités découvrirent, entre autres, 19 piques et broches, 5 grands clous, 24 couteaux à fruit, 7 cutters, 1 paquet de lames de cutter, 2 dagues, 2 canifs, 5 bâtons, 5 grammes de cannabis et 2 téléphones portables avec leurs accessoires.
Le 9 septembre 1998, le préfet transmit aux ministres de la Justice et de l’Intérieur une lettre classée secret du CDGA (no HRK : 0621-3356-98/ ASYŞ 8373) qui faisait état des dysfonctionnements observés à Ulucanlar lors de l’opération du 6 septembre et des résultats de celle-ci, et qui peut se résumer comme suit :
« – à la fin de l’opération, les condamnés pour terrorisme ont forcé les fenêtres et les portails de leurs dortoirs et ont commencé à circuler librement dans le bâtiment, en vue de protester contre la fouille et le transfèrement de leurs camarades ;
– le 7 septembre, les mêmes individus ont installé dans les couloirs des barricades surmontées de bannières portant l’inscription « Nul ne saurait asservir les prisonniers révolutionnaires » ; certains ont cassé les plafonds des dortoirs et sont montés sur les toits, alors que d’autres ont commencé à rôder, par petits groupes, avec des bâtons dans les mains ;
– le 8 septembre, les détenus ont demandé à s’entretenir avec l’administration, ce qui ne s’est pas fait, car ils ont refusé la fouille corporelle et ont volontairement déclenché, à deux reprises, l’alarme manuelle de la prison ;
– jusqu’au lendemain matin, les détenus ont posé d’autres barricades, constituées de sommiers et de morceaux de portes et de fenêtres ; ils ont également pillé la cuisine, le dispensaire et la cantine, et y ont récupéré toute la nourriture ainsi que tous les instruments tranchants ou piquants pour les stocker dans les dortoirs nos 4 et 5. »
L’entrevue mentionnée dans cette lettre avait finalement eu lieu le 9 septembre, vers 10 heures. Une délégation formée d’un lieutenant-colonel du CDGA, du procureur, du directeur de la prison ainsi que du commandant de la CGP avait entendu les porte-parole des dortoirs nos 4 et 5 et la porte-parole du dortoir des femmes, à savoir respectivement les requérants Sadık Türk et Halil Türker et la requérante Fatime Akalın. Déplorant n’avoir pas été préalablement informés de l’opération de fouille, ces derniers ont notamment :
« – exigé le retour de leur leader K.Ç., transféré à la prison de type E d’Eskişehir ;
– demandé qu’aucune sanction disciplinaire ne soit imposée au personnel pénitentiaire en raison des incidents survenus ;
– sollicité l’autorisation de s’entretenir avec les avocats Z.R. et K.B. et les familles que ces derniers désigneraient ;
– dénoncé les mauvais traitements infligés et les restrictions de visite imposées par les gendarmes à leurs camarades hospitalisés ainsi que les fouilles corporelles dont ils disaient qu’elles allaient bien au-delà d’une inspection extérieure des vêtements. »
Le dossier est muet sur la réaction des autorités face à ces exigences.
Une seconde série de fouilles fut planifiée pour le 10 septembre 1998, à 14 heures.
À la demande du directeur de la prison et du parquet, les dortoirs nos 4 et 5 et celui des femmes furent à nouveau exemptés de fouille, au motif que les gardiens se chargeraient de cette partie de la tâche. Or aucun de ces dortoirs ne fut inspecté.
À l’issue de cette seconde opération, les gendarmes confisquèrent dans le restant des locaux :
« – 1 pistolet semi-automatique Browning de 7.65 mm (série no 999666), 1 pistolet semi-automatique Browning de 7.65 mm (sans numéro) avec son chargeur et 7 balles, 1 pistolet de 7.65 mm portant l’inscription « Fovmar Harsformp Polcon Faoil Sotm » (série no 4443) avec 25 balles de 7.65 mm ;
– 1 grand poignard, 6 couteaux, 1 cran d’arrêt, 6 lames artisanales et 10 broches,
– 3 bâtons, 2 mètres de câble, des bouteilles de sérum contenant des mélanges pour cocktails Molotov et des morceaux de barre de fer ;
– 5 cartes SIM, 2 téléphones portables et leurs accessoires. «
Par ailleurs, le compte rendu, établi sur-le-champ par les gendarmes, faisait état des éléments suivants :
« – les soupiraux d’accès aux toits avaient été démontés,
– des bâtons et des morceaux de pierres avaient été déposés tout le long des couloirs,
– des préparatifs pour la fabrication de cocktails Molotov avaient été entamés dans les combles,
– des barricades avaient été fabriquées à proximité des points d’accès à l’aide de tuyaux de poêle à bois et de vieilles armoires, et
– sur les toits, les citernes vides avaient été déconnectées et déplacées de manière à obstruer l’accès. »
Le 28 octobre 1998, le CDGA alerta, en vain, les ministères de la Justice et de l’Intérieur sur la nécessité absolue d’endiguer les circonstances qui avaient transformé Ulucanlar en « une cellule de formation à la terreur ».
L’escalade des hostilités
À partir de janvier 1999, la gendarmerie locale commença de recevoir des dénonciations, selon lesquelles les détenus étaient toujours en possession d’armes à feu et avaient commencé à creuser un tunnel dans le dortoir des femmes. Pareilles dénonciations se poursuivirent jusqu’en juillet 1999, où des gardiens furent pris en otage pendant quelques heures.
Jusqu’alors, les forces de la gendarmerie avaient plusieurs fois proposé d’intervenir, ce que les autorités administratives avaient toujours refusé s’agissant des dortoirs nos 4 et 5 et du dortoir des femmes.
Les informations principales concernant cet épisode sont résumées ci-dessous.
Le 19 février 1999, le CDGA écrivit aux autorités concernées pour leur faire part de ce qui suit :
« – en l’absence d’une surveillance efficace à Ulucanlar, les condamnés pour terrorisme demeurent libres de faire ce que bon leur semble ;
– lors de l’inspection des égouts du dortoir des femmes, des amas de gravats ont été découverts et l’administration en a été avisée ; ainsi, le 21 janvier 1999, une ébauche de tunnel de 18 m a été découverte puis condamnée ;
– il y a des raisons de suspecter que des travaux similaires ont été entrepris également dans les dortoirs nos 4 et 5 ;
– il est par ailleurs connu que les « terroristes » incarcérés dans différents établissements pénitentiaires communiquent entre eux à l’aide de téléphones portables, introduits clandestinement, et qu’ils mettent au point par ce moyen leurs actions communes ;
– de surcroît, des messages télécopiés transmis à partir d’appareils officiels démontrent que ces personnes ont également accès à des moyens bureautiques pour développer leurs stratégies. »
Aucun autre événement ne survint jusqu’au 19 juillet 1999, vers 16 h 45, quand les détenus des dortoirs nos 1 à 3, prétendant avoir mis fin à leurs actions de protestation, laissèrent entrer le directeur adjoint d’Ulucanlar et le gardien en chef et retinrent ces fonctionnaires en otage jusqu’à 17 h 15. Aucune blessure ne fut déplorée.
Le lendemain, la CGP informa (message no HRK : 0621-2533-99) le CDGA et les commandements régionaux de cet incident, à la suite duquel les rebelles auraient tenté de prendre le contrôle des toits en y accédant par les voies d’aération et forcé les surveillants en faction à se retrancher ; ils auraient également subtilisé une bonbonne de gaz et dissimulé dans leurs dortoirs des barres de fer et des bâtons, probablement, d’après la CGP, pour riposter contre une éventuelle intervention des forces de l’ordre.
Toujours le 20 juillet 1999, le CDGA rapporta (message no HRK : 0621-2540-99) que le secteur no 3 réservé aux détenus gauchistes abritait 32 individus dans le dortoir no 4, 81 dans le dortoir no 5 et 43 dans le dortoir des femmes, soit au total 156 condamnés, dont 47 membres du PKK. Selon la CGP, ces derniers ne soutiendraient pas les agissements des autres et se désolidariseraient face aux forces d’intervention, la population des dortoirs nos 1, 2, 3, 6, 7, 10 et 14 et celle du dortoir des fonctionnaires ne présentaient pas non plus un risque quelconque. En revanche, selon la CGP, les détenus gauchistes étaient potentiellement dangereux, car il aurait été connu que, à différentes occasions, ils avaient récupéré du dissolvant, de la colle, du mazout et des bouteilles de sérum afin de fabriquer des cocktails Molotov, destinés à être utilisés contre un éventuel raid des gendarmes.
Le lendemain, la CGP écrivit derechef au CDGA (message no HRK : 0621-752-99) pour l’informer que, lors de la récente prise en otage de gardiens, les agresseurs s’étaient emparés des uniformes de leurs victimes et qu’il fallait donc s’attendre à ce qu’ils tentassent de s’évader vêtus de ces uniformes. Ce message fut transmis (message no HRK : 0621-2548-99) à toutes les instances et tous les fonctionnaires concernés.
Pendant la période comprise entre le 1er août et le 1er septembre 1999, la CGP avertit chaque jour le CDGA (télégraphies nos HRK : 0621 et suivants) du refus continu des détenus des dortoirs nos 4 et 5 et de celui des femmes de se soumettre au contrôle des présences, au couvre-feu et à la fermeture des portes. Chaque message était immédiatement transmis aux autres instances.
Le 2 septembre 1999, d’après les télécopies distribuées par le CDGA (messages nos HRK : 0621-3128-99 et suivants) et la CGP (messages nos HRK : 0621-879-99 et 880-99), les détenus gauchistes démolirent le mur de l’aire du dortoir no 7 contigu au leur, en expulsèrent les occupants et investirent les lieux. Après quoi, ils se seraient opposés encore plus vivement au contrôle des présences, auraient perturbé les rondes de surveillance et empêché les gardiens d’exercer leurs fonctions. Cette situation aurait duré une vingtaine de jours.
Entre-temps, les services du renseignement avaient confirmé que ces mêmes détenus disposaient d’au moins trois armes à feu, de téléphones portables et de stupéfiants en tout genre ; ils avaient également relevé les noms de certains gardiens corrompus qui auraient facilité l’introduction dans la prison d’objets et de produits prohibés.
Toujours le 2 septembre 1999, la direction d’Ulucanlar, appuyée par la DGPM, dénonça à nouveau des agissements criminels des détenus gauchistes des dortoirs nos 4 et 5 et sollicita l’intervention des forces de la gendarmerie pour rétablir l’ordre (lettre no M-1999/2-12).
Cependant, immédiatement après cet appel, le ministre de la Justice ordonna qu’aucune opération de ce genre ne soit lancée.
La CGP informa alors le CDGA (télégraphie no 1999/2-12) de l’annulation de l’opération, alors que l’occupation du dortoir no 7 perdurait et que les détenus gauchistes continuaient à s’opposer au contrôle des présences du soir. Les gardes et les patrouilles de la gendarmerie en poste à Ulucanlar furent renforcées à titre de précaution.
Le 3 septembre suivant, toutes les autorités concernées furent informées par le CDGA de cette annulation (message no HRK : 0621-3138-99).
Le lendemain, les services du renseignement de la gendarmerie informèrent le CDGA (message no ISTH : 3590-747-99) ainsi que les commandements régionaux que, dans l’ensemble des établissements carcéraux, les condamnés pour terrorisme s’apprêtaient à organiser différentes actions insurrectionnelles dans le cas où l’État tenterait d’intervenir dans n’importe laquelle des prisons où ils étaient détenus.
Jusqu’au 20 septembre 1999, la CGP continua à tenir le CDGA quotidiennement informé de la situation à Ulucanlar, les télégraphies y afférentes étant toujours transmises à toutes les instances concernées. Il ressort de ces messages que, tout au long de cette période, les détenus des dortoirs nos 4, 5 et de celui des femmes avaient continué à occuper le dortoir no 7 et à refuser de se soumettre au contrôle des présences, et que les portes d’accès aux dortoirs, aux cours et aux aires de vie étaient restées ouvertes en l’absence de toute surveillance.
Le 20 septembre 1999, la direction pénitentiaire demanda au parquet d’Ankara de faire fouiller les dortoirs nos 4 et 5 et celui des femmes, épargnés jusqu’alors. Le même jour, le directeur adjoint Ş.D. fut attaqué au lance-flammes artisanal pendant qu’il enlevait les cartons posés par les détenus sur les zones d’aération du toit.
Cinq jours plus tard, les autorités parvinrent à la conclusion que la situation régnant à Ulucanlar n’était pas un cas isolé : les meneurs incarcérés dans différents établissements communiquaient librement entre eux grâce à leurs téléphones portables et planifiaient une série de mutineries et d’évasions simultanées. Les éléments factuels relatifs à cet épisode ressortent notamment des rapports internes des 7, 13 (rapport no HRK : 0627-926-99/877) et 21 septembre 1999, préparés par la CGP et le CDGA, puis transmis, entre autres, au ministère de la Justice et au parquet d’Ankara.
Selon ces écrits, dans les dortoirs des détenus gauchistes, restés longtemps sans contrôle, il y avait deux pistolets de modèle inconnu et, dans le dortoir no 2, un pistolet de type Astra de calibre 9 mm ; dans tous les autres locaux, on dissimulait de grandes quantités de cannabis, introduites par les surveillants D.S., F.D., H.U., A.D., D.A., P.G., S.K. et G.Ç., qui les auraient dissimulés dans leurs sous-vêtements ; enfin, les cartes SIM étaient fournies par le surveillant G.S. De l’avis de la CGP et du CDGA, il fallait immédiatement démettre ce personnel de ses fonctions actuelles et l’affecter à d’autres établissements pénitentiaires.
Toujours d’après ces rapports, la surveillance du dortoir no 7 – sous contrôle des insurgés depuis le 2 septembre 1999 – n’était plus possible et ses occupants étaient désormais en position d’engager toutes sortes d’actions. De plus, aucune autorité ne pouvant être exercée dans le secteur no 3 (paragraphe 11 ci-dessus), il était probable, selon les rapports, que les détenus reprendraient les travaux de creusement de tunnels en vue d’une évasion massive.
À cet égard, les rapports précisaient que, parmi les détenus qui résidaient dans les dortoirs des « terroristes », 73 étaient des prisonniers qui auraient été transférés à Ankara afin de recevoir des soins médicaux. Obéissant aux consignes des organisations illégales dont ils demeuraient membres, ces individus seraient parvenus à éviter leur retour et seraient restés groupés dans le secteur no 3. Les rapports indiquaient qu’il était capital de transférer d’urgence ces 73 détenus dans les prisons où ils auraient normalement dû être, faute de quoi il fallait s’attendre à tout moment à une insurrection et à des affrontements.
B. L’opération du 26 septembre 1999
Les préparatifs
Au vu de ce qui précède, le 25 septembre 1999, la direction d’Ulucanlar sollicita l’assistance du CDGA pour protéger le personnel pénitentiaire qui serait missionné pour inspecter les trois dortoirs des détenus gauchistes.
À cet égard, un plan d’action no 15541, classé secret, fut élaboré puis communiqué aux commandements régionaux, au préfet, au parquet, à la direction de la sûreté d’Ankara et à la Direction nationale des services secrets. D’après ce plan, le 26 septembre 1999, à partir de 4 heures, Ulucanlar serait investie et assujettie à une fouille générale, et, si le procureur le demandait, les transfèrements jusqu’alors empêchés des détenus gauchistes vers d’autres établissements seraient également assurés.
En ses parties pertinentes en l’espèce, ce plan reposait sur les éléments que voici :
« – la force d’intervention serait composée de 10 soldats de la CGP, de 5 escadrons de commandos, de 1 escadron de frappe urgente, de 1 escadron d’opération spéciale ainsi que de 16 officiers, 22 sous-officiers et 21 sergents contractuels, et de 201 soldats relevant des commandements régionaux de la gendarmerie ;
– au sein de chaque commandement pourvoyeur, les soldats seraient formés à la procédure de fouille et à la recherche des objets délictueux ;
– les gardiens appelés à participer à l’opération seraient soumis aux ordres des commandants militaires ;
– afin d’assurer la sécurité des équipes de fouille et d’intervenir en cas de résistance armée, les soldats gradés opéreraient avec leurs armes de service et prendraient les mesures nécessaires pour ne pas en être dépossédés ;
– lors des fouilles, les passages entre les dortoirs seraient bloqués, tous les accès externes à la prison et les moyens de communication seraient contrôlés, et nul ne serait autorisé à entrer ou sortir sauf les procureurs et les commandants ;
– pendant les recherches, la priorité serait donnée aux dortoirs nos 4, 5 et 7 et au dortoir des femmes ;
– nul ne discuterait avec les détenus ni ne se laisserait inciter à une action quelle qu’elle soit par ces derniers, et une attitude ferme et rigoureuse serait adoptée afin d’établir une pression psychologique ;
– dans les dortoirs, les détenus appelés « chefs de groupe » seraient particulièrement surveillés et empêchés de provoquer les autres ;
– tous les objets délictueux découverts sur les lieux seraient inventoriés et conservés ;
– les détenus éventuellement blessés lors de l’opération seraient d’abord soignés au dispensaire pénitentiaire puis transférés dans un hôpital si nécessaire. »
Quant à la force auxiliaire, le plan prévoyait qu’elle devait comprendre 1 officier, 4 sous-officiers, 4 sergents contractuels et 50 soldats, ainsi que 1 troupe de commando de la gendarmerie, accompagnée de suffisamment de policiers, et que ces éléments se réuniraient au quartier général de la CGP en se tenant prêts à agir.
Par ailleurs, il était prévu que deux équipes de la direction du renseignement de la gendarmerie, disposant de deux caméras vidéo et d’un appareil photographique, seraient présentes ; l’un des caméramans travaillerait sur la tour no 3, l’autre caméraman et le photographe opéreraient à l’intérieur. Devaient également être présents 4 escadrons de la direction des forces spéciales, 1 équipe de désamorçage de bombe et l’ensemble du personnel de la criminalistique et de l’anti-narcotique.
Les consignes concernant l’opération étaient les suivantes :
« – le personnel en mission devait être vêtu des panoplies de service et disposer de toutes les armes de service et les munitions et de tous les équipements, dont des matraques, boucliers et casques en fibre de verre ;
– chaque troupe devait également disposer du nombre maximum de torches et d’au moins une masse, une pioche et un burin ;
– les commandements concernés étaient tenus de fournir des équipements tels que des menottes (au moins dix paires par commandement), des boucliers et des masques à gaz ainsi que des extincteurs (au moins deux par commandement) pour le cas où un incendie se déclarerait ;
– la mission étant susceptible de se prolonger, une quantité suffisante de rations alimentaires devait être assurée ;
– une heure avant l’opération, une ambulance avec un médecin et ses assistants, devait être mise à la disposition du commandement départemental. »
L’opération
Le 26 septembre 1999 au matin, vers 4 heures – ou, selon certains détenus, vers 3 h 30 –, les unités d’intervention de la gendarmerie, placées sous les ordres du lieutenant-colonel A.Öz., investirent Ulucanlar. Les agents de la police restèrent dehors afin de sécuriser l’extérieur du bâtiment.
Malgré les sommations – dont l’existence et la teneur demeurent controversées entre les parties – informant les détenus des fouilles prévues dans les dortoirs nos 4 et 5 et dans celui des femmes, il y eut une escalade de violence qui se mua rapidement en mutinerie.
Ainsi, Ulucanlar fut la scène d’affrontements entre les forces de la gendarmerie et les détenus gauchistes, notamment ceux retranchés dans la zone du dortoir no 4. Le récit suivant est la synthèse de ce qui est relaté, bien qu’avec quelques incertitudes, dans les cinq procès-verbaux dressés après l’opération, entre 17 et 18 heures.
a) L’intrusion
Une fois à l’intérieur, vers 4 h 15, les gendarmes prirent position dans les tours de garde situées entre les toits des dortoirs nos 4, 5 et 6 ; ils entrevirent deux « terroristes » faisant le guet au bout de chaque couloir ; à la vue des soldats, ces derniers crièrent « traître ! » au gardien qui avait ouvert la porte aux gendarmes puis s’enfuirent vers leurs dortoirs.
Les « terroristes » verrouillèrent derrière eux les portails d’accès du couloir central, du dortoir des femmes « terroristes » et des aires intérieures des dortoirs nos 4, 5 et 7. Les gendarmes tentèrent en vain de convaincre les mutins qu’il ne leur arriverait rien s’ils les laissaient procéder aux fouilles. Ces derniers répondirent en scandant : « Les prisonniers révolutionnaires ne peuvent être asservis ! – Venez donc si vous avez du cran ! – Vive notre lutte d’indépendance ! »
Devant le deuxième portail, les gendarmes chargés de protéger les unités de fouille furent attaqués notamment aux cocktails Molotov et par des jets de morceaux de béton. L’uniforme du sous-officier M.E. prit feu (son nom ne figure cependant pas parmi les blessés de l’Annexe II).
Au vu de la dégradation de la situation, tout le personnel pénitentiaire se retrancha derrière les unités de la gendarmerie.
Les « terroristes », faisant fi des avertissements du commandant A.Öz., continuèrent à scander : « Les prisonniers ne seront jamais asservis – ils résisteront jusqu’à la mort. » Une demi-heure plus tard, ils attaquèrent les gendarmes avec des lance-flammes fabriqués artisanalement avec des bonbonnes de gaz. Ces derniers réagirent avec force pour parer cet assaut.
b) Le contrôle du dortoir des femmes
Sous les jets de pierres, de bûches et de morceaux de charbon, les gendarmes démontèrent d’abord les barricades du couloir central puis défoncèrent à coups de masse le portail d’accès au dortoir des femmes.
Alors que les soldats s’apprêtaient à investir l’aire de vie du dortoir, quatre ou cinq émeutières essayèrent de les frapper avec des barres de fer, puis les visèrent avec un lance-flammes artisanal, ce qui déclencha le feu. Les forces de l’ordre usèrent de bombes lacrymogènes pour repousser les insurgées dans leur dortoir. Une fois l’aire investie, les gendarmes entendirent certaines détenues lancer des slogans à l’étage supérieur. Celles-ci refusèrent de se soumettre et ripostèrent par des cocktails Molotov.
Les gendarmes démontèrent toutes les barricades dans cette zone et inspectèrent les lieux avant de se diriger vers les escaliers menant à l’étage supérieur. Les insurgées, qui avaient barricadé ces escaliers avec des armoires, lancèrent des pierres. Se protégeant avec leurs boucliers, les gendarmes réussirent à libérer ces escaliers. Lorsqu’ils tentèrent de rentrer dans les dortoirs, ils furent aspergés avec de l’eau de javel et furent la cible de jets de pierres, de débris de verre et de faïence, et de bocaux alimentaires.
Les détenues, qui avaient bloqué l’entrée avec des chaises, des tables et des sommiers, continuèrent à lancer des pierres et des cocktails Molotov. Elles mirent le feu aux matelas entassés dehors, ce qui provoqua un incendie difficile à maîtriser, toute la zone étant totalement obscurcie par la fumée. Les gendarmes appelèrent à l’aide les pompiers déployés sur les toits.
À cet instant, un responsable dit aux gendarmes qu’il y avait à l’intérieur quatre membres du PKK qu’il fallait évacuer, mais que les émeutières refusaient de libérer. Les sommations furent une nouvelle fois vaines et les femmes « terroristes » devinrent plus agressives ; elles commencèrent, à travers la porte en face des escaliers, à viser directement les visages des gendarmes avec des lance-flammes, broches et débris de verre. Lors de cet épisode, le sous-officier S.D., chargé de l’enregistrement vidéo, fut blessé à la main par un éclat de verre. Les gendarmes défoncèrent la porte de la pièce voisine afin d’investir l’autre pièce, dans un coin de laquelle les émeutières – sous l’effet du gaz lacrymogène et des jets d’eau des pompiers – s’étaient regroupées ; à l’entrée des gendarmes, les insurgées se livrèrent à un dernier assaut avec des barres de fer, des pierres et des broches, faisant toujours fi des appels à la reddition.
Les gendarmes eurent recours à la force pour contenir cette attaque. Certaines femmes furent légèrement blessées, tout comme l’appelé K.Uça., qui fut touché à la hanche par une broche, et les appelés A.Gök. et M.Ayd., blessés respectivement au ventre et à la main droite.
Vers 7 h 15, les détenues furent contraintes à sortir une par une. Plusieurs armes blanches furent découvertes dans leur dortoir et filmées. Selon les documents, pendant cet épisode, ni les détenues ni les gendarmes n’usèrent d’armes à feu.
c) Le contrôle des dortoirs nos 4, 5 et 7
Alors qu’elles tentaient d’écarter les barricades derrière les portails des dortoirs nos 4, 5 et 7, les autres unités d’intervention se heurtèrent à une résistance très violente. Pendant que les gendarmes évoluaient vers la zone du dortoir no 7, des « terroristes » barricadés ouvrirent le feu, lancèrent des cocktails Molotov et des pierres puis se retranchèrent dans le dortoir no 4. Ce retrait permit aux gendarmes d’évacuer du dortoir no 5 29 détenus, membres du PKK, qui avaient auparavant fait savoir à l’administration pénitentiaire qu’ils se désolidariseraient des insurgés.
Les mutins, ainsi confinés dans les locaux du dortoir no 4, tentèrent de monter sur les toits, mais en furent empêchés à coups de matraque. Ils parvinrent néanmoins à provoquer un incendie dans ce dortoir en mettant le feu à des matelas. Certains gendarmes ayant failli être asphyxiés, des renforts furent demandés pour contrôler cette zone ; plusieurs bombes lacrymogènes y furent lancées, contraignant ainsi un groupe de « terroristes » à fuir vers l’aire dudit dortoir. Malgré les annonces de reddition, les « terroristes » encerclés firent feu, en scandant : « Fascistes, on va tous vous tuer ! – Apportez les lance-flammes, cramez-les ! » Une balle blessa le sergent spécialiste M.İ. au niveau du ventre.
Les gendarmes postés sur le toit des dortoirs nos 6 et 7 et dans la tour de garde no 3 ripostèrent par des bombes lacrymogènes et avec leurs armes de service, alors que les pompiers projetaient de violents jets d’eau et de mousse carbonique. Par la suite, les gendarmes virent les « terroristes » faire des allers-retours entre l’aire et le dortoir pour déplacer les corps de leurs camarades ; ceux particulièrement affectés par le gaz et la mousse et accroupis dans les recoins de l’aire furent facilement appréhendés.
Malgré la faible visibilité due aux gaz, les gendarmes virent certains « terroristes » s’approcher de la sortie pour se rendre ; au même moment, les cris « Traîtres ! Tirez sur les lâches ! » auraient été suivis de « tirs en rafales » à l’intérieur du dortoir. Seuls deux ou trois « terroristes » parvinrent à en sortir ; six ou sept autres auraient été abattus par leurs propres camarades.
Le restant des insurgés, à nouveau barricadés derrière le portail du dortoir no 4, essayèrent d’atteindre les gendarmes avec des pierres, barres de fer, bâtons et lance-flammes ; ils leur renvoyaient les bombes lacrymogènes qu’ils ramassaient par terre. Lors des échauffourées, les sous-officiers E.A. et N.K. furent blessés par les pierres, respectivement au bras et au nez ; le sergent C.D. fut touché au niveau de l’arcade sourcilière droite, et les appelés A.Ö. et M.A. subirent respectivement une fracture de l’auriculaire droit et un traumatisme sur l’arcade droite.
Positionnés devant ce portail, les gendarmes virent un mutin les menacer, un pistolet à la main, par l’une des fenêtres à l’étage supérieur. Quand les gendarmes montèrent à cet étage et s’approchèrent de la porte, les « terroristes », dont celui qui sera identifié plus tard comme étant Mu.Gök., firent feu au hasard à partir de ces fenêtres. Lors de cette attaque, l’une des balles blessa grièvement le sous-officier Ü.S., et une autre transperça le casque du sergent A.E. et mit celui-ci en état de choc ; les « terroristes » blessèrent aussi par balle le capitaine Z.E. et le sergent H.S.
Vers 10 heures, les gendarmes prirent le contrôle du dortoir no 4, alors que les insurgés tentaient de fuir cette zone ; le prisonnier A.D. trouva la mort vers 11 h 30, à l’issue – selon les détenus – d’un tir en rafales.
Cet incident marqua la fin de l’opération.
C. Après l’opération
Le bilan des morts et des blessés
Pendant les dix premières minutes de l’assaut donné au dortoir no 4, les détenus Halil Türker et Abuzer Çat (des proches des requérants Selame Türker et Hasan et Hüseyin Çat) furent tués ; leurs dépouilles furent découvertes dans l’aire de vie de ce dortoir. Quant à Ümit Altıntaş (un proche de la requérante Melek Altıntaş), il trouva la mort environ une demi-heure plus tard, à l’intérieur de ce même dortoir.
D’après les dires des requérants et des détenus, Önder Gençaslan (fils du requérant Ali Gençaslan), Mahir Emsalsiz (fils de la requérante Mehiyet Emsalsiz) et Zafer Kırbıyık (frère de la requérante Firdevs Kırbıyık) succombèrent à leurs blessures plus tard, dans le chaos.
Selon la version officielle, Nevzat Çiftçi (époux de la requérante Hanım Çiftçi), blessé à la jambe par balle, est décédé à l’hôpital où il avait été conduit. D’après la partie requérante et certains témoins, M. Çiftçi et İsmet Kavaklıoğlu (fils du requérant Șaban Kavaklıoğlu) ont été battus puis exécutés dans une pièce isolée, après l’opération ; plusieurs détenus auraient entendu les hurlements de İsmet Kavaklıoğlu dans la salle de douches. Un certain A.S., qui n’avait aucune blessure par arme à feu, aurait subi le même sort, après avoir été traîné lui aussi dans les douches.
Le Gouvernement conteste ces allégations, s’en tenant à la version officielle susmentionnée des faits.
Le bilan fut comme suit : du côté des détenus, il y eut dix morts et environ soixante-dix blessés, dont quatre pour lesquels le pronostic vital fut engagé ; les forces de l’ordre eurent à déplorer quinze soldats blessés, dont un grièvement.
D’après la version officielle, une fois la situation totalement maîtrisée, les détenus indemnes furent placés dans des cellules. Les gendarmes conduisirent dix-huit « terroristes » blessés (les noms ne sont pas indiqués) au dispensaire de la prison. Les autres, dont plusieurs requérants (Liste B), furent maintenus pendant six heures dans la salle de douches, où ils reçurent les premiers soins avant d’être transférés dans différents hôpitaux.
Selon les requérants blessés, toutefois, c’est dans ce local et sur les 200 m qui y mènent qu’ils auraient été traînés, piétinés et roués de coups par les gendarmes et gardiens alignés de part et d’autre. Dans la salle de douches, ceux-ci les auraient contraints à se dévêtir et à s’allonger à même le sol, tout en leur assenant des coups ou en les frappant sur leurs plaies et en tenant des propos comme : « Pourquoi ce type n’a pas encore crevé ? – On a abattu trois de tes camarades, c’est ton tour maintenant ! – Pas d’hôpital pour celui-là, on va l’achever sur place ! ». Les gendarmes auraient poussé les blessés dans les escaliers ou les auraient placés sur des brancards pour les faire aussitôt tomber exprès. Parmi ces tortionnaires, il y aurait eu des agents du bureau anti-DHKP-C de la police d’Ankara, bien connus des condamnés pour leur appartenance à cette organisation.
À la fin de l’opération, les transfèrements du restant des détenus vers d’autres établissements furent également mis en œuvre.
Les informations médicales relatives aux agents blessés lors de l’opération sont récapitulées dans l’Annexe II.
Il ressort du dossier qu’en l’espèce les gendarmes, au lieu d’être conduits à l’institut médicolégal d’Ankara – ce qui était la pratique courante –, ont été examinés à l’hôpital militaire de GATA, qui a émis les rapports médicaux les concernant.
Selon ces rapports, l’état des gendarmes M.İşl., H.Sar. et Ü.Soy., blessés par balle, nécessitait des arrêts de convalescence de dix, dix et vingt-cinq jours respectivement, sachant que la vie de Ü.Soy. était en danger.
Contrairement au rapport médical concernant l’appelé Z.Eng., l’acte d’accusation no 1999/79635 du 1er décembre 1999 (paragraphe 136 cidessous) cite ce soldat parmi les agents blessés par arme à feu.
Toujours selon les rapports, l’état des soldats A.Er., A.Gök. et K.Uça. ne nécessitait aucun arrêt de travail. Le nombre de jours d’incapacité prescrits pour les autres gendarmes était de trois pour C.Doğ., M.Abd. et M.Ayd., de cinq pour N.Kar., S.Dağ. et Ş.Süm., et de sept pour E.Ayd. et M.Özk.
L’ensemble des éléments médicaux concernant les huit proches décédés des requérants (Liste A) se trouvent résumés dans l’Annexe III.
D’après ces éléments, ces derniers avaient tous succombé à des blessures par balles provenant de différents types d’armes à feu. Au vu de ce fait, la sous-commission (paragraphe 7 in fine ci-dessus) missionna un comité de cinq médecins légistes en leur demandant de se prononcer sur l’adéquation des procédés d’autopsie et d’explorations pathologiques suivis en l’espèce. Ledit comité conclut à l’absence de manquements graves imputables au personnel médical impliqué dans ces examens, compte tenu notamment de sous-effectifs et de mauvaises conditions de travail. Cependant, il releva que, au mépris des principes posés par le « Protocole d’autopsie de Minnesota », les légistes avaient omis de disséquer la peau et les tissus souscutanés des dépouilles et de faire des prélèvements sur les blessures traumatiques et sur les brûlures aux fins de recherches histopathologiques. Émettant des doutes sur l’origine de ces brûlures, a priori causées par des agents chimiques, le comité déplora que des nécropsies plus ciblées n’eussent pas été envisagées, d’autant qu’une partie des blessures observées sur les cadavres se trouvaient en corrélation avec des actes généralement qualifiés d’actes létaux ou de torture.
Pour ce qui est des requérants blessés (Liste B), dont les tableaux cliniques sont décrits dans l’Annexe IV, il y a lieu de noter l’absence de preuves médicales relativement à Mmes Fatime Akalın, Sibel Aktan (Aksoğan), Şerife Arıöz, Gönül Aslan, Esmahan Ekinci, Zeynep Güngörmez, Başak Otlu, Fadime Özkan, Derya Şimşek et Edibe Tozlu, et à MM. Aydın Çınar, Murat Ekinci, Murat Güneş, Gürhan Hızmay, Ertuğrul Kaya et Cemaat Ocak. Par ailleurs, le rapport médical concernant M. İnan Özgür Bahar, obtenu subséquemment à la plainte déposée le 9 juin 2000, date d’environ onze mois après l’incident (paragraphe 110 ci-dessous).
Les conclusions de l’institut médicolégal quant à ces requérants ont également donné lieu à certains commentaires de la part du comité susmentionné (paragraphe 41 ci-dessus) :
« (...) 1. Une partie des altérations traumatiques décrites chez les blessés s’apparentent à des lésions résultant d’un traumatisme dû à un objet contondant ; eu égard à leur répartition et leur orientation sur le corps ainsi qu’à leur forme et leur ampleur, ces lésions pourraient en partie avoir été causées lors des échauffourées ou des captures, mais il n’est médicalement pas concevable qu’elles soient toutes apparues pendant l’opération ; une partie de ces lésions consistent en des « ecchymoses en lignes parallèles » et, lorsqu’on tient compte de leur longueur, elles caractérisent des blessures résultant de coups directs assénés par un ou des objets contondants longs et d’un profil convexe (arrondi) ;
La cicatrisation des blessures dépendant de leur nature, de leur emplacement et des particularités physiques de chaque individu, il n’est pas possible d’émettre un avis médical sur la question de savoir lesquelles des blessures par armes à feu ou des altérations traumatiques ont été provoquées les premières. (...) »
L’Annexe IV permet également d’identifier sept catégories de requérants (Liste B) selon le nombre de jours d’arrêt de travail prescrits. Il s’agit :
« – d’un jour, pour Halil Doğan et Veysel Eroğlu ;
– de cinq jours, pour Mustafa Selçuk, Özgür Soylu, Cem Şahin, Sadık Türk, Kemal Yarar et Yahya Yıldız ;
– de sept jours, pour Cenker Aslan, Resul Ayaz, Songül Garip, Aynur Sız, Cemile Sönmez, Sevinç Şahingöz, Barış Gönülşen (avec la mention « guérison dans dix jours ») et Devrim Turan ;
– de dix jours, pour Gürcü Çakmak, Bülent Çütçü, Yıldırım Doğan (de quinze jours, selon l’acte d’accusation du 25 décembre 2000 – paragraphe 113 ci-dessous), Filiz Gülkokuer, Hayriye Kesgin, Mehmet Kansu Keskinkan, Önder Mercan (de trois jours, selon l’acte d’accusation précité), Duygu Mutlu et Filiz Uzal (Soylu) ;
– de quinze jours pour Ercan Akpınar, Serdar Atak, Küçük Hasan Çoban, İlhan Emrah, Erdal Gökoğlu, Savaş Kör, Behsat Örs et Ertan Özkan ; et
– de vingt-cinq jours pour Haydar Baran et Enver Yanık dont les pronostics vitaux se trouvaient engagés, et pour Nihat Konak et Özgür Saltık. »
Les objets délictueux découverts sur les lieux
Il ressort des deux premiers procès-verbaux de fouille qu’il avait été décidé, eu égard à leur nombre considérable, de filmer les objets délictueux découverts dans les dortoirs pour pouvoir en dresser l’inventaire plus tard, et que les officiers avaient réprimandé les surveillants, les accusant d’être responsables de l’introduction d’armes à Ulucanlar. L’inventaire en question énumérait les objets suivants :
« – 1 fusil d’assaut AMD-65 (série no EO 3841) et son chargeur avec 4 balles, 1 fusil de chasse à canon court de calibre 16 et ses 8 cartouches (dont 3 vides), 1 pistolet « Saddam Baretta » (série no 31302622) et ses 2 chargeurs, 1 pistolet « Baretta à 14 coups » (série no 245PY74657) et son chargeur, 1 pistolet semi-automatique Mab (série no D 561777) et ses 3 chargeurs, 2 pistolets-stylos artisanaux, 2 « silencieux », 76 douilles de Kalachnikov, 113 balles de pistolet 9 mm dont 56 utilisées, 90 douilles de fusil G-3, 25 balles 7.65 mm, dont 10 utilisées, 3 balles à blanc de 8 mm, 35 projectiles, 2 étuis de chargeur ;
– 29 couteaux, 24 cutters, 73 piques, 2 machettes, 1 dague en bois, 97 objets contondants divers, 1 barre de fer, 1 massue en bois, 2 bâtons, 15 lance-pierres ;
– 3 cocktails Molotov non utilisés, 7 bonbonnes de gaz, 18 masques à gaz artisanaux, 15 paquets de poudre explosive, 1 bombe lacrymogène artisanale, divers dissolvants et combustibles ;
– 1 poste à souder, 1 perceuse, 10 burins, 30 clous, 6 ciseaux, 39 scies de différentes tailles, 1 tournevis, 1 taloche à mortier ;
– 15 armes (Kalachnikov, M-16 et revolvers) et 17 bombes, 1 longue-vue, 2 matraques, 3 bâtons factices d’entraînement ;
– 3 téléphones portables et leurs accessoires, 1 livre factice avec une cavité secrète et 7 clés passe-partout. »
Les troisième et quatrième procès-verbaux, dressés plus tard dans la journée, précisaient encore que le pistolet semi-automatique Tarıq (série no 31302622) susmentionné avait été utilisé par le détenu Mu.Gök., qui –après avoir tiré sept ou huit balles – se serait retranché dans le dortoir no 4 (paragraphe 36 in fine ci-dessus). Deux autres procès-verbaux rédigés le lendemain mentionnaient la découverte d’un pistolet semi-automatique Star de 9 mm avec une balle dans son chargeur.
Quatre autres fouilles furent effectuées entre le 2 et le 6 octobre 1999, lesquelles permirent de découvrir de plus :
« – 1 couteau de chasse avec une lame de 21 cm et son étui (2 octobre) ;
– 20 pochettes de ciment de 500 à 1 000 g, 8 paquets de carrelage, 2 paquets de plâtre, 4 lames et profils en fer ;
– 20 m de câble téléphonique (4 octobre) ; et
– 4 tubes en fer de 54 cm, soudés à des lames de 19 cm, ainsi transformés en pioche/hache (5 octobre). »
Au vu de ce qui précède, il importe de rappeler les déclarations ci-dessous du colonel K.B., commandant du CDGA, devant la sous-commission :
« (...) Nous avons élaboré notre plan et sommes arrivés à Ulucanlar le matin du 26 septembre ; les détenus ont riposté avec des armes à feu et des lance-flammes, et nous avons été attaqués avec des armes blanches ; alors, nous avons aussi utilisé nos armes en vertu du pouvoir conféré par la loi no 2803 [relative à l’organisation de la gendarmerie nationale]. Mes hommes ont été blessés et, malheureusement, dans l’autre camp aussi des personnes ont été blessées ou sont décédées. Leur mort m’attriste sincèrement. Je suis triste, parce qu’il ne devait pas y avoir d’armes là-bas. S’il n’y en avait pas eu, il n’y aurait pas eu d’affrontements et ces gens ne seraient pas morts et mes hommes n’auraient pas été blessés (...). Après cet événement, le ministère de la Justice a édicté la directive du 5 octobre 1999. Avant cette date, nous (les gendarmes) n’étions pas habilités à fouiller les surveillants qui entraient dans l’établissement ; c’étaient les surveillants qui fouillaient les surveillants. Imaginez que nous soyons deux surveillants et que nous ayons des liens avec les (...) condamnés. De quelle sorte de liens peut-il s’agir ? Ils pourraient être de nature matérielle, pécuniaire ou idéologique, ou être basés sur la peur. Donc, si l’organisation « terroriste » disait à ces deux surveillants que quelqu’un de l’extérieur allait apporter un pistolet et qu’ils devaient le donner [à son destinataire], alors c’est sûr qu’ils obéiraient. Je rentre dans la prison et c’est [mon propre camarade] qui me fouille, pas un gendarme. Un avocat arrive et personne ne le fouille. Il s’entretient en tête-à-tête avec le détenu ou le condamné, puis il repart ; après quoi on accompagne le détenu ou le condamné dans sa cellule, toujours sans le fouiller. Normalement, de tels objets n’auraient pas dû être introduits dans cette prison (...). Cet établissement a une autre particularité, il est adjacent à la section de la prison ouverte. Dans la prison ouverte, les individus sortent, se promènent, font tout ce qu’ils veulent et peuvent facilement venir jeter tout ce qu’ils veulent par-dessus le mur. Il y a eu plein d’incidents de ce genre. Nous dressions un procès-verbal et informions l’administration pénitentiaire qu’un paquet avait été jeté à l’intérieur ; [les gardiens] cherchaient, mais ne trouvaient rien. Nous ne pouvions quand même pas nous immiscer dans la gestion de la prison ! (...) »
De son côté, le lieutenant-colonel A.Öz., commandant des forces d’intervention, s’était exprimé ainsi :
« Depuis six ou sept ans aucune fouille n’avait été effectuée (...) dans la section abritant les condamnés pour terrorisme. Il n’y avait eu aucune demande dans ce sens et nous n’avons rien fait parce que le procureur ne nous a jamais sollicités. Comme vous le savez, (...) nous ne pouvons intervenir à l’intérieur que si le parquet ou le directeur de la prison le demande. (...) »
Relativement à cet aspect, le témoignage du capitaine D.Y., commandant de la CGP, peut se résumer ainsi :
« Cette histoire n’a pas commencé le 2 septembre [1999] ; ses débuts remontent à un lointain passé. Non seulement à Ulucanlar, mais dans toutes les prisons abritant des « terroristes », les administrations pénitentiaires ne maîtrisaient aucunement les sections réservées à ces derniers ; c’est un fait notoire. Dans ces sections (...), c’est la parole des « terroristes » qui faisait loi (...) ; on l’a vu à la télé et dans les médias : le procureur de l’État se met à table avec les détenus et négocie avec eux, ensuite ils prennent des otages et obtiennent tout ce qu’ils veulent. Bien qu’on le nie, des pages entières de tels accords ont été publiées dans les journaux. (...) ; il était évident que beaucoup d’armes et de téléphones portables circulaient dans la prison ; Lors des fouilles corporelles ordinaires, même si les surveillants effleuraient une arme, par peur personne n’osait la confisquer (...) Il était certain qu’un incident éclaterait si des soldats faisaient irruption dans les dortoirs des « terroristes » (...) car depuis six ou sept ans aucun soldat n’y était entré pour une fouille (...). Nombre de personnels ont été pris en flagrant délit d’introduction dans la prison d’armes, de drogues (...) »
Les ébauches de « tunnels d’évasion »
Le 2 octobre 1999, les gendarmes découvrirent, au milieu du sol en béton du dortoir no 5, à 135 cm du mur, une découpe de 50 cm², d’une profondeur de 10-15 cm, qui, selon les gendarmes, était l’entrée d’un futur tunnel. L’intérieur était comblé avec des morceaux de bois et des couvertures.
Le 4 octobre suivant, les gendarmes inspectèrent le sol du dortoir no 7. Dans le coin-cuisine, sous le plan de travail, ils constatèrent qu’une zone de 85 x 35 cm avait été fermée par des briques et replâtrée pour se fondre dans la couleur des murs. Les gendarmes brisèrent les briques et virent alors que la terre avait été creusée à une profondeur de 20 cm. Ils en déduisirent qu’il s’agissait d’une ébauche de tunnel.
Le 6 octobre suivant, c’est le sol de l’aire de vie du dortoir no 5 qui fut examiné. Les gendarmes creusèrent dans la terre, au pied des deux peupliers, et y découvrirent une trappe en contreplaqué de 45 x 75 cm, couvrant une entrée de tunnel de 50 cm x 100 cm ; celle-ci conduisait à un tunnel d’environ 7 m de long, allant vers l’intérieur du dortoir no 5, en direction de la découpe susmentionnée. Dans le tunnel furent retrouvés quatre pioches artisanales en fer, un sac contenant 15-20 kg de débris d’excavation et un sac de 15-20 kg de gravats.
Devant la sous-commission, les autorités ministérielles ont soutenu que l’occupation du dortoir no 7 ne visait qu’à faciliter la préparation d’une évasion collective ; c’est dans le même but que les insurgés auraient aussi empêché jusqu’alors les gardiens d’accéder aux dortoirs et de procéder au contrôle des présences ; l’ébauche de tunnel découverte après l’opération en aurait été la preuve. Selon ces autorités, entre le 2 et le 26 septembre 1999, l’administration pénitentiaire avait vainement cherché à mettre fin à cette occupation des locaux. Ces démarches n’ayant pas abouti et les dénonciations concernant l’imminence d’une évasion s’étant multipliées, lancer une opération serait devenu inévitable.
La sous-commission admit que les dénonciations concernant le creusement de tunnels avaient certes joué un rôle important dans la décision d’intervenir ; cependant, selon elle, la nature des emplacements montrés dans la zone des dortoirs nos 5 et 7 comme étant des ébauches de tunnels était sujette à caution. La sous-commission indiqua que le premier prétendu tunnel de 7 m commençait dans l’aire du dortoir no 5 et se prolongeait jusqu’à l’intérieur de ce dortoir. Or, à ses yeux, il n’était pas plausible que des détenus se fussent aventurés à creuser un tunnel dans une cour ouverte et surveillée depuis les tours de garde. Quant au second creusement observé derrière le plan de travail de la cuisine du dortoir no 7, il ne correspondait guère, selon la sous-commission, à celui d’un tunnel d’évasion.
D. Les procédures diligentées en l’espèce
L’enquête parlementaire
Entre le 14 octobre et le 2 novembre 1999, la sous-commission fut dépêchée à Ulucanlar et mena des entretiens avec nombre de détenus – dont certains des requérants –, le personnel pénitentiaire, des officiers et d’autres responsables gouvernementaux et non gouvernementaux. Dans son rapport de 120 pages, dont 79 réservées à l’opération litigieuse, la sous-commission fit de nombreuses observations accablantes.
Elle commençait par énumérer les obstacles rencontrés lors des investigations. Elle indiqua que le procureur de la République d’Ankara chargé d’instruire l’affaire ne s’était pas présenté à la réunion prévue et que, de surcroît, les instances médicolégales et pénitentiaires avaient refusé de produire certaines preuves matérielles, comme les enregistrements vidéo effectués lors de l’opération et les photographies prises lors des autopsies. Elle notait que, si les autorités militaires – se limitant à produire quelques photographies prises bien après les incidents – avaient nié l’existence d’un tel matériel audiovisuel, il n’en demeurait pas moins que plusieurs personnes interrogées avaient affirmé que le déroulement de l’opération avait bel et bien été enregistré et que, d’ailleurs, « le sous-officier qui effectuait l’enregistrement vidéo avait été blessé à la main ».
Selon la sous-commission, cette situation renforçait les soupçons de dissimulation de preuves, d’autant plus que l’administration aurait refusé d’autoriser les avocats des victimes à participer aux autopsies, au mépris selon elle de la nécessité de rassurer l’opinion publique dans une affaire si sensible.
Le rapport comportait plusieurs chapitres spécifiques, menant ensemble à une évaluation générale de la situation incriminée sur la base de témoignages et d’autres éléments probants disponibles.
a) L’occupation du dortoir no 7
Selon des prisonniers qui n’ont pas activement participé à l’émeute, l’occupation du dortoir no 7 visait notamment à protester contre une trop faible capacité des dortoirs après l’échec de tentatives de négocier ce problème avec l’administration.
De l’avis de la sous-commission, les détenus des dortoirs nos 4 et 5 avaient certainement contrevenu à la loi, enfreint les droits de leurs camarades du dortoir no 7 et contribué à l’escalade de la tension en refusant de mettre fin à leur action. Cela dit, la sous-commission précisait que, à Ulucanlar, sur les dix-neuf dortoirs disponibles, seuls cinq étaient réservés aux détenus gauchistes et qu’il y avait un réel problème de surpopulation susceptible de mobiliser les intéressés.
Elle estimait que, si le dortoir no 7 avait été investi le 2 septembre 1999, rien n’expliquait pourquoi les autorités avaient attendu vingt-quatre jours pour lancer une opération de cette envergure, sans chercher à intervenir en temps utile d’une quelconque manière. Elle indiquait en outre que rien ne permettait de comprendre non plus pourquoi, au paroxysme de la tension, le procureur de la prison avait pris congé ni pourquoi l’opération avait été lancée le jour où le Premier ministre était parti en visite officielle aux ÉtatsUnis.
b) Le but adjacent à la réaction des forces de l’ordre
Selon la version officielle, avant d’entrer dans les dortoirs, les gendarmes avaient dûment sommé les mutins de se rendre, mais ceux-ci avaient riposté avec des armes à feu, des explosifs artisanaux, des bonbonnes de gaz transformées en lance-flammes et divers outils tranchants et pointus. À cet égard, les détenus non insurgés précisèrent qu’il y avait effectivement eu des annonces telles que « Rendez-vous ! Ceux qui se rendront ne seront pas maltraités ! », mais que celles-ci s’étaient mêlées au bruit des tirs. De leur côté, les forces de sécurité dirent avoir essayé de contenir les attaques à l’aide de bombes lacrymogènes et de jets de mousse, mais que cela n’avait pas arrêté les détenus qui s’étaient équipés de masques artisanaux.
D’après la sous-commission, contrairement à cette version officielle, les incidents du 26 septembre ne pouvaient se résumer à la résistance des occupants d’un dortoir contre les responsables pénitentiaires assistés des forces de la gendarmerie. De même, la mort de dix personnes ne pouvait s’expliquer par une réaction improvisée des gendarmes.
La sous-commission précisait qu’un plan avait été élaboré vingt jours auparavant, que des constats des lieux avaient été effectués et la situation discutée en détail avec le personnel et les dirigeants de la prison. Selon elle, l’opération avait été préparée de manière à y inclure même des forces de frappe spéciales. Eu égard au nombre de blessés et de morts, force aurait été d’admettre que, faute d’avoir privilégié des mesures propres à protéger la vie des détenus placés sous la responsabilité de l’État, cette opération était un grave échec.
De l’avis de la sous-commission, les véritables raisons ayant justifié l’opération étaient ailleurs ; un sérieux problème de confiance aurait existé de longue date entre les détenus et les responsables d’Ulucanlar à tous les niveaux, y compris avec les gendarmes en faction dans l’établissement. Aussi tous les fonctionnaires interrogés auraient-ils commencé par reconnaître que « l’État n’avait plus de contrôle sur les prisons ».
Toutefois, relevait la sous-commission, le sens donné au mot « contrôle » manquait de clarté. Par « contrôle », on ne pouvait entendre ni la prévention des évasions – pareils cas étant extrêmement rares – ni la réalisation régulière de fouilles et de contrôles des présences ; un contrôle ne pouvait pas non plus avoir pour buts d’empêcher les déplacements libres des détenus entre les dortoirs, de surveiller les activités carcérales des membres des organisations « terroristes », de briser l’autorité de leurs chefs ou de prévenir l’introduction dans la prison de grandes quantités de produits alimentaires.
Tous ces buts déclarés n’auraient attesté que de l’inadéquation structurelle des prisons, de l’insuffisance des fonds publics et d’une réglementation pénitentiaire défaillante, et non d’un besoin légitime de contrôle de la vie carcérale.
À ce sujet, la sous-commission rapportait que les détenus entendus avaient dénoncé la négation de leurs droits découlant d’un « protocole d’entente » qu’ils auraient signé avec les responsables de la prison et du ministère de la Justice.
Elle indiquait que, tandis que ce ministère aurait officiellement démenti l’existence d’un tel document, une grande partie des dirigeants de la prison et des détenus avaient confirmé son existence, expliquant que, jusqu’à ce l’opération, ledit protocole, comportant 22 articles, était conservé dans le bureau du procureur et que, après l’opération, ce document était resté introuvable.
Selon la sous-commission, face aux difficultés rencontrées dans l’application effective de la réglementation pénitentiaire qui, du reste, n’aurait guère cadré avec les exigences actuelles des droits de l’homme, il était évident que les responsables, déjà sous la pression médiatique, avaient passé des accords avec les chefs des détenus gauchistes pour définir les conditions de leur vie carcérale. Pour elle, bien que pareils accords puissent être qualifiés d’utiles pour sauvegarder les droits des détenus, il n’en demeurait pas moins qu’en l’espèce c’était précisément la question de la mise en œuvre de l’accord en question qui se trouvait à l’origine des événements survenus à Ulucanlar. La sous-commission expliquait que, en cas de changement des dirigeants d’une prison donnée ou de modification de la politique gouvernementale, les droits reconnus aux prisonniers par de tels accords étaient déniés, les successeurs se retranchant derrière l’illégalité de tels privilèges et les détenus refusant de renoncer à des droits qu’ils considéraient comme acquis.
Elle ajoutait qu’une illustration du sentiment d’impuissance éprouvé à cet égard par le personnel pénitentiaire – au niveau d’études souvent peu élevé – transparaissait dans l’interprétation que le personnel aurait faite par exemple des pancartes ou des tags qui avaient été observés dans les dortoirs inspectés après l’opération comme étant des signes d’appartenance à telle ou telle organisation illégale. Les détenus interrogés auraient fermement nié que ces locaux aient pu servir de cellules « terroristes » ; d’après eux, il s’agissait de lieux où ils s’estimaient dans leur droit de mener des activités de nature strictement culturelle et intellectuelle. Pour la sous-commission, la réaction des autorités quant à la nature de ces activités et le fait qu’elles aient cherché à les interdire comme étant illégales n’ont fait qu’aggraver la situation.
La sous-commission pointait en outre la déclaration du lieutenant-colonel A.Öz., qui avait dirigé l’opération, selon laquelle les hommes avaient agi afin de « réinstaurer l’autorité de l’État », et elle soulignait que le CDGA avait, à différentes occasions, invité les ministres de l’Intérieur et de la Justice à prendre les mesures propres à « rétablir l’autorité de l’État et à empêcher que la prison d’Ulucanlar ne devienne un centre de formation de ‘terroristes’ (...) ».
Pour la sous-commission, toutefois, le sentiment d’impuissance susdécrit ne pouvait s’expliquer par ces seuls éléments ; derrière un « désir de contrôler l’homme » au-delà du confinement physique, il y aurait également eu une volonté de stigmatiser plus que d’autres les détenus condamnés pour des actes à caractère politique ou terroriste.
c) La nécessité de la force utilisée
Aux yeux de la sous-commission, s’il était incontestable qu’en cas de nécessité absolue les forces de sécurité pouvaient recourir à des armes à feu dans les limites permises par la loi, infliger la mort en raison de la frustration due à une perte d’autorité n’entrait pas dans un tel contexte. Pour elle, les morts et les blessés déplorés à Ulucanlar révélaient une intention de tuer et non pas une intention de mettre fin à l’occupation de dortoirs ou de briser la résistance. Elle analysait l’existence de ressentiments réciproques suffisamment puissants pour pousser des individus à prendre le risque de tuer ou d’être tué comme le signe que les détenus et les soldats se voyaient mutuellement comme des ennemis.
À ce sujet, elle soulignait que la formation militaire dispensée aux membres de la gendarmerie n’était pas appropriée pour une telle intervention dès lors que, pour un soldat, tout « adversaire » serait devenu un « ennemi » que sa mission lui aurait commandé de détruire. C’est pourquoi, selon la sous-commission, il fallait éviter d’impliquer de simples soldats dans des situations comme celle de l’espèce, à moins que le personnel à missionner fût dûment formé pour s’acquitter de pareilles tâches et conscient que son devoir n’était pas seulement d’empêcher l’évasion de détenus, mais aussi de protéger la vie de ceux-ci et le respect des droits de l’homme.
La sous-commission observait que, dans le cas présent toutefois, les gendarmes s’étaient comportés comme s’ils avaient été confrontés à un groupe de terroristes retranchés dans les montagnes, « alors qu’il s’agissait d’une soixantaine de détenus affectés par le gaz et la mousse, confinés dans un local de quelques centaines de mètres carrés, et qui ne pouvaient ni s’échapper ni rester éternellement barricadés ».
Elle précisait avoir interrogé certains officiers sur la question de savoir pourquoi il n’avait pas été possible de recourir à des moyens autres que les armes à feu et pourquoi il n’avait pas été envisagé d’insister davantage sur l’usage de gaz lacrymogène et de mousse carbonique pour maîtriser la situation.
Les officiers auraient répondu qu’ils avaient utilisé en premier lieu tous les moyens non meurtriers possibles, notamment des engins lacrymogènes, au point que même les soldats portant des masques à gaz militaires auraient été intoxiqués tout comme les personnes qui avaient inspecté les dortoirs plusieurs jours après l’incident. Par ailleurs, selon un colonel, il n’aurait servi à rien d’attendre ou de lancer plus de bombes lacrymogènes, car les insurgés s’en seraient protégés en portant des masques.
Pour la sous-commission, il fallait en déduire que, de par leur quantité et leur puissance, les bombes lacrymogènes en question étaient très efficaces. Puisqu’elles n’auraient pas suffi pour contenir les insurgés, fallait-il admettre que les détenus équipés de masques artisanaux avaient mieux résisté au gaz que les soldats dotés de masques professionnels ?
La sous-commission relatait en outre les explications d’un autre capitaine, selon lesquelles « dès qu’il y [avait] quatre soldats blessés et une résistance violente, on ne [pouvait] plus demander que l’on batte en retraite, qu’on ne fasse plus rien ; ce n’[était] pas une chose qui [était] laissée à notre discrétion ». Elle rappelait que le lieutenant-colonel A.Öz. (paragraphe 48 cidessus) avait, lui aussi, reconnu qu’il n’aurait jamais pu se permettre d’interrompre une opération sous peine de fragiliser le moral de ses soldats et de permettre que celui de « l’adversaire » en fût renforcé. Elle reprenait ses propos, qui peuvent se lire comme suit :
« (...) À mon avis, il n’était pas possible de contraindre [les émeutiers] par d’autres moyens, car, dans les dortoirs, ils avaient un stock considérable de vivres. Du reste, nous ne disposons pas de gaz « paralysant » et, à ma connaissance, un tel gaz n’existe pas. Nous avons des bombes lacrymogènes (...). Nous ne pouvions pas choisir d’attendre, parce que cela nous aurait posé un problème. C’est-à-dire qu’une attente prolongée aurait permis aux autres de mieux se préparer et d’accroître leur résistance. (...) Une fois l’affrontement armé commencé, il n’est pas permis de l’interrompre. Tant mieux si mon sous-officier et mon lieutenant ont survécu, grâce à Dieu, mais si l’un ou l’autre était tombé en martyr, comment l’aurions-nous expliqué aux gens ? (...) Par le passé, lorsque nous venions ici pour intervenir, on ne fouillait que les [dortoirs des] condamnés ordinaires, pas ceux des condamnés pour terrorisme. Quand l’opération a été lancée, ces derniers ont résisté jusqu’à la mort. Les armes à feu étaient l’ultime recours et nous nous sommes retenus jusqu’à ce que notre personnel ait commencé à être blessé. (...) Là, vous êtes obligé de réagir ; plus vous retardez le moment, plus les pertes [dans vos rangs] seront lourdes (...) ; si vous attendez trop pour riposter, vous permettez aux ‘terroristes’ de mieux cibler leurs tirs, de se barricader. (...) Ils sont allés jusqu’à s’entretuer ; il y a eu un tir en rafales à l’intérieur (...) J’ai crié de l’étage « mais c’est des tirs d’armes automatiques ! » et on m’a répondu « on le sait, mon commandant ». (...) Nous n’avons pas de fusil de chasse, nous ne nous en servons pas. (...) »
Enfin, la sous-commission reprenait les propos du capitaine D.Y. sur cette question spécifique (comparer avec paragraphe 49 ci-dessus), selon lequel il était injuste de leur demander ce qu’ils pouvaient faire de mieux que de « tuer dix personnes » :
« (...) ce n’est pas nous qui les avons tués. (...) Franchement, si j’avais voulu tuer, pourquoi m’en serais-je pris à des gars ordinaires comme A.S. ou Mahir Emsalsiz, au lieu d’abattre les chefs de groupe ? Ces deux-là allaient être bientôt libérés (...) et n’avaient aucun poids dans l’organisation. C’est des gens comme eux qui ont trouvé la mort. N’avez-vous pas remarqué que [parmi les premiers décédés] il n’y avait aucun de ces chefs ? C’est parce que, au début, les autres gars avaient voulu se rendre que nombre d’entre eux ont été exécutés par ces [chefs] (...). Nous ne nions pas avoir utilisé des armes, mais ce n’est pas nous qui avons tué ces dix personnes ; il faut savoir que si nous avions eu l’intention de tuer, nous aurions visé les chefs de groupe, ou alors nous les aurions déjà éliminés par le passé, à un moment moins mouvementé (...) »
Pour la sous-commission, il s’agissait là d’arguments strictement militaires, qui de surcroît auraient mis en évidence un manque d’autorité des officiers sur les agissements des soldats placés sous leurs ordres.
d) La proportionnalité de la force utilisée
Pour la sous-commission, il restait à comprendre la nature de cette « résistance violente » qu’il aurait fallu « briser ».
D’après la version officielle, un fusil Kalachnikov, sept pistolets et un fusil de chasse avaient été retrouvés dans les dortoirs. Parmi les dix morts déplorées, trois auraient résulté des cartouches tirées de ce fusil de chasse : en bref, selon les gendarmes, des querelles antérieures avaient poussé les « terroristes » à s’entretuer.
La sous-commission observait que les détenus interrogés admettaient avoir aperçu certains de leurs camarades user de pistolets, mais qu’aucun d’entre eux n’avait vu un fusil automatique de type Kalachnikov ou un fusil de chasse. Elle précisait que cette Kalachnikov (paragraphe 44 in limine ci-dessus) n’avait jamais été signalée auparavant ni découverte lors de la toute première fouille, mais qu’elle avait été retrouvée plus tard, après qu’un détenu eût affirmé devant le procureur que « le premier coup avait été tiré d’un fusil automatique ». Quant au fusil de chasse – jamais évoqué non plus auparavant –, il serait lui aussi apparu après l’opération.
Étant entendu que les seules blessures constatées sur les soldats provenaient de projectiles de pistolets, la sous-commission s’interrogea alors sur le point de savoir pourquoi les insurgés, s’ils avaient réellement disposé d’une arme aussi puissante qu’une Kalachnikov, ne l’avait pas utilisée pour tirer sur les gendarmes, et aussi pourquoi, s’ils avaient effectivement utilisé un fusil de chasse pour tuer trois de leurs camarades, ils ne l’avaient pas aussi utilisé contre les gendarmes.
Cependant, pour la sous-commission, la question essentielle était de comprendre comment on aurait pu faire entrer autant d’armes à feu à Ulucanlar. Les réponses officielles, selon lesquelles elles auraient été cachées dans de la nourriture ou jetées par-dessus le mur de la prison, n’étaient guère convaincantes à ses yeux, compte tenu des systèmes d’alarme électroniques existants et des gardes en poste sur les tours.
Pour la sous-commission, il n’était pas non plus concevable qu’un tel approvisionnement ait pu être assuré avec l’aide de quelques fonctionnaires corrompus ; seule une grande organisation infiltrée aurait pu réussir un tel exploit, et ce moyennant des sommes importantes.
Par ailleurs, la sous-commission constatait que, puisque 41 douilles seulement avaient été découvertes dans les dortoirs, les tirs attribués aux insurgés ne pouvaient avoir été aussi intenses que décrits ; elle estimait dès lors que la thèse d’un échange de feu violent dans les dortoirs était sujette à caution et que, par conséquent, rien ne permettait de dire que la force de frappe utilisée par les soldats pour riposter avait été strictement proportionnée au danger, et ce d’autant moins que les impacts de balle sur les murs à l’intérieur des dortoirs laissaient, selon elle, penser que les tirs provenant des soldats avaient directement visé les individus.
La sous-commission considérait que l’autre thèse selon laquelle les insurgés s’étaient servis de bonbonnes de gaz transformées en lance-flammes pour empêcher les gendarmes d’entrer dans les dortoirs ne pouvait pas non plus passer pour très convaincante : les portails desdits locaux n’auraient en effet présenté aucune trace conséquente de flammes et aucun des gendarmes n’aurait souffert de brûlure grave.
La sous-commission indiquait ensuite que, selon les officiers, les gendarmes avaient également été attaqués avec des armes tranchantes ou piquantes ; toujours selon les officiers, il était normal que les prisonniers défunts eussent présenté des traces de coups et blessures, car il y aurait eu « des échauffourées et un face à face avec les détenus qui les avaient attaqués avec des barres de fer et des broches, et les gendarmes avaient dû riposter avec des matraques ».
Cependant, la sous-commission observait qu’il n’était pas certain que des blessures à l’arme blanche aient été décelées chez les gendarmes et rien ne démontrait non plus que de tels combats rapprochés aient réellement eu lieu, encore moins qu’ils aient duré cinq à six heures.
Elle notait en revanche que nombre de détenus avaient allégué avoir été violemment battus, traînés à terre et piétinés sans aucune raison. Elle ajoutait que ces allégations avaient été confirmées par des rapports médicolégaux et que les médecins légistes qu’elle avait mandatés avaient établi qu’une partie des traces de violences observées sur les blessés et les cadavres ne pouvait effectivement s’expliquer que par des coups portés avec des objets contondants et un traînement des corps sur un sol dur (paragraphe 42 in fine ci-dessus).
Elle rappelait aussi que les médecins chargés de prodiguer les premiers soins dans la salle de douches, avant le transfèrement des blessés à l’hôpital, avaient également rapporté que les détenus les avaient suppliés de ne pas les laisser seuls, affirmant que, dès qu’ils étaient sans témoin, les soldats les torturaient en appuyant sur leurs plaies.
Pour la sous-commission, les traces de coups et blessures relevées sur les corps des détenus et les dépouilles ne semblaient pas résulter d’échauffourées ; pour elle, selon toute vraisemblance, pendant et après l’opération, les forces de l’ordre avaient eu recours à une force excessive et avaient battu les insurgés. Par ailleurs, s’agissant de brûlures constatées sur les corps des blessés et des morts, elle indiquait que, selon les légistes désignés par elle, il pouvait s’agir de brûlures à l’acide nitrique ou sulfurique, agents chimiques dont la présence demeurait non expliquée à ses yeux.
e) Les conclusions de la sous-commission
Eu égard à l’ensemble de ces observations, la sous-commission émit l’avis suivant.
Faute d’une attitude constructive de la part des responsables d’Ulucanlar et du ministère de la Justice, l’opération litigieuse a finalement été caractérisée par une violence excédant son but originel, les commandants concernés s’étant acquittés de cette mission sans éviter les morts d’homme et un nombre important de blessures.
Certes, la responsabilité de tous ces incidents ne pouvait être imputée seulement aux militaires, au personnel pénitentiaire ou audit ministère. Mais la politique différenciée du ministre face à tel ou tel type de prison et l’acharnement du personnel aux fins de « contrôler » les détenus condamnés pour des délits politiques, par l’infliction de peines s’ajoutant à celles qu’ils purgeaient déjà, ont certainement joué le rôle principal dans l’escalade de la tension et de la défiance entre les deux parties.
Au-delà des motifs invoqués par les autorités, la vraie raison d’une telle violence n’était qu’une querelle de longue date entre l’administration pénitentiaire qui voulait faire régner une certaine autorité et les détenus qui revendiquaient des droits qu’ils considéraient comme acquis.
Les responsables au premier chef de cette querelle ont finalement fait intervenir les forces de la gendarmerie, qui se sont montrées inaptes à gérer ce genre de situation et qui, faute d’un encadrement adéquat, ont infligé aux détenus des mauvais traitements et ont fait un usage disproportionné de la force.
Les procédures engagées d’office contre le personnel pénitentiaire
a) La procédure disciplinaire
Le 27 septembre 1999, à la demande du conseil disciplinaire du ministère de la Justice, des inspecteurs entamèrent une enquête administrative à l’encontre de R.Cin., directeur d’Ulucanlar, et de ses quatre adjoints, M. Çel., U.Sal., A.Gür. et T.Yıl., en raison, entre autres, de la découverte d’armes et de divers objets et substances délictueux au sein des locaux de la prison (paragraphes 10 et 27 ci-dessus).
Les cinq fonctionnaires étaient accusés de manquements à leur devoir de contrôle et de surveillance dans l’exercice de leurs fonctions pénitentiaires.
Ils se défendirent en arguant de l’impossibilité d’identifier leurs subalternes impliqués dans l’introduction clandestine d’armes et de munitions dans l’établissement. Ils ajoutèrent que, même si les visiteurs passaient par les détecteurs, la réglementation prohibait toute fouille corporelle, et que, la structure d’Ulucanlar étant vieille et délabrée, il était facile d’y dissimuler des objets délictueux ; il arrivait même, à leurs dires, que de tels objets fussent jetés par-dessus le mur depuis l’extérieur de la prison.
Ils soutinrent en outre que, en pratique, il était impossible d’infliger aux détenus des sanctions disciplinaires en raison de tels faits, les directeurs adjoints n’étant pas membres du conseil disciplinaire, et que, du reste, l’occupation litigieuse du dortoir no 7 avait bien été portée à la connaissance du ministre de la Justice et du parquet, mais que rien n’avait été fait avant le jour où le risque d’une évasion était devenu imminent.
À l’issue des investigations, les inspecteurs conclurent que des sanctions s’imposaient. D’après eux, les fonctionnaires mis en cause devaient être déclarés responsables :
« – de l’introduction dans l’établissement d’objets délictueux par le truchement de certains fonctionnaires qui avaient pu agir impunément hors de tout contrôle ;
– de l’absence de fouilles corporelles des détenus et condamnés faisant l’objet de transfèrements entre des hôpitaux et Ulucanlar ;
– de l’absence de contrôle aux rayons X des avocats et de leurs objets personnels ;
– de l’absence de fouilles ciblées ou générales dans l’ensemble de l’établissement, propres à permettre la saisie des objets illicites ;
– de l’absence de sanctions disciplinaires dissuasives à l’encontre des détenus ;
– du fait d’avoir toléré de facto, entre août 1999 et le 2 septembre 1999, les agissements illicites de détenus, dont l’occupation de certains locaux ;
– de l’absence de contrôle des présences dans les dortoirs nos 4 et 5 et dans celui des femmes ; et
– de l’incapacité à bloquer l’accès entre ces dortoirs libéré par les détenus. »
Le 7 décembre 1999, s’écartant de l’avis susmentionné, le directeur général des établissements pénitentiaires décida qu’il n’y avait pas lieu de prononcer de sanction pour les motifs ci-dessous :
« (...) depuis des années, les prisons qui accueillent les détenus et les condamnés pour actes de terrorisme constituent l’un des problèmes importants de notre pays et les incidents qui y surviennent suscitent un vif intérêt auprès de l’opinion publique. L’on ne saurait ignorer que, dans les prisons de cette catégorie, les fouilles ne sont pas exécutées comme il le faudrait, le contrôle des présences pose problème et il est des périodes où aucun contrôle des présences n’est fait pendant des jours ; les détenus et les condamnés contrôlent l’ouverture et la fermeture des portes des dortoirs et, lorsqu’ils sortent en groupes dans les couloirs, il est impossible d’intervenir ; même les visites et les entretiens avec les avocats sont réalisés sous le contrôle des chefs des organisations ; tout cela fait que le personnel pénitentiaire est dépassé et mis en difficulté, et qu’il n’arrive pas à accomplir ses devoirs ou qu’il peine à le faire.
Par conséquent, s’agissant de tels incidents, qui résultent d’un cumul de situations qui perdurent depuis des années et qui constituent un problème général des prisons ‘antiterroristes’ de notre pays, et pas seulement [d’Ulucanlar], il paraît inéquitable de dire que le personnel [d’Ulucanlar], accablé (...) par les détenus et les condamnés pour terrorisme et qui se voit en quelque sorte contraint à œuvrer au mépris de la réglementation et des instructions, a été fautif ou a agi intentionnellement ; en d’autres termes, il n’est pas juste d’attribuer la responsabilité de ces incidents au seul personnel pénitentiaire [d’Ulucanlar], au motif que celui-ci aurait agi de manière négligente.
Au demeurant, même dans le rapport d’enquête du 25 septembre 1999 [sic – paragraphe 74 ci-dessus], il avait été admis que ce personnel n’avait pas à répondre d’une négligence, d’une faute ou d’un méfait intentionnel, car, en dépit de tous les efforts, il n’aurait pas été possible d’empêcher que les choses en arrivent là (...) »
Le conseil disciplinaire conclut finalement qu’aucune faute de service n’était imputable aux dirigeants d’Ulucanlar.
b) La procédure pénale
À une date non précisée, une instruction pénale fut ouverte d’office pour négligences dans l’exercice de leurs fonctions contre les gardiens en chef H.A. et S.B. et les surveillants Ş.A., Ç.Y., L.A., A.Ka., U.Y., N.Şa., et G.Ş., en poste dans le sas de sécurité d’Ulucanlar. Vu le nombre et le type des armes et des munitions qui avaient été découvertes après l’opération, ces fonctionnaires étaient soupçonnés d’avoir omis – sciemment ou non – de procéder aux contrôles ainsi qu’aux fouilles exigés lors des accès par le sas, et ce, notamment, le 15 mars 1999.
Les suspects contestèrent les accusations, répliquant que des gendarmes étaient chargés de tâches de contrôle identiques aux leurs, dont celle de veiller sur la sécurité du sas. Selon eux, s’il était vrai que de temps à autre aucun contrôle n’avait lieu, cela ne permettait pas d’inférer une présomption de culpabilité à leur endroit.
Par une ordonnance du 2 décembre 1999, le parquet rendit un non-lieu pour absence de preuves. Afin d’asseoir cette décision, le parquet faisait remarquer qu’il n’avait pas été possible de déterminer les dates ou les périodes auxquelles les objets délictueux en cause avaient pu être introduits à Ulucanlar. Il ajoutait que, compte tenu de l’architecture et de l’aménagement du bâtiment, il était tout à fait possible que les « armes de petit calibre » aient été jetées par-dessus les murs extérieurs ou bien du côté du secteur ouvert de la prison, et qu’elles avaient aussi pu être introduites par d’autres moyens ou avec l’aide de fonctionnaires autres que ceux qui avaient été mis en cause.
Les procédures pénales
a) L’instruction ouverte d’office et les plaintes consécutives à celle-ci
Le 26 septembre 1999, immédiatement après l’opération, les avocats des requérants Mehmet Kansu Keskinkan, Veysel Eroğlu, Behsat Örs, Erdal Gökoğlu, Sadık Türk, Enver Yanık, Aynur Sız, Devrim Turan, Haydar Baran, Resul Ayaz, Songül Garip, Filiz Uzal (Soylu) et İsmet Kavaklıoğlu saisirent le procureur de la République d’Ankara (« le procureur »), demandant l’autorisation d’assister aux autopsies au cas où l’un de leurs clients viendrait à décéder dans l’intervalle, ce qui fut le cas pour M. İsmet Kavaklıoğlu.
Le procureur n’accéda pas à cette demande.
Parallèlement, Me Bayraktar et sept confrères déposèrent une plainte formelle au nom des requérants Küçük Hasan Çoban, Savaş Kör, Nihat Konak, Fadime Özkan, Behsat Örs, Cenker Aslan, Veysel Eroğlu, Cemile Sönmez, Başak Otlu, Yıldırım Doğan et Hayriye Kesgin (Liste B), ainsi qu’au nom des défunts Zafer Kırbıyık, Nevzat Çiftçi, Önder Gençaslan et Mahir Emsalsiz (Liste A). Me Bayraktar demanda, lui aussi en vain, l’autorisation d’assister à l’autopsie de M. Nevzat Çiftçi.
Le même jour, Mes Ayhan et Çıtak déposèrent une première plainte collective au nom de tous les « détenus agressés ».
Ces deux plaintes furent versées au dossier d’instruction no 1999/101539, déjà ouvert d’office. En effet, une enquête préliminaire se trouvait déclenchée à l’encontre de 150 membres des forces de la gendarmerie pour recours non justifié à la force meurtrière contre Mahir Emsalsiz, Halil Türker, Abuzer Çat et Ümit Altıntaş (Liste A), et pour coups et blessures sur la personne de 47 détenus, dont certains requérants (Liste B), à l’exception de ceux énumérés ci-après, lesquels ne figuraient pas dans la liste des plaignants : Fatime Akalın, Sibel Aktan (Aksoğan), Şerife Arıöz, Gönül Aslan, İnan Özgür Bahar, Aydın Çınar, Esmahan Ekinci, Murat Ekinci, Murat Güneş, Zeynep Güngörmez, Gürhan Hızmay, Ertuğrul Kaya, Cemaat Ocak, Başak Otlu, Fadime Özkan, Derya Şimşek et Edibe Tozlu.
Le 29 septembre 1999, les requérants Mustafa Selçuk, Cem Şahin, Barış Gönülşen, Erdal Gökoğlu et Sadık Türk – transférés entre-temps à la prison de Burdur – se joignirent aux plaignants. Ils dénonçaient les membres des forces de l’ordre et l’administration pénitentiaire, responsables selon eux de la tragédie du 26 septembre. Ces plaintes furent également versées au dossier no 1999/101539 susmentionné.
Quant au requérant Murat Ekinci, il fut interrogé par le procureur le 15 octobre 1999 (paragraphe 99 ci-dessous) ; à cette occasion, il accusa les gendarmes de l’avoir battu et blessé.
Toujours le 29 septembre 1999, deux avocats de la partie requérante accusèrent réception des rapports d’autopsie. Ils demandèrent la communication des autres rapports de nécropsie, des pièces étayant la nature des examens post mortem effectués en l’espèce et des analyses histopathologiques des tissus prélevés.
Le même jour, les responsables de la morgue répondirent que pareils prélèvements avaient été effectués et envoyés pour analyses.
Le 1er décembre, les avocats déposèrent une seconde plainte collective, dans laquelle les noms de Mme Kırbıyık (Liste A) et de M. Murat Ekinci (Liste B) ne figuraient pas.
S’appuyant sur un exposé détaillé des faits, les avocats accusaient le personnel pénitentiaire et les membres des forces de la gendarmerie d’homicides avec préméditation, de coups et blessures ainsi que d’actes de torture. Cette plainte fut enregistrée sous un second dossier (no 1999/107587).
Le 13 mars 2000, le conseil de Mme Kırbıyık déposa une plainte formelle contre 47 soldats et fonctionnaires ayant participé à l’opération. Cette plainte, enregistrée sous un troisième dossier (no 2001/16237), fut suivie par celles déposées séparément le 9 juin 2000 par Veysel Eroğlu et İnan Özgür Bahar.
b) Les premières mesures d’enquête
D’après un constat rédigé à la fin de l’opération, l’une des premières mesures d’enquête prises par le procureur avait été de se rendre à Ulucanlar vers 11 h 15, immédiatement après avoir été prévenu, afin d’essayer de déterminer lesquels des vêtements récupérés lors des fouilles étaient ceux des morts et lesquels étaient ceux des blessés avant d’ordonner des expertises balistiques. Selon ce constat :
« [sur les lieux de l’incident], il était impossible de déceler, sur les vêtements des défunts, la trace d’une quelconque blessure à l’arme blanche ou d’un orifice d’entrée de projectile, parce que les dépouilles avaient été couchées côte à côte, à même le sol mouillé et souillé de sang ; en outre, les vêtements qui avaient été retirés aux détenus blessés avaient été mélangés à ceux retirés aux défunts (...) »
À l’aide des clichés qui avaient été pris des dépouilles mortelles avant qu’elles ne fussent dénudées et des souvenirs du surveillant N.Yar., le procureur put distinguer les vêtements de Önder Gençaslan, Ümit Altıntaş, Halil Türker, Mahir Emsalsiz, Nevzat Çiftçi et Abuzer Çat. Ceux des cinq premiers présentaient respectivement une, cinq, une, huit et deux déchirures, certaines ressemblant à un orifice de balle. Ceux d’Abuzer Çat n’en présentaient aucune. Les vêtements d’İsmet Kavaklıoğlu (paragraphe 38 cidessus) et de Zafer Kırbıyık ne se trouvaient pas dans le lot.
Toujours le 26 septembre 1999, les autorités s’enquirent des casiers judiciaires des défunts. Mahir Emsalsiz et Önder Gençaslan étaient des ex-membres de l’organisation illégale TKP (ML) TİKKO, Abuzer Çat de MLKP, Ümit Altıntaş de TİKİP et Zafer Kırbıyık de İHT.KOM.BİRL. de Turquie. Il s’agit de différentes fractions d’extrême gauche.
Toutes les mesures d’enquête qui s’ensuivirent, y compris les nombreuses expertises effectuées, se trouvent résumées ci-dessous, le cas échéant, à l’aide de renvois aux annexes.
Entre le 26 et le 28 septembre 1999, le procureur recueillit les dépositions de plusieurs détenus-plaignants – non requérants –, à savoir, Mu.Ö., E.G., M.M., V.Ç., Z.A.D., A.Ç., R.K., Me.Ö., A.Kan., H.E., M.E., R.T., A.K., B.Ö., Z.A.K., C.S., T.S., Ş.B., İ.B., F.K., M.B., F.A., İ.G., B.H.Y., A.Y., U.K., İ.E., S.S., N.U., H.G., Y.Z., H.K., Z.M. et K.B.
Ceux-ci confirmèrent, pour l’essentiel, la version de la partie requérante.
En revanche, deux autres prisonniers rescapés, à savoir İ.D. et E.D. (résidants des dortoirs no 5 et no 4 respectivement) – non plaignants – portèrent des accusations à l’endroit de certains requérants et ex-requérants.
İ.D. expliqua avoir été séquestré et interrogé sous la menace de mort par les requérants Nihat Konak (qu’il désigna comme étant le chef de son dortoir), Halil Türker, Savaş Kör et Aydın Çınar. Le jour de l’opération, Savaş Kör aurait été chargé de l’empêcher de quitter le dortoir no 5. À un moment donné, Savaş l’aurait traîné par le cou vers le dortoir no 4, en le menaçant d’une pique ; lorsque les gendarmes avaient commencé à asperger les lieux de mousse, Savaş aurait tenté de leur lancer une bombe artisanale, mais celle-ci aurait explosé entre ses mains. Profitant de ce moment de panique, İ.D. aurait couru et se serait réfugié auprès des gendarmes. İ.D. ajouta qu’il avait entendu dire que l’un des pistolets était utilisé par Habib Gül et que certains gardiens avaient une relation de familiarité avec les prisonniers d’extrême gauche. Enfin, İ.D. aurait sollicité la protection policière.
De son côté, E.D. déclara que, le 26 septembre 1999, à Ulucanlar, les occupants des dortoirs nos 4 et 5 s’étaient alliés ; le chef du premier était Sadık Türk et celui du second quelqu’un qui aurait été connu sous le nom de Nevzat Çiftçi (alias Habib Gül). Habib Gül, C.Ç., Sadık Türk et Erdal Gökoğlu auraient disposé de vrais pistolets et, lors de l’opération, auraient fait feu sur les gendarmes. Le premier tir aurait été celui d’un pistolet et, a priori, Habib Gül en aurait été l’auteur. Par la suite, Habib Gül, C.Ç., Sadık Türk et Erdal Gökoğlu se seraient dirigés vers l’aire de promenade du dortoir no 4 ; ils n’auraient pu franchir les barricades, mais Habib Gül aurait néanmoins fait feu en direction des soldats sur la tour de garde.
E.D. affirma avoir entendu C.Ç. crier « feu à volonté vers les tours ! ». Il ajouta ce qui suit :
« Ceux qui ont déclenché cet incident sont donc Habib Gül, portant l’identité de Nevzat Çiftçi, C.Ç., Sadık Türk et Erdal Gökoğlu, qui avaient des pistolets (...). Par la suite, Habib Gül et Erdal Gökoğlu ont apporté quelque chose qui ressemblait à un fusil enroulé dans une couverture ; c’est Habib Gül qui le portait, mais je ne l’ai pas vu l’utiliser. Cela pouvait être un fusil de chasse. »
Le 30 septembre suivant, E.D. envoya à la direction pénitentiaire une seconde déposition qu’il avait écrite la veille, disant craindre que la première fût incomplète, car faite « sous le choc ». Ses nouvelles déclarations étaient quelque peu divergentes, notamment quant au fusil de chasse susmentionné. Après avoir exposé que, lors de l’opération, certains de ses codétenus avaient voulu se rendre, E.D. poursuivait comme suit :
« mais les chefs leur ont tiré dessus pour les en empêcher. Il y avait plusieurs armes à feu et armes blanches dans le dortoir ; il y avait même un fusil de chasse. À part cela, il y avait du matériel pour fabriquer des bombes. Je sais que Habib Gül, ex-dirigeant de l’organisation Ekim, (...) avait une liaison amoureuse – mal vue – avec la détenue Fatime [Akalın] et qu’il existait des conflits entre les membres de différentes organisations. Habib, refusant tout compromis, avait été exclu de sa propre communauté (...). La veille de l’opération, à 23 h 30, ils ont ramené Habib dans notre dortoir no 4. C.Ç., İsmet Kavaklıoğlu, Enver Yanık, Sadık Türk et certains autres dont je ne connais pas le nom lui ont hurlé dessus en disant qu’ils étaient en guerre alors que lui se bagarrait pour une pute. (...) İsmet a même dit à Cemal : « P..., on n’a qu’à lui mettre une balle dans la tête (...), il vaut mieux l’exécuter. » (...) J’ai vu que İsmet Kavaklıoğlu, Enver Yanık, C.Ç., Erdal Gökoğlu, Sadık Türk et C.T.B. [désigné cette fois comme le chef du dortoir no 5] ainsi que certains autres membres de l’organisation avaient des armes. Moi-même et quelques camarades avons pu leur échapper, mais ceux qui ne l’ont pas pu ont été touchés. Je le sais, car ils avaient également tiré sur nous, mais nous avaient manqués (...). Un mois avant l’opération, on avait été contraint à suivre une formation à l’usage d’explosifs et aux mesures à prendre contre une « attaque ennemie » (...). À part İsmet, tout le monde voulait être transféré, mais Enver Yanık s’y opposait. Erdal Gökoğlu et Veysel Eroğlu aussi se querellaient sans cesse pour un poste de « commandant ». »
Vers 10 h 30, après avoir pris acte de cet écrit, le procureur réinterrogea E.D., qui fournit alors les détails pouvant se lire comme suit :
« – dans le dortoir, on voyait toujours Habib Gül et C.Ç. porter des pistolets à l’arrière de leurs pantalons ;
– le matin de l’opération, Habib Gül et C.Ç. ont barricadé le portail d’entrée de l’aire du dortoir no 4 puis ils ont cassé les lampes du dortoir ;
– lorsque les gendarmes nous ont sommés de nous rendre, Habib Gül a riposté par un tir en direction du portail ; il y avait des détenus qui voulaient se rendre ; alors, Enver Yanık a fait feu dans notre direction puis a visé directement Aziz Dönmez ; quelques secondes auparavant il y avait eu des tirs du côté des soldats aussi, mais il se peut que Aziz Dönmez ait été tué par Enver ;
– C.Ç. tenait dans ses mains quelque chose qui était enroulé dans une couverture ; quand la couverture a été enlevée, j’ai vu que c’était un fusil de chasse ; je crois que c’est C.Ç. qui l’a utilisé, mais je ne l’ai pas vu le faire. »
Certains requérants furent également entendus ce jour-là. Leurs dépositions sont résumées dans l’Annexe V.
Les 26 et 27 septembre 1999, les dépouilles de Mahir Emsalsiz, Önder Gençaslan, A.D., Halil Türker, Abuzer Çat, Nevzat Çiftçi, et İsmet Kavaklıoğlu firent l’objet d’examens post mortem, d’abord à Ulucanlar, in situ (sauf Nevzat Çiftçi et İsmet Kavaklıoğlu), puis à l’institut médicolégal d’Ankara.
Le 28 septembre 1999, des autopsies classiques furent entreprises à l’institut médicolégal. Un procès-verbal, signé par l’équipe de légistes et par un procureur, mentionnait que les corps avaient été photographiés et filmés ; que les pellicules avaient été envoyées à l’institut, que la cassette vidéo avait été conservée à la direction des morgues, et que les photos et les films pris auparavant par le personnel de la section ouverte d’Ulucanlar devaient être transmis au procureur concerné.
Le même jour, les avocats de la partie requérante demandèrent au procureur de leur fournir copie des rapports d’autopsie concernant Mahir Emsalsiz, Önder Gençaslan, Halil Türker, Abuzer Çat, Nevzat Çiftçi, Ümit Altıntaş, Zafer Kırbıyık et İsmet Kavaklıoğlu. Cette demande fut acceptée.
La teneur de l’ensemble de ces rapports est résumée dans l’Annexe III.
La veille, après avoir interrogé le directeur adjoint d’Ulucanlar, le procureur s’était rendu dans les hôpitaux où avaient été transférés les détenus blessés, dont les requérants Haydar Baran, Resul Ayaz, Küçük Hasan Çoban, Barış Gönülşen, Veysel Eroğlu, Halil Doğan, Ertan Özkan, Behsat Örs, Yıldırım Doğan, Cenker Aslan, Erdal Gökoğlu, Mehmet Kansu Keskinkan, Savaş Kör, Bülent Çütçü, Özgür Saltık et İlhan Emrah.
Ceux-ci déclarèrent qu’ils s’exprimeraient après leur guérison, et ils déplorèrent la mauvaise qualité des soins administrés et les intrusions des soldats dans leurs chambres. Le procureur prit acte de leur réclamation et ordonna aux gendarmes sur place de ne plus importuner les détenus.
Le lendemain, deux substituts du procureur procédèrent à un état des lieux à Ulucanlar afin de déterminer les dégâts causés aux biens publics.
c) Les expertises médicolégales et balistiques
Le 6 octobre 1999, la direction de criminologie du commandement général de la gendarmerie près le ministère de l’Intérieur (« la DC ») rendit deux rapports détaillés concernant les expertises effectuées sur les armes et munitions découvertes sur les lieux de l’incident (paragraphes 44 et 45 ci-dessus).
Selon la première expertise balistique opérée sur les balles et les chevrotines extraites des cadavres de A.D., Ümit Altıntaş, Önder Gençaslan, Halil Türker et Zafer Kırbıyık, les deux projectiles de 9 mm ayant touché Önder Gençaslan provenaient d’une même arme, tout comme les deux projectiles de 7.62 mm ayant tué Halil Türker et Ümit Altıntaş.
Une deuxième expertise balistique effectuée par la DC fit état de la correspondance des armes, estimées fonctionnelles, avec les douilles et munitions découvertes lors des perquisitions des dortoirs. Les résultats se présentaient comme suit :
« – lot no 1 : 10 projectiles de calibre 7.62 mm, dont 1 déformé, et 63 douilles de 7.62 x 39 mm, dont 52 d’origine militaire ;
– lot no 2 : 8 cartouches de calibre 16 de modèle Cheddite et 4 cartouches utilisées ;
– lot no 3 : 15 balles et 10 douilles de taille 7.65 mm ;
– lot no 4 : 47 balles et 10 projectiles de calibre 9 mm, 2 morceaux de chemise de balle et 56 douilles de 9 x 19 mm ;
– lot no 5 : 90 douilles de taille 7.62 x 51 mm, dont 90 d’origine militaire, et 3 balles à blanc de 8 mm, 3 autres morceaux de chemise de balle et 10 noyaux de projectile ;
– pièce no 1 : 1 fusil d’assaut AMD-65 (série no EO 3841) de calibre 7.62 mm, correspondant à 11 douilles du lot no 1 ;
– pièce no 2 : 1 fusil de chasse de calibre 16, gravé du nom « Original », correspondant à 3 des cartouches Cheddite du lot no 2 ;
– pièce no 3 : 1 pistolet semi-automatique Mab (série no D 561777) de calibre 7.65 mm, correspondant à 3 douilles du lot no 3 ;
– pièce no 4 : 1 pistolet artisanal (numéroté 555) de calibre 7.65 mm, correspondant à 7 douilles du lot no 3 ;
– pièce no 5 : 1 pistolet semi-automatique Browning (série no 245 PY74657) de calibre 9 mm, correspondant à 37 douilles, 7 projectiles de 9 mm et 1 morceau de chemise de balle du lot no 4 ;
– pièce no 6 : 1 pistolet semi-automatique Star B (série BILA, modèle CAL 9M/M) de calibre 9 mm, correspondant à 2 douilles du lot no 4 ;
– pièce no 7 : 1 pistolet semi-automatique Tarıq (série no 31302622) de calibre 9 mm, correspondant à 13 douilles, 3 projectiles de 9 mm et 1 morceau de chemise de balle du lot no 4 ;
– pièce no 8 : 2 pistolets-stylos artisanaux de couleur blanche. »
Le 14 octobre 1999, la DC rendit deux autres rapports. Le premier concernait les examens effectués sur les trente-trois pièces de vêtements, dont quatorze appartenant aux défunts Önder Gençaslan, Ümit Altıntaş, Halil Türker, Abuzer Çat, Mahir Emsalsiz, A.S., A.D. et H.G. Il établissait les orifices d’entrée et de sortie de certains projectiles ainsi que les distances des tirs mortels. Il indiquait ce qui suit :
« – Önder Gençaslan : le tir au niveau de la hanche était de courte distance (4 à 100 cm) et celui au niveau de l’abdomen de longue distance (100 cm ou plus) ;
– Ümit Altıntaş : les trois tirs au niveau des membres inférieurs étaient de longue distance (100 cm ou plus) ;
– Halil Türker : les deux tirs au niveau des membres inférieurs étaient de longue distance (100 cm ou plus) ;
– Abuzer Çat : aucune trace ;
– Mahir Emsalsiz : les tirs au niveau des membres inférieurs étaient de longue distance (100 cm ou plus). »
Ces conclusions n’étaient qu’en partie corroborées par celles des autopsies (Annexe III).
Le second rapport concernait les analyses chimiques des substances explosives découvertes dans les dortoirs après l’opération. Selon cette expertise, le matériel était composé de combustibles d’allumettes, de pétards artisanaux, de joints de fenêtre, d’une bombe lacrymogène de marque Smith Wesson de 1990 et de ciment.
Le 1er décembre 1999, la DC communiqua les résultats de l’expertise balistique effectuée sur les 184 armes de service (29 pistolets, 31 mitraillettes, 124 fusils d’assaut HK G3 (Kalachnikov) utilisées par les forces de la gendarmerie ainsi que sur les 26 douilles afférentes retrouvées sur les lieux. D’après ces expertises, les projectiles extraits des corps de Halil Türker et de Ümit Altıntaş provenaient de la Kalachnikov no 69 Y 4422. De plus :
« – 20 tirs provenaient du fusil Kalachnikov no 1975 228278 ;
– 4 tirs, du pistolet Beretta no F 92381 Z ;
– 42 tirs, du fusil d’assaut G3 no A4 703675 ;
– 16 tirs, du fusil d’assaut G3 no A4 648358 ;
– 11 tirs, du fusil d’assaut G3 no A4 648359 ;
– 7 tirs, du fusil d’assaut G3 no A4 756654 ;
– 4 tirs, du fusil d’assaut G3 no A4 648356 ;
– 5 tirs, du fusil d’assaut G3 no A3 541586 ; et
– 42 tirs, du fusil d’assaut G3 no A4 648358. »
Enfin, 11 projectiles de 7.62 x 51 mm, 25 projectiles de 7.62 x 39 mm et 3 projectiles de 7.62 mm appartenaient à 9 armes différentes, autres que celles soumises à l’expertise.
d) Les auditions ultérieures des témoins et des plaignants
Le 15 octobre 1999, les requérants Behsat Örs, Ercan Akpınar, Cenker Aslan et Özgür Soylu furent entendus sur commission rogatoire. Ils refusèrent toutefois de déposer avant de s’être entretenus avec leurs avocats.
