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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les sociétés requérantes ont leur siège à Kokemäki. La première, Satakunnan Markkinapörssi Oy, publie depuis 1994 le magazine Veropörssi, dans lequel elle diffuse des informations annuelles sur le revenu et le patrimoine imposables de personnes physiques. En droit finlandais, ces informations sont publiques et d’autres publications et entreprises de médias les divulguent également. En 2010, le rédacteur en chef du magazine déposa une requête devant la Cour (voir Anttila c. Finlande (déc.), no 16248/10, 19 novembre 2013). Au cours de l’année 2002, dix-sept numéros du magazine parurent, chacun d’eux se concentrant sur une zone géographique du pays. Des données relatives au revenu et au patrimoine imposables de 1,2 millions de personnes furent publiées, soit des données concernant à l’époque un tiers de la population imposable en Finlande. Le magazine fit également paraître des articles et des annonces en matière fiscale. La première société requérante, Satakunnan Markkinapörssi Oy, coopère avec la seconde société requérante, Satamedia Oy. Elles sont détenues par les mêmes personnes. En 2003, la seconde lança avec un opérateur de téléphonie un service de SMS qui permettait d’obtenir, pour autant qu’elles étaient disponibles dans la base de données, des informations fiscales sur une personne en envoyant son nom à un numéro de service. Cette base avait été créée à partir de données déjà publiées dans le magazine. Depuis 2006, la seconde société requérante publie également le magazine Veropörssi. À une date non précisée, le médiateur chargé de la protection des données (tietosuojavaltuutettu, dataombudsmannen) prit contact avec les sociétés requérantes et leur recommanda de cesser de publier des données fiscales de la manière et à l’échelle où elles l’avaient fait en 2002. Il précisa qu’il n’était pas interdit de collecter des données qui n’étaient pas destinées à la publication. Les sociétés refusèrent de s’exécuter, considérant que cette demande violait leur liberté d’expression. Par une lettre datée du 10 avril 2003, le médiateur chargé de la protection des données demanda à la commission de protection des données (tietosuojalautakunta, datasekretessnämnden) d’interdire aux sociétés requérantes de traiter des données fiscales de la manière et à l’échelle où elles l’avaient fait en 2002 et de transmettre ces données à un service de SMS. Il soutenait qu’en application de la loi sur les données à caractère personnel les sociétés n’avaient pas le droit d’établir des fichiers de données à caractère personnel comme elles l’avaient fait, et que la dérogation concernant le journalisme prévue dans la loi ne trouvait pas à s’appliquer en l’espèce. Il ajoutait que la collecte de données fiscales et leur transmission à des tiers ne relevaient pas du journalisme mais constituaient un traitement de données à caractère personnel, activité à laquelle les sociétés requérantes n’avaient pas le droit de se livrer. Le 7 janvier 2004, la commission de protection des données rejeta la demande du médiateur chargé de la protection des données. Elle conclut que la dérogation concernant le journalisme prévue par la loi sur les données à caractère personnel s’appliquait en l’espèce. Quant aux données utilisées par le service de SMS, elle indiqua qu’elles avaient déjà été publiées dans le magazine Veropörssi et qu’elles ne tombaient donc pas sous le coup de la loi. Par une lettre datée du 12 février 2004, le médiateur chargé de la protection des données forma un recours devant le tribunal administratif d’Helsinki (hallinto-oikeus, förvaltningsdomstolen), réitérant sa demande tendant à ce qu’il fût interdit aux sociétés requérantes de traiter des informations fiscales de la manière et à l’échelle où elles l’avaient fait en 2002 et de transmettre ces données au service de SMS. Le 29 septembre 2005, le tribunal administratif rejeta le recours. Il jugea que la dérogation concernant le journalisme prévue par la loi sur les données à caractère personnel, qui trouvait son origine dans la directive 95/46/EC, ne devait pas être interprétée de manière trop stricte, puisque la protection de la vie privée s’en trouverait favorisée au détriment de la liberté d’expression. Il estima que le magazine Veropörssi poursuivait un but journalistique et que la diffusion des données en question servait aussi l’intérêt général. Il insista notamment sur le caractère public des données publiées et conclut que la dérogation prévue par la loi sur les données à caractère personnel trouvait à s’appliquer en l’espèce. Concernant le service de SMS, le tribunal estima, comme la commission de protection des données, que la loi ne s’appliquait pas, puisque les informations avaient déjà été publiées dans le magazine. Par une lettre datée du 26 octobre 2005, le médiateur chargé de la protection des données, reprenant les moyens formulés devant le tribunal administratif d’Helsinki, saisit la Cour administrative suprême (korkein hallinto-oikeus, högsta förvaltningsdomstolen). Le 8 février 2007, la Cour administrative suprême saisit la Cour de justice de l’Union européenne (« la CJUE ») de questions préjudicielles relatives à l’interprétation de la directive 95/46/EC. Le 16 décembre 2008, la Cour de justice, siégeant en Grande Chambre, rendit son arrêt (voir l’affaire C73/07 Tietosuojavaltuutettu c. Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, arrêt du 16 décembre 2008 (Grande Chambre)). Elle conclut, tout d’abord, que les activités visées entraient dans la définition du « traitement de données à caractère personnel » et relevaient du champ d’application de la directive. Elle estima en outre que les activités de traitement de données à caractère personnel telles que celles concernant des fichiers des autorités publiques contenant des données à caractère personnel qui ne comprenaient que des informations déjà publiées telles quelles dans les médias relevaient également du champ d’application de la directive. Elle ajouta qu’afin de tenir compte de l’importance du droit à la liberté d’expression dans toute société démocratique, il convenait d’interpréter de manière large les notions y afférentes, dont le journalisme. Toutefois, elle précisa que pour obtenir une pondération équilibrée entre les deux droits fondamentaux, la protection du droit fondamental à la vie privée exigeait que les dérogations et limitations de la protection des données prévues par la directive fussent opérées dans les limites du strict nécessaire. En conclusion, la Cour dit que des activités telles que celles en cause dans la procédure devant les juridictions internes, concernant des données provenant de documents publics selon la législation nationale, pouvaient être qualifiées d’« activités de journalisme » si elles avaient pour finalité la divulgation au public d’informations, d’opinions ou d’idées, sous quelque moyen de transmission que ce fût. Elles n’étaient pas réservées aux entreprises de médias et pouvaient être liées à un but lucratif. Le 23 septembre 2009, la Cour administrative suprême annula les décisions rendues précédemment et renvoya l’affaire devant la commission de protection des données. Elle lui demanda d’interdire le traitement de données fiscales de la manière et à l’échelle où il avait été effectué en 2002. La Cour releva tout d’abord que le terme « journalisme » n’était pas défini dans la directive 95/46/EC mais que, selon la Cour de justice de l’Union européenne, il convenait d’interpréter les notions relatives à la liberté d’expression, telles que le journalisme, de manière large. Toutefois, elle indiqua que, compte tenu de l’importance du droit à la protection de la vie privée, toute dérogation à celui-ci devait être limitée à ce qui était strictement nécessaire. Elle mit en balance le droit à la liberté d’expression et la protection de la vie privée et estima que le critère décisif consistait à déterminer si une publication contribuait au débat public ou si son seul objectif était de satisfaire la curiosité des lecteurs. Elle conclut que la publication de la totalité du contenu de la base de données, même s’il avait été rassemblé à des fins journalistiques, ne pouvait être considérée comme une activité de journalisme. Elle considéra que l’intérêt général ne nécessitait pas la publication de données à caractère personnel à une échelle telle qu’en l’espèce, notamment parce que la dérogation prévue par la loi sur les données à caractère personnel devait être interprétée de manière stricte. Elle dit qu’il en allait de même pour le service de SMS. Après que l’arrêt de la Cour administrative suprême eut été signifié aux sociétés requérantes, le service de SMS fut fermé. Le magazine continua de publier des données fiscales au cours de l’automne 2009, mais le contenu alors diffusé ne représentait qu’un cinquième de celui qui avait été publié précédemment. Le magazine n’a plus paru depuis cette date. Le 26 novembre 2009, la commission de protection des données interdit à la première société requérante de traiter des données fiscales de la manière et à l’échelle où elle l’avait fait en 2002 et de les transmettre à un service de SMS. Il fut interdit à la seconde société requérante de collecter, sauvegarder ou transmettre à un service de SMS toute information extraite des fichiers de la première société requérante et publiée dans le magazine Veropörssi. Par une lettre datée du 15 décembre 2009, après que la commission pour la protection des données eut rendu sa décision, le médiateur chargé de la protection des données demanda aux sociétés requérantes d’indiquer quelles mesures elles envisageaient de prendre pour tenir compte de la décision de la commission. Dans leur réponse, les sociétés requérantes invitèrent le médiateur chargé de la protection des données à leur indiquer dans quelles