En revanche, le requérant Murat Ekinci s’exprima comme suit :
« (...) je suis du dortoir no 14 (...) vers 3 h 30 - 4 heures, j’ai été réveillé par des bruits de dispute avant d’entendre les tirs ; (...) je pouvais entendre les soldats crier entre eux avec leurs talkies-walkies ; (...) j’ai pu comprendre que de lourdes mitraillettes avaient été utilisées et que des personnes avaient été tuées ; vers 4 h 30, j’ai entendu un colonel donner l’ordre de tirer sur quiconque résisterait (...) ; par ailleurs, des bombes lacrymogènes étaient lancées, notamment dans la zone du dortoir no 4 (...) ; le gaz a également atteint notre dortoir ; (...) vers 6 h 30 - 7 heures, les gardiens ont ouvert la porte de l’aire de vie où nous nous étions réfugiés. (...) Vers 14 h 30, un capitaine et des soldats sont entrés dans le dortoir no 14 ; ils m’ont ordonné de ramasser mes affaires et de sortir immédiatement, ce que j’ai fait ; j’ai parcouru quelques mètres vers le couloir, puis des centaines de soldats et de gardiens ont commencé à me frapper ; tout le long du couloir, jusqu’aux douches, ils m’ont roué de coups de pied, de bâton et de matraque ; (...) ils avaient créé un local spécial dans les douches ; ils m’y ont fait entrer ; il y avait 20 ou 30 détenus alignés et déshabillés ; (...) ils ont été torturés, alors qu’ils étaient déjà gravement blessés (...) ; ils m’ont obligé à chanter l’hymne national et à lancer des slogans fascistes et intégristes, en frappant exprès sur les parties sensibles de mon corps ; (...) sur le trajet vers les fourgons pénitentiaires, ils nous ont battus, nous ont fait trébucher sur quatre cadavres qui étaient dehors en nous menaçant de finir comme eux ; (...) dans le fourgon, les quatre ou cinq soldats qui étaient montés avec nous ont continué à frapper ; l’un d’eux a entaillé mes vêtements avec sa baïonnette ; on nous a emmenés à la prison d’Ermenek (...) ; j’ai obtenu de l’hôpital civil d’Ermenek un rapport attestant les sévices qui m’ont été infligés (...) »
100. Entre le 18 et le 28 octobre 1999, certains requérants (Liste B) et gendarmes furent entendus soit par le procureur soit sur commission rogatoire. Ces témoignages, résumés dans l’Annexe VI-A, n’apportent pas d’éléments nouveaux. De même, le détenu-plaignant R.E. et les détenus H.E. et İ.D., réentendus le 25 octobre 1999, réitérèrent leurs déclarations (paragraphes 87 à 90 ci-dessus).
Dans l’intervalle, le 21 octobre 1999, S. Aslan, le père du requérant Cenker Aslan, et les familles de certains détenus tués ou blessés lors de l’opération avaient saisi le parquet de Balıkesir d’une requête collective, dont l’objet n’est pas précisé. Toutefois, le 25 octobre suivant, S. Aslan, se référant à cette requête, porta plainte devant le parquet de Balıkesir, au motif que son fils avait été transféré à la prison de Yozgat sans avoir reçu un traitement médical quelconque, malgré des demandes en ce sens.
101. Le 28 octobre 1999 furent entendus le détenu E.K. et les requérants Veysel Eroğlu, Ertuğrul Kaya et Hayriye Kesgin, ainsi qu’un autre requérant dont le nom n’est pas identifiable (Liste B). Les auditions continuèrent jusqu’au 26 novembre avec les requérants Halil Doğan et Filiz Gülkokuer, les détenus M.Ö. et H.D., l’officier D.Yıl. et les trois gendarmes N.Özk., E.Gün., M.Akç.
Ces témoignages, qui correspondent aux versions des faits de la partie requérante et de l’administration, sont reproduits ou résumés dans l’Annexe VI-B.
e) La saisine du préfet d’Ankara en vertu de la loi no 4483 sur les poursuites contre les fonctionnaires
102. Le 26 novembre 1999, trois substituts du parquet d’Ankara, chargés d’instruire le premier dossier (no 1999/101539) ouvert contre des agents de l’État (paragraphes 82 et 83 ci-dessus), se déclarèrent incompétents ratione materiae. Le 1er décembre suivant, ils transmirent le dossier au préfet d’Ankara, l’instance compétente pour décider de l’opportunité d’une instruction pénale, en vertu de la loi sur les poursuites contre les fonctionnaires.
Le 8 décembre 1999, le procureur fit de même concernant les autres plaintes déposées à l’encontre desdits agents puis jointes sous le second dossier (no 1999/107587) (paragraphe 84 ci-dessus). Ainsi, il déclina sa compétence ratione materiae et déféra lui aussi l’affaire devant le préfet d’Ankara, demandant qu’elle soit jointe à son tour au premier dossier précité (no 1999/101539).
103. Le 17 décembre 1999, à la demande du préfet d’Ankara, le commandement général de la gendarmerie désigna un comité d’instruction préliminaire composé de trois officiers de la gendarmerie, à savoir les colonels Ö.K. et F.Y. et le capitaine M.K. (« le comité d’instruction »), aux fins de décider s’il y avait lieu d’autoriser les poursuites contre les agents mis en cause (paragraphe 107 ci-dessous).
f) La première série d’interrogatoires des membres des forces de l’ordre
104. Le 11 octobre 1999, le procureur interrogea cinq gradés de la gendarmerie ayant participé à l’opération : Z.Eng., C.Doğ., N.Kar., E.Ayd. et S.Dağ. Leurs déclarations furent axées sur des éléments récurrents qui allaient être repris plus tard devant les officiers enquêteurs.
Entre le 21 et le 28 décembre 1999, soit trois mois après l’opération, une partie des gendarmes ayant participé à l’opération furent réentendus par le comité d’instruction.
Le comité réinterrogea d’abord les gradés susmentionnés Z.Eng., C.Doğ., N.Kar. E.Ayd. et S.Dağ., ainsi que A.Gök. et D.Yıl.
Ensuite, il entendit, pour la première fois, les gendarmes gradés T.Akb., Y.Akt., C.Ala., A.Ali., Ş.Alt., F.Apa., M.Arı., S.Ata, M.Ate., N.Atm., H.Ayd., İ.Ayd., C.Ayg., M.Ayh., B.Bal., M.Bib., D.Bil., İ.Bil., H.Bil., C.Boz., Ş.Cab., A.Can, C.Can., B.Cey., M.Cey., M.Cih., M.Çağ., Ş.Çak., Y.Çav., B.Çiç., Ö.Çiv., İ.Dem., K.Dem., İ.Ede, A.Eme., M.Erk., D.Ert., A.Gem., T.Gid., A.Güç., H.Güm., M.Gür., T.Güz., M.Hak., K.İbi., A.İna., M.Kar., N.Kes., A.Kıl., M.Kıl., N.Kıl., S.Kıl., M.Kılı., Ö.Koç., A.Köy., H.Kul., İ.Ofl., H.Ok, M.Olu., B.Öna., Ö.Öre., A.Öz, G.Öza., M.Öze., K.Özm., U.Özm., G.Özt., O.Özt., B.Pal., E.Par., H.Sal., H.Sar., B.Say., Ü.Soy., E.Sub., Y.Sus., B.Tan., T.Tar., A.Tit., B.Usl., C.Üna., S.Ünl., S.Yağ., A.Yan., M.Yap., F.Yed., Y.Yed., Ö.Yıl., S.Yıl., M.Yüc., İ.Yük. et M.Yün.
105. Dans leurs déclarations, ces derniers fournirent les détails suivants, en des termes plus ou moins similaires :
« – dès le début de l’opération, les forces de l’ordre n’ont cessé de sommer les détenus, à des intervalles de trois à cinq minutes, de se rendre sans résistance, pour que nul ne soit blessé ;
– lors de l’opération, des photographies des locaux et des objets délictueux découverts sur place ont été prises par une équipe, sous la direction du sous-officier M. Hak., puis envoyées aux services du renseignement ;
– les détenus chantaient des hymnes et lançaient des slogans tels que « C’est à vous de vous livrer, les soldats fascistes turcs », « Les prisonniers révolutionnaires ne se rendent pas », « L’honneur de l’humanité l’emportera sur la torture », « Ulucanlar sera le tombeau des soldats de la République fasciste de Turquie », « Nul ne peut asservir le mouvement révolutionnaire, tuez les traîtres qui tenteraient de se rendre », « On ne laissera pas vivre les capitulards » ;
– les détenus ont incendié le toit à l’aide de lance-flammes fabriqués avec des bonbonnes de gaz et mis le feu à leurs matelas et couvertures dans les dortoirs ; à partir des toits, les pompiers ont arrosé ces locaux de mousse et d’eau ; des bombes lacrymogènes ont également été lancées ;
– les soldats étaient accompagnés de quelques gardiens de la prison ;
– après l’intervention des pompiers, il y a eu, par intermittence, des balles tirées de l’intérieur des dortoirs ; l’auteur des tirs est un certain E.G. ;
– les détenus ont utilisé des cocktails Molotov, des barres de fer, des broches et des pistolets ; quelques soldats ont également aperçu une arme à canon long couverte d’un tissu ; les détenues du dortoir des femmes n’avaient pas d’arme à feu, mais elles disposaient de lance-flammes artisanaux ;
– lorsque les gendarmes ont cassé la porte du dortoir à l’aide de massues et de manivelles, les détenus ont lancé des cocktails Molotov, utilisé des lance-flammes et jeté des pierres, des morceaux de fer, de verre et de brique qu’ils avaient sans doute récupérés du mur du dortoir no 7 démoli auparavant ;
– les commandants ont ordonné, par talkie-walkie, de ne pas maltraiter les détenus et de ne se servir d’une arme que contre une personne qui en utilisait elle-même une, et ce en ne visant que cette personne ;
– il y a eu recours à la force exclusivement dans le cadre de la loi, lorsque c’était inévitable pour endiguer la résistance armée et rétablir l’autorité de l’État dans la prison ;
– les armes à feu ont été notamment utilisées par les soldats déployés sur les toits ; à l’intérieur, les soldats n’ont utilisé que les dispositifs anti-émeutes, à savoir des casques, des matraques, des boucliers, des bombes lacrymogènes et de la mousse ;
– les gendarmes ont eux aussi été touchés par les bombes lacrymogènes, car certains ne portaient pas de masque ;
– derrière les portes de leurs dortoirs, les détenus ont dressé des barricades en utilisant leurs lits, sommiers et armoires ;
– il y avait un groupe de détenus prêts à se rendre, mais seuls deux d’entre eux ont pu le faire ; il est probable que les autres ont été exécutés par leurs camarades pour avoir trahi la cause ;
– à la fin de l’opération, chaque détenu a été porté à l’extérieur par au moins quatre soldats qui le tenaient par les bras et les jambes ;
– que ce soit lors de l’opération ou pendant le transfèrement des détenus vers d’autres établissements, personne n’a été maltraité ou traîné par terre ni violenté sexuellement. »
g) Le sort de la plainte du 1er décembre 1999, en sa branche visant le personnel pénitentiaire
106. Le 30 décembre 1999, alors que la procédure administrative devant le préfet d’Ankara était encore pendante, le procureur rendit de plano une ordonnance de non-lieu concernant les 34 fonctionnaires, membres du personnel pénitentiaire, mis en cause dans la seconde affaire (no 1999/107587) (paragraphes 84 et 102 in fine ci-dessus).
Il observait que ces derniers n’avaient pas activement participé à l’opération, car ils avaient reçu l’ordre strict d’attendre à l’extérieur du bâtiment, et que, de plus, aucun d’entre eux n’avait été blessé et qu’aucune intervention de leur part n’était mentionnée dans les documents officiels.
Le 16 février 2000, avant que cette ordonnance ne fût notifiée séparément aux avocats impliqués, la partie requérante forma directement opposition contre elle devant le président de la cour d’assises de Kırıkkale, qui rejeta définitivement cette opposition le 21 février suivant.
h) La suite de la procédure en vertu de la loi no 4483 sur les poursuites contre les fonctionnaires
107. Le 30 décembre 1999, le comité d’instruction (paragraphe 103 ci-dessus) soumit son rapport au préfet d’Ankara. Il y émettait l’avis selon lequel aucun manquement n’était à reprocher aux personnes mises en cause.
Le 3 janvier 2000, le préfet d’Ankara suivit cet avis et interdit la poursuite des 150 membres de la gendarmerie du fait des incidents incriminés dans les deux premiers dossiers (nos 1999/101539 et 1999/107587) (paragraphe 102 ci-dessus). Cette décision était motivée comme suit :
« Le 26 septembre 1999, dans les dortoirs nos 4 et 5 où résidaient les condamnés pour actes de terrorisme, ainsi que dans le dortoir « terreur » des femmes d’Ulucanlar (...), les prisonniers se sont opposés aux fouilles et ont ouvert le feu ; en vertu des articles 3 et 6 de la loi no 4483 sur les poursuites contre les fonctionnaires, j’ai donc décidé, le 3 janvier 2000, de ne pas autoriser l’ouverture de poursuites, observant que le personnel en faction n’avait fait qu’user des pouvoirs qui lui étaient conférés par la loi no 1721 sur l’administration des prisons et maisons d’arrêt ainsi que par la loi no 2803 relative à l’organisation de la gendarmerie nationale. »
108. Le 1er mars 2000, la décision du préfet d’Ankara fut notifiée aux conseils des requérants, qui formèrent opposition devant le tribunal administratif régional d’Ankara.
Dans leur mémoire, les conseils soutenaient notamment que la décision préfectorale ne reposait sur aucune motivation sérieuse et qu’elle contrevenait ainsi à l’article 6 de la loi no 4483 ; ils ajoutaient que les lois invoquées pour asseoir la décision n’avaient aucune pertinence pour les agissements imputables aux forces de la gendarmerie et que la décision en cause n’établissait aucun fait susceptible de justifier le recours à des armes à feu dans les circonstances de l’espèce.
Par un jugement du 17 mai 2000, le tribunal administratif régional annula la décision du préfet et ordonna le renvoi du dossier au procureur, aux fins d’une instruction pénale contre les membres de la gendarmerie.
Cette décision fut notifiée aux appelants le 29 juin 2000 et des mesures de complément d’enquête furent prises.
i) Les dernières plaintes déposées par les requérants pour mauvais traitements (Liste B) et le nouvel interrogatoire des personnes mises en cause
109. Le 9 juin 2000, le requérant Veysel Eroğlu déposa une plainte formelle devant le parquet de Ceyhan (Adana), se plaignant entre autres de mauvais traitements qui lui auraient été infligés lors de l’opération litigieuse. Le 7 juillet 2000, le parquet de Ceyhan décida de transmettre le dossier au procureur, dans la mesure où il portait sur les actes prétendument commis à la prison d’Ulucanlar.
110. Toujours le 9 juin 2000, le requérant İnan Özgür Bahar saisit le parquet de Ceyhan et la sous-commission d’une plainte dénonçant les sévices dont il aurait été l’objet. Le procureur demanda au parquet de Ceyhan de faire examiner le requérant par un médecin afin de vérifier ses dires.
Le 6 juillet 2000, ces deux requérants furent interrogés par le parquet de Ceyhan au sujet de leurs plaintes.
111. Entre le 25 juillet et 13 décembre 2000, le procureur interrogea derechef une grande partie des agents qui avaient déjà été auditionnés par le comité d’instruction (paragraphe 104 ci-dessus). Il s’agit de D.Yıl., A.Öz, İ.Ede, M.Kar., K.Özm., Ş.Alt., H.Sar., M.Olu., Ü.Soy., M.Hak., H.Ayd., İ.Kar., A.Güç., A.Ali., N.Kes., C.Ayg., T.Güz., A.İna., F.Apa., S.Yıl., İ.Ofl., M.Cih., A.Köy., T.Akb., M.Cey., B.Tan., Y.Çav., K.İbi., G.Özt., Y.Akt., G.Öza., Ö.Çiv., Y.Yed., S.Ünl., N.Atm., H.Güm., M.Çağ., A.Yan., M.Yap., A.Gem., B.Cey., Ş.Çak., H.Ok, B.Çiç., B.Öna., N.Kıl., A.Can, M.Bib., M.Arı., B.Bal., H.Kul., C.Boz., S.Yağ., B.Say., M.Öze., Ö.Yıl., C.Üna., A.Eme., S.Ata, Ş.Cab., M.Yüc., M.Yün. B.Usl., Ö.Öre., A.Tit., H.Sal., O.Özt., M.Kıl., S.Kıl., D.Bil., C.Ala., İ.Bil., C.Can., T.Güz. et Y.Sus.
Pour la plupart, ils réitérèrent leurs déclarations et contestèrent toute accusation d’un recours disproportionné à la force meurtrière.
Par ailleurs, les gendarmes Y.Baş., C.Uçu., M.Yıl., A.Er, Ü.Şah., A.İma., M.Çet. et S.Erb. furent entendus pour la première fois.
j) L’introduction d’une action publique à l’encontre des membres de la gendarmerie
112. À la différence du personnel pénitentiaire qui bénéficia d’un non-lieu définitif (paragraphe 106 ci-dessus), les membres des forces de la gendarmerie furent mis en examen après la clôture de la procédure administrative devant le préfet d’Ankara (paragraphe 108 ci-dessus).
Le 25 décembre 2000, le complément d’enquête pénale mené en conséquence conduisit à l’ouverture d’une action publique en vertu d’un acte d’accusation no 2000/5455.
Ainsi, le procureur déféra 161 gendarmes devant la 6e chambre de la cour d’assises d’Ankara (« la CAA »), pour chef d’homicide sur la personne de MM. Ümit Altıntaş, Halil Türker, Abuzer Çat et Mahir Emsalsiz (Liste A), et pour coups et blessures sur la personne de 69 détenus, dont tous les requérants blessés (Liste B).
Cela étant, le procureur demandait dans l’acte d’accusation qu’aucune peine ne fût infligée aux soldats mis en cause, estimant que ceux-ci avaient agi en toute légitimité dans le seul but d’exécuter les ordres de leur hiérarchie et considérant qu’au demeurant les auteurs des actes incriminés n’étaient pas identifiables.
113. Plusieurs requérants, entendus entre-temps sur commission rogatoire, se constituèrent parties intervenantes à ce procès, ce qui donna lieu à l’ouverture du dossier no 2001/13.
Le 4 avril 2001, le procureur classa sans suite la plainte déposée le 13 mars 2000 par Mme Kırbıyık et enregistrée sous le troisième dossier no 2001/16237 (paragraphe 85 ci-dessus). Se référant aux deux procédures qui se trouvaient pendantes devant la CAA et la 5e chambre relativement aux mêmes faits (dossiers no 2001/13 et no 2000/175 respectivement), il estimait qu’il suffisait d’inclure cette plainte dans les dossiers actuellement sous examen.
Mme Kırbıyık forma opposition contre ce non-lieu, arguant que l’affaire pendante sous le dossier no 2001/13 ne visait que les membres de la gendarmerie alors que sa plainte aurait visé également le personnel pénitentiaire.
Ce recours fut rejeté par le président de la cour d’assises de Kırıkkale.
114. Les éléments les plus significatifs concernant cet épisode judiciaire qui s’est déroulé devant la CAA sont exposés ci-après.
Le restant des informations portent en grande partie sur des questions procédurales afférentes aux relectures des procès-verbaux en raison des changements dans la composition du collège, à la collecte complète des témoignages et des défenses, à la détermination des adresses de certains requérants et prévenus ainsi qu’à l’exécution des mandats d’amener ou d’arrestation lancés contre les accusés qui étaient introuvables ou qui s’étaient soustraits à la justice.
Ces éléments subsidiaires se trouvent résumés dans l’Annexe VII.
115. À l’audience du 14 mai 2001, le requérant Hüseyin Çat déposa une nouvelle plainte au nom de feu son fils Abuzer Çat, accompagnée d’une demande de constitution de partie intervenante. Une demande similaire fut déposée au nom du requérant Sadık Türk et de Şaban Kavaklıoğlu, père de feu M. İsmet Kavaklıoğlu.
Les juges du fond admirent Sadık Türk comme partie intervenante, en revanche ils observèrent que Şaban Kavaklıoğlu ne figurait pas parmi les plaignants du procès.
L’avocat de Sadık Türk, rejoint par celui de Yıldırım Doğan, adressa plusieurs questions à poser aux prévenus, dont celle de savoir quels gendarmes avaient disposé d’armes à feu lors de l’opération et lesquels en avaient effectivement fait usage. Une partie des prévenus sollicitèrent un délai pour répondre, alors que A.Öz. admit immédiatement avoir utilisé le fusil d’assaut d’un soldat blessé ; quant à Z.Eng., il indiqua s’être trouvé au cœur de l’opération et avoir utilisé tant son pistolet de service qu’un fusil d’assaut de la gendarmerie ; de son côté, Ö.Yıl. dit avoir utilisé deux armes autres que son fusil d’assaut de service.
Les parties intervenantes interrogèrent également M.Yüc. au sujet de l’enregistrement vidéo qui aurait été effectué depuis la tour de garde où il était posté. Le prévenu nia l’existence d’un tel enregistrement.
116. Le 6 juin 2001, le détenu-plaignant H.E. fut réentendu sur commission rogatoire à la prison d’Afyon. Il confirma notamment avoir aperçu des pistolets entre les mains d’İsmet Kavaklıoğlu et de Nevzat Çiftçi.
117. Le 9 juillet 2001, les plaignantes-requérantes Melek Altıntaş et Filiz Uzal comparurent. Cette dernière identifia C.Üna. comme étant l’un de ses tortionnaires. Questionnés par la partie plaignante, les prévenus déclarèrent n’avoir été avertis de l’opération que la veille et ignorer si celle-ci avait été planifiée plus tôt. Ils précisèrent qu’ils portaient tous des armes à feu afin de parer à une agression armée, mais qu’ils ne les avaient pas utilisées ; ils indiquèrent encore avoir vu des détenus tuer deux de leurs camarades qui auraient voulu se rendre. Enfin, ils dirent ne rien savoir des circonstances dans lesquelles les vêtements des détenus décédés leur auraient été ôtés.
118. Lors des débats du 17 octobre, les plaignants-requérants présents exposèrent en détail leurs allégations, dénonçant les violences qui auraient été commises pendant et après l’opération, et leurs avocats demandèrent qu’ils fussent confrontés à leurs agresseurs, estimant qu’ils étaient en mesure de les décrire.
La CAA réserva la question de l’opportunité de procéder à pareilles confrontations.
119. Le 24 avril 2002 furent présents une partie des avocats des plaignants et, pour la première fois, les requérants Cemaat Ocak, Esmehan Ekinci et le prévenu A.Eme., qui contesta toutes les accusations.
Les requérants exposèrent en détail leurs allégations et donnèrent une description de certains des tortionnaires présumés.
Les juges entendirent aussi H.M., un témoin oculaire détenu dans le dortoir no 7. Celui-ci confirma, pour l’essentiel, les dires des requérants, précisant qu’il avait vu Abuzer Çat, Halil Türker et Ümit Altıntaş se faire tuer alors qu’ils auraient cherché à échapper aux balles, mais qu’il n’avait pas vu İsmet Kavaklıoğlu qui aurait été exécuté dans la salle de douches après avoir été torturé.
120. Lors de l’audience du 27 juin 2002, les requérants déclarèrent qu’il leur était impossible d’identifier les responsables à partir des photographies versées au dossier, d’une part parce qu’elles auraient été de mauvaise qualité et, d’autre part, parce que, lors de l’opération, une partie des soldats auraient porté des masques.
121. Le 25 décembre 2002, les requérantes Melek Altıntaş et Hayriye Kesgin ainsi que les avocats des prévenus comparurent. Aux fins des identifications, une vingtaine de photographies supplémentaires avaient été versées au dossier ; examinant ces dernières, Mme Kesgin ne put affirmer qu’elle reconnaissait certains visages, expliquant que la plupart des agents des forces de l’ordre en cause portaient des cagoules et se protégeaient derrière des boucliers.
La CAA conclut qu’il serait irréaliste de vouloir, à partir de portraits remontant à l’enfance ou pris dans la vie civile, identifier des personnes équipées de tout leur attirail qui avaient œuvré dans un espace envahi de gaz et de fumée. Les juges décidèrent donc d’écarter ce moyen de preuve.
122. Le 4 mars 2003, le requérant Cem Şahin fut entendu. Il réitéra sa plainte, précisant que, parmi les personnes qui l’avaient battu, il y avait un gardien en chef, « Yusuf », et un surveillant, « Mehmet ».
123. Le 9 juin 2004, la requérante Şerife Arıöz fut entendue sur commission rogatoire à Isparta. En complément de ses déclarations antérieures, elle précisa que la répression de la mutinerie en cause était inacceptable, car l’opération aurait été déclenchée de manière impromptue, sans aucun avertissement ; elle indiqua que, auparavant, c’étaient les détenues du dortoir des femmes elles-mêmes qui appelaient les gardiens pour qu’ils procèdent au contrôle des présences, ce qu’ils auraient généralement refusé au motif qu’ils craignaient pour leur sécurité, et ce alors même que, selon elle, contrairement aux dortoirs des hommes, celui des femmes ne posait aucun problème. Elle soutint que, du reste, elle s’était évanouie lors de l’opération et qu’elle n’avait par conséquent pas pu commettre les délits qui lui étaient reprochés.
124. Le 1er février 2006, les juges prirent acte d’une lettre dans laquelle les commandements de la gendarmerie soutenaient qu’il n’avait été question lors de l’opération d’aucun enregistrement vidéo ni d’aucune prise de photographies. Les juges ordonnèrent que ce point fût vérifié auprès des autorités pénitentiaires.
125. Deux ans de plus furent nécessaires avant que le dossier fût prêt pour le jugement. La CAA se prononça le 24 septembre 2008. Elle conclut que, en vertu de l’article 49 de l’ancien code pénal, il y avait lieu d’acquitter les prévenus, dès lors que ceux-ci avaient agi dans le strict cadre de leurs fonctions, conformément aux ordres de leur hiérarchie compétente.
Les requérants se pourvurent devant la Cour de cassation.
126. Le 14 mars 2012, le procureur général près cette juridiction émit l’avis selon lequel :
– les pourvois que certains des requérants (requérants nos 13, 15, 16, 18, 20, 21, 23, 28, 35, 37, 38, 43, 44, 45, 50, 53, 54, 57, 58, 60, 63 et 64 de la Liste B) avaient introduits par le truchement d’avocats étaient irrecevables, ces derniers ne disposant pas de mandat de représentation ;
– il y avait toutefois lieu d’infirmer en toutes ses dispositions le jugement attaqué, au motif qu’il aurait fallu examiner le présent dossier no 2001/13 en jonction avec le dossier no 2002/76 devant la 5e chambre de la CAA (« la 5e chambre »), c’est-à-dire après avoir apprécié l’ensemble des preuves versées dans l’un et l’autre dossier.
127. À ce jour, l’affaire est toujours pendante devant la Cour de cassation.
Les actions de pleine juridiction introduites par les requérants
128. Parallèlement à leurs recours pénaux, tous les requérants (Liste A et Liste B) saisirent les ministères de la Justice et de l’Intérieur de demandes préalables d’indemnisation, en vue d’obtenir réparation des dommages qui leur auraient été causés pendant et après l’opération litigieuse.
En l’absence d’une réponse de l’administration, valant refus tacite, une partie des intéressés intentèrent des actions de pleine juridiction devant différentes chambres du tribunal administratif d’Ankara.
129. Il ressort du dossier que, en dépit du rejet de leurs demandes préalables, les requérants suivants (Liste B) n’ont pas saisi la justice administrative : Mmes Songül Garip, Hayriye Kesgin et Fadime Özkan, et MM. Serdar Atak, Aydın Çınar, Küçük Hasan Çoban, Bülent Çütçü, İlhan Emrah, Ertuğrul Kaya, Ertan Özkan et Özgür Saltık.
130. Par ailleurs, une partie des actions furent classées comme non introduites :
« – en raison du non-versement des frais de justice, malgré les rappels (les requérants Şerife Arıöz, Filiz Uzal (Soylu), Zeynep Güngörmez, Ercan Akpınar, Fatime Akalın, Aynur Sız, Edibe Tozlu, Sibel Aktan (Aksoğan), Derya Şimşek, Filiz Gülkokuer, Sevinç Şahingöz, Esmahan Ekinci, Gürcü Çakmak, İnan Özgür Bahar, Gürhan Hızmay, Cem Şahin, Behsat Örs, Veysel Eroğlu, Cemaat Ocak, Özgür Soylu, Erdal Gökoğlu, Duygu Mutlu, Murat Güneş et Yahya Yıldız) ;
– au motif que les mémoires introductifs d’instance n’étaient pas accompagnés des copies des demandes préalables d’indemnisation et/ou parce que les frais de justice n’avaient pas été acquittés intégralement (les requérants Gönül Aslan, Devrim Turan, Sadık Türk, Mehmet Kansu Keskinkan, Önder Mercan et Halil Doğan) ;
– pour défaut de locus standi, les intéressés ayant agi sans l’autorisation préalable de leurs tuteurs légaux (les requérants Haydar Baran, Mustafa Selçuk et Enver Yanık) ;
– pour un motif non identifiable (les requérants Kemal Yarar et Cemile Sönmez). »
Les informations concernant les décisions rendues à cet effet, qui devinrent définitives dans l’intervalle, sont exposées dans l’Annexe VIII-A.
131. En revanche, les requérants Şaban Kavaklıoğlu, Mehiyet Emsalsiz, Selame Türker, Ali Gençaslan, Hanım Çiftçi, Hasan et Hüseyin Çat, Firdevs Kırbıyık et Melek Altıntaş (Liste A) ainsi que les requérants Resul Ayaz, Nihat Konak, Savaş Kör, Barış Gönülşen, Murat Ekinci, Başak Otlu et Cenker Aslan (Liste B) obtinrent gain de cause et se virent allouer des sommes pour dommages matériel et moral.
Dans toutes ces affaires, pour asseoir leurs jugements, les chambres concernées du tribunal administratif d’Ankara s’en tinrent à des motivations calquées sur celle-ci :
« Le droit à la vie est le droit individuel le plus fondamental. Aussi, en vertu de l’article 19 de la Constitution qui énonce que « toute personne dispose de la liberté et de la sécurité individuelles », ce droit bénéficie d’une garantie constitutionnelle, dont les exceptions sont énumérées dans les dispositions suivantes du même article. Il ressort de ces exceptions que les peines privatives de liberté prononcées par des tribunaux font bien partie des cas qui justifient une restriction des droits de l’individu. Cependant, lorsqu’une personne doit subir une peine privative de liberté (...), il appartient toujours à l’État de protéger le droit fondamental à la vie de cette personne dans la prison où elle se trouve incarcérée et de prendre, pendant toute la durée de la peine, toutes les mesures et précautions nécessaires à cette fin. Dans le cas d’espèce, il est évident que l’administration doit répondre d’une faute de service eu égard aux incidents survenus et aux pertes de vies déplorées en conséquence ; car, si les détenus ont pu se procurer des pierres, des barres de fer, des bâtons et des armes à feu qu’ils ont utilisés pour attaquer les forces de l’ordre, et s’ils ont pu si facilement s’organiser pour déclencher une mutinerie, c’est parce qu’il n’avait pas été pris de mesures suffisantes. »
132. Ces jugements furent tous attaqués devant le Conseil d’État par la partie défenderesse puis infirmés par la 10e chambre de la haute juridiction, laquelle s’en tint à des motifs tirés notamment de :
« – l’absence d’une réponse à la question de savoir si et dans quelle mesure l’administration était impliquée dans la survenance de l’incident à l’origine des dommages allégués (les requérants Resul Ayaz, Cenker Aslan et Barış Gönülşen (Liste B)) ;
– l’absence de lien de causalité entre les blessures dénoncées et un acte imputable aux agents de l’État (la requérante Başak Otlu (Liste B)) ;
– l’incompétence ratione personae de la juridiction de première instance, l’intéressé n’ayant pas obtenu l’autorisation préalable de son tuteur pour ester en justice (le requérant Murat Ekinci (Liste B)) ;
– la rupture du lien de causalité entre le préjudice et l’acte reproché à l’administration, les intéressés ayant joué un rôle actif dans la survenance des incidents litigieux et ne pouvant s’en prendre qu’à eux-mêmes pour leurs blessures (les requérants Nihat Konak et Savaş Kör (Liste B) ainsi que les neuf requérants de la Liste A). »
133. Quant au requérant Yıldırım Doğan (Liste B), il fut débouté en première instance par la 8e chambre du tribunal administratif d’Ankara en raison de son implication présumée dans les incidents litigieux. Toutefois, le Conseil d’État cassa ce jugement également, au motif que la nécessité de recourir à une opération militaire en vue d’assurer la discipline et l’ordre dans une prison démontrait à elle seule qu’une série de fautes de service, imputables à l’État, avaient été commises au préalable. Le recours en rectification de l’arrêt diligenté par l’administration défenderesse fut écarté.
La 8e chambre insista pour que son jugement initial fût maintenu, convaincue que « les blessures dénoncées en l’espèce résultaient de la propre faute de M. Doğan, ce qui rompait le lien de causalité entre le préjudice allégué et l’acte reproché à l’administration ».
Aussi l’affaire fut-elle renvoyée devant la plénière du Conseil d’État. La Cour n’est pas informée de l’issue de cette procédure.
134. Les développements connus relativement à ces procédures sont résumés dans l’Annexe VIII-B. Celles-ci sont toujours pendantes devant telle ou telle juridiction et les requérants qui demeurent concernés sont Melek Altıntaş, Hüseyin et Hasan Çat, Hanım Çiftçi, Mehiyet Emsalsiz, Ali Gençaslan, Şaban Kavalıoğlu, Selame Türker et Firdevs Kırbıyık (Liste A), Resul Ayaz, Başak Otlu, Yıldırım Doğan, Cenker Aslan, Barış Gönülşen, Murat Ekinci et Savaş Kör (Liste B).
135. Il convient de rappeler qu’avant que le Conseil d’État ne se prononce, l’administration condamnée en première instance semble avoir effectué des versements aux requérants qui avaient obtenu gain de cause (paragraphe 131 ci-dessus). Une fois ces jugements infirmés, l’administration entama des procédures d’exécution forcée en vue de recouvrer ces sommes, devenues indues.
Il ressort du dossier que, depuis 2011, certains requérants ont remboursé une partie ou l’intégralité desdites sommes.
Les procédures pénales diligentées à l’encontre des requérants
136. À l’origine, le dossier pénal ayant visé 86 détenus, dont tous les requérants de la Liste B, avait été enregistré sous le dossier no 2000/47 devant la 5e chambre, en vertu d’un acte d’accusation no 1999/79635 du 1er décembre 1999.
Dans cette affaire, les victimes-plaignants étaient, d’une part, les 15 gendarmes blessés lors de l’opération (Annexe II) et, d’autre part, feu les détenus A.D., Nevzat Çiftçi (alias Habib Gül), Zafer Kırbıyık, İsmet Kavaklıoğlu et Önder Gençaslan (les proches des requérants de la Liste A).
137. Cela étant, le 1er décembre 1999, le procureur – à l’origine de l’acte d’accusation no 1999/79635 – rendit parallèlement une ordonnance de non-lieu. Celle-ci visait les défunts MM. Çiftçi (alias Habib Gül), Kırbıyık, Kavaklıoğlu, Gençaslan, Altıntaş, Çat, Emsalsiz et Türker (les proches des requérants de la Liste A) en qualité de « victimes-prévenus » ainsi que 27 détenus non requérants, en qualité de « prévenus ». Parmi ces derniers figuraient İ.D. et E.D., dont les dépositions (paragraphes 88 à 90 ci-dessus) avaient joué un rôle considérable dans l’établissement de l’acte d’accusation no 1999/79635. Bref, le procureur décida d’annuler les poursuites contre les défunts pour motif de décès, et il disculpa les 27 détenus en question pour absence de preuves concernant les charges liées à l’émeute litigieuse.
138. Dans un premier temps, par une décision du 22 février 2000, la 5e chambre déclina sa compétence en faveur de la 2e chambre de la cour de sûreté de l’État d’Ankara, considérant que les actes incriminés relevaient du terrorisme. Toutefois, le 3 avril 2000, cette dernière juridiction se déclara aussi incompétente ratione materiae et retourna le dossier à la 5e chambre.
Après la levée de ce conflit de compétence par la Cour de cassation, l’affaire a finalement été réinscrite au rôle de la 5e chambre, sous un nouveau dossier (no 2000/175).
Les étapes importantes de ce procès peuvent être résumées comme suit. Les autres informations y afférentes se trouvent dans l’Annexe IX, étant entendu que celles-ci s’interrompent au 5 juillet 2007.
139. L’acte d’accusation versé dans ce nouveau dossier était calqué sur celui du 1er décembre 1999 (paragraphe 136 ci-dessus) et, partant, sa teneur puisait pour l’essentiel dans les dires des détenus E.D. et İ.D. (paragraphe 137 ci-dessus).
140. Ainsi, d’après le procureur, les requérants Enver Yanık, Sadık Türk, Erdal Gökoğlu et les ex-requérants Cemal Çakmak et Cafer Tayyar Bektaş avaient fait usage d’armes à feu ; lors d’une querelle entre les insurgés et les détenus favorables à la reddition, Enver Yanık et Cemal Çakmak auraient tiré sur les trois autres, les considérant comme des traîtres ; Cemal Çakmak aurait apporté un fusil de chasse, enroulé dans une couverture, et fait feu en direction de A.D., Zafer Kırbıyık, İsmet Kavaklıoğlu, Küçük Hasan Çoban et Nevzat Çiftçi.
Hormis les accusations de coups et blessures sur les 15 soldats, portées à l’endroit de l’ensemble des requérants, le procureur reprochait donc à Cemal Çakmak d’avoir tué A.D., Zafer Kırbıyık et İsmet Kavaklıoğlu et d’avoir blessé Küçük Hasan Çoban à l’aide d’un fusil de chasse. Toujours selon le procureur, Önder Gençaslan avait été tué par une balle provenant du pistolet no 245PY74657 (paragraphe 44 ci-dessus) retrouvé plus tard dans le dortoir no 4 ; le responsable de ce crime aurait été l’un des cinq émeutiers Enver Yanık, Cemal Çakmak, Sadık Türk, Erdal Gökoğlu et Cafer Tayyar Bektaş ; quant à Nevzat Çiftçi, il aurait été tué plus tard d’une balle dans le dos à la suite de tirs effectués à l’aveugle par les cinq émeutiers précités.
141. Le 5 décembre 2000, les 86 prévenus récusèrent les juges de la 5e chambre et portèrent plainte à leur endroit ; ces derniers se désistèrent de l’affaire dans l’attente de la décision de la 6e chambre de la même juridiction, appelée à trancher.
Le 25 décembre suivant, la 6e chambre écarta les motifs de récusation, mais marqua son accord avec le désistement d’office du collège pour préserver l’impartialité du tribunal. Un nouveau collège de juges reprit ainsi l’examen du dossier.
142. À la suite de l’échec de la tentative de jonction de ce dossier no 2000/175 avec le dossier no 2001/13 (paragraphe 126 ci-dessus) – lequel entraîna la suspension temporaire de la procédure –, la présente affaire dut être réenregistrée au rôle de la 5e chambre sous le nouveau numéro de dossier 2002/76.
Les parties au litige demeuraient identiques et, dans l’intervalle, les procès-verbaux concernant l’audition, courant 2000, d’une partie des prévenus-requérants sur commission rogatoire avaient été versés au dossier. Ces derniers avaient tous exigé de comparaître devant les juges du fond pour soumettre leur défense. Il ressort effectivement du dossier que, dans un premier temps, la majorité des requérants, agissant de concert, avaient formulé des demandes similaires.
143. Le 13 mars 2002, les débats furent réouverts devant la 5e chambre, laquelle ordonna une vingtaine de mesures procédurales en vue de faire comparaître ou d’entendre les prévenus-requérants et les parties plaignantes.
Jusqu’au 25 janvier 2006, les audiences servirent notamment à relancer ces mêmes mesures et à verser au dossier les quelques déclarations obtenues.
À cette date, les juges prirent acte de la réponse du CDGA, qui expliquait qu’il ne lui était pas possible de donner suite à la demande de transmission urgente des enregistrements vidéo qui auraient été effectués et des photographies qui auraient été prises lors de l’opération litigieuse, au motif qu’il ne possédait pas le matériel qui eût permis de le faire.
144. Selon les informations les plus récentes, la 5e chambre avait prévu de tenir une audience le 4 octobre 2007. La Cour ne dispose pas de documents concernant la suite de cette procédure qui se poursuit sous le dossier no 2002/76 et qui n’a pas encore abouti, faute d’avoir terminé la collecte de la défense de toutes les personnes mises en cause et achevé l’exécution des mesures ordonnées par les juges.
E. Le droit et la pratique pertinents
145. Pour un exposé des éléments de droit pertinents en l’espèce, voir, entre autres, Ceyhan Demir et autres c. Turquie, no 34491/97, §§ 77-80, 13 janvier 2005 et, en dernier lieu, Vefa Serdar c. Turquie, no 7309/04, §§ 63-67, 27 janvier 2015.
Par ailleurs, l’article 4 de la loi no 2803 relative à l’organisation de la gendarmerie nationale précise que, lorsqu’elle est appelée à participer aux missions tant administratives que judiciaires liées à la sûreté et la sécurité du pays dans les zones rurales ou dans les zones ne disposant pas de structure de police nationale, la gendarmerie agit sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. Dans ce contexte, l’article 97 du code de procédure pénale militaire dispose que les enquêteurs de la gendarmerie œuvrent sous l’autorité du procureur chargé d’instruire et qu’ils sont tenus d’exécuter ses instructions.
Il convient également de rappeler les principes de base de l’ONU sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois, adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, qui s’est tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990. En leurs parties pertinentes en l’espèce, ces principes se trouvent reproduits dans l’arrêt Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 47, 12 mars 2013. | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1979 et réside actuellement à Londres.
Par un réquisitoire du 30 juin 2006, le requérant et deux autres hommes furent renvoyés en jugement du chef de viol aggravé. Ils étaient accusés d’avoir violé N.B. dans la nuit du 4 au 5 juin 2006 entre 3 heures et 7 heures du matin dans l’appartement de l’un d’entre eux. Le réquisitoire était fondé sur un premier rapport médicolégal établi le 6 juin 2006, attestant que N.B. avait subi une défloration et présentait des ecchymoses aux bras, ainsi que sur un deuxième rapport d’expertise médicolégale, rédigé le 21 juin 2006, attestant que N.B. présentait des ecchymoses anales internes pouvant résulter d’un rapport sexuel dans les dernières deux-trois semaines. Il était en outre fondé sur la déclaration d’une voisine de l’appartement où le viol aurait eu lieu, qui disait avoir entendu un cri de femme et des pleurs, et sur celle de son mari, qui avait indiqué que son épouse l’avait réveillé durant la nuit à cause des bruits provenant de l’appartement voisin. Dans leurs déclarations, le requérant et les deux autres hommes ne nièrent pas avoir eu des rapports sexuels avec N.B., mais soutinrent que ceux-ci avaient été consentis et que N.B. avait reçu de l’argent à cet effet.
Le requérant fut représenté tout au long de la procédure par un avocat choisi par lui.
Par un jugement du 29 octobre 2007, le tribunal de première instance d’Adjud relaxa le requérant et les deux autres hommes. Pour ce faire, le tribunal nota que l’existence des rapports sexuels n’était pas contestée par les parties. S’agissant en revanche de la question de savoir si N.B. avait été contrainte physiquement ou psychiquement à avoir des rapports sexuels avec les trois hommes, il estima qu’aucun élément ne pouvait l’amener à y donner une réponse positive. Il constata à cet égard qu’une nouvelle expertise médicolégale réalisée le 19 janvier 2007 par l’institut médicolégal d’Iaşi avait conclu que N.B. ne présentait pas de lésions génitales à part la défloration et que les lésions anales observées avaient une origine pathologique. En outre, le tribunal considéra que la voisine de l’appartement où le viol aurait eu lieu avait modifié sa déclaration devant lui étant donné qu’elle avait précisé ne pas avoir indiqué au cours des poursuites l’heure à laquelle elle était rentrée chez elle et s’était couchée. Il releva que sa déclaration avait été remplie par un policier et que, de toute manière, l’intéressée n’avait entendu aucun cri et s’était couchée bien avant 2 heures du matin car elle était fatiguée. Le tribunal nota en outre que les autres témoins – les parents de N.B. et les personnes avec lesquelles celle-ci habitait – n’avaient pas fourni d’éléments permettant de conclure que N.B. avait été contrainte à avoir des rapports sexuels. Le tribunal observa enfin qu’un autre témoin avait déclaré avoir vu des photos prises la nuit des évènements montrant N.B. souriant alors qu’elle était en train d’avoir des rapports sexuels avec les trois hommes. Il précisa que ces photos n’avaient pu être récupérées ni de l’appareil photo avec lequel elles auraient été prises, ni de l’ordinateur dans lequel elles auraient été sauvegardées et duquel elles auraient été ultérieurement effacées par le témoin en question.
Le tribunal conclut que les ecchymoses relevées sur les bras de N.B. pouvaient être expliquées par la nature des rapports sexuels en groupe.
Par un arrêt du 11 avril 2008, le tribunal départemental de Vrancea annula le jugement du tribunal de première instance et, après les avoir entendus, condamna les trois hommes pour viol aggravé. Le requérant se vit infliger une peine de cinq ans et demi d’emprisonnement. Pour ce faire, le tribunal départemental se fonda sur « les déclarations des témoins corroborées par celles de la victime et par les documents médicaux ». Il estima principalement que les ecchymoses relevées sur les bras de N.B. étaient la preuve d’un rapport sexuel non consenti et de l’existence d’une contrainte physique. À cet effet, il choisit, sans donner plus de précisions à cet égard, de prendre en considération les déclarations faites pendant les poursuites pénales par la voisine de l’appartement où s’étaient déroulés les évènements et par le mari de celle-ci, en écartant la déclaration faite par l’intéressée devant le tribunal de première instance. Le tribunal constata en outre que N.B. avait été également contrainte psychiquement à avoir des rapports sexuels. À cet égard, le tribunal estima que les déclarations des témoins proposés par les inculpés aux fins de démontrer le caractère immoral de N.B. avant et après les évènements n’étaient pas sincères et étaient contredites par les documents médicaux. Enfin, le tribunal écarta la thèse des rapports sexuels monnayés après avoir relevé des contradictions dans les déclarations des inculpés et celles des témoins quant au moment où des sommes d’argent auraient été remises à N.B.
Aucune preuve ne fut administrée au stade de l’appel.
Le requérant forma un recours contre l’arrêt rendu par le tribunal départemental de Vrancea. Il reprochait entre autres à ce dernier de l’avoir condamné en l’absence d’une administration directe des preuves, alors qu’il avait été acquitté par le tribunal de première instance sur le fondement des mêmes éléments.
Par un arrêt du 14 octobre 2008, la cour d’appel de Piteşti rejeta le recours du requérant, sans pour autant examiner son moyen relatif à un défaut d’administration directe des preuves. Par ailleurs, en dehors de l’audition des inculpés, aucune preuve ne fut administrée directement à ce stade de la procédure.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale, en vigueur à l’époque des faits et relatives aux pouvoirs des juridictions d’appel et de recours, sont décrites dans les affaires Găitănaru c. Roumanie (no 26082/05, §§ 17-18, 26 juin 2012) et Hanu c. Roumanie (no 10890/04, § 18, 4 juin 2013). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1954 et réside à Athènes.
Le 16 août 2004, il porta plainte avec constitution de partie civile, pour une somme de quarante-quatre euros au titre du dommage moral subi, contre M.K. et I.K. pour tentative de chantage et instigation à la tentative de chantage respectivement, actes prétendument ayant eu lieu les 12 novembre 2001 et 12 mai 2004.
Le 10 janvier 2005, l’enquête préliminaire de l’affaire fut clôturée. Le 17 février 2005, le dossier fut transmis au juge de paix compétent qui acheva l’examen préliminaire de l’affaire le 3 mars 2005.
Le 18 avril 2005, le procureur compétent engagea des poursuites pénales contre M.K. et I.K. pour tentative de chantage et instigation à la tentative de chantage respectivement. L’instruction de l’affaire fut clôturée le 22 mai 2006.
Le 12 mars 2007, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Athènes décida de ne pas engager de poursuites pénales contre I.K. et de renvoyer M.K. en jugement devant la cour d’assises d’Athènes pour tentative de chantage commise les 12 novembre 2001 et 12 mai 2004 (ordonnance no 818/2007).
Le 17 avril 2007, M.K. interjeta appel contre la décision le renvoyant en jugement. Le 7 février 2008, la chambre d’accusation de la cour d’appel d’Athènes rejeta son appel comme infondé (ordonnance no 164/2008).
Le 4 mars 2008, M.K. se pourvut en cassation. L’audience devant la chambre d’accusation de la Cour de cassation eut lieu le 14 octobre 2008. Le 28 avril 2009, ladite juridiction cassa l’ordonnance attaquée et requalifia l’acte incriminé en délit. Par la suite, elle mit fin aux poursuites pénales relatives aux faits ayant eu lieu en 2001 pour cause de prescription et renvoya l’accusé en jugement devant le tribunal correctionnel d’Athènes pour la tentative de chantage, prétendument commise le 12 mai 2004. Cette ordonnance (no 1168/2009) fut publiée le 14 mai 2009.
Le 12 janvier 2010, le tribunal correctionnel d’Athènes, mit définitivement fin à la poursuite pénale contre M.K. pour motif de prescription. En effet, il jugea que le délit de tentative de chantage, prétendument commis le 12 mai 2004, avait été frappé par la prescription quinquennale (jugement no 1756/2010).
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent ainsi :
Article 111
L’acte punissable s’éteint avec la prescription.
(...)
Les délits sont prescrits après cinq ans.
(...)
Article 112
Le délai de prescription court à compter du jour de la commission de l’acte punissable. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, dont les noms sont indiqués en annexe, sont un syndicat ainsi que des ressortissants turcs résidant à Çorum.
A. Les requérants personnes physiques
L’arrêté préfectoral du 20 novembre 2007 (« l’arrêté préfectoral ») détermine à quelles conditions et dans quels lieux publics peuvent être faites des déclarations à la presse à Çorum (voir la partie « le droit interne pertinent » ci-dessous).
Les requérants personnes physiques, tous fonctionnaires, sont membres de la section locale du syndicat Eğitim-Sen (Eğitim ve Bilim Emekçiler Sendikası – le Syndicat des agents de l’éducation, de la science et de la culture), rattaché au Kesk (Kamu Emekçileri Sendikaları Konfederasyonu – la Confédération syndicale des salariés du secteur public). Le 24 mars 2008, ils participèrent à une déclaration à la presse organisée par la section locale de Çorum du syndicat Eğitim-Sen à une centaine de mètres du bâtiment de la préfecture de la ville, concernant leurs conditions de travail ; cette conférence de presse n’avait pas été annoncée à l’autorité compétente – à savoir le préfet de Çorum. D’après les requérants, la déclaration avait commencé à 16 heures et s’était terminée à 16 h 15.
Les 27 mars, 2, 10, 11, 14, 15 et 16 avril 2008, sur le fondement de l’article 32 de la loi no 5326 relative aux fautes administratives, les requérants – à l’exception du syndicat Eğitim-Sen – se virent chacun infliger une amende de 125 livres turques (TRY) pour avoir participé à cette déclaration à la presse en violation de l’arrêté préfectoral.
Le 16 avril 2008, les requérants personnes physiques contestèrent les amendes infligées devant le tribunal correctionnel de Çorum (« le tribunal correctionnel »). Ils précisaient avoir participé à la déclaration à la presse litigieuse car elle avait été organisée par leur syndicat, Eğitim-Sen. Ils indiquaient que la déclaration à la presse avait eu lieu à une centaine de mètres du bâtiment de la préfecture et qu’il y avait un parc public entre le lieu de rassemblement et le bâtiment de la préfecture. Ils soutenaient que l’endroit où la déclaration à la presse avait été faite ne faisait pas partie des lieux considérés comme interdits par l’arrêté préfectoral. Ils considéraient que la déclaration à la presse n’avait pas été faite en méconnaissance d’un ordre donné (emre aykırı bir davranış).
Par un jugement du 30 mai 2008, le tribunal correctionnel confirma les amendes infligées aux requérants en question. Après avoir constaté la légalité de l’arrêté préfectoral et la notification de cet arrêté au Kesk, le tribunal conclut que les requérants avaient tenu une conférence de presse en dehors des lieux prévus par cet arrêté. Il conclut que les amendes infligées avaient une base légale.
En application de l’article 28 § 9 de la loi no 5326 selon lequel les amendes d’un montant inférieur à 200 TRY ne pouvaient pas faire l’objet d’un appel, le tribunal correctionnel statua en premier et dernier ressort.
À des dates non précisées, les requérants payèrent le montant des amendes.
B. Le syndicat
À une date non précisée, le syndicat Eğitim-Sen intenta devant le tribunal administratif de Çorum (« le tribunal administratif ») une action en annulation contre l’arrêté préfectoral dans la mesure où, selon lui, cet arrêté restreignait le droit de faire une déclaration à la presse et y portait atteinte.
Par un jugement du 13 novembre 2008, le tribunal administratif rejeta l’action du syndicat au motif que l’arrêté litigieux était conforme au droit. Le tribunal considéra que la déclaration à la presse relevait du droit à la liberté d’expression, mais qu’elle devait être faite sans porter atteinte à la sécurité nationale, à l’ordre et à la sécurité publics.
Le syndicat forma un pourvoi contre ce jugement devant le Conseil d’État.
Par un arrêt du 4 octobre 2010, le Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 5442 relative à la réglementation des villes (il idaresi kurulu) ainsi que la circulaire no 2004/100 du ministère de l’Intérieur figurent respectivement aux paragraphes 18-19 et 20 de l’arrêt Yılmaz Yıldız et autres c. Turquie, no 4524/06, 14 octobre 2014.
A. La Constitution
L’article 25 de la Constitution dispose :
« Toute personne a droit à la liberté de pensée et d’opinion.
Nul ne peut être contraint de divulguer ses pensées et opinions ni être blâmé ou inculpé pour quelque motif que ce soit du fait de ses pensées et opinions. »
L’article 26 de la Constitution se lit ainsi :
« Chacun est libre d’exprimer et de divulguer, individuellement ou collectivement, sa pensée et ses convictions par la parole, la plume, l’image ou d’autres moyens. Cette liberté comprend celle de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence des autorités publiques. Les dispositions du présent alinéa n’empêchent pas de soumettre la radiodiffusion, le cinéma, la télévision ou les médias analogues à un régime d’autorisation.
L’exercice de ces libertés peut être restreint dans le but de prévenir et réprimer les infractions, d’empêcher la divulgation de renseignements régulièrement qualifiés de secrets d’État, de protéger la réputation, les droits, la vie privée et familiale d’autrui ou ses secrets professionnels prévus par la loi, ou de permettre au pouvoir judiciaire de mener à bien sa tâche.
(...)
Les dispositions légales qui régissent l’utilisation des moyens de diffusion des informations et des idées ne peuvent être considérées comme restrictives des libertés d’expression et de diffusion de la pensée tant qu’elles ne font pas obstacle à cette diffusion. »
B. La loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations (« la loi no 2911 »)
L’article 3 de la loi no 2911 précise que toute personne, sans avoir obtenu une autorisation au préalable, peut organiser une réunion ou une manifestation non armée et pacifique dans le respect de la loi.
L’article 6 de cette loi prévoit que le préfet ou le sous-préfet est compétent pour réglementer le lieu de la réunion ou de la manifestation et l’itinéraire que doivent emprunter les participants.
L’article 10 de la loi no 2911 prévoit que le préfet ou le sous-préfet doit être informé au moins quarante-huit heures avant la manifestation. L’avis d’information contient, en particulier, le but de la manifestation, le lieu, le jour ainsi que l’heure de début et de fin de la manifestation.
L’article 22 de la loi no 2911 précise qu’il est interdit de manifester sur les routes, les autoroutes et dans les parcs publics, devant les temples, devant les bâtiments et les infrastructures assurant un service public ainsi que leurs dépendances. Il est également interdit de manifester à une distance de moins d’un kilomètre de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Les manifestants doivent se conformer aux mesures prises par le préfet ou le sous-préfet pour assurer le bon déroulement de la circulation des personnes et des véhicules de transport.
C. La loi no 5326 relative aux fautes administratives (« la loi no 5326 »)
L’article 32 § 1 de la loi no 5326 dispose qu’il peut être infligé une amende de 125 TRY à toute personne qui agit en méconnaissance d’un ordre donné (emre aykırı bir davranış).
L’article 29 § 9 de la loi no 5326 dispose que les amendes d’un montant inférieur à 200 TRY ne peuvent pas faire l’objet d’un appel.
D. L’arrêté du préfet de Çorum du 20 novembre 2007
L’arrêté préfectoral litigieux détermine à quelles conditions et dans quels lieux publics peuvent être faites des déclarations de presse à Çorum. L’article 2 énumère les lieux publics de la ville où les déclarations de presse peuvent être faites. L’article 3 prévoit qu’aucune déclaration de presse ne doit perturber la circulation des véhicules, ni porter atteinte à l’environnement, ni paralyser le déroulement normal de la vie quotidienne, et ne doit faire appel à la violence. L’objet de la déclaration de presse ne doit pas constituer une infraction ; des pancartes y relatives peuvent être accrochées et des slogans peuvent être scandés en relation avec l’objet de la déclaration de presse. Selon l’article 5, lorsque la déclaration de presse est effectuée par une personne morale, le nombre de participants ne peut pas dépasser cinq fois le nombre total de membres (membres siégeant et suppléants) de sa direction et de ses organes de contrôle. Selon le même article, lorsque la déclaration de presse est effectuée par une association, dans les cas prévus par la loi relative aux associations, le nombre de participants ne peut pas dépasser le nombre total de membres (membres siégeant et suppléants) de sa direction et de ses organes de contrôle. | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
M. Hatip Dicle et M. Selim Sadak sont nés respectivement en 1955 et en 1954 et résident respectivement à Diyarbakır et à Şırnak.
A. Les faits à l’origine des requêtes nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96
Députés à la Grande Assemblée nationale de Turquie et membres du parti politique DEP (Parti de la démocratie), dissous par la Cour constitutionnelle, M. Hatip Dicle et M. Selim Sadak furent arrêtés respectivement le 2 mars 1994 et le 1er juillet 1994.
Le 8 décembre 1994, ils furent condamnés par la cour de sûreté de l’État d’Ankara à une peine d’emprisonnement de quinze ans pour appartenance à une organisation illégale en application de l’article 168 § 2 du code pénal.
Par un arrêt du 26 octobre 1995, la Cour de cassation confirma ce jugement.
B. Procédure devant les organes de la Convention
L’arrêt du 17 juillet 2001
Saisie par les requérants et par deux autres personnes, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu, le 17 juillet 2001, dans son arrêt Sadak et autres c. Turquie (no 1) (nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, CEDH 2001VIII) à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’État, ainsi qu’à la violation de l’article 6 § 3 a), b) et d) de la Convention combiné avec son paragraphe 1 à raison du fait que les requérants n’avaient pas été informés en temps utile de la requalification des accusations portées contre eux et qu’ils n’avaient pas eu la possibilité d’interroger et de faire interroger les témoins à charge.
Le contrôle de l’exécution de l’arrêt du 17 juillet 2001 par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
Le 9 décembre 2004, lors de la 906e réunion des Délégués des Ministres au Conseil de l’Europe, le Comité des Ministres a adopté une Résolution finale (ResDH(2004)86) relative à l’arrêt de la Cour dans l’affaire Sadak et autres, précité. Les passages pertinents en l’espèce de cette résolution peuvent se lire comme suit :
« Le Comité des Ministres, en vertu de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales telle qu’amendée par le Protocole no 11 (ci-après dénommée «la Convention»),
Vu l’arrêt définitif de la Cour européenne des Droits de l’Homme rendu le 17 juillet 2001 dans l’affaire Sadak, Zana, Dicle et Doğan et transmis à la même date au Comité des Ministres en vertu de l’article 46 de la Convention ;
Rappelant qu’à l’origine de cette affaire se trouvent quatre requêtes (nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96) dirigées contre la Turquie, introduites devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 17 janvier 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention, par M. Selim Sadak, Mme Leyla Zana, M. Hatip Dicle et M. Orhan Doğan, quatre ressortissants turcs, et que la Commission a déclaré recevables les griefs concernant le manque d’équité de la procédure pénale dirigée contre eux, le manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’État qui les avait condamnés, en 1994, à 15 ans d’emprisonnement pour appartenance à une bande armée, ainsi que la violation discriminatoire de leur droit à la liberté d’expression et d’association ;
Considérant que dans son arrêt du 17 juillet 2001 la Cour, à l’unanimité :
– a dit qu’il y avait eu violation de l’article 6 de la Convention à raison du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’État d’Ankara ;
– a dit qu’il y avait eu violation de l’article 6, paragraphes 3 (a), (b) et (d), de la Convention, combiné avec le paragraphe 1, à raison du fait que les requérants n’avaient pas été informés en temps utile de la requalification des accusations portées contre eux et qu’ils n’avaient pas eu la possibilité d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge ;
– a dit qu’il ne s’imposait pas d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;
– a dit qu’il ne s’imposait pas d’examiner les griefs tirés des articles 10, 11 et 14 de la Convention ;
– a dit que le Gouvernement de l’État défendeur devait verser, dans les trois mois, 25 000 dollars américains à chacun des quatre requérants, pour toutes causes de préjudice confondues ; 10 000 dollars américains aux requérants conjointement au titre des frais et dépens, à majorer de tout montant pouvant être dû au titre des taxes exigibles à la date du règlement et que ces montants seraient à majorer d’un intérêt simple de 6 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
– a rejeté les prétentions des requérants en matière de satisfaction équitable pour le surplus ;
Vu les Règles adoptées par le Comité des Ministres relatives à l’application de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention ;
Ayant invité le Gouvernement de l’État défendeur à l’informer des mesures prises à la suite de l’arrêt du 17 juillet 2001, eu égard à l’obligation qu’a la Turquie de s’y conformer selon l’article 46, paragraphe 1, de la Convention ;
Considérant que lors de l’examen de cette affaire par le Comité des Ministres, le Gouvernement de l’État défendeur a donné à celui-ci des informations sur les mesures prises permettant d’effacer les conséquences pour les requérants des violations constatées par la Cour ainsi que d’éviter de nouvelles violations semblables à celles constatées dans le présent arrêt, informations résumées dans l’annexe à la présente résolution ;
S’étant assuré que le 16 octobre 2001, dans le délai imparti, le Gouvernement de l’État défendeur avait versé aux requérants les sommes prévues dans l’arrêt du 17 juillet 2001 ;
Rappelant, en ce qui concerne les mesures d’ordre individuel, la Résolution intérimaire ResDH(2002)59 de 30 avril 2002 dans laquelle le Comité a demandé la réouverture de la procédure pénale contre les requérants ou l’adoption d’autres mesures ad hoc afin d’effacer les conséquences de leur condamnation inéquitable, ainsi que la Résolution intérimaire ResDH(2004)31 de 6 avril 2004 dans laquelle le Comité, en soulignant l’importance de la présomption d’innocence, a demandé que les requérants soient mis en liberté dans l’attente de l’issue du nouveau procès en l’absence de tout motif impérieux justifiant la prolongation de leur détention ;
Ayant noté avec satisfaction que, le 14 juillet 2004, la Cour de cassation a cassé l’arrêt du 21 avril 2004 de la cour de sûreté de l’État d’Ankara lequel avait confirmé la condamnation initiale des requérants ; que, depuis juin 2004, les requérants ne sont plus emprisonnés, suite à la suspension de l’exécution de leur peine ; que les restrictions ayant affecté leur droit de voyager à l’étranger ont été levées le 16 septembre 2004, que les requérants ne sont plus considérés comme étant condamnés et qu’un nouveau procès est actuellement pendant devant la 11e cour pénale d’Ankara ;
Considérant que, étant donné que la violation constatée par la Cour européenne concerne l’équité et non le résultat de la procédure incriminée, il ne s’impose pas d’attendre l’issue du nouveau procès ;
Déclare, après avoir examiné les informations fournies par le Gouvernement de la Turquie, qu’il a rempli ses fonctions en vertu de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention dans la présente affaire. »
C. La réouverture du procès des requérants
Entre-temps, le 3 février 2003, la loi no 4793 portant réforme de plusieurs lois est entrée en vigueur. Elle a enrichi l’article 327 du code de procédure pénale (CPP) d’un nouveau paragraphe 6 prévoyant la réouverture des procédures pénales à la suite d’un arrêt de violation prononcé par la Cour européenne des droits de l’homme.
Le 4 février 2003, les requérants, se fondant sur l’arrêt que la Cour avait rendu dans leur affaire, demandèrent la réouverture de la procédure.
Le 21 avril 2004, après avoir prononcé la réouverture du procès des requérants en vertu de l’article 327 § 6 du CPP, la cour de sûreté de l’État d’Ankara réitéra son jugement du 8 décembre 1994. Dans ses attendus, elle utilisait la plupart du temps les termes « accusé (condamné) » pour désigner les requérants. Parfois, elle employait les termes « condamné (accusé) » pour désigner M. Selim Sadak et le terme « condamné » pour désigner M. Hatip Dicle.
Le 8 juin 2004, les requérants formèrent un pourvoi contre l’arrêt de la cour de sûreté de l’État du 21 avril 2004. Dans leur pourvoi, ils demandaient leur remise en liberté en invoquant l’article 38 de la Constitution et leur droit à la présomption d’innocence. Ils arguaient que, en vertu selon eux de l’article 338 du CPP, l’acceptation de la réouverture de la procédure annulait le caractère définitif de leur première condamnation. Ils indiquaient que, en cas de demande de réouverture de la procédure, la loi était muette quant à la question de l’exécution de la peine initiale et à celle des modalités de la procédure à venir. Or, selon les requérants, même si rien n’était prévu à cet égard, cela ne signifiait pas pour autant qu’il y eût un vide juridique dès lors que, en cas de réouverture de la procédure, il y aurait un retour à la phase de jugement. Les intéressés ajoutaient que la personne rejugée n’avait plus la qualité de condamné et que la restriction imposée à sa liberté ne pouvait dès lors pas être considérée comme une « exécution » de la peine à laquelle elle avait été condamnée initialement. Par conséquent, ils concluaient que la réouverture de la procédure leur avait conféré la qualité de détenu et qu’ils avaient ainsi perdu celle de condamné.
Par la suite, les requérants présentèrent à la Cour de cassation un autre mémoire ampliatif. Dans ce mémoire, ils soutenaient, entre autres, que, en les désignant par le terme « condamné », la cour de sûreté de l’État avait méconnu leur droit à la présomption d’innocence. En effet, aux dires des requérants, dès lors que la procédure avait été rouverte, leur condamnation n’avait plus force de chose jugée et, partant, ils ne devaient plus être considérés comme des condamnés et leur droit à la présomption d’innocence devait être respecté, conformément selon eux à l’article 38 de la Constitution et à l’article 6 § 2 de la Convention.
Le 9 juin 2004, la Cour de cassation ordonna la remise en liberté des requérants.
Par un arrêt du 13 juillet 2004, la Cour de cassation infirma l’arrêt du 21 avril 2004, estimant qu’il n’avait pas été remédié aux violations constatées par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt du 17 juillet 2001. Elle s’exprimait notamment comme suit :
« III. La phase de la procédure après la réouverture du procès
Tant dans la pratique que dans la doctrine, il est admis que, en cas d’acceptation de la demande de réouverture de la procédure en vertu du (...) code de procédure pénale, l’enquête qui doit être menée [après la réouverture de la procédure] est indépendante et distincte de la précédente, et la décision de réouverture de la procédure constitue le fondement de cette nouvelle enquête. Comme il est indiqué dans l’arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 5. 11. 1990 (E. 8/220 et K. 258), les audiences à tenir [dans le cadre du nouveau procès] ne sont pas le prolongement de celles qui ont été tenues antérieurement, et toutes les règles procédurales doivent s’appliquer à ces audiences comme s’il s’agissait d’un premier jugement de l’affaire. L’appréciation de nouveaux éléments de preuve, de la nature de l’infraction et de la peine à prononcer dans le cadre des audiences devant se tenir lors de la réouverture de la procédure doit se faire de manière complètement indépendante et distincte de celle qui a été faite dans le cadre de la procédure initiale, et de nouveaux éléments de preuve (...) peuvent être réunis et examinés.
IV. Conclusion
(...)
2– La procédure rouverte à la suite de la décision de réouverture est complètement indépendante de la précédente ; conformément à ce principe, toutes les règles de procédure légale doivent être appliquées aux audiences, l’acte d’accusation doit être lu, la requalification des accusations doit être notifiée et il doit être procédé à nouveau aux interrogatoires. (...) »
Les cours de sûreté de l’État ayant entre-temps été abolies par la loi no 5190, la Cour de cassation renvoya l’affaire devant la cour d’assises d’Ankara (« la cour d’assises »).
Le 1er juin 2005, le nouveau code pénal turc entra en vigueur. Le délit d’appartenance à une bande armée qui était énoncé à l’article 168 est désormais régi par l’article 314 du nouveau code pénal.
Le 9 mars 2007, après avoir pris note en particulier de l’argument de la Cour de cassation selon lequel la procédure de réouverture de jugement était une procédure complètement indépendante de la première, la cour d’assises confirma la décision de condamnation du 8 décembre 1994. Elle réduisit néanmoins la peine des requérants à sept ans et six mois d’emprisonnement, en application de l’article 314 § 2 du code pénal. Dans ses attendus, elle utilisait les termes « accusé (condamné) » pour désigner les requérants.
Le 27 février 2008, la Cour de cassation confirma cet arrêt.
D. Le dépôt de la candidature des requérants aux élections législatives du 22 juillet 2007
Entre-temps, le 19 mai 2007, le Conseil électoral supérieur avait rendu une décision dans laquelle il précisait les conditions à remplir par les candidats – y compris les candidats indépendants sans étiquette – se présentant aux élections législatives du 22 juillet 2007. La partie pertinente en l’espèce de cette décision se lit comme suit :
« 1. (...) Après l’exécution des peines devenues définitives (...) [le candidat] doit, conformément à l’article 13/A de la loi sur le registre des casiers judiciaires, présenter pour chaque jugement de condamnation un document attestant qu’il a recouvré ses droits civils et que la décision en question est passée en force de chose jugée.
(...)
En vertu du code pénal (...), les personnes qui, hormis pour délit d’imprudence, ont été condamnées à une peine d’un an d’emprisonnement ou plus ou bien qui ont été condamnées en raison d’une infraction, en application de l’article 11 f) de la loi no 2839 relative à l’élection des députés et dont la peine d’emprisonnement est devenue définitive doivent présenter un document attestant qu’elles ont purgé leur peine ou qu’elles sont considérées comme l’ayant purgée. »
Le 10 mai 2007, M. Hatip Dicle s’adressa à la cour d’assises d’Ankara afin d’obtenir un document prouvant qu’il avait bien purgé l’intégralité de sa peine.
Dans sa décision du 15 mai 2007, la cour d’assises considérait ce qui suit :
« En application à l’égard du condamné des dispositions de la loi no 5237 sur l’entrée en vigueur du [code pénal] du 1er juin 2005, il a été décidé de condamner Mehmet Hatip Dicle à une peine de sept ans et six mois d’emprisonnement, d’appliquer l’article 53 de la loi no 5237 et de déduire de l’intégralité de sa peine celle qu’il avait purgée en détention.
Le procureur de la République ayant formé un pourvoi dans le délai légal contre cet arrêt, celui-ci n’est pas encore devenu définitif.
Le condamné Mehmet Hatip Dicle, dont la peine a été commuée en une peine d’emprisonnement de sept ans et six mois en application à son égard des dispositions [du code pénal], a été placé en garde à vue entre le 2 mars 1994 et le 17 mars 1994, et emprisonné du 17 mars 1994 au 9 juin 2004 en sa qualité de détenu puis de condamné.
À la lumière de ces précisions, la peine qui est devenue définitive pour Mehmet Hatip Dicle est une peine de quinze ans d’emprisonnement pour appartenance à l’organisation illégale armée (...). Pour purger cette peine, il a été détenu en prison pendant les périodes susmentionnées.
En application des dispositions du code pénal [à l’égard du requérant], notre cour a rendu un arrêt le 9 mars 2007 (E. 2004/343 et K. 2007/67) par lequel la peine de quinze ans a été réduite à une peine de sept ans et six mois. Cet arrêt n’étant pas encore définitif, il n’est pas passé en force de chose jugée. Par conséquent, il n’est pas possible d’indiquer la date à laquelle cette peine a été purgée. Toutefois, [l’on peut dire que] la peine que le condamné a purgée jusqu’à sa remise en liberté correspond à la peine de sept ans et six mois (...)
Pour ces motifs :
Notre cour ne peut légalement se prononcer sur la demande du condamné Mehmet Hatip Dicle visant à obtenir un document attestant qu’il avait purgé l’intégralité de la peine qui lui avait été infligée, aux motifs, d’une part, que la décision réduisant sa peine à sept ans et six mois d’emprisonnement n’est pas encore définitive et, d’autre part, que l’arrêt [initial] le condamnant à la peine de quinze ans avait acquis force de chose jugée et qu’il avait été mis en liberté en raison de la suspension de l’exécution de cette condamnation. »
Les 1er et 4 juin 2007, M. Hatip Dicle et M. Selim Sadak déposèrent leur candidature sans étiquette aux élections législatives du 22 juillet 2007 respectivement dans les circonscriptions de Diyarbakır et de Şırnak. Ils fournirent, entre autres, un extrait de leur casier judiciaire sur lequel figurait leur condamnation prononcée le 8 décembre 1994 par la cour de sûreté de l’État et la décision de la cour d’assises du 15 mai 2007.
Par une décision du 9 juin 2007, le Conseil électoral supérieur refusa les candidatures des requérants au motif que leur condamnation pénale faisait obstacle à leur éligibilité.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Les dispositions relatives à l’éligibilité
L’article 67 de la Constitution dispose :
« Les citoyens ont le droit d’élire, d’être élus, de se livrer à des activités politiques de manière indépendante ou au sein d’un parti politique et de participer aux référendums conformément aux règles prévues par la loi.
(...)
Le Conseil électoral supérieur détermine les mesures qui doivent être prises pour garantir la sécurité des opérations de comptage et de dépouillement du scrutin lors de l’exercice du droit de vote dans les établissements pénitentiaires et les maisons d’arrêt ; ces opérations se déroulent devant le juge compétent qui en assume la direction et le contrôle.
(...) »
L’article 76 § 2 de la Constitution dispose :
« Ne peuvent être élues députés les personnes qui ne sont pas au moins titulaires du certificat sanctionnant le cycle d’enseignement primaire, les personnes placées sous tutelle (kısıtlılar), celles qui n’ont pas dûment accompli leur service militaire, celles qui sont exclues du service public, celles qui ont été condamnées à une peine de prison ou de réclusion d’une durée totale d’un an ou plus, sauf s’il s’agit d’un délit d’imprudence, et celles qui ont été condamnées pour un délit infamant tel que détournement de fonds, péculat, concussion, corruption, vol, escroquerie, faux, abus de confiance et banqueroute frauduleuse, ou pour contrebande, corruption dans les adjudications et achats et ventes officiels, divulgation de secrets d’État, participation à des actions terroristes ou provocation ou incitation criminelle à de telles actions, même si elles ont bénéficié d’une amnistie. »
L’article 79 de la Constitution se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Les élections se déroulent sous l’administration générale et le contrôle des organes judiciaires.
Il appartient au Conseil électoral supérieur de faire et de faire faire du début à la fin des élections toutes les opérations garantissant la tenue régulière et honnête des élections, d’examiner pendant et après les élections toutes les irrégularités, plaintes et contestations au sujet des élections et de statuer définitivement à leur endroit ainsi que d’approuver les procès-verbaux d’élection des membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Il ne peut être fait appel contre les décisions du Conseil électoral supérieur devant aucune autre instance.
(...)
Le Conseil électoral supérieur se compose de sept membres titulaires et de quatre membres suppléants. Six d’entre eux sont élus par l’Assemblée générale de la Cour de cassation et cinq par l’Assemblée générale du Conseil d’État parmi leurs propres membres, au scrutin secret et à la majorité absolue du nombre total de leurs membres. Ces membres du Conseil électoral supérieur désignent parmi eux un président et un vice-président au scrutin secret et à la majorité absolue. (...) »
L’article 53 du code pénal se lit comme suit :
« (1) Toute personne condamnée à une peine d’emprisonnement pour un délit qu’elle a commis volontairement est déchue, comme la conséquence d’une telle condamnation, (...)
b) de son droit d’être éligible et de ses autres droits civiques. (...)
(2) Elle ne peut exercer ces droits jusqu’à ce qu’elle ait exécuté l’intégralité de la peine à laquelle elle a été condamnée. (...) »
L’article 11 de la loi no 2839 relative à l’élection des députés énonce comme suit les critères d’inéligibilité aux fonctions de député :
Personnes non éligibles à la charge de député
« Les personnes mentionnées ci-dessous ne peuvent être élues députés :
a) les personnes non titulaires du certificat sanctionnant le cycle d’enseignement primaire ;
b) les personnes placées sous tutelle ;
c) les personnes qui n’ont pas rempli leurs obligations militaires ;
d) les personnes qui se sont vu interdire d’exercer dans la fonction publique ;
e) les personnes qui, hormis pour délit d’imprudence, ont été condamnées à une peine d’un an d’emprisonnement ou à une peine [criminelle] lourde d’emprisonnement quelle qu’en soit la durée ;
f) même si elles ont bénéficié d’une amnistie :
(...)
les personnes qui ont été condamnées pour avoir commis ou avoir publiquement incité à commettre une infraction visée par la première partie du deuxième livre du code pénal ;
les personnes qui ont été condamnées pour des activités terroristes ;
(...) »
B. Les dispositions relatives à la réouverture d’une procédure pénale
L’ancien article 327 du CPP énumérait les cas où « une affaire qui a abouti à un jugement passé en force de chose jugée peut faire l’objet d’un nouveau procès en faveur du condamné ». Il a été modifié par l’article 3 de la loi no 4793 (adoptée le 23 janvier 2003 et publiée au Journal officiel le 4 février 2003), lequel a ajouté un sixième cas de réouverture, ainsi énoncé :
« Lorsqu’il est établi par un arrêt définitif de la [CEDH] qu’une décision pénale a été prononcée en violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de ses Protocoles additionnels, la réouverture du procès peut être demandée dans un délai de un an à partir de la date à laquelle l’arrêt de la [CEDH] est devenu définitif. »
Selon l’article 1 des dispositions transitoires de cette loi, la disposition précitée ne jouait que dans les deux hypothèses suivantes : lorsque la Cour avait rendu un arrêt devenu définitif avant l’entrée en vigueur de la loi, ou lorsqu’elle avait rendu un arrêt devenu définitif au sujet d’une requête introduite après l’entrée en vigueur de la loi.
Le 1er juillet 2005, le nouveau CPP est entré en vigueur. La partie pertinente en l’espèce de l’article 311 du CPP, entré en vigueur le 1er juin 2005, se lit comme suit :
(1) Une procédure ayant abouti à une décision définitive peut être rouverte dans les conditions mentionnées ci-dessous :
(...)
f) Lorsqu’il est établi par un arrêt définitif de la Cour européenne des droits de l’homme que la condamnation a porté atteinte à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de ses Protocoles additionnels ou qu’elle a constitué la base d’une telle atteinte. Dans ces cas, la réouverture de la procédure peut être demandée dans le délai d’un an à compter de la date à laquelle l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme est devenu définitif. »
La loi no 6459 fut adoptée le 11 avril 2013 et publiée au Journal Officiel le 30 avril 2013. L’article 21 de cette loi prévoit une dérogation à l’alinéa 2 de l’article 311 du CPP. En vertu de cette disposition, la restriction ratione temporis prévue à l’article 311 § 2 du CPP ne s’applique pas aux affaires pendantes en date du 15 juin 2012 devant le Comité des ministres du Conseil de l’Europe au titre de la surveillance de l’exécution. Les personnes touchées par cette restriction peuvent demander la réouverture de leur procès dans un délai de trois mois suivant l’entrée en vigueur de la dite loi (Hulki Güneş c. Turquie (déc.), no 17210/09, §§ 29-32, 2 juillet 2013).
Selon les articles 318 à 323 du CPP, la demande de réouverture d’une procédure doit être déposée auprès de la juridiction ayant rendu la décision initiale de condamnation. Cette juridiction est compétente pour statuer sur la recevabilité de la demande sans tenir d’audience. Lorsque les conditions ne se trouvent pas réunies, elle déclare la demande irrecevable. Dans le cas contraire, la juridiction désigne un juge rapporteur chargé de recueillir les preuves et de tenir des audiences publiques. Après avoir clôturé les débats, ce dernier décide soit de confirmer la décision antérieure soit de l’annuler. Lorsqu’une décision d’acquittement est rendue à la suite de la réouverture de la procédure, une indemnité doit être accordée à la personne qui a subi un préjudice à raison de l’exécution partielle ou totale de la décision antérieure de condamnation (Leyla Zana et autres c. Turquie (déc.), no 2932/04, 29 septembre 2008).
C. Les dispositions relatives au casier judiciaire
L’article 9 de la loi no 5352 du 25 mai 2005 relative au casier judiciaire (publiée au Journal officiel du 1er juin 2005), qui énumère les cas d’effacement des informations inscrites au casier judiciaire, dispose :
« 1. Les informations inscrites au casier judiciaire sont effacées (...) et inscrites dans les registres des archives dans les cas suivants :
a) exécution de la peine ou de la mesure préventive ;
b) abandon de la plainte ou repentir qui effacent toutes les conséquences de la condamnation pénale ;
c) prescription de la peine ;
d) amnistie générale ;
(...) »
D. L’article 38 de la Constitution
L’article 38, alinéa 4, de la Constitution se lit comme suit :
« Nul ne peut être considéré comme coupable avant que sa culpabilité n’ait été établie d’une manière définitive par une décision judiciaire. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1953.
Par un jugement du 16 janvier 2006, la cour d’appel criminelle d’Athènes, composée de trois juges et statuant en tant que juridiction de premier degré, condamna le requérant pour fraude et faux au préjudice d’une banque à une peine d’emprisonnement de huit ans. L’intéressé, qui était alors détenu à la prison de Korydallos, comparut en personne, assisté d’un avocat de son choix, Me N.G.
Lors de l’audience du 11 février 2009 devant la cour d’appel criminelle, composée de cinq juges, le requérant, qui avait entre-temps été transféré à la prison de Grevena, comparut en personne, assisté de deux avocats de son choix, Mes N.T. et E.P. L’audience fut interrompue pour continuer le lendemain. Le 12 mai 2009, les débats furent à nouveau interrompus à cause d’une grève des avocats et reportés au 20 mai 2009. Avant la fin de l’audience du 12 mai 2009, la cour informa le requérant qu’il ne recevrait pas de nouvelle citation à comparaître pour l’audience du 20 mai 2009.
Avant l’audience du 20 mai 2009, le requérant informa par écrit la cour qu’il ne serait pas présent, mais qu’il serait représenté par ses avocats. Toutefois, aucun des deux avocats que le requérant avait désignés le 11 février 2009 ne se présenta à l’audience en question. La cour considéra alors que, à l’audience du 12 février 2009, le requérant avait exprimé sa volonté de voir son appel jugé ; elle désigna d’office Me G.M. comme avocat du requérant et reporta l’audience au 27 mai 2009 afin de permettre à ce dernier de prendre connaissance du dossier. À l’audience, Me G.M. soutint devant la cour que les infractions reprochées au requérant étaient de nature délictuelle et non criminelle, allégation qui était aussi soulevée mais rejetée en première instance. Il invita aussi la cour à reconnaître au requérant des circonstances atténuantes.
Le 27 mai 2009, la cour d’appel criminelle réduisit la peine du requérant à sept ans d’emprisonnement pour les mêmes faits. Elle rejeta les allégations concernant la nature délictuelle des infractions et considéra qu’elles devaient être qualifiées des crimes car les conditions de la loi no 1608/1950 « relative à l’augmentation des peines frappant ceux qui détournent des fonds publics » se trouvaient réunies. Elle reconnut cependant l’existence de circonstances atténuantes.
Le 1er juin 2009, le requérant se pourvut en cassation, se plaignant d’une application erronée de la législation pertinente, notamment de la loi no 1608/50. Se prévalant de la jurisprudence de la Cour de cassation, il prétendait que les infractions qui lui étaient reprochées étaient de nature non pas criminelle mais délictuelle et étaient frappées par la prescription à la date à laquelle il avait été jugé. Il invoquait aussi une violation des articles 6 et 7 de la Convention. Le requérant avait rédigé lui-même le pourvoi (mais manifestement avec l’assistance d’un avocat) qu’il introduisait devant la Cour de cassation par l’intermédiaire des autorités de la prison de Grevena. Le 5 novembre 2009, le requérant reçut à la prison de Grevena une citation à comparaître à l’audience du 5 février 2010 devant la Cour de cassation.
Le 30 décembre 2009, le requérant demanda au président de la Cour de cassation de lui désigner d’office un avocat pour le représenter devant elle.
Le 2 janvier 2010, le président de la Cour de cassation, constatant l’indigence du requérant, désigna Me F.K. pour le représenter à l’audience du 5 février 2010 ou à toute autre audience concernant son affaire.
Par un arrêt du 25 février 2010 (mis au net le 29 mars 2010 et certifié conforme le 28 avril 2010, date à partir de laquelle il était possible de se procurer une copie de l’arrêt), la Cour de cassation rejeta le pourvoi comme non maintenu, au motif que le requérant, qui avait, selon elle, été cité à comparaître à l’audience selon les formes et dans les délais requis, n’avait pas comparu.
Le requérant soutient qu’il avait contacté Me F.K., après sa désignation, depuis la prison, et que ce dernier l’avait assuré qu’il se rendrait à l’audience, mais que ni avant ni après l’audience il ne l’avait informé des raisons de son absence. Toujours selon le requérant, ce n’est qu’ultérieurement, lors d’un entretien téléphonique (sans précision sur la date, les modalités et les raisons de cet entretien), que l’avocat lui aurait dit qu’il avait téléphoné au greffe de la Cour de cassation pour demander l’ajournement de l’audience.
À la page 4 de sa requête à la Cour, le requérant indiquait qu’il avait pris connaissance de l’arrêt de la Cour de cassation le 18 octobre 2010, comme cela était mentionné de manière claire à la fin de la page 3 de l’arrêt.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
L’article 514 du code de procédure pénale dispose :
Audience. Non-comparution de celui qui se pourvoit
« Si le demandeur en cassation ne comparaît pas, son pourvoi est rejeté et il peut être condamné à une sanction pécuniaire pouvant aller jusqu’à cent euros. Il n’existe pas de voie de recours contre la décision de rejet de la Cour de cassation. Il n’est pas permis non plus de se pourvoir une deuxième fois. (...) »
Selon la pratique judiciaire grecque, il existe deux manières de présenter de manière recevable une demande visant à l’ajournement d’une audience devant les tribunaux.
Lorsqu’un avocat ne peut être présent à l’audience, il peut demander l’ajournement de celle-ci par l’intermédiaire d’un « messager » (άγγελος), à savoir un tiers, normalement un de ses collaborateurs, qui doit se présenter en son nom à l’audience pour en demander l’ajournement (arrêts 842/2008, 919/2008, 945/2008 et 2543/2008, 1394/2009, 272/2010 et 1644/2010, 592/2011 de la chambre criminelle de la Cour de cassation).
Le client de l’avocat peut lui aussi demander l’ajournement de l’audience pour cause d’empêchement de son avocat par le biais d’un messager (un tiers) ou par écrit (lettre, télégramme, télécopie, etc.). Dans un de ses arrêts (no 649/2009), la Cour de cassation a examiné la demande d’ajournement soumise par écrit par le demandeur en cassation, qui était détenu dans une prison, et envoyée par télécopie au greffe de la Cour de cassation. Le jour même de l’audience, la greffière a remis au président de la chambre qui dirigeait les débats la télécopie du demandeur. La demande en question a été examinée, mais elle a été rejetée au motif qu’il n’y avait pas de motif légitime d’ajournement.
En outre, en droit grec, les parties n’ont la possibilité de prendre réellement connaissance du contenu d’un jugement ou d’un arrêt qu’à partir de la date à laquelle elles peuvent en obtenir copie certifiée. La mise au net et la certification conforme du jugement ou de l’arrêt est indispensable afin d’entreprendre les démarches éventuellement nécessaires en vue de leur exécution. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Faits présentés au moment de l’introduction de la requête
Le requérant, né en 1972, purge une peine de trente ans de réclusion criminelle prononcée le 31 mai 2007 par la cour d’assises de MeurtheetMoselle pour des faits d’assassinat, tentative d’assassinat et violence avec usage ou menace d’une arme. Il est écroué depuis le 17 mai 2002 et libérable le 18 juillet 2027.
Le 18 mars 2006, lors de sa période d’incarcération à Nancy, le requérant fut victime, à la suite d’une tentative d’évasion, d’une chute de plusieurs mètres engendrant une fracture de la colonne vertébrale. Il passa plusieurs mois à l’hôpital de rééducation de Fresnes avant d’être transféré à la maison d’arrêt de Mulhouse où il a rencontré d’importantes difficultés (notamment à cause des escaliers qui l’empêchaient de se déplacer seul) et au centre pénitentiaire de Metz dans une cellule inadaptée à l’usage d’un fauteuil roulant. Par la suite, il fut à nouveau transféré à Fresnes du 5 novembre 2008 au 28 mai 2009. A compter de cette date, et jusqu’au 17 septembre 2014, il fut détenu au centre de détention d’Uzerche. Il fut transféré à cette date au centre pénitentiaire de Poitiers-Vivonne où il est actuellement détenu.
Le 12 août 2010, le requérant forma auprès du juge de l’application des peines de Tulle une demande de suspension de peine pour raison médicale sur le fondement de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale (ci-après « CPP », paragraphe 27 ci-dessous). Il expliqua que, paraplégique et se déplaçant en fauteuil roulant, les conditions de sa détention, dans des locaux non prévus pour les fauteuils roulants, étaient inadaptées à son état de santé d’une part et qu’il ne pouvait bénéficier des soins dont il avait besoin, d’autre part. Il souligna que l’accès aux toilettes dans sa cellule était indigne, qu’il ne pouvait pas atteindre l’ensemble de l’établissement par ses propres moyens et que les soins médicaux et paramédicaux, en particulier de kinésithérapie, étaient insuffisants. Il précisa qu’il ne pouvait se rendre aux douches par ses propres moyens et que le centre pénitentiaire avait mis un détenu à sa disposition, payé cinquante euros par mois pour l’assister. Cet auxiliaire détenu a en charge le nettoyage de sa cellule et l’accompagne pour se doucher afin qu’il puisse accéder aux sanitaires.
Par une ordonnance du 27 septembre 2010, le juge désigna en qualité d’experts deux médecins qui déposèrent leur rapport d’expertise les 2 et 14 novembre 2010.
Le rapport du Dr G., du 21 octobre 2010 conclut ainsi :
« (...) Monsieur Mohammed Helhal présente une paraplégie incomplète avec une incontinence urinaire efficace totale nécessitant des autos-sondages et le port de couches jour et nuit. Par ailleurs, il présente des anomalies hémorroïdaires importantes pour lesquelles il a refusé toute intervention.
Actuellement, Monsieur Mohammed Helhal présente un état musculaire avec décontraction active au niveau des deux membres inférieurs pour lequel une kinésithérapie pluri hebdomadaire doit être pratiquée de façon régulière et longue.
Dans ces conditions, Monsieur Mohammed Helhal présente un état de santé qui ne contre indique pas l’incarcération sous réserve expresse d’un établissement adapté à son handicap lui permettant de pratiquer de la kinésithérapie régulière et un accès adapté à une salle de sport. »
Le rapport d’expertise du Dr R. fut établi le 28 octobre 2010. Il est ainsi rédigé :
« (...) Le 17/11/2009 (...) le docteur Dubois indique : (...) « son état de santé nécessite une prise en charge par un kinésithérapeute en milieu spécialisé et une prévention d’escarres quotidienne ». (...)
Le dernier bilan au CHU de Bordeaux, au cours d’une hospitalisation du 5 au 12 mars 2010, confirme l’existence de cette bonne récupération sensitivo-motrice des membres inférieurs, la possibilité de se déplacer avec deux cannes et un soutien alors que le patient déambule essentiellement en fauteuil roulant.
À l’évidence, une prise en charge kinésithérapique adaptée tant sur le plan articulaire que musculaire permettrait la possibilité au détenu de pouvoir assurer ses transferts avec un soutien technique, ce qui aurait pour avantage aussi de résoudre les complications au niveau des points de pression. En parallèle, avec cette pathologie séquellaire post-traumatique d’évolution favorable, le patient présente une pathologie anale séquellaire d’une chirurgie hémorroïdaire gênante essentiellement sur le plan fonctionnel.
Conclusion
(...)
- Le détenu présente des séquelles sensitivo-motrices d’une fracture rachidienne dorso-lombaire ;
- Ces séquelles sont stables avec une récupération évidente de la motricité des membres inférieurs ;
- Une prise en charge kinésithérapique serait justifiée au quotidien pour améliorer la motricité des membres inférieurs et la qualité des transferts, ce qui n’est pas possible au centre de détention d’Uzerche, dès lors qu’il n’y a pas d’intervenant kinésithérapeute ;
- À titre définitif, il persiste des séquelles sensitives dans le territoire L5-S1 nécessitant des auto-sondages dont la gestion au quotidien se fait correctement par le détenu ;
- L’ensemble de ces séquelles rachidiennes actuellement stables ne sont pas susceptibles de s’aggraver mais pourraient évoluer, avec une bonne prise en charge, vers une amélioration ;
- L’ensemble des pathologies séquellaires, tant au niveau traumatique rachidien que anal, n’engage pas le pronostic vital du condamné ;
- L’état de santé du condamné n’est pas, à mon sens, durablement incompatible avec le maintien en détention ;
- Les pathologies constatées actuellement sont stables et continueront à évoluer de façon chronique, justifiant des soins palliatifs. »
Par un jugement du 3 février 2011, le tribunal de l’application des peines de Limoges rejeta la demande de suspension de peine. Il prit en compte les deux expertises médicales concordantes pour considérer que l’état de santé du requérant était durablement compatible avec son incarcération. En revanche, le tribunal observa que « le centre de détention d’Uzerche ne correspond manifestement pas aux critères requis pour un régime de détention du requérant, tant sur le plan des locaux que sur celui des soins para médicaux et ce malgré la mise en place non contestée par les responsables et les intervenants de ce centre pour faciliter au mieux des possibilités les conditions de vie du condamné ». Il fit alors valoir qu’il existait des établissements pénitentiaires adaptés à l’état de santé du requérant comme celui de Fresnes ou celui de Roanne « dont la conception et l’organisation est compatible avec l’accueil des personnes handicapées et où [il] pourra suivre régulièrement les séances de kinésithérapie qu’il réclame à juste titre puisqu’un masseur-kinésithérapeute intervient quasiment tous les jours au sein de cet établissement pénitentiaire ». Le tribunal conclut ainsi :
« Il ressort donc de cet ensemble d’éléments tant médicaux que d’organisation des conditions d’incarcération envisageables et adaptées que le condamné ne remplit pas les conditions lui permettant de bénéficier d’une mesure de suspension de peine pour raison médicale. »
Le requérant interjeta appel du jugement du 3 février 2011. Il réitéra qu’au-delà de l’inadaptation structurelle de l’établissement d’Uzerche, aucune adaptation en termes de soins médicaux et paramédicaux (kinésithérapie et accès à une salle de sport) ne lui était proposée. Il fit par ailleurs valoir que le centre de Roanne n’était pas plus adapté que celui d’Uzerche car il ne comportait pas de structure de rééducation.
Par un arrêt du 3 mai 2011, la chambre de l’application des peines de la cour d’appel de Limoges confirma le jugement du 3 février :
« Attendu que les deux experts concluent de manière concordante que l’état de santé [du requérant] n’est pas durablement incompatible avec la détention sous réserve qu’il puisse bénéficier des soins kinésithérapiques et accéder à une salle de sport ; que si ces conditions ne peuvent effectivement être satisfaites au centre de détention d’Uzerche où [le requérant] a été transféré à sa demande dans le cadre d’un rapprochement familial, il n’est pas démontré qu’il ne puisse être accueilli dans des conditions adaptées à sa problématique au centre pénitentiaire de Roanne de sorte que les critères d’octroi d’une suspension de peine ne sont pas remplis et ce d’autant que [le requérant] est toujours ainsi qu’il l’écrit dans son courrier du 23 mars 2011, dans la contestation des faits criminels pour lesquels il a été condamné. »
Le requérant forma un pourvoi en cassation. Par un arrêt du 31 août 2011, la Cour de cassation déclara le pourvoi non admis.
Par un courrier du 28 février 2012 adressé au greffe de la Cour, le requérant fit valoir qu’il ne bénéficiait pas de rééducation, en l’absence de kinésithérapeute dans le centre d’Uzerche, et qu’il ne pouvait pas accéder à la salle de sport. Il écrivit que sa santé se dégradait au quotidien et qu’il était victime de maltraitance en l’absence de soins.
B. Faits portés à la connaissance de la Cour figurant dans les observations des parties des 10 avril et 14 juin 2013 ainsi que dans les observations complémentaires du Gouvernement du 24 juillet 2013
Sur les soins
Selon le Gouvernement, le requérant a bénéficié des suivis médicaux suivants :
a) Douze extractions réalisées entre le 3 mai 2011 et le 26 juin 2012 aux fins de consultations spécialisées et d’examens médicaux d’imagerie médicale en milieu hospitalier au centre hospitalier de Tulle et au centre hospitalier universitaire (CHU) de Limoges ;
b) Trente-trois rendez-vous médicaux avec un médecin de l’unité de soins, soit un examen médical pratiqué le 28 mai 2009 suivi de consultations réparties sur la période passée au centre de détention (dix en 2009, trois en 2010, dix en 2011, six en 2012, une en 2013) ;
c) Trois hospitalisations en 2010, 2011 et 2012 de quelques jours ;
d) Cinquante-cinq soins techniques infirmiers entre 2009 et 2013 auxquels il faut ajouter des rencontres hebdomadaires avec l’infirmière du centre de détention ;
e) Huit consultations psychiatriques et seize rencontres avec une infirmière psychiatrique ;
f) Une mise à disposition de matériel médical de compensation du handicap ou de correction incluant un déambulateur (juin 2009), un coussin anti-escarre (août 2009), des lunettes de vue (janvier 2010), un nouveau fauteuil roulant (septembre 2012), et un appareil d’électro-stimulation (février 2013).
En plus de ces soins, le Gouvernement informe la Cour que le requérant a bénéficié, à compter de septembre 2012, de séances de kinésithérapie réalisées au sein du centre de détention d’Uzerche. L’intervention de ce praticien fait suite à trois courriers des 18 novembre 2011, 28 décembre 2011 et 19 mars 2012 par lesquels la directrice interrégionale des services pénitentiaires a alerté le directeur général de l’agence régionale de santé du Limousin des conséquences dommageables résultant de l’absence de kinésithérapeute pour la prise en charge des détenus.
Le Gouvernement ajoute que l’accès à des cours de yoga a été proposé au requérant mais qu’il a été radié de la liste des inscrits à ces cours parce qu’il ne s’y rendait pas.
Le requérant confirme les extractions évoquées par le Gouvernement mais précise qu’elles sont réalisées en ambulance - avec menottes aux poignets et aux pieds - et précédées d’une fouille corporelle complète et suivies d’une fouille par palpation. Il ajoute que les fouilles corporelles intégrales pratiquées à l’issue des parloirs et des extractions sont profondément humiliantes ; il serait contraint de subir le contrôle de sa couche et, pour aller plus vite, les surveillants se mettraient à plusieurs pour le faire. Lors d’une inspection, un gradé aurait déclaré devant tout le monde que le « chef avait donné des instructions pour qu’on lui contrôle sa couche ». Le requérant affirme que ces pratiques l’ont amené à demander à sa sœur d’espacer ses visites.
Quant aux extractions et fouilles dont le requérant se plaint, le Gouvernement précise qu’en dépit des séquelles dont il souffre, celles-ci ne peuvent être considérées comme ayant entraîné la disparition de tout risque d’atteinte à la sécurité, son état de santé n’ayant aucun effet sur les connexions extérieures dont il pourrait disposer et sur les risques d’évasion. A cet égard, il produit copie de deux décisions de fouilles individuelles (intégrales) datées de 2011 (mois illisible) et de juin 2012 et prises au moment d’extractions médicales. Il précise que le requérant a été sanctionné en mai 2013 à dix jours de cellule disciplinaire pour des faits de violences envers un codétenu et découverte d’un téléphone portable dans sa cellule. Il indique que les fouilles au sein de la prison ne sont pas systématiques, mais pratiquées en fonction des incidents constatés au niveau des parloirs ou dans les cellules. Il produit trois décisions de fouilles individuelles datées des 14 mai et 26 décembre 2011 ainsi que du 10 mai 2013 (pour la fouille de la cellule du requérant), et sept décisions de fouille sectorielle temporaire après les parloirs des 10 juin 2011, 10 novembre 2011, 26 juin 2012, 1er octobre 2012, 14 décembre 2012, 22 mars 2013 et 31 mai 2013.
Concernant les soins de kinésithérapie, dont il ne bénéficie que depuis le mois de septembre 2012, le requérant précise qu’ils se limitent à une séance d’une quinzaine de minutes hebdomadaire. Il fournit un certificat médical du 10 mai 2013 du médecin de l’Unité de consultations et de soins ambulatoires (UCSA) qui indique que sa « pathologie nécessite une rééducation journalière que le CD d’Uzerche ne peut pas assurer tant par son manque de personnel qualifié que par l’inadaptation de ses locaux. En conséquence, ce patient ne peut pas rester dans cet établissement sans qu’il y ait des conséquences sur son état de santé. Il doit pouvoir être admis dans un centre spécialisé ». Il fait valoir que ce médecin réitère ce que ses confrères avaient déjà signalé le 17 novembre 2009 (paragraphe 10 cidessus) et le 11 mars 2011 ; il fournit un certificat médical de cette date signé par le médecin de l’UCSA qui indique qu’il ne peut pas rester dans l’établissement sans qu’il y ait de conséquences sur sa santé et qui poursuit ainsi : « sa paraplégie doit être prise en charge dans un centre de rééducation ».
Concernant l’appareil d’électrostimulation, le requérant fait valoir que c’est son médecin qui a réuni la somme nécessaire à son acquisition, et que l’administration pénitentiaire ne lui permet pas d’en faire l’acquisition. Quant à la possibilité d’assister aux cours de yoga, le requérant précise qu’il lui a été enjoint de n’y aller qu’une fois par semaine pour ne pas « accaparer » l’ascenseur qui permet de s’y rendre.
Le requérant souligne encore qu’il est dépendant du détenu chargé de l’assister dans les gestes du quotidien. Il précise que le détenu actuellement « classé » à ce poste est le troisième depuis son arrivée dans l’établissement, et qu’il est dépendant de lui pour la fourniture des produits d’incontinence, l’accompagnement à la douche (une marche l’empêche d’y accéder seul en fauteuil) et l’entretien de la cellule. Ce niveau de dépendance et les situations occasionnées par son incontinence rendent les rapports avec l’auxiliaire compliqués. Il affirme que la douche représente un moment éprouvant car la structure ne permet pas de s’isoler de la vue d’autrui et son incontinence l’expose à des situations très humiliantes, entraînant l’irritation voire l’hostilité des codétenus qui acceptent difficilement de tels désagréments lors des soins d’hygiène corporelle.
Enfin, le requérant informe la Cour qu’il a été transféré temporairement dans une cellule du quartier de régime fermé, sur décision de la commission de placement, consécutivement à la découverte du téléphone portable en cellule. Compte tenu de ce régime, il a accès à la promenade une heure le matin et une autre l’après-midi alors qu’un médecin lui a établi, le 7 juin 2013, un certificat aux termes duquel son état requiert l’accès à la promenade au minimum cinq heures par jour. Le Gouvernement indique que le requérant a été réaffecté dans sa cellule le 26 juin 2013.
Sur un éventuel transfert à Roanne
Selon le requérant, s’il est vrai que la direction s’est efforcée de l’amener à demander son transfert à Roanne, cette démarche était dictée par des considérations purement gestionnaires et étrangères aux nécessités de soin. Il soutient que l’administration s’est refusée à prendre le moindre engagement sur les conditions de sa prise en charge à Roanne, et sur les soins qu’il pourrait recevoir. Il fait valoir que l’administration ne pouvait pas s’engager sur les modalités de soins puisqu’il y a six cellules pour handicapés dans cet établissement et qu’elles étaient toutes occupées, et que seul un kinésithérapeute intervient pour cinq cent détenus à raison de quatre demijournées par semaine. Il soutient qu’il n’a pas formulé de demande de transfert au motif que cet établissement n’offrait pas de prise en charge adaptée et n’aurait constitué qu’un bouleversement et une épreuve supplémentaire, après un parcours pénitentiaire fait de déplacements incessants (douze transferts entre 2002 et 2009). Il se réfère à des éléments d’information recueillis par sa sœur et par son conseil, auprès de l’observatoire international des prisons (OIP) et produit copie d’un mail envoyé par l’OIP à son avocat daté du 3 janvier 2011 qui indique ce qui suit :
« Je ne crois pas que Meaux et Roanne soient particulièrement aménagés bien que, comme tous les établissements récents, ils disposent de cellules handicapés. Je vous joins une décision de la cour d’appel de Douai concernant également une personne en fauteuil roulant qui estimait « qu’aucun établissement pénitentiaire n’est adapté à l’état de santé du requérant » et accordait en conséquence la suspension de peine. (..) Il me paraît néanmoins important d’insister sur les conséquences d’un changement d’établissement, en termes notamment de liens familiaux, mais aussi sur la procédure de demande de suspension de peine, qui devra alors être reprise au début. (...) »
Le requérant rappelle en tout état de cause que le service médical de la prison d’Uzerche n’a pas pris parti pour un transfert vers Roanne mais pour une prise en charge dans un centre spécialisé.
Le Gouvernement soutient qu’un transfert vers le centre pénitentiaire de Roanne a été envisagé par les professionnels de santé du centre d’Uzerche mais fait observer que le requérant n’a jamais formulé une telle demande de transfert ; après l’avoir évoqué, il aurait indiqué dès le lendemain, le 9 août 2011, ne pas souhaiter maintenir celle-ci pour des raisons confuses. Le Gouvernement produit encore une note rédigée le 12 juin 2010 dont il ressort, selon lui, que « la principale motivation de l’intéressé concernait la jurisprudence des autorités judiciaires s’agissant des demandes d’aménagement de peine et non les soins dont il pourrait bénéficier ». Le Gouvernement réfute les dires du requérant sur l’incapacité du centre de Roanne de l’accueillir et fait valoir, dans ses observations complémentaires, que, sur les six cellules réservées aux personnes à mobilité réduite, seules trois sont occupées. Il produit copie d’un mail de l’administration pénitentiaire daté du mois de juillet 2013 indiquant une telle disponibilité. Il précise également qu’une convention a été signée en juin 2013 entre cet établissement, l’UCSA et une association afin de mettre en œuvre une prise en charge adaptée pour les personnes détenues dépendantes avec une aide spécialisée et professionnelle.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La suspension de peine pour raisons médicales
L’article 720-1-1 du CPP, à l’époque des faits, était ainsi libellé :
« Sauf s’il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction, la suspension peut également être ordonnée, quelle que soit la nature de la peine ou la durée de la peine restant à subir, et pour une durée qui n’a pas à être déterminée, pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention, hors les cas d’hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux.
La suspension ne peut être ordonnée que si deux expertises médicales distinctes établissent de manière concordante que le condamné se trouve dans l’une des situations énoncées à l’alinéa précédent. Toutefois, en cas d’urgence, lorsque le pronostic vital est engagé, la suspension peut être ordonnée au vu d’un certificat médical établi par le médecin responsable de la structure sanitaire dans laquelle est pris en charge le détenu ou son remplaçant (...). »
La loi no 2014-896 du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales, entrée en vigueur le 1er octobre 2014, a modifié le dispositif de la suspension de peine. S’agissant des personnes condamnées, elle prévoit notamment que le recours à une seconde expertise est supprimé. L’alinéa 2 de l’article 720-1-1 du CPP dispose désormais que « la suspension ne peut être ordonnée que si une expertise médicale établit que le condamné se trouve dans l’une des situations énoncées à l’alinéa précédent ». Ce même alinéa n’exige plus, en cas d’urgence, la mention « lorsque le pronostic vital est engagé ».
S’agissant de cette disposition, la Cour de cassation a précisé, dans un arrêt du 28 septembre 2005 (Cass., crim., 05-81.010), que c’est nécessairement à court terme que la pathologie dont souffre le condamné doit engager le pronostic vital. Dans un arrêt du 7 janvier 2009 (Cass., crim., 08-83364), la Cour de cassation jugea, à propos du rejet d’une demande de suspension formulée par un détenu handicapé par la chambre de l’application des peines de la cour d’appel d’Amiens, que cette dernière n’avait pas justifié sa décision au regard des dispositions de l’article 720-1-1 du CPP car elle n’avait pas recherché, comme l’y invitaient les conclusions du demandeur, s’il ne résultait pas des deux expertises que les conditions effectives de sa détention étaient durablement incompatibles avec son état de santé. Finalement, par une décision du 26 juin 2013 (Cass., crim, 1288284), la Cour de cassation a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité relative à l’article 720-1-1 du CPP. Cette question portait sur l’atteinte à la mission du juge judiciaire de protéger la liberté individuelle dès lors qu’il est lié par les deux avis concordants des experts, ainsi que sur la condition d’une absence de risque grave de renouvellement de l’infraction pour l’octroi de la mesure et sur l’absence de précision de la disposition au regard du respect de la dignité humaine. La chambre criminelle a considéré que la question posée ne présentait pas de caractère sérieux pour les raisons suivantes :
« (...) d’une part, (...) la personne concernée a été privée de sa liberté pour l’exécution d’une peine jugée nécessaire par l’autorité judiciaire, la suspension pour motif médical constituant une mesure exceptionnelle, et d’autre part, (...) même en présence de deux expertises concordantes établissant que le condamné ne se trouve pas dans l’une des situations prévues par l’article 720-1-1 [du CPP], il entre de manière normalement prévisible dans l’office du juge qui reste saisi d’une demande de suspension de peine, soit d’ordonner une nouvelle expertise, soit de rechercher si le maintien en détention de l’intéressé n’est pas constitutif d’un traitement inhumain ou dégradant, notamment par son incompatibilité avec les garanties qui lui sont dues pour protéger sa santé. »
Dans son rapport annuel d’activité 2012, le contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) consacre un chapitre « vieillesse, invalidité et handicap en prison » dans lequel il fait le constat que ces populations sont exclues du fait même de l’architecture des prisons et de l’organisation de la vie quotidienne en prison. Il explique que les cellules à mobilité réduite sont souvent situées au rez-de-chaussée, réservé aux personnes placées en régime dit « portes fermées », ce qui ne favorise aucune communication. Le rythme de vie est également source d’angoisse : « peur de la confrontation à la violence, peur d’une population majoritairement jeune, peur d’aller en cours de promenade. L’ennui aussi, parce que l’activité professionnelle ne leur est plus accessible et les activités mis en place ne sont pas en adéquation avec leur état physique. L’humiliation de la dépendance enfin. Si de nombreux établissements ont signé des conventions avec des associations d’aide à la personne, on trouve encore trop de prisons où ce sont les détenus affectés au service général, les « auxi », qui font office de « tierce personne » ou d’aide-ménagère ; situation inacceptable en raison des risques de chantage, de l’absence de formation et rémunération adaptée ».
Le CGLPL recommande de repenser l’architecture et l’organisation de la vie en détention, mais souligne que c’est la mise en œuvre de la peine en milieu ouvert pour ces populations à laquelle il convient de réfléchir. Il préconise par ailleurs « de mieux adapter la suspension de peine pour raison médicale à la réalité des situations qui peuvent en relever ». À cet égard, il dénonce notamment les conditions restrictives posées par l’article 720-1-1 du CPP qui amènent à n’accorder une suspension de peine que dans des cas d’une extrême gravité, à court terme. Il ajoute « qu’il faut noter que les experts auxquels il est demandé d’examiner la compatibilité de l’état de santé de la personne détenue avec son maintien en détention, ne tiennent pas suffisamment compte des conditions matérielles d’incarcération, tout simplement parce qu’ils en ignorent parfaitement les contraintes ». Il préconise une modification de l’article 720-1-1 précité par le législateur « pour y introduire, outre le pronostic vital et l’incompatibilité durable de l’état de santé avec la détention, une troisième possibilité, celle de fonder une demande de suspension de peine dès lors que les soins que la personne doit recevoir, non seulement ne peuvent pas être dispensés en détention mais encore ne peuvent pas faire l’objet de permission de sortir ou d’extraction en raison de leur caractère répétitif et régulier ».
Le 20 novembre 2013, le groupe de travail interministériel Justice/Santé a remis au garde des Sceaux et au ministre de la Santé un rapport sur les « Aménagements de peine et suspensions de peine pour raison médicale » qui préconise notamment d’élargir le champ d’application de la suspension de peine pour raison médicale en prenant mieux en compte le handicap dans le cadre des demandes : « le groupe de travail s’accorde sur la nécessité de préciser dans le guide pratique que la suspension de peine pour raison médicale est applicable à l’égard des personnes dont le handicap est durablement incompatible avec la détention et qu’il convient, dans cette appréciation, de bien prendre en compte les conditions effectives de détention ordinaire (rappel de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de cassation). Il est recommandé que les experts bénéficient de l’ensemble des moyens afin de vérifier si l’état de santé de la personne est compatible avec les conditions de détention ordinaire. Si certains membres du groupe de travail souhaitaient qu’il soit expressément fait référence au handicap dans le texte de l’article 720-1-1 du CPP, d’autres estiment que le handicap peut déjà être pris en compte en application des dispositions en vigueur ».
B. Dispositions pertinentes sur les soins de santé
Il est renvoyé aux arrêts Mouisel c. France, no 67263/01, § 26, CEDH 2002IX) et Rivière c. France (no 33834/03, § 29, 11 juillet 2006) pour les dispositions relatives aux soins de santé en prison. Il est rappelé que la prise en charge sanitaire des personnes détenues dépend du service public hospitalier depuis la loi du 18 janvier 1994. Les consultations externes, les hospitalisations d’urgence et de courtes durées sont effectuées dans l’hôpital de rattachement de l’Unité de consultations et de soins ambulatoires (UCSA), structure interne de l’hôpital de rattachement implantée en détention. Les soins qui ne peuvent être assurés au sein de l’UCSA sont administrés soit au sein de l’hôpital de proximité, soit dans l’une des huit unités hospitalières sécurisées interrégionales (UHSI) ou à l’établissement public de santé national de Fresnes (EPSNF). Les UHSI ont une compétence médico-chirurgicale pour accueillir les personnes détenues adressées par les médecins de l’UCSA pour des séjours de plus quarante-huit heures. L’EPSNF dispose quant à lui de services de médecine, de soins de suite et de réadaptation, permettant une hospitalisation des détenus dont l’état de santé nécessite une hospitalisation prolongée ou des soins de rééducation importants (voir le guide du prisonnier, Observatoire international des prisons, 2012, en sa partie « La médecine générale »). Dans son rapport annuel de 2014, la Cour des comptes consacre un chapitre à « La santé des personnes détenues : des progrès encore indispensables », dans lequel elle rappelle le dispositif d’hospitalisation des personnes détenues et fait notamment valoir le « faible usage des capacités d’hospitalisation somatique » et en particulier la sous-occupation des UHSI. Le rapport évoque aussi « une démarche de santé trop souvent dépendante du fonctionnement pénitentiaire », pour conclure que « les rigidités et les contraintes du milieu pénitentiaire se conjuguent avec une offre de soins encore incomplète, des besoins de modernisation de locaux et d’équipements non satisfaits et des modes de coopération entre acteurs fragiles et inaboutis ». Le rapport appelle encore à « organiser plus fermement et plus clairement une politique de santé publique » en mobilisant les agences régionales de santé qui « évaluent et identifient les besoins sanitaires des personnes en détention. Elles définissent et régulent l’offre de soins en milieu pénitentiaire ».
Selon l’article D. 82 du CPP, l’affectation peut être modifiée soit à la demande du directeur de l’établissement dans lequel le détenu exécute sa peine, soit à la demande du condamné. La circulaire DAP du 21 février 2012 sur l’orientation en établissement pénitentiaire des personnes détenues précise les modalités des demandes de changement d’affectation. L’article D. 360 du CPP a trait au transfert de la personne détenue par l’administration pénitentiaire vers un établissement plus adapté à son état de santé. L’article R. 57-8-6 du CPP concerne le droit de la personne détenue se trouvant dans une situation de handicap. Ces deux dernières dispositions sont ainsi libellées :
Article D. 360
« Le transfèrement dans un établissement pénitentiaire mieux approprié peut être sollicité dans les conditions prévues au quatrième alinéa de l’article D 382, pour les détenus qui ne bénéficient pas, dans l’établissement où ils sont écroués, de conditions matérielles de détention adaptées à leur état de santé et pour ceux qui nécessitent une prise en charge particulière.
Le directeur régional fait procéder, à l’intérieur de sa région et dans les conditions prévues à l’article D 301, à tout transfèrement ayant pour objet de permettre à un détenu malade d’être pris en charge dans de meilleures conditions.
S’il s’agit de prévenus, le magistrat saisi du dossier de l’information doit avoir donné préalablement son accord au transfèrement, après avoir été informé de la durée probable du traitement envisagé ».
Article R. 57-8-6
Créé par décret no 2010-1634 du 23 décembre 2010
« Les personnes détenues se trouvant durablement empêchées, du fait de limitations fonctionnelles des membres supérieurs en lien avec un handicap physique, d’accomplir elles-mêmes des gestes liés à des soins prescrits par un médecin peuvent désigner un aidant, y compris une autre personne détenue, pour permettre la réalisation de ces actes, durant les périodes d’absence des professionnels soignants. La personne désignée doit expressément y consentir. (...)
Le chef d’établissement peut s’opposer à la désignation d’un aidant notamment pour des motifs liés à la sécurité des personnes ou au maintien de l’ordre au sein de l’établissement » [Voir, également le guide méthodologique relatif à la prise en charge sanitaire des personnes placées sous main de justice, ministère de la Justice et ministère des Affaires sociales et de la santé, 2012, p. 90].
C. Rapport de visite du CGLPL / centre de détention d’Uzerche (octobre 2010)
Le CGLPL a publié un rapport détaillé à la suite de la visite du centre de détention d’Uzerche, mis en service en 1990, dont seules certaines parties sont pertinentes pour la présente affaire. Il ne mentionne pas de problèmes liés à la situation des personnes handicapées. S’agissant plus généralement de l’hygiène corporelle, le CGLPL constate qu’« il n’a pas été rapporté de difficultés particulières auxquelles seraient confrontées les personnes détenues. Les douches sont accessibles en permanence pour les régimes « porte ouverte », et une fois par jour pour le régime « porte fermée » du bâtiment B. Quant aux cours de promenade, il indique qu’elles sont identiques dans toutes les ailes du bâtiment : un préau, deux ou trois bancs en béton, une table de ping pong en béton et une aire de jeux de boules en constituent l’équipement. Elles sont dotées de WC « à la turque », inutilisables pour certaines formes de handicap. Aux bâtiments C et D, l’accès à la cour de promenade a longtemps été libre : les personnes détenues pouvaient y aller et en revenir à leur guise. Tel n’est plus le cas. Des créneaux ont été définis imposant l’entrée au début de la promenade et une sortie à la fin, sans autre possibilité : de 9 heures à 11 heures le matin, de 14 heures à 16 heures puis de 16 heures à 17 h 30 l’après-midi. Par ailleurs, il note qu’« aucun kinésithérapeute n’intervient au centre de détention depuis le départ en retraite, en 2009, de celui qui assurait ce service. Plusieurs détenus s’en sont plaints ». | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
Le requérant est né en 1962 et réside à Gaziantep.
Le recensement concernant le contingent auquel le requérant était rattaché eut lieu en 2006.
L’intéressé fut soumis à la procédure habituelle d’examen médical, d’abord à l’hôpital militaire de Malatya puis à l’hôpital militaire de Ankara et, enfin, à l’hôpital militaire GATA, à Ankara.
Il remit aux médecins du service de neurologie de l’hôpital militaire GATA un rapport médical établi le 5 octobre 2001 par l’institut médicolégal, indiquant qu’il souffrait du syndrome de Wernicke-Korsakoff.
Après avoir procédé à des analyses médicales et avoir examiné le requérant, les neurologues estimèrent que le patient n’était plus atteint de cette maladie.
Le requérant fut également soumis à un examen psychiatrique. Les médecins qui l’examinèrent conclurent que, malgré le « trouble mental organique » dont il avait souffert par le passé, l’intéressé était, du point de vue psychiatrique, apte à faire son service militaire.
L’hôpital militaire GATA établit son rapport médical définitif le 29 mai 2006. Il y indiquait que le requérant était apte à faire le service militaire, mais qu’il ne pouvait pas être intégré dans une unité de commando.
Le requérant ne contesta pas ce rapport dans le délai légal de trente jours. Il ne se présenta pas non plus au centre du service national pour son enrôlement. Il fut alors recherché pour désertion.
Le 28 août 2007, il saisit le ministère de la Défense d’une demande de dispense de ses obligations militaires pour cause d’inaptitude. Il précisait avoir passé vingt-deux ans de sa vie en prison en raison de multiples condamnations pour vol avec violence et pour appartenance à une organisation illégale armée, et soutenait être atteint du trouble de personnalité antisociale.
Le 28 septembre 2007, le centre du service national rejeta cette demande au motif que le requérant avait été déclaré apte à faire son service militaire et qu’il ne s’était pas présenté au centre du service national.
Le 27 novembre 2007, le requérant, par l’intermédiaire de son avocat, assigna le ministère de la Défense devant la Haute Cour administrative militaire en vue d’obtenir l’annulation de cette décision.
Le 17 avril 2008, avant de statuer sur le fond de l’affaire, la Haute Cour administrative militaire ordonna la réalisation d’une expertise médicale par le conseil de la santé de l’hôpital militaire GATA.
Ce conseil était composé de douze médecins militaires : un président (maître de conférences), un psychiatre (académicien), un dermatologue (académicien), un orthopédiste (académicien), un médecin spécialisé en maladies infectieuses (maître de conférences), un cardiologue (maître de conférences), un généraliste, un urologue (académicien), un oto-rhino-laryngologiste (académicien), un neurologue, un ophtalmologue et un chirurgien.
Il rendit son rapport provisoire le 3 juillet 2008. À une date non précisée dans le dossier, le requérant obtint une copie des conclusions de ce rapport, qui se lisaient comme suit :
« Le rapport du conseil de la santé sera transmis après approbation.
Diagnostic : trouble mental organique guéri.
Décision : apte au service militaire. »
Le 31 juillet 2008, un général de brigade, professeur en médecine, apposa sa signature pour approbation du rapport. Celui-ci se lisait comme suit dans ses passages pertinents en l’espèce :
« Consultation
Le patient a une attitude normale, il est soigné, calme et sociable. Il parle correctement et a un langage gestuel normal. Il se déplace normalement. Il tient un discours cohérent et logique. Son casier judiciaire fait état de plusieurs condamnations. Le rapport neurologique du 29 mai 2006 fondé sur des analyses et des examens neurologiques montre qu’il ne souffre plus du syndrome de Wernicke-Korsakoff.
Conclusion
Trouble mental organique guéri. M. Sarıdaş est apte à faire le service militaire. »
Malgré sa demande en ce sens, le requérant n’obtint pas communication du rapport définitif du conseil de la santé de l’hôpital militaire GATA.
Par l’intermédiaire de son avocat, il déplora cette absence de communication. Il soutint également que le conseil de la santé de l’hôpital militaire GATA n’était pas indépendant et impartial, et qu’il convenait d’ordonner une expertise médicale auprès d’un hôpital universitaire ou de l’institut médicolégal.
La Haute Cour administrative militaire ne donna aucune suite aux demandes du requérant. À l’issue d’une audience tenue le 2 juillet 2009, elle débouta l’intéressé sur le fondement des rapports médicaux de l’hôpital militaire GATA.
L’arrêt de la Haute Cour administrative militaire fut notifié à l’avocat du requérant le 29 juillet 2009.
Dans sa décision, la Haute Cour administrative militaire observait que l’intéressé ne souffrait pas du trouble de personnalité antisociale et qu’il avait été considéré comme médicalement apte à faire le service militaire. Elle ajoutait que le fait d’avoir été condamné à plusieurs reprises à des peines d’emprisonnement ne justifiait pas à lui seul une exemption du service militaire obligatoire. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante est née en 1966 et réside à Istanbul.
Par une décision du 22 mai 2007, devenue définitive le 20 juillet suivant, le tribunal de la famille d’Üsküdar (Istanbul) autorisa la requérante, alors célibataire, à adopter le petit E., né le 5 novembre 2003, de S.Ö.
Par conséquent, en vertu de l’article 314 § 2 et 3 du code civil no 4721, « Gözüm » fut enregistré comme étant le nom de famille d’E., dans les registres d’état civil ainsi que sur les pièces d’identité le concernant. En revanche, le conservateur du registre refusa d’inscrire le prénom de la requérante dans la case « la mère », où figurait « S. », à savoir le prénom de la mère biologique.
Le 23 novembre 2007, la requérante saisit le tribunal d’instance d’Üsküdar, demandant la substitution du prénom « S. » par le sien. Selon elle, que son prénom ne soit pas admis comme étant celui de la mère de son fils adoptif, relevait d’un traitement tant discriminatoire qu’inconstitutionnel, propre à entraver leur épanouissement personnel, familial et social, donc constitutif d’une violation, entre autres, des articles 8 et 14 de la Convention. Elle fit valoir que s’agissant des adoptions monoparentales, les dispositions du code civil présentaient une lacune qui appelait le juge à la combler d’office en application de l’article 1er du code civil ou, à défaut, à soulever une question préjudicielle devant la Cour constitutionnelle.
Le 26 février 2008, le tribunal débouta la requérante, au motif que sa demande était dépourvue de quelconque base légale. Selon lui, en choisissant de régir uniquement les adoptions biparentales – c’est-à-dire consenties conjointement à un couple –, le code civil entendait assimiler la filiation juridique instaurée entre les époux adoptant et l’enfant adoptif à « une relation naturelle », ce qui n’était pas possible dans le cas d’adoptions monoparentales, où était absent soit une mère soit un père. Aussi la situation de droit en place en l’espèce ne pouvait-elle passer pour inconstitutionnelle.
Le 14 avril 2008, la requérante se pourvu en cassation.
Le 15 mars 2009, alors que cette procédure était pendante, entra en vigueur le Règlement relatif à la mise en œuvre des services de médiation pour l’adoption des mineurs (« le Règlement »), ouvrant la possibilité à un parent célibataire adoptif de faire inscrire son prénom à la place de celui du parent biologique (paragraphe 14 ci-dessous).
Le 5 novembre 2009, la Cour de cassation confirma la décision attaquée par un arrêt, dont les attendus restaient muets sur la réforme législative susmentionnée.
Le 14 décembre 2009, l’arrêt fut notifié à la requérante.
Le 9 novembre 2010, celle-ci sollicita au bureau de l’état civil l’officialisation de son prénom en tant que celui de la mère d’E., en application de l’article 20 § 4 du nouveau Règlement. Cette demande fut accueillie le jour même et toutes les inscriptions concernant l’enfant furent révisées en conséquence avec effet immédiat.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
L’article 314 §§ 3 et 4 du code civil no 4721, en vigueur depuis le 8 décembre 2001, dispose :
« Si l’enfant adoptif est mineur, il prend le nom de famille de l’adoptant. S’il le souhaite, celui-ci peut donner à l’enfant un nouveau prénom. Si l’adopté est majeur, il lui est loisible de prendre, lors de l’adoption, le patronyme de l’adoptant.
Dans le registre d’état civil des mineurs non-émancipés, adoptés conjointement par un couple marié, les prénoms des époux sont inscrits comme étant ceux de la mère et du père. »
Telle qu’elle était libellée, cette disposition présentait une lacune sur les adoptions monoparentales et, de ce fait, sur la question de savoir si, en pareil cas, le prénom de l’adoptant ou de l’adoptante pouvait remplacer celui du père ou de la mère biologique de l’enfant. Cette lacune fut comblée avec l’avènement du Règlement susmentionné, publié au Journal officiel du 15 mars 2009 et entré en vigueur à cette même date.
D’après son article 20 § 4 :
« Dans le registre d’état civil des mineurs non émancipés, adoptés conjointement par un couple marié, les prénoms des époux seront inscrits comme étant ceux de la mère et du père. En cas d’adoption monoparentale, le même procédé s’applique. »
En ce qui concerne les devoirs des juges face à un vide dans la loi, il convient de citer, en sa partie pertinente, l’arrêt de principe du 25 février 2004, rendu par la Plénière de la Cour de cassation, sur le fondement de la doctrine établie en la matière (dossier no 2004/10-106 – 2004/115) :
« La mission du droit est d’organiser la vie sociale et de résoudre les problèmes issus des relations. Aussi aucun évènement ne peut-il être laissé sans solution, au motif qu’il manquerait une règle y afférente. Dans pareil cas de lacune juridique, le juge est obligé d’agir à l’instar du législateur et, conformément aux dispositions de l’article 1er du code civil, de déterminer et d’appliquer la règle qui en l’occurrence s’y prête. Cela constitue également un devoir pour le juge, qui est tenu de trancher le litige dont il est saisi, car en vertu de l’article 36 § 2 de la Constitution, nul [juge] ne saurait se dispenser de résoudre une affaire dont il est appelé à connaître et relevant de sa compétence territoriale et d’attribution. Sinon, il en sera responsable. (...) Pour qu’un juge rentre dans la sphère de création de la loi, l’absence d’une disposition légale ou règle coutumière applicable à la situation litigieuse suffit. (...) À ce stade, le juge doit, à l’image du législateur, déterminer les intérêts concurrents des parties, puis faire passer ceux-ci des mailles de la justice et, ensuite, identifier la règle qui répondrait le plus aux besoins de la vie et qui serait en adéquation avec l’ordre et la sécurité juridiques en place. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1970 et réside à Kholmsk, région de Sakhaline.
A. L’interpellation, les mauvais traitements allégués et la mise en détention provisoire
Le 25 janvier 2002 vers minuit, le requérant, soupçonné du cambriolage d’un magasin, fut interpellé par des policiers. Au moment de l’arrestation, le requérant était dans sa voiture avec deux connaissances, Mlle So. et M. Tch.
Le requérant et ses connaissances furent immédiatement amenés au commissariat de police du district d’Aniva, région de Sakhaline.
Selon ses dires, contestés par Gouvernement, le requérant fut sévèrement battu par des policiers dans les locaux de la police dans l’intention de lui extorquer des aveux.
Selon le Gouvernement, au moment de l’arrestation les policiers avaient dû avoir recours à la force pour briser la résistance opposée par le requérant et Tch. Toujours selon le Gouvernement, une fois au commissariat de police, le requérant, afin d’échapper à sa responsabilité pour le cambriolage, cogna sa tête contre le mur plusieurs fois.
À l’arrivée au commissariat de police, le requérant ne fut pas inscrit dans le registre des personnes amenées dans les commissariats de police («Книга учета лиц, доставленных в орган внутренних дел»). Le requérant demanda qu’il soit fait appel à un médecin et à un avocat mais, selon ses dires, les policiers ignorèrent ces demandes. Selon la version du Gouvernement, l’intéressé avait eu accès à un avocat dès son arrestation. Ainsi, le 28 janvier 2002, il fit appel à l’avocat P. et à partir du 29 janvier 2002, à l’avocat A.
Le lendemain de l’arrestation, le 26 janvier 2002 à 10 heures, un procèsverbal d’interpellation fut dressé. À ce moment, le requérant fut informé de ses droits en tant que suspect. L’enquêteur commença, tout de suite, l’interrogatoire du requérant en tant que suspect, mais le requérant refusa de répondre, excipant du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. Le même jour, l’intéressé fut placé dans les locaux d’un centre de détention temporaire (l’« IVS »).
Le 28 janvier 2002, l’enquêteur tenta d’interroger le requérant, mais celui-ci refusa, toujours pour le même motif. Il déposa également une demande écrite d’examen par un médecin. Le même jour, lors d’une visite du procureur du district d’Aniva le requérant porta plainte auprès de ce dernier, alléguant avoir été battu par des policiers lors de l’arrestation et de la garde à vue. Il lui demanda d’ordonner une expertise médicolégale et d’ouvrir une instruction pénale contre les policiers.
Le 29 janvier 2002, le requérant fut traduit devant un juge du tribunal d’Aniva pour examen de la demande visant à son placement en détention provisoire. Par une décision du même jour, le tribunal ordonna sa mise en détention.
B. Les instructions pénales relatives aux mauvais traitements allégués
L’enquête préalable à l’ouverture de l’instruction pénale
Le 30 janvier 2002, le requérant adressa une plainte écrite au procureur, dans laquelle il réitérait sa demande relative à l’enquête sur son allégation. De même, il se plaignait que malgré sa demande préalable, aucun soin médical ne lui avait été offert. Il réitérait sa demande relative à l’examen médicolégal, expliquant craindre que le retard pris ait pour but de laisser les lésions corporelles s’effacer. Le procureur ordonna un examen médical.
Le 31 janvier 2002, le médecin légiste constata plusieurs lésions sur le corps du requérant, à savoir : une égratignure d’une longueur de 1,8 cm sur la protubérance frontale gauche ; une inflammation de 2 x 3,2 cm avec un hématome au centre de 1,8 x 2 cm sur la partie frontale et temporale ; un hématome de 4,5 x 6 cm sur les paupières de l’œil gauche atteignant l’aile du nez ; plusieurs égratignures d’une longueur de 1,2 x 1,5 cm sur la protubérance pariétale gauche ; quatre égratignures d’une longueur de 0,2 x 3,5 cm sur le carpe gauche ; une égratignure d’une longueur de 1,6 cm sur le carpe droit ; trois hématomes de 1 x 1,5 cm et de 1,8 x 2,2 cm sur le thorax et un hématome de 1,7 x 2,3 cm sur la hanche droite.
Dans le cadre de l’enquête préliminaire, le service du procureur du district d’Aniva entendit les explications (объяснения) de MM. S., D. et R., policiers présents au moment de l’arrestation et au commissariat de police, ainsi que de l’enquêtrice A., présente dans les locaux du commissariat de police. Ils déposèrent comme suit :
– S., D. et R. affirmèrent qu’au moment de l’arrestation ils avaient été contraints de tordre la main du requérant devant sa résistance ;
– ces policiers et l’enquêtrice A. signalèrent avoir été, tous, présents dans la même pièce au commissariat de police après l’arrestation ;
– A. expliqua qu’elle avait vu le requérant cogner sa tête contre le mur une seule fois, puis vu une tache sur le mur et un hématome de petite taille sur le front du requérant ;
– D. et R. confirmèrent ce constat d’infliction des blessures par le requérant même, mais D. ajouta avoir vu le requérant se cogner plusieurs fois contre le mur et l’armoire, salir le mur avec son sang et ensuite tomber par terre ;
– R. précisa avoir vu une grande bosse et des égratignures sur le front du requérant.
Le 12 février 2002, l’adjoint au procureur du district d’Aniva refusa l’ouverture d’une instruction, au motif que le requérant s’était infligées les lésions corporelles lui-même.
L’ouverture et la première phase de l’instruction pénale
Le 4 avril 2002, le procureur de la région de Sakhaline annula la décision de refus susmentionnée, au motif que le mécanisme d’apparition des blessures sur le corps et le visage du requérant n’avait pas été correctement étudié, que le lieu de l’infraction alléguée n’avait pas été examiné et que les auteurs présumés avaient été interrogés de façon superficielle. Le procureur ordonna l’ouverture d’une instruction pénale.
Dans sa déposition du 19 avril 2002, les faits tels que relatés par le requérant se lisent comme suit :
« Au moment de l’arrestation, le 25 janvier 2002, le policier S., après avoir contrôlé ses papiers d’identité, l’avait fait tomber et l’avait menotté. Lorsqu’il s’était remis debout, S. l’avait frappé plusieurs fois à la tempe avec une crosse. Une fois au commissariat de police, les policiers S., R., Bl. et D. l’avaient frappé avec une crosse à la tête et lui avaient donné des coups de pied, de poing et de batte sur le tronc, les jambes et les parties génitales. Après avoir été identifié par la victime du cambriolage, il avait été replacé dans la salle où les policiers S., R. et D., ainsi que d’autres dont il ignorait les noms, avaient continué à le frapper. Le policier D. lui avait brisé une chaise en bois sur la tête. Les policiers lui avaient écarté les jambes à coups de pied, ce qui avait entraîné sa chute, et ils avaient continué à lui donner des coups de pied lorsqu’il était au sol. Pour mettre fin à cette violence, il s’était enfui en courant et avait cogné sa tête contre le mur, à la suite de quoi il avait perdu connaissance. Il avait ensuite été amené devant un enquêteur, qui avait rempli le procès-verbal d’arrestation et lui avait expliqué ses droits. Ayant refusé d’avouer, il avait été ramené dans le bureau des policiers, où il avait été frappé à nouveau. Plus tard, il avait été amené à l’IVS. En passant par le couloir il avait vu son frère, amené au commissariat de police. À l’IVS, il avait demandé de voir un médecin, mais en vain. »
Le 27 avril 2002, le procureur du district d’Aniva ordonna une expertise médicolégale. Il décrivit les circonstances des mauvais traitements allégués telles que présentées par le requérant et demanda à l’expert de clarifier le mécanisme d’apparition des lésions et de répondre à la question de savoir si les blessures pouvaient ou non être le résultat des mauvais traitements décrits par le requérant.
Dans son rapport d’expertise du 6 mai 2002, l’expert du bureau régional de médecine légale, se fondant sur le rapport d’examen médical du 31 janvier 2002, déclara que les blessures pouvaient avoir été causées aussi bien par des coups infligés au moyen d’objets contondants de petite surface que par un contact volontaire avec semblables objets. De même, l’expert conclut que l’ancienneté et les circonstances des blessures pouvaient concorder avec les affirmations du requérant telles qu’elles figuraient dans la décision ordonnant l’expertise. En ce qui concernait les lésions sur les deux carpes, elles avaient été causées, selon l’expert, par des menottes.
Entendue comme témoin le 30 avril 2002, Mlle So., présente au moment de l’arrestation et amenée avec le requérant au commissariat de police, déposa qu’elle n’avait pas vu les policiers battre le requérant au moment de l’arrestation. En revanche, elle déposa avoir vu le requérant allongé par terre, le front sur le sol. Elle ajouta qu’au commissariat de police elle l’avait vu, par la suite, avec une bosse sur la tête.
Entendu comme témoin le 6 mai 2002, M. Cha., codétenu du requérant dans les locaux de l’IVS, précisa qu’il avait participé, comme figurant, à la procédure d’identification du requérant par la victime. Le témoin ajouta que lorsqu’il avait été ensuite placé dans la même cellule que le requérant, il avait vu plusieurs hématomes sur le thorax et sur les jambes de celui-ci.
Dans sa déposition du 7 mai 2002, la victime du cambriolage, M. Ab., affirma avoir vu le requérant, au commissariat de police, se cogner sa tête contre le mur.
Entendue le 14 mai 2002, l’enquêtrice A. réitéra son explication relative à l’autoinfliction des lésions par le requérant luimême et exposa n’avoir vu qu’une bosse et une égratignure sur le côté gauche du front de celuici.
Entendu le 16 mai 2002, l’officier de permanence Ch. affirma ne pas avoir vu de lésions corporelles visibles sur le visage du requérant au moment de son admission au commissariat de police.
Par une décision du 3 juin 2002, l’adjoint au procureur du district d’Aniva constata que la taille, la localisation des lésions identifiées ne correspondaient pas aux mauvais traitements tels que décrits par le requérant. Il releva que le témoin So. n’avait vu rien d’anormal sur le visage du requérant. Réitérant la conclusion que selon laquelle le requérant s’était infligés les lésions corporelles luimême, il conclut que l’allégation du requérant, instrumentalisée aux fins de sa défense, était dénuée de tout fondement. Ainsi, en l’absence de délit, il ordonna la clôture de l’instruction pénale.
La deuxième phase de l’instruction
Par une décision du 4 juin 2002, le procureur du district d’Aniva annula la décision du 3 juin 2002 et ordonna un complément d’information, estimant nécessaire de réinterroger les témoins Tch. et So., présents au moment de l’arrestation, et de procéder à une confrontation entre ces témoins et le requérant.
Le 4 juin 2002, l’enquêteur entendit les policiers R., S. qui affirmèrent qu’aucune mesure de contrainte n’avait été appliquée au requérant au moment de l’arrestation, celui-ci n’ayant pas opposé de résistance. L’officier R. précisa en outre qu’au moment de l’admission du requérant dans l’IVS, celui-ci n’avait qu’un hématome et une égratignure. Aux yeux des deux officiers, le requérant s’était infligé ces lésions luimême. Ils nièrent tous mauvais traitements au commissariat de police.
Par une décision du 4 juillet 2002, l’enquêteur du service du procureur d’Aniva estima que la localisation des lésions corporelles identifiées correspondait à la version tenant à l’autoinfliction, telle qu’établie par l’enquête. Il conclut que l’allégation du requérant était dénuée de tout fondement et ordonna la clôture de l’instruction pénale au motif de l’absence de délit.
La troisième phase de l’instruction
Le 20 août 2002, le procureur d’Aniva annula la décision du 4 juillet 2002 au motif que ses consignes données dans la décision du 4 juin 2002 concernant l’interrogatoire des témoins n’avaient pas été remplies. Le procureur ordonna un nouveau complément d’information.
Le 10 septembre 2002, une confrontation entre le requérant et le témoin Mlle So. eut lieu. Confirmant sa déposition initiale, cette dernière donna en substance les précisions suivantes :
« Au moment de l’arrestation, elle était dans la voiture du requérant et n’avait, par conséquent, rien vu au moment même. Après avoir quitté le véhicule, elle avait vu le requérant et Tch. gisant à terre, le front au sol. Elle n’avait pas vu de policiers battre le requérant au moment de l’arrestation. Amenée avec le requérant et Tch. au commissariat de police, elle avait vu le requérant encore une fois et avait remarqué une bosse sur le côté droit de sa tête, lésion qu’elle n’avait pas vue auparavant. »
Par une décision du 20 septembre 2002, l’adjoint au procureur du district d’Aniva mit fin à l’enquête, reproduisant mot pour mot les conclusions motivant la décision du 4 juillet 2002.
La quatrième phase de l’instruction
Le 10 octobre 2003, le procureur de la région de Sakhaline annula la décision du 20 septembre 2003 et ordonna un complément d’information, dont l’audition du témoin Tch.
Le 6 novembre 2003, l’enquêteur entendit à nouveau S. qui, cette fois, affirma que les policiers avaient fait usage de la force pour briser la résistance du requérant au moment de l’arrestation. Aux dires de S., comme il ne « travaillait » plus avec le requérant au commissariat de police, il n’était pas en mesure de faire des commentaires sur les lésions corporelles que ce dernier y aurait subies. En revanche, S. déclara avoir entendu des rumeurs selon lesquelles le requérant s’était cogné contre le mur.
Les recherches entreprises pour trouver le témoin Tch. furent vaines.
Le 20 novembre 2003, l’enquêteur du service du procureur d’Aniva mit fin à l’instruction pénale, reproduisant les conclusions figurant dans les décisions du 4 juillet et du 20 septembre 2002.
La cinquième phase de l’instruction
Le 17 février 2004, le procureur de la région de Sakhaline annula la décision du 20 novembre 2003 et ordonna un complément d’information. Il donna pour ordres, entre autres : d’interroger le témoin Tch. ; d’établir l’identité de l’officier de permanence à l’IVS le jour de l’admission du requérant, afin de l’interroger sur son refus allégué de faire venir un médecin pour l’examiner ; d’interroger les codétenus du requérant à l’IVS sur son état de santé et sur la demande adressée par le requérant à ces derniers de porter plainte contre les policiers ; d’éliminer les contradictions entre les dépositions du requérant, d’une part, et celles des officiers S., R. et D., d’autre part.
Le 20 mars 2004, l’enquêteur interrogea Ser. et T., témoins instrumentaires (понятые) qui avaient assisté à l’identification du requérant. Ils affirmèrent avoir vu le requérant avec un hématome sur le front au moment de son entrée au commissariat de police. Interrogé le 22 mars 2004, le témoin B., codétenu du requérant à l’IVS à l’époque des faits, relata les actes de mauvais traitements infligés au requérant tels qu’ils lui avaient été décrits par l’intéressé. L’officier de service Pl. indiqua qu’il ne lui revenait aucun souvenir des éventuelles lésions corporelles du requérant à cause du laps du temps écoulé, mais il suggéra de vérifier l’existence d’informations à ce sujet dans le registre d’aide médicale.
Le 31 mars 2004, l’enquêteur entendit P. et Ch., codétenus du requérant dans l’IVS. Ils affirmèrent avoir vu le requérant avec des lésions sur le visage. Ils relatèrent les dires du requérant, selon lesquels il avait été battu par des policiers.
Le 15 avril 2004, l’enquêteur du bureau du procureur d’Aniva mit fin à l’instruction pénale.
En ce qui concerne les faits de la cause, le procureur releva que selon les deux témoins instrumentaires (понятые) Ser. et T., le requérant avait une bosse sur le front à son arrivée au commissariat de police ; et que le lendemain, dans l’IVS, des témoins Ch. et P. avaient vu l’intéressé avec des hématomes et égratignures sur le visage.
Le procureur conclut que les lésions avaient été causées, pour une part, par les policiers du fait de l’usage légitime de la force au moment de l’arrestation, et pour le reste, par le requérant luimême. Cette autoinfliction des blessures avait pour but, selon le procureur, de compromettre les policiers pour échapper à sa responsabilité pénale pour cambriolage.
Le requérant forma un recours judiciaire contre cette décision en arguant, entre autres, qu’il y avait des contradictions entre les dépositions des témoins et que l’origine des lésions corporelles n’avait pas été établie.
Le 16 novembre 2004, faisant droit au recours du requérant, le tribunal du district d’Aniva déclara que la décision du 15 avril 2004 n’était pas conforme à la loi. Le tribunal reprocha aux autorités chargées de l’instruction de ne pas avoir éliminé les contradictions entre les dépositions du requérant et celles des policiers S., R. et D., accusés par ce dernier, et de n’avoir procédé à aucune vérification dans le registre d’aide médicale quant aux lésions du requérant. Il estima nécessaire de déterminer lesquelles des lésions le requérant s’était infligé luimême et d’expliquer l’origine des autres. En outre, le tribunal jugea qu’il convenait d’enquêter à nouveau sur les conditions de l’arrestation du plaignant par les forces de police. Le tribunal ordonna au procureur de remédier aux carences identifiées.
La sixième phase de l’instruction
Le 17 décembre 2004, le procureur d’Aniva reprit l’instruction. Le 20 décembre 2004, le procureur ordonna, par commission rogatoire, d’interroger les six témoins, anciens codétenus du requérant, sur les circonstances des mauvais traitements allégués. Il chargea le service d’exécution des peines de la région de Sakhaline d’exécuter cette commission rogatoire.
Le 24 janvier 2005, le chef du service mentionné répondit qu’il n’avait été possible d’interroger que Ch. Ce témoin affirmait que, le 25 janvier 2002 il avait vu les lésions sur le visage du requérant et ses vêtements déchirés. D’après ce témoin, le requérant aurait sollicité une aide médicale.
Le 27 décembre 2004, le registre d’aide médicale de l’IVS (журнал первичного опроса и регистрации оказания медицинской помощи лицам, поступающим для содержания в ИВС) fut mis à la disposition du procureur. L’aide-médecin y avait écrit, le 26 janvier 2002 au moment de l’admission du requérant dans l’IVS, que celui-ci avait une égratignure sur le côté gauche du front et un hématome sur l’œil gauche.
Le 28 décembre 2004, le procureur interrogea l’officier S., qui indiqua qu’au moment de son arrestation, le requérant avait opposé une résistance violente, devant laquelle il avait été contraint de tordre la main de l’intéressé et de le faire tomber. Il expliqua les lésions sur le visage du requérant par cette chute.
Le 17 janvier 2005, le procureur d’Aniva mit fin à l’instruction, en reproduisant les mêmes arguments et les mêmes conclusions que dans la décision du 15 avril 2004, tout en ajoutant qu’au moment de l’arrestation, les policiers avaient fait usage de la force face à la résistance du plaignant. Le procureur conclut que les lésions constatées sur le corps et le visage du requérant étaient en partie le résultat de la chute du requérant au moment de son arrestation et, d’autre part, elles ont été infligées par luimême ultérieurement.
La septième phase de l’instruction
Le 17 mars 2005, le procureur adjoint de la région de Sakhaline annula la décision du 17 janvier 2005 au motif que les indications données par le tribunal dans la décision du 16 novembre 2004 n’avaient pas été correctement suivies. En outre, le procureur ordonna que la qualité de victime soit formellement reconnue au requérant.
Le 25 avril 2005, le procureur d’Aniva mit fin à l’instruction pénale en reproduisant les mêmes arguments et conclusions que dans la décision du 17 janvier 2005. S’appuyant sur le casier judiciaire du requérant, il précisa que l’allégation de mauvais traitements n’était qu’un moyen de défense de sa part dans l’intention d’échapper à sa responsabilité pénale pour les agissements qui lui étaient reprochés.
La qualité de victime et l’accès au dossier pénal
Par une lettre du 5 mars 2004, l’enquêteur du parquet d’Aniva refusa au requérant la possibilité de prendre connaissance du dossier, au motif qu’il n’avait pas la qualité de victime mais celle de témoin. Il ajouta que la qualité de victime ne lui avait pas été reconnue parce que les mauvais traitements allégués n’avaient pas eu lieu.
Le 16 novembre 2004, le requérant demanda au procureur la possibilité de prendre connaissance du dossier pénal concernant les mauvais traitements allégués. Par une décision du 22 novembre 2004, le procureur d’Aniva rejeta cette demande au motif que le requérant n’était qu’un témoin et qu’il n’était, par conséquent, pas autorisé à prendre connaissance du dossier.
Le 23 avril 2005, l’enquêteur du bureau du procureur d’Aniva rendit une décision accordant la qualité de victime au requérant.
Par une décision du 5 mai 2005, le tribunal d’Aniva annula la décision du procureur du 22 novembre 2004 et lui enjoignit de mettre le dossier à la disposition du requérant pour lecture. Le 13 juillet 2005, la cour de la région de Sakhaline confirma cette décision.
C. Le procès pénal dirigé contre le requérant
Par un jugement du 6 mai 2002, le tribunal du district d’Aniva condamna le requérant à neuf ans et six mois d’emprisonnement pour cambriolage. Le requérant se pourvut en cassation alléguant, entre autres, qu’il avait été battu par les policiers lors de sa garde à vue et que l’enquêteur lui avait refusé pendant plusieurs jours tout accès à un avocat.
Le 19 juin 2002, la cour de la région de Sakhaline rejeta le pourvoi et confirma le jugement en cassation. En ce qui concernait l’accès à un avocat, la cour affirma que le 26 janvier 2002 le requérant avait été informé de ses droits, notamment celui d’avoir accès à un avocat, mais n’en avait pas fait usage. La cour observa en outre que l’acte d’instruction suivant avait été accompli en présence du défenseur P. En réponse à l’argument du requérant relatif à l’absence d’un avocat lors de la parade d’identification devant la victime, la cour observa que le procès-verbal pertinent du 26 janvier 2002 ne faisait état d’aucune demande du requérant visant à la participation d’un défenseur. La cour conclut que la parade d’identification était conforme au code de procédure pénale en vigueur et rejeta l’argument y afférent.
En ce qui concernait l’allégation des mauvais traitements, la cour se prononça comme suit :
« (...) l’allégation du [requérant] relative à des mauvais traitements de le part des officiers du commissariat de police du district d’Aniva au cours de l’enquête préliminaire est réfutée par l’enquête menée par le procureur du district d’Aniva, qui a rejeté la demande du [requérant] d’ouvrir une instruction pénale. [La cour] ne voit pas la nécessité de verser ces documents au présent dossier. »
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Le droit national concernant l’ouverture et le déroulement de l’enquête
L’instruction pénale
Les dispositions du code de procédure pénale russe relatives à l’enquête préliminaire, à l’ouverture de l’instruction pénale et à l’examen judiciaire des recours formés contre les décisions des autorités chargées de l’instruction sont décrites dans l’arrêt Lyapin (Lyapin c. Russie, no 46956/09, § 99, 24 juillet 2014).
Selon l’article 109 du code de procédure pénale de 1961, en vigueur au moment des faits, l’autorité compétente doit mener une enquête préliminaire sur toute plainte signalant une infraction dans un délai de trois jours, pouvant être prolongé jusqu’à dix jours.
Selon l’article 148 du code de procédure pénale, tel qu’en vigueur au moment des faits, le procureur, lorsqu’il examine une plainte déposée contre une décision de refus d’ouvrir une instruction pénale, peut annuler ladite décision et ouvrir une instruction pénale (§ 6). Lorsque le juge déclare un refus d’instruire non conforme à la loi, il rend une décision judiciaire qui est envoyée au procureur pour exécution et en informe le requérant (§ 7).
La qualité de victime
L’article 42 § 1 du code de procédure pénale définit la victime comme toute personne qui a subi un dommage corporel, matériel ou moral à la suite de l’infraction. La décision de reconnaître la qualité de victime est rendue par l’enquêteur, le procureur ou le tribunal. La Cour constitutionnelle de Russie a interprété ces dispositions dans ses décisions du 22 janvier 2004 no 119-O et du 18 janvier 2005 no 131-O. La Cour a statué que, au sens littéral de cette disposition, la personne est qualifiée de victime en fonction de sa situation effective (réelle) ; la décision formelle de l’enquêteur ne fait qu’officialiser cette situation, elle ne la crée pas. L’idée sousjacente est que le respect des droits garantis par la Constitution de Russie ne saurait dépendre d’une décision formelle reconnaissant à la personne intéressée la qualité de victime : c’est la situation personnelle concrète de l’intéressé qui appelle, ipso facto, le respect de ces droits.
Les pouvoirs du tribunal face à la découverte des violations de la loi
La détention provisoire relève de la décision du tribunal. La demande de mise en détention est examinée à l’audience publique en présence du suspect (l’article 108 du code de procédure pénale). Après l’ouverture de l’audience, le juge annonce la demande qui sera examinée et explique aux participants leurs droits et obligations. Il entend d’abord le procureur, qui étaye sa demande, et donne ensuite la parole à tous les autres participants.
Selon l’article 141 du code de procédure pénale, tel qu’en vigueur au moment des faits, la victime d’une infraction peut déposer une plainte verbale ou écrite. La plainte verbale est consignée dans un procèsverbal, qui doit être signé par la victime. Si cette plainte verbale est déposée lors d’une audience au tribunal, elle doit être consignée dans le procèsverbal de l’audience.
Selon l’article 259 § 3 (6) du code de procédure pénale, le procèsverbal de l’audience doit faire état des demandes, requêtes et objections des participants.
Selon l’instruction relative à l’organisation du travail du greffe des tribunaux de district (instruction no 36, du 29 avril 2003, émise par une ordonnance du directeur général du département logistique auprès de la Cour suprême de Russie), les affaires nouvelles et les documents transmis au tribunal – y compris ceux envoyés par courrier électronique, les télécopies et les télégrammes – sont enregistrés dans le registre du courrier entrant (paragraphe 2.3). Après enregistrement, mais au plus tard le jour ouvrable suivant, toute la correspondance reçue est transmise à la personne compétente pour examen (paragraphe 2.7).
III. LES RAPPORTS PERTINENTS DU COMITE POUR LA PREVENTION DE LA TORTURE
Le 2e rapport général [CPT/Inf (92) 3] du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« CPT ») se lit comme suit dans sa partie pertinente :
« 36. Le CPT attache une importance particulière à trois droits pour les personnes qui sont détenues par la police : le droit, pour la personne concernée, de pouvoir informer de sa détention un tiers de son choix (membre de la famille, ami, consulat) ; le droit d’avoir accès à un avocat ; le droit de demander un examen par un médecin de son choix (en sus de tout examen effectué par un médecin appelé par les autorités de police). De l’avis du CPT, ces droits constituent trois garanties fondamentales contre les mauvais traitements de personnes détenues, qui devraient s’appliquer dès le tout début de la privation de liberté, quelle que soit la description qui peut en être donnée dans le système légal concerné ("appréhension", arrestation, etc.).
Les personnes placées en détention par la police devraient être informées explicitement et sans délai de tous leurs droits, y compris ceux visés au paragraphe 36. De plus, toute possibilité offerte aux autorités de retarder l’exercice de l’un ou l’autre de ces derniers droits, dans le but de préserver le cours de la justice, devrait être clairement définie, et son application strictement limitée dans le temps. S’agissant plus particulièrement du droit à l’accès à un avocat et du droit à demander un examen par un médecin autre que celui appelé par la police, il devrait être possible d’éviter tout retard dans l’exercice de ces droits, grâce à des systèmes qui permettraient de choisir exceptionnellement des avocats et des médecins, à partir de listes préétablies élaborées en accord avec les organisations professionnelles compétentes.
L’accès à un avocat pour les personnes détenues par la police devrait comprendre le droit de prendre contact avec celui-ci et d’avoir sa visite (dans les deux cas, dans des conditions garantissant la confidentialité des discussions), tout comme, en principe, le droit pour la personne concernée de bénéficier de la présence de l’avocat durant les interrogatoires.
Pour ce qui est de l’examen médical des personnes en détention de police, tous ces examens devraient être effectués hors de l’écoute, et de préférence, hors la vue des fonctionnaires de police. De plus, les résultats de chaque examen, de même que les déclarations pertinentes faites par les détenus et les conclusions du médecin, devraient être formellement consignés par le médecin et mis à la disposition du détenu et de son avocat.
Quant à la procédure d’interrogatoire, le CPT considère que des règles ou des directives claires devraient exister sur la manière dont les interrogatoires de police doivent être menés. Elles devraient traiter, entre autres, des questions suivantes : l’information du détenu sur l’identité (nom et/ou matricule) des personnes présentes lors de l’interrogatoire ; la durée autorisée d’un interrogatoire ; les périodes de repos entre les interrogatoires ; les pauses pendant un interrogatoire ; les lieux dans lesquels les interrogatoires peuvent se dérouler ; s’il peut être exigé du détenu de rester debout pendant l’interrogatoire ; les interrogatoires de personnes qui sont sous l’influence de drogues, de l’alcool, etc. Il devrait également être exigé que l’on consigne systématiquement le moment du début et de la fin des interrogatoires ainsi que toute demande formulée par un détenu au cours d’un interrogatoire et que l’on fasse mention des personnes présentes durant chaque interrogatoire.
Le CPT souhaite ajouter que l’enregistrement électronique des interrogatoires de police est une autre garantie utile contre les mauvais traitements de détenus (et présente aussi des avantages non négligeables pour la police).
Le CPT considère que les garanties fondamentales accordées aux personnes détenues par la police seraient renforcées (et le travail des fonctionnaires de police sans doute facilité) par la tenue d’un registre de détention unique et complet, à ouvrir pour chacune desdites personnes. Dans ce registre, tous les aspects de la détention d’une personne et toutes les mesures prises à son égard devraient être consignés (moment de la privation de liberté et motif(s) de cette mesure ; moment de l’information de l’intéressé sur ses droits ; marques de blessures, signes de troubles mentaux ; moment auquel les proches/le consulat et l’avocat ont été contactés et moment auquel ils ont rendu visite au détenu ; moment des repas ; période(s) d’interrogatoire ; moment du transfert ou de la remise en liberté, etc.). Pour différentes questions (par exemple, effets personnels de l’intéressé ; le fait, pour le détenu, d’avoir été informé de ses droits et de les faire valoir, ou de renoncer à les faire valoir), la signature de l’intéressé devrait être requise et, si nécessaire, l’absence de signature expliquée. Enfin, l’avocat du détenu devrait avoir accès à un tel registre de détention.
En outre, l’existence d’un mécanisme indépendant d’examen des plaintes formulées à l’encontre du traitement subi pendant la période de détention par la police, constitue une garantie essentielle. »
Le 6e rapport général [CPT/Inf (96) 21] du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« CPT ») se lit dans la partie pertinente comme suit :
« 15. Le CPT tient à souligner que, d’après son expérience, la période qui suit immédiatement la privation de liberté est celle où le risque d’intimidation et de mauvais traitements physiques est le plus grand. En conséquence, la possibilité pour les personnes placées en garde à vue d’avoir accès à un avocat pendant cette période est une garantie fondamentale contre les mauvais traitements. L’existence de cette possibilité aura un effet dissuasif sur ceux qui seraient enclins à maltraiter les personnes détenues ; en outre, un avocat est bien placé pour prendre les mesures qui s’imposent si des personnes sont effectivement maltraitées.
Le CPT reconnaît que, dans le but de préserver le cours de la justice, il peut être exceptionnellement nécessaire de retarder pendant un certain temps l’accès d’une personne détenue à l’avocat de son choix. Néanmoins, cela ne devrait pas avoir pour conséquence le refus total du droit à l’accès à un avocat pendant la période en question. En pareil cas, il convient d’organiser l’accès à un autre avocat indépendant dont on peut être certain qu’il ne portera pas atteinte aux intérêts légitimes de l’enquête policière.
Le CPT a aussi souligné dans le 2e Rapport général à quel point il importe que les personnes placées en garde à vue soient informées explicitement et sans délai de tous leurs droits.
Afin qu’il en soit bien ainsi, le CPT estime qu’il convient de remettre systématiquement aux personnes détenues par la police, dès le tout début de leur garde à vue, un formulaire précisant de façon simple ces droits. De plus, il faudrait demander aux personnes concernées de signer une déclaration attestant qu’elles ont bien été informées de leurs droits.
Les mesures précitées seraient faciles à mettre en œuvre, peu onéreuses et efficaces. »
Le 14e rapport général [CPT/Inf (2004) 28] du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« CPT ») se lit comme suit dans sa partie pertinente :
« 27. Dans nombre de pays visités par le CPT, la torture et les actes, tels que les mauvais traitements dans l’exercice d’une fonction, le recours à la contrainte pour obtenir une déclaration, l’abus d’autorité, etc. constituent des infractions pénales spécifiques donnant lieu à des poursuites d’office. Le CPT se félicite de l’existence de dispositions juridiques de cette nature.
Néanmoins, le CPT a constaté que, dans certains pays, les autorités chargées des poursuites jouissent d’un pouvoir discrétionnaire considérable, s’agissant de l’ouverture d’une enquête préliminaire, lorsque des informations relatives à des éventuels cas de mauvais traitements de personnes privées de liberté se font jour. De l’avis du Comité, même en l’absence d’une plainte formelle, de telles autorités devraient être dans l’obligation légale d’ouvrir une enquête lorsqu’elles reçoivent des informations crédibles, de quelque source que ce soit, selon lesquelles des personnes privées de liberté auraient pu être maltraitées. À cet égard, le cadre juridique de la responsabilité serait renforcé si les agents publics (policiers, directeurs d’établissements pénitentiaires, etc.) étaient formellement tenus de notifier immédiatement aux autorités compétentes toute indication de mauvais traitements, à chaque fois qu’ils en auraient connaissance.
L’existence d’un cadre juridique approprié n’est pas en soi suffisante pour garantir que des actions appropriées seront prises s’agissant de cas de mauvais traitements éventuels. Il importe de veiller à sensibiliser les autorités compétentes aux importantes obligations qui leur incombent.
Le fait que des personnes détenues par les forces de l’ordre soient présentées aux autorités de poursuite et de jugement leur offre une excellente opportunité de faire savoir si elles ont été maltraitées ou non. En outre, même en l’absence d’une plainte formelle, ces autorités pourront prendre les mesures nécessaires, en temps voulu, s’il y a d’autres indices (par exemple, des blessures visibles [ou bien] l’apparence ou le comportement général d’une personne) que des mauvais traitements ont pu avoir lieu.
Cela étant, lors de ses visites, le CPT a fréquemment rencontré des personnes qui ont affirmé qu’elles s’étaient plaintes de mauvais traitements subis auprès de procureurs et/ou de juges, mais que leurs interlocuteurs n’avaient guère manifesté d’intérêt à ce sujet, cela quand bien même elles avaient des blessures sur des parties visibles du corps. Un tel scénario s’est parfois vu confirmer par les constatations faites par le CPT. Par exemple, le Comité a récemment examiné un dossier judiciaire qui mentionnait, outre les allégations de mauvais traitements, également diverses tuméfactions et hématomes sur le visage, les jambes et le dos de la personne concernée. En dépit du fait que les informations consignées dans le dossier pouvaient être considérées comme des preuves prima facie que des mauvais traitements avaient été infligés, les autorités compétentes n’avaient pas ouvert d’enquête, et n’étaient pas en mesure de fournir d’explication plausible pour leur inaction.
Il n’est également pas rare que des personnes allèguent avoir eu peur de se plaindre des mauvais traitements subis à cause de la présence lors de l’audition par le procureur ou le juge des mêmes membres des forces de l’ordre qui les avaient interrogées ou [avoir été] expressément dissuadées de déposer plainte, au motif que cela ne serait pas dans leur intérêt.
Il est impératif que les autorités de poursuite et de jugement prennent des actions résolues lorsque des informations évocatrices de mauvais traitements apparaissent. De même, elles doivent mener les procédures de manière telle que les personnes concernées disposent d’une réelle opportunité de s’exprimer sur la manière dont elles ont été traitées.
Une enquête sur d’éventuels mauvais traitements émanant d’agents publics doit être approfondie. Elle doit permettre de déterminer si le recours à la force ou à d’autres méthodes utilisées était justifié ou non dans les circonstances d’espèce et d’identifier et, si nécessaire, sanctionner les personnes concernées. Il s’agit là d’une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Elle exige de prendre toutes les mesures raisonnables pour réunir les preuves concernant les faits en question, y compris, entre autres, pour identifier et interroger les victimes présumées, les suspects et les témoins oculaires (par exemple, des policiers en service ou d’autres détenus), saisir les instruments qui peuvent avoir été utilisés pour infliger les mauvais traitements, et pour recueillir des preuves médicolégales. Le cas échéant, on pratiquera une autopsie propre à fournir un compte-rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès.
L’enquête doit être menée de façon complète. Le CPT a vu des cas où, en dépit de nombreux incidents allégués et faits relatifs à de possibles mauvais traitements, l’étendue de l’enquête avait été indûment limitée, des épisodes significatifs et circonstances connexes indicatives de mauvais traitements ayant été écartés. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés en 1945 et résident à Athènes.
Les 27 septembre 2000 et 12 octobre 2001, le tribunal correctionnel de Larissa condamna in absentia les requérants pour non-paiement dans les délais fixés par la loi de cotisations de sécurité sociale à la Caisse de sécurité sociale (jugements nos 5328/2000 et 6653/2001). En juillet 2007, les requérants furent arrêtés et mis en détention en vertu des jugements précités. À une date non précisée, les requérants interjetèrent appel de ces jugements.
Le 5 septembre 2007, la cour d’appel de Larissa rejeta les appels comme tardifs et ordonna l’exécution des jugements nos 5328/2000 et 6653/2001 (arrêts nos 2925-2926/2007).
Le 25 janvier 2008, les requérants se pourvurent en cassation. Ils alléguaient notamment qu’ils n’avaient pris connaissance ni des citations à comparaître devant le tribunal correctionnel ni des jugements nos 5328/2000 et 6653/2001, du fait que, lors de leur notification, les autorités les avaient par inadvertance considérés de « résidence inconnue ».
Le 17 octobre 2008, la Cour de cassation, en formation de chambre, rejeta les pourvois en cassation et confirma les arrêts nos 2925-2926/2007 de la cour d’appel de Larissa. En particulier, la haute juridiction pénale releva qu’en vertu des articles 474 § 2 et 462 du code de procédure pénale, si l’acte d’enregistrement du pourvoi en cassation ne comprend pas l’un des moyens en cassation prévus par l’article 510 du même code, le recours est déclaré irrecevable. La Cour de cassation releva de plus que selon les articles 474, 509 et 510 du code de procédure pénale, l’acte d’enregistrement du pourvoi en cassation ne peut pas être complété ultérieurement par le biais d’un document distinct, à titre d’exemple un pourvoi, des observations ou une déclaration supplémentaires. Exceptionnellement, ceci est loisible à condition que, lors du dépôt de l’acte d’enregistrement du pourvoi en cassation, il est explicitement mentionné que les deux documents constituent un seul et unique pourvoi. Dans ce cas, le document supplémentaire doit être signé par le demandeur en cassation et l’agent du greffe.
Se tournant vers les faits de la cause, la Cour de cassation nota qu’aux actes d’enregistrement des pourvois en cassation exercés par les requérants étaient joints des pourvois distincts signés par leur représentant sans pour autant qu’ils soient signés par l’agent du greffe du tribunal correctionnel de Larissa. La Cour de cassation conclut que les deux documents ne pouvaient pas constituer un seul et unique pourvoi en cassation et que les recours exercés par les requérants devaient donc être déclarés irrecevables (arrêts nos 2159-2160/2008). Ces arrêts furent mis au net et certifiés conformes le 7 novembre 2008.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Aux termes de l’article 474 du Code de procédure pénale, un recours est exercé par déclaration soumise au greffe du tribunal ayant délivré le jugement attaqué. Un rapport est dressé en ce sens qui doit être signé par celui qui soumet la déclaration précitée et celui qui la réceptionne. Selon l’article 509 § 1 du Code de procédure pénale, l’article 474 du même Code s’applique aussi dans le cas du pourvoi en cassation. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1959 et réside à Dobroieşti, dans le département d’Ilfov.
Par un jugement du 30 juin 1998, le tribunal départemental de Bucarest le condamna à une peine de sept ans d’emprisonnement pour tentative de meurtre. Ce jugement ne fut pas immédiatement mis à exécution, l’intéressé résidant en Turquie à ce moment-là. En 2011, le requérant fut extradé vers la Roumanie en vue d’y exécuter sa peine.
Le requérant purgea sa peine dans plusieurs établissements pénitentiaires roumains avant d’être mis en liberté le 31 octobre 2014. L’objet de sa requête est toutefois limité aux conditions de détention dans deux de ces établissements : la prison de Giurgiu (où il fut incarcéré du 29 septembre 2011 au 4 février 2013) et celle de Bucarest-Jilava (où il fut incarcéré du 4 février 2013 au 23 mars 2014).
A. La version du requérant
Le requérant décrit des conditions de détention similaires dans ces deux prisons et se plaint notamment de la surpopulation carcérale. À la prison de Giurgiu, il aurait partagé une petite cellule avec dix autres détenus. À la prison de Bucarest-Jilava, trente-huit détenus auraient partagé une cellule de 45 m2 équipée de lits superposés sur trois niveaux.
Par ailleurs, le requérant, qui est musulman, allègue qu’il n’a pas pu, en raison de la surpopulation carcérale dénoncée par lui dans les deux prisons susmentionnées, dérouler son tapis de prière et faire sa prière devant les autres détenus. Il soutient également qu’il avait demandé des repas conformes aux prescriptions de sa religion mais que ses demandes sont restées sans réponse.
B. La version du Gouvernement
Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas été affecté par la surpopulation carcérale pendant sa détention à la prison de Giurgiu. Il indique que le requérant y a partagé plusieurs cellules de 20,15 m2 avec un nombre de détenus allant de deux à cinq et qu’il a pu ainsi bénéficier d’un espace personnel de 3,40 m2 au minimum. Toutefois, le Gouvernement admet que l’espace de vie du requérant a été réduit à moins de 2 m2 dans la prison de Bucarest-Jilava. S’agissant des autres aspects de la détention, notamment le chauffage, les conditions d’hygiène et l’accès aux toilettes, le Gouvernement indique que ces conditions ont été satisfaisantes pendant toute la durée de la détention du requérant.
Le Gouvernement indique que, dans la présente espèce, à la différence du requérant dans l’affaire Vartic c. Roumanie (no 2) (no 14150/08, 17 décembre 2013), le requérant s’est vu offrir une diète sans porc conforme aux préceptes de sa religion et qu’il a également pu recevoir des colis avec des produits alimentaires de la part de sa famille.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 275/2006 sur les droits des personnes détenues (« la loi no 275/2006 »), en vigueur au moment des faits, sont décrites dans l’affaire Cucu c. Roumanie (no 22362/06, § 56, 13 novembre 2012). En particulier, cette loi consacrait le droit des personnes détenues à exercer leur religion en détention. En outre, ses dispositions pertinentes en l’espèce étaient ainsi rédigées :
Article 38
« 2. Les personnes condamnées à des peines privatives de liberté peuvent se plaindre des mesures relatives à l’exercice des droits prévus par le présent chapitre [et] décidées par l’administration de l’établissement pénitentiaire devant le juge délégué à l’exécution des peines, dans un délai de dix jours à compter de la date à laquelle elles ont pris connaissance des mesures en cause. »
Article 40
« 1. La liberté de conscience et des opinions ainsi que la liberté des croyances religieuses des personnes qui exécutent des peines privatives de liberté ne peuvent pas être restreintes.
Les personnes condamnées peuvent participer, sur la base de leur libre consentement, aux services et réunions religieux organisés dans les établissements pénitentiaires et peuvent se procurer et détenir des publications à caractère religieux, ainsi que des objets de culte. »
Les rapports internationaux pertinents en l’espèce, dont ceux du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« le CPT »), sont décrits dans l’affaire Iacov Stanciu c. Roumanie (no 35972/05, §§ 125-129, 24 juillet 2012). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1946 et réside à Sant’Angelo In Campo (Lucques).
A. La « lettre circulaire » du requérant
En 2001, le requérant exerçait le métier d’avocat. En septembre 2001, il envoya au Conseil Supérieur de la Magistrature (ci-après, le « CSM ») un courrier dans lequel il se plaignait du comportement d’un juge du tribunal de Lucques, X. Il communiqua ensuite par une « lettre circulaire » à plusieurs juges du même tribunal le contenu de son courrier au CSM, sans toutefois mentionner explicitement le nom de X.
Dans ses parties pertinentes, la lettre en question se lit comme suit :
« Avant que des nouvelles erronées ou non véridiques vous parviennent, avant que l’esprit de corps puisse prévaloir par rapport à une juste interprétation des raisons qui m’ont poussé à m’adresser au CSM, au ministère de la Justice, au Conseil national des notaires et au Conseil national des avocats, quant à la conduite de deux magistrats du tribunal de Lucques dans le cadre d’une procédure pour division judiciaire à laquelle mes clientes étaient partie, avant que quelqu’un de mes collègues vienne à s’excuser, à mon nom, pour mon initiative, en me présentant peut-être en tant que fou ou irresponsable, j’ai l’intention de clarifier et de vous communiquer les raisons qui m’ont conduit à cela.
Est pendant en cassation un pourvoi contre un jugement du tribunal de Lucques, dans lequel le tribunal, se prononçant contre les demandes d’une concubine et décidant la procédure de partage d’héritage y relative, avait chargé le juge d’instruction de procéder à la vente d’un appartement, unique bien à diviser entre les héritiers, dans lequel vivaient la concubine et sa fille, héritière, née dans le cadre du concubinage. Puisque le jugement du tribunal de Lucques n’était pas définitif, l’on ne pouvait ni procéder à la vente ni entamer la procédure y relative, car l’article 791 du code de procédure civile l’interdit explicitement.
L’autre héritier a cependant sollicité [...] la vente, et le juge d’instruction, malgré nos demandes répétées de suspension de la vente, toutes rejetées, a fait en sorte que, après deux enchères sans acheteur, le bien fût assigné à un tiers lors des troisièmes enchères.
On va ci de suite indiquer les motivations spécifiques avec lesquelles toutes nos demandes ont été rejetées :
[Omissis].
En dépit de ceci, je tiens à préciser à titre préliminaire que je ne ressens aucune animosité envers la magistrature et les magistrats en général, et que je considère en revanche importante et irremplaçable pour la société civile la fonction que les magistrats accomplissent.
Il y a et il y a eu des magistrats qui accomplissent et ont accompli leur rôle avec une grande dignité et honorabilité (decoro), et qui méritent toute mon admiration et l’admiration de tous ceux qui travaillent dans le secteur de la justice. Je vais rappeler, pour tous, Y, décédé, on peut le dire, sur le « champ de bataille ». Je me souviens encore qu’à l’audience il était, parmi tous ses collègues, celui qui, même dans sa condition de souffrance extrême et évidente, retenait le plus grand nombre d’affaires en jugement, et il a fait cela jusqu’à sa dernière heure. J’avoue que si j’avais pu lui épargner des efforts, vu ses conditions, je me serai volontiers chargé de son travail. Mais il y a aussi d’autres magistrats également méritoires qui, même pendant leurs vacances, travaillent, se rendent au bureau, dialoguent avec les avocats et avec lesquels il est possible d’envisager une forme de collaboration et de confrontation, et à ceux-ci également va toute mon estime et admiration.
Je sais bien que la justice est faite par les hommes et exactement à cause de cela les décisions peuvent être erronées et incomplètes. Je préfère cependant toujours une justice humaine à [une justice] administrée par des automatismes.
Ce que, toutefois, je n’accepte pas est que, lorsque les droits de la personne et la dignité de celui qui a pour tâche de les défendre sont en jeu, on puisse décider sur ces droits en ayant parti pris, en faisant peut-être usage d’arrogance ou encore qu’on puisse décider avec désintérêt et désengagement total. Je crois personnellement beaucoup dans l’autonomie de la magistrature et je crois que sans le respect de l’autonomie de celui qui est appelé à décider, on ne puisse pas décider sereinement et de manière équitable. L’autonomie, cependant, ne peut pas se transformer en pouvoir discrétionnaire absolu car ce faisant on se rapproche de l’arbitraire et on y parvient. J’ai tenu à préciser de quelle manière je perçois le sens de la justice et que j’ai la plus haute considération pour la fonction que les magistrats accomplissement et que mon admiration totale va à ceux qui exercent leur activité avec abnégation, engagement et honorabilité (decoro).
J’envie même les magistrats, car sans doute ils ont plus de temps pour étudier, pour approfondir les questions, pour prendre soin aussi d’autres intérêts culturels et sociaux, ce que l’avocat, par la nature et la spécificité de son travail, n’arrive pas toujours à faire et à bien faire. Souvent j’amène avec moi à la maison des choses à lire et à étudier et je finis, à la mi soirée, par m’endormir sur les livres après une journée passée à courir d’un bureau à l’autre la matinée, à répondre au téléphone et à recevoir les clients l’après-midi. Je comprends aussi que le secteur judiciaire est chargé de travail, de problématiques, que les bras ne sont pas nombreux et le travail est énorme, raison pour laquelle les protestations (esposti) ne servent certainement pas à rendre plus facile et à faire le travail qu’il faut accomplir, et qu’on aurait plus besoin de collaboration et de dialogue que de protestations. Il y a cependant des limites que je considère que l’on ne peut pas franchir et, après y avoir réfléchi pendant un temps non négligeable, j’ai décidé de présenter cette protestation-là [note du greffe : le courrier au CSM]. Je reproduis la partie finale de la protestation dans laquelle je me demande quel est le sens du métier de l’avocat et s’il est licite de toujours accepter toute décision et comportement :
« Ce défenseur tient à préciser ce qui suit :
Il est regrettable de présenter cet écrit à l’encontre de personnes qui, même [si elles exercent] des fonctions différentes, ce défenseur considère comme des « collègues » selon la qualification commune de professionnels du droit. Il estime cependant y être obligé là où il y a désengagement, indifférence totale vis-à-vis des demandes légitimes du citoyen au nom duquel l’on administre la justice, conviction de l’impunité car l’on occupe une position de « pouvoir », même s’il devrait s’agir de l’exercice d’une « fonction », et last but not least, manque de respect pour la dignité et la responsabilité de la profession que ce défenseur exerce.
Ce défenseur a prêté son œuvre au cours de trois degrés de juridiction, a soutenu pour compte de ses clientes de coûts très élevés, au point que, si l’on devait appliquer le tarif professionnel, l’on dépasserait le montant des droits revendiqués, a demandé, par trois réclamations à la cour d’appel de Florence, la suspension de l’exécution aux termes de l’article 373 du code de procédure civile, toutes rejetées par des motivations qui laissent bien à désirer – mais ce n’est pas ça l’objet de cette protestation –, a accumulé une montagne d’actes, d’écrits et de documents à faire peur, a vu partir en fumée la saisie relative à sa propre créance.
Dans le temps consacré à ces défenses, il aurait sans doute pu s’occuper de quinze affaires de complexité moyenne et normale.
Si le travail, n’importe quel travail, à condition qu’il soit licite, a sa propre protection et sa propre dignité, alors le magistrat aussi (et sa fonction et son rôle lui imposeraient cela encore plus qu’à toute autre personne) ne peut pas se permettre de ne pas respecter le travail d’autrui, y compris celui de l’avocat.
En tant qu’avocat, ce défenseur a la responsabilité de donner des certitudes à son client, qui est ce citoyen au nom duquel la justice est administrée (les jugements ont l’entête « Au nom du peuple italien »).
Quelle certitude peut-il donner un avocat si chaque juge, au lieu d’appliquer les lois, ne les applique pas, leur donne l’interprétation qu’il préfère, ne donne même pas de motivation quant à son interprétation des lois en question ? Notons que le système des appels et des réclamations ne garantit pas le citoyen. Le juge est un homme et il peut commettre des erreurs (l’erreur est humaine), mais il ne peut et il ne doit pas se tromper volontairement, avec dol ou faute grave ou par manque d’engagement, et le citoyen devrait voir ses demandes accueillies, à condition qu’elles soient bien fondées, et ce dès la première heure. Il y a un grand nombre d’affaires ; ceci s’explique aussi par le fait que si beaucoup de décisions avaient été prises de manière correcte dès le début, on aurait évité la prolifération des affaires, des procédures, des demandes, comme en l’espèce. Pour ne pas parler de toutes ces affaires, nombreuses, où le citoyen, déçu et incrédule face à des décisions hors norme, ayant perdu toute confiance en la justice, renonce à tout appel. Cela entraîne un manque justifié de confiance en la justice et une augmentation de travail et de frais pour l’État, et ce à cause du surplus de travail pour les autres juges, les greffes, les huissiers de justice.
Et quelle justification et explication le défenseur peut-il donner à ce client auquel, avec toute précaution, a prospecté un certain résultat, et il présente ensuite une décision du juge diamétralement opposée ?? Si cela est le fruit d’une erreur, d’un manque de connaissance, d’engagement ou d’approfondissement du défenseur, celui-ci en prend la responsabilité ; mais lorsque ceci dépend du juge, le défenseur en subit un préjudice car le client aura en tout cas une opinion négative de l’activité de son défenseur. Les clients et les citoyens, sont-ils en mesure de comprendre si c’est l’avocat ou le juge qui s’est trompé et dans quelle mesure ?? Si l’avocat n’obtient pas des résultats appropriés avec des arguments juridiques, quel autre moyen doit-on chercher ?? Que doit-il faire l’avocat pour obtenir ce dont il a professionnellement droit ?? .. Ou bien l’avocat ne doit pas se poser ces problèmes et doit continuer à vivoter en cultivant son propre jardin (il suo orticello), en cherchant de protéger sa tête de tuiles qui pourraient chuter d’en haut, car d’un côté il n’est pas protégé, et de l’autre il est à la merci du pouvoir discrétionnaire d’autrui ?? .. Se désintéressant complètement de sa propre dignité professionnelle ?? ...
Lorsque cet écrit vous parviendra je serai en train de subir une intervention chirurgicale. Je regrette ne pas pouvoir, en ce moment, fournir des clarifications ou explications ultérieures à ceux qui pourraient en demander. Je suis cependant prêt, si nécessaire, à répondre de ma conduite et à fournir toute les clarifications qu’on pourrait me demander après cette intervention, lorsque je serai à nouveau en bonne santé. »
B. La procédure de première instance
Estimant que certaines expressions utilisées dans la lettre circulaire portaient atteinte à sa réputation, X porta plainte pour diffamation à l’encontre du requérant.
Puisque X était juge à Lucques, aux termes de l’article 11 du code de procédure pénale (le « CPP »), le dossier fut transmis aux autorités judiciaires de Gênes.
Le 13 février 2003, le parquet de Gênes renvoya le requérant en jugement devant le tribunal de cette même ville.
X se constitua partie civile dans la procédure pénale contre le requérant.
Selon le chef d’accusation, dans la lettre circulaire le requérant avait exprimé des critiques admissibles (lecite) quant aux modalités d’interpréter et d’accomplir le travail de juge, mais avait ensuite excédé les limites de son droit à la liberté d’expression, écrivant notamment les phrases suivantes :
- « l’autonomie (...) ne peut pas se transformer en pouvoir discrétionnaire absolu car ce faisant on se rapproche de l’arbitraire et on y parvient » ;
- « en ayant parti pris, en faisant peut-être usage d’arrogance (...) décider avec désintérêt et désengagement total » ;
- « le magistrat (...) ne peut pas se permettre de ne pas respecter le travail d’autrui, y compris celui de l’avocat » ;
- « Le juge est un homme et il peut commettre des erreurs (...), mais il ne peut et il ne doit pas se tromper volontairement, avec dol ou faute grave ou par manque d’engagement. »
Lors de l’audience du 4 mars 2004, le représentant du parquet indiqua que le requérant devait être accusé également d’injure, étant donné qu’il ressortait de la déposition de X que ce dernier avait lui aussi reçu une copie de la lettre circulaire.
Par un jugement du 3 février 2005, dont le texte fut déposé au greffe le 11 février 2005, le tribunal de Gênes condamna le requérant pour diffamation et injure à quatre mois d’emprisonnement, ainsi qu’au remboursement des frais de justice de X (s’élevant à 2 000 euros (EUR)) et à la réparation du préjudice subi par ce dernier. Le montant de ce préjudice devait être fixé dans une procédure civile séparée ; le tribunal octroya cependant à X un acompte (provisionale) de 15 000 EUR.
Le tribunal observa qu’il n’était pas contesté que le requérant avait écrit la lettre circulaire et avait demandé à sa secrétaire d’en faire parvenir une copie aux magistrats des sections civiles du tribunal de Lucques. Au cours du procès, le requérant avait présenté un mémoire et avait fait des déclarations spontanées ; ses défenses ne permettaient cependant pas d’ignorer la nature offensante des expressions utilisées dans la lettre circulaire, ce qui était d’autant plus grave si l’on songeait que le requérant était un avocat. Dans sa lettre, le requérant précisait avoir le plus grand respect pour la magistrature et pour les magistrats qui accomplissaient leurs fonctions avec « abnégation, engagement et dignité ». Ceci, toutefois, n’était évidemment pas le cas de X, accusé par le requérant d’être arrogant et désengagé, convaincu d’être intouchable car il occupait une position de pouvoir et d’avoir commis des erreurs volontaires, avec dol ou faute grave ou par manque d’engagement. Ces accusations s’expliquaient non pas par l’inertie de X dans le traitement d’une affaire, mais par les décisions que X avait pris dans le cadre de celle-ci, en rejetant toute demande du requérant. Au lieu de réitérer ses arguments juridiques, ce dernier avait dépassé les limites de son droit à la critique, alléguant que X s’était trompé « volontairement », ce qui offensait de manière grave l’honorabilité du magistrat en question.
Selon le tribunal, l’objet des accusations contenues dans la lettre circulaire ne pouvait être que X, comme démontré par les courriers similaires, qui mentionnaient explicitement ce magistrat, adressés par le requérant et ses clientes au CSM, au ministère de la Justice et aux Conseils nationaux des notaires et des avocats.
Le requérant ne pouvait bénéficier de la cause de justification (esimente) de la provocation (article 599 du code pénal, ci-après le « CP »). En effet, à supposer même que les décisions de X pouvaient s’analyser en de « faits injustes », la lettre circulaire, envoyée environ quatre mois après l’adoption de ces décisions, ne constituait pas une réaction immédiate à celles-ci.
C. L’appel
Le requérant interjeta appel.
Il allégua, entre autres, que les infractions qui lui étaient reprochées n’étaient punies que par une simple amende, que la peine infligée était disproportionnée et que l’acompte qu’il devait verser était d’un montant excessif. De plus, dans sa plainte, X n’avait pas mentionné avoir été lui-même destinataire de la lettre circulaire, ce qui empêchait de juger le requérant par rapport à l’infraction d’injure. Le requérant soutenait également qu’il ne ressortait pas du texte de sa lettre que le destinataire de ses critiques était X et que ce document, évalué globalement, n’était qu’une manifestation de ses frustrations vis-à-vis des disfonctionnements de la justice en général.
Enfin, à titre subsidiaire, il estimait qu’il devait bénéficier de la cause de justification de la provocation. Il soulignait que, dans le cadre d’une procédure pour partage d’héritage, X avait à plusieurs reprises rejeté ses demandes visant à obtenir la suspension d’une vente aux enchères d’un appartement, et que les décisions de X avaient ensuite été renversées par un autre juge.
À l’audience du 12 mars 2007, le requérant déclara qu’il n’avait pas l’intention d’offenser personnellement X et produisit des documents attestant son état de santé précaire.
Par un arrêt du 12 mars 2007, dont le texte fut déposé au greffe le 2 avril 2007, la cour d’appel de Gênes déclara qu’aucune poursuite ne pouvait être entamée par rapport à l’infraction d’injure, vu l’absence d’une plainte, et réduisit la peine pour l’infraction de diffamation à 400 EUR d’amende. Elle déclara cette peine entièrement remise (condonata), et condamna le requérant à la réparation des dommages subis par X, qu’elle chiffra à 15 000 EUR, ainsi qu’au remboursement des frais de justice encourus par ce dernier en appel (2 000 EUR).
La cour d’appel observa que dans la première partie de sa lettre circulaire, le requérant relatait les vicissitudes de la procédure de partage d’héritage où X avait adopté les décisions contestées. Il ajoutait ensuite qu’il regrettait de présenter ses doléances à l’encontre de personnes (X et un autre magistrat) que, bien qu’exerçant des fonctions différentes des siennes, il considérait des « collègues ». De plus, les juges du tribunal de Lucques, interrogés en première instance, n’avaient eu aucune difficulté à identifier X comme le destinataire des critiques contenues dans la lettre circulaire. Dans ces circonstances, l’argument du requérant selon lequel cette dernière n’était qu’une manifestation de mécontentement envers la justice en général ne pouvait être retenu.
Aux yeux de la cour d’appel, les décisions prises par X dans le cadre de la procédure de partage d’héritage pouvaient, tout au plus, passer pour « erronées », mais n’auraient su être considérées « injustes ». La cour d’appel souligna également que l’une des questions au centre du différend (l’existence de droits de succession en faveur du concubin) avait été tranchée par la Cour de cassation dans un sens opposé à celui préconisé par le requérant. Le Conseil national de l’ordre des avocats avait par ailleurs noté que les écrits du requérant auraient pu s’analyser en un moyen de pression envers les magistrats concernés.
Selon la cour d’appel, le requérant n’avait pas explicitement attaqué la partie du jugement de première instance considérant que les expressions contenues dans la lettre circulaire avaient excédé les limites du droit à la critique.
L’intéressé, dont le casier judiciaire était vierge, devait bénéficier de circonstances atténuantes, et aux termes de l’article 52 du décret législatif no 274 de 2000 (paragraphe 32 ci-après), la peine pour la diffamation était désormais une simple amende (et non une peine privative de liberté).
La cour d’appel nota que la diffusion, au sein d’un petit tribunal, d’une lettre telle que celle rédigée par le requérant ne pouvait que léser la dignité du magistrat qui y était visé, ainsi que son image de juge indépendant. Les expressions utilisées par le requérant, en dehors d’un acte procédural, visaient à mettre en question le professionnalisme de X, présenté comme un juge partisan et laxiste, et ce au sein d’une communauté restreinte. À la lumière de ces considérations, la cour d’appel, jugeant en équité, octroya à la partie civile 15 000 EUR pour préjudice moral.
D. Le pourvoi en cassation
Le requérant se pourvut en cassation.
Il réitéra ses doléances et, se référant à un certain passage de son acte d’appel, il indiqua que la cour d’appel avait commis une erreur lorsqu’elle avait affirmé que le prévenu n’avait pas contesté la nature offensante des expressions contenues dans la lettre circulaire. En tout état de cause, le juge était tenu, à tout stade de la procédure, de vérifier d’office si le fait reproché était, ou non, constitutif d’une infraction pénale.
Par un arrêt du 12 novembre 2008, dont le texte fut déposé au greffe le 17 décembre 2008, la Cour de cassation, estimant que la cour d’appel avait motivé de manière logique et correcte tous les points controversés, débouta le requérant de son pourvoi.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
L’article 595 du CP puni l’infraction de diffamation. Dans ses parties pertinentes, cette disposition se lit comme suit :
« Quiconque (...), en communiquant avec plusieurs personnes, offense la réputation d’autrui est puni par un emprisonnement jusqu’à un an ou par une amende jusqu’à 1 032 EUR.
Si l’offense consiste en l’attribution d’un fait déterminé, la peine est un emprisonnement jusqu’à deux ans ou une amende jusqu’à 2 065 EUR.
Si l’offense est diffusée par les biais de la presse ou par tout autre moyen de publicité ou bien dans un acte public, la peine est un emprisonnement [allant] de six mois à trois ans ou une amende non inférieure à 516 EUR.