conditions elles pourraient continuer de publier, au moins dans une certaine mesure, des données fiscales publiques. Le médiateur chargé de la protection des données répondit que, d’après l’arrêt de la Cour administrative suprême, les sociétés requérantes n’avaient pas le droit de conserver et de tenir à jour leur base de données fiscales et de la publier et leur indiqua qu’il avait pour obligation de signaler à la police toute violation de la loi sur les données à caractère personnel. Par une lettre datée du 9 février 2010, les sociétés requérantes introduisirent un recours contre la décision de la commission de protection des données devant le tribunal administratif d’Helsinki, qui renvoya l’affaire devant le tribunal administratif de Turku. Elles plaidaient que la décision violait la Constitution, qui interdisait la censure, et qu’elle portait atteinte à leur liberté d’expression. Elles arguaient que la Constitution finlandaise assurait une meilleure protection que les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, dans la mesure où ceux-ci n’interdisaient pas complètement la censure. Elles ajoutaient que, selon le droit interne, il était impossible d’empêcher la publication d’informations en se fondant sur la quantité d’informations à publier ou sur les moyens utilisés à cet effet. Elles soutenaient également que la notion d’« intérêt général » ne pouvait être utilisée comme critère pour justifier une interdiction de publication quand une restriction préventive de la liberté d’expression était en cause, expliquant que cela reviendrait à permettre aux autorités d’interdire une publication dès lors qu’elles la jugeraient inapte à promouvoir le débat sur un sujet d’intérêt général. Le 28 octobre 2010, le tribunal administratif de Turku rejeta le recours des sociétés requérantes. Il conclut que, dans la mesure où la Cour administrative suprême avait statué dans son arrêt du 23 septembre 2009, il ne pouvait se prononcer sur la question. Il indiqua que dans cet arrêt, la Cour administrative suprême avait dit que le caractère public des documents fiscaux et le droit de publier les informations en question n’étaient pas l’objet de l’affaire. Il ajouta que, pour autant qu’il examinait uniquement la décision de la commission de protection des données, qui avait été rendue en conséquence de l’arrêt de la Cour administrative suprême du 23 septembre 2009, il ne pouvait pas considérer les questions que la Cour administrative suprême avait exclues du champ de son arrêt. Il conclut que, dans la mesure où la décision de la commission reflétait la teneur de l’arrêt de la Cour administrative suprême, il n’y avait aucune raison de la modifier. Par une lettre datée du 29 novembre 2010, les sociétés requérantes saisirent la Cour administrative suprême d’un pourvoi dans lequel elles reprenaient les moyens déjà présentés devant le tribunal administratif de Turku. Elles plaidaient en particulier que la décision rendue par la commission de protection des données avait interdit le traitement de données fiscales à des fins de publication et avait ordonné que les fichiers internes de la première société requérante fussent protégés conformément aux exigences édictées par la loi sur les données à caractère personnel. Elles soutenaient qu’en pratique on les avait empêchées de collecter des informations à des fins de publication, ce qui signifiait qu’il était interdit de publier de telles informations. Les sociétés arguaient que la Constitution finlandaise interdisait également la censure préventive indirecte. Le 18 juin 2012, la Cour administrative suprême confirma la décision du tribunal administratif. Elle estima que l’affaire n’avait pour objet ni le droit de publier des informations fiscales, en tant que tel, ni la censure préventive. Pour ces motifs, ainsi que pour ceux énoncés dans la décision du tribunal, elle conclut qu’il n’y avait aucune raison de modifier la décision du tribunal administratif. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Les dispositions constitutionnelles L’article 10 de la Constitution finlandaise (Suomen perustuslaki, Finlands grundlag, loi no 731/1999), qui garantit le droit de chacun à la vie privée, énonce : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée, de son honneur et de son domicile. La protection des données à caractère personnel est réglée plus précisément par la loi. Le secret de la correspondance, des communications téléphoniques et des autres messages confidentiels est inviolable. Des mesures portant atteinte à l’inviolabilité du domicile peuvent être prévues par la loi, si elles sont nécessaires pour garantir des droits fondamentaux ou pour élucider une infraction. Des restrictions au secret des messages peuvent également être prévues par la loi, si elles constituent des mesures nécessaires pour élucider une infraction menaçant la sécurité d’une personne ou de la société, ou l’inviolabilité du domicile, dans le cadre