Si l’offense porte sur un corps politique, administratif ou judiciaire, ou sur l’une de ses représentations (...), les peines sont augmentées. »
Le décret législatif no 274 du 28 août 2000 (article 4 § 1 a)) a attribué au juge de paix la compétence de se prononcer, entre autre, sur des affaires de diffamation. Aux termes de l’article 52 § 2 a) dudit décret :
« Pour les (...) infractions de la compétence du juge de paix, les peines sont ainsi modifiées :
a) lorsque l’infraction est punie par une peine [d’emprisonnement] alternative par rapport à celle de [l’amende], on applique la peine pécuniaire (...) [allant] de 500 000 lires à 5 000 000 [lires] ; si la peine privative de liberté est supérieure dans son maximum à six mois, on applique la peine pécuniaire précitée ou la peine de la détention domiciliaire [allant] de six à trente jours ou bien la peine du travail d’utilité publique pour une période [allant] de dix jours à trois mois ;
(...). » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1961 et réside à Istanbul.
À une date non précisée, le requérant, commandant dans la marine, fut mis en accusation devant un tribunal militaire pour outrage à la mémoire d’Atatürk.
Il lui était reproché d’avoir, lors d’une visite d’inspection qu’il effectua sur un navire le 24 novembre 1997, dit à un sous-officier en montrant du doigt des représentations d’Atatürk fixées sur un mur : « [t]ant qu’à faire, tu aurais pu en accrocher une plus grosse, de ses caboches » (daha büyük kellesini assaydın bari).
Le 2 juin 1998, le tribunal militaire le condamna à une peine d’emprisonnement d’un an et refusa de lui accorder un sursis à l’exécution de cette peine. Il relevait que le terme « kelle » désignait normalement la tête, mais qu’il pouvait également avoir un sens argotique renvoyant à la tête d’animaux. Le tribunal indiquait ensuite qu’il aurait fallu utiliser les mots « tête » ou « buste » et non pas le terme kelle, que le requérant aurait employé à dessein dans l’intention d’outrager la mémoire d’Atatürk.
À une date non précisée, la Cour de cassation militaire cassa le jugement et renvoya l’affaire devant le tribunal militaire. Les motifs de cette décision ne résultent pas du dossier.
Le 12 décembre 2000, le tribunal militaire, statuant sur renvoi à la suite de l’examen de la Cour de cassation militaire, rendit une ordonnance d’incompétence au motif que le requérant était depuis peu en retraite anticipée et que l’affaire relevait désormais des juridictions ordinaires.
L’affaire fut renvoyée devant le 17e tribunal correctionnel d’İzmir. Dans son jugement du 27 mai 2002, ce tribunal indiquait que le requérant, effectuant une visite d’inspection sur un navire, était arrivé au bureau administratif, où il avait montré du doigt les photos d’Atatürk épinglées au mur par un sous-officier, en demandant à celui-ci, en présence de trois autres militaires : « [q]uoi ? Tu as organisé un coin dédié à Atatürk ? » Le tribunal correctionnel précisait, sur la base des dépositions, que le requérant avait ensuite tenu les propos suivants :
« Arrête de faire semblant. Je sais qui est atatürkiste. (...) Si c’est vraiment nécessaire de placer quelque chose sur la table, tu n’as qu’à y mettre la caboche d’Atatürk, sinon je te donnerai celle qui se trouve dans le bureau de police. »
Dans sa défense devant le 17e tribunal correctionnel d’İzmir, le requérant soutint, notamment, qu’il n’avait pas eu l’intention d’outrager la mémoire d’Atatürk. Il affirma avoir ordonné au sous-officier d’enlever immédiatement les photos en question car celles-ci auraient été froissées, et qu’il avait fait usage du terme kelle sous le coup de l’énervement.
Après avoir procédé à l’examen de l’ensemble des éléments de preuve soumis, le 17e tribunal correctionnel considéra que l’emploi du terme kelle par le requérant pour se référer aux représentations d’Atatürk avait fait outrage à la mémoire de celui-ci. Il condamna le requérant à une peine d’emprisonnement d’un an en application de l’article 1 de la loi no 5816 pénalisant l’atteinte à la mémoire d’Atatürk (« la loi no 5816 »). Il refusa d’accorder une quelconque remise de peine, de commuer cette peine en amende pécuniaire ou d’accorder un sursis à son exécution, estimant qu’il n’était pas parvenu à la conviction que le requérant ne commettrait pas de nouvelles infractions.
À une date non précisée, le requérant forma un pourvoi contre le jugement du 27 mai 2002.
Par un arrêt du 17 mars 2005, la 9e chambre criminelle de la Cour de cassation confirma le jugement attaqué. Elle considérait, notamment, que le tribunal de première instance avait justifié sa décision par des motifs convaincants.
Le 1er juin 2005, la loi no 5237 relative au nouveau code pénal (« le nouveau code pénal ») entra en vigueur.
Le 26 octobre 2005, le requérant adressa une lettre au 17e tribunal correctionnel d’İzmir demandant que sa peine d’emprisonnement, qui n’avait pas encore été exécutée, fût commuée en une des mesures alternatives prévues aux articles 50 et 51 du nouveau code pénal.
Le 27 octobre 2005, après la réouverture de la procédure, le 17e tribunal correctionnel d’İzmir réitéra la condamnation du requérant à la peine d’emprisonnement d’un an en application de l’article 1 de la loi no 5816. À cet égard, il précisait que, même si la culpabilité du requérant était établie, il n’en demeurait pas moins que le requérant avait délibérément fait usage du terme kelle sous l’emprise de la colère. Aussi, le tribunal commua-t-il ladite peine d’emprisonnement en une mesure d’interdiction d’exercer toute activité politique pendant une durée de deux ans, en application de l’article 50, paragraphe 1 c) du nouveau code pénal.
Le 30 décembre 2008, la 11e chambre criminelle de la Cour de cassation infirma l’arrêt du 27 octobre 2005 en raison, d’une part, de l’absence d’audience devant le tribunal correctionnel et, d’autre part, de la nécessité de réexaminer l’affaire à la lumière de l’article 231 du code de procédure pénale. Le dossier fut renvoyé devant le 17e tribunal correctionnel d’İzmir.
Le 2 juillet 2009, le 17e tribunal correctionnel d’İzmir prononça de nouveau la condamnation du requérant à une peine d’emprisonnement d’un an en application de l’article 1 de la loi no 5816 ; puis, sur le fondement des articles 50 a) et 52 du nouveau code pénal, il commua ladite peine en une peine d’amende de 7 300 livres turques (TRY) (soit environ 3 400 euros (EUR) à cette date). Le tribunal précisa en outre que l’article 231 du code de procédure pénale ainsi que l’article 51 du nouveau code pénal ne trouvaient pas à s’appliquer du fait de l’absence de conviction selon laquelle le requérant ne commettrait pas de nouvelles infractions.
À une date non précisée, le requérant se pourvut en cassation contre le jugement du 2 juillet 2009.
La loi no 6352 entra en vigueur le 5 juillet 2012. Elle modifiait diverses lois en vue d’accroître l’efficacité des services judiciaires et de suspendre les procès et les peines rendues dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias.
Par un arrêt du 30 avril 2013, la 9e chambre criminelle de la Cour de cassation confirma le jugement attaqué, mais ordonna qu’il fût sursis à l’exécution de la peine en cause en application de l’article 1 provisoire de la loi no 6352.
Le 29 août 2013, le 17e tribunal correctionnel d’İzmir se conforma à l’arrêt de cassation et décida de surseoir à l’exécution de la peine d’amende de 7 300 TRY pendant une durée de trois ans en application de l’article 1 provisoire de la loi no 6352.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
L’article 1 de la loi no 5816 pénalisant l’atteinte à la mémoire d’Atatürk est ainsi libellé :
« Quiconque injurie ou insulte explicitement la mémoire d’Atatürk sera puni d’un an à trois ans d’emprisonnement. Quiconque casse, ruine, corrompt ou salit les statues ou les gravures qui représentent Atatürk ou son tombeau sera puni d’un an à cinq ans d’emprisonnement. Quiconque incite à commettre les délits cités ci-dessus sera puni comme l’auteur principal. »
Le 1er juin 2005, la loi no 5237 relative au nouveau code pénal est entrée en vigueur. Elle dispose :
« Sanctions alternatives à une peine d’emprisonnement de courte durée
Article 50. (1) Une peine d’emprisonnement de courte durée [peut être commuée], en fonction de la personnalité du coupable, de sa situation sociale et économique, du repentir exprimé au cours de la procédure et des spécificités de la commission de l’infraction,
a) en une peine d’amende judiciaire,
(...)
d) en une mesure d’interdiction (...) de mener certaines activités politiques pour une durée allant de la moitié jusqu’au double de la sanction imposée.
(...) »
L’article 51, alinéa 1, du nouveau code pénal prévoit la possibilité de surseoir à l’exécution d’une peine d’emprisonnement de deux ans ou moins sous réserve, notamment, que le tribunal parvienne à la conviction que l’intéressé ne présente pas de risque de récidive.
Aux termes de l’article 52 du nouveau code pénal, les peines d’amende sont fixées en jours-amende. Leur montant est compris entre 5 et 730 jours-amende, sauf disposition contraire. La valeur du jour-amende est fonction de la situation économique et personnelle de l’intéressé. Elle ne peut être ni inférieure à 20 ni supérieure à 100 TRY. En outre, le juge peut accorder à l’intéressé, eu égard à sa situation économique et personnelle, un délai qui ne peut excéder un an pour acquitter l’amende, ou ordonner l’échelonnement du paiement de celle-ci sur une période ne pouvant dépasser deux ans.
L’article 231 du code de procédure pénale, issu de la loi no 5271 du 4 décembre 2004 et modifié par les lois nos 5560 du 6 décembre 2006 et 5728 du 23 janvier 2008 dispose, en ses passages pertinents en l’espèce :
« 5. Lorsque la peine à laquelle l’accusé a été condamné à l’issue de la procédure menée en raison de l’infraction imputée est inférieure ou égale à deux ans d’emprisonnement ou bien lorsqu’il s’agit d’une amende pénale, le tribunal peut décider de surseoir au prononcé du jugement. (...) Le sursis au prononcé du jugement signifie que le jugement ne crée pas de conséquence juridique à l’égard de l’accusé.
Pour que le tribunal puisse décider de surseoir au prononcé du jugement :
a) l’accusé ne doit pas avoir été antérieurement condamné pour une infraction volontaire ;
b) le tribunal doit, à la lumière des caractéristiques de la personnalité de l’accusé, de son attitude et de son comportement lors de l’audience, parvenir à la conviction qu’il ne commettra pas de nouvelle infraction ;
c) le préjudice de la victime ou du public résultant de la commission de l’infraction doit être intégralement réparé par voie de restitution, de remise en l’état antérieur à la commission de l’infraction ou d’indemnisation.
(...)
Lorsqu’il est décidé de surseoir au prononcé du jugement, l’accusé est soumis à un contrôle d’une durée de cinq ans. (...) »
La loi no 6352, entrée en vigueur le 5 juillet 2012, est intitulée « loi modifiant diverses lois en vue d’accroître l’efficacité des services judiciaires et de suspendre les procès et les peines rendues dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias ». Elle prévoit en son article provisoire 1, alinéas 1 c) et 3, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive lorsque celle-ci correspond à une amende ou à un emprisonnement inférieur à cinq ans, à condition qu’elle soit infligée pour une infraction commise avant le 31 décembre 2011, par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion. | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Contexte de l’affaire
La première requérante, Brantom International Sarl, est une société à responsabilité limitée de droit moldave ayant son siège à Chişinău. Le deuxième requérant, M. Vladimir Prudscoi, est un ressortissant moldave né en 1954 et résidant à Chişinău. Le troisième requérant, M. Iuri Periev, est un ressortissant moldave, né en 1950 et résidant à Chişinău.
À une date non précisée, les deuxième et troisième requérants introduisirent devant les autorités compétentes une demande en privatisation de l’appartement dont ils étaient locataires. L’immeuble, propriété publique, est situé au centre de Chişinău. En vertu d’un contrat conclu le 7 février 2002 avec l’État, les deuxième et troisième requérants devinrent propriétaires de l’appartement. Le 28 février 2002, ils vendirent l’immeuble à la première requérante.
Le 23 novembre 2004, la société S. entama une action tendant à l’annulation de la décision de privatiser l’appartement en cause et des deux contrats de vente.
Par jugement du 4 novembre 2005, le tribunal de Buiucani accueillit intégralement l’action. Il constata, entre autres, que les deuxième et troisième requérants n’habitaient pas l’appartement litigieux au moment de la privatisation.
Le 23 février 2006, la cour d’appel de Chişinău rejeta l’appel de la première requérante et confirma le jugement du 4 novembre 2005. La première requérante se pourvut en cassation.
Par arrêt irrévocable du 13 septembre 2006, la Cour suprême de justice cassa les décisions des instances inférieures et rejeta l’action de la société S. Elle releva, entre autres, que les deuxième et troisième requérants n’avaient pas été déchus, par jugement de tribunal, de leur droit d’occuper l’appartement litigieux. Cela infirmait, aux yeux de la Cour suprême, les conclusions des instances inférieures selon lesquelles ceux-ci n’habitaient pas ce logement et n’avaient pas le droit de le privatiser. Elle estima, en outre, que la première requérante était un acquéreur de bonne foi.
B. La révision de l’arrêt irrévocable en date du 13 septembre 2006
Le 12 novembre 2008, la société S. introduisit une demande en révision du procès. Elle invoqua avoir eu connaissance de nouvelles circonstances essentielles pour l’issue de l’affaire, notamment des écritures confirmant que le troisième requérant n’habitait pas dans le logement litigieux. Il s’agissait de la fiche personnelle de ce dernier délivrée par son employeur et des lettres des autorités locales et de l’association médicale territoriale.
La société requérante et le troisième requérant réclamèrent le rejet de la demande en révision considérant qu’elle était irrecevable.
Par jugement du 25 février 2009, la Cour suprême de justice accueillit la demande en révision, cassa son propre arrêt du 13 septembre 2006 et décida de réexaminer le pourvoi de la première requérante. Elle fit référence aux écritures fournies par la société S. attestant que le troisième requérant vivait depuis vingt ans à une autre adresse. La Cour suprême considéra que ces preuves, qui ne faisaient pas partie du domaine public, ne pouvaient pas être connues antérieurement et jugea que les conditions requises par l’article 449 b) du code de procédure civile (révision d’un arrêt lorsque de nouvelles circonstances essentielles pour l’issue de l’affaire ont été découvertes et ne pouvaient pas être connues avant) étaient réunies.
Par arrêt du 20 mai 2009, la Cour suprême rejeta le pourvoi de la première requérante formé contre l’arrêt de la cour d’appel de Chişinău du 23 février 2006 et confirma les décisions des instances inférieures rendues sur le fond de l’affaire.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Concernant la révision des décisions irrévocables, le droit interne pertinent est résumé dans les affaires Popov c. République de Moldova (no 2) (no 19960/04, §§ 27-29, 6 décembre 2005) et Jomiru et Creţu c. République de Moldova (no 28430/06, §§ 26 - 27, 17 avril 2012). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né à une date non précisée et réside à Ștefăneşti.
D’ethnie rom, le requérant est le père de Nelu Bălăşoiu, décédé le 5 juin 2002 à l’âge de dix-huit ans.
La genèse de l’affaire
a) Le placement de Nelu Bălăşoiu en garde à vue et l’enquête pénale menée à son encontre pour vol
Dans la nuit du 4 au 5 avril 2002, Nelu Bălăşoiu roulait dans une charrette accompagné par plusieurs amis roms tous mineurs. Une patrouille de gendarmes, qui les soupçonnaient d’avoir commis des vols, entreprit de les interpeller. Toutefois, seul Nelu Bălăşoiu fut arrêté, les personnes qui l’accompagnaient ayant réussi à s’échapper.
Accompagné par les gendarmes, Nelu Bălăşoiu fut amené au siège de la police à Târgu Cărbuneşti et remis aux policiers de service. Il fut placé en garde à vue. Interrogé, il déclara que, lors de son interpellation, il était accompagné par D.D., C.M., D.F.D. et B.L. Les policiers allèrent chercher ces personnes chez elles et les amenèrent au siège de la police.
Le 5 avril 2002, Nelu Bălăşoiu et D.D. furent interrogés par les policiers A.I. et C.S. et avouèrent leur participation à certains vols. Chaque page de ces déclarations fut signée par l’avocat O.A., sans que la qualité de ce dernier dans la procédure soit mentionnée. D.D. fut également placé en garde à vue.
Le même jour, D.F.D. et B.L. furent interrogés puis libérés.
Le 6 avril 2002, Nelu Bălăşoiu fut placé en détention provisoire au motif qu’il était soupçonné d’avoir commis un vol.
Le 8 avril 2002, Nelu Bălăşoiu et D.D. participèrent à une reconstitution des faits sur les lieux où un vol aurait eu lieu.
Le 17 avril 2002, Nelu Bălăşoiu fut interrogé en présence de l’avocat de son choix, O.A. Il mentionna par écrit qu’il faisait sa déclaration « de bon gré et sans contrainte » (de bună voie și nesilit de nimeni).
Toujours le 17 avril 2002, C.M. fut entendu en présence de l’avocat O.A., qui agissait en tant qu’avocat commis d’office.
Le 25 avril 2002, la police de Târgu Cărbuneşti rendit une décision de fin d’enquête pénale (referat de terminare a urmăririi penale) et proposa le renvoi en jugement de Nelu Bălăşoiu et de D.D. pour plusieurs infractions de vol.
Le 26 avril 2002, Nelu Bălăşoiu fut entendu par le parquet près le tribunal de première instance de Târgu Cărbuneşti en présence de l’avocat de son choix, O.A. Le même jour, C.M. et D.D. furent entendus en présence du même avocat.
Par un réquisitoire du 29 avril 2002, le parquet près le tribunal de première instance de Târgu Cărbuneşti ordonna le renvoi en jugement de Nelu Bălăşoiu, de D.D. et de C.M. du chef de vol.
Le 16 mai 2002, Nelu Bălăşoiu fut interrogé par le tribunal de première instance de Târgu Cărbuneşti. Sa déclaration fut ainsi consignée :
« J’avoue avoir accompli les faits pour lesquels j’ai été renvoyé en jugement ; je ne sollicite l’administration d’aucune preuve à décharge. »
b) La détention de Nelu Bălăşoiu au dépôt de police
Dès son interpellation, Nelu Bălăşoiu fut détenu au dépôt de police de Târgu Cărbuneşti (« le dépôt de la police »). Pendant sa détention dans ce dépôt, il partagea sa cellule à certaines périodes avec B.P., T.D. et D.I. Les mineurs D.D. et C.M. furent placés dans le même dépôt de la police dans des cellules différentes de celle de Nelu Bălăşoiu.
D.D. et C.M. furent remis en liberté rapidement et informèrent leurs parents qu’ils avaient été battus par les policiers lors de l’enquête et qu’ils avaient entendu Nelu Bălăşoiu crier et pleurer lorsqu’il était emmené pour les interrogatoires.
c) Le transfert de Nelu Bălăşoiu dans la prison de Târgu Jiu et ses examens médicaux
Le 14 mai 2002, Nelu Bălăşoiu fut transféré à la prison de Târgu Jiu (« la prison »).
Lors de son transfert, le médecin de la prison, M.D., constata qu’aucun dossier médical n’avait été constitué pour Nelu Bălăşoiu lors de sa détention au dépôt de la police. Il l’examina et ordonna son placement en quarantaine pour vingt-et-un jours pour dépister d’éventuelles maladies contagieuses. Il nota que Nelu Bălăşoiu avait été soumis à un examen radiologique afin d’identifier s’il souffrait de la tuberculose. Il remplit sa fiche médicale de détention et conclut que Nelu Bălăşoiu était « cliniquement sain ». Aucune mention ne fut faite de la présence ou de l’absence de traces de violences sur le corps de Nelu Bălăşoiu.
P.D., le frère de Nelu Bălăşoiu, rendit visite à ce dernier dans la prison. Au cours de ces visites, Nelu Bălăşoiu aurait informé son frère qu’il avait été battu par les policiers au dépôt de police.
Le 28 mai 2002, Nelu Bălăşoiu se sentit mal et demanda à être examiné par un médecin. Il fut examiné par une infirmière, qui nota comme diagnostic « colique biliaire » et lui administra un traitement médicamenteux.
Le 29 mai 2002, Nelu Bălăşoiu ressentit des douleurs abdominales et fut pris de vomissements. Il fut examiné par le médecin de la prison, qui lui prescrivit un traitement médicamenteux.
Le 3 juin 2002, l’état de santé de Nelu Bălăşoiu se dégrada visiblement et ses codétenus appelèrent le médecin. Il fut à nouveau examiné par le médecin de la prison et transféré en urgence à l’hôpital public de Târgu Jiu. Une « pleurésie basale gauche » fut diagnostiquée et déclarée à observer. Son hospitalisation dans l’hôpital-prison de BucarestJilava fut recommandée. Il fut transféré le 4 juin 2002 dans ce dernier hôpital.
Lors de son hospitalisation, il fut établi qu’il souffrait de « glomérulonéphrite aiguë (...), d’insuffisance rénale aiguë, de bronchopneumonie avec une étiologie non précisée, [et] d’anémie secondaire sévère ». Les motifs d’hospitalisation indiqués étaient la présence de douleurs dans la région thoracique, la présence de température et de frisons ainsi que des œdèmes sur les membres inférieurs et sur le visage. Il était noté dans un document médical que ces symptômes dataient d’environ deux mois et qu’ils s’étaient accentués progressivement les deux dernières semaines précédant l’hospitalisation.
Nelu Bălăşoiu fut soumis à des examens et un traitement lui fut administré. Le 5 juin 2002, à 10h 20, il décéda.
Le 7 juin 2002, le médecin légiste du département de médecine légale indiqua que la cause directe du décès était une « insuffisance cardio-respiratoire aiguë » et que la cause déterminante initiale était « une pneumopathie aiguë atypique ».
d) Les conclusions du rapport d’autopsie
À une date non précisée, un médecin légiste procéda à une autopsie du corps de Nelu Bălăşoiu. Selon le rapport d’autopsie, ce dernier était décédé à la suite d’une insuffisance rénale aiguë, compliquée par une bronchopneumonie, alors que son organisme présentait de multiples affections organiques, à savoir une tuberculose pulmonaire, une myocardite subaiguë, des lésions hépatiques et une pyélonéphrite subaiguë. Le médecin légiste nota également que si ces affections avaient été identifiées pendant la période de quarantaine et traitées correctement, Nelu Bălăşoiu aurait eu des chances de survie.
Le médecin légiste nota également la présence d’une lésion sur le corps de Nelu Bălăşoiu, à savoir une infiltration sanguine épicrânienne, causée par un coup avec/ou contre un corps dur, un ou deux jours avant le décès. Cette lésion qui ne présentait aucun lien de causalité avec le décès, aurait nécessité en cas de survie, deux à trois jours de soins médicaux.
La plainte pénale du requérant pour mauvais traitements
Entre-temps, expliquant que leurs enfants leur avaient indiqué avoir été maltraités par les policiers lors de l’enquête (paragraphe 20 ci-dessus), le 27 avril 2002 le requérant et les parents de C.M. et D.D. avaient saisi le parquet militaire de Craiova d’une plainte pénale contre A.I. Ils alléguaient qu’A.I. avait fait subir des mauvais traitements à leurs fils gardés à vue pour qu’ils reconnaissent des vols qu’ils n’avaient pas commis. Ils indiquaient également qu’A.I. s’était déplacé chez eux pour leur demander de restituer la valeur de biens qui avaient fait l’objet de vols commis par d’autres personnes que leurs fils, et qu’il les avait menacés, en cas de refus, de garder ces derniers en détention et de les battre pendant des années. Ils donnaient les noms de trois mineurs ayant été incarcérés à la même période que le fils du requérant et qui, après avoir été remis en liberté, avaient dit à leurs parents avoir subi des mauvais traitements de la part des policiers.
Ils fondaient leur plainte sur les déclarations de leurs fils remis en liberté et qui affirmaient avoir été battus par le policier A.I.
Le 22 mai 2002, le procureur militaire interrogea A.I., qui nia les faits reprochés. Nelu Bălăşoiu ne fut pas interrogé.
Le requérant ne fut pas informé de l’enquête avant le décès de son fils.
Le décès de Nelu Bălăşoiu fut largement médiatisé dans la presse nationale et locale, qui publia des articles indiquant que « les Roms de Târgu Cărbuneşti accus[ai]ent la police d’avoir tué un jeune détenu ». L’organisation Romani CRISS intervint dans l’affaire. Le 10 juin 2002, elle demanda notamment aux autorités des renseignements sur les circonstances du décès de Nelu Bălăşoiu et sur le rapport d’autopsie.
L’enquête pénale menée quant à la cause du décès de Nelu Bălăşoiu
a) Les premiers actes d’enquête
À la suite du décès de Nelu Bălăşoiu, les autorités constituèrent d’office une commission composée d’officiers de l’Inspection générale de la police afin d’enquêter sur les circonstances de son décès. L’enquête fut menée en collaboration avec le parquet militaire de Craiova, saisi par le requérant. Ce dernier reformula sa plainte et indiqua que son fils avait été soumis à des mauvais traitements et à la torture lors de sa détention au dépôt de police, ce qui avait mené à la dégradation rapide de son état de santé et à son décès. À une date non-précisée, des poursuites pénales furent commencées contre le médecin M.D. des chefs d’abus de fonction et de négligence au service, infractions punies par les articles 246 et 249 du code pénal en vigueur à l’époque des faits et contre A.I. du chef de mauvais traitements puni par l’article 267/1 du même code pénal.
i) L’interrogatoire des témoins
Le 11 juin 2002, le policier C.C. dressa un rapport dans lequel il indiqua qu’il n’avait pas interrogé Nelu Bălăşoiu et que c’était A.I. qui avait conduit l’enquête le concernant.
Plusieurs personnes furent interrogées le 12 juin 2002 par un procureur militaire. Ainsi, le procureur militaire prit note des dires de C.D., le père de C.M., selon lesquels le requérant et la mère de Nelu Bălăşoiu étant sourds et muets, « ils ne pouvaient pas mener une discussion sur le décès de leurs fils » et, par conséquent, ne pouvaient pas être interrogés. C.D. déclara également que son fils n’avait pas vu les policiers battre Nelu Bălăşoiu mais qu’il l’avait entendu crier, ce dont il avait déduit que celui-ci avait été battu.
Le père de D.D. déclara que son fils avait révélé avoir été frappé par les policiers A.I. et C.S. lors de l’enquête. Il déclara également que depuis sa remise en liberté, D.D. souffrait d’une pleurésie et qu’il avait été hospitalisé pour des examens médicaux.
D.F.D. et B.L. (paragraphe 10 ci-dessus) déclarèrent qu’ils avaient vu Nelu Bălăşoiu le 5 avril 2002, que ce dernier ne leur avait pas dit avoir été battu par les enquêteurs et qu’ils n’avaient pas remarqué de signes de violences sur lui. D.F.D. compléta sa déclaration en indiquant qu’il avait rencontré Nelu Bălăşoiu plus tard dans le dépôt de police, que ce dernier ne lui avait pas dit avoir été battu par les policiers mais qu’il lui avait confié avoir été frappé par des individus « cagoulés » (mascații) lors de son interpellation.
L’avocat O.A. déclara qu’il avait été engagé par le requérant et par le père de D.D. pour défendre leurs fils pendant l’instruction et les poursuites pénales et qu’il avait agi en tant qu’avocat commis d’office pour C.M. Il déclara qu’il avait contacté les intéressés pendant l’instruction et qu’il leur avait demandé s’ils avaient été frappés par les enquêteurs. Les intéressés nièrent avoir été battus. O.A. ajouta qu’il n’avait pas observé de signes de violences sur ses clients.
Le médecin M.D. de la prison de Târgu Jiu déclara qu’il avait examiné Nelu Bălăşoiu lors de son transfert depuis le dépôt de police le 14 mai 2002 et qu’il n’avait pas constaté l’existence de signes de violences sur lui. Nelu Bălăşoiu ne lui aurait pas non plus déclaré avoir subi des violences.
Le policier C.S. déclara qu’il avait assisté A.I. pour le placement en garde à vue de Nelu Bălăşoiu et que ce dernier n’avait pas soutenu avoir été battu par les gendarmes qui l’avaient interpellé. Il admit avoir interrogé Nelu Bălăşoiu sous les ordres d’A.I., mais nia tout usage de la force à son encontre.
P.D. déclara que ses parents étaient sourds et muets et qu’il s’était présenté lui-même pour déposer dans l’enquête concernant son frère. Il déclara qu’il avait rencontré Nelu Bălăşoiu deux fois à la prison de Târgu Jiu et que ce dernier lui avait confié avoir été battu par A.I. et C.C. et se sentir très mal.
D.D. déclara qu’il avait parlé à Nelu Bălăşoiu par le soupirail des portes et que ce dernier lui avait dit en langue rom avoir été battu par A.I.
Le 26 juin 2002, Romani CRISS déposa auprès du parquet près le tribunal militaire de Craiova une plainte contre les policiers A.I., C.C. et B. pour dénoncer les mauvais traitements et actes de torture auxquels Nelu Bălăşoiu, C.M et D.D avaient été soumis le 5 avril 2002. La plainte de Romani CRISS reposait sur une déclaration écrite et signée par C.M. et D.D. et leurs pères. Dans cette déclaration, ceux-ci indiquaient notamment : qu’ils avaient été battus par les policiers susmentionnés le 5 avril 2002 ; que c’était Nelu Bălăşoiu qui avait été battu le plus fort et qu’il avait été sorti plusieurs fois de la cellule pour être interrogé ; que lorsqu’il était ramené dans sa cellule, ce dernier criait très fort ; que parfois les policiers commençaient à insulter et à frapper Nelu Bălăşoiu dès qu’ils venaient le chercher pour l’interrogatoire et que ce dernier pleurait et criait en disant que du sang coulait de son nez et de sa bouche ; et que, à leur avis, le décès de Nelu Bălăşoiu avait été causé par les mauvais traitements infligés par les policiers.
La plainte de Romani CRISS était également accompagnée de la copie d’une lettre reçue par la famille de Nelu Bălăşoiu de la part de P., qui l’avait croisé en détention et qui décrivait l’état, selon lui déplorable, dans lequel se trouvait Nelu Bălăşoiu. Il mentionnait que celui-ci allait très mal et qu’il crachait du sang.
P.D. avait aussi livré une déclaration écrite le 11 juin 2002, laquelle fut également jointe à la plainte de Romani CRISS. Il y indiquait : qu’alors qu’il était en garde à vue, Nelu Bălăşoiu et « deux autres » lui avaient indiqué être battus cruellement pour admettre avoir commis des vols dont les auteurs n’avaient pas été identifiés ; que le 30 avril 2002, Nelu Bălăşoiu avait été soumis à un examen radiologique pour la tuberculose sans qu’une quelconque maladie soit découverte ; que des collègues de cellule de Nelu Bălăşoiu lui avaient dit que ce dernier était gravement malade et qu’il n’avait été transporté à l’hôpital que lorsqu’il n’y avait plus rien à faire ; et que, selon lui, son frère était décédé à la suite des mauvais traitements infligés par les policiers au cours de l’enquête.
ii) Le rapport d’expertise médicolégale
Une expertise médicale fut ordonnée, dont l’objectif était d’établir s’il y avait eu ou non faute médicale dans le cas de Nelu Bălăşoiu.
Le 4 juillet 2003, l’Institut national de médecine légale « Mina Minovici » (« l’INML ») établit un rapport d’expertise médicolégale selon lequel la détérioration de l’état de santé de l’intéressé jusqu’à ce qu’il en décède avait été aggravée par la préexistence d’une pathologie respiratoire grave (tuberculose pulmonaire fibronodulaire avec des foyers bronchopneumoniques) et le type de son affection rénale, à évolution rapide. Il releva que l’absence de symptômes avait empêché une identification précoce de ces pathologies et, partant, l’administration d’un traitement adéquat.
iii) Les premières conclusions de l’enquête
Par une ordonnance du 18 septembre 2003, le parquet militaire près le tribunal militaire territorial rendit un non-lieu en faveur du médecin M.D. Par la même ordonnance, le parquet disjoignit la plainte visant A.I. des chefs de mauvais traitements et torture et ordonna le renvoi de l’affaire au parquet près la cour d’appel de Craiova (« le parquet près la cour d’appel ») pour enquête.
b) La poursuite de l’enquête concernant le médecin M.D.
Le requérant contesta le non-lieu du 18 septembre 2003. Par un arrêt du 7 octobre 2004, le tribunal militaire de Bucarest accueillit le pourvoi en recours du requérant et renvoya l’affaire au parquet afin que des poursuites pénales soient engagées contre M.D.
En raison de modifications législatives, l’affaire fut attribuée au parquet près la cour d’appel, lequel décida l’abandon des poursuites le 6 novembre 2006. Sur contestation du requérant, par un arrêt du 19 mars 2007 la cour d’appel de Craiova renvoya l’affaire au parquet pour réouverture de l’enquête. Par une décision du 26 septembre 2008, le parquet abandonna de nouveau les poursuites, au motif que le décès de Nelu Bălăşoiu n’était pas la conséquence d’une négligence médicale. Le requérant ne forma pas de pourvoi en recours contre cet arrêt.
c) La poursuite de l’enquête devant les autorités ordinaires concernant le policier A.I.
Par une ordonnance du 27 octobre 2003, le parquet près la cour d’appel rendit un non-lieu en faveur de A.I., au motif que la matérialité des faits n’était pas établie.
Le requérant forma une réclamation contre cette ordonnance devant la cour d’appel de Craiova.
Par un arrêt du 9 juillet 2004, la cour d’appel de Craiova cassa le non-lieu du 27 octobre 2003 et renvoya l’affaire au parquet afin que soient entamées des poursuites pénales contre A.I. du chef de mauvais traitements et torture. Dans ses motifs, la cour d’appel releva qu’avant de rendre sa décision, le parquet près la cour d’appel n’avait effectué aucun acte d’instruction et avait rendu sa décision sur la base des preuves rassemblées par le parquet militaire, alors que c’étaient justement ces mêmes preuves qui avaient mené le parquet militaire à disjoindre l’affaire et à ordonner la poursuite de l’enquête contre A.I. (paragraphe 52 ci-dessus). La cour d’appel ordonna au parquet d’interroger les parents et les membres de la famille de la victime ainsi que les personnes avec qui elle avait partagé la cellule dans le dépôt de police.
Cet arrêt fut confirmé, sur recours du parquet, par un arrêt définitif de la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») du 12 janvier 2005.
Le dossier fut transmis au parquet près la cour d’appel pour réalisation de nouveaux actes d’enquête.
En mai 2005, les témoins T.D., B.P., E.D. et O.A. furent interrogés et déclarèrent ne pas avoir vu de traces de violences sur l’intéressé. D.I., un codétenu de Nelu Bălăşoiu au dépôt de la police, fut interrogé et déclara qu’il n’avait vu personnellement aucun policier agresser l’intéressé.
Par une décision du 8 mai 2005, le parquet près la cour d’appel rendit un non-lieu en faveur d’A.I., au motif que la matérialité des faits n’avait pas été établie.
Par un arrêt définitif du 7 mars 2006, sur réclamation puis pourvoi en recours du requérant, la Haute Cour cassa le non-lieu, au motif qu’en vertu de l’arrêt du 9 juillet 2004 de la cour d’appel (paragraphe 57 cidessus), le parquet était tenu d’entamer des poursuites pénales contre A.I. et d’accomplir des actes d’instruction complets afin d’établir la vérité, ce qu’il n’avait pas fait.
d) Les preuves instruites après une deuxième cassation avec renvoi
Le 7 juin 2006, le parquet près la cour d’appel entama des poursuites pénales contre A.I. du chef de mauvais traitements et torture.
Le parquet interrogea T.D. et B.P. (paragraphe 19 ci-dessus) ainsi qu’un ancien détenu du dépôt de police, E.D. Tous trois déclarèrent qu’ils n’avaient pas observé de traces de violences sur l’intéressé.
Par une décision du 11 juillet 2006, le parquet près la cour d’appel ordonna la cessation des poursuites à l’égard d’A.I., au motif que la matérialité des faits n’avait pas été établie.
Le requérant contesta cette décision auprès du procureur en chef près la cour d’appel, en faisant valoir qu’il n’avait jamais été interrogé au cours des poursuites pénales. Par une ordonnance du 16 août 2006, le procureur en chef accueillit sa contestation et ordonna la réouverture des poursuites afin que les parents de la victime et le médecin M.D. soient interrogés.
Le 17 août 2006, le médecin M.D. déclara au parquet qu’il avait examiné Nelu Bălăşoiu lors de son transfert dans la prison, qu’il n’avait constaté sur lui aucune trace de violences et que l’intéressé ne s’était pas plaint d’avoir été battu par les policiers. Il déclara également qu’après le décès de Nelu Bălăşoiu, l’un des détenus ayant partagé la cellule avec lui au dépôt de police, D.I., l’avait informé que la victime avait été battue par la police, qu’elle était systématiquement aspergée d’eau et qu’elle avait été gardée dans le dépôt de police le temps que ses lésions guérissent.
Le 22 août 2006, le requérant fut interrogé par le parquet. Il déclara qu’il avait appris de certains roms que son fils avait été battu par le policier A.I., que les personnes pouvant confirmer ces faits étaient D.D., C.O. et P.D. mais qu’il ne savait pas où ils se trouvaient.
Par une décision du 23 août 2006, se fondant sur l’article 10 lettre a) du code de procédure pénale, le parquet abandonna les poursuites, au motif que la matérialité des faits n’avait pas été prouvée. Sur contestation du requérant, cette décision fut confirmée par le procureur en chef par une décision du 15 mai 2007.
Le requérant contesta cette dernière décision devant la cour d’appel, en faisant valoir que l’affaire avait été renvoyée plusieurs fois au parquet sans que celui-ci ne respecte ensuite les instructions données par les juridictions d’instruire certaines preuves. Il se plaignait également de ce que l’enquête n’était pas menée avec diligence.
Par un arrêt du 11 septembre 2007, la cour d’appel cassa la décision du parquet et lui renvoya le dossier de l’affaire. Dans ses motifs, celle-ci estima que le parquet aurait dû faire plus de démarches pour éclaircir la situation de fait, comme elle le lui avait d’ailleurs déjà indiqué dans son arrêt du 9 juillet 2004 (paragraphe 57 ci-dessus). La cour d’appel considéra notamment :
– que le parquet aurait dû interroger tous les codétenus ayant été en contact avec Nelu Bălăşoiu dans le dépôt de police et à la prison de Târgu Jiu, ainsi que les gendarmes et policiers qui avaient été impliqués dans l’enquête ou dans la détention de l’intéressé ;
– qu’il était nécessaire de faire des démarches pour identifier le dénommé P., qui avait relaté dans une lettre adressée à la famille de Nelu Bălăşoiu des aspects essentiels pour l’enquête (paragraphe 48 cidessus) ;
– qu’il convenait, enfin, d’ordonner la réalisation d’un complément d’expertise médicolégale afin d’établir, non pas s’il y avait eu faute médicale, mais si l’insuffisance organique développée par Nelu Bălăşoiu sur fond d’affection rénale, mentionnée comme cause du décès, pouvait avoir été causée par des coups infligés à l’intéressé.
La cour d’appel nota aussi que des témoins avaient été interrogés en mai 2005, mais releva qu’à cette date des poursuites pénales n’avaient pas encore été ouvertes contre A.I.
Le pourvoi en recours du parquet contre cet arrêt fut rejeté par un arrêt définitif de la Haute Cour du 9 avril 2008.
e) Le déroulement de l’enquête après la troisième cassation avec renvoi
Par une ordonnance du 13 octobre 2008, le parquet rouvrit les poursuites pénales contre A.I.
i) L’interrogatoire des témoins
Le parquet interrogea plusieurs témoins.
Le 16 juin 2008, D.I. déclara que ses codétenus lui avaient dit qu’il s’en était très bien sorti après l’interrogatoire par rapport à Nelu Bălăşoiu qui, lui, avait été déposé presque inconscient dans la cellule et avait dû être aidé par les autres codétenus pour s’allonger. Il se souvenait que Nelu Bălăşoiu avait le visage légèrement enflé.
Les codétenus T.D. et B.P. ne furent pas interrogés à nouveau, au motif que l’un était parti à l’étranger et que l’état de santé de l’autre ne permettait pas son audition. Quant à D.D., l’avocat O.A., le médecin M.D., le policier C.S. et le détenu E.D., ils maintinrent leurs déclarations antérieures (voir, pour ce dernier, le paragraphe 63 ci-dessus).
La prison de Târgu Jiu informa le tribunal que les registres de détention dans lesquels étaient consignés les noms des détenus à l’époque des faits n’avaient pas été gardés et que, dès lors, les codétenus de Nelu Bălăşoiu ne pouvaient pas être identifiés.
Le parquet interrogea également le chauffeur du fourgon qui avait transporté Nelu Bălăşoiu, deux employés et le commandant du dépôt de police. Tous déclarèrent que l’intéressé n’avait pas été agressé, que c’était un détenu calme et qu’il ne présentait pas de traces de violences.
Le parquet interrogea les gendarmes qui avaient fait partie de la patrouille qui avait interpellé Nelu Bălăşoiu dans la nuit du 4 au 5 avril 2002. L’un d’entre eux déclara qu’il ne se souvenait plus des faits ; l’autre déclara qu’il n’avait pas agressé l’intéressé et qu’il ne se souvenait plus des noms de ses collègues impliqués dans l’incident.
Le requérant fut convoqué au parquet le 19 janvier 2009 pour une présentation du dossier d’enquête et pour qu’il communique des détails sur la personne de P. Le requérant ne se présenta pas au parquet.
ii) L’avis de la commission supérieure de l’INML
Le parquet ordonna la réalisation d’un complément d’expertise médicolégale pour établir si d’éventuelles violences pouvaient avoir été à l’origine de la dégradation de l’état de santé de la victime.
Le 6 mars 2009, la commission supérieure de l’INML fit savoir qu’en vertu des dispositions légales en vigueur, une fois qu’elle avait rendu un avis, les organes judiciaires ne pouvaient plus solliciter la réalisation d’une expertise médicolégale, à moins que de nouvelles données médicales ou d’enquête aient été obtenues, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Elle émit toutefois un avis par lequel elle maintenait ses conclusions antérieures et précisa que la pathologie rénale dont souffrait la victime ne pouvait pas avoir été causée par des coups reçus dans la région lombaire.
iii) L’issue de l’enquête
Par une décision du 20 mars 2009, le parquet près la cour d’appel ordonna le classement sans suite de l’affaire, au motif que la matérialité des faits n’avait pas été prouvée. Sur réclamation puis recours du requérant, la Haute Cour confirma la décision du parquet par un arrêt définitif du 28 mai 2010. Dans ses motifs, la Haute Cour nota le comportement passif du requérant, qui n’avait pas coopéré avec le parquet pendant la procédure d’enquête (paragraphe 77 ci-dessus), et releva que l’impossibilité de faire réinterroger certains témoins était due à des raisons objectives ; de surcroît, la décision du parquet avait été prise sur la base de témoignages recueillis à une époque plus proche des faits, et qui étaient donc plus fiables.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
L’article 47 f) du règlement d’application du 25 mai 1966 du décret no 446/1966 concernant les expertises médicolégales, en vigueur à l’époque des faits, prévoyait que, pour les personnes placées en détention provisoire, les expertises médicolégales devaient être demandées par les policiers ou le procureur chargés de l’enquête ou, le cas échéant, être décidées d’office par les tribunaux.
La loi no 23/1969 sur l’exécution des peines, qui contenait également des dispositions visant les personnes en détention provisoire, ne prévoyait pas le droit de bénéficier, sur demande, d’un examen médical, mais se limitait à garantir, de manière générale, le droit des détenus à l’assistance médicale. L’ordonnance d’urgence du gouvernement nº 56 du 25 juin 2003, venue compléter la loi no 23/1969, prévoit qu’un tel examen doit être effectué au moment de l’entrée dans l’établissement pénitentiaire et périodiquement par la suite, et que le médecin a l’obligation de consigner les observations de l’intéressé et de saisir le procureur en cas d’indices de mauvais traitements.
Dans un arrêt définitif no 840/R du 28 septembre 2004, la cour d’appel de Braşov a jugé, au sujet d’allégations relatives à des mauvais traitements infligés par des policiers en 2002, que la victime, qui soutenait avoir demandé en vain aux policiers d’être soumise à un examen médical, se trouvait en détention provisoire et qu’en conséquence l’exercice par elle de certains droits, dont celui de voir un médecin pour obtenir un certificat médicolégal, était limité. Dans ces circonstances, la cour d’appel a estimé que l’absence d’un tel certificat ne pouvait pas être reprochée à la victime.
III. RAPPORT DU CONSEIL DE L’EUROPE
En vertu des recommandations du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), l’accomplissement d’un examen médical, ainsi que le respect du droit d’accès à un avocat et du droit de pouvoir informer de sa détention un tiers de son choix, représentent des droits fondamentaux contre les mauvais traitements des personnes détenues, qui devraient être respectés dès le début de la privation de liberté, qu’il s’agisse d’un placement en garde à vue ou d’une arrestation (CPT/Inf/E (2002) 1, Rev. 2013, § 36, p.6). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1985 et est détenu à Mont de Marsan.
A. La procédure d’instruction
Le 12 août 2009, à minuit, un jeune homme âgé de 16 ans se présenta au commissariat de Dax pour indiquer qu’il venait d’être victime d’un viol de la part d’un homme de très grande taille, qui lui avait donné rendez-vous en se faisant passer pour une fille ; cet individu était reparti sur un scooter de couleur sombre dépourvu de feu arrière. Les policiers firent le rapprochement avec le requérant qui avait été contrôlé dans la nuit du 9 au 10 août 2009 sur un scooter dont le feu arrière ne fonctionnait pas correctement. Ils se rendirent à son domicile à minuit trente-cinq et constatèrent que le moteur du scooter était encore chaud ; à trois heures trente-cinq, les policiers notèrent que le scooter avait changé de place de stationnement. Le jour même, le requérant fut interpellé et placé en garde à vue.
Le 14 août 2009, le requérant fut mis en examen du chef de viol sur une personne contactée grâce à un réseau de télécommunication.
Le Gouvernement présente une longue liste, non contestée par le requérant, d’actes d’investigation menés.
Il en ressort notamment que, pendant l’enquête préliminaire, la victime, le requérant et un témoin furent entendus ; par ailleurs, un examen médical de la victime, un transport sur les lieux, une perquisition au domicile du requérant, ainsi qu’une exploitation du téléphone de la victime furent réalisés.
Durant l’information judiciaire, le requérant fut interrogé à sept reprises entre les 14 août 2009 et 30 mars 2011. La victime fut entendue le 24 février 2010. Une confrontation entre le requérant et la victime eut lieu le 28 octobre 2010. De nombreuses investigations furent réalisées afin de découvrir si le requérant était l’administrateur d’un blog et si c’était par ce blog qu’il avait contacté la victime avant de lui donner rendez-vous en se faisant passer pour une jeune femme : ainsi notamment, entre les 14 août 2009 et 14 juin 2010, différents blogs et lignes de téléphone portable furent exploités sur réquisition auprès d’une multitude d’opérateurs et dans le cadre d’enquêtes auprès de cybercafés. De nombreux témoins furent entendus entre le 25 août 2009 et 5 janvier 2011. Une perquisition et des analyses génétiques, ainsi que plusieurs rapports d’expertise furent réalisés.
Il ressort du dossier que le requérant formula différentes demandes d’actes d’instruction. Le requérant produit une ordonnance du 16 décembre 2010 par laquelle le juge d’instruction refusa une instruction complémentaire, au motif que les personnes dont le requérant demandait l’audition n’avaient pas été témoins des faits pour lesquels il était mis en examen et que, s’agissant de sa personnalité, de nombreuses personnes de son entourage et des anciens du club de basket où il avait joué avaient été entendues, de sorte que les auditions sollicitées n’étaient pas de nature à apporter d’éléments nouveaux utiles au dossier. Il ressort du dossier que le 3 janvier 2011, l’appel que le requérant avait interjeté de cette ordonnance fut rejeté.
Par une ordonnance du juge d’instruction du 17 juin 2011, confirmée par un arrêt du 27 septembre 2011, le requérant fut mis en accusation et renvoyé devant la cour d’assises des Landes du chef de viol aggravé. Par un arrêt du 10 janvier 2012, notifié le 22 mars 2012, la Cour de cassation déclara le pourvoi du requérant à l’encontre de la décision de renvoi non admis.
B. La détention provisoire du requérant
Le requérant fut placé en détention provisoire par une ordonnance du 14 août 2009. Dans ses réquisitions aux fins de placement en détention provisoire, le parquet avait indiqué, parmi d’autres éléments, que le requérant était inscrit au FIJAIS (« Fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes ») et n’avait jamais respecté l’obligation de déclarer ses changements d’adresse malgré ses nombreux déménagements depuis son inscription à ce fichier. Le juge des libertés et de la détention motiva son ordonnance par le fait que de nombreuses vérifications et investigations restaient à effectuer, notamment quant à l’emploi du temps du requérant durant la soirée du 11 août, et qu’il était à cet égard nécessaire d’écarter le requérant de tout contact avec les différents témoins. Il précisa également, entre autres, que le jeune homme victime de l’infraction – qui avait formellement reconnu le requérant – devait être protégé de toute tentative de pression pour éviter qu’il ne revienne sur ses déclarations.
Selon les informations du Gouvernement, non démenties par le requérant, ce dernier introduisit 27 demandes de mise en liberté entre le 18 septembre 2009 et le 23 février 2012.
Les décisions fournies à ce sujet montrent qu’une demande de mise en liberté du 3 novembre 2009 fut rejetée par une ordonnance du juge des libertés et de la détention du 4 novembre 2009, confirmée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel du 17 novembre 2009. Les juges relatèrent les éléments de faits et d’instruction recueillis. Ils motivèrent leur décision en indiquant qu’il résultait des pièces du dossier et des débats des éléments précis et probants permettant de dire plausible l’implication du requérant dans la commission des faits ; la victime, qui avait fait une description physique et vestimentaire, avait formellement identifié le requérant sur planche photographique comme étant l’auteur des faits ; le numéro de téléphone portable du requérant correspondait à l’appareil utilisé par l’auteur des faits pour contacter la victime. Ils retinrent que, pour sa défense, le requérant prétendait qu’il n’était pas homosexuel, ce qui était démenti d’une part par une condamnation figurant à son casier judiciaire et d’autre part par le témoignage de F., adulte qui affirmait avoir eu une relation sexuelle avec lui. Ils poursuivirent que le requérant, qui n’offrait aucune garantie sérieuse de représentation et ne produisait aucune pièce justificative, avait déjà été condamné le 4 mars 2009 par la cour d’appel de Douai à une peine de six mois d’emprisonnement avec sursis simple pour agressions sexuelles commises sur un mineur avec la circonstance aggravante qu’il avait autorité sur celui-ci ; qu’il était donc en état de récidive légale au moment des faits et qu’il y avait lieu de craindre le renouvellement de l’infraction chez une personne qui semblait incapable de maîtriser des pulsions à l’égard de jeunes garçons mineurs. Les magistrats soulignèrent qu’aucune mesure de contrôle judiciaire n’était susceptible de garantir le non-renouvellement de l’infraction et que seule la détention provisoire permettait d’atteindre cet objectif. Ils retinrent également que la détention du requérant constituait l’unique moyen, d’une part, de mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public qu’avait provoqué l’infraction en raison de sa gravité, des circonstances de sa commission et de l’important préjudice qu’elle avait causé (ils notèrent que la victime avait subi un lourd traumatisme et avait dû suivre un traitement médical contraignant contre les maladies sexuellement transmissibles) et, d’autre part, de garantir le maintien du requérant à la disposition de la justice et de permettre la poursuite des investigations à l’abri de toute pression sur la victime. Le 27 janvier 2010, la Cour de cassation déclara le pourvoi du requérant contre l’arrêt du 17 novembre 2009 non admis, pour absence de « moyen de nature à permettre l’admission du pourvoi ».
Une demande de mise en liberté du 9 décembre 2009 fut rejetée par une ordonnance du juge des libertés et de la détention du 11 décembre 2009, confirmée par la chambre de l’instruction du 22 décembre 2009. Outre les motifs retenus dans les décisions antérieures, les magistrats indiquèrent que le dossier démontrait que le requérant avait organisé un guet-apens pour parvenir à ses fins et commettre un viol et une fellation avec violences sur une jeune victime. Ils mentionnèrent également que le juge des libertés et de la détention avait rendu quatre décisions de rejet de demandes de mise en liberté entre les 4 et 24 novembre 2009 et que depuis cette date le requérant ne justifiait d’aucun élément nouveau permettant de revenir sur ces décisions. Le 10 mars 2010, la Cour de cassation déclara le pourvoi du requérant contre l’arrêt du 22 décembre 2009 non admis, pour absence de « moyen de nature à permettre l’admission du pourvoi ».
Une demande de mise en liberté du 7 juillet 2010 fut rejetée par une ordonnance du juge des libertés et de la détention du 9 juillet 2010, confirmée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel du 29 juillet 2010. Les magistrats relatèrent que les analyses génétiques avaient permis de retrouver des traces de sperme du requérant sur le pourtour de la bouche du plaignant, ainsi qu’un mélange d’ADN de la victime et du requérant sur la chemise de ce dernier, sur le tee-shirt et le jeans du plaignant. Le requérant admettant avoir eu une relation sexuelle avec la victime, contrairement à ses déclarations initiales, les magistrats expliquèrent que l’information judiciaire se poursuivait en vue d’évidentes vérifications au vu des déclarations plus récentes et des résultats de la commission rogatoire ; ils jugèrent une confrontation avec la victime sans doute nécessaire. Ils estimèrent la détention nécessaire afin d’empêcher une pression sur les témoins, sur les victimes ainsi que sur la famille. Ils actèrent que le requérant n’offrait aucune garantie sérieuse de représentation et ne produisait aucune pièce justificative. Quant au trouble à l’ordre public susceptible d’être ravivé par la mise en liberté du requérant, ils indiquèrent que ce dernier apparaissait coutumier de relations sexuelles obtenues par diverses ruses déployées par moyen informatique.
La détention provisoire fut prolongée à deux reprises, soit les 2 août 2010 et 27 janvier 2011, pour une durée de six mois. Dans ses ordonnances, le juge de la liberté et de la détention retint, entre autres, le risque de renouvellement de l’infraction, et releva que le requérant, condamné déjà pour des faits d’agressions sexuelles sur mineur, n’apportait pas de réponses face aux éléments matériels objectifs qui le mettaient en cause. En outre, le requérant ne bénéficiait d’aucun projet d’hébergement ou d’emploi sérieux de sorte que ses garanties de représentations étaient insuffisantes eu égard à la peine encourue. Enfin, rappelant que les éléments du dossier d’information laissaient penser que le requérant avait agi avec préméditation afin de piéger le jeune homme, le juge souligna l’important préjudice causé à la victime par ces faits. Il indiqua par ailleurs que le mode opératoire avait causé un indéniable trouble à l’ordre public en ce qu’il avait pu créer un climat d’insécurité. Dans le cadre de la deuxième prolongation de la détention provisoire (ordonnance du 27 janvier 2011), le juge estima aussi la détention nécessaire afin d’empêcher une pression sur les témoins, sur les victimes ainsi que sur la famille, et précisa que la mise en liberté du requérant était susceptible de raviver le trouble à l’ordre public initialement engendré par une infraction sexuelle attribuée à une personne coutumière de ces faits.
Une demande de mise en liberté du 10 juin 2011 fut rejetée par une ordonnance du juge des libertés et de la détention du 14 juin 2011, confirmée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel le 1er juillet 2011. Les magistrats confirmèrent leurs développements antérieurs, pour ajouter que l’information judiciaire avait permis d’établir que le requérant avait contacté de nombreuses personnes sur internet en se faisant passer pour une jeune femme afin d’obtenir de ces personnes un rendez-vous. Constatant que le requérant fuyait ses responsabilités, ils conclurent qu’aucune mesure de contrôle judiciaire ou de placement sous surveillance électronique ne pouvait garantir le non-renouvellement de l’infraction chez un sujet qui n’apparaissait nullement conscient de la gravité de ses agissements. Ils jugèrent les garanties de représentation offertes par le requérant insuffisantes compte tenu de la gravité des faits et de l’importance des peines encourues.
Le 25 juillet 2011, à la suite de sa mise en accusation le 17 juin 2011, le requérant saisit la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Pau d’une demande de mise en liberté, qui fut rejetée le 2 août 2011. Les magistrats rappelèrent qu’il résultait de l’ensemble de l’enquête et de l’instruction qu’il existait en l’espèce plusieurs raisons plausibles de croire à l’implication du requérant dans les faits qui lui étaient reprochés. Ils relevèrent que, s’il était vrai qu’il y avait lieu de tenir compte des dénégations du requérant concernant son implication dans les faits de viols qui lui étaient reprochés, ce qu’avaient fait les experts psychologue et psychiatre chargés de l’expertise la plus récente du requérant, le 5 janvier 2011, il n’en demeurait pas moins vrai qu’il résultait également de cette expertise que le comportement du requérant, sujet intelligent et ne présentant aucune pathologie mentale ni trouble grave de la personnalité, ne s’était pas produit dans le cadre d’une activité délirante, qu’il s’agissait d’un comportement voulu, lucide et délibéré dans le contexte de recherche d’un partenaire sexuel en vue d’obtenir des satisfactions pulsionnelles par un sujet dont la sexualité se caractérisait par une bisexualité. Ils rappelèrent aussi un risque non négligeable de renouvellement d’infractions de même nature chez un sujet dont la problématique était de choisir des partenaires majeurs, ainsi que le soulignaient les experts. Enfin, rappelant notamment la précédente condamnation du requérant pour des faits semblables, les magistrats estimèrent qu’un contrôle judiciaire ou une assignation à résidence avec surveillance électronique ne pouvaient être ordonnés, les garanties de représentation offertes n’étant pas suffisantes pour empêcher la réitération d’infractions à caractère sexuel dont l’origine pulsionnelle avait été établie.
Par un arrêt du 6 septembre 2011, la chambre de l’instruction de la cour d’appel déclara irrecevable une demande de mise en liberté du 17 août 2011, au motif que le magistrat instructeur n’avait pas compétence pour examiner une demande de mise en liberté présentée par un détenu mis en accusation par ordonnance prise antérieurement au dépôt de la demande.
Par un arrêt du 8 novembre 2011, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Pau rejeta une demande de mise en liberté du 19 octobre 2011. Les magistrats rappelèrent qu’après plusieurs mois d’information et après de fermes dénégations, le requérant avait finalement admis avoir eu un rapport sexuel avec M., mineur au moment des faits, soutenant toutefois que cette relation sexuelle était consentie par le jeune homme ; ils rappelèrent que le requérant était renvoyé devant la cour d’assises du chef de viol aggravé. Ils ajoutèrent qu’à peine cinq mois après sa condamnation du 4 mars 2009, il avait été impliqué dans une nouvelle affaire sexuelle particulièrement grave. Ils estimèrent que les dénégations virulentes et réitérées des faits puis leur minimisation révélaient que le requérant n’avait pas pris l’exacte mesure de la gravité des faits et que le renouvellement d’infractions similaires était à redouter chez une personne qui avait tendance à nier ses pulsions homosexuelles. Ils estimèrent que le crime reproché avait troublé profondément l’ordre public local et qu’une mesure de mise en liberté était de nature à raviver ce trouble. Ils conclurent que la détention provisoire était l’unique moyen d’éviter le renouvellement des faits et de préserver l’ordre public et que les obligations d’un contrôle judiciaire ou le placement sous surveillance électronique n’étaient pas susceptibles d’éviter la réalisation des risques susvisés.
Le lendemain de cet arrêt, le requérant réitéra sa demande de mise en liberté auprès des mêmes magistrats. Ceux-ci la rejetèrent pour des motifs identiques, par un arrêt du 29 novembre 2011. Le 14 février 2012, la Cour de cassation déclara le pourvoi du requérant contre cet arrêt non admis, pour absence de « moyen de nature à permettre l’admission du pourvoi ».
C. Le jugement
À la suite de la décision de renvoi - devenue définitive par l’arrêt de la Cour de cassation du 10 janvier 2012, notifié le 22 mars 2012 (paragraphe 10 ci-dessus) - l’affaire fut fixée à une audience devant la cour d’assises des Landes. À cet effet, le ministre public avisa le requérant, le 12 octobre 2012, de la date de sa comparution devant la cour d’assises. Le requérant rencontra le président de la cour d’assises ; un procès-verbal d’interrogatoire du 22 octobre 2012 constata l’accomplissement des formalités prescrites par la procédure nationale en la matière. Le 25 octobre 2012, la liste des témoins et experts, ainsi que la liste des jurés appelés à constituer le jury de la cour d’assises furent signifiées au requérant. Le 28 novembre 2012, une liste additive de témoins cités à la demande du conseil du requérant, fut signifiée à ce dernier. La première audience consacrée à l’examen de l’affaire s’ouvrit le 3 décembre 2012.
Le 7 décembre 2012, la cour d’assises des Landes, statuant en premier ressort, condamna le requérant à une peine de réclusion criminelle de vingt ans assortie d’une mesure de suivi socio-judiciaire avec injonction de soins pendant cinq ans.
Le 10 avril 2014, la cour d’assises du département des Hautes-Pyrénées, statuant en appel, le condamna à quinze ans et un suivi socio-judiciaire avec injonction de soins pendant dix ans.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
L’article 222-24 du code pénal dispose ceci :
« Le viol est puni de vingt ans de réclusion criminelle :
(...)
8o Lorsque la victime a été mise en contact avec l’auteur des faits grâce à l’utilisation, pour la diffusion de messages à destination d’un public non déterminé, d’un réseau de communication électronique ; (...) »
Quant à la détention provisoire, le droit interne pertinent est relaté dans les arrêts Sagarzazu c. France (no 29109/09, § 21, 26 janvier 2012) et Rossi c. France (no 60468/08, 18 octobre 2012). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
De nationalité nigériane, le requérant prit la mer depuis la Libye, où il vivait avec sa femme et ses deux enfants, à bord d’une embarcation sur laquelle il emmena sa fille A., née en 2006. Il arriva en Italie en septembre 2008.
Une fois sur le territoire italien, il introduisit une demande de protection internationale. À une date non précisée, la Commission territoriale de reconnaissance du statut de réfugié lui délivra un permis de séjour pour raisons humanitaires.
Le requérant et sa fille furent accueillis par la municipalité de Trepuzzi. Insérés dans un projet pour la protection des réfugiés, ils bénéficièrent d’une aide matérielle, psychologique et d’une assistance juridique.
Au cours de cette période, les services sociaux commencèrent à surveiller de près le rapport entre le requérant et l’enfant. Les premiers rapports déposés faisaient état d’une relation difficile entre eux deux.
En avril 2009, les services sociaux déposèrent un rapport sur la situation de A. Ce rapport décrivait une enfant en détresse et une relation difficile entre le requérant et sa fille. Selon la psychiatre qui avait rencontré l’enfant en 2008, celle-ci souffrait d’un stress post-traumatique, elle se sentait abandonnée et avait besoin d’être aidée. Quant au requérant, les services sociaux remarquèrent qu’il avait une difficulté relationnelle avec l’enfant.
Le 2 avril 2009, soupçonné de faire partie d’une association de malfaiteurs en vue de pratiquer le trafic de clandestins, le requérant fut arrêté. Il fut placé en détention préventive.
Entre-temps, le 18 avril 2009, le tribunal pour enfants de Lecce (ciaprès « le tribunal ») décida de placer la fille du requérant dans un foyer à Ostuni.
Le 6 juin 2009, les services sociaux déposèrent un autre rapport, qui indiquait que l’enfant se réveillait la nuit en criant et soulignait qu’elle avait besoin de la présence d’un adulte afin d’être rassurée.
Par un décret du 21 janvier 2010, le tribunal suspendit l’autorité parentale du requérant, nomma un tuteur, et décida le placement de l’enfant dans une famille d’accueil.
Par un arrêt du 7 juillet 2011, le requérant fut acquitté et remis en liberté.
Une fois libéré, le requérant demanda à pouvoir rencontrer sa fille.
A. La procédure portant sur le droit de visite
Le 23 février 2012, un test ADN fut effectué pour vérifier le lien entre le requérant et l’enfant. Les résultats du test démontraient apparemment qu’il y avait un lien génétique entre les deux.
Le 17 mai 2012, A. fut entendue par le tribunal pour enfants. Elle reconnut le requérant sur une photo, en le désignant comme « le papa qu’elle avait avant et qui parlait anglais » ; elle ne s’opposa pas à une éventuelle rencontre.
Par un décret du 19 juillet 2012, le tribunal autorisa les rencontres entre le requérant et sa fille : une première rencontre devait avoir lieu en présence des services sociaux.
Le 30 juillet 2012 eut lieu la première rencontre entre A. et le requérant, en présence des services sociaux.
Le 17 août 2012, les services sociaux déposèrent un rapport sur le déroulement de la rencontre. Ce rapport donnait entre autres les informations suivantes :
– Le psychologue avait trouvé l’enfant très tendue. À la vue du requérant, l’enfant était d’abord sortie de la salle ; ensuite, elle avait accepté la présence du requérant. Le psychologue avait ensuite rencontré l’enfant et la famille d’accueil, et avait constaté que l’enfant ne voulait plus rencontrer son père biologique. Elle se souvenait de la traversée en mer, et de ce que son père n’avait pas pris soin d’elle.
Le 16 janvier 2013, le requérant demanda au tribunal à pouvoir à nouveau rencontrer sa fille.
Dans un rapport déposé le 18 février 2013, les services sociaux indiquèrent avoir été informés par la famille d’accueil :
– qu’à la suite de la rencontre avec le requérant, l’enfant était devenue agitée, et avait eu des épisodes d’énurésie nocturne ;
– que l’enfant affirmait ne pas vouloir rencontrer le requérant.
Les services sociaux informèrent également le tribunal :
– que depuis juillet 2012, ils n’avaient plus eu de nouvelles du requérant ;
– que c’était seulement en janvier 2013, par le biais de son avocat, que celui-ci avait demandé une autre rencontre avec l’enfant.
Par un décret déposé au greffe le 26 avril 2013, le tribunal rejeta la demande du requérant et révoqua le décret précédent quant à l’organisation des rencontres.
Dans ses motifs, le tribunal releva que d’après les informations reçues par les services sociaux, après le déroulement de la rencontre l’enfant était très agitée et stressée à l’idée de revoir son père. Pour justifier sa décision, le tribunal estima :
– que le requérant était dans l’impossibilité de s’occuper de son enfant ;
– que le fait qu’il n’avait pas de projet pour l’avenir rendait les rencontres préjudiciables pour l’enfant ;
– qu’il n’était par ailleurs pas possible d’envisager pour le requérant une possibilité de récupérer ses compétences parentales.
Le 22 mai 2013, le requérant interjeta appel de cette décision, en demandant parallèlement que son exécution soit suspendue. Il soutenait :
– que la suspension de son droit de visite aurait des conséquences irréparables, car l’interruption de tout contact entraînerait la coupure du lien entre lui et sa fille ;
– qu’il n’y avait aucune situation d’abandon de l’enfant de sa part, mais seulement une situation de détresse, causée par la pauvreté qui l’empêchait d’exercer son rôle de parent.
Par une décision du 2 août 2013, la cour d’appel de Lecce rejeta tout d’abord la demande de suspension de l’exécution du décret du tribunal.
Dans ses motifs, la cour d’appel observa que la décision de suspendre les rencontres était motivée par le rapport des services sociaux qui avaient assisté à la rencontre, rapport dont il ressortait selon elle :
– que les services sociaux avaient constaté une situation de tension de l’enfant envers son père et un stress montré par l’enfant à la suite de la rencontre ;
– que l’enfant avait refusé de parler de son père biologique ;
– que les responsables de l’association auprès de laquelle le requérant et l’enfant avaient été placés avant son arrestation avaient fait état d’épisodes supposés de maltraitance.
Toujours à l’appui du rejet de la demande de suspension du décret, la cour d’appel releva et considéra en outre :
– que lors de son audition, le 21 novembre 2011, où il avait affirmé que sa fille devait vivre avec lui au motif qu’il était son père et que la famille d’accueil n’était pas sa vraie famille, le requérant avait souligné qu’il n’était pas disposé à prendre en considération d’autres solutions concernant le placement de sa fille ;
– que cette attitude montrait qu’il s’intéressait plutôt à la satisfaction de ses besoins qu’à ceux de son enfant ;
– que A. était bien insérée dans la famille d’accueil.
Par une autre décision du 11 octobre 2013, la cour d’appel se prononça sur le fond de l’affaire. Dans ses motifs, elle réitéra en partie ses précédentes considérations, en soulignant également :
– que le requérant s’était montré non coopératif avec les services sociaux ;
– qu’à la suite de la rencontre avec son père, A. avait manifesté une régression dans son comportement.
La cour considéra en outre :
– que le requérant n’avait pas la possibilité d’assurer à sa fille une vie stable, tant du point de vue affectif que par manque de moyens financiers ;
– qu’il n’avait aucun projet pour l’avenir ;
– que son comportement ne visait pas à garantir à sa fille des conditions de vie adéquates.
À l’argument du requérant selon lequel il n’y avait pas eu d’enquête avant la décision de suspendre les rencontres, la cour répondit :
– qu’un rapport avait été déposé par les services sociaux à la suite de la rencontre ;
– que le requérant avait été entendu par le tribunal.
Quant à la possibilité de faire rentrer l’enfant au Nigéria, la cour l’écarta, considérant que A. n’avait presque aucun souvenir de sa mère et de sa sœur.
En conclusion, pour la cour d’appel, la décision de suspendre les rencontres était la seule à prendre dans l’intérêt de la mineure. Par conséquent, elle confirma la décision du tribunal pour enfants et suspendit le droit de visite du requérant.
En septembre 2013 et janvier 2014, le requérant envoya deux lettres à l’enfant.
Dans la première lettre, le requérant, après avoir dit à sa fille qu’il l’aimait, lui demandait de bien travailler à l’école, de bien étudier les langues et les coutumes des autres pays, il lui disait qu’il était en train de chercher du travail, qu’il pensait toujours à elle, et de ne pas oublier qu’elle avait une famille ailleurs.
Dans la deuxième lettre, il lui disait qu’il avait envie de la revoir et de l’embrasser, mais qu’il craignait de lui faire peur. Il lui demandait de bien se conduire avec la famille d’accueil et de bien travailler à l’école, et lui disait qu’il cherchait un travail, mais qu’étant étranger la situation était difficile pour lui.
B. La procédure portant sur l’adoption de l’enfant
Par une décision du 23 janvier 2014, le tribunal pour enfants de Lecce déclara l’enfant adoptable.
Dans ses motifs, après avoir vérifié qu’il était établi que le requérant était bien le père biologique de l’enfant et que la mère n’était pas connue, le tribunal rappela et considéra tout d’abord :
– que pendant la détention, le requérant s’était opposé à ce que sa fille soit déclarée adoptable, et avait demandé qu’elle soit renvoyée auprès de sa grand-mère au Nigeria ;
– qu’ensuite, une fois libéré, il avait demandé à pouvoir la rencontrer ;
– qu’il avait ainsi démontré qu’il la considérait comme une propriété sans prendre en considération l’intérêt de l’enfant.
Le tribunal considéra en outre :
– qu’en décidant d’emmener l’enfant avec lui en Italie, le requérant avait fait un choix qui n’était pas sans conséquences pour elle ;
– que, selon les services sociaux, la relation entre le requérant et sa fille était déjà difficile lors de l’arrivée en Italie en 2009 ;
– que le requérant n’était pas en mesure de s’occuper de sa fille et de comprendre ses besoins ;
Le tribunal nota également que dans les deux lettres que le requérant avait envoyées à sa fille, il ne faisait pas mention de ce qu’il souhaitait en obtenir à nouveau la garde.
En conclusion, le tribunal retint que le requérant n’était pas en mesure de s’occuper de A. et que cette dernière se trouvait en état d’abandon. Il déclara donc celle-ci adoptable.
Le requérant interjeta appel de ce jugement. Il demanda à l’instance supérieure :
– de révoquer la déclaration d’adoptabilité ;
– de confirmer le placement temporaire de l’enfant dans la famille d’accueil, pour le temps nécessaire au rétablissement d’un équilibre entre lui et sa fille ;
– d’ordonner aux services sociaux de mettre en place un projet de soutien pour qu’il puisse renouer des liens avec sa fille.
Le requérant invoquait la Convention, affirmant avoir subi une ingérence illégitime dans sa vie familiale et ne pas avoir été aidé par les structures publiques.
En outre, il contestait la situation d’abandon de l’enfant.
Enfin, il faisait valoir qu’il avait reçu de la cour d’appel de Catane, à titre d’indemnisation pour « détention injuste » une somme de 193 608,322 EUR, et qu’il avait trouvé un travail.
Par un arrêt du 14 novembre 2014, la cour d’appel rejeta le recours du requérant et confirma l’adoptabilité de l’enfant.
Dans ses motifs, la cour jugea que le tribunal avait motivé sa décision de façon logique et correcte sur tous les points controversés, en énonçant notamment :
– que, bien avant l’arrestation du requérant, il y avait eu des problèmes entre lui et sa fille, comme les services sociaux l’avaient souligné ;
– que le requérant ne montrait pas un attachement particulier envers sa fille, et qu’ils avaient des difficultés relationnelles entre eux ;
– que le requérant avait montré un profil autoritaire (littéralement : de « père-patron » (padre padrone)), en ce qu’il avait déclaré avec insistance à plusieurs reprises que les enfants appartiennent aux parents, ce qui témoignait d’une attitude non coopérative de sa part envers les services sociaux.
La cour reprocha également au requérant de ne pas avoir donné des renseignements précis sur la date de naissance de l’enfant et sur l’identité de la mère.
Pour la cour, il convenait par ailleurs d’écarter l’argument selon lequel la décision attaquée créait une coupure du lien entre l’enfant et la famille d’origine : selon elle, le lien qui les unissait était fragile, nocif et douloureux pour l’enfant, comme les services sociaux l’avaient souligné dans leurs rapports déposés en 2009.
Se référant à la seule rencontre qui avait eu lieu entre le requérant et A. et aux rapports déposés par les services sociaux, qui faisaient état d’une situation psychologique difficile pour l’enfant à la suite de ladite rencontre, la cour considéra :
– que la déclaration d’adoptabilité n’avait rompu aucun lien familial, puisque l’enfant, interrogée par les services sociaux, avait refusé de se référer à son père biologique et à son expérience passée ;
– que l’enfant se trouvait donc dans un état d’abandon, le père ne pouvant assurer les soins nécessaires.
Au sujet de l’article 14 de la Convention, soulevé par le requérant, la cour estima :
– qu’il n’était pas possible pour les services sociaux de mettre en œuvre un projet de rapprochement tel que sollicité par lui, tant en raison de son indisponibilité que du vécu de l’enfant ;
– que bien que le requérant eût un travail stable et un logement, le lien familial faisait toujours défaut, compte tenu de ce que l’état psychique de l’enfant avait empiré à chaque fois qu’on lui parlait de son père biologique, ainsi qu’à l’occasion de la seule rencontre ayant eu lieu entre eux.
Cet arrêt de la cour d’appel est devenu définitif, le requérant ne s’étant pas pourvu en cassation.
À une date non précisée, l’enfant a été adoptée.
C. Le recours en réparation pour détention injuste
Le 7 avril 2014, la cour d’appel de Catane a octroyé au requérant 193 608 EUR pour la détention injustement subie entre le 2 avril 2009 et le 7 juillet 2011.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
La loi no 184 du 4 mai 1983 avait déjà apporté d’amples changements dans le domaine de l’adoption. Avec les modifications supplémentaires introduites par la loi no 149 de 2001, ses dispositions se présentent comme suit.
Article 1
« Le mineur a le droit d’être élevé dans sa propre famille. »
Article 2
« Le mineur qui est resté temporairement sans environnement familial adéquat peut être confié à une autre famille, si possible comprenant des enfants mineurs, ou à une personne seule, ou à une communauté de type familial, afin de lui assurer subsistance, éducation et instruction. Dans le cas où un placement familial adéquat n’est pas possible, il est permis de placer le mineur dans un institut d’assistance public ou privé, de préférence dans la région de résidence du mineur. »
Article 5
« La famille ou la personne à laquelle le mineur est confié doivent lui assurer subsistance, éducation et instruction (...) en tenant compte des indications du tuteur et en observant les prescriptions de l’autorité judiciaire. Dans tous les cas, la famille d’accueil exerce la responsabilité parentale en ce qui concerne les rapports avec l’école et les institutions sanitaires nationales. La famille d’accueil doit être entendue dans les procédures de placement ou de déclaration d’adoptabilité. »
Article 7
« L’adoption est possible au bénéfice des mineurs déclarés adoptables. »
Article 8
« Le tribunal des affaires d’enfants peut déclarer en état d’adoptabilité, même d’office, (...) les mineurs en situation d’abandon du fait de l’absence de toute assistance morale ou matérielle de la part des parents ou de la famille tenus [d’une obligation en ce sens], sauf si le manque d’assistance est dû à une cause de force majeure de caractère transitoire. »
La « situation d’abandon » subsiste, précise l’article 8, même si les mineurs se trouvent dans un institut d’assistance ou s’ils ont été placés auprès d’une famille.
Enfin, toujours selon l’article 8, il n’y a pas de force majeure si les parents ou autres membres de la famille du mineur tenus de s’en occuper refusent les mesures d’assistance publique proposées et si ce refus est considéré par le juge comme injustifié.
La situation d’abandon peut être signalée à l’autorité publique par tout particulier ou être relevée d’office par le juge. Pour les fonctionnaires publics ou les membres de sa famille en ayant connaissance, la dénonciation de l’état d’abandon d’un mineur est même une obligation. Par ailleurs, les instituts d’assistance doivent informer régulièrement l’autorité judiciaire de la situation des mineurs qu’ils accueillent (article 9).
Article 10
« Le tribunal peut ordonner, jusqu’au placement préadoptif du mineur dans la famille d’accueil, toute mesure temporaire dans l’intérêt du mineur, y compris, le cas échéant, la suspension de l’autorité parentale, la suspension des fonctions de tuteur ou la nomination d’un tuteur temporaire. »
Les articles 11 à 14 prévoient une instruction visant à éclaircir la situation du mineur afin d’établir si ce dernier se trouve en état d’abandon. En particulier, l’article 11 dispose que lorsque, au cours de l’enquête, il ressort que l’enfant n’a de rapports avec aucun membre de sa famille jusqu’au quatrième degré, le tribunal peut le déclarer adoptable, sauf s’il existe une demande d’adoption au sens de l’article 44.
À l’issue de la procédure prévue par ces derniers articles, si l’état d’abandon au sens de l’article 8 persiste, le tribunal des affaires d’enfants déclare le mineur adoptable dans les cas suivants : a) les parents ou les autres membres de la famille ne se sont pas présentés au cours de la procédure ; b) leur audition a démontré la persistance du manque d’assistance morale et matérielle ainsi que l’incapacité des intéressés à y remédier ; c) les prescriptions imposées en application de l’article 12 n’ont, par la faute des parents, pas été exécutées.
Article 15
« La déclaration d’état d’adoptabilité est prononcée par le tribunal des affaires d’enfants siégeant en chambre du conseil par une décision motivée, après audition du ministère public, du représentant de l’institut auprès duquel le mineur a été placé ou de son éventuelle famille d’accueil, du tuteur et du mineur lui-même s’il est âgé de plus de douze ans ou, en dessous de cet âge, si son audition est nécessaire. »
Article 17
« L’opposition à la décision déclarant un mineur adoptable doit être déposée dans un délai de trente jours à partir de la date de la communication à la partie requérante.
L’arrêt de la cour d’appel qui déclare l’état d’adoptabilité peut faire l’objet d’un pourvoi en cassation dans un délai de 30 jours à partir de la date de la notification pour les motifs prévus aux numéros 3, 4, 5 du premier alinéa de l’article 360 du code de procédure civil.e »
Article 19
« Pendant la procédure visant à la déclaration d’adoptabilité, l’exercice de l’autorité parentale est suspendu. »
L’article 20 prévoit enfin que l’état d’adoptabilité cesse au moment où le mineur est adopté ou si ce dernier devient majeur. Par ailleurs, la déclaration d’adoptabilité peut être révoquée, d’office ou sur demande des parents ou du ministère public, si les conditions prévues par l’article 8 ont entre-temps disparu. Cependant, si le mineur a été placé dans une famille à titre préadoptif (« affidamento preadottivo ») au sens des articles 22 à 24, la déclaration d’adoptabilité ne peut pas être révoquée.
L’article 22 § 8 prévoit que le tribunal pour enfants contrôle le bon déroulement du placement préadoptif avec la collaboration du juge des tutelles, des services sociaux et des experts. En cas de difficultés, le tribunal convoque, même séparément, la famille d’accueil et le mineur en présence, le cas échéant, d’un psychologue pour en vérifier les raisons. Si nécessaire, il peut ordonner des mesures de soutien psychologique.
L’article 25 prévoit que le tribunal pour enfants ne peut se prononcer sur l’adoption qu’après l’expiration d’un délai minimum d’un an après la déclaration d’adoptabilité ; la décision sur l’adoption est prise en chambre du conseil.
L’arrêt de la cour d’appel qui ordonne l’adoption peut faire l’objet d’un pourvoi en cassation dans un délai de 30 jours à partir de la date de sa notification, pour les motifs prévus au numéro 3 du premier alinéa de l’article 360 d) du code de procédure civile.
Article 44
De l’adoption dans certains cas particuliers.
« 1. Lorsque les conditions énoncées à l’alinéa 1 de l’article 7 ne sont pas réunies (mineurs qui n’ont pas encore été déclarés adoptables), les mineurs peuvent néanmoins être adoptés :
a) par des personnes ayant avec le mineur un lien jusqu’au sixième degré ou un rapport stable et durable préexistant, lorsque le mineur est orphelin de père ou de mère ;
b) par le conjoint dans le cas où le mineur est l’enfant même adoptif de l’autre conjoint ;
c) quand le mineur est dans l’état indiqué à l’article 3, alinéa 1 de la loi no 104 du 5 février 1992 et qu’il est orphelin de père et de mère ;
d) quand l’impossibilité de procéder à un placement en vue de l’adoption a été constatée.
Dans les cas visés à l’alinéa 1, l’adoption est possible même en présence d’enfants légitimes.
Dans les cas visés à l’alinéa 1 a), c) et d), l’adoption est ouverte non seulement aux [couples mariés] mais aussi [aux personnes] qui ne sont pas mariées. Si l’adoptant/e est marié/ée et n’est pas séparé/ée [de corps], l’adoption ne peut être décidée qu’à la suite d’une demande des deux époux.
Dans les cas visés à l’alinéa 1 a) et d), l’âge de l’adoptant doit dépasser d’au moins dix-huit ans l’âge de ceux qu’il entend adopter. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est un ressortissant albanais né en 1962. Il réside à Genève.
Le requérant arriva en Suisse en avril 1991 avec sa femme et sa fille, née en 1989, et déposa une demande d’asile. Par décision du 30 juillet 1992, l’office fédéral des réfugiés, qui devint par la suite l’Office fédéral des migrations (« ODM »), la rejeta et prononça le renvoi de Suisse.
En février 1992, naquit, à Genève, le deuxième enfant du couple.
Suite à une demande de reconsidération, l’ODM décida, le 18 décembre 1992, d’annuler sa précédente décision en raison des problèmes de santé de la fille du requérant. Cette décision mit le requérant et sa famille au bénéfice d’une admission provisoire individuelle.
Le requérant travailla, dès lors, pour diverses entreprises genevoises en tant que mécanicien de précision et fut, dès août 1995, indépendant de toute assistance financière accordée aux réfugiés ou admis provisoires.
Soupçonné de blanchiment d’argent en rapport avec un trafic de stupéfiants, il fut arrêté le 9 mars 1999 et placé en détention préventive pendant 189 jours puis remis en liberté. Il reprit alors son activité professionnelle à Genève.
Par jugement du 1er novembre 2001, le tribunal correctionnel de la Côte du canton de Vaud condamna le requérant à deux ans et demi d’emprisonnement et à dix ans d’expulsion du territoire suisse, avec sursis pendant cinq ans, pour blanchiment d’argent par métier. Il lui était reproché d’avoir contribué à écouler le produit d’un trafic de stupéfiants d’un montant d’un ordre de grandeur de 198 000 francs suisses (CHF) à 200 000 CHF et d’en avoir tiré un bénéfice représentant 10 % de cette somme. Ce jugement fut confirmé le 20 juin 2002 par la cour de cassation pénale du tribunal cantonal vaudois et par un arrêt du Tribunal fédéral le 5 mai 2003. Sa condamnation devint exécutoire et il se présenta de lui-même au pénitencier le 18 novembre 2003 afin de purger sa peine.
Par décision du 15 janvier 2003, se fondant sur l’ancien article 14a alinéa 6 de la loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE) (voir paragraphe 33 ci-dessous, « Le droit interne pertinent ») et invoquant le comportement délictueux du requérant, l’ODM leva son admission provisoire.
Le requérant forma un recours auprès de la commission fédérale de recours en matière d’asile, qui devint le Tribunal administratif fédéral avec effet au 1er janvier 2007.
Le 4 février 2004, l’épouse du requérant obtint le prononcé de leur divorce.
Le requérant fut mis au bénéfice d’un régime de semi-liberté dès août 2004 en raison de sa bonne conduite et recommença à travailler, en septembre de la même année, à Genève.
Le 30 décembre 2004, le requérant déposa une demande d’autorisation de séjour auprès de l’office cantonal de la population du canton de Genève et mit en avant son droit aux relations familiales, au sens de l’article 8 de la Convention, avec ses deux enfants mineurs.
Cette demande fut rejetée par décision du 31 octobre 2005 en raison de la condamnation pénale du requérant.
Le 14 décembre 2006, la commission fédérale de recours en matière d’asile rejeta le recours formé contre la décision du 15 janvier 2003, leva l’admission provisoire et ordonna au requérant de quitter la Suisse au plus tard le 15 janvier 2007.
Le requérant présenta une nouvelle demande d’autorisation de séjour auprès de l’office cantonal de la population de Genève le 11 janvier 2007 en mettant en avant son comportement exemplaire et sa réintégration professionnelle depuis sa condamnation pénale ainsi que les relations étroites qu’il entretenait avec ses enfants, devenus ressortissants suisses entre-temps.
Le 5 mars 2007, il se remaria avec son ex-femme. Cette dernière avait obtenu la nationalité suisse dans l’intervalle.
Par décision du 13 mars 2007, la nouvelle demande d’autorisation de séjour fut rejetée au motif que l’infraction commise avait gravement violé l’ordre public suisse. L’intérêt public à ce que le requérant quitte la Suisse l’emportait sur son intérêt privé à entretenir des relations familiales.
Le requérant forma un recours auprès de la commission cantonale de recours de police des étrangers du canton de Genève le 5 avril 2007 qui fut accueilli par décision du 9 octobre 2007.
Le 9 novembre 2007, l’office cantonal de la population transmit le dossier à l’ODM pour l’approbation de l’octroi de l’autorisation de séjour.
Ce dernier informa le requérant le 29 janvier 2008 qu’il entendait refuser son approbation, en lui donnant l’occasion de se faire entendre à ce sujet.
Après l’avoir entendu, l’ODM refusa l’autorisation de séjour et prononça son renvoi de Suisse, l’intérêt public l’emportant sur l’intérêt privé du requérant.
Le 6 mai 2008, il introduisit alors un recours devant le Tribunal administratif fédéral qui restitua l’effet suspensif par décision du 15 mai 2008. Le requérant avançait qu’il n’avait plus de liens avec son pays d’origine, sa famille ayant émigré aux États-Unis. Par ailleurs, son salaire constituerait le revenu principal de la famille et il contribuerait toujours à l’entretien de ses enfants qui poursuivent des études.
Par arrêt du 5 juin 2009, son recours fut rejeté en raison de la gravité de la faute commise et de son manque de repentir marqué par ce qu’il avait nié les faits jusqu’à l’absurde, s’était complu dans des explications oiseuses et parfois ridicules et ce qu’il n’y avait pas chez lui la plus petite trace de prise de conscience de la gravité des faits incriminés. De plus, l’arrêt souligne que la durée de séjour légal en Suisse devait être ramenée à sept ans, car il était au bénéfice d’une autorisation provisoire de 1991 à 1998 et à sa sortie de prison, il n’avait pu rester en Suisse qu’en raison des procédures qu’il avait introduites. Sa femme s’était remariée avec lui en connaissant sa situation et devait accepter le risque de séparation. Par ailleurs, sa fille étant majeure, il ne pouvait invoquer aucun droit de séjour en Suisse à ce titre. Par contre, ce droit lui était reconnu en ce qui concerne son fils encore mineur, avec lequel il entretenait des relations effectives et étroites, mais pour quelques mois seulement, ce dernier atteignant sa majorité en février 2010. Dès lors, l’intérêt privé du recourant de séjourner en Suisse ne l’emportait pas sur l’intérêt public à renvoyer un délinquant présentant, selon l’arrêt, un danger pour l’ordre et la sécurité publics, même si les faits remontaient à dix ans.
Le requérant interjeta un recours en matière de droit public devant le Tribunal fédéral demandant l’annulation de l’arrêt du 5 juin 2009 et le renvoi de la cause devant le Tribunal administratif fédéral pour approbation de l’octroi de l’autorisation de séjour. Le requérant argua que le Tribunal administratif fédéral avait mis en balance des intérêts inadmissibles.
L’effet suspensif du recours fut admis par ordonnance du 21 juillet 2009.
Par arrêt du 21 octobre 2009, le Tribunal fédéral, se fondant sur l’ancien article 10 alinéa 1 LSEE, rejeta le recours du requérant en faisant valoir une nouvelle fois que son intérêt personnel ainsi que les relations familiales avec ses enfants et sa femme ne l’emportaient pas sur l’intérêt public à éloigner le requérant de Suisse. La motivation de cet arrêt est sensiblement la même que celle du Tribunal administratif fédéral.
La Cour n’a pas été informée d’une éventuelle expulsion du requérant.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les dispositions pertinentes de la loi fédérale du 26 mars 1931 sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE), alors en vigueur mais abrogée avec effet au 1er janvier 2008 par la loi fédérale du 16 décembre 2005 sur les étrangers (LEtr), étaient libellées comme suit :
Article 7
« 1 Le conjoint étranger d’un ressortissant suisse a droit à l’octroi et à la prolongation de l’autorisation de séjour. Après un séjour régulier et ininterrompu de cinq ans, il a droit à l’autorisation d’établissement. Ce droit s’éteint lorsqu’il existe un motif d’expulsion. »
Article 10
« 1 L’étranger ne peut être expulsé de Suisse ou d’un canton que pour les motifs suivants :
a. s’il a été condamné par une autorité judiciaire pour crime ou délit ;
b. si sa conduite, dans son ensemble, et ses actes permettent de conclure qu’il ne veut pas s’adapter à l’ordre établi dans le pays qui lui offre l’hospitalité ou qu’il n’en est pas capable ;
c. si, par suite de maladie mentale, il compromet l’ordre public ;
d. si lui-même, ou une personne aux besoins de laquelle il est tenu de pourvoir, tombe d’une manière continue et dans une large mesure à la charge de l’assistance publique. »
Article 11
« 3 L’expulsion ne sera prononcée que si elle paraît appropriée à l’ensemble des circonstances. Des rigueurs inutiles seront également évitées lors d’expulsions décidées en vertu de l’art. 10, al. 1, let. d. Dans ce cas, l’étranger peut être simplement rapatrié. »
Article 14a
« 1 Si l’exécution du renvoi ou de l’expulsion n’est pas possible, n’est pas licite ou ne peut être raisonnablement exigée, l’Office fédéral des réfugiés décide d’admettre provisoirement l’étranger.
2 L’exécution n’est pas possible lorsque l’étranger ne peut quitter la Suisse, ni être renvoyé, ni dans son État d’origine ou de provenance, ni dans un État tiers.
3 L’exécution n’est pas licite lorsque le renvoi de l’étranger dans son État d’origine ou de provenance ou dans un État tiers est contraire aux engagements de la Suisse relevant du droit international.
4 L’exécution ne peut notamment pas être raisonnablement exigée si elle implique la mise en danger concrète de l’étranger.
4bis Si l’exécution du renvoi met le requérant d’asile dans une situation de détresse personnelle grave, au sens de l’art. 44, al. 3 de la loi du 26 juin 1998 sur l’asile, l’Office fédéral des réfugiés peut décider de l’admettre provisoirement.
5 ...
6 Les al. 4 et 4bis ne sont pas applicables lorsque l’étranger expulsé ou renvoyé a compromis la sécurité et l’ordre publics ou qu’il leur a porté gravement atteinte. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1967 et réside à Istanbul. À l’époque des faits, il était officier de l’armée à la retraite et homme d’affaires.
A. L’arrestation du requérant et la procédure pénale engagée à son encontre
En 2007, le parquet d’Istanbul engagea une enquête pénale contre les membres présumés d’une organisation criminelle du nom d’Ergenekon, tous soupçonnés de se livrer à des activités visant à renverser le gouvernement par la force et la violence. Selon le parquet, les accusés avaient planifié et commis des actes de provocation tels que des attentats contre des personnalités connues du public et des attentats à la bombe dans des endroits sensibles comme les locaux de sanctuaires ou de hautes juridictions. Ils auraient ainsi cherché à créer une atmosphère de peur et de panique dans l’opinion publique et par là même à installer un climat d’insécurité, de manière à ouvrir la voie à un coup d’État militaire (pour des informations plus détaillées concernant l’affaire Ergenekon et les plans d’action relatifs à celle-ci, voir Tekin c. Turquie (déc.), no 3501/09, §§ 3-17, 18 novembre 2014).
Le 22 avril 2009, dans le cadre de l’opération menée contre l’organisation Ergenekon, la police d’Istanbul arrêta le requérant et le plaça en garde à vue.
Le 24 avril 2009, après avoir été entendu par le procureur de la République d’Istanbul (« le procureur »), le requérant fut traduit devant le juge assesseur près la cour d’assises d’Istanbul (« le juge assesseur » et « la cour d’assises »). Celui-ci ordonna son placement en détention provisoire.
Par un acte d’accusation déposé le 13 janvier 2010 et déclaré recevable le 27 janvier 2010 par la 12ème chambre de la cour d’assises, le procureur accusa le requérant d’être un membre actif de l’organisation criminelle connue sous le nom d’Ergenekon et requit sa condamnation en vertu des articles 174 §§ 1 et 2, 311 § 1, 312 § 1 et 314 § 2 du code pénal, et de l’article 13 § 2 de la loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches.
Selon le parquet, le requérant était accusé d’avoir planifié des actes criminelles visant à créer un climat de chaos dans la société. Il occupait la position de chef de l’une des cellules d’action paramilitaire au sein de l’organisation Ergenekon, et aurait porté le titre de chef de cellule d’opération spéciale (Özel Operasyon Hücre Lideri). Les membres de cette cellule, y compris le requérant, auraient stocké, dans le domaine forestier de Beykoz (un quartier d’Istanbul) et dans le hameau de Keçilik du quartier Poyrazköy, des armes lourdes et des explosifs, et se seraient tenus à la disposition d’Ergenekon pour des actes terroristes. Le parquet reprocha aussi au requérant d’être l’un des auteurs du plan d’action Kafes (« la cage »).
À l’appui de ses accusations, le procureur présenta à la cour d’assises les éléments de preuve suivants : les documents saisis lors de la perquisition effectuée au domicile du requérant, parmi lesquels le texte du plan d’action Kafes et trois documents annexés à ce plan, intitulés « liste du matériel et des munitions », « répartition du travail » et « formulaire de campagne de l’opération psychologique », les deux derniers documents comportant la signature du requérant lui-même ; les armes et les munitions découvertes à Beykoz et Poyrazköy ; les dénonciations relatives aux activités en cause du requérant et de ses coïnculpés, corroborées par d’autres preuves ; enfin, les comptes rendus d’écoutes téléphoniques concernant l’intéressé et ses coaccusés.
Durant la procédure, le requérant forma maints recours devant la cour d’assises d’Istanbul en vue de bénéficier d’une mise en liberté. Il soutint notamment que les éléments de preuve présentés par le parquet n’étayaient aucunement les accusations dirigées contre lui. Selon lui, ces éléments de preuve étaient des fichiers manipulés et falsifiés par la police.
Chaque fois, quelques jours après la dernière comparution de l’intéressé devant les juges qui ont ordonné son maintien en détention, la cour d’assises, suivant en cela l’avis du parquet qui ne fut notifié ni au requérant ni à son représentant, rejeta les recours présentés par le requérant, en se fondant sur les motifs suivants : la nature des crimes reprochés au requérant, les forts soupçons pesant sur lui, le risque de fuite, l’état et le risque de détérioration des éléments de preuve, et le risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes pour assurer la participation de l’intéressé à la procédure pénale.
Le 27 janvier 2014, la cour d’assises, considérant la durée de la détention subie par le requérant, ordonna la mise en liberté de l’intéressé.
D’après les éléments contenus dans le dossier, l’affaire est toujours pendante devant la cour d’assises.
B. L’action en indemnisation engagée par le requérant
Le 31 août 2010, le requérant saisit le tribunal de grande instance d’Istanbul aux fins de voir les procureurs ayant déposé l’acte d’accusation à son encontre condamnés à lui payer une indemnité au titre du dommage subi. Il soutenait que l’acte d’accusation contenait les transcriptions de ses conversations téléphoniques privées et que cela portait atteinte à son droit à la vie privée.
D’après les éléments contenus dans le dossier, cette procédure est en cours devant les juridictions internes.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle
À la suite des amendements constitutionnels entrés en vigueur le 23 septembre 2012, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque a été introduit dans le système juridique turc.
Le texte des dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 6216 instaurant le recours individuel devant la Cour constitutionnelle ainsi que les parties pertinentes en l’espèce du règlement de la Cour constitutionnelle figurent dans la décision de la Cour dans l’affaire Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, §§ 25-27, 30 avril 2013).
B. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle en matière de durée de la détention provisoire
Les arrêts et décisions rendus par la Cour constitutionnelle dans le cadre d’affaires portant sur le droit à la liberté sont présentés dans la décision de la Cour dans l’affaire Koçintar c. Turquie ((déc.), no 77429/12, §§ 15-26, 1er juillet 2014).
C. Les dispositions du code pénal
Aux termes de l’article 174 du code pénal, celui qui produit, transfert, vend ou achète des produits explosifs sans obtenir l’autorisation des autorités compétentes sera condamné à une peine d’emprisonnement allant de trois à huit ans. La disposition prévoit dans son deuxième paragraphe une augmentation de moitié des peines prévues pour les personnes qui commettent cette infraction au nom d’une organisation criminelle.
L’article 311 § 1 du code pénal se lit ainsi :
« Quiconque tente de renverser la Grande Assemblée nationale de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »
L’article 312 § 1 du code pénal est ainsi libellé :
« Quiconque tente de renverser le gouvernement de la République de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »
L’article 314 §§ 1 et 2 du code pénal, qui concerne le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :
« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions prévues aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.
Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. »
D. La loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches
L’article 13 §§ 1 et 2 de la loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches dispose :
« Quiconque achète, détient ou porte des armes à feu et des balles en contrevenant aux dispositions de la présente loi est condamné à une peine d’un an à trois ans d’emprisonnement et à une amende (...)
Lorsque les armes à feu figurent parmi celles mentionnées au quatrième paragraphe de l’article 12 de cette loi ou lorsque les armes ou les balles sont importantes en quantité et en qualité, la peine est de cinq ans à huit ans d’emprisonnement et une amende (...) »
E. Les dispositions du code de procédure pénale
L’article 91 § 2 du code de procédure pénale stipule :
« Le placement en garde à vue dépend de la nécessité de cette mesure pour l’enquête et des indices permettant de croire que l’intéressé a commis une infraction ».
La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du code de procédure pénale (CPP). D’après l’article 100, une personne peut être placée en détention provisoire lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et que son placement en détention est justifié par l’un des motifs énumérés dans cette disposition, à savoir : la fuite ou le risque de fuite du suspect, et le risque que le suspect dissimule ou altère des preuves ou influence des témoins. Pour certains crimes, notamment les crimes contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel, l’existence de forts soupçons pesant sur la personne suffit à justifier le placement en détention provisoire.
L’article 101 du CPP dispose que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par un juge unique à la demande du procureur de la République et au stade du jugement par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les ordonnances de placement et de maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1974 et réside à Sibiu.
Le 18 avril 2012, il fut placé en garde à vue par une décision du procureur de la direction des investigations sur le crime organisé et le terrorisme. Il était soupçonné d’avoir accédé illégalement à des systèmes informatiques. Le 19 avril 2012, il fut placé en détention provisoire par une décision du même procureur. Sa détention provisoire fut prolongée jusqu’au 29 août 2012, date à laquelle il fut remis en liberté sous contrôle judiciaire.
A. Les conditions de détention
Les locaux de détention de la police à Câmpina
Du 19 avril au 28 mai 2012, le requérant fut détenu dans les locaux de détention de la police à Câmpina.
Il décrit ses conditions de détention comme suit. Il soutient d’abord que sa cellule mesurait 6 mètres de long, 4 mètres de large et 2,40 mètres de haut, et qu’elle contenait huit lits pour dix à treize détenus. Il communique les noms de deux autres personnes avec lesquelles il dit avoir été contraint de partager un lit. Il affirme également être non-fumeur et avoir été placé dans une cellule avec des détenus fumeurs, alors que la ventilation n’aurait été assurée que par une fenêtre de 2,5 mètres sur 0,6 mètre. Il indique en outre que les toilettes n’étaient pas séparées de la cellule et que le lieu où la nourriture était servie se trouvait à 1,5 mètre des toilettes. Il ajoute que la nourriture était de mauvaise qualité et qu’il ne pouvait sortir de la cellule que pendant trente à quarante minutes par jour pour se rendre dans une salle de 20 m2 qui aurait accueilli jusqu’à treize autres personnes.
Le Gouvernement indique que la cellule du requérant mesurait 58 m3 et qu’elle disposait de sept lits. Il admet qu’il y a eu des situations de surpeuplement et que le requérant n’a pas toujours bénéficié de l’espace de vie minimal recommandé par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (CPT). Il indique par ailleurs que les détenus recevaient des produits d’entretien pour nettoyer leur cellule, qu’ils pouvaient prendre deux douches par semaine et que le linge de lit était changé deux fois par mois. Il ajoute que la nourriture était préparée par l’École de la police de Câmpina et qu’elle était de très bonne qualité, et que les détenus bénéficiaient d’une heure de sortie au minimum par jour. Il soutient enfin que, au moment de son incarcération, le requérant n’a pas déclaré être non-fumeur et qu’il n’a pas demandé à être placé dans une cellule de non-fumeurs.
Les locaux de détention de la police à Târgovişte
Du 28 mai au 16 juillet 2012, le requérant fut incarcéré dans les locaux de détention de la police à Târgovişte.
Il dit avoir été détenu dans la cellule no 4, qui aurait mesuré 4 mètres de long sur 3 mètres de large et qu’il aurait partagée avec trois autres personnes. Il soutient en outre qu’il n’y avait ni lumière naturelle ni toilettes ni lavabo, et que la nourriture était de mauvaise qualité.
Le Gouvernement indique que le requérant a été placé dans la même cellule que ses trois coïnculpés, qui auraient été non-fumeurs, et qu’il disposait d’un espace de vie de 3,31 m2. Il précise que la cellule n’était pas équipée de toilettes, mais que les détenus avaient un accès illimité aux toilettes et aux douches. Il ajoute que la nourriture était conforme à la réglementation interne.
La prison de Mărgineni
Du 16 juillet au 29 août 2012, le requérant fut incarcéré à la prison de Mărgineni.
Il indique qu’il a été détenu dans les cellules nos 58, 57 et 10, qui auraient contenu 28 lits et auraient été occupées par 31 à 33 détenus, dont 80 % auraient été fumeurs. Il soutient en outre que la nourriture était de mauvaise qualité, que les cellules étaient insalubres et qu’il y avait des parasites (notamment des punaises de lit).
Le Gouvernement indique que la cellule no 58 mesurait 55,04 m2, qu’elle disposait de 21 lits et qu’elle a été occupée, en moyenne, par 18 détenus. Il indique ensuite que la cellule no 57 mesurait 85,21 m2, qu’elle était prévue pour 42 lits, mais qu’elle a été occupée, en moyenne, par 37 détenus. Il indique enfin que la cellule no 10 mesurait 38,50 m2 et qu’elle disposait de 18 lits. Par ailleurs, il soutient que, au moment de son incarcération, le requérant a déclaré être fumeur. Il allègue en outre que les cellules étaient correctement éclairées et aérées et qu’elles disposaient de toilettes avec accès à l’eau courante, que les détenus pouvaient utiliser les douches deux fois par semaine et que le linge était lavé une fois par semaine. Il indique de surcroît que les détenus recevaient chaque mois des produits d’entretien pour nettoyer les cellules et que des opérations de désinfection et de dératisation étaient assurées une fois par trimestre ou suivant les besoins. Enfin, selon le Gouvernement, la nourriture était conforme à la réglementation interne.
B. La surveillance du requérant par des moyens vidéo et audio
Le requérant a fait l’objet, dans les locaux de détention de la police à Câmpina, d’une vidéosurveillance. Une caméra de surveillance était placée dans sa cellule, au-dessus de la porte d’entrée. Selon les informations fournies par le Gouvernement, l’installation de caméras dans les cellules avait pour but de prévenir les situations problématiques (conflits entre les détenus, suicides) et les images étaient conservées pendant quatorze jours avant d’être automatiquement supprimées.
Le requérant allègue que, dans les locaux de détention de la police à Târgovişte, sa cellule était équipée de manière similaire d’un dispositif d’enregistrement des sons.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 275/2006 sur l’exécution des peines sont ainsi libellées :
Article 38 – L’exercice des droits des personnes
condamnées à des peines privatives de liberté
« (1) L’exercice des droits des personnes condamnées à des peines privatives de liberté ne peut être restreint que dans les limites et conditions prévues par la Constitution et par la loi.
(2) Les personnes condamnées à des peines privatives de liberté peuvent, dans un délai de dix jours à compter de la date à laquelle elles ont eu connaissance de la mesure en cause, porter plainte contre la mesure relative à l’exercice des droits prévus au présent chapitre devant le juge délégué à l’exécution des peines. »
Article 82 – L’exécution de la garde à vue et de la détention provisoire
« Les dispositions du titre IV, chapitres III-VII, relatives aux conditions de détention, aux droits et obligations des personnes condamnées, au travail, aux activités éducatives et culturelles, de conseil psychologique et d’assistance sociale, aux récompenses – à l’exception de la permission de sortir de l’établissement pénitentiaire – et aux sanctions s’appliquent de la même manière [aux personnes placées en détention provisoire] pour autant qu’elles ne contreviennent pas aux dispositions du présent titre. »
Les dispositions pertinentes du règlement d’application de la loi no 275/2006 sur l’exécution des peines sont ainsi libellées :
Article 195
« 1. La sécurité dans le lieu de détention ainsi que la protection, la surveillance et l’escorte des personnes privées de liberté représentent un ensemble d’actions et de mesures prises par l’administration du lieu de détention, qui ont comme but :
a) d’empêcher les personnes privées de liberté de se soustraire à l’exécution de la peine et des mesures préventives (...)
e) de prévenir les situations de risque pour l’ordre public (...)
Pour atteindre les buts prévus au paragraphe 1 a) et e), des systèmes électroniques de surveillance à distance peuvent être utilisés. Les critères et la procédure d’application sont approuvés par ordre du ministre de la Justice. »
Les dispositions pertinentes de l’ordre du ministre de la Justice portant approbation du règlement sur la sécurité des établissements subordonnés à l’Administration nationale des établissements pénitentiaires sont ainsi libellées :
Article 97
« 6. La surveillance des halls, des sections de détention, des salles d’attente, des cours de promenade, des allées pour les piétons, des salles d’activités sportives, des salles à manger, des clubs, des ateliers, des salles [où les détenus peuvent recevoir] des colis ou des visites, des espaces extérieurs des pavillons de détention peut se faire par le biais de systèmes électroniques de surveillance vidéo. Les images sont visionnées et sauvegardées au centre de surveillance électronique. »
Article 98
« 2. Dans les salles à l’usage du juge délégué [à l’exécution des peines], dans les salles [où les détenus se voient octroyer le droit] de téléphoner ou dans celles où ont lieu des activités morales ou religieuses, la surveillance peut se faire visuellement ou par des systèmes électroniques de surveillance vidéo, dans des conditions respectant la confidentialité (...) »
Dans un rapport, publié le 24 novembre 2011 à la suite de la visite qu’il a effectuée en Roumanie du 5 au 16 septembre 2010, le CPT a dressé un état des lieux détaillé de la situation rencontrée dans les différents locaux de détention de la police qu’il avait visités. Les extraits pertinents en l’espèce de ce rapport se lisent ainsi :
« 42. Des constatations faites lors de la visite de 2010, il ressort que très peu de progrès ont été réalisés s’agissant de la mise en œuvre des recommandations formulées de longue date par le CPT en vue d’améliorer les conditions matérielles de détention dans les dépôts de la police.
Dans les quatre dépôts visités, le taux d’occupation de la quasi-totalité des cellules était trop élevé (par exemple, 4 lits dans les cellules de 9 à 10 m², 6 lits dans les cellules de 14 à 16 m², et 8 lits dans des cellules de 28 m² environ). De plus, il est apparu qu’à Bucarest, la capacité officielle des dépôts était souvent dépassée, et que des détenus devaient alors partager un lit ou dormir à même le sol sur une couverture (les établissements ne disposant pas de matelas en réserve).
Dans les dépôts de Bucarest, des locaux avaient été repeints et des équipements vétustes ou abîmés (lits, matelas, ampoules) changés peu avant la visite du CPT. Cela étant, dans de très nombreuses cellules, l’accès à la lumière naturelle et l’aération étaient médiocres (en raison notamment du nombre excessif de grilles ou de barreaux apposés aux fenêtres), et l’éclairage artificiel insuffisant. Toutes les cellules disposaient de coins sanitaires (douches et toilettes), mais ceux-ci n’étaient pas totalement cloisonnés ; les toilettes étaient souvent dissimulées (partiellement) par des rideaux installés par les personnes détenues. Plusieurs cellules étaient en outre sales et mal entretenues.
Au dépôt de Craiova, des travaux de rénovation avaient commencé mais le budget disponible avait permis, à ce stade, de ne restaurer totalement qu’une seule cellule (et celle-ci n’était pas encore en service). Les détenus étaient en conséquence hébergés dans des cellules en mauvais état d’entretien, parfois malodorantes, et où l’accès à la lumière naturelle, l’éclairage artificiel et l’aération étaient limités. La moitié des cellules environ étaient équipées de sanitaires ; les détenus hébergés dans les autres cellules pouvaient se rendre aux toilettes communes à tout moment (de jour comme de nuit) sur demande − il s’agit là d’un développement positif depuis la visite de 2006. La salle de douches était accessible deux fois par semaine.
Les personnes détenues dans les dépôts de la police ne recevaient pas de produits pour l’hygiène corporelle.
Les dispositions concernant la nourriture variaient d’un établissement à un autre. À titre d’exemple, au dépôt no 3 de Bucarest, les personnes détenues ne recevaient qu’un seul repas par jour. La délégation a recueilli de nombreuses plaintes concernant non seulement la quantité insuffisante mais aussi la mauvaise qualité de la nourriture.
(...)
En résumé, les conditions qui régnaient dans les dépôts de la police visités rendaient ces derniers impropres à l’hébergement de longue durée de personnes privées de liberté (ce qui continuait d’être le cas pour de nombreux prévenus et condamnés, voir le paragraphe 11). » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1963 et réside à Craiova.
A. Le contexte de l’affaire
Le 24 mai 2004, un camion transportant vingt tonnes d’un engrais agricole (azotate d’ammonium) dérapa dans un virage à proximité du village de Mihăileşti et se renversa. Un incendie se déclencha à bord du camion ; des sapeurs-pompiers et des passants essayèrent de l’éteindre. Une heure après, une importante déflagration se produisit en raison d’une réaction entre l’azotate et le gazole. L’explosion provoqua la mort de dix-huit personnes, dont le chauffeur du camion, en blessa treize autres et causa d’importants dégâts matériels.
Le requérant est l’administrateur de la société commerciale qui employait le chauffeur du camion. Le camion était la propriété de la société M. L’azotate d’ammonium provenait de l’entreprise D.
B. La procédure pénale
Le requérant ainsi que l’administrateur de la société M. et le directeur général de l’entreprise D. (« les coïnculpés ») furent mis en examen par le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice (« le parquet ») pour homicide involontaire, atteinte involontaire à l’intégrité de la personne, nonrespect des dispositions légales relatives à la sécurité au travail et destruction involontaire.
Par un réquisitoire du 30 septembre 2004, le parquet renvoya en jugement le requérant et ses coïnculpés des chefs susmentionnés.
Par un jugement du 20 décembre 2006, le tribunal de première instance de Focşani condamna le requérant à une peine de quatre ans de prison ferme. Le tribunal jugea que, en ne se conformant pas à ses obligations légales relatives à la sécurité au travail, le requérant avait rendu possible l’explosion qui avait entraîné les décès ou les blessures des victimes ainsi que des dégâts matériels.
Le requérant interjeta appel. Par un arrêt du 5 octobre 2007, le tribunal départemental de Vrancea fit droit à l’appel et acquitta l’intéressé. Se fondant sur deux expertises menées en l’espèce, le tribunal départemental conclut que l’explosion avait eu des causes accidentelles qui ne pouvaient pas être imputées au requérant, bien que celui-ci n’eût pas respecté ses obligations légales en matière de sécurité au travail.
Le 7 octobre 2007, après l’acquittement du requérant, M. Traian Băsescu, le président de la Roumanie, fit la déclaration suivante :
« Je ne peux pas discuter de la décision judiciaire, mais elle me paraît injuste (...) Il est extrêmement difficile pour un président de contredire la décision d’une juridiction, mais j’ai compris que l’arrêt n’est pas définitif et irrévocable, qu’il y a des voies de recours et je crois qu’il est du devoir de ceux qui ont déposé plainte de continuer. »
Le parquet et les parties civiles se pourvurent en recours devant la cour d’appel de Galaţi. Le 25 février 2008, après avoir entendu les parties, celle-ci mit fin aux débats et annonça le prononcé de sa décision pour le 29 février 2008.
Le 29 février 2008, la cour d’appel, estimant avoir besoin de plus de temps pour délibérer, reporta le prononcé au 3 mars 2008. Le même jour, la juge G.I., en sa qualité de porte-parole de la cour d’appel, en informa la presse. Une partie de sa déclaration était ainsi formulée :
« (...) Il est probable que la cour d’appel casse le jugement du tribunal [départemental]. Je suppose qu’il [y aura] condamnation des inculpés et confirmation du jugement du tribunal de première instance. »
Par un arrêt du 3 mars 2008, la cour d’appel, siégeant en une formation de trois juges dont G.I. ne faisait pas partie, cassa l’arrêt du 5 octobre 2007 et confirma la condamnation du requérant, telle que prononcée en première instance. La cour d’appel jugea qu’il y avait un lien direct de causalité entre l’attitude passive du chauffeur après le dérapage de son camion et les conséquences de l’explosion. Ensuite, la cour d’appel conclut qu’il y avait également un lien direct de causalité entre le comportement du requérant, qui n’avait pas formé le chauffeur, et l’explosion.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
La disposition pertinente en l’espèce de la Constitution roumaine se lit comme suit :
Article 23 – la liberté individuelle
« 11. Toute personne est présumée innocente jusqu’à ce qu’une décision judiciaire de condamnation devienne définitive. »
L’article 52 du code de procédure pénale, en vigueur au moment des faits, était rédigé dans les mêmes termes.
Les passages pertinents en l’espèce de la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, adoptée le 10 juillet 2003, lors de la 848e réunion des Délégués des Ministres, sont ainsi libellés :
« Rappelant que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à recevoir des informations, y compris des informations sur des questions d’intérêt public, en application de l’article 10 de la Convention, et qu’ils ont le devoir professionnel de le faire ;
Rappelant que les droits à la présomption d’innocence, à un procès équitable et au respect de la vie privée et familiale, garantis par les articles 6 et 8 de la Convention, constituent des exigences fondamentales qui doivent être respectées dans toute société démocratique ;
Soulignant l’importance des reportages réalisés par les médias sur les procédures pénales pour informer le public, rendre visible la fonction dissuasive du droit pénal et permettre au public d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système judiciaire pénal ;
(...)
Recommande, tout en reconnaissant la diversité des systèmes juridiques nationaux en ce qui concerne les procédures pénales, aux gouvernements des États membres :
de prendre ou de renforcer, le cas échéant, toutes mesures qu’ils considèrent nécessaires en vue de la mise en œuvre des principes annexés à la présente recommandation, dans les limites de leurs dispositions constitutionnelles respectives,
(...)
Annexe à la Recommandation Rec(2003)13
Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales
Principe 1 - Information du public par les médias
Le public doit pouvoir recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias. Les journalistes doivent en conséquence pouvoir librement rendre compte de et effectuer des commentaires sur le fonctionnement du système judiciaire pénal, sous réserve des seules limitations prévues en application des principes qui suivent.
Principe 2 - Présomption d’innocence
Le respect du principe de la présomption d’innocence fait partie intégrante du droit à un procès équitable.
En conséquence, des opinions et des informations concernant les procédures pénales en cours ne devraient être communiquées ou diffusées à travers les médias que si cela ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence du suspect ou de l’accusé. »
Le 13 avril 2006, le Conseil supérieur de la magistrature roumain adopta, en séance plénière, le Guide des bonnes pratiques pour la coopération entre les tribunaux, les parquets et les médias, dont l’annexe est ainsi rédigée, dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Les porte-paroles
(1) Un porte-parole est nommé dans chaque tribunal et dans chaque parquet respectivement.
(2) Le porte-parole peut être un juge ou un procureur, ou bien un diplômé d’une faculté de journalisme ou un spécialiste de la communication (...)
(4) Le porte-parole doit faire preuve d’[intérêt] pour l’activité journalistique. Le succès de la relation entre les médias et la justice dépend de son ouverture envers l’activité des médias, de sa disponibilité pour le dialogue, de [son sens de] la diplomatie, de ses aptitudes à la communication et de sa spécialisation en relations publiques (...)
(...)
Les informations destinées aux représentants des médias
(1) Les porte-paroles doivent fournir des informations aux médias, dans les limites du cadre légal, des règlements intérieurs des tribunaux et des parquets respectivement et du présent guide (...)
(4) Les informations communiquées aux représentants des médias ne doivent pas compromettre le bon déroulement des activités judiciaires, entacher le principe de la confidentialité ou conduire à la violation des droits garantis par les lois internes, les pactes et les traités sur les droits fondamentaux de l’homme auxquels la Roumanie est partie (...)
Le contenu, la portée, le moment et la forme de l’information
(1) Le porte-parole mène une activité de relations publiques. Parmi ses devoirs figure l’obligation envers l’opinion publique de l’informer, par l’intermédiaire des médias également, des affaires judiciaires et de toute autre activité d’intérêt public du tribunal ou du parquet (...)
(3) Les informations doivent être communiquées le plus rapidement possible. Toutefois, il faut tenir compte du fait que les informations relatives aux décisions du tribunal ou du parquet ne peuvent être communiquées aux représentants des médias qu’après leur prononcé ou leur communication ou s’il existe une présomption que les parties en ont pris connaissance (...)
Des recommandations sur la rédaction des informations pour les médias
Dans leurs relations avec les médias, les porte-paroles observent et respectent les dispositions de la Recommandation 13(2003) du Comité des Ministres et de l’annexe à ce document, surtout celles qui concernent le respect de la présomption d’innocence, de l’indépendance judiciaire, de l’impartialité et de l’objectivité de l’administration de la justice. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1954 et 1965 et résident à Istanbul. Ils sont le père et la mère de M. Erdal Arslan, décédé le 11 octobre 2007 alors qu’il effectuait son service militaire obligatoire.
Avant d’être appelé à faire son service militaire, Erdal Arslan avait fait l’objet d’un diagnostic de psychose aigüe avec périodes délirantes. Il suivait un traitement médicamenteux qui lui avait été prescrit par un médecin du service psychiatrique de l’hôpital de Diyarbakır le 26 mars 2007.
À l’issue des examens médicaux usuels, le bureau du service militaire déclara Erdal Arslan apte au service national. Celui-ci se présenta au commandement de la gendarmerie de Yeni Foça (İzmir), où il effectua sa formation de base.
Selon le rapport établi par l’hôpital militaire d’İzmir le 11 mai 2007, Erdal Arslan était apte au service militaire, à l’exclusion des unités des forces spéciales.
Le 1er juin 2007, ayant observé qu’Erdal Arslan avait déjà fait une tentative de suicide et utilisé des stupéfiants, le médecin psychiatre du régiment l’admit à l’infirmerie de la caserne. Le 6 juin 2007, l’intéressé fut examiné dans le service psychiatrique de l’hôpital militaire d’İzmir, où le médecin émit un diagnostic de « troubles psychotiques » et lui prescrivit un traitement médicamenteux.
Affecté au commandement de la gendarmerie du district de Kümbetli, à Kars, Erdal Arslan fut mis aux arrêts pendant sept jours, du 14 au 21 septembre 2007, pour usage de stupéfiants au sein de la gendarmerie.
Par la suite, il fut transféré à la gendarmerie de Boğatepe (Kars). Le 10 octobre 2007, il fut examiné dans le service psychiatrique de l’hôpital militaire de Sarıkamış. Le médecin confirma l’existence de « troubles psychotiques » et précisa que l’état de santé d’Erdal Arslan le rendait inapte à servir dans l’armée.
Le 11 octobre 2007, vers 8 heures, Erdal Arslan se vit infliger une mise aux arrêts de quatorze jours pour usage de stupéfiants dans l’enceinte du commandement.
Le même jour, vers 15 heures, il fut trouvé gravement blessé, avec le fusil d’un camarade. Il décéda lors de son transfert à l’hôpital.
Le 31 décembre 2007, le procureur militaire de Sarıkamış rendit une ordonnance de non-lieu au motif qu’il s’agissait d’un cas de suicide.
Le 8 février 2008, les requérants formèrent opposition contre cette décision.
Le 18 mars 2008, le tribunal militaire d’Ağrı confirma l’ordonnance de non-lieu attaquée.
Le 1er avril 2008, le procureur militaire engagea toutefois une action pénale à l’encontre du chef de la compagnie, M.K., accusé d’avoir infligé des coups et blessures à Erdal Arslan lorsqu’il l’avait surpris faisant usage de stupéfiants le jour de l’incident. Il mit également en accusation le sergent B.E. pour négligence dans l’exercice de ses fonctions, celui-ci ayant omis de prendre les mesures pour que les soldats ne puissent avoir librement accès aux armes. Le sergent H.G. fut également accusé d’ingérence dans la justice, en ce qu’il aurait donné des recommandations aux témoins. Le 6 janvier 2011, les trois accusés furent condamnés pour les faits reprochés à vingt-cinq jours d’emprisonnement chacun avec sursis.
Dans l’intervalle, les requérants introduisirent en 2009 un recours en dommages et intérêts devant le tribunal administratif militaire. L’affaire est toujours pendante.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont exposés dans les arrêts Kılınç et autres c. Turquie (no 40145/98, § 33, 7 juin 2005), Salgın c. Turquie (no 46748/99, §§ 51-54, 20 février 2007), Abdullah Yılmaz c. Turquie (no 21899/02, §§ 32-39, 17 juin 2008), Yürekli c. Turquie (no 48913/99, §§ 30-32, 17 juillet 2008), et Dülek et autres c. Turquie (no 31149/09, §§ 28-29, 3 novembre 2011).
Le règlement des forces armées turques sur l’aptitude au service militaire du point de vue de la santé (TSK Sağlık Yeteneği Yönetmeliği ; règlement no 86/11092 du 24 novembre 1986) précise notamment que, dans le cas où une maladie ou une invalidité est constatée chez un appelé, des mesures d’ajournement du service ou de mise en congé sont prises. La liste des maladies ou invalidités en question est donnée dans une annexe du règlement (Hastalık ve Arızalar Listesi) : ses articles 15 à 18 visent les différentes formes de défaillances psychologiques ou psychiatriques, dont la dépression. | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1956 et réside à Bucarest. Il est journaliste de son état.
A. Les articles incriminés
Les 24 février, 16 et 30 mars 2004, l’hebdomadaire satirique Academia Caţavencu publia plusieurs articles écrits par le requérant, dans le contexte de la présentation des candidatures pour les élections présidentielles de 2004, et concernant, entre autres, V.G., le conseiller politique d’une candidate potentielle. Les articles étaient intitulés :
- « Infamie ou coup de bluff ? Sur les épaules et les épaulettes de qui pleure la veuve [R.] ? – Un fantôme LIE-DIE à Cotroceni » (MişeLIE sau lovitură de staff ? Pe umerii şi pe epoleţii cui plânge văduva Roberts – O fantomă LIE-DIE la Cotroceni) ;
- « Une lettre interceptée : Eugène Ionesco à Mircea Eliade, à propos de [G.] » (O scrisoare interceptată : Eugen Ionescu către Mircea Eliade, despre [G.]) ;
- « [L.] sauve la Roumanie, scénario d’agent secret [de l’ancienne Securitate] avec béret » ([L.] salvează România, scenariu de securist cu bască) ;
- « L’espion est parti, le traître est resté. La pomme ne tombe pas loin de l’arbre, en Amérique non plus » (A plecat spionul, a rămas trădătorul. Aşchia nu sare departe nici în America).
Les articles parlaient de la candidature potentielle de L.R. aux élections présidentielles roumaines. Le requérant mentionnait V.G., homme d’affaires américain d’origine roumaine, parmi les conseillers politiques de la candidate potentielle.
V.G. déposa une plainte pénale pour diffamation contre le requérant.
Le contenu du premier article
Dans le premier article, publié le 24 février 2004, le requérant discutait de la possibilité d’une manœuvre occulte consistant à lancer dans la course électorale une candidate d’apparence pro-occidentale qui aurait pour seul but d’affaiblir les chances du principal candidat de l’opposition, en lui faisant perdre des voix en provenance des électorats féminin et prooccidental.
L’article jetait le doute sur la moralité de V.G., dans le contexte du régime totalitaire en Roumanie, et sur ses véritables intentions. Les deux sous-titres qui couvraient cette partie de l’article étaient « Petit test d’intelligence moyenne » (Mic test de inteligenţă medie) et « [V.G.] fait-il seulement son devoir ? » ([V.G.] îşi face oare numai datoria ?).
Les extraits pertinents y relatifs se lisaient ainsi :
Petit test d’intelligence moyenne
« 1. La Securitate a envoyé de nombreux individus à l’étranger, avant 1989, pour diverses actions et sous divers prétextes (cu diverse acoperiri). Un des meilleurs prétextes pour un "infiltré" est, reconnaissons-le, une galerie d’art. C’est un lieu public, tout le monde peut y accéder, ça peut servir de "boîte postale" et, aussi, de "caisse". Les transactions concernant des œuvres d’art peuvent très bien cacher des flux d’argent. En effet, une galerie d’art est une excellente maison conspiratrice. [V.G.] possède une galerie d’art à Washington, la Galerie [A.], dans un endroit bien placé. Vous obtiendrez cinq points pour la bonne réponse !
Le rêve en or de toute agence d’espionnage (même de l’espionnage roumain) est de placer un pion au beau milieu de la classe politique du pays visé et d’avoir ainsi accès à des informations qu’elle ne pourrait pas obtenir autrement. Ou même d’influencer, dans une certaine mesure, la prise de décisions politiques de ce pays-là. Réussir à arranger le mariage d’un de ses agents avec la fille d’un homme politique américain est un rêve ! [V.G.] est marié à [E.K.] la fille d’un ancien membre du Congrès des États-Unis, [B.K.]. Là aussi, vous avez l’occasion de gagner cinq points si vous arrivez à la conclusion correcte. »
[G.] fait-il seulement son devoir ?
« Une fois les points gagnés, nous allons plus loin. Dans le milieu roumain de Washington, [V.G.] est connu comme [étant] un type trouble, un ancien lobbyiste [ayant soutenu les idées de I.] immédiatement après la Révolution et un combattant, à peu près au sens propre, contre les dissidents d’avant et d’après [la Révolution]. Mais il est prêt à n’importe quelle sorte de mission dans la mère patrie. À mentionner qu’au moment de son émigration vers les États-Unis, [V.G.] s’appelait [V.A.]. Il a changé de nom à la suite d’une procédure. "Les gars" savent pourquoi. [...] il a essayé de gagner la confiance de [C] et a réussi à tromper certain[e]s [personnes]. Il y a, par ailleurs, des lettres du Sénior qui affirment que [V.G.] est un menteur et que tout ce qu’il a déclaré en son nom sont de pures inventions. Nous pourrons les présenter au procès ! Par la suite, [V.G.] est passé par le quartier général des nationalistes (tabăra "vătraşilor"), étant ami du sénateur PUNR [A.M.] et faisant du lobbying aux États-Unis pour [G.F.]. Il a aussi lutté contre l’ambassadeur [M.], si vous vous rappelez. [...] Nous ne savons pas comment [V.G.] est parvenu à devenir l’ami de [D.M.], mais le livre de ce dernier paru récemment à la maison d’édition de [...] contient un avant-propos écrit par le premier.
[...]
Ce sont ces deux hommes qui sont à la base de la campagne électorale de Mme [L.R.]. [Celle-ci] a annoncé qu’elle allait investir 15 millions de dollars dans cette campagne. [...] Ces lignes ne sont pas une attaque contre elle, elles représentent un effort pour mieux comprendre les ressorts de cette candidature. »
L’article se poursuivait avec des propos concernant la candidate potentielle selon lesquels sa fortune avait probablement pour origine les deux héritages dont elle aurait bénéficié de ses époux successifs, qui auraient été beaucoup plus âgés qu’elle. Le requérant discutait aussi des circonstances, considérées comme peu claires, du départ de ladite candidate de la Roumanie, pour les États-Unis, en 1979, ainsi que de ses liens avec deux agents secrets de l’ancien régime, dont un général très connu qui se serait dénoncé lui-même en demandant l’asile politique aux États-Unis. Puis, le journaliste indiquait que la candidate montrait une certaine avarice, eu égard à son train de vie qu’il qualifiait de modeste et à la maigreur d’une bourse qu’elle aurait offerte ; il s’étonnait, par conséquent, de la générosité dont elle aurait fait preuve à débourser 15 millions de dollars dans la campagne.
La partie finale de l’article, qui mentionnait à nouveau V.G., était ainsi rédigée :
« Donc, malgré sa parcimonie, [L.R.] annonce qu’elle jette dans la campagne 15 millions de dollars. Dans ce cas, il existe deux explications possibles : soit il ne s’agit pas de son argent, soit elle espère bien récupérer cet argent ultérieurement. Nous affirmons que ce n’est pas son argent. Si ce n’est pas son argent, nous pouvons penser à où mènent les ficelles tirées par [V.G.] Si, par contre, il s’agit bien de son argent, et qu’elle veut le récupérer, un problème se pose (atunci chiar e nasol). Sur son salaire présidentiel, elle ne réussira pas. Alors de quelle source ? Qui peut répondre à cette question aura dix points. Faites le total [des points]. Combien en avez-vous ? C’est clair. Vous n’êtes pas un électeur de [L.R.]. »
Le contenu du deuxième article
Dans le deuxième article, publié le 16 mars 2004, il était fait référence à une lettre, dont une photocopie de la dernière page était publiée à côté de l’article. Cette lettre aurait été datée de 1982 et envoyée par l’écrivain français, d’origine roumaine, Eugène Ionesco à l’historien et écrivain roumain Mircea Eliade, qui résidait aux États-Unis. L’article indiquait que, selon cette lettre, Eugène Ionesco mettait en garde Mircea Eliade à l’égard de V.G., qu’il croyait être un espion.
L’article était ainsi rédigé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« [...] Quand le régime de [I.I.] n’avait aucun ami au monde puisqu’il avait fait venir les mineurs à Bucarest, il avait tout de même un grand ami, aux États-Unis, le douteux [V.G.]. Ce [V.G.] a été pourtant très antipathique à Eugène Ionesco. Pour le dramaturge roumain, [V.G.] avait l’air d’un agent de la Securitate infiltré dans la diaspora (îi mirosise a securist infiltat în diaspora). Un document exceptionnel au sujet du chef de la campagne de [L.R.], signé par Eugène Ionesco.
[V.G.] démasqué (dat în vileag) par Eugène Ionesco
Il n’y a pas longtemps, à la page 3 dédiée à [L.R.], la candidate du Nevada, nous vous présentions un personnage douteux qui occupe la fonction de directeur de campagne de cette dernière. Il s’agit du controversé [V.G.] sur lequel pèse le soupçon d’avoir été un des Roumains envoyés par la Securitate pour des missions dans la diaspora. Et pour vous démontrer que ce n’est pas seulement à nous que [V.G.] semble suspect, nous vous présentons un document exceptionnel : [u]ne lettre de Eugène Ionesco, écrite à Paris, le 18 mai 1982, et adressée à Mircea Eliade, qui résidait à Chicago. Le document se trouve, à présent, dans la bibliothèque de l’Université de Chicago, dans les impressionnantes archives Eliade. La lettre [...] est suivie d’un post-scriptum manuscrit en roumain. La dernière partie de ce postscriptum, que nous vous présentons en fac-similé, avertit Eliade d’un danger : "Méfiez-vous de [V.G.], qui se présente à tous en mon nom. Il veut faire une "biographie". Je lui ai interdit d’écrire en mon nom, mais il aborde tous mes amis et connaissances comme venant de ma part. C’est un type dangereux, insidieux et, je crois, espion." ».
Cet article était accompagné d’une photo de la candidate potentielle aux élections présidentielles et de V.G., intitulée « Photo avec [V.G.] et [L.L.], digne du tableau d’honneur de la SIE » avec le commentaire « C’est comme ça qu’il faut faire ! ». La photo était accompagnée d’une bulle à la manière des bandes dessinées, selon laquelle V.G. disait « Il est absurde de croire ce qu’écrit Eugène Ionesco à mon égard ! Totalement absurde ! Demandez à n’importe quel chroniqueur de théâtre qui s’y connaît de quel courant littéraire font partie ses écrits. ».
Le contenu du troisième article
Le troisième article, publié le 30 mars 2004, sous le titre « [L.R.] sauve la Roumanie, scénario d’agent secret avec béret » exposait l’existence de divers prétendus liens personnels entre la candidate potentielle précitée et les milieux proches des services secrets roumains.
L’article était ainsi rédigé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Les liens jusqu’alors révélés de [L.R.] avec l’ancienne Securitate sont au nombre de deux pour l’instant : [G.V.V.] et [V.G.]. Le premier, nommé chef de toute la Securitate immédiatement après avoir mis en scène le procès de Ceauşescu, est le lien direct entre le milieu présidentiel (cercurile cotroceniste) de [I.I.] et l’initiative impromptue de la républicaine du Nevada de se jeter dans la bataille pour Cotroceni. [L.R.] a reconnu les liens qui l’ont unie à [V.V.], pas seulement au sens métaphysique. Le deuxième, [V.G.], flairé comme [étant un] espion par le nez fin de Eugène Ionesco, nous précise devant qui, dans ces milieux, [L.] se met au garde-à-vous (face drepţi) (le temps où elle couchait avec V.V. étant révolu). Il s’agit de [I.T.], l’actuel adjoint du premier ministre. Le même qui a utilisé [V.G.] pour des actions de lobbying [par le biais de] son épouse [...]. Lorsque [T.] a été débarqué de la tête du SIE, l’onctueux [V.G.] a essayé le plus vite possible de gagner la confiance des milieux du nouveau président [C. ], en entraînant un de ses conseillers en de longues discussions et en lui présentant ses larges possibilités d’action et sa totale absence de scrupules. Sans conséquences – car l’odeur nauséabonde propre aux espions de second voire de troisième rang à la recherche de riches patrons était trop forte et les a tous tenus à bonne distance. Tous, sauf [T.], qui a confié [à V.G.] une nouvelle mission : celle de convaincre les électeurs avec le slogan "Lia sauve la Roumanie" afin de plumer [S.] d’au moins 5 % des voix et de répéter le truc avec [V.], déjà testé aux précédentes élections. En élaborant des combines avec [D.V.], [L.] pourrait donner une façade républicaine au regroupement électoral "pur" de la Securitate. Les intrigues (Lucraturile) de [T.] n’ont pourtant pas la finesse d’exécution des broderies électorales de [H.], mais, au contraire, elles ont une odeur de béret chaud de conducteur de tracteur, à l’image de l’histoire de [L.R.] et de [V.G.], qui rime avec malotru. »
Le contenu du quatrième article
Le quatrième article, publié aussi le 30 mars 2004, était plus court et indiquait que la candidate potentielle aux élections présidentielles s’était débarrassée de V.G. à la suite de la révélation de la lettre attribuée à Eugène Ionesco. L’article ajoutait que, malgré cela, V.G. n’allait pas « mourir de faim », car son épouse avait un poste bien payé.
Cet article comprenait entre autres les deux sous-titres suivants :
L’espion est parti, le traître est resté !
« [L.R.] a réagi après que [V.G.], son chef de campagne électorale, a été démasqué par Eugène Ionesco, dans une lettre à Mircea Eliade, lettre reproduite dans notre [journal]. Pour ainsi dire, elle a renoncé à un espion, en gardant seulement le traître. Le nom de ce dernier est [D.M.] et celui qui a été trompé est [B.C.]. De toute manière, il paraît que toute cette affaire de candidature n’a été qu’une vitrine pour l’exposition de [D.], qui a d’ailleurs réussi car ses compétences ont été achetées par le parti de [...]. »
La pomme ne tombe pas loin de l’arbre, en Amérique non plus
« Puisqu’on a évoqué son nom, à nouveau, il faut dire aussi que [V.G.], malgré les doutes exprimés par de nombreuses personnes, au premier rang desquelles Eugène Ionesco, et en dépit du congé que [L.R.] lui a donné, n’a pas de raison de se plaindre qu’il va mourir de faim. Il est marié, comme on l’a déjà dit, avec la fille de [...]. »
L’article continuait en exposant la carrière dans l’administration publique de l’épouse de V.G., notamment en citant des postes prétendument bien rémunérés qu’elle aurait occupés.
B. Le procès pénal pour diffamation
Le 26 avril 2004, V.G., mis en cause dans les articles en question, saisit le tribunal de première instance de Bucarest (« le tribunal de première instance ») d’une plainte pénale du chef de diffamation contre trois journalistes d’Academia Caţavencu, dont le requérant, qu’il accusait d’avoir écrit les articles, à ses yeux diffamatoires, parus les 24 février, 16 et 30 mars 2004.
L’acquittement prononcé en première instance
Par un jugement du 20 septembre 2005, le tribunal de première instance constata que seul le requérant était l’auteur des articles litigieux, et non les deux autres journalistes assignés en justice. Le tribunal acquitta le requérant au pénal, considérant que les éléments constitutifs de l’infraction de diffamation faisaient défaut et que l’intéressé n’avait donc pas commis le délit en question, et il rejeta les prétentions de la partie demanderesse.
Le tribunal motiva l’acquittement du requérant en estimant que les articles incriminés ne contenaient pas d’imputations à caractère diffamatoire. Par ailleurs, il constata que la partie demanderesse s’était engagée dans une démarche politique publique, dans la sphère des acteurs politiques, et qu’elle était, dès lors, exposée au discours critique journalistique.
S’agissant du premier article, le tribunal retint que les seules affirmations directes à l’égard de la partie demanderesse, qui correspondaient d’ailleurs à la réalité, visaient le fait qu’il était le propriétaire d’une galerie d’art à Washington et qu’il était marié à la fille d’un ancien membre du Congrès des États-Unis.
Le tribunal considéra, en outre, que cet article renfermait une analyse théorique des avantages qu’un agent infiltré pourrait avoir à se cacher sous le couvert d’une galerie d’art et à être introduit au milieu de la classe politique d’un pays étranger. Selon le tribunal, l’article incriminé n’affirmait pas expressément que V.G. était un agent infiltré.
Par conséquent, le tribunal estima que le requérant n’avait nullement affirmé que la partie demanderesse avait appartenu aux services secrets de Ceauşescu et que les seules affirmations à l’égard de ladite partie étaient des jugements de valeur, leur intérêt étant justifié par son implication dans le processus de présentation des candidatures aux élections présidentielles roumaines.
S’agissant du contenu du deuxième article, le tribunal estima, à l’appui d’une copie de la lettre publiée à côté de l’article, que celui-ci adoptait un ton dubitatif et se rapportait à des affirmations de Eugène Ionesco, que la partie demanderesse ne contestait pas avoir fréquenté. Le tribunal considéra que le requérant n’avait pas eu pour intention de porter atteinte à la dignité de V.G. mais seulement de soumettre au débat public une question d’intérêt général concernant une personne impliquée dans la campagne électorale.
S’appuyant sur le raisonnement de la Cour dans l’arrêt Dalban c. Roumanie ([GC], no 28114/95, CEDH 1999VI), le tribunal jugea que le requérant avait agi dans les limites de la démarche journalistique pamphlétaire et que rien ne prouvait que les éléments décrits dans les articles en cause étaient totalement faux, de sorte qu’il fallait prendre en compte la bonne foi du requérant afin de ne pas décourager le débat public et le rôle de la presse dans une société démocratique.
La partie demanderesse forma un pourvoi en recours contre ce jugement, soutenant que les articles renfermaient des imputations factuelles à caractère diffamatoire et que le journaliste était de mauvaise foi.
D’après ses arguments, résumés dans la décision du tribunal départemental de Bucarest (« le tribunal départemental ») du 23 décembre 2005, la crainte qui aurait été exprimée par Eugène Ionesco dans la lettre en question n’était pas suffisante pour fonder les affirmations du journaliste.
La partie de la décision en question reprenant les arguments de la partie demanderesse était ainsi libellée :
« Toutes les affaires de la Cour citées par l’inculpé ont un point commun, à savoir que les journalistes se sont fondés sur certaines informations qu’ils avaient (dans l’affaire Dalban, les informations provenaient même de la police). L’inculpé Morar n’a fondé ses affirmations abjectes que sur des suppositions exprimées dans une lettre, qui n’a même pas été présentée devant le tribunal, et dans laquelle figure seulement l’affirmation d’une crainte. Donc ce que Eugène Ionesco ne s’est pas autorisé [à dire], l’inculpé Morar Ioan se l’est autorisé. »
La condamnation pénale du requérant
Lors des débats tenus devant le tribunal départemental, le 15 décembre 2005, au sujet du pourvoi formé par la partie demanderesse, le représentant du Ministère public plaida en faveur du maintien du jugement rendu en première instance, à savoir pour l’acquittement du requérant. Selon le procès-verbal de l’audience, le procureur avait indiqué que le journaliste ne s’était pas exprimé clairement mais qu’il avait laissé les lecteurs tirer leurs propres conclusions, que les articles incriminés devaient être lus dans leur contexte et que c’était un journal satirique qui les avait publiés.
Le 23 décembre 2005, le pourvoi en recours de V.G. fut accueilli par le tribunal départemental, qui condamna le requérant à une amende pénale de 1 000 RON avec sursis. En outre, le tribunal condamna le requérant, au civil, à payer à V.G. des dommages et intérêts au titre du dommage moral subi, d’un montant de 10 000 dollars américains (USD), ainsi qu’à un montant de 16 000 USD au titre des frais de justice. La société éditrice de l’hebdomadaire Academia Caţavencu fut tenue civilement responsable, à titre solidaire, avec le requérant.
Le tribunal estima que les articles incriminés avaient porté atteinte à l’honneur et à la réputation de la partie demanderesse. Il considéra que le requérant avait fait des imputations factuelles au sujet de V.G., en le traitant d’espion de l’ancien régime, et il releva que ces imputations touchaient à un domaine par nature couvert par le secret et que le requérant n’avait pas pu en prouver la véracité.
S’agissant de la lettre attribuée à Eugène Ionesco, le tribunal la considéra comme « fictive » au motif qu’elle n’avait pas été publiée dès le premier article du 24 février 2004. Il estima, en outre, que le requérant était de mauvaise foi, car il ne s’était pas présenté devant lui pour être entendu.
Enfin, le tribunal établit le montant des dommages et intérêts en prenant en compte le fait que la partie demanderesse avait fait l’objet d’investigations, à la suite de la parution des articles incriminés, par les autorités américaines, sans se référer au résultat de ces investigations.
Les paragraphes pertinents en l’espèce de la décision du tribunal départemental se lisaient ainsi :
« Analysant, à la lumière des articles 206 et 207 du code pénal et de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, le contenu des (...) articles incriminés, il n’est pas possible de suivre les conclusions de la première instance selon lesquelles [manquent l’élément matériel de la composante objective de l’infraction de diffamation pour les deux premiers articles et la composante subjective pour le troisième article].
Ces conclusions sont erronées puisque les (...) articles insinuent sans équivoque que la partie [demanderesse] est un espion envoyé par l’ancienne Securitate aux ÉtatsUnis pour accomplir de l’espionnage au profit de ce service. Même si l’article initial "revêt" la forme d’un test d’intelligence, il en ressort [incontestablement] que, dans l’opinion du journaliste, il ne s’agit pas d’un doute, mais de la certitude que [V.G.] est un espion, qui réaliserait la mission qui lui aurait été confiée [sous le couvert de] sa galerie d’art. Nous ne nous trouvons pas en présence d’un syllogisme logique informel, dont la conclusion serait laissée à l’appréciation du lecteur, mais d’affirmations catégoriques dont la coïncidence avec la réalité n’est nullement fortuite.
Ces affirmations sont de nature à porter atteinte à l’honneur et à la réputation de la partie [demanderesse] en l’exposant au moins au mépris public, sinon à une sanction de la part des autorités américaines, dans la mesure où elles auraient été prouvées.
Concernant le deuxième article dans lequel [il est] affirmé que la partie [demanderesse] est un personnage douteux, au sujet duquel plane le soupçon qu’il serait un des Roumains envoyés par la Securitate pour des missions dans la diaspora, le tribunal note qu’il est fondé sur une lettre émanant soi-disant de Eugène Ionesco et conservée dans les archives de la bibliothèque de l’Université de Chicago, qui a été présentée en fac-similé en dessous de la photographie de la partie [demanderesse]. Même si l’inculpé Morar Ioan présente cet argument [comme étant] de nature à caractériser la partie [demanderesse en tant qu’]espion, il n’a pas soumis cette lettre en original ou en copie [à l’appui de] son assertion.
Le contenu du troisième article continue sur le [même] thème que les deux premiers [articles], en renforçant l’idée que la partie [demanderesse] est un espion envoyé par l’ancienne Securitate qui, à l’approche de la campagne électorale de 2004, aurait reçu une nouvelle mission de [I.T.] (l’ancien directeur du Service d’informations extérieures).
De l’avis du tribunal, les (...) articles font partie d’une campagne concertée contre la partie [demanderesse] et [leur] contenu représente l’élément matériel de la composante objective de l’infraction de diffamation (elementul material al laturii obiective a infracţiunii de calomnie). Par la suite, la position subjective du journaliste vis-à-vis de la partie [demanderesse] sera analysée, ainsi que son mobile, par rapport au thème des articles.
L’inculpé a essayé de se défendre en invoquant sa bonne foi et le fait qu’il n’a nullement tenté de nuire à la dignité de la partie [demanderesse], mais qu’il a seulement voulu informer l’opinion publique des aspects relatifs à l’activité politique de la partie [demanderesse]. À l’appui de cette thèse, il a présenté en fac-similé une lettre de Eugène Ionesco adressée à Mircea Eliade, un article repris du Moniteur de Cluj et la copie d’un message électronique.
D’emblée, il faut remarquer que la partie [demanderesse] est un homme d’affaires qui n’est pas impliqué dans la vie politique roumaine. Le fait qu’il allait entrer dans l’équipe de campagne d’un candidat potentiel à la présidence de la Roumanie ne [fait] pas automatiquement [de lui un] homme politique, pour autant que l’intention en cause ne s’est pas matérialisée. De ce point de vue, le tribunal considère que les critiques que le requérant pouvait exprimer à l’égard de la partie [demanderesse] étaient permises seulement dans des limites très réduites, par rapport à celles qu’on aurait pu exprimer à l’égard d’un homme politique.
D’un autre côté, le tribunal note qu’antérieurement à la publication des articles le journaliste ne s’est pas livré à [la recherche d’]une documentation minimale, comme l’exigeait la déontologie professionnelle, de sorte que ses sources d’information ne peuvent pas être vérifiées. La lettre présentée en fac-similé dans l’article du 30 mars 2004 ne peut pas être prise en compte [étant donné] que l’inculpé ne l’a pas présentée au moins en copie afin de [permettre d’]en vérifier la véracité. La simple mention de l’existence de la lettre dans les archives de la bibliothèque de l’Université de Chicago, qui n’est pas étayée par un support matériel, ne peut pas être prise en compte. En ce qui concerne l’article du Moniteur de Cluj, celui-ci ne fait nullement référence à l’activité professionnelle de la partie [demanderesse], en se limitant à lui apposer l’étiquette de personnage "controversé", alors que le message électronique traite de "mouton noir" la partie [demanderesse] car elle a échoué au lancement de la candidature de [L.R.].
De plus, nous estimons que la lettre de Eugène Ionesco est fictive, ce qui est prouvé par le fait qu’elle n’a pas été présentée dès le premier article du 24 février 2004, alors qu’il aurait été naturel de la présenter afin d’étayer le contenu de l’article.
Par ailleurs, nous observons que l’inculpé n’a pas pu ni essayé de faire la preuve de la véracité de ses affirmations, laquelle, dans le cas concret, aurait été très difficile à apporter eu égard au domaine auquel il s’est référé, par nature couvert par le secret. Les affirmations du journaliste au sujet de la partie [demanderesse] ne font pas partie de la catégorie des jugements de valeur, s’agissant d’affirmations concernant une situation de fait qui n’a été confirmée par aucun moyen. Dans cette perspective, le journaliste ne peut pas [prétexter avoir eu recours à] certaines exagérations, car il s’agit d’affirmations sans fondement réel. Même s’il soutenait dans son premier article qu’il pouvait apporter dans [le cadre d’]un éventuel procès les lettres de Corneliu Coposu qui traitent [V.G.] de menteur, il ne l’a pas fait.
La bonne foi de l’inculpé au moment de la publication des (...) articles doit être examinée aussi par rapport à la position qu’il a adoptée au cours du procès pénal. Même s’il a été légalement cité devant le tribunal de première instance et devant l’instance de recours, l’inculpé ne s’est présenté à aucune audience afin d’être entendu et de prouver sa bonne foi. Il n’a pas non plus, à tout le moins, pris contact avec la partie [demanderesse] antérieurement à la publication des articles, afin de connaître son point de vue au sujet de leur contenu.
Il est évident que les affirmations de l’inculpé concernant l’activité professionnelle de la partie [demanderesse] ont un caractère extrêmement grave, qui n’a pas été justifié par le seul intérêt public envers la personne [demanderesse] par un commencement de preuve ou l’apparence de véracité des affirmations. De l’avis du tribunal, aucune des deux conditions n’est remplie, car, comme précisé auparavant, [V.G.] n’était pas une personnalité publique dont l’activité intéressait l’opinion publique, et, même si on disait qu’il en était une, les affirmations [litigieuses] n’ont nullement été étayées.
Dès lors, il n’est pas possible d’admettre que l’inculpé ne se serait pas rendu compte du fait qu’il porterait atteinte à l’honneur et à la réputation [de la partie demanderesse] par la publication de ces articles. La gravité des affirmations et leurs conséquences sur la partie [demanderesse], notamment les vérifications faites par le FBI, confirmées par des témoins, démontrent que la conséquence immédiate définissant l’infraction s’est bien produite.
En pareille situation, il existe un conflit entre la liberté d’expression dont jouit la presse dans une société démocratique et la protection de la vie privée, toutes deux garanties par l’article 10 et l’article 8, respectivement, de la [Convention européenne des droits de l’homme].
La liberté d’expression, soit-elle de la presse, n’a pourtant pas un caractère absolu, étant limitée par les dispositions de l’article 10 § 2 de la Convention [selon lesquelles] la restriction devrait être prévue par la loi, poursuivre un but légitime et apparaître comme nécessaire dans une société démocratique. Les deux premières conditions étant remplies de toute évidence, il faut noter que la nécessité de la restriction réside dans le contenu même des articles diffamatoires. Il faut avoir égard à la gravité des affirmations, à la personne à l’égard de laquelle elles ont été faites et à la manière dont le journaliste a entendu respecter la déontologie professionnelle.
La liberté d’expression ne peut pas s’étendre jusqu’à affirmer, au sujet d’une personne respectable, qu’elle est un espion, que l’activité commerciale qu’elle exerce est un paravent pour couvrir une activité d’espionnage et que, pour la réaliser, elle aurait épousé la fille d’un ancien membre du Congrès américain, tout cela en l’absence d’indices sérieux [montrant] que ces affirmations sont [réelles] ou auraient l’apparence de la réalité. Dans cette situation, l’ingérence est justifiée et doit être proportionnelle au but visé.
Par conséquent, le tribunal estime que le journaliste a exercé sa profession en dépassant les limites de la liberté d’expression et qu’il a agi, subjectivement, dans l’intention de porter atteinte à la partie [demanderesse] en acceptant les conséquences nuisibles de ses actions. »
Le tribunal départemental considéra que c’était par « intention indirecte » (intenție indirectă) que le requérant avait commis la diffamation. Il établit la peine en prenant en compte plusieurs circonstances, notamment le danger social concret issu de l’infraction, « découlant de son mode opératoire, à savoir la publication de plusieurs articles relatifs à l’activité professionnelle de la partie [demanderesse] », mais aussi d’autres éléments comme le fait d’avoir fait publier lesdits articles au cours d’une année électorale et les conséquences générées. La peine fut, en outre, établie « aussi par rapport à la personne de l’inculpé », qui ne présentait pas d’antécédents pénaux et était un « journaliste connu et apprécié », et fixée au minimum spécial prévu par la loi, « afin de ne pas décourager l’inculpé de continuer son activité journalistique ».
Le requérant s’acquitta en deux fois, les 8 décembre 2009 et 25 mai 2011, de sa dette envers V.G., y compris des frais d’exécution forcée. Il paya en tout 19 262 USD et 9 331 RON, ainsi que 8 343,55 RON au titre des frais d’exécution forcée et 3 559,30 RON au titre des honoraires de l’expert ayant évalué l’immeuble précité aux fins de la procédure de partage.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
L’essentiel de la réglementation interne pertinente en l’espèce, en vigueur à l’époque des faits, à savoir des extraits du code pénal (« le CP »), du code civil et du code de procédure pénale, est décrit dans les affaires Boldea c. Roumanie (no 19997/02, §§ 16-18, 15 février 2007), Constantinescu c. Roumanie (no 28871/95, § 37, CEDH 2000VIII) et Ileana Constantinescu c. Roumanie (no 32563/04, §§ 23-24, 11 décembre 2012).
La loi no 278 du 4 juillet 2006 portant modification du code pénal et d’autres lois (« la loi no 278 ») abrogea les articles 205 à 207 du CP incriminant l’insulte et la diffamation.
Par une décision no 62/2007 du 18 janvier 2007, la Cour constitutionnelle roumaine déclara inconstitutionnelle la loi no 278 ayant abrogé les articles 205 à 207 du CP incriminant l’insulte et la diffamation, au motif que la réputation des personnes, telle que garantie par la Constitution, devait nécessairement être protégée par des sanctions de droit pénal.
À la suite de cette décision se développa une pratique judiciaire divergente de la part des juridictions nationales, dont une partie considérait, sur la base de la décision précitée de la Cour constitutionnelle, que les dispositions incriminant la diffamation et l’insulte n’étaient pas abrogées et les estimait applicables aux plaintes pénales pour diffamation ou insulte, alors qu’une autre partie estimait que ces dispositions restaient abrogées, ne pouvant plus constituer le fondement légal de condamnations pénales, en dépit du constat d’inconstitutionnalité fait à leur égard par la Cour constitutionnelle.
Afin de mettre fin à cette pratique divergente, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») a été saisie d’un recours en interprétation (recurs în interesul legii). Par un arrêt du 18 octobre 2010, la Haute Cour, siégeant en formation plénière (Secţii unite), a jugé que l’insulte et la diffamation avaient été dépénalisées et n’avaient pas été incriminées à nouveau par la suite. La Haute Cour a considéré, à cet égard, que le principe de la légalité des délits (nullum crimen sine lege) inscrit dans la législation nationale s’opposait à la réactivation des articles 205 à 207 du CP, comme effet de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, en l’absence du niveau exigé de prévisibilité. Par ailleurs, elle a indiqué que, selon le droit interne, il était interdit de remettre en vigueur une loi, qui avait été abrogée, par la voie de l’abrogation de sa loi d’abrogation.
L’arrêt de la Haute Cour est ainsi libellé dans son dispositif :
« Le recours en interprétation (...) est accueilli et il est décidé que :
Les dispositions d’incrimination de l’insulte et de la diffamation comprises dans les articles 205 et 206 du code pénal, ainsi que les dispositions de l’article 207 du code pénal, concernant la preuve de la vérité, abrogées par l’article I, point 56 de la loi no 278/2006, qui a été déclaré inconstitutionnel par la décision no 62 du 18 janvier 2007 de la Cour constitutionnelle, ne sont pas en vigueur. (...) » | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1954, 1963, 1956, 1963 et 1934 et résident à Rome.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Les requérants sont propriétaires d’un terrain sis à Santa Marinella (Rome), enregistré au cadastre communal feuille 11, parcelles 8, 9, 489, 490 et 491. La surface globale du terrain est de 97 938 mètres carrés.
Le 12 juillet 1971, la ville de Santa Marinella adopta un plan général d’urbanisme (piano regolatore generale, infra PRG) qui affectait ce terrain à la création d’un parc public (verde pubblico) et, par conséquent, le frappait
d’une interdiction absolue de construire en vue de son expropriation. Le PRG fut approuvé le 11 février 1975 par la Région Latium et entra en vigueur à cette date.
Conformément au droit applicable, le permis d’exproprier imposé par le PRG devint caduque en février 1980.
Malgré l’expiration dudit permis d’exproprier et de l’interdiction de construire y relative, le terrain ne fut pas libre de contrainte. En effet, dans l’attente de la décision de la ville de Santa Marinella quant à la nouvelle destination urbanistique à attribuer au terrain litigieux, celui-ci fut soumis au régime dit des « zones blanches », prévu par l’article 4 de la loi no 10 de 1977 et aux interdictions de construire y relatives (voir paragraphe 25 cidessous).
La ville de Santa Marinella n’ayant pas pris de décision quant à la nouvelle affectation du terrain, les requérants mirent l’administration en demeure et demandèrent à celle-ci de prendre une décision à cet égard afin de mettre fin à l’incertitude qui régnait quant au sort de leur bien et de mettre fin ainsi au régime des « zones blanches ».
En l’absence de réponse, les requérants saisirent le tribunal administratif régional du Latium (infra TAR) en date du 28 novembre 2007.
Le TAR ordonna à la ville de fournir des documents permettant d’apprécier la situation (décisions 1075/2008 et 5208/2008). Il constata ensuite (décision 9109/2008) que, suite à l’expiration du permis d’exproprier en 1980, le terrain litigieux était frappé d’une interdiction de construire au sens de la loi no 10 de 1977, et que cette situation perdurerait tant que la ville ne déciderait pas de la destination urbanistique du terrain. La situation était certes complexe, mais il incombait à la ville de prendre une décision, sous forme d’une variante partielle ou générale au plan d’urbanisme. Par ailleurs, le TAR demanda à la ville un rapport détaillé sur les contraintes de paysage concernant le terrain, compte tenu de ce que celui-ci avait été inclus dans la zone de protection spéciale au sens du décret présidentiel 357/1997 et du programme « Natura 2000 ».
Par une décision du 6 mars 2009, le TAR ordonna à la ville de Santa Marinella de prendre une décision quant au terrain en question. Par ailleurs, il nomma un commissaire ad acta (un fonctionnaire de la région) lequel était censé agir au cas où la ville défenderesse ne déciderait pas dans les 60 jours malgré l’ordre du tribunal.
Malgré la décision du TAR, la ville de Santa Marinella ne s’exécuta pas.
Par décision 989/2011, le TAR ordonna au commissaire ad acta de prendre une décision à la place de ville. Le tribunal rappela que, suite à l’expiration du permis d’exproprier, et en attendant la décision de l’administration, le terrain des requérants était une « zone blanche » affectée par la loi no 10 de 1977 ; et que les contraintes découlant de cette loi n’étaient pas assimilées, par la jurisprudence, à celles découlant d’un permis d’exproprier de sorte qu’elles n’étaient pas indemnisables. Il s’ensuivait que l’inconstructibilité substantielle du terrain perdurait bien au-delà du délai de cinq ans que la Cour constitutionnelle avait estimé, dans sa jurisprudence, être le plus long délai tolérable. Il fallait donc qu’un permis d’exproprier soit renouvelé, car c’est seulement après la réitération effective de ce dernier que le droit à indemnisation des requérants pouvait naître (Cour de cassation, Sec. I, arrêt no 1754 du 26 janvier 2007). S’agissant, par ailleurs, de l’existence d’autres mesures frappant le terrain, le TAR constata que le plan régional relatif au territoire (piano territoriale) n’avait pas été suivi des réglementions nécessaires, de sorte que la constructibilité éventuelle du terrain litigieux n’était pas annulée par ledit plan.
Le 15 juin 2011, le commissaire ad acta prit sa décision et renouvela le permis d’exproprier sur tout le terrain des requérants, destinant celui-ci à un parc public (verde pubblico). Il ordonna la publication de la décision et chargea le bureau de la planification du territoire d’adopter les mesures et les décisions nécessaires pour mettre à exécution cette décision. Par ailleurs, il demanda à la ville de chiffrer l’indemnisation à laquelle les requérants avaient droit à la suite de sa décision de renouveler le permis d’exproprier.
Pour parvenir à sa décision, le commissaire prit en compte les éléments suivants :
- toutes les parcelles appartenant aux requérants, dont la surface globale est de 97 938 mètres carrés, avaient été destinées par le PRG (adopté par la ville le 12 juillet 1971 et approuvé par la région le 11 février 1975) à un parc public ;
- le permis d’exproprier avait expiré le 11 février 1980 et n’avait pas été renouvelé par la ville ; le terrain était depuis soumis au régime des « zones blanches » au sens de la loi no 10 de 1977 ;
- conformément à deux décisions prises les 25 juillet et 21 décembre 2007 par la région Latium (piano territoriale paesistico regionale), 70% du terrain étaient également frappés par des contraintes de paysage prévues afin de protéger les forêts ;
- le terrain était entièrement inclus dans la zone de protection spéciale au sens des directives européennes 79/409/CEE et 147/2009/CEE et de la loi régionale 700/2008 ;
- la seule partie du terrain ayant vocation à être construite avoisinait des terrains déjà urbanisés du côté sud ;
- la ville n’avait pas montré la volonté concrète d’exproprier le terrain ni de décider de la nouvelle destination urbanistique de celui-ci.
En septembre 2011, les requérants attaquèrent cette décision devant le TAR arguant notamment qu’elle était motivée de manière trop vague ; soulignant que les décisions imposant des contraintes de paysage prises en 2007 n’étaient jamais entrées en vigueur ; et alléguant que l’inclusion du terrain dans une zone de protection spéciale au sens des directives européennes n’entraînait pas une interdiction absolue de construire, mais introduisait juste l’obligation d’évaluer l’impact sur l’environnement de tout projet de construction. La procédure est pendante devant le TAR.
En 2012, en complément de leurs demandes de satisfaction équitable, les requérants ont fait appel à un expert qui, dans son rapport d’expertise, a fait état de ce qui suit (12 novembre 2012). Le terrain litigieux est situé dans une zone « péri-urbaine », à savoir entre le centre-ville de Santa Marinella et l’autoroute et est entouré de terrains construits et de terrains agricoles. Le terrain n’est pas cultivé et n’est pas recouvert par une forêt, mais par des arbustes, des buissons et des arbres isolés. Cette végétation est spontanée. Selon les plans techniques de la région Latium, la zone en question est classée comme « 0,3 végétation code SA030101 arbre isolé. »
Il ressort par ailleurs d’un rapport technique de la ville de Santa Marinella - que le commissaire ad acta avait sollicité de l’administration - qu’il n’y a pas de forêt sur le terrain des requérants. Une partie du terrain (55 700 mètres carrés) est à l’abandon et est recouverte par des buissons et de la broussaille typiques des zones laissées en jachère ; une autre partie (43 200 mètres carrés) est recouverte par du maquis ; 5 700 mètres carrés sont un pâturage. Le terrain, situé entre la ville et l’autoroute, est inclus dans une zone fortement anthropisée qui, à cause du bruit, n’est pas adaptée à des espèces animales sauvages.
Il ressort du dossier que, début 2015, la décision du commissaire ad acta renouvelant le permis d’exproprier n’avait toujours pas été approuvée. Dans cette situation, le terrain est soumis aux « mesures de sauvegarde » découlant de la décision du commissaire ad acta du 15 juin 2011, à savoir qu’aucune activité portant préjudice à ladite décision ne peut être entreprise.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Le droit et la pratique internes pertinents sont exposés dans l’affaire Scordino c. Italie (no 2) (no 36815/97, §§ 25-45, 15 juillet 2004).
Pour les besoins de la présente affaire, il convient de préciser que le plan général d’urbanisme (infra PRG) est un acte à durée indéterminée. La procédure d’adoption d’un PRG débute par une décision de la municipalité et se termine par l’approbation de la part de la région. Une fois approuvé, le PRG est publié dans le bulletin des lois. Si au fil du temps, l’administration souhaite le modifier par des variantes, partielles ou générales, celles-ci doivent également être d’abord décidées par la ville et puis approuvées par l’organe compétent.
Entre la décision et l’approbation d’un plan d’urbanisme ou d’une modification à celui-ci, le terrain concerné est soumis à des « mesures de sauvegarde », de sorte qu’aucune activité ne peut y être tolérée si elle est incompatible avec la destination décidée.
Les limitations au droit de disposer de la propriété, telles qu’une interdiction de construire, sont imposées lors de l’adoption d’un plan d’urbanisme. Pareille interdiction peut viser une expropriation (« vincolo preordinato all’esproprio »), lorsque le terrain en question est affecté à un usage public ou à la réalisation de bâtiments ou d’infrastructures publiques. Les permis d’exproprier deviennent caduques si l’expropriation n’a pas lieu dans un délai de cinq ans, ou si aucun plan d’urbanisme détaillé, n’est adopté dans un délai de cinq ans.
Selon la jurisprudence, dans le cas où l’interdiction de construire expire à la fin du délai de cinq ans, les terrains concernés ne récupèrent pas leur affectation originale et ne sont pas automatiquement réservés à l’usage auquel sont destinés les terrains voisins. La détermination de la nouvelle affectation d’un terrain requiert un acte positif de l’administration, comme une variante au plan général d’urbanisme ou un plan détaillé d’urbanisme. Dans l’attente d’un tel acte, les terrains concernés sont considérés, conformément à la jurisprudence (voir notamment les arrêts de la chambre plénière nos 7 et 10 de 1984 du Conseil d’État) comme étant des « zones blanches » soumises au régime prévu à l’article 4 de la loi no 10 de 1977 (disposition englobée depuis dans le Décret du président de la République 380/2001, article 9), relatif aux terrains des municipalités qui n’ont pas adopté de plans généraux d’urbanisme. Aux termes de cette disposition - conçue à l’origine par le législateur pour les villes qui ne s’étaient pas dotées d’un PRG - un coefficient de constructibilité pour un volume très réduit (0,03 mètre cube par mètre carré) est attribué aux terrains situés en dehors d’un secteur urbanisé, lorsque certaines conditions sont réunies. Si le terrain est situé à l’intérieur d’un secteur urbanisé, toute nouvelle construction est interdite.
Même si aucun délai n’est prévu, il incombe à la municipalité de déterminer rapidement la nouvelle destination urbanistique du terrain concerné, pour que la situation exposée au paragraphe 25 ci-dessus ne se prolonge excessivement. Dès lors, l’administration doit réitérer le permis d’exproprier ou, alternativement, attribuer une nouvelle destination urbanistique au terrain (Cour de cassation, Sec. I, arrêt no 8384 du 31 mars 2008).
En cas d’inaction de l’administration, les intéressés peuvent demander à l’autorité régionale d’intervenir ou s’adresser aux juridictions administratives. Dans l’arrêt no 67 de 1990, portant sur un cas d’expropriation où était en cause l’inertie de l’administration, la Cour constitutionnelle a affirmé que le recours permettant d’attaquer l’inertie de l’administration devant le tribunal administratif est inopérant et de ce fait peu efficace (« defatigante e non conclusivo con conseguente scarsa efficacia »).
Une fois l’inaction constatée par les juridictions administratives, si l’administration demeure toujours inactive, le propriétaire peut demander une réparation. Toutefois, selon la jurisprudence (Cour de cassation, Sec. I, arrêt no 25513 du 16 décembre 2010 ; Sec. I, arrêt no 10362 du 6 mai 2009 ; no 14333 du 26 septembre 2003), le préjudice indemnisable ne porte que sur la lésion de l’intérêt à la certitude quant à l’usage « rationnel » du terrain, et ne prend pas en compte les interdictions de construire qui ont frappé le terrain pendant la période d’inertie (voir également le paragraphe 32 cidessous)
Après l’expiration d’un permis d’exproprier, l’administration peut le renouveler. Dans son arrêt no 179 du 20 mai 1999, la Cour constitutionnelle a déclaré incompatible avec la Constitution l’absence de prévision par la loi d’une forme d’indemnisation dans le cas où un permis d’exproprier ou une interdiction de construire seraient renouvelés par l’administration de telle sorte que le droit de propriété s’en trouve gravement affecté. Tout en laissant intacte la possibilité pour l’administration de renouveler les mesures en question, la Cour constitutionnelle a affirmé qu’il était nécessaire que le législateur prévoie une forme d’indemnisation, et que l’obligation d’indemniser ne concernait pas les cinq premières années durant lesquelles le premier permis d’exproprier avait été en vigueur (période de franchise).
Le législateur italien a donné suite à l’invitation de la Cour constitutionnelle par l’article 39 du Répertoire, entré en vigueur le 30 juin 2003. Cette disposition prévoit :
« 1. En l’attente d’une réorganisation organique de la matière, en cas de réitération d’une interdiction en vue d’expropriation (vincolo preordinato all’esproprio) ou d’une interdiction en substance expropriatrice (vincolo sostanzialmente espropriativo) est due au propriétaire une indemnité, proportionnée à la mesure du préjudice effectivement subi.
Lorsque le paiement d’une indemnité n’est pas prévu dans les actes ayant les effets décrits au paragraphe 1, l’autorité qui a ordonné la réitération de l’interdiction est tenue à fixer l’indemnité, dans un délai de deux mois à partir du jour de la réception d’une demande de paiement dûment étayée et à la verser dans les trente jours suivants, faute de quoi sont dus également les intérêts légaux.
Par un acte d’assignation devant la cour d’appel dans le district de laquelle se trouve le terrain, le propriétaire peut attaquer l’évaluation faite par l’autorité. L’opposition doit être introduite, sous peine d’irrecevabilité, dans un délai de trente jours à compter de la notification de l’acte d’évaluation.
Après expiration du délai de deux mois prévu au paragraphe 2, le propriétaire peut demander à la cour d’appel de fixer l’indemnité.
On ne tient pas compte de l’indemnité fixée aux termes des paragraphes qui précèdent si le terrain est par la suite exproprié. »
Par l’arrêt no 12185 du 25 mai 2007 (Rv. 597121), les sections réunies de la Cour de cassation ont clarifié que les juridictions civiles sont compétentes pour connaître d’une demande visant à obtenir une indemnité pour la réitération d’interdictions en substance expropriatrices, lorsque le demandeur ne conteste pas la légitimité des actes administratifs imposant les interdictions.
La jurisprudence admet l’indemnisation uniquement en cas de renouvellement formel et effectif d’un permis d’exproprier, c’est à dire lorsque la décision qui l’a prévu a été confirmée par un acte d’approbation de l’organe compétent et est entrée en vigueur. Elle estime en effet que le droit à indemnisation du requérant ne peut naître qu’après la réitération effective de celui-ci (Cour de cassation, Sec. I, arrêt no 1754 du 26 janvier 2007). Ainsi une décision communale de renouveler un permis d’exproprier n’est pas indemnisable si elle n’a pas été par la suite approuvée par l’organe compétent (Cour de cassation, Sec. I, arrêt no14774 du 4 septembre 2012).
La jurisprudence exclut, par contre, que les interdictions de construire affectant les terrains après l’expiration d’un permis d’exproprier, et jusqu’à la nouvelle décision urbanistique de l’administration (régime des « zones blanches », paragraphe 25 ci-dessus) soient indemnisables (Cour de cassation, Sec. I arrêt no 14774 du 4 septembre 2012 ; arrêt no 25513 du 16 décembre 2010 ; no 8384 du 31 mars 2008 ; no 14333 du 26 septembre 2003). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, MM. Yusuf Salin et Nihat Karşin, sont des ressortissants turcs, nés respectivement en 1982 et en 1985 et résidant à Tekirdağ.
A. L’arrestation et la garde à vue des requérants
Les requérants furent arrêtés le 20 août 2007 au cours d’une opération menée par les forces de l’ordre.
Le procès-verbal d’arrestation établi le même jour, à 23 heures, par les gendarmes, indiquait ce qui suit : à la suite de l’incendie d’un autobus à Zeytinburnu (Istanbul), la gendarmerie avait reçu des informations selon lesquelles des autobus seraient également incendiés à Esenyurt par cocktails Molotov ; à partir du 20 août 2007, des patrouilles de gendarmes en tenue civile avaient alors été mises en place ; ce même jour, vers 22 h 30, six individus de sexe masculin s’étaient enfuis alors qu’ils avaient en main des pochettes noires et des sacs blancs ; les gendarmes les avaient pris en filature et les avaient sommés de s’arrêter, d’abord en criant puis en utilisant un mégaphone ; les suspects n’avaient pas obtempéré et avaient continué à fuir ; après une course-poursuite, ils avaient été arrêtés au moyen d’une force proportionnée et équilibrée ; dans les pochettes et les sacs retrouvés abandonnés près d’une poubelle, les gendarmes avaient saisi des bidons d’eau de 10 litres, environ 2,5 litres d’essence, des bouteilles de bière en verre contenant de l’essence, un chiffon imbibé d’essence et des cocktails Molotov prêts à être utilisés. Le procès-verbal mentionnait l’identité des personnes arrêtées : M.F.E., N.Ş., M.S.B., Y.K., Yusuf Salin et Nihat Karşin. Les requérants et les autres individus arrêtés refusèrent de signer le procès-verbal ainsi établi par les gendarmes.
Un croquis sommaire des lieux fut également réalisé par les gendarmes.
La décision prise par le procureur de la République d’Istanbul le 22 août 2007 indiquait que les requérants et les autres individus avaient été placés en garde à vue du 20 août 2007 à 22 heures au 22 août 2007 à 22 heures pour appartenance à une organisation terroriste et détention de produits explosifs.
S’agissant du requérant Yusuf Salin
Le procès-verbal de fouille corporelle de Yusuf Salin établi le 20 août 2007 par les gendarmes et signé par le requérant mentionnait, entre autres, la saisie des objets suivants : un masque noir, un téléphone portable, un briquet, un lacet, une pièce d’identité et une liste de noms de personnes ayant notamment participé à des réunions.
Le procès-verbal établi le 21 août 2007 à 17 heures par les gendarmes indiquait ce qui suit : le 20 mai 2007, avant 23 heures, Yusuf Salin – à l’instar des autres individus arrêtés – avait crié dans les locaux de la gendarmerie, avait essayé de se blesser en s’agitant en tous sens et avait scandé « Bîji Apo, Kahrolsun asker » (Vive Abdullah Öcalan, À bas les militaires) ; il s’était adressé aux gendarmes d’un ton menaçant en leur disant « Savez-vous qui je suis ? Esenyurt sera étroit pour vous, nous sommes du PKK [organisation armée illégale], vous allez voir ce que signifie me placer en garde à vue, je vais vous demander des comptes, s’il le faut je vais me blesser et je vais porter plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme, je vais vous faire muter » ; il s’était blessé en s’agitant en tous sens ; pour calmer et immobiliser le requérant et les autres individus arrêtés, une force suffisamment proportionnée avait été utilisée.
Le même procès-verbal comportait les informations suivantes : Yusuf Salin avait été arrêté alors qu’il était vêtu uniquement d’un short ; à son arrivée à la gendarmerie, il avait été informé qu’il pouvait appeler sa famille pour qu’elle lui apporte des vêtements ; il avait déclaré qu’il n’avait pas de famille dans les environs et que, de toute manière, il ne voulait pas de vêtements ; comme il faisait chaud, il était resté vêtu de son seul short ; puis les gendarmes lui avaient proposé de lui donner un pantalon et un tee-shirt, qu’il aurait finalement acceptés de porter.
Le procès-verbal de déposition de Yusuf Salin établi le 21 août 2007 à 20 h 27 par deux gendarmes, signé par le requérant et son avocat, indiquait ce qui suit : le requérant avait dit vouloir utiliser son droit de garder le silence ; il avait affirmé qu’il avait été torturé après son arrestation ; l’avocat de l’intéressé avait déclaré que son client avait été torturé, qu’il avait été frappé par quatre ou cinq personnes à coups de matraque et qu’il avait le nez fracturé, que ses testicules et son pénis avaient été pressés et qu’on avait introduit une matraque dans son anus à trois reprises ; l’avocat avait aussi déclaré qu’il avait lui-même constaté des traces de coups sur le corps de son client, que celui-ci avait des bleus sur différentes parties du corps et qu’il était vêtu uniquement d’un short.
Un premier rapport médical établi le 21 août 2007 par l’hôpital public de Büyükçekmece indiquait que Yusuf Salin présentait des égratignures et des ecchymoses sur le nez, ainsi que des hyperémies, des égratignures et des ecchymoses éparpillées sur une zone allant du dos vers l’épaule droite.
Un deuxième rapport médical établi le même jour par le même hôpital indiquait que Yusuf Salin avait une coupure superficielle sur le nez, des lésions pétéchiales sur l’épaule droite, des ecchymoses récentes sur le bras droit ainsi que sur le milieu de l’os scapulaire droit.
Le rapport médical établi le 22 août 2007 par le dispensaire d’Inönü indiquait que Yusuf Salin avait déclaré avoir été violé au moyen d’une matraque, sans possibilité de vérification de cette allégation. Il mentionnait aussi que le requérant présentait des ecchymoses sur le nez et l’épaule.
À la demande du procureur de la République de Büyükçekmece, un médecin de l’institut médicolégal de la même ville examina Yusuf Salin le 22 août 2007 à 15 heures, après avoir pris note des rapports médicaux établis respectivement par l’hôpital public et par le dispensaire. Dans son rapport médical, il mentionnait que Yusuf Salin avait déclaré avoir subi des violences pendant sa garde à vue : le requérant aurait été frappé avec une matraque sur le visage, la tête, les mains, le dos et les jambes, ses testicules et son pénis auraient été pressés et il aurait également subi une tentative de viol par voie anale au moyen d’une matraque. Le médecin notait que le requérant présentait les lésions suivantes : sur le nez, une égratignure de 1 x 1,5 cm qui commençait à former une croûte ; sous les yeux, des ecchymoses rouge-mauve résultant des coups reçus sur le nez ; sur l’arrière du bras droit, une ecchymose rouge-mauve de 6 x 8 cm ; sur l’épaule gauche, des égratignures de 3 cm, de 4,5 cm et de 5 cm ; des ecchymoses horizontales de 3,5 x 6 cm en forme de rails, de couleur rouge-mauve, sur le dos, dans la région inter scapulaire ; des ecchymoses mauves de 3 x 4 cm sur le bras gauche, de 5 x 5 cm sur l’arrière de la cheville droite et de 5 x 6 cm sur l’intérieur de la cheville gauche. Le rapport médical indiquait aussi que le requérant se plaignait de douleurs au pénis et aux testicules, mais qu’il ne présentait aucune lésion traumatique externe et que, en outre, la muqueuse anale et le sphincter étaient normaux. Le rapport médical concluait que l’intéressé pouvait être soigné par une intervention médicale simple et qu’il n’y avait pas de preuves matérielles d’un viol anal.
S’agissant du requérant Nihat Karşin
Le procès-verbal de fouille corporelle de Nihat Karşin établi le 20 août 2007 par les gendarmes et signé par le requérant indiquait, entre autres, la saisie des objets suivants : une cagoule (peçe), un téléphone portable, un briquet, un lacet et une pièce d’identité.
Le procès-verbal établi le 21 août 2007 à 17 heures indiquait ce qui suit : au moment de monter dans le véhicule des gendarmes, les individus arrêtés – dont Yusuf Salin et Nihat Karşin, qui devaient être emmenés pour un examen médical – avaient scandé « Bîji Apo, Yaşasın Kürdistan, Kahrolsun faşistler (Vive Apo ! [Abdullah Öcalan], Vive le Kurdistan ! À bas le fascisme !) » et avaient résisté aux gendarmes, puis ils avaient continué à scander des slogans malgré les avertissements des forces de l’ordre et avaient refusé de monter dans le véhicule ; les gendarmes avaient utilisé une force suffisante et proportionnée pour les faire taire, une altercation s’en était suivie et les individus avaient été mis dans le véhicule par la force.
Le procès-verbal de déposition de Nihat Karşin, établi le 21 août 2007 à 20 h 27 par deux gendarmes, signé par le requérant et son avocat, indiquait ce qui suit : l’intéressé avait utilisé son droit de garder le silence ; à 20 h 10, l’avocat avait indiqué que son client avait déclaré qu’il avait subi des mauvais traitements pendant sa garde à vue et qu’il souhaitait déposer une plainte devant le procureur de la République.
Un premier rapport médical établi le 21 août 2007 par l’hôpital public de Büyükçekmece indiquait que Nihat Karşin ne présentait pas de trace de coups ni de violences sur le corps.
Un deuxième rapport médical établi le même jour par le même hôpital indiquait que Nihat Karşin avait des blessures présentant des croûtes sur les coudes.
Le rapport médical établi le 22 août 2007 par le dispensaire d’Inönü indiquait que Nihat Karşin avait des ecchymoses sur les mains et une plaie ancienne (érosion des tissus) sur le coude droit et qu’aucune autre trace de coups ni de violences n’avait été constatée sur son corps. Il indiquait également que le requérant avait déclaré avoir été violé au moyen d’une matraque mais que cette allégation n’avait pas été éclaircie.
À la demande du procureur de la République de Büyükçekmece, l’institut médicolégal de la même ville examina Nihat Karşin le 22 août 2007, à 14 h 45, après avoir pris note des rapports médicaux établis respectivement par l’hôpital public et par le dispensaire. D’après le rapport médical établi par l’institut, Nihat Karşin avait déclaré que, pendant sa garde à vue, il avait été frappé avec une matraque sur l’intérieur des cuisses et les avant-bras, ainsi qu’à la tête, que des pressions avaient été exercées sur ses testicules et son pénis, mais qu’il n’avait pas subi de violences sexuelles. L’examen médical du requérant relevait les lésions suivantes : des zones sanguinolentes couvertes de pétéchies sur l’avant-bras gauche mesurant 8 à 11 cm de longueur et 0,3 cm de largeur, ainsi que des ecchymoses dont les zébrures s’entrecoupaient et qui résultaient de l’utilisation d’un objet dur ; sur l’intérieur de l’avant-bras droit, des zones ecchymotiques rouges de 0,5 x 12 cm de longueur et de 0,3 cm de largeur, similaires à celles constatées sur l’avant-bras gauche ; sur le coude droit, une plaie présentant une croûte de 1 x 1,5 cm ; sur l’os scapulaire gauche, une plaie présentant une croûte de 1 x 1 cm. L’examen relevait aussi une absence de lésion traumatique sur le scrotum et le pénis, ainsi que l’aspect normal de la muqueuse anale et du sphincter. Le rapport médical concluait que l’intéressé pouvait être soigné par une intervention médicale simple et qu’il n’y avait pas de preuves matérielles d’un viol anal.
B. L’audition des requérants par le procureur de la République
Le 23 août 2007, l’avocat des requérants contesta les rapports médicaux établis le 22 août 2007 au motif qu’ils ne reflétaient pas la réalité. Il demanda un examen de ses clients par la direction de l’institut médicolégal. Il reçut le jour même une copie de tous les rapports médicaux.
Le procès-verbal établi le 23 août 2007 à l’intention du procureur de la République mentionna la saisie des objets qui figuraient déjà comme pièces à conviction dans les procès-verbaux de fouille corporelle du 20 août 2007 et, en outre, celle des objets suivants :
– une cagoule noire, trouvée sur Nihat Karşin ;
– un bas de femme de couleur noire avec une ouverture, trouvé sur Yusuf Salin.
Toujours le 23 août 2007, assisté par un avocat, Yusuf Salin fut entendu par le procureur de la République. Il déclara ce qui suit : le 20 août 2007, vers 22 heures, alors qu’il attendait dans une rue d’Esenyurt, il avait assisté à une course-poursuite entre deux groupes de personnes ; une personne s’était approchée de lui et l’avait insulté ; il lui avait alors demandé de surveiller son langage et de ne pas l’insulter, et cette personne avait commencé à le frapper ; il y avait eu une altercation, puis il avait réussi à s’échapper ; alors qu’il était en train de fuir, cette personne l’avait sommé de s’arrêter en disant qu’elle était gendarme et qu’elle allait lui tirer dessus ; sur ce, il avait demandé à cette personne pour quelle raison elle ne lui avait pas tout de suite dit qu’elle était gendarme ; il avait ensuite été emmené manu militari à la gendarmerie. De plus, le requérant réfuta toute appartenance à l’organisation terroriste PKK et affirma qu’il n’était pas au courant pour les cocktails Molotov ou l’essence retrouvés.
En outre, Yusuf Salin déclara qu’il travaillait dans la décoration et qu’il utilisait une sorte d’écharpe faite à partir d’un collant de femme de couleur noire pour se protéger les yeux et le visage. Il contesta les faits qui lui étaient reprochés ainsi que les procès-verbaux d’inspection des lieux, d’arrestation et de saisie. Il soutint que, pendant sa garde à vue, il avait été torturé alors qu’il aurait eu les yeux bandés. Il aurait été complètement dévêtu par cinq personnes : il aurait été frappé aux organes génitaux ; ses testicules auraient été pressés ; deux personnes l’auraient fait se baisser sur une table et auraient tenté d’introduire une matraque dans son anus ; quelqu’un aurait déclaré que si une personne voulait avoir une relation sexuelle avec lui elle pouvait le faire.
Yusuf Salin indiqua aussi que, après l’examen médical du 22 août 2007 et après avoir rencontré son avocat, il avait été injurié par les gendarmes. Quant à son avocat, il précisa que le 21 août 2007, vers 17 heures, il avait demandé au procureur de la République de garde de faire examiner le requérant, que ce dernier n’avait été examiné que le 22 août 2007 à 16 heures et que les lésions avaient disparu avec l’écoulement du temps. L’avocat contesta le rapport médical établi et demanda que le requérant fût examiné par l’institut médicolégal. Enfin, l’avocat apposa une mention manuscrite sur le procès-verbal d’audition selon laquelle sa déclaration concernant les conditions dans lesquelles il s’était entretenu avec son client pendant la garde à vue n’avait pas été mentionnée dans le procès-verbal.
Le 23 août 2007, assisté par un avocat, Nihat Karşin fut entendu par le procureur de la République. Il indiqua qu’il habitait à l’adresse à laquelle il avait été arrêté. Il déclara ce qui suit : le jour de son arrestation, vers 22 heures, il était parti acheter un paquet de cigarettes et à son retour il avait vu Y.K. ; alors qu’il était en train de discuter avec celui-ci, des gendarmes s’étaient mis à courir ; l’un des gendarmes avait pointé une arme vers eux en leur demandant de s’allonger sur le sol ; ils s’étaient exécutés et ils avaient été emmenés à la gendarmerie. Nihat Karşin déclara aussi qu’il avait été frappé pendant le transport et pendant la garde à vue. Il ajouta qu’il avait été torturé par la suite : il aurait été placé dans une pièce, à part, et frappé sur les organes génitaux au moyen d’une matraque, et quelqu’un aurait également tiré sur ses organes sexuels avec les mains. Le requérant réfuta son appartenance à toute organisation terroriste, nia avoir agi avec le groupe de personnes arrêtées et affirma qu’il n’avait pas non plus préparé de produits explosifs. Quant à son avocat, il précisa que le 21 août 2007, vers 17 heures, il avait demandé au procureur de la République de garde de faire examiner le requérant, que celui-ci n’avait été examiné que le 22 août 2007 et que les lésions avaient disparu avec l’écoulement du temps. L’avocat contesta le rapport médical établi et demanda que le requérant fût examiné par l’institut médicolégal.
Le 23 août 2007, à 10 h 35, Yusuf Salin fut examiné par la direction de l’institut médicolégal de Beşiktaş (Istanbul). Le rapport établi par l’institut indiquait que le requérant avait déclaré avoir été battu lors de son transport à la gendarmerie puis pendant sa garde à vue : on lui aurait mis une matraque dans l’anus et il aurait reçu des coups de poing sur le nez. Le compte-rendu d’examen mentionnait que le requérant avait une égratignure présentant une croûte de 0,5 cm au milieu de la base du nez, des ecchymoses mauves et des œdèmes remontant à trois ou quatre jours sur le nez et sous les yeux, ainsi que de petites égratignures et des zones ecchymotiques sur le dos et sur l’épaule droite. L’institut demanda des examens supplémentaires pour la région anale, ainsi qu’une radiographie du nez pour établir un rapport médical définitif.
Le 23 août 2007 à 11 h 03, Nihat Karşin fut examiné lui aussi par la direction de l’institut médicolégal de Beşiktaş (Istanbul). Le rapport établi par l’institut indiquait que le requérant avait déclaré avoir été torturé et battu avec une matraque pendant sa garde à vue. Il mentionnait que le requérant présentait les lésions suivantes : une hyperémie d’une largeur de 1 cm aux avant-bras, allant des poignets aux coudes ; une plaie présentant une croûte de 2 cm sur le coude droit ; une plaie présentant une croûte de 1 cm et une trace d’une ancienne plaie sur le coude gauche. Le rapport médical précisait que les examens médicaux faits à l’hôpital public de Büyükçekmece montraient l’absence de nouvelles traces de coups et de blessures sur le corps du requérant.
Le 23 août 2007 à 18 h 30, à la demande du procureur de la République d’Istanbul, l’institut médicolégal d’Istanbul examina Nihat Karşin. Le rapport médical indiquait que le requérant présentait les blessures suivantes : une égratignure de 1 x 1 cm sur l’os scapulaire gauche ; une plaie ecchymotique de 0,5 x 1 cm sur l’intérieur du coude gauche ; juste en dessous de cette lésion, une ancienne plaie de 1,5 cm et, à 3 cm de cette plaie, une autre plaie présentant une croûte de 0,3 cm ; à l’intérieur du bras gauche, des ecchymoses rougeâtres de 6 cm et de 10 cm dont les zébrures s’entrecoupaient ; à l’intérieur du poignet gauche, une ecchymose rougeâtre de 0,5 x 2 cm ; une plaie présentant une croûte de 1 x 2 cm à l’extérieur du coude droit ; à l’extérieur du poignet droit, une ecchymose de 2 x 6 cm ; une égratignure de 0,5 cm sur l’avant de la jambe droite. Le rapport médical ne constatait rien de particulier sur le pénis et le scrotum.
Le 23 août 2007 à 18 h 59, à la demande du procureur de la République d’Istanbul, l’institut médicolégal de la même ville examina Yusuf Salin. Le rapport médical indiquait que ce dernier présentait les lésions suivantes : un léger œdème de 2 x 2 cm et une sensibilité sur le cuir chevelu ; autour des yeux, des ecchymoses de 2 x 5 cm côté gauche et de 3 x 5 cm côté droit ; près de la base du nez, une ecchymose présentant une croûte de 1,5 x 2 cm ; sur le nez, une ecchymose mauve-marron et de sensibilité intense ; entre les omoplates et au-dessus, des ecchymoses horizontales en forme de rails, mesurant 0,5 x 6 cm et 1 x 6 cm, ainsi qu’une ecchymose verte de 1,5 cm ; au-dessus de cette zone, une ecchymose de 0,5 x 3 cm et de 0,5 x 2 cm ; en dessous de cette zone, une ecchymose mauve de 0,5 x 3 cm ; en dessous de l’épaule droite, une ecchymose de 0,5 x 1 cm ; sur l’arrière du bras droit, une ecchymose de 6 x 8 cm de couleur mauve-vert ; des ecchymoses et des œdèmes sur la main gauche et les trois premiers doigts ; à l’intérieur du genou gauche, une ecchymose de 1 x 1 cm ; des ecchymoses et des œdèmes à l’extérieur des chevilles (de 5 x 6 cm à gauche et de 4 x 5 cm à droite). Le rapport médical indiquait que le requérant devait être examiné par un médecin ORL.
C. L’audition des requérants par le juge près la cour d’assises
Le 23 août 2007, un juge de la cour d’assises entendit les requérants et les quatre autres personnes arrêtées. Yusuf Salin réitéra sa déposition faite devant le procureur de la République.
De même, Nihat Karşin réitéra sa déposition faite devant le procureur de la République. Il déclara en outre que, pendant sa garde à vue, il avait été torturé par trois personnes : il aurait été frappé avec une matraque sur les cuisses, les mains et la tête. Il indiqua que le médecin de Büyükçekmece l’avait examiné correctement et que cela n’avait pas été le cas des deux autres médecins qui l’avaient vu.
Le juge ordonna le placement en détention des requérants.
Le 13 septembre 2007, la cour d’assises d’Istanbul ordonna le maintien en détention des requérants.
Le procès-verbal établi en septembre 2007 par le commandement de la gendarmerie de Büyükçekmece, se référant à deux rapports d’expertise établis le 4 septembre 2007 par le laboratoire de criminalistique de la direction de la sûreté, indiquait que les empreintes digitales relevées sur les objets saisis le jour de l’incident correspondaient à celles des deux requérants et que celles retrouvées sur une affiche étaient celles de Nihat Karşin.
D. La plainte pénale déposée contre les gendarmes pour mauvais traitements
Le 21 août 2007, l’avocat des requérants avait déposé une plainte auprès du procureur de la République d’Istanbul relativement aux prétendues tortures subies par ses clients. Concernant Yusuf Salin, l’avocat indiqua qu’il avait été frappé entre autres à l’aide d’une matraque, que son nez avait été fracturé, que ses testicules avaient été pressés et qu’il avait été violé au moyen d’une matraque. Il précisa que Yusuf Salin portait uniquement un short lorsqu’il l’avait vu, que son corps était couvert de bleus et qu’il lui avait dit qu’il allait être soumis un peu plus tard à un nouvel interrogatoire et à des violences. Concernant Nihat Karşin, l’avocat indiqua qu’il avait les mains et les bras rouges ainsi que des traces de coups de matraque, que ses testicules avaient également été pressés et qu’il s’était mis à pleurer lorsque lui-même lui avait demandé s’il avait été violé au moyen d’une matraque. Dans sa plainte, l’avocat demandait la soumission de ses clients à un examen des organes génitaux par l’institut médicolégal d’Istanbul et l’ouverture d’une enquête au sujet de leurs allégations de torture.
Le 9 novembre 2007, le gendarme H.Z.Ç. fut entendu par le procureur de la République. Il déclara ce qui suit : le jour de l’incident, des informations avait été reçues selon lesquelles les membres de l’organisation terroriste PKK allaient mener une action consistant en l’incendie des autobus municipaux ; il s’était rendu sur les lieux de l’incident avec son équipe ; les individus qu’ils voulaient arrêter ayant pris la fuite, les gendarmes les avaient poursuivis, puis ils les avaient arrêtés en utilisant la contrainte, conformément à leurs devoirs, et les avaient placés en garde à vue à la gendarmerie ; ces individus étaient en possession de cocktails Molotov ; lui-même n’avait frappé aucun individu placé en garde à vue.
Le 9 novembre 2007, les gendarmes C.Ç.B. et T.S. furent entendus par le procureur de la République. Ils confirmèrent la déposition faite par H.Z.Ç.
Par une ordonnance en date du 2 janvier 2008, le procureur de la République de Büyükçekmece rendit un non-lieu motivé comme suit : « les [requérants] ont été arrêtés au cours d’une opération menée contre une action des membres de l’organisation terroriste illégale PKK [qui avaient prévu] d’incendier des autobus ; au cours de cette arrestation, ils ont résisté aux forces de l’ordre, lesquelles ont fait usage de la force conformément à la loi no 2559 sur les attributions et obligations de la police ; en résistant, [les requérants] ont été blessés ; leurs blessures pouvaient être soignées par une intervention médicale simple ; la limite de la force utilisée n’a pas été dépassée par rapport à celle utilisée par [les requérants] ; il n’y a pas d’autres éléments de preuve de l’infraction reprochée aux forces de l’ordre. »
Le 24 juillet 2008, les requérants formèrent opposition contre cette ordonnance de non-lieu devant la cour d’assises d’Istanbul. En se référant aux lois nationales applicables ainsi qu’à l’article 3 de la Convention, ils soutenaient que le procureur de la République n’avait pas mené une enquête suffisante et adéquate : ledit procureur aurait rendu un non-lieu alors que les rapports médicaux établis – dont les requérants présentaient une copie à l’appui de leur recours – auraient démontré qu’ils avaient été torturés.
Le 18 février 2009, se référant aux motifs du non-lieu, aux éléments de preuve réunis et au contenu du dossier, la cour d’assises rejeta le recours en opposition formé par les requérants.
E. L’action pénale engagée contre les requérants
Le 10 septembre 2007, le procureur de la République avait intenté une action pénale entre autres contre les requérants des chefs d’appartenance à une organisation terroriste armée et de détention illégale de produits explosifs ou de produits similaires. Dans son acte d’accusation, le procureur indiquait que, à l’occasion du 15 août – date anniversaire de début de la lutte armée du PKK –, cette organisation terroriste avait décidé de mener une action consistant en l’incendie par cocktails Molotov des autobus de la municipalité d’Istanbul.
Par un arrêt du 30 décembre 2009, la douzième cour d’assises d’Istanbul condamna les requérants à une peine d’emprisonnement de trois ans et neuf mois ainsi qu’à une amende pénale de cinq mille livres turques pour détention illégale ou utilisation d’explosifs ou produits similaires. Elle les condamna également à une peine d’emprisonnement de six ans et trois mois pour avoir commis des infractions au nom de l’organisation terroriste armée PKK.
Le dossier ne contient pas d’informations sur la suite de la procédure.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
L’article 25 de la loi no 2559 sur les attributions et obligations de la police, adoptée le 4 juillet 1934 et publiée au Journal officiel le 14 juillet 1934, dispose que, dans des zones où l’organisation de la police nationale est absente, la gendarmerie exerce les pouvoirs accordés par ladite loi (Ülüfer c. Turquie, no 23038/07, § 38, 5 juin 2012).
L’article 13 de la loi no 2559 sur les attributions et obligations de la police dispose dans sa partie pertinente en l’espèce :
« (...)
Sans porter atteinte à l’état de santé des personnes arrêtées, toute mesure doit être prise pour prévenir leur fuite ou bien leur passage à l’attaque.
(...)
L’état de santé des personnes arrêtées par l’usage de la force doit être constaté, au moment de leur arrestation, dans un rapport médical.
(...) »
L’article 16 de la même loi est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :
« Lorsque la police doit faire face à de la résistance lors de l’accomplissement de sa mission, elle peut faire usage de la force pour briser cette résistance et cela d’une manière proportionnée.
L’usage de la force signifie le recours à la force physique, à la force matérielle et aux armes pour immobiliser les contrevenants, d’une manière graduelle et proportionnée aux circonstances et au degré de résistance ou d’agression. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. La procédure pénale
Le requérant est né en 1938 et réside à Istanbul.
Le 17 octobre 2000, une patiente décéda des suites d’une opération réalisée dans l’hôpital privé où le requérant exerçait les fonctions de directeur et médecin-chef.
Le 12 septembre 2001, le requérant et quatre autres personnes, à savoir N.S., Ç.Y., M.C. et S.J.N., furent inculpés pour homicide par imprudence et négligence et poursuivis devant le tribunal correctionnel de Fatih. Le requérant fut représenté par Me Doğan Özcan, et N.S. et Ç.Y. furent représentés par Me Mehmet Altun.
Le 14 mai 2003, l’institut médicolégal établit un rapport concluant à l’existence d’un lien de causalité entre le décès de la patiente précitée et les complications postopératoires dont celle-ci avait été victime.
Le 30 octobre 2003, sur demande du tribunal, l’assemblée plénière de l’institut médicolégal établit une expertise complémentaire concluant à l’existence d’un lien de causalité entre le décès de la patiente et l’absence de moyens d’intervention médicale d’urgence dans l’hôpital.
Le 11 novembre 2005, saisi sur demande du tribunal correctionnel, le Haut conseil de la santé releva que l’hôpital ne disposait pas de moyens et d’équipements propres à assurer les interventions d’assistance médicale urgente et de maintien en vie. Il conclut également que la cause du décès de la patiente ne pouvait pas être déterminée de manière certaine et que le requérant ne pouvait être tenu responsable de ce décès.
Le 16 mars 2006, à nouveau saisie sur demande du tribunal, l’assemblée plénière de l’institut médicolégal releva que, après la survenance des complications postopératoires, l’hôpital n’avait pas prodigué des soins d’urgence et de maintien en vie suffisants à la patiente. Elle établit également un lien de causalité entre le décès de cette dernière et l’absence de moyens propres à faire face à ces complications et à assurer ces soins. Elle conclut que le requérant pouvait être tenu responsable, en sa qualité de directeur de l’hôpital, à hauteur de 6/8.
Le 31 mai 2006, se fondant notamment sur les conclusions du rapport d’expertise du 16 mars 2006 dressé par l’assemblée plénière de l’institut médicolégal, le tribunal correctionnel condamna le requérant et N.S. à une peine d’emprisonnement de deux ans et à une amende de 91 livres turques (TRY) pour homicide par imprudence et négligence en application de l’article 455 § 1 de la loi pénale no 765. Puis, il réduisit la peine infligée au requérant à un an et six mois de réclusion et à une amende de 68 TRY en application de l’article 455 § 3 de la même loi, prenant en compte le degré de gravité de la faute attribuée à l’intéressé. Eu égard à l’absence d’autres circonstances atténuantes, il estima qu’il n’y avait pas lieu de réduire la peine par application de l’article 59 de la loi pénale no 765. Il considéra en outre qu’il n’y avait pas lieu de faire bénéficier le requérant des articles 4 et 6 de la loi no 647 eu égard aux circonstances liées à la commission de l’infraction. Par ailleurs, le tribunal réduisit la peine infligée à N.S. à six mois d’emprisonnement, tenant compte du degré de gravité de la faute, puis il l’a commua en une amende eu égard aux circonstances liées à la commission de l’infraction. Les autres accusés furent acquittés à l’issue de la procédure pénale. Me D. Özcan fut mentionné en tant que défenseur (müdafi) du requérant dans ce jugement.
Le 23 juin 2006, le requérant, alors représenté par Mes K. Ersoylu, Z. Bayraktar et M. Aslan, se pourvut en cassation.
Le 8 février 2007, dans son avis sur le pourvoi, le procureur général près la Cour de cassation recommanda la confirmation du jugement de première instance sur la base du rapport médical de l’assemblée plénière de l’institut médical sur lequel le tribunal correctionnel s’était fondé et il estima que les arguments soulevés par le représentant de l’accusé à l’appui du pourvoi n’étaient pas pertinents.
Le 26 février 2007, l’avis du procureur général fut notifié aux avocats de certains accusés, dont Me M. Altun. Il n’aurait pas été communiqué au requérant.
Le 16 mai 2007, la Cour de cassation confirma la décision attaquée en estimant qu’il ressortait de la motivation du jugement du tribunal correctionnel que ce dernier avait rendu sa décision après avoir examiné le dossier ainsi que les preuves recueillies au cours de la procédure pénale.
Le 5 juin 2007, les représentants du requérant saisirent le procureur général près la Cour de cassation d’un recours en rectification, soutenant notamment que l’avis de ce magistrat sur le pourvoi ne leur avait pas été notifié.
Le 6 juillet 2007, le procureur général près la Cour de cassation rejeta le recours après avoir relevé que l’avis litigieux avait été notifié à Me M. Altun, soit, selon lui, à l’un des avocats du requérant.
Il ressort du dossier que, le 22 août 2007, l’exécution de la peine du requérant a été suspendue par le parquet de Fatih, pour raisons de santé, jusqu’au 18 février 2008.
B. L’acte de procuration du 19 février 2001
Le 19 février 2001, un acte de procuration commun fut établi au nom de Me Mehmet Altun aux fins de représentation de plusieurs personnes morales et physiques, dont le requérant, qui envisageaient de créer une entreprise dans le domaine de la santé.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
L’article 11 de la loi no 7201 sur la notification (Tebligat Kanunu), faisant référence dans sa dernière phrase aux dispositions pertinentes en la matière du code de procédure pénale, est ainsi libellé :
Article 11
« Dans les affaires qui sont suivies par un conseil, les notifications sont faites au conseil (...) Cependant, les dispositions relatives à la notification des décisions aux accusés y sont réservées. »
L’article 2 de la loi no 5271 du 1er juin 2005 sur la procédure pénale (« la loi no 5271 ») prévoit que, dans l’application de ladite loi, le terme « défenseur » (müdafi) désigne l’avocat du prévenu ou de l’accusé qui assume la défense de celui-ci pendant la procédure pénale.
L’article 297 de la loi no 5271 prévoit que l’avis du procureur général près la Cour de cassation doit être notifié à l’accusé ou à son défenseur. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1985 et réside au Mesnil Amelot.
A. Quant aux faits survenus en Fédération de Russie selon le requérant
Le requérant, ressortissant russe d’origine tchétchène, est originaire de la ville de Grozny. Il explique que trois de ses cousins appartiennent à la rébellion tchétchène. L’un de ses cousins était particulièrement actif et était soupçonné par les autorités russes d’avoir participé ou collaboré à de nombreux attentats ayant eu lieu en Tchétchénie. Le requérant décida alors d’aider ses cousins en leur apportant des vivres et du matériel.
Il explique que malgré l’arrêt des hostilités en 2000, les autorités continuaient à procéder à des arrestations et que certains de ses amis disparurent. En 2002, deux de ses cousins disparurent également.
En 2003, alors qu’il voyageait à bord d’un autobus à Grozny, des policiers immobilisèrent le véhicule, en firent descendre tous les passagers puis l’arrêtèrent. Il fut emmené à l’écart pour y être interrogé sur ses activités et ses liens avec ses cousins. Il explique que, durant cet interrogatoire, il fut frappé au visage et au corps.
En mars 2004, des hommes masqués firent irruption au domicile familial et l’emmenèrent. Il explique avoir été retenu durant quatre jours dans un endroit clos, entravé, avec un sac sur la tête. Durant ces quatre jours, il fut frappé et de nouveau interrogé sur les activités de ses cousins. Il fut finalement relâché après que son père eut payé une rançon de 150 000 roubles.
Il décida alors de quitter la Tchétchénie au début de l’été 2004 et se rendit en Autriche après un passage au Belarus et en Pologne. Il y sollicita l’asile mais sa demande fut rejetée par les autorités autrichiennes. Il rapporte que durant cette période, il apprit que l’un de ses cousins, M.K., avait été impliqué dans plusieurs actions violentes menées par les combattants tchétchènes notamment l’attentat contre le président Ingouche Murat Zyazikov le 6 avril 2004 et la prise d’otages de l’école de Beslan, le 1er septembre 2004. Il apprit qu’il avait été finalement tué dans une opération des forces spéciales le 10 octobre 2004.
En août 2006, après deux années passées en Autriche, le requérant décida de retourner à Grozny pensant que la situation s’y était améliorée.
Il explique que, le 23 août 2006, alors qu’il allait rendre visite à un membre de sa famille, il se trouva face à plusieurs véhicules blindés et des hommes en uniforme qui procédaient à des contrôles d’identité et à des arrestations. Les hommes en uniforme contrôlèrent ses papiers d’identité puis lui demandèrent s’il avait « fait exploser quelque chose la veille ». Ils commencèrent alors à le frapper puis l’emmenèrent dans un lieu clos. Il raconte y avoir été suspendu par les mains et frappé. Il indique que les individus qui le maltraitaient voulaient qu’il reconnaisse avoir participé à des actes terroristes. Il finit par perdre connaissance.
Lorsqu’il retrouva ses esprits, il se trouvait à l’air libre, allongé près d’une berge. Ses pieds et ses mains étaient attachés et un sac recouvrait sa tête. Il explique qu’il fut secouru par un vieil homme qui l’accueillit chez lui. Il se rendit compte qu’il se trouvait dans un village. Sa famille vint le chercher pour le ramener à Grozny où il fut hospitalisé jusqu’au 1er septembre 2006. Il fournit un certificat médical à l’appui de ses allégations, ainsi libellé :
« Certificat délivré à R.K., domicilié à l’adresse (...) certifiant que le 25 août 2006 il s’est adressé pour l’aide médicale auprès de l’institut d’Etat : « Hôpital no 3 de Grozny » suite à une agression perpétrée par des inconnus en se plaignant de maux de tête, aux bras, aux jambes et en étant dans un état d’affaiblissement.
Diagnostic : Contusions multiples à la tête, au torse, aux membres supérieurs et inférieurs, écorchures (éraflures) du visage et à l’épaule du côté gauche. Contusions au niveau de la poitrine. »
Après être sorti de l’hôpital, il demeura quelques semaines chez sa tante, en Ingouchie. Il décida alors de partir pour la France lorsque son père aurait organisé son départ.
Il quitta une seconde fois la Tchétchénie le 26 novembre 2006 et rejoignit Paris après être passé par la Pologne. Il arriva en France fin novembre 2006.
Il rapporte qu’au début de l’année 2011, sa mère l’informa que des policiers s’étaient présentés deux fois au domicile familial, exigeant qu’elle fasse revenir son fils en Tchétchénie car ils le soupçonnaient de faire partie des groupes rebelles.
En cas de retour en Fédération de Russie, il craint d’être à nouveau victime de mauvais traitements de la part des autorités.
B. Quant aux faits survenus en France
Le requérant arriva en France en novembre 2006. Il sollicita l’asile le 26 juin 2007. Sa demande fut rejetée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), le 9 août 2007, aux motifs suivants :
« Cependant, si ses origines tchétchènes peuvent être établies, il ressort de ses déclarations orales et des documents joints à son dossier des contradictions tellement flagrantes que ni son séjour en Tchétchénie durant ces dernières années, ni son retour dans son pays d’origine au mois d’août 2006 ne sont plausibles. Quant aux motifs à l’origine de ses craintes de persécutions, à savoir les activités de son frère, son incapacité à livrer le moindre élément biographique au sujet de ces individus autorise l’office à douter non seulement des activités de ses supposés frères mais également de leur existence. »
Il déposa un recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui rejeta également sa demande par une décision du 19 novembre 2009 aux motifs suivants :
« Considérant toutefois, que ni les pièces du dossier ni les déclarations faites à huis clos devant la Cour ne permettent de tenir pour établis les faits allégués et pour fondées les craintes énoncées (...) que les documents rédigés en langue étrangère qui ont été produits sans être accompagnés de leur traduction en langue française ne peuvent être pris en considération. »
Le 21 janvier 2010, le préfet du Bas-Rhin notifia au requérant une décision portant refus de séjour et obligation de quitter le territoire français.
Le 23 mars 2010, le préfet de la Moselle refusa au requérant la délivrance d’une autorisation provisoire de séjour en vue des démarches auprès de l’OFPRA.
Entre-temps, il apprit qu’une convocation avait été adressée au domicile de la famille :
« Vous devez vous présenter le 10.11.2009 chez le juge d’instruction du MCI L. de la ville de Grozny, à la direction des investigations du Comité d’Instruction auprès le [sic] Parquet de la fédération de Russie en République tchétchène, chez le juriste de 3ème classe-A. B.R à l’adresse suivante :
Ville de Grozny, district de Staropromyslovsky, rue Garajnaya, 9 « b ».
Être muni d’un passeport de citoyen de Fédération de Russie ou une autre pièce d’identité.
Vous êtes convoqué pour un interrogatoire. »
Le 21 avril 2010, il sollicita un réexamen de sa demande d’asile qui fut rejetée par l’OFPRA le 12 mai 2010.
Le 28 février 2011, le préfet du Val de Marne notifia au requérant un arrêté de reconduite à la frontière fixant la Fédération de Russie comme pays de renvoi.
Le 31 août 2011, le requérant fut placé en centre de rétention administrative sur la base de la mesure d’éloignement en date du 28 février 2011.
Alors qu’il se trouvait en rétention, le requérant forma une nouvelle demande de réexamen de sa demande d’asile. Celle-ci fut rejetée par l’OFPRA le 6 septembre 2011. Son placement en rétention fut prolongé le 5 septembre par le juge des libertés et de la détention jusqu’au 15 octobre 2011.
Le requérant forma un recours contre la décision le plaçant en centre de rétention administrative mais le 5 septembre 2011, le tribunal administratif de Melun rejeta sa demande.
Le 3 octobre 2011, le requérant saisit la Cour et formula une demande de mesure provisoire sur le fondement de l’article 39 de son règlement. Le 5 octobre 2011, le président de la chambre à laquelle l’affaire fut attribuée décida d’indiquer au Gouvernement français, en application de la disposition précitée, de ne pas renvoyer le requérant vers la Fédération de Russie pour la durée de la procédure devant la Cour.
Le 4 avril 2012, la CNDA rejeta le recours formé par le requérant à l’encontre de la décision de l’OFPRA en date du 6 septembre 2011.
II. LE DROIT PERTINENT
A. Le droit français
Les principes généraux régissant la procédure d’asile et le recours devant le tribunal administratif contre un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière sont résumés dans l’arrêt I.M. c. France (no 9152/09, §§ 40-41 et §§ 64-74, 2 février 2012).
B. Textes de l’Union Européenne
Il est renvoyé à cet égard à l’exposé du droit pertinent dans l’arrêt M.E. c. France (no 50094/10, § 33, 6 juin 2013).
C. Données internationales
Il est renvoyé à cet égard aux données internationales recensées dans l’arrêt M.V. et M.T. c. France (no 17897/09, §§ 23-25, 4 septembre 2014).
Les données plus récentes disponibles confirment que la situation dans la région du Nord Caucase demeure très instable en raison des conflits persistants entre les forces gouvernementales et les membres de la lutte armée de résistance tchétchène. Dans un rapport intitulé United Kingdom : Foreign and Commonwealth Office, Human Rights and Democracy Report – Russia, publié le 15 mars 2015, le Foreign and Commonwealth Office britannique relève :
“There were also reports of grave human rights violations committed by state security forces, including allegations of extrajudicial killings, torture and disappearances.”
De même, le Département d’État américain, dans son United States Country Reports on Human Rights Practices – Russia, publié le 27 février 2014 note :
“The government failed to take adequate steps to prosecute or punish most officials who committed abuses, resulting in a climate of impunity. Rule of law was particularly deficient in the North Caucasus, where conflict among government forces, insurgents, Islamist militants, and criminal forces led to numerous human rights abuses, including killings, torture, physical abuse, and politically motivated abductions.
(...)
Government forces engaged in the conflict in the North Caucasus reportedly tortured and otherwise mistreated civilians and participants in the conflict (see section 1.g.).
(...)
Politically motivated disappearances in connection with the conflict in the Northern Caucasus continued (see section 1.g.).” | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1930 et réside à Constanţa.
Le requérant est retraité. Il était titulaire d’un livret d’épargne auprès de la Banque populaire roumaine - Coopérative de crédit (ci-après « la société débitrice »), qui fit faillite par la suite. Les sommes figurant sur ce livret s’élevaient à 7 630 345 anciens lei roumains (ROL).
Une procédure de liquidation judiciaire de la société débitrice fut ouverte en octobre 2001 et enregistrée sous le numéro 2737/2001 devant le tribunal départemental de Bucarest.
Dans le cadre de cette procédure, le liquidateur désigné déposa pour l’audience du 20 novembre 2001 son rapport mensuel d’activité. Dans ce rapport, se référant aux exigences des articles 87 et suivants de la loi no 64/1995 sur le redressement et la liquidation judiciaires (« la loi no 64/1995 »), il faisait état, entre autres, de l’impossibilité de procéder à une notification individuelle pour chacun des quelque soixante mille créanciers, lesquels étaient pour la plupart des petits épargnants particuliers. S’appuyant sur la pratique judiciaire dans des cas similaires, le liquidateur proposait que les conditions d’envoi de leurs déclarations de créances fussent notifiées aux créanciers par voie de publicité, notamment par la publication dans un quotidien à grand tirage et à large diffusion, ainsi que par des communiqués à la radio et à la télévision et par un affichage visible dans toutes les agences locales de la société débitrice.
À l’audience du 20 novembre 2001, le liquidateur réitéra oralement sa proposition de notifier aux créanciers, par le biais de la radio et de la télévision nationales, la nécessité de déposer leurs déclarations de créances. Par un jugement avant dire droit rendu le même jour, le tribunal départemental de Bucarest confirma le rapport mensuel d’activité présenté par le liquidateur.
Le 25 janvier 2002, le requérant compléta et envoya une déclaration de créance préremplie portant sur la somme susmentionnée de 7 630 345 ROL, en y annexant des preuves à l’appui de sa demande. Dans sa déclaration de créance, le requérant indiquait qu’il y joignait un timbre judiciaire de 10 000 ROL, mais qu’il ne pouvait dans l’immédiat satisfaire à l’obligation de payer les droits de timbre s’élevant à 300 000 ROL. Le requérant demandait que cette dernière somme fût compensée avec l’argent qu’il estimait lui être dû par la société débitrice, et il sollicitait également à être cité à comparaître par le tribunal départemental de Bucarest.
Selon la procédure mise en place par le liquidateur judiciaire, laquelle avait été notifiée aux créanciers intéressés – y compris le requérant – par le biais de deux annonces publiées dans le quotidien Adevărul les 15 et 17 avril 2002, l’inscription dans la liste des créanciers de la société débitrice ne pouvait être prise en compte en l’absence du versement au dossier, au plus tard le 19 avril 2002, des preuves relatives au paiement des droits de timbre dus.
Par un jugement du 28 mai 2002, rendu dans le dossier no 2737/2001, le tribunal départemental de Bucarest annula la demande du requérant relative à sa déclaration de créance, pour défaut de paiement des droits de timbre. Le tribunal mentionna les annonces publiées dans le journal Adevărul et ajouta que les documents et droits de timbre à joindre aux déclarations de créances avaient été indiqués par affichage au tribunal et dans les agences locales de la société débitrice.
Le jugement susmentionné, qui était susceptible d’un pourvoi en recours dans un délai de quinze jours à partir de sa communication aux parties, fut publié par affichage au tribunal départemental de Bucarest. Le 15 novembre 2002, ce dernier autorisa le liquidateur judiciaire à informer le public de cet affichage par une annonce dans le quotidien Adevărul. Cette annonce fut publiée le 17 novembre 2002 ; elle se limitait à informer les créanciers de la société débitrice qu’un jugement avait été rendu le 28 mai 2002 et qu’il était affiché au tribunal.
Sans avoir reçu de citation de la part des autorités et, à ses dires, sans avoir eu connaissance ni de la date limite de paiement des droits de timbre dus ni du déroulement de la procédure, le requérant paya les droits de timbre de 300 000 ROL le 24 juin 2002 et en envoya la preuve au tribunal départemental de Bucarest le 12 février 2003.
Le tribunal départemental ne lui ayant, selon lui, pas répondu, le requérant aurait envoyé en mars et mai 2003 plusieurs lettres au ministère de la Justice, au président de la Roumanie et au gouvernement pour se renseigner de l’état de la procédure contre la société débitrice.
Sur un pourvoi en recours formé par d’autres créanciers, par un arrêt définitif du 24 juin 2003, la cour d’appel de Bucarest confirma en partie le jugement du 28 mai 2002 susmentionné, y compris en ce qui concernait l’annulation des demandes relatives aux déclarations de créances non accompagnées des droits de timbre dus, et en cassa avec renvoi le restant qui concernait d’autres parties à la procédure.
En réponse à une lettre du requérant du 13 octobre 2003, le tribunal départemental de Bucarest informa l’intéressé de l’annulation de sa demande en raison du défaut de paiement des droits de timbre à la date indiquée dans le journal Adevărul, ainsi que de la possibilité de former un pourvoi en recours devant la cour d’appel de Bucarest contre le jugement du 28 mai 2002 précité. Le requérant reçut la lettre du tribunal le 27 octobre 2003.
Le 4 décembre 2003, par une lettre recommandée, le requérant envoya au tribunal départemental de Bucarest sa demande de pourvoi en recours contre le jugement du 28 mai 2002 précité, pour transmission à la cour d’appel de Bucarest. N’ayant reçu ni accusé de réception ni citation à comparaître, le requérant réitéra sa demande le 15 mars 2004 auprès du tribunal départemental de Bucarest, et il s’en enquit également les 25 août et 27 octobre 2004 auprès de la cour d’appel de Bucarest.
Le 28 octobre 2004, la cour d’appel de Bucarest informa le requérant que sa demande de pourvoi en recours contre le jugement du 28 mai 2002 du tribunal départemental de Bucarest, datée du 15 mars 2004, lui avait été transmise le 29 septembre 2004 et avait été jointe au dossier relatif à la procédure de liquidation judiciaire de la société débitrice, enregistré sous le numéro 1794/2002. Elle l’informa également de la date de la prochaine audience, fixée au 5 novembre 2004.
Par un arrêt définitif du 5 novembre 2004, rendu dans le dossier no 1794/2002 précité, la cour d’appel de Bucarest se prononça sur un pourvoi en recours formé le 22 février 2002 par douze sociétés commerciales contre un jugement du 12 février 2002 rendu dans le dossier no 2737/2001, et elle constata la péremption de l’instance, l’affaire ayant été suspendue depuis le 2 avril 2004 en application de l’article 1551 du code de procédure civile (CPC).
Le 23 novembre 2004, la cour d’appel de Bucarest informa le requérant de l’arrêt du 5 novembre 2004 précité et, à sa demande, elle lui en communiqua une copie le 28 février 2005.
Le requérant ne figurait pas en tant que partie à la procédure et son nom n’apparaissait pas dans le dispositif de l’arrêt, lequel mentionnait exclusivement les douze sociétés commerciales ayant formé le pourvoi en recours du 22 février 2002.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Avant son abrogation par l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 38/2002 (« l’OUG no 38/2002 »), publiée et entrée en vigueur le 2 février 2002, l’article 87 de la loi no 64/1995 prévoyait que le liquidateur judiciaire devait communiquer à chaque créancier la date limite pour l’enregistrement des créances contre le débiteur en faillite, ainsi que les exigences légales pour la prise en compte desdites créances.
L’OUG no 38/2002 a introduit l’article 61 dans la loi no 64/1995. Cette disposition prévoyait que la citation des parties et la communication des actes de procédure s’effectuaient conformément aux articles 85 à 94 du CPC. Par exception, il était procédé à celles-ci par voie de publicité, dans les conditions de l’article 95 CPC, dans des cas extraordinaires et dans le cas de la convocation d’une assemblée des créanciers, si ces derniers étaient en nombre extrêmement élevé.
La loi no 64/1995 a ensuite été abrogée par la loi no 85/2006 sur la procédure de liquidation judiciaire, entrée en vigueur le 20 juillet 2006, qui prévoyait que les citations des parties et notifications faites à celles-ci, ainsi que la communication des décisions rendues par les tribunaux, étaient effectuées par le biais du « bulletin des procédures d’insolvabilité » (Buletinul Procedurilor de Insolvenţă).
Le CPC, qui fut remplacé par le nouveau CPC entré en vigueur le 15 février 2013, prévoyait ce qui suit dans ses dispositions pertinentes en l’espèce.
D’une part, ses articles 86 et 92 régissaient la procédure de citation individuelle des parties à une procédure. Ces articles sont exposés dans l’affaire S.C. Raissa M. Shipping S.R.L. c. Roumanie (no 37576/05, § 18, 8 janvier 2013).
D’autre part, son article 95 du CPC était ainsi libellé :
« Quand le plaignant fait valoir qu’il n’a pas réussi à déterminer l’adresse du domicile du défendeur malgré toutes les démarches possibles effectuées, le président du tribunal décide la citation par voie de publicité.
La citation par voie de publicité se fait en affichant la citation à comparaître sur la porte du tribunal. La citation est publiée dans le Moniteur officiel de la Roumanie ou dans un journal à large diffusion, dans le cas où le tribunal considère qu’une telle mesure est nécessaire.
L’affichage ainsi que la publication de la citation sont réalisés au moins quinze jours avant la date de l’audience. (...) »
L’article 1551 du CPC prévoyait que le tribunal pouvait suspendre la procédure si le déroulement normal de celle-ci était entravé par le nonrespect par les requérants d’une obligation établie par la loi ou par le tribunal. Par ailleurs, l’article 248 du CPC prévoyait la péremption de droit de l’instance pour toute demande en justice si l’affaire en question était suspendue du fait d’une partie pendant plus d’un an. En matière commerciale, ce délai était de six mois.
L’article 301 du CPC prévoyait que le délai pour former un pourvoi en recours était de quinze jours à partir de la communication du jugement, à moins qu’un autre délai n’eût été prévu par la loi.
Les dispositions pertinentes en l’espèce en matière de paiement des droits de timbre, en vigueur à l’époque des faits, sont citées dans l’arrêt Iorga c. Roumanie (no 4227/02, §§ 22-25, 25 janvier 2007).
Par ailleurs, l’article 20 de la loi no 146/1997 sur le droit de timbre, tel qu’il était rédigé avant sa modification par la loi no 195/2004, se lisait comme suit :
Article 20
« 1) Le droit de timbre doit être payé à l’avance.
2) Si le droit de timbre n’a pas été payé dans les conditions prescrites par la loi lors de l’introduction de l’action ou de la demande, ou si, au cours de la procédure, il apparaît que le montant du droit de timbre doit être augmenté, la juridiction attire l’attention du requérant sur l’obligation de payer le montant dû avant la prochaine audience. (...)
3) Le défaut de paiement du droit de timbre dans le délai requis est sanctionné par l’annulation de l’action ou de la demande.
4) [S’agissant de] la valeur de l’objet de l’action ou de la demande ayant servi de base au calcul du montant du droit de timbre que le demandeur a acquitté au moment de l’enregistrement de [ladite action ou demande], [dans le cas où cette valeur] a subi des modifications, l’action ou la demande n’est pas annulée et doit être examinée au fond à concurrence du montant du droit de timbre payé. » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1974. Il est actuellement détenu à la maison d’arrêt no 1 de la ville de Voronej, région de Voronej.
Le 16 avril 2004, l’enquêteur S. du département d’enquête de la région de Voronej du Service fédéral de sécurité (« le FSB ») ordonna l’ouverture d’une instruction pénale contre le requérant pour brigandage.
A. La perquisition de domicile, l’interpellation et le placement en détention provisoire du requérant, l’allégation de mauvais traitements et son examen par les autorités internes
Le 20 avril 2004, à 17 h 55, un détachement d’officiers du FSB et de police fit irruption dans l’appartement du requérant pour y faire une perquisition, l’intéressé étant soupçonné de brigandage. Un enquêteur annonça au requérant qu’un acte d’instruction serait accompli dans l’appartement et lui expliqua les modalités de son déroulement ; il l’invita aussi à rendre de son propre chef les objets soumis à une interdiction de détention éventuellement en sa possession. L’enquêteur invita également le requérant à appeler un avocat, mais, n’en ayant pas parmi ses connaissances, l’intéressé ne fit pas usage de cette possibilité. La perquisition se déroula en présence des proches du requérant, M. et Mme I., ainsi que Mme C., et de deux témoins instrumentaires, L. et N.
L’allégation de mauvais traitements
a) La version du requérant sur le début des évènements
La version des faits sur le début des évènements présentée par le requérant est la suivante. Après avoir fait irruption dans l’appartement, l’enquêteur commença la perquisition et les officiers cagoulés emmenèrent le requérant dans leur camion. Ces officiers conduisirent le camion dans un endroit inconnu où ils frappèrent le requérant sévèrement : ils lui donnèrent des coups de pied, de poing et de crosses d’armes sur le corps, la tête et les parties génitales et ils s’appuyèrent de tout leur poids sur son dos, tout en lui tordant les mains. Le requérant explique qu’il fut ramené, à plusieurs reprises, dans son appartement pour signer des procès-verbaux de perquisition et de saisie, puis emmené à nouveau dans le camion où les officiers continuèrent à le battre. À la fin de la séance de mauvais traitements, désespéré, il se défenestra de son appartement situé au quatrième étage, pour se suicider et mettre ainsi fin à ses souffrances.
b) La version du Gouvernement sur le début des évènements
Immédiatement après l’entrée des officiers dans l’appartement, le requérant opposa de la résistance envers un policier, P., et tenta de s’enfuir. L’agent P. dut recourir à la force pour maîtriser le requérant, en le mettant au sol et en lui passant les menottes. Lorsque les officiers tentèrent de remettre le requérant debout, celui-ci se comporta de manière agressive et continua à tenter de prendre la fuite et de donner des coups aux policiers. En raison de ce comportement, les policiers durent continuer l’application de techniques spéciales pour maîtriser le requérant. Après avoir terminé la perquisition dans l’appartement, les officiers descendirent pour faire une fouille du véhicule appartenant à l’intéressé ; ce dernier et Mme I. les suivirent. À la fin de la perquisition, tous remontèrent dans l’appartement pour signer des procès-verbaux. Après que Mme I. eut demandé d’ouvrir la fenêtre, le requérant sauta à travers celle-ci pour prendre la fuite.
c) La suite des évènements
Après sa défenestration, le requérant, qui présentait plusieurs fractures, fut hospitalisé à l’hôpital civil.
Le 21 avril 2004, les officiers de police Ri., Z., K. et Zi., présents lors de la perquisition, soumirent au chef du département régional de Voronej du FSB des rapports expliquant la chute du requérant. Ils indiquaient que deux heures après la fin de la perquisition, vers 2 h 15, le requérant avait tenté de s’évader en se défenestrant.
La formalisation de l’interpellation et le placement en détention provisoire du requérant
Du 21 au 23 avril 2004, le requérant demeura à l’hôpital civil. Il y fut menotté et des policiers assurèrent une permanence devant sa chambre.
Le 23 avril 2004, un procès-verbal d’interpellation du requérant, en tant que suspect, fut dressé, en présence de l’avocat L. Dans ce procèsverbal, il était indiqué que, après avoir consulté son avocat, le requérant, bénéficiant de son droit de ne pas s’incriminer lui-même, avait refusé de donner des explications.
Le 23 avril 2004, le tribunal du district Tsentralni de Voronej examina la requête de l’enquêteur visant au placement du requérant en détention provisoire. Le requérant, son défenseur L. et l’enquêteur S., en charge de l’enquête engagée contre l’intéressé, prirent part à l’audience. Le requérant demanda au tribunal de rejeter la requête, compte tenu de son état de santé.
Selon le Gouvernement, la juge, ayant constaté plusieurs lésions corporelles en la personne du requérant – qui était incapable de marcher –, prit en considération l’explication de l’enquêteur S. selon laquelle les lésions avaient été le résultat d’une tentative de fuite. Toujours selon le Gouvernement, cette explication ne fut contestée ni par le requérant, ni par son défenseur.
Toujours le 23 avril 2004, le tribunal, ayant constaté une tentative de fuite, confirmée par les rapports des policiers, ordonna la détention provisoire du requérant, argumentant cette décision par un risque de fuite.
L’expertise médicolégale
Le 24 avril 2004, l’avocat du requérant introduisit une requête devant l’enquêteur S., du département d’enquête de la région de Voronej du FSB, lui demandant d’ordonner une expertise médicolégale pour établir la gravité des lésions corporelles de son client et attirant son attention sur la nécessité de consigner dans un procès-verbal l’existence d’un hématome sur la paupière de l’œil gauche que le requérant aurait déjà présenté le 23 avril 2004. Par une décision du 27 avril 2004, l’enquêteur S. rejeta la requête au motif qu’il n’était pas nécessaire de procéder à l’expertise demandée. L’enquêteur ajouta ce qui suit :
« Les circonstances pour l’établissement desquelles le défenseur L. demandait l’expertise n’avaient aucune importance pour la présente affaire pénale et, par conséquent, ne devaient pas faire l’objet du recueil des preuves. En outre, le dossier pénal contient les documents suffisants qui expliquent l’origine des lésions corporelles susmentionnées du prévenu Borisov. »
Le 30 avril 2004, le procureur de la région de Voronej révoqua cette décision pour les motifs suivants :
« La conclusion de l’enquêteur n’est pas fondée sur les normes du CPP FR. Ainsi, conformément à l’article 196 § 1 du CPP FR, la nécessité d’établir le type et le degré du dommage corporel causé [correspond au] cas [dans lequel] il est obligatoire d’ordonner une expertise médicolégale. La réalisation de cette expertise est également dictée par la nécessité d’établir le temps et le mécanisme d’apparition des lésions subies par Borisov.
En outre, la présence dans le dossier pénal des données factuelles sur les circonstances dans lesquelles Borisov avait subi les lésions corporelles, ainsi que le rapport d’expert sur le type et le degré du dommage corporel subi [sont de nature à] caractériser la personnalité de l’accusé, [ce] qui doit être établi lors de l’enquête pénale, conformément à l’article 73 du CPP FR. »
Le 5 mai 2004, l’enquêteur S. ordonna l’expertise médicolégale. Le 7 mai 2004, le médecin légiste B. du bureau régional de médecine légale pratiqua celle-ci. Après avoir examiné le requérant et entendu sa description des mauvais traitements allégués, l’expert constata deux types de lésions corporelles. D’une part, plusieurs lésions traumatiques, à savoir une fracture de la jambe gauche, une entorse de la cheville, une fracture de deux vertèbres thoraciques, des lésions du rein droit et du poumon droit et une commotion cérébrale, furent observées. L’expert conclut que ces lésions auraient pu résulter de la chute du requérant. D’autre part, des ecchymoses sur la paupière de l’œil gauche, une plaie sur la langue, un hématome sur le cou, des hématomes sur la partie droite de la cage thoracique et sur la région lombaire droite, ainsi que des égratignures au niveau du carpe droit, des deux avant-bras et de l’épaule gauche furent constatés. L’expert conclut que ces dernières lésions auraient pu résulter aussi bien de la chute de l’intéressé du quatrième étage de son appartement que de coups donnés avec des objets contondants.
Les témoignages recueillis par l’avocat du requérant
L’avocat L. interrogea de sa propre initiative des membres de la famille de son client, à savoir Mmes I. et C., présentes dans l’appartement au moment des faits.
Dans ses explications données le 25 avril 2004, Mme I. certifia que les officiers avaient fait sortir le requérant de son appartement par ruse et que, à son retour, celui-ci était menotté et présentait une égratignure sur la partie gauche du front et ses vêtements étaient très sales et couverts de poussière. Elle déclara aussi que le requérant avait été emmené en dehors de l’appartement au moins deux fois, dont la première fois pendant quelques heures, et qu’à son premier retour il boitait.
Dans ses explications données le 2 octobre 2004, Mme C. indiqua ce qui suit. Elle était arrivée dans l’appartement approximativement à 22 heures et elle avait constaté que le requérant était absent. Peu de temps après, l’officier R. avait ordonné de faire monter le requérant dans l’appartement pour signer des procès-verbaux ; elle avait alors constaté que les vêtements du requérant étaient sales et couverts de poussière. Le requérant, qui était menotté, s’était plaint d’une douleur à l’un de ses membres supérieurs ; elle avait alors demandé de desserrer ses menottes. Vers 2 heures du matin, le requérant et Mme I., accompagnés d’officiers du FSB, étaient sortis de l’appartement pour assister à la fouille du véhicule. À leur retour, trente minutes plus tard, après que Mme I. eut demandé d’ouvrir la fenêtre, le requérant se défenestra.
Le 9 décembre 2008, c’est-à-dire, plus de quatre ans après les évènements, l’avocat du requérant interrogea un certain V., domicilié au sixième étage de l’immeuble situé en face de celui du requérant et éloigné de vingt mètres. V. expliqua que le 20 avril 2004, dans l’après-midi, se trouvant sur le balcon de son appartement, il avait vu deux personnes en tenue de camouflage, armées de mitraillettes, accompagner le requérant, qui était menotté et dont les bras étaient attachés dans le dos. V. soutint qu’ensuite ces deux officiers avaient « traîné » le requérant vers le véhicule de police et, ce faisant, lui avaient « donné des coups sur toutes les parties du corps ». V. déclara avoir vu le requérant tenter d’esquiver les coups, tomber et demander l’arrêt des coups en question et, finalement, monter dans le camion. Toute la scène avait duré, selon V., sept à dix minutes. V. déclara avoir vu le camion partir et revenir une heure plus tard ; il ajouta que le requérant, toujours menotté, en descendit, boitant visiblement, ses vêtements étant couverts de poussière. V. déclara, enfin, que six ou sept officiers avaient pris part au passage à tabac, et il se dit prêt à les reconnaître.
L’examen par les autorités internes de l’allégation de mauvais traitements
Le 20 mai 2004, l’enquêteur S. interrogea le requérant, en qualité d’accusé, au sujet de sa défenestration. Il précisa dans le procès-verbal que cet interrogatoire était à l’initiative du défenseur de l’intéressé. Ce dernier décrivit les circonstances de sa défenestration et précisa que son acte avait pour but de mettre fin à la torture et non de prendre la fuite.
Le 25 juin 2004, l’adjoint du procureur de la région de Voronej rendit une décision de classer la plainte du requérant sans suite au motif de l’absence de délit. Dans cette décision, il établit ce qui suit : lors de l’arrestation, le requérant avait essayé de résister à l’officier P. qui avait été obligé de riposter ; le requérant avait ensuite été immobilisé et menotté ; toutefois, il avait continué à se comporter de manière provocante, essayant d’échapper et de frapper l’officier Z. L’adjoint du procureur nota que, avant la perquisition, l’officier chargé de l’enquête avait informé le requérant de ses droits procéduraux, notamment de son droit à un avocat. Il nota aussi que, lors de la perquisition, le requérant et Mme I. se trouvaient dans l’appartement et se comportaient tranquillement, si ce n’est que le requérant tentait de communiquer avec Mme I., ce qui avait entraîné des observations verbales de la part des officiers. L’adjoint du procureur releva dans sa décision que, à 23 h 54, tous les participants à la perquisition – y compris le requérant et Mme I. – s’étaient rendus dans la cour de l’immeuble pour examiner le véhicule appartenant au requérant, que cet examen avait pris fin à minuit vingt et une et, ensuite, que tous les participants étaient retournés dans l’appartement pour signer les procès-verbaux et que Mme I. avait demandé d’ouvrir une fenêtre car elle se sentait mal. Il indiqua aussi que, à la fin de la perquisition, le requérant avait été invité à signer les procèsverbaux et, profitant de ce que la fenêtre était ouverte, il s’était défenestré du quatrième étage pour prendre la fuite.
L’adjoint du procureur relata le contenu de l’interrogatoire du requérant, mené en sa qualité d’accusé : l’intéressé aurait été frappé par des officiers tant lors de son arrestation qu’après et sa défenestration aurait été un geste de désespoir. L’adjoint du procureur relata également la déclaration de Mme I., recueillie par l’avocat L., selon laquelle les officiers participant à la perquisition s’étaient comportés brutalement.
L’adjoint du procureur rejeta les déclarations du requérant et de Mme I. comme non fiables. En effet, selon lui, le requérant avait agi dans l’intention d’échapper à sa responsabilité pénale pour les faits qui lui étaient reprochés. Pour lui, cette dernière idée était corroborée par la même opinion exprimée par le tribunal du district Tsentralny de Voronej dans ses décisions relatives au placement et au maintien en détention. L’adjoint du procureur était d’avis que Mme I., en tant que personne proche du requérant, avait un intérêt à ce qu’une issue favorable à ce dernier soit donnée à l’enquête pénale dirigée à son encontre. En revanche, il estima qu’il n’y avait aucune raison de douter des déclarations des policiers qui, selon lui, avaient agi conformément à la loi. Enfin, il reprit les conclusions de l’expertise médicolégale, mais ne la commenta pas. Il conclut qu’il n’existait pas de données objectives à l’appui de l’allégation de mauvais traitements infligés lors de la perquisition au domicile du requérant.
Le requérant forma un recours judiciaire contre la décision de l’adjoint du procureur. Par une décision du 29 juillet 2005, le tribunal du district Leninski de Voronej, statuant en présence du requérant et de son avocat, rejeta le recours. Le tribunal réitéra et fit siennes les conclusions de l’adjoint du procureur. En outre, le tribunal rejeta la demande du requérant visant à l’interrogation de témoins, estimant qu’il était inutile de procéder à pareille audition car ces témoins ne s’étaient pas trouvés présents au moment de la prétendue infliction de mauvais traitements. Le tribunal conclut qu’il n’existait pas de données objectives à l’appui de l’allégation de mauvais traitements.
Le requérant se pourvut en cassation. Le 13 septembre 2005, la cour de la région de Voronej, statuant en l’absence du requérant et de son avocat, rejeta le pourvoi. Elle jugea que le dossier ne contenait pas d’indices suffisants pour ouvrir une instruction pénale. À ses yeux, l’adjoint du procureur et le tribunal de première instance avaient donné des explications satisfaisantes quant à l’origine de toutes les lésions corporelles et avaient donc bien motivé leurs conclusions.
B. Le procès pénal dirigé contre le requérant
Par un arrêt du 8 mai 2007, la cour de la région de Voronej condamna le requérant à dix-sept ans d’emprisonnement pour les faits incriminés. La cour nota que la période de la détention provisoire, qui avait débuté dès son arrestation, à savoir le 20 avril 2004, devait être déduite de la peine d’emprisonnement prononcée.
C. La plainte au sujet de la détention du requérant
En 2010, le requérant tenta de faire ouvrir une instruction pénale contre les officiers du FSB qui avaient perquisitionné son domicile et l’avaient privé de liberté du 20 au 23 avril 2004.
Par une décision du 2 décembre 2010, l’enquêteur du comité d’instruction de la garnison de Voronej rendit une décision de non-lieu en ce qui concernait l’allégation de privation illégale de liberté. L’enquêteur établit que le requérant avait été hospitalisé le 21 avril 2004 à 2 heures du matin. Il nota que l’intéressé avait été menotté et qu’une permanence avait été assurée par des policiers devant sa chambre, afin de préserver l’ordre public, la sécurité d’autrui et celle du requérant même, celuici ayant entrepris une tentative d’évasion et ayant proféré des menaces de violence visant différentes personnes. L’enquêteur établit également que, le 20 avril 2004, la perquisition au domicile du requérant avait été effectuée en conformité avec les dispositions du code de procédure pénale. D’après l’enquêteur, c’était le 23 avril 2004, et non le 20 avril 2004, que le requérant avait été privé de sa liberté : ce jour-là, à 12 h 58, un enquêteur du FSB avait dressé un procès-verbal d’arrestation du requérant, en qualité de prévenu, et, le même jour, le tribunal avait autorisé la détention provisoire de celui-ci. L’enquêteur conclut à l’absence de délit quant à l’allégation de privation illégale de liberté.
L’intéressé forma un recours judiciaire contre la décision de l’enquêteur. Par une décision du 24 mai 2011, le tribunal militaire de la garnison de Voronej établit que les infractions mentionnées étaient déjà prescrites et rejeta, par conséquent, le recours du requérant. Celuici se pourvut en cassation contre cette décision de non-lieu. Par un arrêt du 19 août 2011, la cour militaire de la circonscription de Moscou annula la décision du 24 mai 2011 et renvoya le dossier, pour un nouvel examen, devant le tribunal militaire de la garnison.
Le 4 octobre 2011, le tribunal militaire de la garnison de Voronej établit ce qui suit :
« Lorsque Borisov se trouvait à l’hôpital, dans le but d’assurer l’ordre public, [ainsi que] la sécurité d’autrui et de Borisov même, qui tentait de s’enfuir et proférait des menaces de violence envers autrui, une permanence de policiers a été assurée et, conformément à la loi sur la police, les menottes ont été passées.
Le procès-verbal d’interpellation de Borisov a été dressé le 23 avril 2004 à 12 h 58 par un enquêteur du FSB (...) en présence du défenseur. Conformément au chapitre 12 du code de procédure pénale, l’interpellation doit être régularisée par l’organe de l’enquête (...). Après [la présentation] (задержание) du suspect, le procèsverbal d’interpellation doit être dressé dans un délai n’excédant pas 3 heures.
(...)
Lors de l’interpellation du prévenu Borisov par les officiers du FSB (...), les violations susmentionnées du code de procédure pénale n’ont pas été commises et, par conséquent, [le tribunal conclut à l’absence du délit] de détention illégale ; la légalité des actions [en cause] a été reconnue le 23 avril 2004 par la juge du tribunal du district Tsentralny de Voronej, lorsque celle-ci a rendu une décision ordonnant le placement de Borisov en détention provisoire.
En même temps, le tribunal prend en considération que, par l’arrêt du 8 mai 2007 par lequel Borisov a été condamné, la cour régionale de Voronej a défini que le jour à partir duquel la peine prononcée commençait à courir (...) était bien le 20 avril 2004, [donc], finalement, les droits du requérant n’ont pas été atteints. »
Le tribunal observa que l’enquête avait été menée par un fonctionnaire habilité par la loi et conformément aux normes en vigueur, avec l’information subséquente du requérant des résultats de l’enquête. Le tribunal conclut que la décision contestée de non-lieu était conforme à la loi et débouta le requérant.
Le 13 janvier 2012, la cour militaire de la circonscription de Moscou confirma, en cassation, la décision en question.
D. La plainte supplémentaire auprès du procureur au sujet des mauvais traitements allégués
En 2007, le requérant porta plainte auprès du procureur militaire de la garnison de Voronej contre les officiers du FSB au sujet des prétendus mauvais traitements infligés le 20 avril 2004.
Par une décision du 17 janvier 2007, l’adjoint du procureur rejeta cette plainte. Le requérant fit un recours judiciaire contre cette décision, indiquant qu’il ne serait pas en mesure de reconnaître les officiers qui, selon lui, l’avaient battu car ils auraient porté des cagoules.
Par une décision du 21 novembre 2007, le tribunal de la garnison de Voronej rejeta le recours et confirma la décision du 17 janvier 2007. Les lésions corporelles résultaient, aux yeux du tribunal, d’un traitement que le requérant s’était auto-infligé, à savoir sa défenestration. Le tribunal se fonda sur les déclarations des témoins Mmes I. et C. et des officiers du FSB B., K. et Ko., tous présents sur place au moment des faits et entendus à l’audience. Le requérant se pourvut en cassation, reprochant au tribunal de ne pas avoir entendu V. en tant que témoin et l’expert légiste B.
Le 8 février 2008, la cour de la circonscription militaire de Moscou confirma, en cassation, la décision du 21 novembre 2007, faisant siens les arguments du tribunal de la garnison.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Selon l’article 22 de la Constitution de la Fédération de Russie, toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. L’interpellation et les placement et maintien en détention ne sont autorisés que par une décision de justice. Avant le prononcé d’une décision de justice, une personne ne peut être détenue pendant plus de quarante-huit heures.
Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale sont exposées ci-après.
L’autorité chargée de l’enquête peut interpeller une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale passible d’une peine d’emprisonnement dans les cas suivants : 1) lorsque la personne a été prise en flagrant délit ou immédiatement après la commission de l’infraction ; 2) lorsque la victime ou des témoins oculaires ont indiqué que la personne était l’auteur de l’infraction ; ou 3) si des traces évidentes de l’infraction ont été découvertes sur la personne, sur ses vêtements ou à son domicile (article 91). Dans les trois heures suivant la présentation d’un suspect à l’autorité chargée de l’enquête, un procès-verbal d’interpellation doit être établi, indiquant l’heure et la date de son établissement, ainsi que la date, l’heure, le lieu et les motifs de l’interpellation de la personne et d’autres informations pertinentes (article 92 §§ 1 et 2). Dans les douze heures suivant l’interpellation, le procureur doit en être informé par écrit et le suspect doit avoir accès à un avocat et être interrogé (article 91 §§ 3 et 4). Si aucune décision judiciaire ordonnant le placement du suspect en détention provisoire n’a été rendue dans les quarante-huit heures suivant l’interpellation, le suspect doit être immédiatement élargi (article 94 §§ 2 et 3).
Conformément à l’article 196 § 1 du code de procédure pénale, il est obligatoire d’ordonner une expertise médicolégale s’il est nécessaire d’établir, entre autres, le type et le degré du dommage corporel causé. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1974 et réside à Sighetu Marmaţiei.
A. L’investigation sous couverture et l’enquête de flagrance
Le 5 juin 2003, la direction générale de lutte contre le crime organisé et le trafic de stupéfiants de Cluj se saisit d’office des cas du requérant et de V.P., au motif que, selon les informations dont elle disposait et les investigations de la police, ces deux personnes agissaient dans le cadre d’un réseau de trafiquants de stupéfiants. Le même jour, le parquet près le tribunal départemental de Maramureş autorisa l’investigateur « Liviu » et son collaborateur « Ţucu » à infiltrer le réseau pour une durée de trente jours et à se procurer un kilo d’héroïne. Toujours le même jour, le parquet ouvrit une enquête contre le requérant du chef de trafic de stupéfiants, infraction réprimée par l’article 2 de la loi no 143/2000 sur la lutte contre le trafic et la consommation illégale de stupéfiants (« la loi no 143/2000 »).
Le 20 juin 2003, le requérant fut appréhendé par la police à Cluj. Selon le procès-verbal dressé le même jour par le procureur qui avait dirigé l’enquête de flagrance, au moment de son arrestation, le requérant conduisait une voiture dans laquelle fut trouvé un paquet contenant une substance qui, après le test opéré sur place, se révéla être de l’héroïne. Le même jour, l’investigateur « Liviu » rendit son rapport. Il décrivit en détail les événements du jour et mentionna, entre autres, que le requérant lui avait dit que c’était sa première tentative de se procurer de la drogue. Le laboratoire de l’Inspection générale de la police roumaine confirma ultérieurement qu’il y avait dans le paquet environ un kilo d’héroïne mélangée avec du lactose.
Toujours le 20 juin 2003, la police perquisitionna l’appartement du requérant, en présence de son épouse. Selon le procès-verbal de perquisition, les policiers ne trouvèrent rien d’illégal dans l’appartement.
B. L’enquête du parquet
Le 20 juin 2003, le parquet près la cour d’appel de Cluj entendit le requérant qui déclara, en l’absence d’un avocat, qu’un individu nommé « Nelu », que V.P. lui aurait présenté, lui avait demandé avec insistance de lui procurer de la drogue pour la revendre. Le requérant ajouta ce qui suit : il avait accepté cette demande en raison de problèmes financiers et s’était procuré la drogue auprès d’un citoyen ukrainien ; il avait ultérieurement, au cours de la procédure, identifié cette personne comme étant I.S. ; « Nelu » lui avait ensuite présenté « Liviu » et un accord avait été passé sur les termes de la transaction ; le 20 juin 2003, il s’était déplacé à Cluj pour remettre la drogue à « Liviu ».
Les 21 et 23 juin 2003, le requérant fut de nouveau entendu par le parquet, en présence d’un avocat nommé d’office. Il confirma la déclaration faite le 20 juin 2003.
Les 21 et 23 juin 2003, le parquet étendit les poursuites à I.S. et V.P. qui étaient soupçonnés respectivement d’avoir fourni la drogue au requérant et d’avoir servi d’intermédiaire dans la transaction.
Le 23 juin 2003, I.S. nia avoir remis de la drogue au requérant. Le même jour, réitérant une déclaration faite en ce sens deux jours plus tôt, V.P. affirma que « Nelu » lui avait demandé de la drogue avec insistance et qu’il lui avait présenté le requérant à cette fin. Le parquet entendit aussi quatre témoins, mais aucun d’entre eux ne put fournir d’informations concernant le trafic de stupéfiants.
Le 15 juillet 2003, le requérant demanda au parquet une confrontation avec « Liviu », l’identification et l’audition de « Nelu », ainsi qu’une expertise de la substance trouvée lors de l’enquête de flagrance. Par une décision du même jour, le parquet ouvrit une enquête en vue de l’identification de « Nelu », mais il rejeta les autres demandes au motif que les éléments de preuve y relatifs n’étaient ni utiles ni pertinents.
Par un réquisitoire du 15 juillet 2003, le parquet renvoya en jugement le requérant et I.S. pour trafic de stupéfiants et V.P. pour complicité de trafic de stupéfiants.
C. La condamnation du requérant du chef de trafic de stupéfiants
La première phase de la procédure
L’affaire fut enregistrée par le tribunal départemental de Cluj (« le tribunal départemental »). Le 23 septembre 2003, le tribunal entendit le requérant. Ce dernier nia les faits qui lui étaient reprochés et déclara que la drogue avait été placée dans la voiture par « Nelu ». Il nia également avoir reçu de la drogue de I.S. et précisa qu’il avait antérieurement déclaré le contraire parce que les policiers lui auraient promis une réduction de sa peine. L’avocat du requérant déposa ensuite un mémoire en défense et invoqua la provocation policière.
Le tribunal départemental entendit également I.S. et V.P., qui maintinrent leurs déclarations, ainsi que deux témoins qui déclarèrent ne pas avoir connaissance du trafic de stupéfiants. Par une décision avant dire droit du 24 février 2004, le tribunal départemental renonça à l’audition d’autres témoins qui ne s’étaient pas présentés.
Par un jugement du 27 février 2004, le tribunal départemental condamna le requérant à une peine de cinq ans d’emprisonnement pour trafic de stupéfiants, en se fondant sur les déclarations recueillies tant par le parquet que par le tribunal lui-même, sur la liste des numéros de téléphone appelés depuis les portables des inculpés, ainsi que sur des photos prises à l’occasion de l’enquête de flagrance. S’agissant des déclarations du requérant, le tribunal ne conserva que les déclarations recueillies par le parquet, en estimant qu’elles corroboraient les autres preuves du dossier. Le tribunal ne répondit pas aux arguments tirés de la provocation policière.
Le requérant interjeta appel, au motif, entre autres, qu’il avait fait l’objet d’une provocation de la part de l’agent infiltré. Par un arrêt du 21 avril 2004, la cour d’appel de Cluj (« la cour d’appel ») rejeta l’appel. Elle ne répondit pas à l’argument tiré de la provocation policière et elle jugea que le rapport de l’agent infiltré corroborait les autres éléments de preuve et démontrait la culpabilité du requérant.
Par un arrêt du 28 octobre 2004, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») fit droit au pourvoi en recours du requérant et renvoya l’affaire au tribunal départemental, en lui enjoignant d’examiner les éléments de preuve demandés par les inculpés et le procureur.
2 La deuxième phase de la procédure
L’affaire fut de nouveau enregistrée par le tribunal départemental. Lors de l’audience du 7 février 2005, celui-ci procéda à de nouvelles auditions du requérant et de I.S., qui confirmèrent leurs déclarations faites devant le tribunal lors de la première phase de la procédure. Par une décision avant dire droit du même jour, le tribunal départemental autorisa, sur demande du requérant, l’audition de cinq nouveaux témoins et de l’agent infiltré ainsi qu’une expertise de la substance trouvée dans la voiture. Le tribunal demanda également au parquet de lui communiquer les photos et les enregistrements audio et vidéo, ainsi que les documentations ayant justifié l’autorisation qui avait été donnée à l’agent infiltré.
Le tribunal départemental entendit quatre témoins. Aucun ne déclara avoir eu connaissance du trafic de stupéfiants.
Le 29 mars 2005, l’avocat du requérant déposa au tribunal un mémoire dans lequel il invoquait, entre autres, la provocation policière.
Le 13 avril 2005, le parquet communiqua au tribunal départemental sa décision du 3 septembre 2003 par laquelle il avait prononcé un non-lieu en faveur de « Nelu », au motif qu’il s’agissait de la même personne que « Ţucu » et que celui-ci avait agi légalement comme collaborateur de l’agent infiltré.
Le 21 avril 2005, le parquet informa le tribunal que l’autorisation donnée à l’agent infiltré l’avait été sur la base « d’informations obtenues et recueillies par des investigations spécifiques au travail de la police », sans donner plus de précisions. Le parquet indiqua que seules des photos avaient été prises le 20 juin 2003 et qu’aucun enregistrement n’avait été réalisé. S’agissant de l’interrogatoire de l’agent infiltré, le parquet indiqua ne pas disposer de moyens techniques permettant une audition en direct avec distorsion de la voix et de l’image.
Par une décision avant dire droit du 10 mai 2005, le tribunal départemental décida de procéder à l’audition de l’agent infiltré et renonça à celle du témoin « Nelu », au motif que l’agent infiltré pourrait éclaircir l’intervention de ce dernier. Le tribunal invita les inculpés à communiquer leurs questions dans les dix jours. Le 10 juin 2005, un juge entendit « Liviu » en la seule présence du procureur. L’agent infiltré confirma son rapport rendu le jour de l’enquête de flagrance et fournit plus de détails. Le juge lui posa plusieurs questions, dont une notamment aux fins d’établir si le requérant était connu pour des activités de trafic de stupéfiants. L’agent infiltré ne put fournir de réponse précise. Le 13 juin 2005, la transcription et un enregistrement de son audition avec distorsion de la voix furent versés au dossier, sous pli scellé.
Le 14 juin 2005, le service de probation du tribunal départemental versa au dossier un rapport d’évaluation du requérant selon lequel ce dernier avait un comportement antisocial et avait réussi par le passé, par l’intermédiaire de ses « relations » (relaţii), à échapper à sa responsabilité pénale pour divers agissements contraires à la loi. Le service de probation fit mention de plusieurs condamnations antérieures du requérant des chefs de coups et blessures, destruction, ainsi que conduite d’un véhicule non immatriculé.
Le 12 juillet 2005, l’avocat du requérant soumit au tribunal départemental une liste de dix-sept questions en vue d’une nouvelle audition de l’agent infiltré. Par une décision avant dire droit du 19 juillet 2005, le tribunal rejeta cette demande comme étant tardive.
Bien que le tribunal départemental l’eût demandé avec insistance par des décisions avant dire droit des 14 juin, 19 juillet, 11 août, 1er et 29 novembre 2005, l’expertise scientifique de la substance trouvée dans la voiture ne fut pas réalisée.
Les 4 octobre 2005 et 27 janvier 2006, les avocats du requérant déposèrent des mémoires écrits dans lesquels ils invoquèrent, entre autres, la provocation policière.
Par un jugement du 31 janvier 2006, le tribunal départemental condamna le requérant à une peine de cinq ans d’emprisonnement pour trafic de stupéfiants. Le tribunal se fonda sur la déclaration du requérant devant le parquet, jugeant qu’elle était plus crédible que celle qu’il avait faite ultérieurement, eu égard aux déclarations de l’agent infiltré et des témoins. Le tribunal jugea qu’une expertise, comme moyen de preuve spécifique, était sans pertinence en l’espèce puisque la substance retrouvée dans la voiture avait été testée, à deux reprises, pour démontrer la présence d’héroïne. Le tribunal rejeta l’argument du requérant tiré de la provocation policière en ces termes :
« (...) ses arguments selon lesquels l’opération dans son ensemble avait été un coup monté par la police elle-même sont plus que puérils, peut-être en raison du statut qu’il s’est forgé dans sa région et qui [a engendré chez lui] une attitude mentale adéquate (atitudine psihică adecvată) (les sources d’informations indiquent que l’inculpé détenait d’importantes sommes en provenance de plusieurs affaires dont on pensait qu’elles étaient illégales, qui auraient été connues même par la police, f[euilles] 184188). Il a affiché un air [effronté], sans prendre conscience de la gravité de ses agissements et sans assumer la responsabilité pour l’infraction qu’il a commise, ces attitudes étant appuyées sur la conviction [erronée] qu’en raison de ses relations il sera exonéré de sa responsabilité ; la famille ne lui a pas toujours offert un support moral et matériel adéquat. »
Le requérant interjeta appel ; il demanda des investigations supplémentaires et indiqua qu’il avait été victime d’un coup monté par la police. Par une décision avant dire droit du 23 mars 2006, la cour d’appel rejeta sa demande de preuves, au motif que celles-ci n’étaient pas utiles. Par un arrêt du 11 mai 2006, la cour d’appel rejeta l’appel. Elle nota, entre autres, que le tribunal départemental n’avait pas pu entendre « Nelu » parce qu’il était le collaborateur de l’agent infiltré. Elle jugea que l’expertise demandée était sans pertinence, puisque le requérant entendait démontrer que le paquet saisi contenait une faible concentration d’héroïne, et non qu’il n’en contenait pas. La cour d’appel n’examina pas l’argument relatif à la provocation policière.
Se fondant sur les mêmes arguments qu’en appel, le requérant forma un pourvoi en recours. Par un arrêt du 20 septembre 2006, mis au net le 22 février 2007, la Haute Cour rejeta le pourvoi sans examiner l’argument tiré de la provocation policière. La Haute Cour se fonda sur la déclaration du requérant devant la police et jugea que, par sa déclaration contradictoire faite devant les juridictions il avait seulement cherché à être exonéré de toute responsabilité.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale (« le CPP ») sur l’interdiction d’user de la contrainte pour obtenir des éléments de preuve, ainsi que les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 143/2000 sont décrites dans l’affaire Constantin et Stoian c. Roumanie (nos 23782/06 et 46629/06, § 34, 29 septembre 2009). Plus précisément, l’article 862 du CPP, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, autorisait l’audition d’un témoin via un réseau interne de retransmission en direct permettant de rendre méconnaissables l’image et la voix dudit témoin « s’il exist[ait] des moyens techniques adéquats ».
Les dispositions pertinentes en l’espèce du CPP concernant les droits de la défense du suspect ou de l’inculpé ainsi que la pratique des juridictions roumaines sont décrites dans l’affaire Argintaru c. Roumanie ((déc.), no 26622/09, §§ 17-19, 8 janvier 2013).
Les textes du Conseil de l’Europe relatifs aux techniques spéciales d’investigation sont décrits dans l’affaire Ramanauskas c. Lituanie ([GC], no 74420/01, §§ 35-37, CEDH 2008). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante est née en 1976 et réside à Athènes.
Le 21 mai 1976, Ziya Duran céda à titre onéreux et par acte authentique à Vasil İpseftel, père de la requérante, la possession (zilyetlik) d’un terrain situé à Gökçeada. Aucun titre de propriété correspondant à ce terrain n’était inscrit au registre foncier.
À une date non précisée, la requérante s’installa à Athènes avec son père. Ce dernier décéda le 13 octobre 1991.
Le 30 septembre 1995, le terrain, qui disposait d’une superficie de 110 m2 et sur lequel était bâtie une maison en pierre, fut immatriculé au registre foncier comme propriété du Trésor public sous le numéro « lot 244, parcelle 6 » à la suite des travaux de cadastrage. Le procès-verbal correspondant indiquait ce qui suit : il avait été allégué par certains témoins que le terrain appartenait aux héritiers d’un certain Kosta İpseftel ; aucun titre de propriété n’avait pu être identifié ; les registres fiscaux ne faisaient état d’aucune imposition concernant ce bien ; le dénommé Kosta İpseftel ne se trouvait plus à Gökçeada et l’on ignorait s’il avait cédé sa possession ; et il était impossible de déterminer avec certitude si les conditions de la prescription acquisitive étaient réunies au bénéfice d’une personne. Le procès-verbal précisait que, en tout état de cause, la propriété du terrain ne pouvait être acquise par le jeu des règles de l’usucapion, étant donné que le terrain en question se situait dans la zone de protection (koruma alanı) d’un édifice répertorié comme monument culturel à protéger, en l’occurrence une mosquée qui se trouvait sur une parcelle voisine, et que l’article 11 de la loi no 2863 du 21 juillet 1983 relative à la protection du patrimoine culturel et naturel (« la loi no 2863 ») prévoyait qu’un tel terrain ne pouvait faire l’objet d’une acquisition par voie de prescription. Ce procèsverbal fut signé par les techniciens du cadastre, les experts locaux et l’élu du quartier (muhtar).
Les parcelles voisines du terrain litigieux furent inscrites au registre foncier comme propriétés du Trésor public ou de particuliers en vertu de titres de propriété datant des années quarante et soixante.
Le 15 avril 2002, la requérante entreprit, devant le tribunal de grande instance de Gökçeada (« le TGI »), une procédure visant à l’annulation du titre de propriété du Trésor public sur le terrain litigieux et à l’attribution, à son profit, de ce dernier. Elle indiqua à l’appui de sa demande que la possession de ce terrain lui avait été transmise par son père, Vasil İpseftel, qui l’avait luimême acquise de Ziya Duran.
Le TGI procéda à une visite sur les lieux, entendit un témoin et un expert local, obtint trois rapports d’expertise technique et consulta le conseil de protection du patrimoine culturel et naturel (Kültür ve Tabiat Varlıklarını Koruma Kurulu).
L’expert local, Istirdati Karanikola, indiqua ce qui suit : le terrain litigieux avait été utilisé par Panayota Kaya ; la fille de ce dernier l’avait elle aussi utilisé, pendant une durée d’environ vingt ans, et elle avait ensuite transmis sa possession à Ziya Duran ; et celui-ci avait lui-même transmis cette possession à Vasil İpseftel en 1976 après avoir utilisé le terrain pendant près de cinq ans. Le témoin, Despina Apostola, fit une déclaration similaire.
Dans son rapport du 30 septembre 2002, l’expert du cadastre désigné par le tribunal procéda à une brève description du terrain. Il indiqua que, d’après les déclarations de l’expert local et du témoin, une partie du terrain, d’une superficie de 21 m², relevait de la parcelle 6, alors qu’une autre partie correspondait à la parcelle 7. Il précisa en outre que le terrain se trouvait dans la zone de protection d’un édifice répertorié comme monument culturel à protéger. Cependant le rapport n’indique pas avec précision les dimensions du terrain revendiqué par la requérante.
Dans son rapport du 21 octobre 2002, l’expert en construction mandaté par le tribunal indiqua que le bien comportait deux bâtiments : un ancien qui se situait à l’est de la parcelle 6 et un autre plus récent se situant à l’ouest. Il ajouta que, au vu de leur état, il s’avérait que ces deux constructions n’étaient plus utilisées depuis longtemps. L’expert précisa que le terrain se situait dans la zone de protection d’un édifice à protéger, en l’occurrence une mosquée.
Dans sa lettre datée du 19 mars 2003, le conseil de protection du patrimoine culturel et naturel confirma que le terrain en cause se trouvait dans la zone de protection d’un édifice qui avait été répertorié, le 17 octobre 1985, comme monument culturel à protéger. Il précisa que tous les types de travaux sur ce terrain nécessitaient une autorisation préalable de sa part.
À l’issue de la procédure, le TGI rejeta la demande de la requérante par un jugement du 16 décembre 2003.
Après avoir rappelé l’ensemble des éléments recueillis, dont les dépositions de l’expert local et du témoin, le tribunal indiqua que, nonobstant le fait que la demanderesse pouvait justifier, en raison de la jonction des durées en matière de prescription acquisitive, d’une possession paisible et ininterrompue à titre de propriétaire d’une durée totale de plus de quarante ans, sur une « partie du terrain litigieux », celui-ci était situé dans la zone de protection d’un édifice répertorié comme monument culturel à protéger et que l’article 11 de la loi no 2863 interdisait l’acquisition d’un tel terrain par voie de prescription.
La Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante, puis la demande de rectification soumise par celle-ci, par deux arrêts respectivement datés du 24 juin 2004 et du 22 octobre 2004.
Ce dernier arrêt fut notifié à la requérante le 19 novembre 2004.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. L’acquisition de la propriété foncière
Selon l’article 632 du code civil en vigueur jusqu’au 1er janvier 2002 :
« L’inscription au registre foncier est nécessaire pour l’acquisition de la propriété foncière.
Celui qui acquiert un immeuble par occupation, succession, expropriation, exécution forcée ou jugement en devient toutefois propriétaire avant l’inscription, mais il n’en peut disposer dans le registre foncier qu’après que cette formalité a été remplie. »
La teneur de cette disposition a été reprise à l’article 705 du nouveau code civil (« NCC »).
B. Les conditions générales de la prescription acquisitive
Aux termes de l’article 713 alinéa 1 NCC, qui reprend l’article 639 alinéa 1 de l’ancien code :
« Toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figure au registre foncier peut introduire une action en justice en vue d’obtenir [l’enregistrement de] ce bien comme étant sa propriété dans ce registre. »
Le dernier alinéa du même article précise que le mécanisme ainsi décrit s’applique sous réserve de dispositions spéciales (özel kanun hükümleri).
L’article 14 de la loi sur le cadastre prévoit que « le titre d’un bien immobilier non immatriculé au registre foncier (...) est inscrit au nom de celui qui prouve, au moyen de documents, d’expertises ou de déclarations de témoins, l’avoir possédé, à titre de propriétaire, de manière ininterrompue pendant plus de vingt ans. (...) ».
C. Les terrains susceptibles d’une acquisition par voie d’usucapion
Plusieurs dispositions législatives excluent la possibilité d’acquérir certains types de biens par voie d’usucapion.
Les forêts ou les biens dédiés à l’usage commun échappent ainsi à la prescription acquisitive.
De la même manière, l’article 11 de la loi no 2863 du 21 juillet 1983 relative à la protection du patrimoine culturel et naturel disposait, à l’époque des faits, que les lieux classés comme faisant partie du patrimoine culturel et naturel tout comme leur zone de protection (koruma alanı) ne pouvaient faire l’objet d’une acquisition en vertu de la prescription acquisitive.
D. La jonction des durées en matière de prescription acquisitive
En vertu de l’article 996 NCC, le possesseur qui peut bénéficier d’une prescription acquisitive peut joindre à la durée correspondant à sa propre prescription celle correspondant à la prescription ayant bénéficié à son prédécesseur si ce dernier disposait des mêmes droits que lui.
E. Le moment de l’acquisition de la propriété par voie de prescription
Le dispositif législatif
L’ancien code civil ne contient aucune disposition explicite concernant le moment de l’acquisition de la propriété. Quant au nouveau code, il dispose en son article 713 alinéa 5 in fine que :
« La propriété est acquise au moment où les conditions prévues au premier alinéa sont réunies. » (voir le paragraphe 22 ci-dessus pour la teneur du premier alinéa)
La jurisprudence
Dans un arrêt du 16 décembre 1964, l’Assemblée des chambres civiles de la Cour de cassation (Yargıtay Hukuk Genel Kurulu) indiqua que le moment de l’acquisition de la propriété par le jeu des règles relatives à l’usucapion n’était pas celui de la réunion de l’ensemble des conditions mais la date à laquelle la décision rendue par le tribunal et concluant au respect de toutes les conditions devenait définitive. Selon la haute juridiction, la décision judiciaire avait un caractère constitutif et non simplement déclaratoire.
Malgré cet arrêt de principe, quelques arrêts de chambre furent rendus en sens contraire. D’après ces arrêts, l’action en usucapion n’avait qu’un caractère déclaratoire et la propriété était acquise dès l’instant où les conditions de la prescription étaient réunies.
Par un arrêt du 22 mai 1996, l’assemblée des chambres civiles confirma sa jurisprudence de 1964.
Enfin, le 4 décembre 1998, l’assemblée plénière de la Cour de cassation (Yargıtay Büyük Genel Kurulu) confirma l’approche retenue par l’assemblée des chambres civiles. Les parties pertinentes en l’espèce de son arrêt se lisent comme suit :
« Le droit de propriété est un droit réel qui doit être inscrit au registre foncier. En matière immobilière ce droit naît, en principe, avec l’inscription audit registre (article 633 alinéa 1 (...) du code civil).
Par exception à cette règle, l’article 633 alinéa 2 prévoit des situations dans lesquelles le droit de propriété peut s’acquérir avant l’inscription. L’une de ces situations est l’existence d’une décision de justice. Il a été ainsi prévu que le droit de propriété pouvait s’acquérir avant l’inscription en raison d’une décision judiciaire.
(...)
La réunion de l’ensemble des conditions de la prescription acquisitive ne saurait suffire en soi à transformer la possession en propriété. Lorsque ces conditions sont remplies, le possesseur acquiert "le droit de réclamer l’inscription" [devant un juge]. À cet égard, l’article 639 alinéa 1 du code civil indique que le possesseur "peut" demander l’enregistrement [à un juge].
(...)
Pour les raisons qui viennent d’être exposées, la nouvelle situation juridique voit le jour avec la décision ordonnant l’enregistrement ; la décision du juge revêt donc un caractère constitutif et c’est à partir du moment où elle devient définitive et pour l’avenir qu’elle produit des effets. (...)
Conclusion : lors de la première session du 4 décembre 1998, a été décidé à une majorité dépassant les deux tiers que les décisions rendues sur le fondement de l’article 639 alinéa 1 du code civil, relatives à l’acquisition par voie d’usucapion de biens immeubles non-inscrits au registre foncier, ont un caractère constitutif (créateur – fondateur – (...)). »
F. Les délais de recours contre les conclusions des travaux de cadastre
La loi sur le cadastre prévoit que le procès-verbal des travaux de cadastre peut faire l’objet d’une opposition auprès de l’administration tant que l’équipe de techniciens est encore présente dans la zone de travail (article 9).
Elle indique en son article 11 que les conclusions des travaux de cadastre doivent faire l’objet d’un affichage public pendant trente jours. L’affichage doit mentionner la possibilité d’un recours contentieux.
L’article 12 de la même loi dispose que les procès-verbaux qui n’ont pas fait l’objet d’un recours dans le délai de trente jours deviennent définitifs et peuvent être retranscrits au registre foncier. Néanmoins, un recours s’appuyant sur « des motifs juridiques antérieurs aux travaux de cadastre » est possible pendant une durée de dix ans à partir de la date à laquelle le procèsverbal est devenu définitif. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La requérante est née en 1972 et réside à Paris.
Elle vit avec sa fille et son frère dans un logement de la région parisienne depuis 2003. Par une décision du 12 février 2010, notifiée le 12 mars suivant, la commission de médiation de Paris, constatant qu’ils étaient logés dans des locaux indécents et insalubres, les désigna comme prioritaires et devant être logés en urgence.
Aucune offre effective tenant compte de ses besoins et capacités ne lui ayant été faite dans un délai de six mois à compter de cette décision, la requérante saisit le tribunal administratif de Paris aux fins de voir ordonner à l’État de lui attribuer, sous astreinte, un logement.
Le 28 décembre 2010, le tribunal fit droit à sa demande en enjoignant au préfet de la région d’Ile-de-France d’assurer le relogement de la requérante, de sa fille et de son frère sous une astreinte, destinée au Fonds d’aménagement urbain de la région d’Ile-de-France, de 700 euros (EUR) par mois de retard à compter du 1er février 2011, après avoir constaté :
« Considérant qu’il résulte de l’instruction qu’un architecte de sécurité de la préfecture de police a constaté, le 9 juillet 2009, que l’état du plafond de la cuisine du logement occupé par [la requérante], sa fille et son frère constituait une situation de péril ; qu’en effet, la stabilité et la solidité du plafond ne sont pas assurées ; que, par suite, sa demande doit être satisfaite avec une urgence particulière ; »
Le 31 janvier 2012, le relogement de la requérante n’ayant pas été assuré, le tribunal administratif procéda à la liquidation provisoire de l’astreinte pour la période du 1er février 2011 au 31 janvier 2012, et condamna l’État à verser la somme de 8 400 EUR au fonds d’aménagement urbain de la région d’Ile-de-France.
À ce jour, la requérante et sa famille n’ont toujours pas été relogées.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le droit interne
Le dispositif juridique du droit au logement opposable
Adoptée dans un contexte de crise dans le secteur du logement après les graves retards accumulés au cours des années 1980 et 1990 (offre de logement insuffisante ou inadaptée à la demande des ménages à faibles revenus, hausse continue du taux d’effort des ménages pour se loger, progression du nombre de personnes mal ou non logées), la loi no 2007290 du 5 mars 2007 (ci-après « loi DALO ») reconnaît le droit à un logement décent et indépendant à toute personne qui, résidant sur le territoire français de façon régulière et dans des conditions de permanence définies par décret en Conseil d’État, n’est pas en mesure d’y accéder par ses propres moyens ou de s’y maintenir. Ce droit est garanti par l’État. Il s’exerce par un recours amiable puis, si nécessaire, par un recours contentieux auprès de la juridiction administrative (code de la construction et de l’habitation, art. L. 300-1).
Le recours amiable consiste en la possibilité ouverte à plusieurs catégories de personnes défavorisées (dont la liste est fixée par la loi) de saisir une commission de médiation instituée au niveau départemental et chargée de désigner les demandeurs qu’elle reconnaît comme prioritaires et devant se voir attribuer un logement en urgence (code de la construction et de l’habitation, art. L. 441-2-3). La commission en adresse la liste au préfet qui a, alors, l’obligation d’assurer le logement des intéressés (idem).
Les personnes dont la demande de logement a été reconnue comme prioritaire et urgente au terme du recours amiable devant la commission de médiation mais qui n’ont pas reçu, dans un délai fixé par décret, une offre de logement tenant compte de leurs besoins et de leurs capacités, peuvent saisir la juridiction administrative afin que soit ordonné à l’État, éventuellement sous astreinte, leur logement ou relogement (code de la construction et de l’habitation, art. L. 441-2-3-1). La loi de mobilisation pour le logement du 25 mars 2009 est venue encadrer le montant de l’astreinte en précisant que son montant est déterminé en fonction du loyer moyen du type de logement considéré comme adapté aux besoins du demandeur par la commission de médiation.
Les astreintes étaient initialement versées aux fonds d’aménagement urbain, institués dans chaque région et destinés à permettre aux communes ou aux établissements publics de coopération intercommunale de financer leurs actions foncières ou immobilières en faveur du logement locatif social (code de la construction et de l’habitation, art. L. 441-2-3-1). Elles abondent depuis peu le fonds national d’accompagnement vers et dans le logement (FNAVDL institué par la loi no 2011-900 du 29 juillet 2011 de finances rectificatives pour 2011). L’objectif de ce fonds est de financer, d’une part, les actions d’accompagnement social en direction des ménages reconnus prioritaires et auxquels un logement doit être attribué en urgence au titre du droit au logement opposable, d’autre part, des actions de gestion locative adaptées pour les logements attribués à ces mêmes personnes.
La liquidation de l’astreinte suppose une nouvelle intervention du juge. Cette liquidation est définitive lorsque l’État a honoré son obligation et partielle dans les autres cas, une nouvelle liquidation intervenant alors à une échéance ultérieure.
En aval de cette procédure spécifique, le demandeur déclaré prioritaire et qui n’a pas obtenu satisfaction peut engager un recours en responsabilité contre l’État dans le cadre d’une action indemnitaire.
Les caractéristiques des baux sociaux
Pour les logements sociaux, un bail écrit doit nécessairement être conclu entre l’intéressé et le bailleur.
Le locataire d’un logement social a droit au maintien dans les lieux sans limitation de durée. Ce n’est que dans des cas limitativement énumérés (non-paiement du loyer et des charges, troubles du voisinage, dépassement du plafond de ressources, logement insuffisamment occupé dans l’année, logement devenu trop grand, ...) que le bailleur peut résilier le bail.
En cas de décès ou d’abandon du domicile du locataire, le bail se poursuit, sous certaines conditions, au profit du conjoint, du partenaire pacsé, du concubin, des ascendants, des descendants ou des personnes à charge qui vivaient avec le locataire depuis au moins un an à la date du décès ou de l’abandon du domicile.
Le titulaire d’un bail social peut, sous certaines conditions, faire l’acquisition de son logement. Cette faculté est limitée à une seule fois par personne. Elle concerne les logements d’habitation construits ou acquis depuis plus de dix ans par un organisme HLM ou les logements neufs réalisés dans le cadre du « dispositif Duflot » qui satisfont aux normes minimales d’habitabilité fixées par décret. Aucune condition n’est requise s’agissant du temps d’occupation du logement par le locataire ou de ses revenus. Le locataire doit simplement adresser une demande d’acquisition de son logement à l’organisme bailleur concerné qui la transmettra au préfet qui consultera la commune en cause et l’ensemble des acteurs publics locaux qui ont participé au financement du logement social (code de la construction et de l’habitation, art. L. 443-7). La vente ne pourra se réaliser que si ces différentes autorités administratives ne s’y opposent pas.
B. L’avis du Conseil d’État du 2 juillet 2010
Interrogé sur la compatibilité du dispositif du contentieux du droit au logement opposable avec le droit à un recours effectif, tel que prévu par la Convention, le Conseil d’État a estimé dans un avis du 2 juillet 2010 :
« (...) Le mécanisme institué par les dispositions précitées du code de la construction et de l’habitation ouvre pour les demandeurs remplissant les conditions fixées par ce code, un recours contentieux qui peut conduire le juge à ordonner leur logement, leur relogement ou leur hébergement, et à assortir cette injonction d’une astreinte. Par ailleurs, la décision de la commission départementale de médiation est susceptible d’un recours de droit commun devant le juge administratif. Enfin, l’inaction de l’État est susceptible d’être sanctionnée, le cas échéant, par le juge saisi d’un recours en responsabilité.
La voie de recours spécifique ouverte aux demandeurs, sans préjudice de ces autres voies de recours, par les dispositions de l’article L. 441-2-3-1 du code de la construction et de l’habitation, devant un juge doté d’un pouvoir d’injonction et d’astreinte de nature à surmonter les éventuels obstacles à l’exécution de ses décisions, présente un caractère effectif, au regard des exigences découlant de l’article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il en va ainsi, alors même que l’astreinte éventuellement prononcée sur le fondement de cet article, compte tenu des critères qu’il énonce, est versée par l’État, non au requérant, mais à un fonds d’aménagement urbain régional dépendant de l’État, dont les moyens ne sont pas exclusivement employés à la construction de logements sociaux.
Les dispositions en cause ouvrant aux justiciables qu’elles visent le droit d’accéder à un tribunal doté de pouvoirs effectifs, conformément aux stipulations de l’article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, il n’y a dès lors pas lieu de rechercher si le droit d’obtenir un logement décent et indépendant est au nombre de ceux auxquels renvoie l’article 13 de la même convention. »
C. Le rapport d’information fait au nom de la commission pour le contrôle de l’application des lois
Intitulé « Le droit au logement opposable à l’épreuve des faits », le rapport d’information no 621 (2011-2012) du 27 juin 2012 de MM. Dilain et Roche fait au nom de la commission pour le contrôle de l’application des lois conclut :
« Cinq ans après son adoption, le bilan du droit au logement opposable (DALO) apparaît, à l’épreuve des faits, pour le moins décevant.
Certes, l’ensemble des textes réglementaires nécessaires à sa mise en œuvre a été publié, de sorte que la loi du 5 mars 2007 est aujourd’hui, « sur le papier », applicable. Cependant, les conditions de réussite du DALO ne sont pas toutes réunies.
Bien que le nombre de saisines des commissions de médiation soit inférieur aux chiffres attendus, les recours formés s’élèvent à 6 000 en moyenne chaque mois. La concentration géographique des recours est particulièrement marquée, l’Île-de-France représentant à elle seule 60 % des recours déposés en vue de l’obtention d’un logement.
Comme le reflètent les écarts significatifs entre taux de décisions favorables selon les territoires, l’activité des commissions de médiation demeure empreinte de fortes divergences. Il apparaît que certaines commissions se prononcent en fonction d’éléments de contexte, contrairement à l’esprit et à la lettre de la loi.
Si le respect de la loi est assuré sur la grande majorité du territoire, les départements dans lesquels l’application de la loi connaît le plus de difficultés sont ceux où la situation au regard du logement est la plus critique : Île-de-France, Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Nord-Pas-de-Calais.
Face au nombre étonnamment élevé de refus des propositions de logement ou de relogement par les demandeurs prioritaires dont la situation a été reconnue urgente, vos rapporteurs estiment utile de mettre en place un accompagnement social renforcé.
L’activité contentieuse engendrée par le DALO va croissant mais son utilité réelle soulève question. Huit fois sur dix environ, le contentieux créé par la loi débouche sur une décision favorable au demandeur. Dans la quasi-intégralité des cas, l’injonction prononcée par le juge est assortie d’une astreinte financière que l’État se verse à lui-même.
Au regard du faible nombre de liquidations d’astreintes devenues définitives, l’efficacité de ces pénalités sur le relogement des demandeurs apparaît très limitée. Dans ces conditions, les juges, qui assurent une charge de travail très importante, peinent à percevoir leur réelle plus-value et font face à l’incompréhension des requérants, déçus de ne pas obtenir de logement ou de relogement à l’issue directe de leur recours. La confiance dans l’action des pouvoirs publics s’en trouve écornée. »
D. Le Comité de suivi de la mise en œuvre du droit au logement opposable
Dans son 6e rapport, publié le 28 novembre 2012, le Comité de suivi de la mise en œuvre du droit au logement opposable, constatant que la loi sur ce droit est très inégalement appliquée, commence par solliciter du Président de la République un rappel à la loi. Il souligne que la bonne application de la loi nécessite diverses mesures qui font l’objet de son rapport mais « elle suppose avant tout que l’obligation de résultat soit prise en compte : la mise en œuvre du droit au logement doit mobiliser l’ensemble de la société et l’État, qui en est le garant, doit user de toutes ses prérogatives pour le faire respecter ».
Le comité présente d’abord les principaux chiffres 2011 du droit au logement opposable (DALO) :
« 7 000 recours par mois sur l’ensemble du territoire.
L’Ile-de-France représente 59 % des recours.
En province, 7 départements ont plus de 100 recours par mois ; 14 autres entre 30 et 100 ; 21 entre 10 et 29 ; 51 départements ont moins de 10 recours par mois.
- 88 % des recours visent à obtenir un logement et 12 % un hébergement. La part des recours pour un hébergement est en diminution (15 % en 2010).
- 32 % des recours émanent de personnes isolées, 34 % de familles monoparentales, 6 % de couples sans enfant et 27 % de couples avec enfants. Le taux de décisions de rejet est en augmentation (55 %).
- Le rythme des relogements a chuté au premier semestre 2012. Au plan national, les relogements représentent 50 % des décisions favorables ; en Ile-de-France, ils ne représentent que 33,6 %.
- L’application des décisions relatives à l’hébergement est très fortement défaillante. Elle n’atteint que 29 % des décisions favorables prises par les commissions de médiation. »
Dans son rapport, le comité de suivi de la mise en œuvre du DALO insiste notamment sur le fait que le non-respect du droit à l’hébergement est une « atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ».
Le Comité note que depuis la mise en œuvre du DALO, Paris et l’Ile-de-France concentrent les difficultés. À Paris, le volume de décisions favorables prononcées en à peine un semestre équivaut à plus de 100 % des attributions annuelles tous contingents confondus, soit trois fois le volume du contingent préfectoral et plus de six fois les accords collectifs départementaux. Par ailleurs, des maires de la banlieue parisienne se sont inquiétés de possibles effets pervers du DALO sur la mixité sociale de leurs communes. En effet, les communes qui ne respectent pas la loi solidarité et renouvellement urbain (SRU) échappent à la pression du préfet pour accueillir des bénéficiaires du DALO, alors que les communes comme Argenteuil, Drancy ou Sarcelles sont contraintes par l’État d’accueillir des familles parmi les plus pauvres. Le comité de suivi du DALO a reconnu que les préfets étaient en difficulté sur certains territoires pour respecter la mixité sociale. Cependant, pour le comité, ce n’est pas le DALO qui est en cause mais l’inégale répartition des logements sociaux sur le territoire francilien.
Le Comité présente enfin quatre exigences pour faire appliquer le droit au logement opposable : intégrer les priorités sociales dans l’attribution des logements locatifs sociaux ; chiffrer et localiser les logements privés mobilisables ; clarifier les textes et les responsabilités de l’habitat indigne ; mettre le DALO au cœur de l’action de l’État en Ile-de-France.
Le Comité conclut son rapport par la valorisation de bonnes pratiques qui montrent que la loi peut être respectée.
Le 7e rapport du Comité de suivi de la mise en œuvre du DALO, transmis au Premier ministre le 20 janvier 2015, confirme les tendances mises en évidence par le rapport précédent.
E. Chiffres de l’année 2013 communiqués par la Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages
Aux termes des chiffres communiqués par la Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages, le nombre de recours déposés depuis le 1er janvier 2008 s’élève à 463 091 (données arrêtées au 13 février 2014). Le nombre de recours déposés devant les commissions de médiation augmente chaque année pour atteindre une moyenne de 7 591 recours par mois en 2013. 88 % des recours visent à obtenir un logement et 12 % un accueil dans un établissement d’hébergement ou un logement de transition. 7 % des requérants sont relogés avant la décision de la commission de médiation, 37 % font l’objet d’une décision favorable, mais le taux de décisions de rejet est en augmentation (55 %).
En 2013, les cinq départements qui regroupent le plus grand nombre de recours déposés pour 100 000 habitants étaient tous situés en Ile-de-France. Il s’agit de la Seine-Saint-Denis (709 recours pour 100 000 habitants), Paris (527), Val de Marne (473), Val d’Oise (458), Hauts-de-Seine (383).
Le taux de relogement des ménages ayant obtenu une décision favorable était en forte baisse en 2013. Il n’était que de 26,8 % contre 55,7 % en 2012. Ce taux était cependant très variable selon la région : il atteignait 71,4 % dans les Pays de la Loire contre 17,3 % en Ile-de-France.
Au total, entre le 1er janvier 2008 et le 31 décembre 2013, le nombre de ménages déclarés « prioritaire et urgent » et restant à reloger s’élevait à 54 394. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1976 et réside à Chișinău.
Au moment des faits, le requérant était commissaire adjoint de police à Chişinău.
La nuit du 1er novembre 2008, le requérant se rendit sur les lieux d’un accident de la route. Il y fut fauché par une voiture.
Par la suite, le requérant fut hospitalisé d’urgence avec le diagnostic de « démembrement incomplet de la jambe gauche tiers moyen supérieur, fracture ouverte type III A comminutive tiers inférieur de la jambe droite, contusion du corde et des poumons, syndrome du stress pulmonaire et choc traumatique de deuxième degré ». À cause des lésions subies, le membre inférieur gauche du requérant fut amputé au niveau du tiers inférieur du fémur et sur la jambe droite fut mis en place un appareil d’Ilizarov (fixateur externe).
Le 9 septembre 2009, la commission médicale-militaire centrale du ministère des Affaires intérieures (« le Ministère ») estima que le requérant était inapte pour le service dans la police. Elle établit également que les traumatismes de l’intéressé étaient survenus dans l’exercice de ses fonctions.
Le 17 septembre 2009, le requérant fut licencié de son poste occupé au sein du Ministère.
À une date non spécifiée, les autorités reconnurent le droit du requérant à l’indemnité unique d’assurance, due aux agents de police blessés dans l’exercice de leurs fonctions. Le 5 octobre 2009, elles versèrent à l’intéressé la somme de 36 655,35 lei moldaves (MDL) (environ 2 200 euros (EUR) à l’époque des faits) au titre de cette indemnité.
Le 11 novembre 2009, le requérant engagea une action contre le Ministère tendant principalement à la révision à la hausse du montant de l’indemnité perçue.
Le 29 mars 2010, le requérant modifia en partie ses prétentions et demanda le versement de l’indemnité unique de perte de capacité de travail, en application des dispositions du règlement relatif au paiement par les entreprises, organisations et institutions de l’indemnité unique de perte de capacité de travail ou de décès de l’employé à la suite d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle (« le Règlement ») (paragraphe 20 ci-dessous). Il réclamait la somme de 571 000 MDL (environ 34 300 EUR à l’époque des faits) au titre de cette indemnité.
Par un arrêt du 5 octobre 2010, la cour d’appel de Chişinău rejeta intégralement l’action du requérant. Elle estima que le montant de l’indemnité unique d’assurance avait correctement été calculé par les autorités. Quant à l’indemnité unique de perte de capacité de travail, la cour d’appel jugea que le requérant n’y avait pas droit. À cet égard, elle fit référence au paragraphe 4 du Règlement aux termes duquel les dispositions de ce texte n’étaient pas applicables aux agents de police, à l’exception des personnes embauchées par contrat.
Par une lettre du 10 novembre 2010, le Ministère informa le requérant que les agents de police dont il faisait partie étaient embauchés par contrat individuel de travail.
Le 10 novembre 2010, le Ministère délivra également une attestation au requérant confirmant, entre autres, que ce dernier avait exercé ses fonctions au sein du Ministère sur des bases contractuelles.
Le 15 novembre 2010, le requérant forma un recours contre l’arrêt de la cour d’appel. Il indiquait que, le 1er octobre 1993, il avait signé un contrat de travail avec le Ministère pour une période de neuf ans, dix mois et vingt-deux jours, et que, le 22 août 2005, un nouveau contrat individuel de travail avait été signé pour une période de cinq ans. Le requérant faisait la distinction entre le personnel avec lequel le Ministère signait un contrat de travail, dont il faisait partie, et les personnes embauchées sans contrat, à savoir les militaires des troupes des carabiniers et les fonctionnaires ayant passé un concours pour la fonction publique. Il soutenait dès lors que les dispositions du Règlement étaient applicables à son égard. Il arguait enfin que l’indemnisation unique d’assurance qui lui avait été versée était une prestation sociale différente de l’indemnisation unique de perte de capacité de travail.
Par un arrêt définitif du 16 février 2011, la Cour suprême de justice rejeta le recours du requérant comme mal fondé et confirma l’arrêt de l’instance inférieure. Elle ne répondit pas au moyen du requérant tiré de l’existence d’une relation contractuelle avec le Ministère.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les dispositions pertinentes du règlement relatif au paiement par les entreprises, organisations et institutions de l’indemnisation unique de perte de capacité de travail ou de décès de l’employé à la suite d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle, adopté par la décision du Gouvernement du 11 août 1993, sont ainsi libellées :
« 4. Le présent règlement ne s’applique pas aux militaires de l’armée de la République de Moldova, aux agents du ministère des Affaires intérieures et des services de renseignements (excepté les personnes embauchées sur la base d’un contrat de travail ou d’un accord).
(...)
Le montant de l’indemnité unique pour les employés qui se sont vus attribuer un degré de perte de capacité de travail à la suite d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle est égal au salaire moyen mensuel valable en République de Moldova le mois qui précède la perte de capacité de travail multiplié par chaque point de pourcentage de perte de capacité de travail (...). »
Les dispositions pertinentes de la loi sur la police du 18 décembre 1990, en vigueur à l’époque des faits, se lisaient comme suit :
« Article 19. Le personnel de la police
(...)
L’accession aux postes au sein (...) de la police peut être effectuée soit sur concours, soit sur contrat, conformément aux modalités établies par le ministère des Affaires intérieures. (...) »
Les dispositions pertinentes, en vigueur à l’époque des faits, du code de procédure civile du 30 mai 2003 étaient ainsi rédigées :
« Article 400. Les motifs pour former un recours et pour infirmer une décision
Les parties et les autres participants au procès sont en droit de former un recours lorsque :
a) les circonstances qui revêtent de l’importance pour l’examen au fond de l’affaire n’ont pas été intégralement constatées et élucidées ;
(...)
d) les normes de droit matériel ou de droit procédural ont été méconnues ou appliquées d’une manière erronée.
(...)
Article 410. Les limites de l’examen de l’affaire [portée devant l’instance de recours]
1) Lors de l’examen de l’affaire, l’instance de recours vérifie, dans les limites du recours formé, et sur la base des éléments du dossier et des nouveaux écrits, la justesse de l’application et de l’interprétation des normes de droit matériel et procédural. (...) » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1960 et réside à Piatra Neamţ.
Par une ordonnance du 29 septembre 2011, le parquet plaça le requérant, soupçonné de corruption, en garde à vue. L’intéressé fut incarcéré le même jour dans les locaux de détention de la police départementale de Bacău.
Le requérant fut ensuite placé en détention provisoire pour une durée de vingt-neuf jours par un jugement avant dire droit du 30 septembre 2011 du tribunal départemental de Bacău. Sa détention provisoire fut ensuite prolongée à deux reprises, le 25 octobre puis le 25 novembre 2011.
Le 29 novembre 2011, le requérant fut transféré à la prison de Bacău.
A. Les conditions de détention dans les locaux de détention de la police départementale de Bacău
Le requérant décrit ses conditions de détention dans les locaux de détention de la police départementale à Bacău comme suit. Il indique que sa cellule mesurait 15 m2, qu’elle contenait six lits pour dix détenus et qu’elle était occupée par des détenus fumeurs alors que lui-même ne l’aurait pas été. Il ajoute qu’elle était insalubre, qu’elle n’était pas chauffée malgré l’arrivée du froid et qu’elle était infestée de moustiques et de parasites (puces, poux, punaises de lit). Il se plaint également d’une absence de linge de lit propre, et d’un manque de produits d’hygiène et de nettoyage. Il affirme en outre que l’eau chaude n’était disponible que deux fois par semaine, les lundis et les jeudis, de 16 heures à 18 heures. Il allègue par ailleurs que la nourriture était de mauvaise qualité et que le personnel qui la distribuait ne respectait pas les normes minimales d’hygiène. Il soutient enfin qu’il ne pouvait sortir de sa cellule que deux fois par semaine pour se rendre dans une « cage » qui aurait mesuré tout au plus 25 m2.
Le Gouvernement indique que le requérant a été placé dans la cellule no 5 au premier étage, que celle-ci mesurait 12,87 m2 et qu’elle a accueilli à ce moment-là entre trois et six détenus. Il soutient que le requérant n’a pas demandé à être placé dans une cellule pour non-fumeurs. Il indique également que les cellules des locaux de détention de la police étaient, en règle générale, équipées de quatre lits, mais que le nombre de lits pouvait être augmenté en fonction du nombre de détenus. Il ajoute que les cellules n’étaient pas meublées, qu’elles bénéficiaient d’un système de chauffage ainsi que de la lumière et de la ventilation naturelles et que les détenus étaient pourvus en linge de lit en bon état. Enfin, selon le Gouvernement, une action de dératisation était menée chaque année, l’eau chaude était fournie deux fois par semaine, la nourriture était conforme à la réglementation du ministère de la Justice, les locaux de détention de la police disposaient d’une cour de promenade à laquelle les détenus auraient eu accès quotidiennement, à l’exception des jours où le personnel n’était pas disponible en raison des obligations de surveillance à l’extérieur (transfert des détenus vers les tribunaux, le parquet ou les hôpitaux).
B. La surveillance dans la cellule des locaux de détention de la police départementale de Bacău
La cellule du requérant était équipée d’une caméra de surveillance qui fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre et était reliée au bureau de l’inspecteur en chef des locaux de détention. Il verse au dossier un croquis de la cellule dont il ressort que la caméra est située en haut et à droite de l’entrée. Un dispositif similaire était présent au parloir.
Selon les informations fournies par le Gouvernement, les enregistrements étaient conservés pendant dix jours et avaient pour but d’assurer la sécurité des lieux et des personnes présentes. Les toilettes n’étaient pas équipées de caméra de surveillance.
À une date non précisée, le requérant saisit le tribunal de première instance de Bacău (« le tribunal de première instance ») d’une action civile en responsabilité délictuelle contre le ministère de l’Administration et de l’Intérieur. Il réclamait des dommages et intérêts pour ce qu’il estimait être une violation, pendant son incarcération dans les locaux de détention de la police à Bacău, de ses droits garantis par les articles 2, 3, 5 et 8 de la Convention.
Par un jugement du 9 avril 2013, le tribunal de première instance rejeta son action pour défaut de paiement des taxes judiciaires.
Le requérant interjeta appel et demanda à être exempté du paiement de ces taxes au motif qu’il s’agissait d’une violation de ses droits garantis par la Convention.
Par un arrêt du 9 septembre 2013, le tribunal départemental de Bacău (« le tribunal départemental ») rejeta son appel, jugeant que, en application de la législation sur les taxes judiciaires, seules les actions dénonçant une violation des articles 2 et 3 de la Convention étaient exonérées du paiement de ces taxes.
Le requérant forma un pourvoi en recours. À ses dires, la cour d’appel de Bacău a fait droit à son pourvoi par un arrêt du 19 mai 2014 et a renvoyé l’affaire au tribunal départemental pour un nouveau jugement sur le fond.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 275/2006 sur l’exécution des peines sont ainsi libellées :
Article 82 – L’exécution de la garde à vue et de la détention provisoire
« Les dispositions du titre IV, chapitres III-VII, relatives aux conditions de détention, aux droits et obligations des personnes condamnées, au travail, aux activités éducatives et culturelles, de conseil psychologique et d’assistance sociale, aux récompenses – à l’exception de la permission de sortir de l’établissement pénitentiaire – et aux sanctions s’appliquent de la même manière [aux personnes placées en détention provisoire] pour autant qu’elles ne contreviennent pas aux dispositions du présent titre. »
Les dispositions pertinentes en l’espèce du règlement d’application de la loi no 275/2006 sur l’exécution des peines sont ainsi libellées :
Article 195
« 1. La sécurité dans le lieu de détention ainsi que la protection, la surveillance et l’escorte des personnes privées de liberté représentent un ensemble d’actions et de mesures prises par l’administration du lieu de détention, qui ont comme but :
a) d’empêcher les personnes privées de liberté de se soustraire à l’exécution de la peine et des mesures préventives (...)
e) de prévenir les situations de risque pour l’ordre public (...)
Pour atteindre les buts prévus au paragraphe 1 a) et e), des systèmes électroniques de surveillance à distance peuvent être utilisés. Les critères et la procédure d’application sont approuvés par ordre du ministre de la Justice. »
Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’ordre du ministre de la Justice portant approbation du règlement sur la sécurité des établissements subordonnés à l’Administration nationale des établissements pénitentiaires sont ainsi libellées :
Article 97
« 6. La surveillance des halls, des sections de détention, des salles d’attente, des cours de promenade, des allées pour les piétons, des salles d’activités sportives, des salles à manger, des clubs, des ateliers, des salles [où les détenus peuvent recevoir] des colis ou des visites, des espaces extérieurs des pavillons de détention peut se faire par le biais de systèmes électroniques de surveillance vidéo. Les images sont visionnées et sauvegardées au centre de surveillance électronique. »
Article 98
« 2. Dans les salles à l’usage du juge délégué [à l’exécution des peines], dans les salles [où les détenus se voient octroyer le droit] de téléphoner ou dans celles où ont lieu des activités morales ou religieuses, la surveillance peut se faire visuellement ou par des systèmes électroniques de surveillance vidéo, dans des conditions respectant la confidentialité (...) »
Les conclusions du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (CPT) rendues à la suite des visites effectuées en 2010 dans plusieurs locaux de détention de la police roumaine sont résumées dans l’affaire Căşuneanu c. Roumanie (no 22018/10, § 43, 16 avril 2013). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, MM. Gürbüz et Bayar, sont nés respectivement en 1971 et en 1982. Ils résident respectivement à Cologne (Allemagne) et à Berne (Suisse). Ils sont respectivement le propriétaire et le rédacteur en chef du quotidien Ülkede Özgür Gündem, dont le siège se trouve à Istanbul.
Le 24 mars 2004, ce quotidien publia un article intitulé « Message de remerciement au peuple » (Halka teşekkür mesajı) et contenant des déclarations que M. Aydar, président du Kongra-Gel, une branche de l’organisation illégale armée Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), avait formulées à l’occasion de la fête de Newroz.
Par un acte d’accusation du 26 mars 2004, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État inculpa MM. Gürbüz et Bayar pour publication d’une déclaration émanant d’une organisation illégale armée, infraction qui aurait été prévue à l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi no 3713 ») et à l’article 2 § 1 additionnel de la loi no 5680.
Le 30 mars 2004, la cour de sûreté de l’État d’Istanbul accueillit l’acte d’accusation.
À la suite de l’abolition des cours de sûreté de l’État, le 15 juillet 2004, la première audience fut tenue par la cour d’assises d’Istanbul (« la cour d’assises »).
Le même jour, la cour d’assises condamna chacun des requérants au paiement d’une amende de 445 616 000 anciennes livres turques (TRL), soit environ 247 euros (EUR) selon le taux de change en vigueur à cette date, en vertu de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713. Elle précisa que les accusés avaient la possibilité de former un pourvoi.
Le 5 octobre 2004, les requérants se pourvurent en cassation. Ils invoquaient en particulier l’article 10 de la Convention.
Le 20 octobre 2005, le procureur de la République près la Cour de cassation renvoya l’affaire devant la première instance pour réexamen en vue de permettre l’application de la loi la plus favorable aux requérants à la suite des modifications législatives.
Le 22 novembre 2005, la cour d’assises adopta une décision d’incompétence ratione materiae et l’affaire fut renvoyée au tribunal correctionnel de Beyoğlu.
Le 1er juin 2006, le tribunal correctionnel adopta également une décision d’incompétence et l’affaire fut renvoyée devant la Cour de cassation.
Le 29 août 2006, la Cour de cassation attribua l’affaire à la cour d’assises.
Le 8 mars 2007, la cour d’assises condamna chacun des requérants au paiement d’une amende de 440 livres turques (TRY) (soit environ 233 EUR suivant le taux de change en vigueur à l’époque pertinente), en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713. Elle précisa que l’arrêt était définitif. Elle formula notamment les considérations suivantes :
« (...) il ressort du contenu de l’écrit intitulé « Message de remerciement au peuple » que les déclarations de Zübeyir Aydar, président du PKK/Kongra-Gel, organisation illégale terroriste, à propos des effets de la fête de Newroz ont été publiées. [M. Aydar] y déclarait : « Le Newroz de l’année 2004 a été célébré sérieusement dans quatre parties du Kurdistan ainsi que partout où se trouvaient les Kurdes ; le soutien au peuple exercé par notre leader M. Abdullah Öcalan ainsi que la campagne en faveur de la liberté qu’il avait engagée ont atteint leur apogée grâce à cette fête de Newroz ». Le contenu de ladite déclaration est de nature à inciter le peuple à recourir à des méthodes terroristes et violentes et ne relève pas de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention (...) »
Le même jour, les requérants se pourvurent en cassation. Invoquant l’article 10 de la Convention, ils alléguaient en particulier que la procédure pénale dirigée à leur encontre portait atteinte à leur droit à la liberté d’expression.
Le 20 avril 2007, la cour d’assises rejeta leur demande de pourvoi. Elle indiquait que, en vertu de l’article 305 § 1 du code de procédure pénale, lorsque l’amende infligée n’excédait pas 2 000 TRY, le jugement était définitif.
Le 24 février 2010, la cour d’assises, examinant l’affaire à la suite de l’arrêt du 26 novembre 2009 dans lequel la Cour constitutionnelle avait supprimé les termes « les propriétaires » qui figuraient à l’article 6 de la loi no 3713, conclut à la suspension de l’exécution de la condamnation de M. Gürbüz.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce figurent dans les arrêts Bayar et Gürbüz c. Turquie (no 37569/06, §§ 12-13, 27 novembre 2012) et Gözel et Özer c. Turquie (nos 43453/04 et 31098/05, § 23, 6 juillet 2010). | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérantes sont nées respectivement en 1986 et 1982 et résident à Chazay-d’Azergues.
A. L’incarcération et le décès d’A.S.
Le 27 mars 2002, A.S. fut incarcéré pour purger une série de peines d’emprisonnement prononcées à son encontre en 2001 et 2002. Au cours de sa détention, de nouvelles condamnations survenues en 2002 et 2003 furent également mises à exécution.
Le 23 décembre 2003, le juge d’application des peines (« JAP ») du tribunal de grande instance (« TGI ») de Vienne lui octroya une mesure de libération conditionnelle à compter du 29 décembre 2003, assortie notamment de l’obligation d’exercer une activité professionnelle ou de suivre un enseignement ou une formation professionnelle et de se soumettre à des mesures d’examen médical, de traitement ou de soins, même sous le régime de l’hospitalisation. Le JAP motiva l’imposition de cette dernière obligation par la fragilité de l’intéressé sur le plan psychique, constatée par le médecin psychiatre G.R. au cours d’une expertise réalisée le 11 décembre 2003. Ce dernier avait en effet relevé chez A.S. une personnalité psychopathique, caractérisée par une intolérance à la frustration, une instabilité, des passages à l’acte de l’ordre de « l’hétéro agressivité » (c’est-à-dire une conduite agressive à l’égard des autres), ainsi que de multiples transgressions et un contexte de toxicomanie, en association avec des idées de revendication et un contexte paranoïaque et projectif sous-jacent.
Le 30 janvier 2004, le JAP du TGI de Villefranche-sur-Saône ordonna l’arrestation provisoire d’A.S. à la suite d’un rapport du service pénitentiaire d’insertion et de probation (« SPIP ») du même jour, selon lequel l’intéressé ne respectait pas ses obligations de travail et de soins et avait fait l’objet, le 23 janvier 2004, d’une procédure du commissariat de police pour des troubles du voisinage. La conseillère technique de service social avait constaté que le comportement d’A.S. variait de la « dépression totale à un état de confusion » où ses propos étaient incohérents, qu’il était nécessaire de le protéger ainsi que son entourage et que la mesure de libération conditionnelle paraissait inappropriée. Elle avait rappelé que des rapports de police révélaient une tension entre l’intéressé et sa compagne, ainsi qu’avec le voisinage, précisant craindre un débordement d’A.S. qui avait déjà été condamné pour violences.
Ce même jour, A.S. fut arrêté et écroué à la maison d’arrêt de Villefranche-sur-Saône.
Le 2 février 2004, il fut reçu par le chef de service pénitentiaire qui remplit la « grille d’aide au signalement des personnes détenues présentant un risque suicidaire ». Furent relevés des troubles du comportement et l’inquiétude d’A.S. quant à l’effet de son incarcération sur son ménage, de même que sa nervosité et son incapacité à se concentrer. En revanche, aucune addiction ou tentative de suicide antérieure ne fut mentionnée. La fiche individuelle de renseignements établie au cours de l’audience d’entrée du même jour faisait également état de troubles du comportement.
Le 18 février 2004, le JAP du TGI de Villefranche-sur-Saône révoqua la libération conditionnelle qui avait été accordée au frère des requérantes. Il observa notamment que si les troubles du comportement d’A.S. avaient été canalisés en détention, ce dernier n’était pas à même de respecter les obligations qui avaient été mises à sa charge. Le juge releva également que l’intéressé attirait l’attention des services de police pour des troubles du voisinage, qui étaient le signe de difficultés relationnelles incompatibles avec la volonté de réinsertion d’un condamné. A.S. se vit notifier cette décision le 23 février 2004. Il interjeta appel le 26 février 2004.
Le 7 avril 2004, à 7 heures 05, lors de l’appel réglementaire du matin, les surveillants de la maison d’arrêt retrouvèrent A.S. pendu au radiateur de sa cellule, à l’aide d’une corde confectionnée à partir d’un drap. Les premiers gestes de secours lui furent prodigués en vain. Son décès fut constaté.
B. L’enquête initiale
Le parquet fut avisé du suicide de l’intéressé et une enquête fut immédiatement ouverte au commissariat de Villefranche-sur-Saône.
Les premières investigations permirent d’établir qu’A.S. était détenu en cellule individuelle et qu’il n’avait laissé aucun écrit pour expliquer son geste. La dernière ronde effectuée au cours de la nuit du 6 au 7 avril 2004 avait eu lieu à 5 heures 32 et n’avait rien révélé d’anormal. L’intéressé était suivi mensuellement par un psychiatre, le Docteur A.P., et bénéficiait d’un traitement psychotrope composé d’un antidépresseur (Deroxat), d’un hypnotique (Imovane), d’un anxiolytique (Xanax) et d’un neuroleptique (Modecate). La fiche de renseignement remplie lors de l’écrou mentionnait qu’avant sa libération conditionnelle, il avait été incarcéré au centre de détention de Saint-Quentin et qu’il présentait des troubles du comportement. Il n’avait cependant pas été repéré comme un détenu présentant des risques suicidaires et ne figurait donc pas sur la liste des détenus à risques majeurs. Le 10 février 2004, le Docteur G.P. avait constaté chez A.S. un état de décompensation paranoïaque, ainsi qu’un refus de prendre son traitement. L’intéressé avait donc été placé sous le régime de l’hospitalisation d’office au centre hospitalier de Saint Cyr au Mont d’Or. Cette mesure avait été levée le 12 février 2004, sur certificat du Docteur A.P. relevant une stabilisation sous traitement de l’état psychique d’A.S., rendant possible son retour en maison d’arrêt. Depuis lors, selon l’infirmière du service médical de la maison d’arrêt, il avait paru plus calme et prenait son traitement sans difficulté. Celui-ci lui avait été fourni de manière journalière et aucun nouveau refus n’avait été constaté, le détenu attendant même ses médicaments avec impatience tous les jours. Il avait rendez-vous avec le Docteur A.P. le 8 avril 2004.
Le surveillant J.G. décrivit aux enquêteurs un détenu « très demandeur » après son arrivée, qui s’était ensuite calmé. Il précisa que l’intéressé posait fréquemment des questions sur le bénéfice éventuel d’un parloir. À cet égard, les investigations révélèrent qu’au cours de son incarcération, A.S. n’avait reçu qu’une visite de sa mère et d’une de ses sœurs, le 23 mars 2004, qui l’avaient trouvé dans un état déplorable. Sa compagne Y.M. indiqua s’être séparée de lui à la suite de son incarcération. Ils avaient un fils en commun, pour lequel un éducateur devait mettre en place un mode de rencontre avec le père. Le 6 avril 2004, A.S. avait appris que les parloirs prévus avec sa famille avaient été annulés.
L’autopsie réalisée sur le corps du défunt, de même que les analyses anatomo-pathologiques, confirmèrent la mort par pendaison et l’absence de signes de nature à révéler une intervention extérieure.
Le 4 juin 2004, le parquet classa la procédure sans suite, estimant que l’enquête n’avait pas permis de révéler la commission d’une infraction.
C. L’information judiciaire
Par un courrier du 21 février 2005, les parents, les frères et les sœurs d’A.S. saisirent le doyen des juges d’instruction du TGI de Villefranche-sur-Saône d’une plainte avec constitution de partie civile pour homicide involontaire et non-assistance à personne en danger.
Un article figurant dans l’édition du journal Le Progrès datée du 29 avril 2004 porta ce dépôt de plainte à la connaissance du public. Le journaliste indiqua notamment que la famille d’A.S. contestait « la thèse de la Justice qui a conclu à un suicide par pendaison » et estimait que « son comportement n’était pas celui d’un suicidaire ».
Le 18 mai 2005, une information judiciaire fut ouverte de ces chefs contre personne non dénommée.
L’expertise toxicologique réalisée à partir des prélèvements sanguins effectués sur la victime révéla un dépistage positif aux benzodiazépines et l’absence de toute substance médicamenteuse ou stupéfiante habituellement recherchée en laboratoire.
La directrice adjointe de la maison d’arrêt expliqua que l’annulation des parloirs du 6 avril 2004 était due à un changement du mode de fonctionnement de l’établissement applicable à tous les détenus à compter du 5 avril 2004 et entraînant la fermeture des parloirs les lundis et mardis, le 6 avril étant précisément un mardi. Une note de service du 2 mars 2004 avait porté cette nouvelle organisation à l’attention des familles. De même, une note du 31 mars 2004 avait rappelé la fermeture des parloirs le 6 avril 2004.
Une expertise psychiatrique du dossier médical d’A.S. fut confiée au Docteur Y.J. Dans son rapport en date du 8 février 2006, ce dernier estima que l’intéressé était atteint de schizophrénie. Il observa que son hospitalisation d’office du 10 février 2004 était justifiée par le refus de traitement, même si le diagnostic de manifestations délirantes posé par le médecin auteur du certificat était erroné du fait de la méconnaissance des antécédents du patient. De même, il jugea adaptée la proposition de levée d’hospitalisation d’office du 12 février 2004, émanant du Docteur A.P. qui connaissait A.S. depuis 1997, ce médecin ayant pu rectifier l’appréciation du Docteur G.P. en constatant un épisode confusionnel chez un schizophrène, dont le risque de passage à l’acte est moins fort une fois passé le moment de crise, et le patient ayant repris son traitement. L’expert observa que le Docteur A.P. avait revu l’intéressé en consultation les 3 et 18 mars 2004. À cette seconde date, celui-ci avait relevé que le patient envisageait des projets d’avenir et acceptait les soins. L’expert conclut que l’état de ce dernier était tout à fait compatible avec son incarcération, qui était elle-même compatible avec la prise des médicaments prescrits.
Il remarqua que si le dossier d’A.S. faisait état d’éléments dépressifs lors de certaines hospitalisations antérieures, comme en juin et en août 2000, il n’était pas fait mention d’idées suicidaires, sauf le 24 février 1998 au sujet d’une tentative de suicide au Loxapac à la suite d’une rupture sentimentale. Il souligna que l’intéressé avait réfuté avoir des idées suicidaires dans un entretien avec le Docteur M.P. le 13 juin 2000 et qu’on ne trouvait donc dans son dossier pas vraiment d’éléments qui auraient pu faire craindre un risque suicidaire, le diagnostic de psychose maniaco-dépressive devant être écarté. De même, rien dans le dossier de l’hospitalisation de février 2004 ne permettait de retrouver des éléments évocateurs d’un risque suicidaire.
L’expert estima également que :
« L’incarcération ne semble donc en aucun cas avoir pu être contre-indiquée par les troubles de M. S. Au contraire, la plupart des intervenants médicaux et sociaux notent que M. S. semblait en tirer des bénéfices sur le plan comportemental ».
Il ajouta que si le risque suicidaire est assez fréquent chez les patients schizophrènes, celui-ci se manifeste le plus souvent en dehors des épisodes délirants quand le patient va plutôt mieux, le suicide étant le plus souvent en lien avec un vécu d’effondrement psychotique. Il précisa que, de manière très paradoxale, c’est quand les schizophrènes délirent le moins que le risque suicidaire est le plus grand, le délire ayant une fonction protectrice contre ce vécu d’effondrement psychotique. Se demandant alors si l’amélioration apparente des troubles observée par le Docteur A.P. ne pouvait pas justement faire craindre un risque suicidaire du fait de la disparition du délire et de la prise de conscience soudaine des conflits psychiques, l’expert indiqua que ce risque est une constante de la prise en charge des patients schizophrènes et qu’il paraît inacceptable de proposer une hospitalisation sous contrainte à un patient dans ce type de problématique psychotique, la prise de conscience ne pouvant être considérée comme pathologique malgré le risque suicidaire. Il précisa que l’attitude d’A.S. consistant à attendre son traitement avec impatience pouvait laisser penser que celui-ci commençait peut-être à prendre conscience de ses difficultés, son suicide n’étant alors pas à considérer comme l’expression d’une dépression mais plutôt comme le résultat d’une confrontation avec la découverte brutale par lui de sa maladie.
Enfin, l’expert ajouta que les résultats de l’expertise toxicologique ne permettaient pas d’affirmer qu’A.S. n’avait pas respecté son traitement, les substances concernées ne pouvant être retrouvées dans le sang au moyen des recherches toxicologiques utilisées. Il précisa que la prise en charge de l’intéressé supposait une attitude d’humanité et d’écoute, le risque suicidaire étant une constante de la prise en charge des patients schizophrènes.
Le 4 mai 2006, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu. Il estima qu’aucune faute susceptible de caractériser le délit d’homicide involontaire n’avait été relevée et que l’infraction de non-assistance à personne en danger n’était pas constituée, rien dans la situation d’A.S. ne laissant présager qu’il mettrait fin à ses jours.
Le 15 mai 2006, la famille du défunt interjeta appel de cette décision.
Le 13 décembre 2006, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lyon confirma l’ordonnance du juge d’instruction.
D. La procédure administrative
Le 10 octobre 2005, les parents, les frères et les sœurs d’A.S. demandèrent réparation du préjudice subi du fait du suicide de l’intéressé auprès du ministère de la Justice. Ce dernier rejeta leur demande le 8 décembre 2005.
Le 9 février 2006, la famille d’A.S. saisit le tribunal administratif de Lyon d’une requête en indemnisation.
Par un jugement du 24 février 2009, ce tribunal rejeta leur requête, au motif que le comportement de l’intéressé sous traitement ne pouvait laisser présager un passage à l’acte suicidaire et que l’administration pénitentiaire ne pouvait être considérée comme fautive de n’avoir pas, d’elle-même, évalué et pris en compte un tel risque.
Par une requête en date du 30 avril 2009, la famille d’A.S. interjeta appel de ce jugement.
Par un arrêt du 17 février 2011, la cour administrative d’appel de Lyon confirma la décision du tribunal administratif. Les juges estimèrent que s’il était constant qu’A.S. présentait une pathologie psychiatrique, il ressortait des avis médicaux figurant au dossier que sa maladie ne s’accompagnait pas de tendances suicidaires et que rien dans ses antécédents ni dans sa conduite récente ne pouvait laisser prévoir un suicide. Ils ajoutèrent que, compte tenu des éléments portés à sa connaissance et du comportement de l’intéressé, l’administration pénitentiaire ne pouvait se voir reprocher de n’avoir pas mis en place une surveillance supplémentaire ni de l’avoir maintenu en cellule individuelle, qui est de principe et se trouvait en outre indiquée en raison des tendances agressives d’A.S. à l’égard de son entourage. Enfin, ils jugèrent qu’il ne résultait pas de l’instruction que ce dernier se serait soustrait à son traitement et que l’administration pénitentiaire ne pouvait donc se voir reprocher un mauvais suivi de la prise effective des médicaments.
Les requérantes se pourvurent en cassation les 29 août et 28 novembre 2011.
Par une décision du 21 novembre 2012, le Conseil d’État refusa d’admettre leur pourvoi.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Une circulaire du garde des sceaux et du ministre délégué à la santé, en date du 26 avril 2002, a été consacrée à la prévention des suicides dans les établissements pénitentiaires. Elle prévoyait, notamment, de favoriser le repérage du risque suicidaire en détention en expérimentant, pendant six mois, l’utilisation d’une grille d’analyse destinée à aider au signalement des personnes détenues présentant un risque suicidaire, pour chaque entrant. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
La première requérante était une société commerciale de droit roumain ayant son siège à Sfântu Gheorghe, qui avait été créée en 1991 et a été rayée du registre de commerce en 2009. Elle avait pour activité principale la distribution de produits alimentaires.
La seconde requérante était son unique actionnaire et administrateur.
En 2004, à la suite de la perte d’un contrat de distribution exclusive d’une marque de boissons, le chiffre d’affaires de la société requérante diminua fortement.
En juillet 2004, entrée en état de cessation de paiement, la société requérante demanda l’ouverture d’une procédure collective de redressement, telle que prévue par la loi no 64/1995 sur le redressement et la liquidation judiciaire des sociétés commerciales.
La seconde requérante demanda au juge-commissaire la nomination de la société C. en qualité d’administrateur judiciaire.
Le 7 juillet 2004, le juge-commissaire O.L., du tribunal départemental de Covasna, accueillit la demande. Il maintint au profit de la seconde requérante le droit d’administrer la société sous la supervision de l’administrateur judiciaire.
Conformément aux instructions du juge-commissaire, l’administrateur judiciaire établit le tableau provisoire des créanciers, qui fut versé au dossier le 20 septembre 2004.
Aux audiences suivantes, le juge-commissaire examina plusieurs contestations, y compris de la part de la société requérante, concernant le montant des créances inscrites au tableau.
Le 21 mars 2005, l’administrateur judiciaire versa au dossier le tableau définitif des créanciers et le plan de réorganisation de l’activité de la société censé permettre, à ses yeux, la poursuite de l’activité et l’apurement progressif du passif, qui s’élevait à environ 900 000 euros.
Le juge-commissaire convoqua l’assemblée générale des créanciers pour le vote du plan.
Le 27 juin 2005, le juge-commissaire prit acte de l’opposition à ce plan exprimée par la majorité des créanciers et, par un jugement prononcé le même jour, ordonna l’ouverture d’une procédure de liquidation. Il reconduisit la société C. en sa qualité d’administrateur judiciaire chargé de la liquidation de la société requérante.
Les requérantes introduisirent un pourvoi en recours, alléguant que cette mise en liquidation était la conséquence de fautes de l’administrateur judiciaire, qui aurait accepté au nom de la société requérante l’inscription à son passif de créances excessives et injustifiées.
Par un arrêt du 23 septembre 2005, la cour d’appel de Braşov infirma le jugement du 27 juin 2004, au motif que le juge-commissaire n’avait pas respecté les étapes procédurales obligatoires avant l’ouverture de la procédure de liquidation – à savoir qu’au lieu d’examiner le plan de réorganisation proposé, il l’avait rejeté d’emblée au seul vu de l’opposition manifestée par la majorité des créanciers.
En conséquence, la cour d’appel renvoya le dossier au tribunal départemental, lequel l’attribua au même juge-commissaire, O.L.
Le 30 septembre 2005, le tribunal départemental examina une demande de la seconde requérante tendant à la récusation du juge-commissaire et au remplacement de l’administrateur judiciaire. Cette demande fut rejetée : le tribunal estima qu’aucune incompatibilité n’était méconnue par l’attribution du dossier au même juge-commissaire, et qu’un éventuel changement d’administrateur relevait de la compétence dudit juge.
Le 17 octobre 2005, la seconde requérante versa au dossier un mémoire dans lequel elle accusait l’administrateur d’avoir accepté une majoration injustifiée de la créance du principal fournisseur de la société requérante, en ajoutant qu’il avait entravé ses démarches en vue de l’apurement d’une partie du passif.
À l’audience du 24 octobre 2005, la seconde requérante réitéra ses critiques. Certains créanciers estimèrent que ces accusations étaient graves et sollicitèrent des explications. Le juge-commissaire demanda à l’administrateur judiciaire de convoquer l’assemblée générale des créanciers afin d’éclaircir, en présence de la seconde requérante, la situation conflictuelle.
Examinant le plan de réorganisation, proposé en mars 2005, le juge-commissaire estima qu’il était viable et qu’il pouvait être soumis au vote de l’assemblée générale des créanciers.
À l’audience du 28 novembre 2005, l’administrateur judiciaire précisa qu’une note d’information concernant l’activité de la société requérante avait, à leur demande, été communiquée aux créanciers. La seconde requérante lui reprocha à nouveau son comportement fautif supposé et l’absence d’un nouveau plan de réorganisation. Elle rappela également que le juge-commissaire devait se prononcer sur la demande de remplacement de l’administrateur. Enfin, elle demanda une suspension de la procédure.
Le juge-commissaire rejeta ces demandes le même jour. S’agissant du remplacement de l’administrateur, il constata qu’il n’y avait pas de décision en ce sens de l’assemblée générale des créanciers. Quant au plan de réorganisation, il fut soumis au vote au cours de l’audience et la majorité des créanciers s’y opposa au motif que la société continuait à accumuler des pertes. En conséquence, le juge-commissaire rejeta le plan, constata la faillite de la société et ordonna l’ouverture immédiate de la procédure de liquidation judiciaire. L’administrateur judiciaire fut reconduit dans ses fonctions afin de procéder à la liquidation.
Les requérantes formèrent un pourvoi en recours, demandant l’infirmation du jugement du 28 novembre 2005, le réexamen de l’affaire sur le fond et le changement de l’administrateur judiciaire ainsi que du jugecommissaire. Elles alléguaient une attitude partiale et fautive du jugecommissaire et de l’administrateur judiciaire, dénonçaient plusieurs vices dans la procédure et soutenaient que celle-ci aurait dû être suspendue en raison de l’ouverture d’enquêtes pénales concernant la gestion de la société.
Par un arrêt définitif du 23 février 2006, la cour d’appel de Braşov rejeta le pourvoi.
Dans ses motifs, elle jugea tout d’abord que les dispositions du code de procédure civile concernant l’incompatibilité fonctionnelle pesant sur le juge ayant prononcé un jugement infirmé ne s’appliquaient pas au cas d’espèce.
En revanche, s’agissant de la demande de remplacement de l’administrateur judiciaire, la cour d’appel reconnut qu’en la rejetant sur la seule base de l’absence de décision en ce sens de l’assemble générale, le juge-commissaire avait commis une erreur dès lors qu’en vertu de la loi no 64/1995, il était tenu d’examiner lui-même la demande sur le fond et de prendre une décision.
Cependant, la cour d’appel estima que l’infirmation du jugement et le réexamen de cette question par le juge-commissaire étaient désormais inutiles, dès lors que celui-ci avait déjà prononcé la liquidation et nommé un liquidateur judiciaire.
Enfin, la cour d’appel jugea qu’aucun des autres motifs avancés à l’appui du pourvoi ne justifiait l’infirmation du jugement.
Le 27 février 2009, constatant que le produit de la vente des biens de la société avait été redistribué aux créanciers en totalité, le tribunal départemental mit fin à la procédure et ordonna la radiation de la société du registre de commerce.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les dispositions pertinentes de la loi no 64/1995 concernant le redressement et la liquidation judiciaire des entreprises en difficulté, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisaient comme suit :
Article 5
« Les organes de la procédure de redressement ou de liquidation [les tribunaux, le juge-commissaire et l’administrateur judiciaire] veillent à la célérité de la procédure et au respect des droits et des obligations des participants à cette procédure. »
Article 9
« Le juge-commissaire est désigné dans chaque dossier conformément aux dispositions de la loi sur l’organisation judiciaire, parmi les juges [du tribunal] exerçant cette fonction. »
Article 13
« À tout moment de la procédure, par un jugement avant dire droit rendu en chambre du conseil et motivé, le tribunal peut remplacer le juge-commissaire. »
Article 26 §§ 3 et 4
« À tout moment de la procédure, pour des motifs dûment justifiés, le jugecommissaire peut ordonner le remplacement de l’administrateur judiciaire.
En vue de l’adoption de cette mesure, il convoque en chambre du conseil l’administrateur judiciaire et le comité des créanciers. »
Article 42
« L’ouverture de la procédure suspend toutes actions judiciaires ou extrajudiciaires introduites par les créanciers contre le débiteur et ses biens. »
Article 147
« Les dispositions du code de procédure civile et du code commercial demeurent applicables en complément de celles de la présente loi, à moins qu’elles ne soient incompatibles avec elles. »
L’article 23 de la loi précise le rôle de l’administrateur judiciaire dans la procédure de redressement. Entre autres fonctions, il lui revient : d’établir un diagnostic complet de la société ; d’élaborer le cas échéant un plan de redressement ; d’assister et de surveiller l’administrateur dans la gestion de la société ; de décider du maintien ou de la dénonciation des contrats conclus par la société ; de défendre en justice les intérêts de la société ; de recouvrer les créances ; et d’aviser le juge-commissaire de toute difficulté rencontrée dans sa mission.
L’article 91 de la loi prévoit que l’administrateur judiciaire, la société commerciale en redressement et le comité des créanciers peuvent soumettre au juge-commissaire, à divers stades de la procédure, un plan de redressement.
L’article 101 § 3 de la loi prévoit qu’en cas de rejet du plan de redressement par la majorité des créanciers, le juge-commissaire prononce la faillite de la société et ordonne l’ouverture immédiate de la procédure de liquidation judiciaire.
L’article 24 du code de procédure civile, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, prévoyait que le juge qui a prononcé un jugement ne pouvait plus connaître de l’affaire après l’infirmation de ce jugement.
Il ressort des réponses de plusieurs cours d’appel interrogées par le Gouvernement au sujet de leur jurisprudence sur la question de la possibilité pour le juge-commissaire, au regard de la condition d’impartialité, de siéger de nouveau dans la même affaire après infirmation du jugement, que la majorité d’entre elles admettaient l’attribution du dossier au même jugecommissaire s’il ne s’était pas prononcé au fond dans le jugement infirmé.
Depuis l’entrée en vigueur de la loi no 85/2006, qui a remplacé la loi no 64/1995, le juge-commissaire qui a rendu un jugement au fond est, en cas d’infirmation du jugement, expressément tenu de s’abstenir de siéger de nouveau dans la même affaire. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1982 et 1978 et résident à Sofia.
A. L’incident de la nuit du 3 juillet 2009
Selon la version des faits exposée par les requérants, dans la nuit du 3 au 4 juillet 2009, vers 1 heure 30 du matin, en sortant d’un bar situé aux abords d’un parc dans le centre de Sofia, ils furent témoins de l’agression de deux jeunes filles par quatre jeunes hommes. Le premier requérant tenta de s’interposer et fut frappé à la tête, poussé à terre et roué de coups de pied. Le deuxième requérant, armé d’un bâton en bois qu’il avait ramassé dans le parc, parvint à faire fuir les agresseurs.
Une patrouille de police qui se trouvait à proximité se rendit sur les lieux. Le premier requérant, blessé au visage, tenta d’expliquer ce qui c’était passé et indiqua aux deux policiers qu’ils devaient poursuivre les agresseurs. Le policier lui cria : « Qui êtes-vous pour nous dire quoi faire ? Venez par ici ! ». Les requérants demandèrent aux policiers pourquoi ils se comportaient de la sorte et les sommèrent de montrer leurs cartes de police. Les policiers les mirent alors à terre et les menottèrent dans le dos.
Les policiers commencèrent à donner des coups de pied et à frapper les requérants. Trois autres patrouilles de police arrivèrent, soit environ douze policiers, mais ne firent rien pour arrêter leurs collègues. Selon les requérants, leur passage à tabac dura 10 à 15 minutes. Ils furent ensuite fouillés et conduits au commissariat. Le bâton en bois laissé par le deuxième requérant fut ramassé par la police. Dans la voiture de police, le deuxième requérant demanda à ce que ses menottes soient desserrées car elles lui causaient de la douleur, mais le policier, qui était celui qui l’avait battu, les serra d’avantage.
B. Les poursuites pour trouble à l’ordre public et la détention des requérants
À 2 heures 20 du matin, les requérants furent placés en garde à vue, le motif indiqué sur l’ordre d’arrestation étant l’infraction de trouble à l’ordre public (хулиганство). À 15 heures, ils furent présentés à un procureur qui les mit en examen pour trouble à l’ordre public. Il leur fut reproché d’avoir insulté deux agents de police en service, A.Y. et V.K., d’avoir refusé d’obtempérer à l’ordre de se coucher à terre, d’avoir frappé l’agent A.Y. avec un bâton dans le dos et avec les poings dans la poitrine.
Par une ordonnance du procureur du même jour, les requérants furent placés en détention en application de l’article 64, alinéa 1, du code de procédure pénale, en vue de leur présentation devant un juge qui décide de leur placement en détention provisoire. Le 7 juillet 2009, à l’issue du délai légal maximum de 72 heures pour ce type de détention, le procureur décida de ne pas demander le placement en détention provisoire, ordonna une mesure de cautionnement et fixa le montant à verser par les intéressés. Il ordonna leur remise en liberté immédiate.
Après leur remise en liberté, les requérants introduisirent un recours contre l’ordonnance du 4 juillet 2009 concernant leur placement en détention pour 72 heures. Par une décision du 13 novembre 2009, le tribunal de la ville de Sofia déclara la détention des requérants illégale. Le tribunal considéra que le but de la détention de 72 heures était de présenter les personnes concernées à un juge dans les cas où les conditions d’un placement en détention provisoire étaient réunies. Or ces conditions n’étaient pas réunies en l’espèce et le procureur n’avait d’ailleurs rien entrepris pour formuler une demande de placement en détention provisoire ; dans ces conditions, la détention des requérants pour 72 heures n’était pas justifiée.
Le 22 décembre 2009, les charges contre les requérants furent modifiées et le procureur précisa que le premier requérant avait insulté les policiers et frappé A.Y. avec les poings sur la poitrine, alors que le deuxième requérant avait crié et insulté les policiers et frappé A.Y. avec un bâton dans le dos. Les requérants auraient notamment crié « Ne t’occupe pas de ces clowns », « Vous n’êtes pas des policiers », « Ordures » et proféré des injures obscènes.
À une date non précisée en 2010, les requérants furent renvoyés en jugement. Par un jugement du tribunal de district de Sofia du 8 juillet 2010 qui, en l’absence de recours, devint définitif le 24 juillet 2010, les requérants furent relaxés des charges ainsi soulevées.
C. La plainte déposée par les requérants
Après leur remise en liberté, le 8 juillet 2009, les requérants se firent examiner par un médecin légiste. Selon les certificats médicaux délivrés, le premier requérant présentait plusieurs abrasions de la peau sur ses deux jambes et ses deux bras, d’une dimension de quatre centimètres sur un, ainsi que des égratignures jusqu’à huit centimètres de longueur. Le deuxième requérant présentait une ecchymose de vingt centimètres sur douze dans le dos, au niveau de l’omoplate, une autre plus petite sur l’épaule gauche, ainsi que plusieurs abrasions de la peau et des ecchymoses sur les deux bras et le genou droit. Le médecin conclut que les lésions constatées avaient provoqué de la douleur physique et avaient pu être causées de la manière et au moment décrits par les requérants, qui avaient indiqués avoir été battus le 4 juillet 2009.
Le 22 juillet 2009, les requérants déposèrent une plainte au parquet. Ils y exposèrent les évènements survenus dans la nuit du 3 au 4 juillet et demandèrent la réalisation d’une enquête et l’ouverture de poursuites pénales s’il y avait lieu. Ils demandèrent que les policiers présents soient identifiés et que les enregistrements des caméras de surveillance d’un magasin proche du lieu de l’incident soient visionnés. Les requérants joignirent à leur plainte les certificats médicaux délivrés.
Une enquête préliminaire fut effectuée et les requérants furent entendus. Selon les requérants, on leur demanda simplement s’ils confirmaient leurs dires exposés dans la plainte. Les agents de police ne furent apparemment pas entendus dans le cadre de cette enquête. Les éléments de la procédure pénale contre les requérants pour trouble à l’ordre public furent joints au dossier.
À l’issue de l’enquête préliminaire, aucune décision formelle concernant l’ouverture ou non de poursuites pénales à la suite de la plainte des requérants ne fut prise par le procureur. En revanche, le procureur estima que les éléments du dossier justifiaient l’ouverture de poursuites pour dénonciation calomnieuse (набедяване) à l’encontre des requérants (voir les paragraphes 19-22 ci-dessous).
Le 15 avril 2010, les requérants adressèrent des lettres aux différentes autorités du parquet, au Conseil supérieur de la magistrature et à son Inspection pour s’enquérir de l’issue donnée à leur plainte. Ils y firent valoir que les autorités n’avaient pas respecté leur obligation de mener une enquête efficace et qu’en l’absence de décision formelle, ils ne pouvaient faire usage de leur droit de recours contre un éventuel refus du procureur d’engager des poursuites. Ils furent informés que leur courrier avait été transféré par le parquet de cassation au parquet de la ville de Sofia et de ce dernier au parquet de district, considéré comme compétent pour se prononcer, mais ne reçurent aucune réponse par la suite.
D. La procédure pénale pour dénonciation calomnieuse contre des requérants
Dans le cadre de l’enquête pour dénonciation calomnieuse ouverte à l’encontre des requérants, les deux policiers, A.Y. et V.K., furent entendus comme témoins. Ils nièrent avoir battu les requérants. Le 15 avril 2010, les requérants furent mis en examen pour dénonciation calomnieuse, pour avoir dénoncé les agents A.Y. et V.K. auprès des autorités de poursuites en les accusant de leur avoir causé un dommage corporel léger – infraction réprimée par l’article 131, alinéa 1 (2), en relation avec l’article 130, alinéa 2, du code pénal, en ayant conscience que les intéressés n’avaient pas commis l’infraction en question.
Par un jugement du tribunal de district de Sofia du 28 janvier 2011, les requérants furent relaxés des accusations de dénonciation calomnieuse. À la suite de l’appel du parquet, ce jugement fut confirmé par le tribunal de la ville de Sofia le 7 novembre 2011.
Sur la base, notamment, des dépositions des requérants et de tous les policiers présents au moment de l’incident, ainsi que des certificats médicaux des requérants, ces juridictions considèrent comme établis les faits suivants : les requérants étaient sortis vers 1 heure du matin d’un bar situé aux abords du parc. Tandis qu’il traversait le parc, le premier requérant fut agressé par des inconnus et le deuxième requérant vit son ami à terre se faire donner des coups de pieds par ces individus, qu’il fit fuir avec un bâton en bois. C’est à ce moment que les deux agents de police A.Y. et V.K., qui étaient en patrouille à proximité, aperçurent les deux requérants courir vers eux. Les requérants leur indiquèrent qu’ils s’étaient fait agresser mais les policiers n’entreprirent aucune action, n’apercevant pas d’individus correspondant au signalement donné par les intéressés. À la suite de la dispute qui éclata entre les requérants et les policiers, ces derniers durent faire usage de techniques d’immobilisation et de menottes pour les maîtriser. Les policiers reconnaissaient avoir fait usage de la force à l’égard des deux requérants mais considéraient celle-ci justifiée par le refus des intéressés d’obtempérer à l’ordre de se mettre à terre. Le tribunal de la ville de Sofia nota que les certificats médicaux délivrés aux requérants immédiatement après leur remise en liberté attestaient qu’ils avaient subi des violences légères et en conclut qu’il était possible que les blessures aient été infligées au moment de l’arrestation. Les autres policiers étaient arrivés sur les lieux lorsque les requérants étaient déjà menottés et n’avaient pas été témoins de l’altercation.
Les tribunaux relevèrent également qu’à la suite de la plainte déposée par les requérants au procureur, une enquête avait été confiée à la Direction régionale des affaires intérieures de Sofia, qui n’avait pas constaté de comportement violent ou contraire à la déontologie de la part des policiers. Le parquet avait alors engagé des poursuites pour dénonciation calomnieuse à l’encontre des requérants. Les deux instances de juridiction considérèrent que l’infraction n’était cependant pas constituée, dans la mesure où les requérants avaient pu de bonne foi considérer qu’en procédant à leur arrestation de manière musclée au lieu de leur porter assistance suite à l’incident survenu avec d’autres individus, les policiers avaient outrepassé leurs droits et fait usage d’une force disproportionnée. Dès lors, en demandant une enquête sur l’incident, les requérants avaient agi avec la conviction qu’ils exerçaient leurs droits et non en ayant conscience qu’ils accusaient les policiers d’un délit qu’ils n’avaient pas commis.
Par la suite, les requérants introduisirent des actions en application de la loi sur la responsabilité de l’État et demandèrent une indemnisation pour avoir été accusés à tort de dénonciation calomnieuse. Par un jugement du 7 mai 2013, le tribunal de district de Sofia fit partiellement droit à la demande du deuxième requérant et lui alloua 2 000 levs (l’équivalent de 1 022 euros) au titre de dommages et intérêts. Le jugement fut confirmé en appel par le tribunal de la ville de Sofia le 27 mars 2014. Selon les dernières informations fournies par les parties, en juin 2014, la demande du premier requérant était pendante devant le tribunal de district de Sofia.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Le recours à la force par la police
L’article 72 de la loi sur le ministère de l’Intérieur de 2006, en vigueur au moment des faits, disposait en ses parties pertinentes :
« (1) Dans l’exercice de leurs fonctions, les forces de police peuvent faire usage de la force et de moyens auxiliaires lorsque cela est rendu absolument nécessaire, en cas :
d’insoumission ou refus d’obtempérer à un ordre légal ;
d’arrestation d’un contrevenant à la loi lorsque cette personne refuse d’obtempérer ou résiste aux forces de police ; (...)
d’attaque contre des citoyens ou des agents de la force publique ; (...)
de trouble à l’ordre public par un groupe d’individus ; (...)
(2) Les moyens auxiliaires sont : les menottes, (...) les matraques (...). »
B. La répression des actes de mauvais traitement
Le Code pénal érige en infraction le fait de causer à autrui un dommage corporel léger, moyennement grave ou grave (articles 128 à 130). Le fait de causer un dommage corporel léger sans détérioration de la santé de la victime est passible d’une peine de six mois d’emprisonnement ou d’une peine de probation (article 130, alinéa 2). Le fait que le dommage corporel a été causé par un fonctionnaire de police constitue une circonstance aggravante de l’infraction qui est alors passible d’une peine d’emprisonnement d’un an ou d’une peine de probation (article 131, alinéa 1 (2)).
Le code de procédure pénale de 2005 dispose que le procureur décide de l’ouverture de poursuites pénales pour les infractions poursuivies par la voie de l’action publique lorsqu’il dispose d’un motif légal (законен повод) et d’éléments suffisants indiquant qu’une infraction a été commise (достатъчно данни). Le refus du procureur d’ouvrir une procédure pénale est notifié à la victime de l’infraction alléguée ou aux personnes ayant effectué le signalement. Il est susceptible d’un recours auprès du procureur hiérarchiquement supérieur, qui peut annuler l’ordonnance de refus et ordonner l’ouverture d’une procédure (articles 207 et 213 du code).
C. La responsabilité délictuelle de l’État
La loi de 1988 sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage (Закон за отговорността на държавата и общините за вреди) dispose en son article 1, alinéa 1 :
« L’État et les communes sont responsables des dommages causés aux particuliers ou aux personnes morales du fait des actes, actions ou inactions illégaux de leurs autorités ou agents dans le cadre ou à l’occasion de l’accomplissement de leurs fonctions en matière administrative. (...) »
L’article 2 de la loi prévoit que l’État est responsable du dommage causé par les organes de l’instruction, du parquet et par les juridictions du fait, notamment, d’une détention illégale, d’une accusation pénale, lorsque l’intéressé est ensuite relaxé, ou encore d’une condamnation qui est par la suite annulée.
Le principe général de la responsabilité délictuelle est prévu à l’article 45 de la loi sur les obligations et les contrats (Закон за задълженията и договорите), aux termes duquel toute personne est responsable du dommage causé à autrui par sa faute. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1952 et réside à Medgidia.
A. Les événements du 9 avril 2006
Le 9 avril 2006, vers 7 heures du matin, une rixe eut lieu entre deux groupes de personnes dans une boîte de nuit de Medgidia. L’établissement et deux véhicules garés à proximité subirent des dégâts importants. La police dut intervenir pour rétablir l’ordre.
Alors que les agents de police étaient encore sur place et que les témoignages des victimes et des témoins oculaires étaient recueillis, le requérant, qui était le maire de la ville à l’époque, et L.B., le chef de la police locale, pénétrèrent dans les lieux. Le requérant discuta avec quelques personnes présentes et avec le gérant de l’établissement.
Sur demande du requérant, des agents du service municipal spécialisé se déplacèrent sur les lieux pour dégager et nettoyer les trottoirs avoisinants.
Le requérant se rendit ensuite dans les locaux de la mairie, qui se trouvaient à proximité. Là, il eut une réunion avec I.N., son conseiller pour la minorité rom, et I.A., le frère de ce dernier, qui avait été impliqué dans la rixe. Ils furent rejoints dans un premier temps par le gérant du club et par deux autres personnes qui avaient assisté à la rixe. Ultérieurement se présenta L.B., le chef de la police locale, qui remit au requérant l’enregistrement vidéo de la rixe réalisé par un agent de la police routière qui se trouvait sur place. Les discussions portèrent sur les modalités de réparation des dégâts.
La police judiciaire, qui s’était saisie de l’affaire, décida de procéder à une perquisition au domicile de la famille N., dont faisaient partie I.N. et I.A., et délivra également des mandats de comparution pour plusieurs membres de cette famille.
Vers 15 heures, plusieurs agents de police se rendirent au domicile de la famille N. et arrêtèrent plusieurs de ses membres en vertu des mandats de comparution susmentionnés. Alors que la perquisition était en cours, le requérant fit son apparition dans la cour de l’immeuble. Son apparition coïncida avec le rassemblement de plusieurs personnes devant l’immeuble qui vociféraient et dénonçaient un comportement abusif de la part de la police, à laquelle ils prêtaient d’enquêter uniquement sur les membres de la famille N. et non sur les membres du groupe adverse. Le requérant demanda à l’agent de police qui dirigeait les opérations de lui présenter le mandat autorisant la perquisition. Après avoir pris lecture du mandat, le requérant s’adressa à la foule rassemblée en indiquant : « Tout est en règle ! ».
Vers 19 h 30, alors que l’audition des personnes placées en garde à vue était en cours, le requérant se rendit au siège du parquet et demanda à rencontrer le procureur qui supervisait l’enquête. Après s’y être dans un premier temps refusée, la procureure Z.P. accepta, devant son insistance, de le rencontrer dans un bureau.
B. La procédure pénale engagée contre le requérant
À une date non précisée, des poursuites pénales furent ouvertes contre huit personnes du chef d’ « outrage aux bonnes mœurs troublant l’ordre public », délit puni par l’article 321 du code pénal, et du chef de « destruction [de biens] », délit puni par l’article 217 du code pénal. Le requérant et L.B. furent, quant à eux, poursuivis du chef de « recel de malfaiteur », délit puni par l’article 264 § 1 du code pénal. Le requérant fut représenté par un avocat de son choix tout au long de la procédure.
Par un réquisitoire du 3 mai 2006, le parquet renvoya en jugement les huit personnes accusées d’outrage et de destruction de biens et disjoignit les poursuites concernant le requérant et L.B.
Par une décision définitive du 12 juin 2007, la cour d’appel de Constanţa reconnut les huit personnes en question coupables des délits reprochés et les condamna à des peines de prison d’un an ou de un an et quatre mois, selon les cas.
Par une décision du 13 juillet 2006, le parquet rendit un non-lieu pour les faits reprochés à L.B.
Au cours des poursuites contre le requérant, le parquet entendit vingt-cinq témoins.
Par un réquisitoire du 11 mars 2008, le parquet, représenté par la procureure Z.P., mit le requérant en accusation et le renvoya en jugement du chef de recel de malfaiteur, l’accusant d’avoir entravé l’enquête ouverte quant à la rixe du 9 avril 2006 (a îngreunat şi zădărnicit urmărirea pénală).
L’affaire fut inscrite au rôle du tribunal de première instance de Medgidia. Le tribunal entendit vingt-et-un témoins, ainsi que le requérant, qui clama son innocence.
Par un jugement du 18 mai 2010, le tribunal de première instance de Medgidia prononça l’acquittement du requérant. Dans ses motifs, le tribunal retint :
– qu’il ne ressortait pas des déclarations des témoins que le requérant avait entravé ou essayé d’entraver l’enquête menée quant à la rixe du 9 avril 2006 ;
– que sa présence sur les lieux de la rixe immédiatement après les événements, ou la réunion au siège de la mairie, ou encore sa présence lors de la perquisition effectuée au domicile de la famille N., avaient comme but la médiation du conflit et se rapportaient à la réparation des dégâts causés après la rixe ainsi qu’au nettoyage effectué par les services de la mairie ;
– qu’il ne ressortait d’aucun élément de preuve que le requérant avait essayé d’intimider le procureur ou de le déterminer à accomplir ou non certains actes lors de leur rencontre au siège du parquet, et que, dès lors, cette rencontre n’avait pas mis en péril l’enquête pénale en cours ;
– qu’il convenait en tout état de cause d’écarter des éléments à charge les déclarations du procureur, qui ne pouvaient être utilisées en l’espèce étant donné sa qualité de procureur chargé de l’enquête pénale.
Ce jugement fut confirmé, sur appel du parquet, par un arrêt du tribunal départemental de Constanţa du 11 mai 2011.
Le parquet forma un pourvoi en recours contre cet arrêt.
Les débats eurent lieu le 4 octobre 2011 devant la cour d’appel de Constanţa. L’avocat du requérant demanda que le pourvoi soit rejeté et déposa des conclusions écrites. Le requérant déclina l’invitation de la cour d’appel à faire une déclaration. Il eut l’occasion de s’exprimer en dernier et clama à nouveau son innocence. Aucune autre preuve ne fut administrée au stade dudit recours.
Par un arrêt définitif du 7 octobre 2011, la cour d’appel de Constanţa condamna le requérant à six mois de prison avec sursis pour recel de malfaiteur. Pour ce faire, la cour d’appel jugea :
– que les tribunaux inférieurs avaient commis une « grave erreur de fait », au terme d’un examen tronqué des pièces du dossier ;
– que les éléments du dossier montraient que le requérant avait apporté de l’aide aux personnes impliquées dans la rixe du 9 avril 2006, en ordonnant aux agents du service municipal de salubrité de nettoyer les lieux, alors que ceux-ci n’avaient pas encore été examinés par la police judiciaire ;
– qu’il s’était également immiscé dans l’enquête par son comportement intimidant à l’égard de l’agent de police qui dirigeait la perquisition, duquel il avait exigé qu’il lui présentât le mandat autorisant la perquisition, et par sa rencontre avec le procureur chargé de l’enquête ;
– que par ses actions, le requérant « avait essayé d’obtenir des renseignements quant au déroulement de l’enquête, en contournant la voie légale lui permettant d’obtenir des informations d’intérêt public et sans justifier d’un intérêt concret, et qu’il avait agi ainsi dans le but d’intimider les autorités judiciaires et d’entraver l’enquête ».
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Les dispositions du code de procédure pénale définissant à l’époque des faits l’étendue de la compétence et des pouvoirs de la juridiction saisie d’un pourvoi en « recours » sont décrites dans l’affaire Găitănaru c. Roumanie (no 26082/05, §§ 17-18, 26 juin 2012). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants, M. V.M. et Mme G.S.M., et quatre de leurs enfants sont nés respectivement en 1981, 1977, 2004, 2007 et 2011 et résident en Serbie. Leur fille aînée, qui était également requérante, est née en 2001 et est décédée postérieurement à l’introduction de la requête le 18 décembre 2011.
A. Parcours des requérants avant leur arrivée en Belgique
Les requérants sont d’origine rom, nés en Serbie où ils ont vécu la plus grande partie de leur vie. Ils expliquent qu’ils décidèrent de quitter leur pays d’abord vers le Kosovo en raison des discriminations et mauvais traitements qu’ils avaient subis du fait de leur origine dans tous les domaines : accès au marché du travail, aux soins médicaux, difficultés de scolarisation, etc.
La fille aînée des requérants était handicapée moteur et cérébrale depuis la naissance et souffrait de crises d’épilepsie.
N’ayant pas trouvé au Kosovo de situation de plus grande protection, en mars 2010, les requérants se rendirent en France et déposèrent une demande d’asile. La demande fit l’objet d’un rejet définitif le 4 juin 2010.
Les requérants déclarent qu’entre-temps, en raison de la précarité des conditions d’accueil en France et ne pouvant subvenir à leurs besoins vitaux, ils étaient retournés au Kosovo puis en Serbie en mai 2010.
En mars 2011, la situation n’ayant pas changé à leur égard, les requérants décidèrent de se rendre en Belgique où ils déposèrent une demande d’asile le 1er avril 2011.
B. Procédure « Dublin » en Belgique
Lors de leur entretien auprès de l’unité « Dublin » de l’Office des étrangers (« OE »), le 4 avril 2011, les requérants firent état de leur parcours et de leurs craintes en cas de retour en Serbie. Le premier requérant précisa avoir choisi la Belgique pour demander l’asile parce qu’on lui avait dit qu’il pourrait mieux y faire soigner sa fille handicapée. Il signala qu’il souffrait de problèmes psychologiques. La requérante indiqua, quant à elle, que le choix de la Belgique avait été celui du passeur. Interrogée sur son état de santé, elle indiqua qu’elle était enceinte de six mois. Elle fit également état des problèmes de santé de leur fille aînée.
Les requérants affirment avoir fait état des raisons pour lesquelles ils refusaient un retour en France, s’y étant trouvé dans une situation d’extrême précarité. Selon eux, aucun élément de preuve ne leur fut demandé sur la sortie du territoire des États membres de l’Union européenne (« UE ») ou sur l’état de santé des membres de la famille.
Le 12 avril 2011, les autorités belges adressèrent des demandes de reprise à la France au motif que les intéressés n’avaient pas été en mesure de prouver qu’ils avaient quitté le territoire des États membres de l’Union européenne depuis leur séjour en France pour se rendre en Serbie.
Le 22 avril 2011, invoquant l’article 16 § 3 du règlement no 343/2003 (CE) du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (« règlement Dublin II »), la France refusa la prise en charge au motif que le couple était considéré comme disparu depuis mai 2010 puisqu’il n’avait pas retiré la notification de refus définitif de sa demande d’asile du 4 juin 2010 et que cela corroborait leurs déclarations aux services de l’OE selon laquelle ils avaient quitté l’espace Schengen en 2010 avant d’y revenir en mars 2011, soit pendant une période supérieure à trois mois.
Le 2 mai 2011, les autorités belges demandèrent aux autorités françaises de revoir leur position étant donné qu’il n’y avait pas d’élément pertinent permettant de conclure avec certitude que la famille avait quitté, pendant une période supérieure à trois mois, le territoire des États membres depuis son séjour en France et que les intéressés étaient manifestement au courant du refus de leur demande d’asile en France.
Le 6 mai 2011, la France accepta la demande de reprise de la famille en application de l’article 16 § 1 e) du règlement Dublin II.
Le 17 mai 2011, l’OE prit à l’égard des requérants des refus de séjour avec ordre de quitter le territoire vers la France au motif que la Belgique n’était pas responsable de l’examen de la demande d’asile en application de l’article 16 § 1 e) du règlement Dublin II et que la France avait accepté la reprise en charge de la famille. Les décisions indiquaient notamment que la famille, originaire du Kosovo, « n’avait pas fourni de preuve de son séjour » au Kosovo après son passage en France ni d’attestations quant à un traitement ou un suivi médical concernant la grossesse, ou concernant l’enfant et le père. Considérant que la France était un pays respectueux des droits de l’homme, dotés d’institutions démocratiques, qu’elle avait ratifié la Convention, la Convention de Genève sur le statut des réfugiés, qu’elle était tenue de mettre en œuvre les directives de l’Union européenne en matière d’asile et que, si un renvoi devait soulever un problème au regard de l’article 3 de la Convention, la famille pourrait toujours saisir la Cour d’une demande de mesures provisoires, l’OE estimait que les autorités belges n’avaient pas à faire usage de la clause de souveraineté figurant à l’article 3.2 du règlement Dublin II.
En conséquence, les requérants furent sommés de quitter le pays dans les sept jours et de se présenter auprès des autorités françaises au poste frontière. Le jour même, des laissez-passer furent délivrés aux intéressés.
Le 19 mai 2011, les requérants prirent contact, par l’intermédiaire de leur conseil, avec l’OE pour lui transférer les éléments de preuve attestant de leur sortie du territoire de l’Union européenne pendant plus de trois mois (attestations gynécologiques, carte de santé de la requérante et preuve de l’inscription scolaire d’un des enfants).
Le 25 mai 2011, les ordres de quitter le territoire furent prolongés jusqu’au 25 septembre 2011 en raison de la grossesse et de l’accouchement imminent de la requérante.
Le 16 juin 2011, les requérants saisirent le Conseil du contentieux des étrangers (« CCE ») d’une demande d’annulation et de suspension ordinaire des décisions de refus de séjour avec ordre de quitter le territoire. Ils soutenaient que les décisions litigieuses, telles que motivées, n’avaient pas effectué l’examen voulu par l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention (voir, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 336, CEDH 2011) de leurs craintes liées à un retour en Serbie et de leurs problèmes de santé. D’une part, la motivation des décisions était erronée et lacunaire (erreur sur leur nationalité en les identifiant comme Kosovars en lieu et place de Serbes, absence de mention de leur retour en Serbie et de leur origine Rom). D’autre part, il ne pouvait leur être reproché de ne pas avoir apporté lors de l’entretien Dublin les documents attestant des problèmes de santé et de leur parcours ni de ne pas avoir étayé leurs craintes par rapport à un transfert vers la France. En effet, comme tous les demandeurs d’asile Dublin à cette époque, quand ils se rendaient à ces entretiens, ils n’étaient pas assistés d’un conseil ni avertis des documents qu’ils devaient apporter et aucun document ne leur fut demandé. Sachant qu’ils avaient exposé leurs craintes, il appartenait aux autorités belges de poser les questions appropriées et de demander les documents pertinents afin de s’assurer que leur renvoi ne porte pas atteinte à leurs droits fondamentaux. Les requérants contestaient en outre la désignation de la France comme État responsable de l’examen de leurs demandes d’asile. En vertu de l’article 16.3 du règlement Dublin II, les obligations liées à la désignation de l’État responsable tombent si l’intéressé a quitté le territoire des États membres pendant plus de trois mois. Or, les requérants se trouvaient précisément dans cette situation du fait de leur retour en Serbie de mai 2010 à mars 2011 comme en attestaient les documents transmis ensuite à l’OE (voir paragraphe 20, ci-dessus). Enfin, ils estimaient que les autorités belges auraient dû faire usage de la clause de souveraineté ou de la clause humanitaire tant en raison de leur état de vulnérabilité particulière que de la situation notoirement déplorable de l’accueil des demandeurs d’asile en France et de la minorité rom en Serbie.
L’audience devant le CCE eut lieu le 26 août 2011.
Le 23 septembre 2011, les requérants demandèrent une nouvelle prolongation de l’ordre de quitter le territoire dans l’attente de l’issue de la procédure devant le CCE. La prolongation leur fut refusée.
Le 27 septembre 2011, les requérants saisirent la Cour d’une demande de mesures provisoires afin que soit suspendu leur transfert vers la France dans l’attente de l’issue de la procédure devant le CCE.
Le 28 septembre 2011, la Cour refusa d’appliquer la mesure provisoire.
Par un arrêt du 29 novembre 2011, le CCE se prononça sur le recours en annulation et en suspension ordinaire des décisions de refus de séjour avec ordre de quitter le territoire.
Le CCE rejeta le moyen lié à la situation de l’accueil en France et tiré du risque allégué par les requérants d’y être exposés à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Il s’exprima en ces termes :
« (...) force est de constater que les requérants ne démontrent pas avoir rencontré des difficultés dans leurs rapports avec les autorités françaises, quant à l’accès à des soins de santé pour leur enfant ou aux conditions de leur accueil en tant que demandeurs d’asile. Elles n’apportent en effet pas le moindre élément quant aux circonstances des mauvais traitements qu’elles disent avoir subis, se contentant d’affirmer en termes de requête, sans que cela puisse être étayé par un commencement de preuve quelconque susceptible d’en corroborer la réalité, « qu’ils se sont retrouvés dans une situation d’extrême précarité lors de l’introduction de leur demande d’asile, et qu’ils n’avaient pour seul refuge qu’un foyer de nuit, qu’ils devaient quitter le matin ». Au demeurant si le handicap de leur fille avait été précisé dans le « formulaire Dublin », les parties n’ont aucunement invoqué devant [l’OE] avoir rencontré des difficultés particulières dans le cadre de l’accueil des demandeurs d’asile tel qu’il est organisé par les autorités françaises compétentes. »
Le CCE reprocha également aux requérants de ne pas avoir fourni l’intégralité des rapports des ONG qu’ils citaient à l’appui de leur requête ne lui permettant pas de vérifier si les extraits produits se rapportaient effectivement à la France.
Le CCE annula toutefois les décisions attaquées au motif que l’OE n’avait pas établi sur quelle base légale il estimait que la France était l’État responsable de la demande d’asile des requérants.
Le 23 décembre 2011, l’État belge introduisit un recours en cassation de l’arrêt du CCE devant le Conseil d’État. Il contestait l’analyse faite par le CCE concernant la base légale applicable.
Par ordonnance du 12 janvier 2012, le Conseil d’État déclara le recours admissible. Par arrêt du 28 février 2013, il le déclara irrecevable pour défaut d’intérêt actuel considérant que le dispositif de l’arrêt entrepris n’était plus susceptible de causer grief aux requérants puisqu’ils étaient retournés en Serbie et avaient quitté le territoire des États membres pendant plus de trois mois de sorte que l’État belge était déchargé de toute obligation éventuelle dans le processus de détermination de l’État membre responsable de leur demande d’asile.
C. Procédure en régularisation pour raisons médicales
Entretemps, le 22 septembre 2011, les requérants avaient introduit une demande d’autorisation de séjour pour raisons médicales sur la base de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers (« la loi sur les étrangers ») au nom de leur fille aînée. Ils faisaient valoir la précarité extrême et les discriminations dont ils avaient été victimes en tant que Roms en Serbie et au Kosovo. Plusieurs rapports internationaux à l’appui, ils soutenaient que, pour cette raison, ils n’avaient aucune garantie de pouvoir y bénéficier des soins requis par l’état de santé de leur fille. Ils demandaient à bénéficier d’un séjour temporaire dans l’attente de l’issue de leur procédure d’asile initiée en Belgique.
Le 30 septembre 2011, l’OE déclara leur demande irrecevable au motif que le certificat médical du 26 juin 2011 (voir paragraphe 38, ci-dessous), fourni à l’appui de la demande de régularisation, attestait l’existence d’une pathologie et du traitement estimé nécessaire mais, contrairement au prescrit de l’article 9ter § 3, 3o de la loi sur les étrangers, ne mentionnait aucun énoncé quant au degré de gravité de la maladie.
Les requérants indiquèrent dans leurs observations en réplique qu’ils avaient appris l’existence de cette décision au cours de la procédure devant la Cour.
D. Accueil en Belgique et suivi médical
Le 1er avril 2011, les requérants se virent attribuer par l’Agence pour l’accueil des demandeurs d’asile (« Fedasil ») une structure d’accueil comme lieu obligatoire d’inscription, à savoir, le centre d’accueil pour demandeurs d’asile de Morlanwez.
L’assistante sociale du centre recueillit le témoignage des requérants au sujet des conditions dans lesquelles ils avaient accueilli en France en ces termes :
« La famille a décidé de quitter la France car ils n’avaient aucun moyen de subsistance. Ils vivaient dans un abri de nuit qu’ils devaient quitter en journée. Ils se retrouvaient à la rue dès 7 heures du matin avec les enfants. S. qui est handicapée avait une poussette pour chaise roulante. Ils n’avaient aucune information d’aucune sorte hormis le statut de demandeur d’asile qui leur avait été attribué à leur arrivée. Pas de médecin général, pas d’assistance sociale, pas d’avocat, pas d’interprète. Il leur était impossible de communiquer. Ils ne savaient pas ce qu’ils devaient faire, ce qu’ils attendaient. S. était sans suivi médical d’aucune sorte. Lorsque son état de santé s’est détérioré et qu’il a fallu l’emmener à l’hôpital, c’est la sœur de Madame qui a fait le trajet pour transporter la petite fille aux urgences en voiture et faire office d’interprète. À l’hôpital la petite a fait des crises. Elle a perdu ses cheveux. C’est ce qui a décidé la famille à repartir en Serbie ».
La fille aînée fut examinée le 26 juin 2011 par un neuro-psychiatre à l’hôpital de Jolimont-Lobbes. À cette occasion, un certificat médical attestant des pathologies dont souffrait l’enfant fut établi.
Dans le certificat, adressé à l’OE le 1er juillet 2011, le docteur fit état de ce que l’enfant présentait un « tableau d’infirmité motrice cérébrale avec épilepsie », qu’elle souffrait d’une « hypotonie axiale et périphérique majeure », qu’elle ne se tenait pas assise seule et n’était pas propre, qu’elle ne s’exprimait pas verbalement et ne semblait pas comprendre les autres. Il était également précisé que l’enfant était sous traitement médicamenteux et que son état nécessitait un suivi kinésithérapeutique et un matériel adapté (attelles articulées, corset siège). Ce bilan médical fut confirmé par un examen neurologique effectué le 1er juillet 2011.
La fille aînée fut hospitalisée les 7 et 8 juillet 2011 en raison de ses crises d’épilepsie et un bilan neurologique fut établi à cette occasion.
Suite à l’accouchement de la requérante le 26 juillet 2011, la famille se vit désigner le 5 août 2011 un nouveau lieu d’accueil dans un centre ouvert adapté aux familles à Saint-Trond dans la province du Limbourg.
Le 26 septembre 2011, à l’expiration de la prolongation de l’ordre de quitter le territoire, ne pouvant plus bénéficier de l’aide matérielle aux réfugiés, les requérants furent sortis du centre d’accueil de Saint-Trond.
Les requérants se rendirent à Bruxelles où ils furent orientés par des associations vers une place publique de la commune de Schaerbeek, au centre de l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, où d’autres familles d’origine rom sans abri se trouvaient également. Ils y restèrent du 27 septembre au 5 octobre 2011.
Le 29 septembre 2011, par l’intermédiaire de leur conseil, les requérants saisirent le délégué général de la Communauté française aux droits de l’enfant d’une demande d’intervention urgente auprès des autorités nationales en matière d’accueil des demandeurs d’asile.
Le jour même, le délégué général adressa un courrier à la directrice générale de Fedasil afin que soit trouvé un hébergement d’urgence.
Une attestation du délégué général en date du 2 octobre 2011 indique qu’il contacta également la commune de Schaerbeek afin de tenter d’obtenir pour cette famille un hébergement d’urgence. Selon le délégué général, les autorités communales se déclarèrent incompétentes renvoyant la responsabilité aux autorités fédérales, et Fedasil s’estimait incompétent en raison de la décision prise par l’OE quant à la responsabilité de la France pour le traitement de la demande d’asile (voir paragraphe 18 ci-dessus). Fedasil précisa également que le recours introduit auprès du CCE (voir paragraphe 22 ci-dessus) n’avait pas de caractère suspensif, raison pour laquelle le centre d’accueil avait appliqué les règles de fin de l’aide matérielle.
Le 5 octobre 2011, suite à l’intervention du délégué général, le cabinet de la secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, à l’Intégration sociale et à la Lutte contre la pauvreté enjoignit Fedasil de désigner un centre d’accueil d’urgence.
Après deux jours passés au centre de transit de la commune de Woluwe-Saint-Pierre, également dans l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, le 7 octobre 2011, les requérants se virent attribuer une nouvelle structure d’accueil comme lieu obligatoire d’inscription, le centre d’accueil pour demandeurs d’asile de Bovigny dans la province du Luxembourg à environ 160 km de Bruxelles.
Le Gouvernement affirme que les requérants ne se sont pas rendus à ce centre. Les requérants, quant à eux, rapportent qu’ils s’y sont rendus par train puis par bus spécial mais qu’ils furent renvoyés à Bruxelles au dispatching de Fedasil au motif que leur « annexe 26quater [ordre de quitter le territoire] n’était pas valable ».
De retour à Bruxelles le 7 octobre 2011, les requérants débarquèrent à la gare du Nord de Bruxelles où ils restèrent, sans moyen de subsistance et sans hébergement malgré les conditions climatiques, encore près de trois semaines avant que leur retour vers la Serbie soit organisé via une organisation caritative dans le cadre du programme de retour de Fedasil. Les requérants quittèrent la Belgique pour la Serbie le 25 octobre 2011.
Entre-temps, le 12 octobre 2011, le lieu obligatoire de résidence des requérants avait été modifié en code 207 « no-show » (voir paragraphe 81 ci-dessous) et le 25 novembre 2011, les requérants furent rayés du registre d’attente.
E. Retour en Serbie
De retour en Serbie, l’état de santé de la fille aînée s’aggrava contraignant les requérants à quitter la chambre qu’ils avaient louée en raison de son insalubrité. Ils se rendirent à Novi-Sad chez un parent puis dans la banlieue de Belgrade.
La fille aînée des requérants fut hospitalisée le 4 décembre 2011 en raison d’une infection pulmonaire. Elle décéda le 18 décembre 2011.
Dans un courrier du 21 novembre 2012 adressé à leur conseil, les requérants déclarèrent avoir été victimes de plusieurs agressions de la part des Serbes : notamment, des hommes en voiture sont venus lancer des pierres brisant les carreaux de leur logement, leur lançant des menaces, dénonçant leurs liens avec les « Belges » et les sommant de quitter la Serbie. Le premier requérant tenta de se défendre et fut à deux reprises rué de coups par les agresseurs.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Procédure « Dublin » de détermination de l’État responsable
Procédure devant l’OE
En vertu de la loi sur les étrangers, l’OE est compétent pour déterminer quel État est responsable de l’examen de la demande d’asile en application du règlement Dublin II (anciennement « règlement Dublin II », voir paragraphes 96-98, ci-dessous). Les dispositions pertinentes de la loi régissant la procédure d’examen de l’État responsable étaient les mêmes que celles décrites dans l’arrêt M.S.S. précité (§§ 129-135).
Lorsqu’un autre État a accepté la (re)prise en charge, l’OE notifie une décision de refus de séjour avec ordre de quitter le territoire au demandeur d’asile, par la remise d’un document conforme au modèle figurant à l’annexe 26quater de l’arrêté royal du 8 octobre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour et l’éloignement des étrangers. L’OE indique le pays responsable de l’examen de la demande d’asile, et délivre au demandeur d’asile un laissez-passer pour ce pays pour qu’il puisse s’y rendre.
Recours devant le CCE
La décision de l’OE peut être contestée par la voie d’un recours en annulation devant le CCE. Le CCE est une juridiction administrative créée par la loi du 15 septembre 2006 réformant le Conseil d’État et créant un Conseil du contentieux des étrangers. Les attributions, la compétence, la composition et le fonctionnement du CCE sont régis par les dispositions de la loi sur les étrangers modifiées par la loi précitée du 15 septembre 2006. La procédure à suivre devant le CCE est fixée par un arrêté royal du 21 décembre 2006.
Le recours en annulation n’est pas un recours de plein contentieux. Le contrôle exercé par le CCE consiste en un examen de la légalité de la décision attaquée.
Le recours en annulation n’est pas suspensif de plein droit de l’exécution de la mesure contestée. La loi prévoit toutefois que le recours en annulation peut être assorti d’une demande de suspension de la mesure contestée soit selon la procédure de l’extrême urgence, elle-même suspensive de plein droit l’exécution de la mesure, soit selon la procédure « ordinaire ».
À l’époque des faits de la présente affaire, les demandes de suspension étaient régies par les dispositions de l’article 39/82 de la loi sur les étrangers ainsi rédigées :
« § 1er. Lorsqu’un acte d’une autorité administrative est susceptible d’annulation en vertu de l’article 39/2, le Conseil est seul compétent pour ordonner la suspension de son exécution.
La suspension est ordonnée, les parties entendues ou dûment convoquées, par décision motivée du président de la chambre saisie ou du juge au contentieux des étrangers qu’il désigne à cette fin.
En cas d’extrême urgence, la suspension peut être ordonnée à titre provisoire sans que les parties ou certaines d’entre elles aient été entendues.
Lorsque le requérant demande la suspension de l’exécution, il doit opter soit pour une suspension en extrême urgence, soit pour une suspension ordinaire. Sous peine d’irrecevabilité, il ne peut ni simultanément, ni consécutivement, soit faire une nouvelle fois application de l’alinéa 3, soit demander une nouvelle fois la suspension dans la requête visée au § 3.
Par dérogation à l’alinéa 4 et sans préjudice du § 3, le rejet de la demande de suspension selon la procédure d’extrême urgence n’empêche pas le requérant d’introduire ultérieurement une demande de suspension selon la procédure ordinaire, lorsque cette demande de suspension en extrême urgence a été rejetée au motif que l’extrême urgence n’est pas suffisamment établie.
§ 2. La suspension de l’exécution ne peut être ordonnée que si des moyens sérieux susceptibles de justifier l’annulation de l’acte contesté sont invoqués et à la condition que l’exécution immédiate de l’acte risque de causer un préjudice grave difficilement réparable.
Les arrêts par lesquels la suspension a été ordonnée sont susceptibles d’être rapportés ou modifiés à la demande des parties.
§ 3. Sauf en cas d’extrême urgence, la demande de suspension et la requête en annulation doivent être introduits par un seul et même acte.
Dans l’intitulé de la requête, il y a lieu de mentionner qu’est introduit soit un recours en annulation soit une demande de suspension et un recours en annulation. Si cette formalité n’est pas remplie, il sera considéré que la requête ne comporte qu’un recours en annulation.
Une fois que le recours en annulation est introduit, une demande de suspension introduite ultérieurement n’est pas recevable, sans préjudice de la possibilité offerte au demandeur d’introduire, de la manière visée ci-dessus, un nouveau recours en annulation assorti d’une demande de suspension, si le délai de recours n’a pas encore expiré.
La demande comprend un exposé des moyens et des faits qui, selon le requérant, justifient que la suspension ou, le cas échéant, des mesures provisoires soient ordonnées.
La suspension et les autres mesures provisoires qui auraient été ordonnées avant l’introduction de la requête en annulation de l’acte seront immédiatement levées par le président de la chambre ou par le juge au contentieux des étrangers qu’il désigne, qui les a prononcées, s’il constate qu’aucune requête en annulation invoquant les moyens qui les avaient justifiées n’a été introduite dans le délai prévu par le règlement de procédure.
§ 4. Le président de la chambre ou le juge au contentieux des étrangers qu’il désigne statue dans les trente jours sur la demande de suspension. Si la suspension est ordonnée, il est statué sur la requête en annulation dans les quatre mois du prononcé de la décision juridictionnelle.
Si l’étranger fait l’objet d’une mesure d’éloignement ou de refoulement dont l’exécution est imminente, et n’a pas encore introduit une demande de suspension, il peut demander la suspension de cette décision en extrême urgence. Si l’étranger a introduit un recours en extrême urgence en application de la présente disposition dans les cinq jours, sans que ce délai puisse être inférieur à trois jours ouvrables suivant la notification de la décision, ce recours est examiné dans les quarante-huit heures suivant la réception par le Conseil de la demande en suspension de l’exécution en extrême urgence. Si le président de la chambre ou le juge au contentieux des étrangers saisi ne se prononce pas dans ce délai, il doit en avertir le premier président ou le président. Celui-ci prend les mesures nécessaires pour qu’une décision soit rendue au plus tard septante-deux heures suivant la réception de la requête. Il peut notamment évoquer l’affaire et statuer lui-même. Si la suspension n’a pas été accordée, l’exécution forcée de la mesure est à nouveau possible.
(...) »
Si l’intéressé optait pour la procédure en suspension « ordinaire », il pouvait en cours d’instance demander des mesures provisoires, éventuellement au bénéfice de l’extrême urgence, conformément à l’article 39/84 de la loi.
Tant la demande de suspension en extrême urgence que la demande de mesures provisoires en extrême urgence nécessitaient, pour qu’elles puissent être accueillies, l’imminence de l’exécution de la mesure d’éloignement (article 39/82, § 4, alinéa 2, et article 39/85, alinéa 1er, de la loi sur les étrangers). Cette exigence, insérée par la loi précitée du 15 septembre 2006, devait être lue à la lumière de l’interprétation donnée à la notion de l’extrême urgence par le Conseil d’État, notamment dans des arrêts de l’assemblée générale de la section d’administration du 2 mars 2005 (nos 141.510, 141.511 et 141.512) :
« [la partie requérante] doit apporter la démonstration que la procédure de suspension ordinaire ne permettrait pas de prévenir efficacement la réalisation du préjudice grave allégué, en tenant compte de la possibilité d’introduire en cours d’instance une demande de mesures provisoires d’extrême urgence [...], les deux demandes étant alors examinées conjointement.
(...)
Il est constant que, hormis dans les cas exceptionnels où ils sont assortis d’une mesure de contrainte en vue du rapatriement, la partie adverse ne procède pas systématiquement au contrôle de l’exécution effective des ordres de quitter le territoire qui sont délivrés ; que dès lors, la seule référence à l’ordre de quitter le territoire qui a été délivré ne suffit pas à démontrer l’existence de l’extrême urgence. »
Dans la ligne de cette jurisprudence, le CCE considéra que, pour que le péril soit imminent, l’étranger devait faire l’objet d’une mesure de contrainte en vue de l’obliger de quitter le territoire c’est-à-dire faire l’objet d’une mesure de détention en centre fermé en vue de son éloignement. En l’absence d’une telle mesure, l’extrême urgence n’était pas établie (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts des 27 juin 2007, no 456, et 20 février 2008, no 7512).
Postérieurement à l’introduction de la présente requête, la loi sur les étrangers fut modifiée par la loi du 10 avril 2014 portant des dispositions diverses concernant la procédure devant le CCE et devant le Conseil d’État.
Cette loi réforme notamment le recours en suspension en extrême urgence afin de tenir compte des enseignements de l’arrêt M.S.S. précité, de de la jurisprudence subséquente du CCE (voir, notamment, les sept arrêts d’assemblée générale du 17 février 2011, nos 56.201 à 56.205, 56.207 et 56.208) et de l’arrêt no 1/2014 du 16 janvier 2014 de la Cour constitutionnelle. Dans cet arrêt, saisie d’une requête en annulation de la loi du 15 mars 2012 modifiant la loi sur les étrangers qui instaurait une procédure accélérée pour les demandeurs d’asile en provenance de pays tiers « sûrs », la Cour constitutionnelle se prononça notamment sur le point de savoir si les recours en annulation et en suspension d’extrême urgence remplissaient les critères d’effectivité posés par la jurisprudence de la Cour relative à l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention et annula partiellement la loi attaquée.
Les dispositions précitées, nouvellement rédigées, prévoient que le recours en suspension d’extrême urgence devra être introduit dans un délai de dix jours, réduit à cinq si la décision d’éloignement contestée n’est pas la première ayant visé la personne concernée. Les conditions pour qu’il y ait extrême urgence restent identiques. Il faut qu’un éloignement soit imminent, ce qui concerne principalement les personnes détenues (voir ci-dessus, paragraphes 62-63). Toutefois, la loi n’exclut pas que d’autres hypothèses puissent justifier un recours à la procédure d’extrême urgence. La réforme prévoit également que le risque de préjudice grave et irréparable est présumé si la violation invoquée porte sur un droit indérogeable tels les articles 2, 3 ou 4 de la Convention.
B. Procédure d’autorisation de séjour pour raisons médicales
L’article 9ter de la loi sur les étrangers prévoit la possibilité de demander une autorisation de séjour pour des raisons médicales. À l’époque des faits, les parties pertinentes de cette disposition étaient formulées ainsi :
« § 1er. L’étranger qui séjourne en Belgique qui démontre son identité conformément au § 2 et qui souffre d’une maladie telle qu’elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne, peut demander l’autorisation de séjourner dans le Royaume auprès du ministre ou son délégué.
La demande doit être introduite par pli recommandé auprès du ministre ou son délégué et contient l’adresse de la résidence effective de l’étranger en Belgique.
L’étranger transmet avec la demande tous les renseignements utiles concernant sa maladie et les possibilités et l’accessibilité de traitement adéquat dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne.
Il transmet un certificat médical type prévu par le Roi, par arrêté délibéré en Conseil des Ministres. Ce certificat médical indique la maladie, son degré de gravité et le traitement estimé nécessaire. (...) »
La procédure d’examen de la demande de régularisation se déroule en deux phases. La première phase consiste en un examen de la recevabilité de cette demande, par l’OE, notamment quant aux mentions devant figurer sur le certificat médical (indication de la maladie, de son degré de gravité et du traitement estimé nécessaire). À cet égard, le CCE a expliqué que « la volonté [du législateur] de clarifier la procédure serait mise à mal s’il était demandé à [l’OE] de se livrer à un examen approfondi de tout certificat médical produit et des pièces qui lui sont jointes, afin d’en déduire la nature de la maladie, le degré de gravité de celle-ci ou le traitement estimé nécessaire, alors que le [fonctionnaire compétent] n’est ni un médecin fonctionnaire, ni un autre médecin désigné » (voir, notamment, CCE, no 69.508, arrêt du 28 octobre 2011).
La seconde phase, dans laquelle n’entrent que les demandes estimées recevables, consiste en une appréciation au fond des éléments énumérés par la loi, par l’OE sur la base d’un avis donné par un fonctionnaire médecin ou un autre médecin désigné.
Un recours en annulation des décisions prises par l’OE sur pied de l’article 9ter peut être introduit devant le CCE (voir paragraphes 57-58, ci-dessus).
C. Accueil des demandeurs d’asile
La loi organique du 8 juillet 1976 des centres publics d’action sociale
Le principe général, établi par l’article 57 § 1er de la loi organique du 8 juillet 1976 des centres publics d’action sociale, est que toute personne et toute famille a droit à l’aide sociale sous la forme la plus appropriée. Celle-ci est prise en charge par les centres publics d’action sociale (« CPAS ») répartis sur tout le territoire belge au niveau communal.
La loi déroge à ce principe général pour ce qui concerne les étrangers séjournant illégalement en Belgique. L’article 57 § 2 1o de la loi organique prévoit, par dérogation à l’article 57 § 1er, que la mission des CPAS se limite à l’octroi de l’aide médicale urgente pour ces personnes et dont l’état de besoin a été constaté par le CPAS.
Dans le cas des familles avec enfants qui séjournent illégalement en Belgique et dont l’état de besoin a été constaté par le CPAS (article 57 § 2, 2o), l’aide sociale est limitée à l’aide matérielle indispensable pour le développement de l’enfant. Elle est exclusivement octroyée dans une structure d’accueil gérée par Fedasil ainsi que cela résulte de l’article 60 de la loi « accueil » (voir paragraphe 86, ci-dessous).
L’arrêté royal du 24 juin 2004 visant à fixer les conditions et modalités pour l’octroi d’une aide matérielle à un étranger mineur qui séjourne avec ses parents illégalement dans le Royaume prévoit qu’afin d’obtenir cette aide, une demande doit être introduite par le mineur ou en son nom par sa famille auprès du CPAS de la résidence habituelle du mineur. Le CPAS vérifie ensuite sur la base d’une enquête sociale si toutes les conditions légales sont remplies et prend sa décision au plus tard dans le mois qui suit la demande. Lorsque les conditions sont remplies et si les intéressés s’engagent par écrit à accepter la proposition d’hébergement, le CPAS informe les demandeurs qu’ils peuvent obtenir une aide matérielle dans un centre d’accueil. Le demandeur doit alors se présenter au dispatching de Fedasil (voir paragraphe 79, ci-dessous).
La loi « accueil » du 12 janvier 2007
L’accueil des demandeurs d’asile est régi par la loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile et d’autres catégories d’étrangers (« loi accueil ») qui transpose la directive no 2003/9/CE du Conseil de l’Union européenne du 27 janvier 2003 relative aux normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres.
a) L’aide matérielle
Les demandeurs d’asile et les membres de leur famille, qui ont pénétré dans le Royaume sans satisfaire aux conditions de séjour et introduisent une demande d’asile auprès de l’OE, ont droit à l’accueil, c’est-à-dire à une aide matérielle leur permettant de mener une vie conforme à la dignité humaine (article 1er de la loi « accueil »).
L’aide matérielle comprend l’hébergement, les repas, l’habillement, l’accompagnement médical, social et psychologique, l’octroi d’une allocation journalière ainsi que l’accès à l’aide juridique, à des services tels que l’interprétariat et à des formations (articles 16 à 35 de la loi « accueil »).
Dans toutes les décisions concernant les mineurs, leur intérêt supérieur prime (article 37 de la loi « accueil »).
b) Le lieu obligatoire d’inscription
L’aide matérielle est octroyée par la structure d’accueil ou par le CPAS désigné par Fedasil comme « lieu obligatoire d’inscription » (articles 9 et 10 de la loi « accueil »). Concrètement, les étrangers qui ont déposé une demande d’asile doivent se rendre au dispatching de Fedasil situé dans le même bâtiment que l’OE pour demander à bénéficier de l’aide matérielle et se voir désigner une structure d’accueil.
Un registre spécifique recense toutes les personnes ayant introduit une demande d’asile – le registre d’attente – et mentionne leur lieu obligatoire d’inscription sous le code 207.
Les bénéficiaires de l’accueil sont tenus de résider dans la structure désignée pour bénéficier de l’aide matérielle. S’ils n’y résident pas, le code 207 est complété par l’indication « no-show » et les droits des intéressés sont limités à l’aide médicale urgente en application de l’article 57 § 2 de la loi organique des CPAS (voir paragraphe 72, ci-dessus).
Par un arrêt no 80/1999 du 30 juin 1999, la Cour d’arbitrage (actuellement la Cour constitutionnelle) a précisé que l’article 57 § 2 ne pouvait être interprété, sous peine d’être discriminatoire, comme visant les étrangers qui, pour les raisons médicales, sont dans l’impossibilité absolue de donner suite à l’ordre de quitter le territoire belge.
c) Durée de l’aide matérielle
Le droit à l’aide matérielle s’ouvre dès l’introduction de la demande d’asile et produit ses effets pendant toute la procédure d’asile. En cas de décision négative à l’issue de la procédure d’asile l’aide matérielle prend fin lorsque le délai d’exécution de l’ordre de quitter le territoire notifié au demandeur d’asile a expiré. L’introduction d’un recours en cassation au Conseil d’État n’engendre un droit à l’aide matérielle que si le recours est déclaré admissible (article 6 de la loi « accueil »).
À l’époque des faits de la présente affaire, Fedasil avait interprété cette disposition comme signifiant que l’octroi de l’accueil aux demandeurs d’asile sous procédure Dublin était en principe interrompu à l’expiration du délai pour donner suite à l’ordre de quitter le territoire délivré selon le modèle de l’annexe 26quater, moment à partir duquel les intéressés étaient considérés comme séjournant illégalement sur le territoire belge. Dans la lignée de sa pratique antérieure, les instructions de Fedasil du 13 juillet 2012 relatives à la fin de l’aide matérielle indiquaient ce qui suit :
« Un demandeur d’asile (...) qui se voit notifier une annexe 26quater peut introduire un recours en annulation et en suspension (...) auprès du CCE mais ces recours ne sont pas suspensifs et ne lui donnent par conséquent plus droit à l’aide matérielle. »
L’aide matérielle peut être prolongée dans certaines situations énumérées par l’article 7 §§ 1er et 2 de la loi « accueil », à condition que la procédure d’asile soit clôturée négativement et qu’elle n’ait pas pour objet une décision désignant un autre État que l’État belge comme responsable du traitement de la demande d’asile. L’article 7 § 3 in fine prévoit que, dans des circonstances particulières liées au respect de la dignité humaine, Fedasil peut déroger aux conditions fixées par l’article 7.
De plus, en application de l’article 60 de la loi « accueil », en présence de mineurs séjournant avec leurs parents illégalement sur le territoire belge et dont l’état de besoin a été constaté par un CPAS (voir paragraphe 73, ci-dessus), Fedasil doit maintenir l’octroi de l’aide matérielle au sein des structures d’accueil gérées par l’agence.
d) Accompagnement médical
Le bénéficiaire de l’accueil a droit à l’accompagnement médical nécessaire pour mener une vie conforme à la dignité humaine (article 23 de la loi « accueil »). Ce droit s’étend au demandeur d’asile qui ne réside pas dans la structure d’accueil qui lui a été désignée (article 25 § 4).
Recours
En vertu de l’article 580, 8o du code judiciaire, le tribunal du travail connaît des contestations relatives à l’application de la loi organique des CPAS et de la loi « accueil ». Il s’ensuit que, contre toute décision prise par un CPAS ou par Fedasil en réponse à une demande, voire à l’absence de décision, un recours est possible devant le tribunal du travail.
L’article 628, 14o du code judiciaire donne compétence au juge du domicile de l’ayant droit, de sa dernière résidence ou, à défaut, du lieu de sa dernière occupation en Belgique.
La juridiction peut être saisie, conformément aux dispositions pertinentes du code judiciaire, par la voie ordinaire (simple citation) ou par l’une des voies exceptionnelles, à savoir : en cas d’urgence, en référé par citation d’huissier ou, en cas d’absolue nécessité, sur requête unilatérale. Dans ces derniers cas, le demandeur doit motiver l’urgence ou l’absolue nécessité et expliquer pourquoi la procédure par simple citation n’offre pas de solution suffisamment rapide.
Le cas échéant, le tribunal du travail peut assortir la condamnation d’une astreinte. Les ordonnances sont signifiées au CPAS ou à Fedasil par voie d’huissier. Selon la pratique, le demandeur d’asile est ensuite convoqué pour recevoir une place d’accueil.
La « crise de l’accueil »
Entre 2008 et 2013, et en particulier en 2011, le système d’accueil des demandeurs d’asile en Belgique a connu une « crise » en raison d’une augmentation importante et exceptionnelle du nombre de demandeurs d’asile et d’une situation persistante de saturation du réseau d’accueil géré par Fedasil.
En réponse à la saturation du réseau d’accueil, interprétée comme un cas de force majeure, Fedasil donna instruction, à partir d’avril 2009, de ne plus accueillir des familles en séjour illégal dont l’état de précarité avait été constaté par le CPAS (voir paragraphe 73, ci-dessus), ces familles n’étant pas considérées comme prioritaires par rapport aux demandeurs d’asile et n’étant pas inscrites sur une liste d’attente. Exception était faite en cas de condamnation, signifiée par huissier, par les tribunaux du travail à accueillir ces familles sous peine d’astreinte (rapport annuel 2010 de Fedasil) ou, à partir de juillet 2011, d’intervention des médiateurs fédéraux. Les instructions furent étendues en avril 2010 aux demandes de prolongation de l’aide matérielle introduites par des personnes ayant reçu une « annexe 26quater ».
De son côté, le conseil de l’action sociale du CPAS de la ville de Bruxelles, l’un des CPAS les plus sollicités, donna instruction par note interne, dès avril 2009, de refuser d’instruire les demandes des personnes en situation illégale et de les rediriger vers le dispatching de Fedasil.
La jurisprudence des tribunaux du travail adopta des solutions différentes sur la question de savoir qui, des CPAS ou de Fedasil, devait être condamné à accorder l’aide aux familles en situation illégale. Certaines juridictions condamnèrent les CPAS (par exemple : cour du travail de Liège, arrêt du 7 janvier 2010) considérant que Fedasil pouvait invoquer la force majeure (saturation du réseau) pour ne pas octroyer d’aide matérielle. Les CPAS étaient alors tenus de fournir l’aide. En telle situation, l’exception prévue par l’article 57 § 2 de la loi du 8 juillet 1976 (voir paragraphe 73, ci-dessus) ne pouvait s’appliquer et il fallait en revenir à la règle générale figurant au paragraphe 1er de cette disposition, sachant que les CPAS pouvaient dans ce cas récupérer les frais engagés auprès de Fedasil ou de l’État fédéral. D’autres juridictions condamnèrent Fedasil estimant qu’il ne pouvait être question de force majeure dans la mesure où la situation était prévisible. L’autorité fédérale, dont relevait Fedasil, était tenue de prévoir les moyens nécessaires « [au] propre fonctionnement [de Fedasil] » (voir, par exemple, tribunal du travail de Bruxelles, jugement du 14 mai 2009).
Sur le plan procédural également, la situation de saturation du réseau d’accueil engendra d’importantes difficultés. En ce qui concerne la voie à utiliser pour introduire une instance contre les décisions de Fedasil et des CPAS, la pratique des juridictions du travail divergeait. Alors que certaines acceptaient les demandes introduites par requête unilatérale, d’autres, comme celles de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles dont relevaient les requérants, refusaient aux familles en séjour illégal l’usage de la procédure sur requête unilatérale (voir, par exemple, tribunal du travail de Bruxelles, 16 février 2011). Ensuite, en raison du trop grand nombre de demandes introduites devant les juridictions bruxelloises (dont la compétence résultait de l’élection de domicile des étrangers, ne bénéficiant plus de l’accueil, au siège de l’OE situé à Bruxelles), le président du tribunal du travail de Bruxelles pouvait mettre plus de dix jours pour rendre une ordonnance en référé (voir, par exemple, tribunal du travail de Bruxelles, 6 juin 2011). Enfin, l’exécution des ordonnances condamnant Fedasil ou un CPAS pouvait prendre jusqu’à quatre à six semaines après la signification.
D. Détention des familles avec enfants en séjour illégal
À l’époque des faits, la loi sur les étrangers permettait le placement en centre fermé des familles avec enfants dont le séjour avait cessé d’être régulier ou était devenu irrégulier.
Toutefois, en pratique, depuis le 1er octobre 2008, il fut mis fin à la détention des familles avec enfants en séjour illégal et des lieux d’hébergement à régime ouvert furent mis à leur disposition dans l’attente de l’exécution de la mesure d’éloignement.
Le principe de la non-détention des familles avec enfants en séjour illégal fut inscrit dans la loi par la loi du 16 novembre 2011 insérant un article 74/9 dans la loi sur les étrangers.
III. LES DOCUMENTS PERTINENTS DES INSTANCES INTERNATIONALES ET NATIONALES
A. Le droit de l’Union européenne
Règlement Dublin
100. À l’époque des faits de la présente affaire, la procédure « Dublin » était régie par le règlement (CE) no 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (« règlement Dublin II »).
101. Les principales dispositions pertinentes de ce règlement sont énoncées dans l’arrêt M.S.S. précité (§§ 65-76). En outre, en vertu de l’article 16 § 1 du règlement, l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge, premièrement, le demandeur d’asile dont la demande est en cours d’examen et qui se trouve, sans en avoir reçu la permission, sur le territoire d’un autre État membre (article 16 § 1 c)) et, deuxièmement, le ressortissant d’un pays tiers dont il a rejeté la demande et qui se trouve, sans en avoir reçu la permission, sur le territoire d’un autre État membre (article 16 § 1 e)). Les obligations prévues au paragraphe 1 cessent si le ressortissant d’un pays tiers a quitté le territoire des États membres pendant une durée d’au moins trois mois (article 16 § 3).
102. Le règlement Dublin II a fait l’objet d’une refonte par le règlement UE no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, dit « règlement Dublin III ». Les lignes principales de la refonte sont énoncées dans l’arrêt Tarakhel c. Suisse [GC] (no 29217/12, §§ 35-36, 4 novembre 2014).
Directive Accueil
103. La directive 2003/9 du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres (« la directive Accueil ») prévoit que les États doivent garantir aux demandeurs d’asile :
– certaines conditions d’accueil matérielles, notamment en ce qui concerne le logement, la nourriture et l’habillement, qui doivent être fournis en nature ou sous forme d’allocations financières. Les allocations devaient être suffisantes pour empêcher que le demandeur ne tombe dans une situation d’indigence ;
– des dispositions appropriées afin de préserver l’unité familiale ;
– les soins médicaux et psychologiques ;
– l’accès des mineurs au système éducatif et aux cours de langues lorsque cela était nécessaire pour leur assurer une scolarité normale.
104. La directive Accueil a fait l’objet d’une refonte par la directive no 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, dans le but de garantir un régime européen commun concernant les conditions matérielles d’accueil et les droits fondamentaux des demandeurs d’asile, et de faire en sorte que la mise en rétention des demandeurs d’asile ne soit envisagée que comme mesure de dernier ressort.
105. Dans l’affaire Cimade et Gisti (C-179/11, arrêt du 27 septembre 2012), la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») a précisé qu’un État membre saisi d’une demande d’asile est tenu d’octroyer les conditions minimales d’accueil prévues par la directive Accueil dès l’introduction de la demande d’asile et même à un demandeur d’asile pour lequel il décide, en application du règlement Dublin II, de requérir un autre État membres aux fins de reprendre en charge ce demandeur en tant qu’État membre responsable de l’examen de sa demande d’asile (§ 50). Cette obligation cesse seulement lors du transfert effectif dudit demandeur par l’État membre requérant (§ 58).
106. Dans l’affaire Federaal agentschap voor de opvang van asielzoekers c. Selver Saciri, Sanijela Dordevic, Danjel Saciri et Sanela Saciri (C-79/13, arrêt du 27 février 2014), une question préjudicielle fut posée à la CJUE par la cour du travail de Bruxelles concernant les modalités des conditions matérielles d’accueil. En réponse, la CJUE, se basant sur le texte de la directive Accueil ainsi que sur sa finalité et en soulignant l’importance du respect des droits fondamentaux, en particulier le respect de la dignité humaine, énonça qu’un demandeur d’asile ne pouvait pas être privé, même pendant une période temporaire, de la protection des normes minimales établies par la directive (§ 35). En ce qui concerne le niveau des conditions matérielles d’accueil, la CJUE conclut que l’aide financière devait être suffisante pour garantir un niveau de vie digne et adéquat pour la santé ainsi que pour assurer la subsistance des demandeurs d’asile (§ 40). En outre, les États membres étaient tenus de prendre en compte la situation des personnes ayant des besoins particuliers ainsi que les principes de l’unité familiale et de l’intérêt supérieur de l’enfant (§ 41). La CJUE précisa qu’il en résultait que lorsqu’un État membre fournissait ces conditions aux demandeurs sous forme d’allocations financières, elles devaient être suffisantes pour leur permettre de disposer d’un logement, le cas échéant sur le marché privé de la location (§ 42). Lorsqu’il s’agissait d’une famille, ces allocations devaient permettre aux enfants mineurs d’être logés avec leurs parents (§ 45).
Directive Retour
107. La directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (« la directive Retour ») régit l’éloignement, encadre le placement en détention lorsqu’il s’avère nécessaire et met en place des garanties procédurales.
B. La Charte sociale européenne
108. La Belgique a ratifié la Charte sociale européenne le 16 octobre 1990 et la Charte sociale européenne révisée (« la Charte révisée ») le 2 mars 2004. Elle a accepté l’article 17 de la Charte révisée qui est formulé ainsi :
« En vue d’assurer aux enfants et aux adolescents l’exercice effectif du droit de grandir dans un milieu favorable à l’épanouissement de leur personnalité et au développement de leurs aptitudes physiques et mentales, les Parties s’engagent à prendre, soit directement, soit en coopération avec les organisations publiques ou privées, toutes les mesures nécessaires et appropriées tendant :
a. à assurer aux enfants et aux adolescents, compte tenu des droits et des devoirs des parents, les soins, l’assistance, l’éducation et la formation dont ils ont besoin, notamment en prévoyant la création ou le maintien d’institutions ou de services adéquats et suffisants à cette fin ;
b. à protéger les enfants et les adolescents contre la négligence, la violence ou l’exploitation ;
c. à assurer une protection et une aide spéciale de l’État vis-à-vis de l’enfant ou de l’adolescent temporairement ou définitivement privé de son soutien familial ;
(...) »
109. Le Comité européen des droits sociaux (« CEDS ») s’est prononcé sur le respect par la Belgique de ses obligations en vertu de l’article 17 de la Charte révisée s’agissant des conditions d’accueil des mineurs étrangers, non accompagnés et accompagnés, en situation irrégulière dans la décision du 23 octobre 2012, Défense des Enfants International (DEI) c. Belgique, réclamation no 69/2011. Les extraits pertinents de la décision sont les suivants :
« 56. [Selon] la DEI, à cause de la saturation du réseau d’accueil, FEDASIL refuse depuis 2009 d’accueillir les familles en séjour irrégulier, ces dernières n’étant pas considérées comme prioritaires par rapport aux demandeurs d’asile et n’étant pas inscrites sur une liste d’attente. La conséquence de cette situation est que beaucoup de familles sont contraintes de vivre dans la rue avec leurs enfants mineurs. Les Centres publics d’action sociale (CPAS), qui ont une compétence au niveau communal, ont aussi refusé d’intervenir, renvoyant la compétence à FEDASIL. La seule garantie possible est l’introduction d’un recours juridictionnel auprès du Tribunal du travail afin de condamner FEDASIL à les héberger. Selon l’organisation réclamante, au 30 septembre 2010, 1773 familles en séjour irrégulier n’ont pas obtenu de place d’accueil.
La DEI allègue aussi un refus d’accueil ciblé de ces familles, qui font systématiquement l’objet d’un refus même lorsque le réseau n’est pas saturé (...).
(...)
[Le] Comité considère que le fait que, depuis 2009, aucun logement en centre d’accueil n’ait été garanti aux mineurs étrangers accompagnés en séjour irrégulier (ni par le réseau de FEDASIL, ni par d’autres solutions alternatives) est contraire à l’article 17 §1 de la Charte. La carence persistante relative à l’accueil de ces mineurs démontre en particulier que le Gouvernement n’a pas pris les mesures nécessaires et appropriées pour assurer aux mineurs en question les soins et l’assistance dont il ont besoin, aussi bien que pour les protéger contre la négligence, la violence ou l’exploitation, en causant ainsi un risque sérieux pour la jouissance de leurs droits les plus fondamentaux, tels que le droit à la vie, à l’intégrité psychophysique et au respect de la dignité humaine. De même, le fait qu’au moins 461 mineurs étrangers non accompagnés n’aient pas été accueillis en 2011, et les problèmes posés par l’accueil inapproprié dans les hôtels, conduisent le Comité à considérer que le Gouvernement n’a pas pris des mesures suffisantes pour assurer aux mineurs étrangers non accompagnés non demandeurs d’asile les soins et l’assistance dont ils ont besoin, en exposant ainsi un nombre important d’enfants et d’adolescents à de graves risques pour leur vie et leur santé.
Pour ces raisons, le Comité dit qu’il y a violation de l’article 17 §1 de la Charte. »
IV. SITUATION DE LA MINORITÉ ROM EN SERBIE
110. La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (« ECRI ») faisait part des constats suivants dans un rapport sur la Serbie (quatrième cycle de monitoring, CRI(2011)21), publié en mai 2011 :
« 62. Les ONG estiment que deux tiers de la population rom continuent de vivre dans des camps informels sans écoles ni structures médicales ; ces camps ne sont pas approvisionnés en eau, n’ont pas d’électricité et ne sont pas reliés au réseau d’assainissement. Ils sont surpeuplés et sont très éloignés des installations et des services de base. De plus, la majorité des Roms qui y vivent n’ont pas le titre de propriété de leur maison ou de leur terrain, ce qui aggrave leurs problèmes de logement. On trouve des campements roms dans toute la Serbie, la majorité étant située à Belgrade et dans les autres grandes villes et communes. L’amélioration des conditions de vie dans ces camps est l’un des objectifs affichés de la Stratégie d’amélioration de la situation des Roms et l’ECRI espère en conséquence que les mesures prises à cette fin s’accompagneront des ressources nécessaires.
L’ECRI note avec préoccupation la forte opposition du public au relogement des Roms. Le problème se pose notamment lorsque les autorités serbes proposent de reloger des Roms dans des logements décents. La population locale proteste et refuse de voir une population rom s’installer dans son quartier. Il semble donc que des mesures demeurent nécessaires pour lutter contre l’intolérance et le racisme auxquels les Roms sont confrontés dans le secteur du logement.
L’ECRI note avec préoccupation les nombreuses expulsions forcées de Roms à Belgrade et aux alentours (...).
(...)
L’ECRI note avec préoccupation qu’à de nombreux égards, les conditions d’hygiène et de santé dans de nombreux camps roms ne se sont guère améliorées depuis son premier rapport. La situation sanitaire des Roms, en particulier des femmes, des enfants et des personnes âgées, est particulièrement inquiétante et il est difficile d’avoir accès aux soins de santé faute d’affiliation au régime de sécurité sociale. Le taux de mortalité des enfants roms en Serbie est quatre fois supérieur à celui de la population générale. »
111. Dans ses observations finales sur le rapport initial de la Serbie (CERD/C/SRB/CO/1 ; 78ème session, 14 février-11 mars 2011), le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale exprima les préoccupations suivantes et fit les recommandations suivantes :
« 14. Le Comité est préoccupé par le fait que, dans de nombreux cas, les membres de la population rom vivent dans des communautés marginalisées, ne peuvent pas accéder dans des conditions d’égalité à un logement convenable et sont, en particulier, souvent victimes d’expulsions forcées sans qu’un autre logement adéquat leur soit procuré et sans aucune voie de recours ni compensation en réparation des dommages et destructions causés à leurs biens. Tout en prenant note avec intérêt de la loi sur le logement social, le Comité est préoccupé par les difficultés particulières que rencontrent les Roms pour accéder aux programmes de logements sociaux, avec pour conséquence que la discrimination se perpétue (art. 2, 3, 5 e) iii) et 6 de la Convention).
Le Comité demande instamment à l’État partie de veiller à ce que toute réinstallation s’effectue à l’avenir sans expulsion forcée et que des garanties soient prises en matière de procédure régulière et de respect de la dignité humaine. Il recommande à l’État partie de renforcer les mesures visant à améliorer les conditions de logement des Roms et, à cet égard, d’accélérer la mise en œuvre du Plan national pour le logement des Roms adopté en 2009. À la lumière des paragraphes 30 et 31 de sa recommandation générale no 27 (2000) concernant la discrimination à l’égard des Roms et de sa recommandation générale no 32 (2009) concernant la signification et la portée des mesures spéciales, il recommande également à l’État partie de redoubler d’efforts pour éviter la ségrégation résidentielle des minorités et l’engage à envisager d’élaborer des programmes de logements sociaux pour les Roms.
Le Comité est préoccupé que les membres de la minorité rom continuent d’être victimes de ségrégation en matière d’accès à l’éducation. Il est également préoccupé par le fait que les enfants roms rapatriés en vertu des accords de réadmission conclus avec les pays d’Europe occidentale sont confrontés à des difficultés supplémentaires pour entrer dans le système éducatif serbe, en raison, notamment, des procédures d’inscription et de placement (art. 3 et 5 e) v) de la Convention).
Ayant à l’esprit les paragraphes 17 à 26 de sa recommandation générale no 27 et sa recommandation générale no 32, le Comité demande instamment à l’État partie de remédier au problème de la ségrégation de fait dans les établissements scolaires publics et de prendre les mesures nécessaires pour faciliter l’accès à une éducation de qualité, notamment en dispensant au personnel scolaire une formation antidiscrimination, en sensibilisant les parents au problème, en augmentant le nombre d’assistants d’enseignement pour les Roms, en menant des actions préventives contre la ségrégation de fait des élèves roms, et en prenant d’autres mesures pour promouvoir un système d’enseignement n’excluant personne. Il engage également l’État partie à élaborer des procédures spécifiques et appropriées d’accueil, d’évaluation et de placement des enfants rapatriés et à mieux sensibiliser les enseignants à l’importance de ces procédures.
Tout en notant avec satisfaction les efforts déployés par l’État partie pour améliorer la situation des Roms, des Ashkalis et des Égyptiens et pour prévenir et combattre la discrimination raciale contre les membres de ces communautés, le Comité s’inquiète de la discrimination, des préjugés et des stéréotypes dont ils sont victimes, en particulier en matière d’accès à l’emploi et aux services de santé, de participation à la vie politique et d’accès aux lieux publics (art. 2, par. 2, et 5 de la Convention).
Ayant à l’esprit ses recommandations générales nos 27 et 32, le Comité encourage l’État partie à intensifier ses efforts pour prévenir et combattre la discrimination raciale à l’égard des Roms, des Ashkalis et des Égyptiens. Il recommande à l’État partie de veiller à l’application effective des politiques visant à ce que les Roms, les Ashkalis et les Égyptiens jouissent en toute égalité des droits et libertés énoncés à l’article 5, ainsi que des mesures spéciales destinées à garantir leur égalité effective en matière d’emploi dans les institutions publiques et leur représentation politique appropriée à tous les niveaux. Le Comité encourage également l’État partie à mener activement des campagnes de sensibilisation sur la situation difficile dans laquelle se trouvent ces groupes, en particulier les Roms, et à susciter une solidarité à leur égard. »
112. Dans son rapport publié le 22 septembre 2011 à la suite de sa visite en Serbie du 12 au 15 juin 2011 (CommDH(2011)29), le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, fit part des constats et préoccupations suivants :
« 3. Human rights of Roma
In the 2002 census 108.193 persons, approximately 1.44% of the total population, identified themselves as Roma. The actual number is deemed to be much higher. According to the Serbian government’s estimates the actual number of Roma ranges from 250 000 to 500 000.
(...)
Notwithstanding the government’s efforts to improve the human rights of Roma, the problems facing Roma remain some of the most serious human rights challenges. The Commissioner underlines that the Roma-related projects must be accompanied by resolute efforts to combat prejudice and deep-seated stereotypes against Roma. Efforts are necessary to raise awareness among the Roma population on available mechanisms to combat discrimination. In this context, the Commissioner welcomes the Equality Commissioner’s activities organised in Roma settlements which aim to raise their awareness about the work of her office.
(...)
a. Access of Roma to health care
(...)
Despite the progress made in the area of health care, Roma still face barriers due to lack of information, lack of personal identity documents and poverty. The 2005 Law on Health Insurance aims to enhance access of Roma to health care, as well as to improve their living conditions. This law provides for the right to health care for members of vulnerable groups, including Roma.
In 2011 ECRI noted with concern that in many respects, the hygienic and sanitary conditions in many Roma settlements have not improved since ECRI’s first report in 2008. The health situation of Roma, in particular Roma women, children and elderly persons is particularly alarming due to the absence of necessary medical registration. According to UNICEF, although the official estimates show a decrease in Roma child mortality rates since 2005, this rate is still at least four times higher than the national average.
b. Access of Roma to quality education
(...)
However, it is estimated that the number of Roma children attending pre-school education is between 4% and 7%, while 66% of Roma children (as opposed to 94% of the total population) enrol in primary school. According to the Ministry of Education only 16% of Roma enrol in secondary schools, and less than 1% of young Roma attend college or university.
(...)
The Commissioner is seriously concerned by the fact that the number of Roma children enrolled in schools for children with mild mental disabilities increased from 26.7% in 2002/2003 to 31% in 2008/2009.
In 2011 ECRI expressed concerns that Roma children still face hidden and overt forms of discrimination by school authorities, school staff, teachers, other children and non-Roma parents. Reportedly, as teachers have lower expectations of Roma pupils, there is a tendency to use lower criteria when assessing their performance. The Commissioner is concerned by reports indicating that due to the increase in Roma children attending schools, there is a tendency among non-Roma parents to transfer their children to other schools with fewer Roma children.
(...)
c. Access of Roma to employment
ECRI reported in 2011 that Roma in Serbia continue to suffer from a high unemployment rate, low economic activity and almost total exclusion from the public sector. There are almost no Roma in public and state-owned companies, indicating a pattern of discrimination. There are cases where Roma who present themselves for job interviews are informed that the position has been filled, and a few cases of discriminatory job advertising. The majority of Roma are outside the employment system, employed illegally and mostly registered as unemployed.
d. Access by Roma to adequate housing
100. The majority of Roma in Serbia live in very poor housing conditions. The problems that Roma face in this field are related to the overpopulation of settlements due to the small number of available housing units, unresolved property issues and illegal constructions, and lack of access to public infrastructures. Some studies have indicated that out of the 593 existing Roma settlements in Serbia, 72% have not been legalised, while in Belgrade alone there are 137 informal settlements.
(...)
102. The Commissioner has noted with concern reports on the increased number of forced evictions of Roma from informal settlements in Belgrade. He is particularly concerned by the reported failure by the authorities to comply with legal safeguards during evictions. Physical attacks by state officials during evictions and destruction of personal property without compensation have also been reported in various cases such as the one concerning the evictions in the informal Roma settlement Gazela, Belgrade, on 31 August 2009. Following these evictions 114 Roma families were provided with accommodation in metal containers in settlements scattered around the outskirts of Belgrade.
(...)
106. The Commissioner is particularly concerned by the housing situation of the Roma displaced from Kosovo, and Roma who are being forcibly returned from Western European countries. Reportedly they make up around 17% of the Roma populations in informal settlements. They face the harshest living conditions. Their difficult situation is aggravated by the lack of personal identity documents (see also below, sub-section on lack of birth registration and personal identification documents among Roma). Prospects for their local integration are generally bleak.
107. The Commissioner noted that the living conditions in the informal Roma settlement in Marija Bursać, Blok 61, Belgrade, which he visited on 14 June, are clearly sub-standard and may be qualified as degrading. The settlement hosts approximately forty Roma families and consists of wooden barracks, some of which have been severely damaged due to bad weather. The settlement is not connected to the public utilities system and there are no electricity, water and sanitary facilities. Parents told the Commissioner that because of these living conditions sending children to school is a very difficult task. The Commissioner saw children from the settlement washing their faces with dirty water from a nearby polluted stream. The presence of rats was also reported by inhabitants. On the positive side, the Commissioner has noted that almost all of the inhabitants had obtained personal identity documents through the UNHCR’s EU-funded Roma Inclusion Project. » | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
Les requérants sont nés en 1957, 1952 et 1954 et résident respectivement à Boulogne Billancourt, Boursonne et La Varenne Saint-Hilaire.
Les compagnies aériennes françaises AOM et Air Liberté faisaient partie du groupe Swissair, qui a fait faillite en octobre 2001 et a cessé toute activité en mars 2002.
I. LE DÉPÔT DE BILAN ET LA LIQUIDATION JUDICIAIRE
Le 29 mai 2001, à la demande de Swissair, les sociétés composant le groupe AOM-Air Liberté déposèrent le bilan. Par un jugement du 19 juin 2001, le tribunal de commerce de Créteil plaça les sociétés du groupe en redressement judiciaire et arrêta un plan de cession.
La société Holco, que le requérant Corbet avait créée dans le but de présenter une offre de reprise des actifs et dont il était le dirigeant, confia au cabinet d’avocats du requérant Léonzi le soin de coordonner l’activité des cabinets d’avocats associés à la préparation de cette offre. Par un jugement du 27 juillet 2001, le tribunal de commerce de Créteil accueillit l’offre de reprise partielle de la société Holco. En outre, il homologua une transaction entre les actionnaires du groupe AOM-Air Liberté (Swissair et Taitbout Antibes BV), le repreneur et les organes de la procédure collective, aux termes de laquelle Swissair verserait une contribution financière volontaire de 1,32 milliards de francs (« FRF ») (environ 248 000 000 d’euros (« EUR »)) pour financer la restructuration, l’activité et la reprise des effectifs en contrepartie de la renonciation par les autres parties de toute action contre les personnes physiques ou morales qui constituaient Swissair ou Taitbout Antibes BV. Par un jugement du 1er août 2001, le tribunal homologua un autre protocole prévoyant le versement par les anciens actionnaires de 50 000 000 FRF (environ 9 400 000 EUR) directement entre les mains des administrateurs judiciaires et pour le compte du repreneur, aux fins du financement de la restructuration et de l’activité des structures de reprise des actifs. Une décision du 13 septembre 2001 rectifia ce jugement, précisant que la société Holco bénéficiait d’une faculté de substitution au profit de toute entité créée pour les besoins de la reprise, sous réserve qu’elle la contrôle.
La société Holco constitua un groupe de sociétés dont elle était la société holding. Composé de six filiales, ce groupe adoptait une structure en « râteau » – caractéristique des groupes de transports aériens, indiquent les requérants – qui consiste à organiser les activités de maintenance, d’assistance piste, de catering, de nettoyage, de ménage et d’émission de titres à côté d’une société d’exploitation de transports de personnes, laquelle était dénommée Air Lib.
Parallèlement, la société Holco créa les sociétés Pegler & Blatch, Holco Lux et Mermoz. La première avait pour objet de permettre, dans l’éventualité d’une liquidation des sociétés du groupe Holco, la continuation des poursuites à l’encontre de Swissair qui ne s’était acquittée que partiellement de son obligation de contribution financière. Elle passa un contrat avec la société Holco en 2002 aux termes duquel elle percevrait 9 140 000 EUR en rémunération de ses prestations. La seconde, société de droit luxembourgeois, avait pour objet l’acquisition de sociétés ayant une activité permettant de favoriser l’exploitation de sociétés du groupe Holco, notamment la formation des pilotes ; elle était capitalisée à hauteur de 5 000 000 EUR par la société Holco. La troisième, société de droit néerlandais, avait pour objet l’acquisition des aéronefs et la gestion de la flotte ; elle disposait d’une dotation en capital et compte courant de 12 200 000 EUR versée par la société Holco.
Par ailleurs, M. Corbet mit en place une stratégie consistant à racheter, par le biais de sociétés tierces à Holco, créées à cet effet, des actions d’une société polonaise d’aviation dénommée Lot dans laquelle Swissair détenait une forte participation. Il s’agissait par ce biais ainsi que par d’autres actions menées par Holco sur le fondement des protocoles précités, de forcer Swissair à verser au moins une partie des sommes qu’elle devait encore à Holco. Six sociétés furent créées à cette fin : trois pour l’acquisition des titres sur le marché boursier et le règlement des commissions aux intermédiaires, dont la société Comansville, qui avait son siège social dans les îles vierges britanniques ; trois (des sociétés de participations financières luxembourgeoises) pour la détention des titres ainsi acquis. Ce montage fut réalisé par un avocat luxembourgeois, Me K. À la demande de M. Corbet, le requérant Paris se constitua « ayant droit économique » de la société Comansville, sur le compte de laquelle 755 000 EUR furent virés.
En cessation de paiement, la société Air Lib fut placée en liquidation judiciaire le 17 février 2003.
II. L’ENQUÊTE PRÉLIMINAIRE ET LES TRAVAUX DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE
Le 26 février 2003, le ministère public près le tribunal de grande instance de Paris ouvrit une enquête préliminaire portant sur des soupçons de détournement d’actifs commis au sein de la compagnie aérienne Air Lib. Elle fut confiée à la brigade financière de la police judiciaire de Paris.
Le 18 mars 2003, l’Assemblée nationale décida de créer une commission d’enquête sur les causes économiques et financières de la faillite d’Air Lib. Elle avait plus précisément pour mission de « rechercher, depuis la reprise de la société le 24 juillet 2001, toutes les causes de la disparition d’Air Lib et de s’interroger sur la manière dont les fonds publics [avaient] été mobilisés et dépensés, en pure perte au moment où cette compagnie était en situation de dépôt de bilan annoncé ». La commission procéda à vingt-sept auditions et entendit quarante-cinq témoins. Elle entendit notamment sous serment M. Corbet, Me Léonzi et M. Paris, les 30 avril et 14 et 27 mai 2003.
La commission déposa son rapport le 11 juin 2003. Il indique notamment ce qui suit en conclusion :
« (...) M. Corbet et l’équipe dont il s’est entouré se sont fortement enrichis dans des conditions auxquelles la justice pourrait s’intéresser. Peut-on en rester à ce constat et se limiter à une simple condamnation morale ? Quelles pourraient être les suites judiciaires des travaux de la commission d’enquête ?
La commission d’enquête n’a pu obtenir de réponse à un certain nombre de questions, notamment parce que M. Jean-Charles Corbet lui a opposé le secret des affaires. Elle ne dispose pas de moyens similaires à ceux d’un juge d’instruction, ni, naturellement, du pouvoir de donner des instructions au Parquet. Néanmoins, il importe que la commission d’enquête aille jusqu’à l’extrême limite de ses pouvoirs. Ainsi, le président et le rapporteur de la commission d’enquête se proposent-ils de faire usage de l’article 40 du code de procédure pénale qui dispose en son second alinéa : « (...) toute autorité constituée (...) qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ».
Parmi les faits dont la commission d’enquête a eu connaissance, le versement de certaines primes, notamment la prime d’arrivée de M. Jean-Charles Corbet, pourrait être constitutif d’abus de bien social et relever de cet article.
Par ailleurs, sur le plan civil, il appartient au procureur de la République d’examiner certains éléments du dossier. Plusieurs pistes peuvent être envisagées : M. Jean-Charles Corbet pourrait être appelé en comblement de passif, le tribunal de commerce pourrait décider d’étendre la liquidation judiciaire d’Air Lib à d’autres filiales d’Holco encore en activité au vu des travaux des organes de la procédure collective et, enfin, le tribunal pourrait ouvrir une procédure de liquidation judiciaire à l’encontre de tout dirigeant contre lequel peut être relevé notamment le fait suivant : « avoir poursuivi abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu’à la cessation de paiement de la personne morale » en application de l’article L. 624-5 du code de commerce relatif à la mise personnelle en redressement et liquidation judiciaires.
Afin de contribuer à cette analyse, le président de la commission d’enquête transmettra le rapport de la commission au procureur de la République. »
Le rapport est précédé d’un avant-propos signé par le président de la commission, qui souligne notamment ceci :
« (...) On ne peut que s’interroger à propos de ce que M. Jean-Charles Corbet a appelé (...) des « décisions de gestion » qui ont conduit à répartir une partie de la contribution de Swissair entre diverses filiales, notamment étrangères, et à refuser d’utiliser ces moyens lorsque Air Lib a rencontré des difficultés, au nom du risque que le groupe Holco soit accusé de se livrer à du « soutien abusif » !
(...) Tout au long du rapport (...), les analyses dont nous disposons nous conduisent à nous interroger sur plusieurs points qui peuvent constituer des infractions à la législation.
- Tout d’abord, la commission s’est posé des questions quant à la sincérité et la bonne foi des engagements pris devant le tribunal de commerce de Créteil. Outre que le plan d’affaires était surdimensionné socialement et économiquement, les garanties financières (...) ont pu être présentées dans le seul but de convaincre le tribunal. Le fait qu’aucun de ces engagements n’ait été respecté par la suite constitue en effet un élément lourd d’interrogation.
- La commission a appris que M. Jean-Charles Corbet était entré en relation avec la banque d’affaire CICB en se prévalant de sa qualité de président du conseil de surveillance des fonds Concorde alors qu’il nous a été indiqué qu’il n’avait apparemment pas reçu de mandat de la part de ce conseil. Cette présentation est de nature à créer une situation suspecte dont le rapport démontrera la dimension.
- Le contrat conclu avec cette banque (...) soulève également d’autres interrogations quant à ses clauses et quant au montant des honoraires qui ont été versés en application de ses dernières.
- L’unique actionnaire de la holding s’est attribué une prime d’arrivée d’un montant considérable (855 000 euros) alors que son entreprise était en redressement et devait affronter la crise induite par les attentats du 11 septembre.
- La répartition de la contribution Swissair – 152,5 millions d’euros – entre les différentes filiales de la holding Holco, notamment à l’étranger, et la très faible mobilisation de ces fonds (20 %) en faveur de la société d’exploitation Air Lib au moment où cette dernière rencontrait de très sérieuses difficultés et où il était fait appel aux fonds publics sont aussi une source d’interrogations préoccupantes.
- Tout au long de notre enquête, nous avons également constaté des erreurs de gestion répétées et graves qui pourraient justifier que M. Jean-Jacques Corbet fasse l’objet d’un recours en comblement de passif.
- Le fait que M. Jean-Jacques Corbet ait refusé de déposer le bilan en décembre 2001 et ait avec obstination poursuivi une exploitation déficitaire est susceptible d’être un motif d’ouvrir une procédure de liquidation judiciaire à son encontre.
- Enfin, les conditions dans lesquelles la société IMCA est devenue propriétaire de la filiale Mermoz du groupe Holco demeurent surprenantes tout comme le dernier épisode de la fausse reprise d’Air Lib par M. (...).
Pour toutes ces raisons exposées de manière détaillées par ce rapport, j’ai décidé, en accord avec le rapporteur, de transmettre solennellement le rapport de la commission d’enquête, les documents annexes et nos conclusions à Monsieur le procureur de la République de Paris afin qu’il examine l’opportunité de leur donner les suites civiles ou pénales qu’ils méritent. »
III. LES POURSUITES PÉNALES
M. Corbet fut placé en garde à vue du 22 juillet 2003, 14 heures, au 24 juillet 2003, 14 heures. Il fut présenté au juge d’instruction le 24 juillet 2003 à 19 heures 43 ; une information judiciaire fut ouverte contre lui des chefs d’abus de confiance et d’abus de biens sociaux. Me Léonzi fut mis en examen le 8 septembre 2003 pour, notamment, complicité de ces faits. M. Paris fut mis en examen le 3 décembre 2003 du chef de recel d’abus de biens sociaux.
Le 19 septembre 2003, des pièces saisies en application de l’article L. 16 B du Livre des procédures fiscales furent versées au dossier de l’instruction.
Les requérants ainsi que trois autres individus et une personne morale furent renvoyés devant le tribunal correctionnel de Paris par une ordonnance du 21 mars 2005.
Par un jugement du 25 septembre 2007, la chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris déclara M. Corbet coupable d’abus de confiance et d’abus de biens sociaux et le condamna à quatre ans d’emprisonnement avec un sursis de dix-huit mois, à une amende de 300 000 EUR, à une interdiction d’exercer un mandat social durant cinq ans et au paiement de dommages et intérêts. Elle déclara Me Léonzi coupable de complicité et recel d’abus de biens sociaux et le condamna à trois ans d’emprisonnement avec un sursis de dix-huit mois, à une amende de 300 000 EUR, à une interdiction d’exercer la profession d’avocat pendant deux ans, et au payement de dommages et intérêts. Elle déclara M. Paris coupable de recel d’abus de biens sociaux et le condamna à huit mois d’emprisonnement avec sursis.
La chambre correctionnelle de la cour d’appel de Paris confirma ce jugement par un arrêt du 27 février 2009. En particulier, elle rejeta la thèse des requérants Corbet et Léonzi selon laquelle l’utilisation dans la procédure pénale des déclarations qu’ils avaient faites sous la contrainte devant la commission d’enquête parlementaire avait porté atteinte à l’article 6 § 1 de la Convention, notamment à leur droit de ne pas contribuer à leur propre incrimination. Elle constata en effet que le rapport de la commission d’enquête n’était pas le support exclusif des poursuites puisque le réquisitoire introductif visait aussi la procédure diligentée par la brigade financière ainsi que des révélations de Tracfin des 27 juin et 3 et 8 juillet 2003. Elle souligna ensuite que la transmission de ce rapport était le fait du président de la commission, lequel agissait dans le cadre de l’article 40 du code de procédure pénale, qui précise que toute autorité constituée qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit, est tenu d’en donner avis sans délai au Procureur de la République et de lui transmettre tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. Elle considéra de plus que les requérants ne pouvaient arguer d’une atteinte à leurs droits puisqu’ayant toujours contesté avoir commis le moindre détournement, ils n’avaient à aucun stade de la procédure remis en cause la teneur de leurs déclarations. Elle souligna enfin qu’il lui « appartiendra[it] (...) d’apprécier la force probante de telle ou telle déclaration au regard des circonstances dans lesquelles celle-ci [était] intervenue ».
Le 30 juin 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par les requérants au moyen notamment de violations de l’article 6 de la Convention. Elle rappela notamment que, selon le premier alinéa de l’article 835 du code de procédure pénale, les juridictions correctionnelles n’ont pas qualité pour constater les nullités de procédure lorsqu’elles sont saisies par le renvoi ordonné par le juge d’instruction. Elle en déduisit que, si la chambre correctionnelle de la cour d’appel de Paris avait cru devoir répondre aux exceptions de nullité et d’irrecevabilité tirées de la jonction, au dossier de la procédure d’information, du rapport de la commission d’enquête parlementaire, les moyens qui reprenaient ces exceptions devant elle étaient irrecevables en application de ce texte. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1974 et en 1969 et résident à Ankara. Ils sont fonctionnaires de l’État et exercent le métier de professeur des écoles publiques. Ils sont également membres du syndicat Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası – Eğitim-Sen (Syndicat des salariés de l’éducation et de la science).
Le 15 février 2005, les requérants participèrent à une manifestation ayant pour thème « la paix mondiale contre la guerre mondiale ». Cette manifestation était organisée par la Plateforme de la démocratie de Şanlıurfa – groupement civil rassemblant divers syndicats, associations et partis politiques, y compris le syndicat auquel les requérants étaient affiliés.
À une date non précisée, une enquête disciplinaire fut diligentée contre les requérants en raison de leur participation à ladite manifestation.
Par des décisions prises le 14 juin 2005 par le comité de discipline départemental de la direction de l’Éducation nationale de Şanlıurfa, les requérants firent l’objet, à titre de sanction disciplinaire, du gel de leur avancement de grade pendant une année en application de l’article 125 D-o) de la loi no 657 relative aux fonctionnaires de l’État. La décision de sanction concernant le premier requérant indiquait qu’il avait participé à une manifestation non autorisée organisée le 15 février 2005 à l’occasion de l’arrestation du chef d’une organisation illégale, qu’il était militant d’un parti politique et qu’il agissait en faveur de ce parti politique.
Par des décisions prises les 8 juin et 11 juillet 2005 par la direction du personnel du ministère de l’Éducation nationale, les requérants furent mutés dans d’autres villes en application de l’article 76 de la loi no 657 relative aux fonctionnaires de l’État ainsi que de l’article 16 a) du règlement relatif à la nomination et à la mutation des professeurs des écoles du ministère de l’Éducation nationale. Les autorités s’appuyèrent sur l’enquête disciplinaire diligentée à l’encontre des requérants en raison de leur participation à la manifestation en cause.
À différentes dates, les requérants introduisirent devant les tribunaux administratifs des actions en annulation contre les décisions de mutation.
Le 30 octobre 2006, le tribunal administratif de Gaziantep rejeta le recours du requérant Metin Ok. Il constata d’abord que le requérant avait participé à une manifestation non-autorisée organisée par un parti politique. Il estima qu’il était établi par le rapport d’enquête que le requérant avait agi en faveur d’un parti politique. Il conclut ensuite que, compte tenu de l’importance et de la particularité du métier de professeur, les conditions d’exercice par le requérant de sa fonction d’enseignant à Şanlıurfa n’étaient plus réunies. Le tribunal administratif confirma donc la décision de mutation à l’égard de ce requérant.
Le 14 juin 2007, le tribunal administratif de Şanlıurfa rejeta le recours du requérant Mustafa Dedecan. Il constata que le requérant avait participé à une manifestation illégale au cours de laquelle des propos faisant l’éloge du chef d’une organisation illégale avaient été tenus et des affiches en faveur de cette organisation avaient été brandies. Le tribunal administratif confirma ainsi la décision de mutation, compte tenu de l’importance et de la particularité de la fonction d’enseignant exercée par le requérant.
Sur pourvoi des requérants auprès du Conseil d’État sur la base des mêmes motifs, le procureur près le Conseil d’État, sans apporter aucun nouvel argument, émit les avis selon lesquels les motifs invoqués par les requérants ne correspondaient à aucun motif légal de cassation et que le pourvoi devrait être rejeté.
Par un arrêt du 27 juin 2008, notifié à Mustafa Dedecan le 23 octobre 2008, le Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif de Şanlıurfa. Par un arrêt du 1er avril 2008, notifié à Metin Ok le 22 mai 2008, le Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif de Gaziantep.
Le requérant Metin Ok forma un recours en rectification d’arrêt devant le Conseil d’État. Par un arrêt du 20 novembre 2008, notifié au requérant le 26 janvier 2009, le Conseil d’État rejeta ce recours.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
L’article 76 de la loi no 657 relative aux fonctionnaires de l’État, intitulé « Le changement de fonction et de lieu des fonctionnaires par leur administration », est libellé comme suit :
« Sans tenir compte de l’égalité de fonction ou de titre et tout en [maintenant] leurs droits acquis concernant leur traitement, les administrations peuvent nommer les fonctionnaires à des postes équivalents ou à des postes supérieurs (...) situés au même endroit ou à un autre endroit, au sein de l’administration.
(...) »
L’article 125 de la loi no 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État dispose :
« Les sanctions disciplinaires infligeables aux fonctionnaires de l’État ainsi que les actes et situations appelant leur infliction sont ceux qui suivent :
(...)
D - Gel de l’avancement de grade : Le gel de l’avancement de grade du fonctionnaire d’un à trois ans en fonction de la gravité de son acte.
Les actes et situations à sanctionner par le gel de l’avancement de grade sont les suivants :
(...)
o) l’action en faveur ou en défaveur d’un parti politique ;
(...) »
L’article 16 du règlement relatif à la nomination et à la mutation des professeurs des écoles du ministère de l’Éducation nationale, en vigueur à l’époque des faits et intitulé « Les mutations par la nécessité du service », était libellé comme suit :
« Sans [vérifier] les autres conditions prévues par ce règlement concernant la mutation, a) ceux dont la mutation est considérée comme appropriée à l’issue de l’enquête diligentée à leur encontre (...) peuvent être mutés en raison des nécessités du service. »
L’article 40 (1) du nouveau règlement en la matière, entré en vigueur le 6 mai 2010, reprend le texte de l’article 16 a) et b) de l’ancien règlement. | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants sont nés respectivement en 1968, en 1972 et en 1955 et résident à Diyarbakır.
Le 28 mars 2006, à l’issue d’un rassemblement à Diyarbakır pour les funérailles de quatre membres du PKK, une organisation illégale armée, des heurts violents survinrent entre la foule et les membres des forces de l’ordre.
Les éléments exposés ci-après ressortent des différents procèsverbaux établis sur les évènements.
La foule, d’environ deux mille personnes, bloqua plusieurs rues et mit le feu à des véhicules et bâtiments.
Les forces de l’ordre furent averties d’un risque d’attaques armées par des terroristes dirigées contre elles et également contre la population, dans le but de provoquer la foule; elles reçurent l’ordre d’être vigilantes à cet égard et de ne pas s’aventurer dans les ruelles.
Durant les évènements, plusieurs établissements publics, centres commerciaux et agences bancaires furent saccagés, et des incendies eurent lieu, de même que des attaques aux cocktails Molotov et des jets de pierres contre les membres des forces de l’ordre et leurs véhicules. Plusieurs domiciles de membres des forces de l’ordre furent aussi attaqués et saccagés, des inscriptions furent apposées sur les portes des domiciles de soixante-cinq agents. Un véhicule blindé fut aussi touché par un cocktail Molotov et par une balle. Plusieurs tirs retentirent dans la ville, un manifestant armé fut neutralisé par un coup de matraque sur la main alors qu’il s’apprêtait à tirer et une grenade trouvée dans la rue fut désamorcée par les forces de l’ordre.
La foule fut dispersée au bout du quatrième jour des évènements par l’emploi de grenades lacrymogènes et de jets d’eau à haute pression. Trois cent soixante-dix-huit manifestants furent placés en garde à vue. Quatre armes à feu, six chargeurs, trois armes de poing, vingt-six balles à blanc et quatre cocktails Molotov furent saisis. Plusieurs dizaines de personnes déposèrent des plaintes pour pillage, dommage aux biens, agressions et coups et blessures.
Parmi la foule, quatre personnes décédèrent par balles, une personne décéda d’une hémorragie cérébrale causée par des éclats de projectiles, trois personnes décédèrent après avoir été touchées par des grenades lacrymogènes, et deux personnes, dont le père des requérants, décédèrent d’hémorragies cérébrales causées par des traumatismes crâniens.
Un gendarme fut blessé par balle, deux autres gendarmes furent blessés par arme blanche (couteau), et deux cent quinze policiers et gendarmes, un docteur, une infirmière, un aide-soignant, un ambulancier et deux journalistes furent également blessés.
Le père des requérants, M. Halit Söğüt, âgé alors de soixantedixhuit ans, fut blessé le 28 mars 2006. Selon les requérants, il avait été attaqué par des policiers.
M. Halit Söğüt fut conduit par ambulance aux urgences de l’hôpital civil de Diyarbakır. Le rapport médical du même jour, établi à 15 h 30, mentionnait comme motif d’admission du patient des blessures par jets de pierres. Il indiquait la présence d’une lacération d’un centimètre entre les sourcils et une lésion d’un centimètre dans la région temporo-occipitale droite. Il indiquait également que le patient avait été hospitalisé à l’unité de soins intensifs, en raison de l’engagement de son pronostic vital constaté à partir des signes pathologiques aperçus sur les images tomographiques du cerveau.
Le 30 mars 2006, M. Halit Söğüt fut transféré à l’hôpital universitaire de Dicle, où il décéda le 2 avril 2006.
Le même jour, une autopsie fut pratiquée sur son cadavre. Le rapport y afférent indiquait la présence d’une ecchymose de trois centimètres sur le crâne, au niveau du vertex, et de trois traces de piqûres, situées sous la clavicule droite, sur le bras droit et sur la main droite, ainsi que l’absence de toute autre trace ou blessure sur le corps. Il précisait que l’ouverture du crâne avait permis d’établir la présence d’une fissure de neuf centimètres à l’arrière de la partie pariétale. Le rapport concluait que le décès avait été causé par un traumatisme crânien suivi d’une hémorragie cérébrale.
Le procureur compétent en matière d’actes terroristes entama d’office une enquête. Mme Halime Yüksel, fille de M. Halit Söğüt, indiqua dans sa déposition du 6 avril 2006 qu’elle se trouvait aux côtés de son père lors de l’incident, que tous deux marchaient dans une rue plutôt calme et que soudainement une quinzaine de policiers en uniforme avaient attaqué son père à coups de matraque. En réponse aux questions du procureur, Mme Halime Yüksel affirma ce qui suit : les agents en question n’étaient pas des membres des « forces spéciales » (özel harekat) ou des « forces d’intervention » (çevik kuvvet) ; elle et son père ne s’étaient pas retrouvés au milieu de la foule lors de l’incident ; avant de prendre la fuite par peur, elle avait vu son père être roué de coups et, par conséquent, elle ne comprenait pas pourquoi le rapport d’autopsie n’indiquait aucune lésion sur le corps de son père, excepté sur le crâne ; elle ne pouvait pas citer de témoins oculaires.
Le requérant Ali Söğüt indiqua dans sa déposition du même jour que sa sœur lui avait affirmé qu’elle-même et leur père s’étaient retrouvés au milieu de la foule lors de l’intervention des forces de l’ordre.
Le 19 avril 2006, les requérants et Mme Yüksel déposèrent plainte pour meurtre.
Par une décision du 2 mai 2006, le procureur compétent en matière d’actes terroristes transmit son dossier au procureur de la République de Diyarbakır (« le procureur »), qui avait été saisi de la plainte des requérants, en indiquant qu’il n’avait pas été établi que le défunt avait été tué par des organisations illégales. Par une décision du 15 mai 2006, les deux enquêtes furent jointes.
M. Ali Söğüt, dont la déposition fut recueillie par le procureur le 30 avril 2007, indiqua que les vêtements de son père étaient trempés lorsqu’il l’avait rejoint à l’hôpital et qu’il pensait que son père avait été soumis à des jets d’eau à haute pression projetée par les véhicules blindés. Il modifia en outre sa déposition initiale, faite le jour de l’autopsie, selon laquelle sa sœur lui avait affirmé qu’elle-même et leur père s’étaient retrouvés au milieu de la foule lors de l’intervention des forces de l’ordre.
Dans le cadre de son enquête, le procureur demanda à la direction de la sûreté de Diyarbakır l’identité des agents en fonction dans le quartier en question durant les heures qui avaient précédé l’hospitalisation de M. Halit Söğüt. La direction de la sûreté de Diyarbakır lui communiqua le nom de dix-huit agents, ainsi qu’un registre détaillé comportant les dates et horaires des affectations des policiers en différents lieux.
Le 12 décembre 2007, le procureur émit un « ordre d’arrestation pour le recueil de dépositions » à l’encontre de huit policiers qui ne s’étaient pas présentés aux convocations initiales ou qui avaient été mutés dans différentes villes dans l’intervalle.
Dans leurs dépositions, les policiers expliquèrent qu’ils étaient en fonction à l’intérieur des véhicules blindés qui projetaient de l’eau à haute pression et qu’ils n’avaient pas effectué d’intervention au sol. L’un des policiers indiqua que des gendarmes avaient aussi participé aux opérations au vu de l’ampleur des évènements. Certains policiers déclarèrent qu’ils n’étaient pas en fonction à l’endroit où s’était produit l’incident, qu’ils se trouvaient en d’autres lieux et que cela figurait dans le registre des affectations communiqué au préalable au procureur.
Dans l’intervalle, la direction de la sûreté de Diyarbakır avait aussi envoyé au procureur des informations complémentaires lui signalant que toutes les prises de fonctions à différents lieux ne se trouvaient pas indiquées sur le registre susmentionné étant donné que beaucoup de mesures avaient dû être prises verbalement par les commissaires présents sur les lieux, eu égard à l’ampleur des évènements.
Le procureur collecta aussi les enregistrements visuels réalisés par la police, sur lesquels les faits concernant le père des requérants ne purent être constatés.
Le 7 octobre 2008, au vu des éléments qui précèdent, le procureur rendit une ordonnance de non-lieu en raison de l’absence de preuves envers les policiers mis en cause. Il émit un avis de recherche permanent dans le but d’identifier les auteurs des actes en cause, et ce jusqu’à la prescription pénale des faits.
Le 4 novembre 2008, les requérants s’opposèrent au non-lieu.
Le 2 février 2009, la cour d’assises de Siverek, saisie de l’affaire, ordonna, par le biais du tribunal d’instance pénal de Diyarbakır, qu’il fût procédé à la recherche d’autres enregistrements visuels. Deux enquêtes furent menées dans le but de trouver des enregistrements réalisés au moyen des caméras de sécurité équipant les commerces de la rue où s’était produit l’incident, mais celles-ci s’avérèrent infructueuses.
Par une décision du 17 juin 2009, la cour d’assises de Siverek rejeta l’opposition formée par les requérants et confirma le non-lieu.
Par ailleurs, il ressort d’un document daté du 13 mai 2009 que les requérants ont introduit un recours de pleine juridiction pour obtenir une compensation matérielle de 60 000 livres turques (TRY). D’après ce document, une copie du dossier du tribunal administratif de Diyarbakır a été transmise au parquet en charge de l’enquête. Le dossier ne contient pas d’indications sur l’issue de ce recours.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Le droit interne pertinent en l’espèce, notamment les dispositions relatives aux attributions de la police et des forces d’intervention rapide dans le cadre des luttes anti-émeutes, telles que fixées par la loi no 2559 du 14 juillet 1934, est décrit, entre autres, dans les arrêts Abdullah Yaşa et autres c. Turquie (no 44827/08, §§ 23 à 28, 16 juillet 2013), et Ataykaya c. Turquie (no 50275/08, §§ 30 à 35, 22 juillet 2014). | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1975. Il est actuellement détenu à la prison de Bacău.
A. La procédure pénale contre le requérant
Le 9 mai 2011, le requérant fut placé en détention provisoire pour tentative d’assassinat.
Par un réquisitoire du 19 septembre 2011, le requérant fut renvoyé en jugement du chef de tentative d’assassinat et d’association de malfaiteurs.
Par une décision du 15 février 2013, le tribunal départemental de Bacău condamna le requérant à une peine d’emprisonnement ferme du chef des infractions précitées.
D’après les informations obtenues par la Cour, la condamnation pénale du requérant a été confirmée ultérieurement par la cour d’appel de Bacău, le 13 septembre 2013, et par la Haute Cour de cassation et de justice, le 30 juin 2014, et, conformément au droit interne, l’intéressé a vu sa détention provisoire prolongée jusqu’à sa condamnation définitive par cette dernière juridiction.
B. Les conditions de détention du requérant
Les conditions de détention telles que décrites par le requérant
Le requérant décrit ses conditions de détention comme suit.
Le 9 mai 2011, il a été incarcéré à la prison de Bacău. Il a été placé les cinq-six premiers mois de sa détention dans la cellule no 109, qui mesurait 25 m², avec cinq autres détenus.
Il a été ensuite transféré dans la cellule no 110, qui mesurait 30 m², avec vingt-trois autres détenus, et il y est resté pendant trois mois.
Il a été ultérieurement incarcéré dans la cellule no 106, qui mesurait 35 m² et était pourvue d’une seule fenêtre, avec vingt-deux autres détenus, dont la grande majorité était des fumeurs. L’eau chaude était disponible deux fois par semaine, à chaque fois pendant deux heures. Dans la salle de bains, prévue pour être utilisée par vingt détenus, il y avait une seule cabine de douche et un tuyau censé servir pour la toilette. Au moins un matin par semaine, l’eau courante n’était pas disponible pendant plusieurs heures, de sorte qu’il était impossible d’utiliser les toilettes dans cet intervalle.
Depuis le 27 août 2013, le requérant occupe la cellule no 229, d’une superficie de 51 m², avec vingt-trois autres détenus, dont la grande majorité sont des fumeurs. La cellule est dotée de plusieurs lits superposés sur deux ou trois niveaux, d’une petite pièce pour le stockage des aliments de 1,30 m², d’une petite fenêtre de 0,70 m sur 1,80 m, ainsi que d’une salle de bains pourvue d’une douche, de toilettes et de deux lavabos. Les matelas sont infestés de punaises.
Les repas ne sont pas comestibles et ils sont servis dans les lits étant donné qu’il n’y a pas de tables dans les cellules. En outre, ils sont servis dans des récipients inadéquats.
Les cellules ne sont pas dotées de rangements pour les affaires personnelles, lesquelles doivent être gardées dans des valises déposées sous les lits. En raison de l’humidité régnant dans les cellules – le linge y étant séché –, renforcée par la fumée des cigarettes et la poussière, le requérant souffre de maladies pulmonaires. Ces pathologies requièrent un traitement médicamenteux et celui-ci provoque chez le requérant des problèmes d’estomac.
L’électricité est disponible uniquement après 16 heures.
Le requérant bénéficie d’une promenade de deux heures par jour dans une cour de 50 m², en même temps que quarante à cinquante autres détenus. De plus, en hiver, les détenus doivent se serrer les uns contre les autres à cause de la neige. Cette cour est infestée par des rats.
Le personnel de la prison ne fournit que très peu de produits d’hygiène au requérant.
Par ailleurs, le 30 octobre 2013, le requérant avait été transféré temporairement à la prison de Rahova où il avait été placé dans la cellule no 639. La cellule, qui mesurait 26 m², était pourvue de dix lits, d’une fenêtre de 1 m², de toilettes et d’une douche. Il n’y avait ni rangements pour les affaires personnelles, ni tables ou chaises pour prendre les repas. Les murs présentaient des moisissures. Les codétenus du requérant étaient des fumeurs.
En outre, lors de son incarcération à la prison de Bacău, le requérant, non-fumeur, a acheté au magasin de la prison des cigarettes pour les donner soit aux plus démunis soit au personnel de l’établissement en échange de divers services. Il a été enregistré par les autorités pénitentiaires comme étant fumeur, malgré ses déclarations contraires.
Les conditions de détention telles que décrites par le Gouvernement
Le Gouvernement décrit les conditions de détention du requérant de la manière suivante.
Depuis le 27 septembre 2011, le requérant est incarcéré à la prison de Bacău. Au cours de sa détention dans cet établissement pénitentiaire, il a été incarcéré à la prison de Rahova, afin de pouvoir participer aux audiences devant les tribunaux nationaux, pour de courtes périodes (du 23 au 26 juillet 2013 et du 22 octobre au 15 novembre 2013).
Du 27 septembre au 21 octobre 2011, le requérant a été incarcéré dans la cellule no 118, qui mesurait 27,99 m², avec treize autres détenus.
Du 21 octobre 2011 au 9 avril 2012, le requérant a été placé dans la cellule no 109, qui mesurait 39,70 m², avec jusqu’à huit autres détenus.
Du 9 avril au 30 juillet 2012, du 12 septembre 2012 au 23 juillet 2013 et du 26 juillet au 27 août 2013, le requérant a été placé dans la cellule no 106, qui mesurait 47,18 m² et était pourvue de vingt-sept lits. Au mois de mai 2012, pendant dix-neuf jours, quatorze détenus ont été placés dans cette cellule. Au cours des autres périodes d’incarcération du requérant, cette cellule a accueilli dix-sept à vingt-sept détenus.
Du 30 juillet au 12 septembre 2012, le requérant a été placé dans la cellule no 110, qui mesurait 39,74 m² et qui était pourvue de
vingt-quatre lits. Pendant cette période, vingt-deux à vingt-quatre détenus y ont été placés.
Du 27 août au 22 octobre 2013 et du 15 novembre au 22 novembre 2013, le requérant a été placé dans la cellule no 229, qui mesurait 43,46 m² et qui était pourvue de vingt-cinq lits. Pendant cette période, vingt-deux à vingt-quatre détenus y ont été placés.
En août 2012, des travaux de rénovation ont été réalisés dans deux ailes de la prison où se situaient les cellules dans lesquelles le requérant avait été placé.
Les cellules précitées sont pourvues de fenêtres, de rangements pour les aliments et pour les repas, d’une télévision, de ventilation électrique et de chauffage, ainsi que d’une salle de bains dotée de plusieurs lavabos, toilettes et douches.
L’aération et l’éclairage des cellules se font de manière naturelle, par les fenêtres dont sont pourvues les cellules. Les détenus ont accès à l’électricité et l’éclairage artificiel est disponible principalement de 6 heures à 8 heures et de 16 h 30 ou 19 heures à 22 heures, selon la saison. Pendant l’hiver, les cellules sont chauffées selon des tranches horaires programmées.
La propreté des cellules est de la responsabilité des détenus et
ceux-ci se voient distribuer des produits de nettoyage. Des actions de désinsectisation et de dératisation sont menées régulièrement. Des produits d’hygiène personnelle sont en outre distribués aux détenus.
L’eau courante et l’eau chaude sont disponibles selon un programme approuvé par l’établissement pénitentiaire.
La nourriture est de bonne qualité et vérifiée quotidiennement par les responsables de la prison et un représentant des détenus.
Bien qu’il ait indiqué au moment de son incarcération à la prison de Bacău qu’il n’était pas fumeur, le requérant est revenu sur sa déclaration après avoir appris que, en tant que non-fumeur, il ne serait pas autorisé à acheter des cigarettes (le Gouvernement a versé au dossier les déclarations signées par l’intéressé).
Le requérant n’a jamais demandé à être placé dans une cellule avec des détenus non-fumeurs. En revanche, il a acheté des cigarettes durant sa détention.
Le suivi médical du requérant
D’après le dossier médical du requérant tenu par le médecin de la prison à partir du 9 mai 2011, l’intéressé a bénéficié pendant sa première année de détention de plusieurs soins aux mois de mai, août, septembre et décembre.
Les plaintes du requérant
En octobre 2012, une inspection de l’administration nationale des prisons fut effectuée à la prison de Bacău, à la suite d’une plainte du requérant qui dénonçait la qualité de la nourriture, les conditions matérielles de détention, un non-respect de son droit à la promenade et une impossibilité de recevoir des colis. Le rapport établi à la suite de cette inspection concluait que seules certaines des allégations du requérant – à savoir celles concernant une méconnaissance de la norme nationale portant sur un minimum d’espace personnel de 4 m² par détenu et sur l’existence d’au moins une toilette, un lavabo et une douche pour dix détenus – étaient vérifiées. Le rapport précisait que ces défaillances étaient dues à l’état de surpopulation carcérale et que celui-ci ne pouvait pas être imputé à la prison.
Le 5 novembre 2012, le requérant déposa une plainte auprès du juge de l’application des peines : il dénonçait une méconnaissance de la norme nationale établissant un minimum d’espace personnel de 4 m² par détenu, des conditions de promenade qu’il qualifiait d’inadéquates et un ameublement insuffisant de sa cellule. Par une décision du 22 novembre 2012, la plainte fut rejetée au motif que le requérant n’avait pas saisi l’administration de la prison d’une demande préalable à ce titre.
Le 29 novembre 2012, le requérant sollicita l’amélioration de l’état de la cellule no 106, dans laquelle il était incarcéré à l’époque, par l’installation d’une table et de bancs pour les repas, par la prolongation du programme d’approvisionnement en eau chaude et par l’installation d’une douche supplémentaire. D’après le Gouvernement, les travaux réclamés par le requérant ont été réalisés.
Le 16 septembre 2013, le requérant sollicita auprès de la direction de la prison le nettoyage de la cour de promenade. Le 18 septembre 2013, il saisit le juge de l’application des peines d’une plainte contre l’administration de la prison, en se prévalant du « droit à la promenade et à la santé » et en mentionnant que les ordures se trouvant dans la cour n’avaient pas été enlevées le 13 septembre 2013, de sorte qu’il n’aurait pas bénéficié de sa promenade quotidienne ce jour-là.
Par une décision du 26 septembre 2013, le juge rejeta la plainte du requérant au motif que ses allégations étaient contredites par les explications fournies par la direction de la prison. Il ne ressort pas des pièces du dossier que cette décision est devenue définitive.
D’après le Gouvernement, les mesures sollicitées par le requérant ont été prises.
C. Le droit de visite en prison
À l’occasion de son incarcération à la prison de Bacău, le requérant fut fiché, pendant six mois, dans la catégorie des détenus présentant un risque pour la sécurité de la prison, étant donné qu’il était connu comme faisant partie d’un groupe criminel organisé. Le 10 novembre 2011, le tribunal de première instance de Bacău confirma le fichage du requérant.
D’après les informations fournies par l’Administration nationale des prisons, jusqu’au 19 novembre 2013, le requérant a reçu
cinquante-et-une visites de la part de sa famille, dont six sans paroi de séparation : il aurait ainsi bénéficié des visites de son père, ses frères, sa belle-sœur et son cousin, sans paroi de séparation, les 27 septembre et 30 décembre 2012, et les 23 mars, 22 juillet, 17 août et 3 septembre 2013.
Le requérant bénéficia en outre de trois visites conjugales de 48 heures à l’occasion de ses trois mariages avec la même personne.
En revanche, d’autres demandes du requérant concernant son droit de visite firent l’objet de décisions de rejet – détaillées ci-après.
D’abord, le requérant se vit refuser la visite d’un autre détenu en octobre 2011, au motif que ce détenu ne figurait pas sur la liste des membres de sa famille que l’intéressé avait établie.
En outre, le 1er novembre 2011, la direction de la prison rejeta la demande d’autorisation de la visite de son épouse, d’un de ses fils mineurs et d’une cousine, formulée par le requérant, au motif que celui-ci était placé en détention provisoire. Dans sa demande, l’intéressé mentionnait qu’il n’avait pas vu son fils depuis dix mois et que ce dernier habitait aux
Pays-Bas et fêtait son anniversaire.
Il ne ressort pas des pièces du dossier que le requérant a contesté la décision de la direction de la prison devant le juge de l’application des peines ou devant le tribunal de première instance compétent.
De même, le 20 février 2012, la demande du requérant tendant à l’obtention d’une visite de sa partenaire sans paroi de séparation fut rejetée au motif de l’infliction récente d’une sanction disciplinaire.
Par ailleurs, par deux décisions du 19 septembre 2012, le juge de l’application des peines prit note du fait que le requérant entendait retirer ses plaintes par lesquelles il contestait le refus de la direction de la prison d’autoriser la visite d’un de ses fils mineurs sans paroi de séparation, ainsi que celle d’un autre détenu, au cours du mois de septembre 2012.
Enfin, le 19 septembre 2013, la direction de la prison rejeta la demande du requérant tendant à l’autorisation d’une visite de la part de sa famille sans paroi de séparation avant son transfert prochain dans une autre prison au motif que l’intéressé avait bénéficié récemment de trois visites du même genre.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Les conditions de détention
Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce, de même que les conclusions du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») rendues à la suite de plusieurs visites effectuées dans des prisons de Roumanie et ses observations à caractère général, sont résumés dans l’arrêt Iacov Stanciu c. Roumanie (no 35972/05, §§ 113-129, 24 juillet 2012). Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 275/2006 sur l’exécution des peines et des mesures privatives de liberté ordonnées par les autorités judiciaires au cours du procès pénal (« la loi no 275/2006 ») ainsi que la jurisprudence fournie par le Gouvernement sont décrites dans l’affaire Cucu c. Roumanie (no 22362/06, § 56, 13 novembre 2012). Depuis le 1er février 2014, la loi précitée a été abrogée et remplacée par la loi no 254/ 2013 sur l’exécution des peines (« la loi no 254/2013 »), qui contient des dispositions similaires.
Dans son dernier rapport, publié le 24 novembre 2011 à la suite de sa visite du 5 au 16 septembre 2010 dans plusieurs établissements pénitentiaires, le CPT a conclu que le taux de surpopulation des établissements pénitentiaires restait un problème majeur en Roumanie.
L’arrêté du ministère de la Justice no 433/C du 5 février 2010 sur les conditions minimales obligatoires dans les centres de détention des personnes privées de liberté, publié au Journal officiel no 103 du 15 février 2010, prévoit qu’un espace minimum de 4 m² par détenu doit être assuré dans les cellules dans lesquelles sont confinées les personnes privées de liberté (regimul închis sau de maximă siguranţă). Le même arrêté exige que les salles de bains soient pourvues d’au moins un lavabo, une toilette et une douche pour dix détenus.
Par ailleurs, à la suite d’une visite effectuée le 3 octobre 2013, l’Association pour la défense de droits de l’homme – le comité Helsinki (« APADOR-CH ») a rédigé un rapport, daté du même jour. Ce rapport se référait, entre autres, aux problèmes de surpopulation carcérale à la prison de Bacău dans les deux ailes où le requérant a été incarcéré et d’inadéquation des cours de promenade en raison de leur exiguïté (cours très étroites et dépassant de peu la surface d’une cellule). Le rapport relevait en outre que la prison était infestée de punaises. Il évoquait également l’état désolant des cellules de l’aile no 1 de la prison, la présence de moisissures et des traces d’inondations passées. Le rapport faisait enfin état des griefs des détenus quant à la mauvaise qualité de la nourriture et à l’absence d’activités socio-éducatives.
Dans son rapport rédigé à la suite d’une visite de vérification effectuée le 16 juillet 2014, l’organisation susmentionnée précisait que l’état de surpopulation carcérale persistait.
B. Le droit de visite en prison
La loi no 275/2006 prévoyait, dans son article 48 § 2, le droit des détenus condamnés à recevoir des visites.
Elle prévoyait également le droit d’un détenu de se plaindre devant le juge de l’application des peines des mesures prises par l’administration pénitentiaire. Son article 38 était ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 38
« 2. Les personnes condamnées à des peines privatives de liberté peuvent se plaindre des mesures relatives à l’exercice des droits prévus par le présent chapitre [et] décidées par l’administration de l’établissement pénitentiaire, devant le juge de l’application des peines, dans un délai de dix jours à compter de la date à laquelle elles ont pris connaissance de la mesure en cause.
(...)
La personne condamnée ou l’administration de l’établissement pénitentiaire peuvent contester la décision du juge de l’application des peines devant le tribunal de première instance sis dans le ressort de l’établissement pénitentiaire, dans un délai de cinq jours après la communication de la décision.
(...)
La décision du tribunal de première instance est définitive. »
L’article 82 § 5 de la loi no 275/2006 disposait que les personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire bénéficiaient également des dispositions des articles susmentionnés.
La loi no 275/2006 répertoriait en outre les différents régimes de détention. Selon son article 20 § 3, les personnes soumises au régime de haute sécurité subissaient des mesures strictes de surveillance et d’escorte.
En parallèle, l’article 93 du règlement d’application de cette loi prévoyait que le régime de haute sécurité était appliqué aux détenus condamnés à des peines d’emprisonnement de plus de quinze ans et à ceux présentant un risque pour la sécurité de la prison. L’article 931 du même règlement énumérait les critères pris en compte pour l’établissement du niveau de risque présenté par un détenu, parmi lesquels figurait l’appartenance à un groupe criminel organisé. Selon l’article 934 du règlement précité, la procédure d’évaluation du risque et les mesures particulières de sécurité étaient les mêmes pour les personnes en détention provisoire et pour les détenus condamnés. Les visites des détenus soumis au régime de haute sécurité se faisaient dans des espaces aménagés, en principe avec des parois de séparation. En fonction du comportement du détenu et dans l’intérêt de la resocialisation, la direction du centre pénitentiaire pouvait autoriser la tenue d’une visite sans paroi de séparation.
Selon l’article 224 § 5 du règlement, combiné avec l’article 38 §§ 3 et 4 de la loi no 275/2006 , les visites des détenus placés en détention provisoire s’effectuaient dans les mêmes conditions que celles prévues pour les détenus soumis au régime de haute sécurité, à savoir dans des espaces aménagés, en principe avec des parois de séparation, et sous surveillance visuelle. La direction du centre pénitentiaire pouvait autoriser la tenue d’une visite sans paroi de séparation, dans les cas suivants :
a) afin d’encourager les personnes privées de liberté ayant un comportement adéquat, celles participant aux activités productives, d’éducation et d’assistance psychosociale et remplissant les objectifs prévus dans le plan individuel d’évaluation et d’intervention éducative et thérapeutique ;
b) à l’occasion d’événements particuliers, tels l’anniversaire, le mariage, la naissance d’un enfant, le décès d’un membre de la famille ;
c) à la demande du CPT, à l’occasion de sa visite dans la prison.
La loi no 254/2013, ayant abrogé et remplacé la loi no 275/2006, contient des dispositions similaires en matière de droit de visite (article 110 § 1 combiné avec l’article 68 § 2). La nouvelle loi reprend également les dispositions de l’ancienne loi en ce qui concerne la responsabilité du juge chargé du contrôle de la privation de liberté (judecătorul de supraveghere a privării de libertate) en tant que garant du respect des droits des personnes condamnées (article 57). Ledit juge demeure compétent pour examiner les contestations des personnes condamnées relatives à l’exercice de leurs droits (articles 9 § 2 et 56) et ses décisions sont susceptibles d’un recours devant le tribunal de première instance (article 56 § 9).
Le règlement d’application de la loi no 254/2013 n’a pas été adopté à ce jour. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
A. Les circonstances de l’espèce
Le requérant est né en 1970 et réside à Drama.
Le requérant est un militaire à la retraite. Le 15 juillet 2003, il saisit la Comptabilité générale de l’État d’une demande en vue d’obtenir le réajustement du montant de sa pension conformément aux dispositions des lois nos 2838/2000 et 3016/2002.
Le 21 novembre 2003, suite au rejet tacite de sa demande, le requérant forma une opposition devant le Comité de contrôle de la Comptabilité générale de l’État.
Considérant que sa demande était tacitement rejetée après l’écoulement d’un délai de trois mois sans réponse de la part de l’administration, le 18 février 2005 le requérant saisit la Cour des comptes d’un recours contre le rejet tacite de l’administration.
Une audience eut lieu le 30 janvier 2009. En raison de l’omission de l’État de fournir le dossier de pension du requérant, la Cour des comptes par une décision avant dire droit reporta l’examen de l’affaire (no 927/2009). Une nouvelle audience eut lieu le 7 octobre 2011.
Le 2 mars 2012, la Cour des comptes par son arrêt no 649/2012 donna gain de cause au requérant. Cet arrêt fut notifié au requérant le 6 mars 2012.
B. Le droit interne pertinent
La loi no 4239/2014
La loi no 4239/2014, intitulée « satisfaction équitable au titre du dépassement du délai raisonnable de la procédure devant les juridictions pénales, civiles et la Cour des comptes », est entrée en vigueur le 20 février 2014. La loi précitée introduit, entre autres, un nouveau recours indemnitaire visant à l’octroi d’une satisfaction équitable pour le préjudice moral causé par la prolongation injustifiée d’une procédure devant la Cour des comptes. L’article 3 § 1 dispose :
« Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive (...). » | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
A. Les circonstances de l’espèce
Le requérant est né en 1955 et réside à Héraklion de Crète.
Le 14 décembre 1996, il acheta un terrain situé en Crète.
En même temps, il soumit une déclaration d’impôt auprès des autorités fiscales d’Héraklion concernant ledit terrain.
Le 21 novembre 2001, lesdites autorités rendirent le rapport de contrôle fiscal du requérant et lui imposèrent une taxe immobilière de 1 303 170 drachmes (environ 3 824,41 euros) et une amende fiscale de 150 000 drachmes (environ 440,20 euros) en vertu des dispositions de l’article 31 de la loi no 820/1978 pour fausse déclaration d’impôt.
Le 9 juillet 2002, le requérant saisit le tribunal administratif de première instance d’Héraklion d’un recours en annulation desdits actes.
Le 25 avril 2007, l’audience devant ladite juridiction fut ajournée en raison d’une grève des avocats pour le 26 septembre 2007.
À cette date, l’audience fut de nouveau reportée au 30 janvier 2008 sur demande de l’avocat du requérant afin de produire des pièces importantes.
Le 28 mai 2008, le tribunal administratif de première instance d’Héraklion fit droit au recours du requérant et annula les actes attaqués (jugement no 48/2008).
Ce jugement fut notifié au requérant le 29 octobre 2008.
B. Le droit interne pertinent
La loi no 4055/2012, intitulée « procès équitable et durée raisonnable », est entrée en vigueur le 2 avril 2012. Les articles 53 à 58 de la loi précitée introduisent un nouveau recours indemnitaire visant à l’octroi d’une satisfaction équitable causé par la prolongation injustifiée d’une procédure administrative. L’article 55 § 1 dispose:
« Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive. (...) » | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
A. Les circonstances de l’espèce
La liste des requérants, ainsi que les informations pertinentes sur les procédures en cause figurent en annexes I et II.
Les requérants se plaignent de la durée des procédures qu’ils ont engagées devant les juridictions administratives. Les requérants dans la requête no 31295/12 se plaignent aussi de l’absence d’un recours effectif à cet égard.
B. Le droit interne pertinent
La loi no 4055/2012, intitulée « procès équitable et durée raisonnable », est entrée en vigueur le 2 avril 2012. Les articles 53 à 58 de la loi précitée introduisent un nouveau recours indemnitaire visant à l’octroi d’une satisfaction équitable causé par la prolongation injustifiée d’une procédure administrative. L’article 55 § 1 dispose:
« Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive. (...) » | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Les requérants dénoncent leurs conditions de détention à la prison d’Ioannina, ainsi que, pour certains d’entre eux, les conditions de leur détention ultérieure à la prison de Corfou.
Selon les informations fournies par le Gouvernement, les requérants suivants furent transférés à une autre prison : le requérant no 2 le 5 mai 2014, le requérant no 3 le 30 avril 2013 (à la prison de Corfou où il est encore détenu), le requérant no 4 le 25 avril 2013, le requérant no 5 le 30 avril 2013 (à la prison de Corfou où il fut détenu jusqu’au 15 août 2014), le requérant no 6 le 8 mai 2014, le requérant no 8 le 11 octobre 2013, le requérant no 10 le 31 mai 2013, le requérant no 12 le 5 juillet 2013, le requérant no 14 le 2 mai 2013 (à la prison de Corfou où il fut détenu jusqu’au 17 juin 2013), le requérant no 16 le 26 avril 2013, le requérant no 17 le 30 avril 2013 (à la prison de Corfou où il est encore détenu), le requérant no 23 le 8 juillet 2013, le requérant no 24 le 14 novembre 2013, le requérant no 25 le 15 novembre 2013 et le requérant no 26 le 15 novembre 2013.
Les requérant suivants ont été mis en liberté : le requérant no 1 le 9 octobre 2013, le requérant no 9 le 15 novembre 2013, le requérant no 13 le 18 juin 2013, le requérant no 15 le 17 mai 2013, le requérant no 19 le 21 octobre 2013, et le requérant no 21 le 19 décembre 2013.
Le reste des requérants était encore détenu à la prison d’Ioannina à la date du dépôt des observations du Gouvernement.
A. Les conditions de détention des requérants selon leur version
En ce qui concerne la prison d’Ioannina
La prison d’Ioannina, d’une capacité officielle de quatre-vingt-cinq personnes, accueillait au début de 2013 deux cent trente détenus environ. Les requérants étaient placés dans quatre grandes chambrées qui accueillaient trente-deux détenus ou, dans quatre plus petites, qui en accueillaient de huit à vingt. Dans le couloir devant les petites chambrées, il y avait encore des lits pour quarante-cinq détenus. Les détenus restaient dans les chambrées dix-sept heures par jour et prenaient leurs repas sur leurs lits.
Plus précisément, les requérants fournissent les informations suivantes concernant le taux d’occupation des cellules et chambrées dans lesquelles il séjournaient : cellule 1 de 60 m² : 40 détenus ; cellule 2 de 35 m² : 30 détenus ; cellule 3 de 50 m² : 40 détenus ; cellule 4 de 35 m² : 28 détenus (dont certains dans le couloir) ; cellule 5 de 30 m² : 35 détenus ; cellule 6 de 15 m² : 8 détenus ; cellule 7 de 15 m² : 10 détenus ; cellule 8 de 25 m² : 13 à 14 détenus ; cellule 9 de 30 m² : 10 détenus ; chambrée 1 de 50 m² : 28 détenus (et 15 dans le couloir) ; chambrée 2 de 55 m² : 30 détenus ; chambrée 3 de 55 m² : 36 détenus et chambrée 4 de 30 m² : 36 détenus (dont 28 dans la chambrée et 8 dans le couloir).
Les matelas étaient vieux et usés et infestés de punaises. L’eau chaude était disponible pendant deux heures par jour et ne suffisait pas pour deux cent vingt personnes. La nourriture était insuffisante et non adaptée aux détenus malades. Dans les chambrées, il n’y avait ni tables, ni chaises, ni armoires ni espace libre. Les malades et les toxicomanes n’étaient pas séparés des autres.
Il n’y avait aucune activité récréative et la cour de la prison ne se prêtait pas à l’exercice physique.
En ce qui concerne la prison de Corfou
La prison est une ancienne prison britannique construite en 1830 et d’une capacité de 150 détenus. En juin 2013, elle accueillait 330 détenus qui vivaient dans des conditions de surpopulation extrême.
La prison est composée de dix ailes de deux étages chacune. Chaque aile contient 15 cellules, chacune d’une surface de 5,3 m² dans lesquelles sont placées deux à trois détenus. Par conséquent, l’espace personnel de chaque détenu, dont les requérants s’élève à 1,5 m². La toilette et le lavabo se trouvent dans la cellule dans un espace adjacent de 2 m², mais il n’y a pas de porte pour protéger l’intimité des intéressés. L’eau chaude et le chauffage ne sont pas suffisants. La nourriture est de pauvre qualité nutritionnelle et distribuée en petites quantités.
B. Les conditions de détention des requérants selon la version du Gouvernement
Le Gouvernement ne présente pas d’observations sur les conditions de détention des requérants ni en ce qui concerne la prison d’Ioannina ni quant à celle de Corfou.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Pour le droit et la pratique internes pertinents, se référer à la décision Chatzivasiliadis c. Grèce (no 51618/12, §§ 17-21, 26 novembre 2013).
III. LES CONSTATS DES INSTITUTIONS NATIONALES ET INTERNATIONALES
A. En ce qui concerne la prison d’Ioannina
Dans son rapport du 5 juillet 2013, établi à la suite de sa visite du 4 au 16 avril 2013, le Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (CPT) relevait ce qui suit en ce qui concerne la prison d’Ioannina.
La prison, construite en 1968, accueille des détenus condamnés à des peines inférieures à cinq ans ou des prévenus. D’une capacité de 70 personnes, elle en accueillait 232 à la date de la visite. En 2010, le nombre était réduit à 150, mais en moyenne la prison accueille entre 200 et 250 personnes, et occasionnellement jusqu’à 300. La prison est composée d’un seul bâtiment contenant neuf chambrées sur deux étages. Quatre chambrées mesurant 50 m² accueillaient chacune, à la date de la visite, 30 détenus. Cinq chambrées, plus petites situées au rez-de-chaussée, mesurent entre 15 m² et 32 m² et accueillaient de 8 à 18 détenus. 176 détenus étaient placés dans les neuf chambrées et les 56 restants devaient dormir dans les couloirs, certains devant partager leur lits et certains dormant sur des matelas posés à même le sol. Il y avait un manque total d’intimité pour ceux qui séjournaient dans les couloirs.
En dépit de la surpopulation, de larges fenêtres dans les chambrées permettaient la circulation de l’air et de la lumière naturelle. La lumière artificielle était suffisante. Les salles d’eau de chaque chambrée (comprenant deux toilettes, deux douches et deux lavabos) étaient cloisonnées, quoique certaines d’entre elles étaient mal entretenues et présentaient de la moisissure sur le plafond.
En bref, les conditions de détention dans la prison étaient très similaires à celles décrites par la Cour dans son arrêt Samaras et autres c. Grèce, no 11463/09, 28 février 2012.
La prison était infestée d’insectes et de poux et les conditions d’hygiène n’étaient pas satisfaisantes. Les détenus se sont aussi plaints auprès des représentants du CPT que les matelas et les couvertures fournies étaient sales, ce que ces derniers ont constaté par eux-mêmes. Des produits d’hygiène corporelle n’étaient pas fournis ou fournis en quantité limitée, de sorte que les détenus étaient obligés de les acheter eux-mêmes au magasin de la prison ou de les recevoir des amis ou de la famille lors des visites.
Le problème du manque d’eau chaude était particulièrement aigu dans la prison et source constante de conflits et de violences entre prisonniers. L’eau chaude était disponible pendant seulement vingt minutes par jour, ce qui était totalement insuffisant pour le nombre de détenus.
Les détenus dans toutes les prisons grecques sont libres de circuler dans la prison de 8 h à 12 h et de 15 h à 21 h. Toutefois, à Ioannina, les chambrées restaient ouvertes toute la journée et la nuit, sinon les détenus qui dormaient dans les couloirs n’auraient pas eu accès aux toilettes se trouvant dans les chambrées.
Dans un document adressé par le ministère de la Justice au Parlement hellénique et relatif à la capacité des prisons en Grèce et le nombre des détenus dans chacune d’elles, le ministre indiquait que la prison d’Ioannina avait une capacité de 80 personnes et que le 1er avril 2014, elle en accueillait 205.
B. En ce qui concerne la prison de Corfou
Le 10 février 2014, des représentants du parti politique SYRIZA ont rendu visite à la prison de Corfou et ont été informés par le directeur de la prison des problèmes liés au fonctionnement de celle-ci, notamment la surpopulation (60 détenus dormaient à même le sol), le manque de soins médicaux adéquats et le financement insuffisant.
Dans le document susmentionné adressé par le ministère de la Justice au Parlement hellénique, relatif à la capacité des prisons en Grèce et au nombre de détenus dans chacune d’elles, le ministre indiquait que la prison de Corfou avait une capacité de 160 personnes et que le 1er avril 2014, elle en accueillait 313. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1965 et réside à Chişinău.
Le 27 octobre 2000, le requérant fut engagé par le ministère des Affaires intérieures (MAI) en tant que policier. Le 16 novembre 2006 il partit à la retraite.
Le 30 janvier 2008, le requérant contesta en justice le refus du conseil municipal de Chișinău d’accorder, à lui et sa famille, un logement social.
Le 10 octobre 2008, la Cour suprême de justice (CSJ) enjoignit à la municipalité de Chişinău, conformément à l’article 35 du code des logements et à l’article 35 de la loi sur la police, de mettre à la disposition du requérant et de sa famille, un logement social.
Malgré les efforts du requérant et de l’huissier de justice d’obtenir le logement en cause, l’arrêt de justice du 10 octobre 2008 reste inexécuté jusqu’à ce jour.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’exécution des décisions irrévocables
Aux termes de l’article 70 § 1 du code d’exécution du 24 décembre 2004, le titre exécutoire doit être mis à effet dans le délai prévu par ce document, ou, lorsqu’aucun délai n’est indiqué, dans un délai raisonnable. En vertu de l’article 70 § 2 du même code, l’huissier de justice doit entreprendre immédiatement toutes les actions qui s’imposent en vue d’exécuter la décision de justice ; l’écoulement du délai d’exécution est arrêté pendant la période de la suspension ou de l’ajournement de l’exécution.
B. L’attribution des logements sociaux
Quant à l’octroi des logements sociaux, les dispositions pertinentes peuvent se résumer comme suit :
Le code des logements de la République de Moldova, du 3 juin 1983
Conformément à l’article 35 du code, les personnes parties à la retraite conservent leur droit à l’amélioration des conditions d’habitation.
La loi sur la police
L’article 35 de la loi prévoit que les autorités locales accordent aux policiers, après trois ans de service et aux officiers de police, après un an de service – un logement social. | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 1 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5 Les requérants, MM. Ahmet Sami Belek et Savaş Velioğlu, nés en 1953 et 1981, sont respectivement le propriétaire et le rédacteur en chef du quotidien « Günlük Evrensel », dont le siège se trouve à Istanbul.
Le 21 mai 2003, Günlük Evrensel publia un article intitulé « Les détenus du Kadek appellent à une solution démocratique » (Kadek’li tutuklular demokratik çözüm istedi). Ce texte contenait une déclaration des membres du KADEK (Congrès pour la liberté et la démocratie au Kurdistan) alors en prison. Ils y réclamaient une démarche démocratique pour résoudre la question kurde en mettant l’accent sur l’importance et la nécessité d’une loi d’amnistie. Par ailleurs, les conditions de détention d’Abdullah Öcalan, chef de ladite organisation, ainsi que la loi de repentir, étaient critiquées dans le même écrit.
Par un acte d’accusation du 22 mai 2003, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État inculpa les requérants de publication de déclarations émanant d’une organisation illégale armée, infraction prévue à l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi no 3713 »), et requit l’application de l’article 2 § 1 additionnel de la loi no 5680 sur la presse (« la loi no 5680 »).
Devant la cour de sûreté de l’État d’Istanbul, les requérants contestèrent cette poursuite en invoquant la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention.
Le 10 décembre 2003, la cour de sûreté de l’État condamna MM. Belek et Velioğlu, respectivement, au paiement d’une amende de 1 006 200 000 anciennes livres turques (TRL) et 503 100 000 TRL (soit respectivement 575 et 285 euros (EUR) environ, suivant le taux de change en vigueur à l’époque), en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713. Elle ordonna également l’interdiction de la publication du quotidien pour une durée de trois jours en application de l’article 2 § 1 additionnel de la loi no 5680. Dans sa motivation, la cour de sûreté de l’État considéra notamment que compte tenu de l’ensemble de l’écrit, il était établi que celui-ci contenait une déclaration émanant des organisations terroristes KADEK et PJA, branches du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée illégale).
Le 12 décembre 2003, les requérants se pourvurent en cassation. Dans leur mémoire en pourvoi du 10 février 2004, ils se prévalurent des articles 6 et 10 de la Convention.
Le 4 mai 2004, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance.
Le 5 juillet 2004, à la suite de modifications apportées par le législateur à la loi no 5187 sur la presse, la cour d’assises d’Istanbul (devenue compétente à la suite de la suppression des cours de sûreté) décida de supprimer l’interdiction de la publication du quotidien et toutes ses conséquences juridiques ; elle conclut, par conséquent, qu’il n’y aurait pas lieu d’exécuter ladite partie de l’arrêt du 10 décembre 2003.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Pour le droit et la pratique internes pertinents, voir Gözel et Özer c. Turquie (nos 43453/04 et 31098/05, § 23, 6 juillet 2010). | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
Le requérant est né en 1965 et réside à Tolyatti.
Le 31 juillet 2003, le requérant fut arrêté sur suspicion de fraude et placé en détention provisoire. À une date non spécifiée, il fut transféré à la maison d’arrêt no IZ-47/1 de la ville de Saint-Pétersbourg.
A. Les mauvais traitements allégués par le requérant et l’enquête menée à cet égard
La version du requérant
Le 29 août 2003, le requérant fut placé dans une cellule où se trouvaient déjà trois autres détenus.
Peu après le placement du requérant, un gardien aurait amené un autre détenu dans la cellule. Les quatre codétenus du requérant se mirent alors à le battre. Un des assaillants utilisa un bâton pour le frapper. Ils tentèrent d’extorquer au requérant une somme d’argent que ses proches devaient transmettre à des personnes se trouvant en liberté. Ultérieurement, le gardien apporta de l’alcool aux assaillants, qui continuèrent à battre le requérant en présence du gardien. Le passage à tabac aurait duré plusieurs heures, jusqu’à ce que le requérant finisse par céder : il donna alors son accord pour contacter ses proches afin qu’ils payassent la somme. Le lendemain matin, quand un nouveau gardien ouvrit la porte de la cellule, le requérant réussit à courir dans le couloir et fut ensuite placé dans une autre cellule.
Le 31 août 2003, il fut examiné par le médecin de service, qui constata plusieurs lésions sur son corps et sa tête (paragraphe 16 cidessous).
Le requérant affirme qu’il adressa plusieurs plaintes au sujet des mauvais traitements au parquet, mais que l’administration de la maison d’arrêt no IZ-47/1 ne les aurait pas transmises au destinataire. Il a soumis à la Cour une copie d’une plainte qui contient une description détaillée des circonstances dans lesquelles il aurait été maltraité.
La version du Gouvernement
Le Gouvernement affirme que les lésions du requérant trouvent leur origine dans une séance d’exercice en plein air, le 29 août 2003, où le requérant s’entraînait avec un autre détenu à la boxe : par maladresse de l’un ou de l’autre, le requérait aurait reçu un coup au visage, qui lui aurait fait perdre l’équilibre et l’aurait fait tomber par terre.
Le requérant n’aurait pas demandé à voir un médecin tout de suite. Ce n’est que le 31 août 2003, après son transfert dans une autre cellule, qu’il se plaignit de maux de tête.
Après un examen médical qui eut lieu le 31 août 2003, il fut transféré à la clinique de la maison d’arrêt no IZ-47/1, où il séjourna du 31 août au 9 septembre 2003.
Toujours selon le Gouvernement, le 7 décembre 2004 le parquet aurait ouvert une enquête sur les allégations de mauvais traitements du requérant. Cette enquête aurait été suspendue en 2008.
Le Gouvernement affirme que, le 11 février 2011, l’enquête a été rouverte et qu’elle reste pendante devant les autorités nationales.
B. Les certificats médicaux
Le 31 août 2003, après examen du requérant, le médecin de service de la maison d’arrêt no IZ-47/1 demanda son transfert à la clinique. Les parties pertinentes de la fiche médicale qu’il établit se lisaient comme suit :
« [Le requérant a] une enflure dans la région sincipitale et dans la région de la mâchoire inférieure à gauche. Des hématomes aux épaules, aux fesses, au thorax du côté droit, à la hanche droite. Une éraflure à l’avant-bras gauche [...]
Diagnostic : contusions de la tête, du tronc et des membres. »
Le 1er septembre 2003, le requérant subit un examen médical à la clinique de la maison d’arrêt no IZ-47/1. Outre les traumatismes déjà décrits par le médecin de service, on releva des éraflures dans la région lombaire. Le diagnostic précédemment établi fut confirmé.
Toujours à l’hôpital, le requérant fut examiné par un neurologue, qui constata :
« [Le requérant] est inhibé, [il] répond aux questions à contrecœur, [il] s’embrouille. »
Le 2 septembre 2003, le psychiatre de l’hôpital examina le requérant, qui se plaignit toujours de maux de tête et d’une dégradation de la mémoire. Le médecin constata une amnésie rétrograde partielle.
Dans le cadre de la procédure pénale à l’encontre du requérant, le requérant fut soumis à une expertise psychiatrique pénale. Dans leur rapport du 12 mai 2005, les experts conclurent :
« (...) depuis août ou septembre 2003 environ, [le requérant] a développé un dysfonctionnement mental temporaire sous forme de trouble délirant organique (d’allure schizophrénique) dû à des maladies mixtes. »
À la suite de ce rapport, le tribunal saisi de la poursuite pénale contre le requérant ordonna son internement dans un établissement psychiatrique pour traitement obligatoire.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
Le droit interne pertinent concernant l’interdiction des mauvais traitements et la procédure d’examen des plaintes au pénal en la matière est résumé dans l’arrêt Lyapin c. Russie (no 46956/09, §§ 96-102, 24 juillet 2014).
III. Les rapports du Comité européen pour la prévention de la torture
Les rapports pertinents du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), dans leurs parties concernant l’obligation de prévention des violences entre détenus, sont résumés dans l’arrêt Premininy c. Russie (no 44973/04, § 54, 10 février 2011). | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 | 0 |
Subsets and Splits