d’une procédure judiciaire et d’un contrôle de sécurité ou pendant une privation de liberté. » L’article 12 de la Constitution, qui consacre la liberté d’expression, est ainsi libellé : « Toute personne jouit de la liberté d’expression. Cette liberté recouvre le droit de s’exprimer, de diffuser et de recevoir des informations, des opinions et d’autres messages, sans censure préalable de quiconque. Les modalités d’exercice de cette liberté sont précisées par la loi. Des restrictions à cette liberté peuvent être prévues par la loi relativement aux programmes audiovisuels lorsque pareilles mesures sont nécessaires à la protection des enfants. » B. Les dispositions relatives à la liberté d’expression Comme prévu à l’article premier de la loi sur l’exercice de la liberté d’expression dans les médias (laki sananvapauden käyttämisestä joukkoviestinnässä, lagen om yttrandefrihet i masskommunikation, loi no 460/2003), celle-ci contient des dispositions plus détaillées concernant l’exercice, dans les médias, de la liberté d’expression garantie par la Constitution. Dans l’application de la loi, une ingérence dans l’activité des médias n’est légitime que pour autant qu’elle est inévitable, compte dûment tenu de l’importance de la liberté d’expression dans une démocratie régie par l’état de droit. C. Les dispositions relatives à la protection de la vie privée Le code pénal (rikoslaki, strafflagen, tel que modifié par la loi no 531/2000), dispose ce qui suit en son article 8, chapitre 24 : « Diffusion d’informations portant atteinte à la vie privée : Se rend coupable d’une atteinte à la réputation personnelle et encourt une amende et une peine d’emprisonnement maximale de deux ans quiconque, 1) par le biais des médias, ou 2) par un autre procédé, porte illégalement à la connaissance du public des informations, une insinuation ou une image concernant la vie privée d’une autre personne, de telle sorte que cet acte risque de causer à cette dernière un préjudice ou une souffrance ou de lui valoir le mépris. La diffusion d’informations, d’une insinuation ou d’une image concernant la vie privée d’une personne engagée dans des activités politiques ou commerciales, ou exerçant une fonction ou un mandat publics, ou se trouvant dans une situation comparable, ne constitue pas une atteinte à la réputation personnelle si elle peut influer sur l’évaluation de la manière dont cette personne exerce ces activités, fonctions ou mandat et si elle est nécessaire au traitement d’une question importante pour la société. » D. La loi sur les données à caractère personnel D’après les articles premier et 2 de la loi sur les données à caractère personnel (henkilötietolaki, personuppgiftslagen, loi no 523/1999, telle qu’en vigueur à l’époque des faits), celle-ci vise à assurer, dans le cadre du traitement des données à caractère personnel, la protection de la vie privée et des autres droits fondamentaux qui sauvegardent l’intimité, et de promouvoir le développement et le respect de bonnes pratiques en matière de traitement des données. La loi s’applique au traitement automatique de données à caractère personnel ainsi qu’à d’autres formes de traitement de telles données lorsqu’elles constituent ou sont destinées à constituer un fichier de données à caractère personnel ou une partie d’un tel fichier. La loi ne s’applique pas au traitement de données à caractère personnel par une personne privée à des fins purement personnelles ou à des fins privées et ordinaires comparables. Elle ne s’applique pas non plus aux fichiers de données à caractère personnel contenant uniquement des données déjà publiées par les médias et reprises telles quelles. En outre, plusieurs exceptions sont prévues en ce qui concerne le traitement de données à caractère personnel à des fins journalistiques ou d’expression littéraire ou artistique. E. La loi sur la publication des informations fiscales D’après l’article 5 de la loi sur la publication et la confidentialité des informations fiscales (laki verotustietojen julkisuudesta ja salassapidosta, lagen om offentlighet och sekretess i fråga om beskattningsuppgifter, loi no 1346/1999), les informations publiques ayant trait à l’imposition annuelle sont le nom, l’année de naissance et la commune de résidence du contribuable. Sont en outre publiques les informations suivantes : « 1) le revenu du travail imposable au titre de l’impôt national ; 2) le revenu du capital et le patrimoine imposables au titre de l’impôt national ; 3) le revenu imposable au titre des impôts locaux ; 4) l’impôt sur le revenu et sur le patrimoine, les impôts locaux et le montant total des impôts et taxes ; 5) le montant total des retenues fiscales ; 6) le montant de l’impôt à payer/à rembourser déterminé lors du calcul définitif pour l’année fiscale considérée. » III. LE DROIT PERTINENT DE L’UNION EUROPÉENNE L’article 9 de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données est ainsi libellé : « Traitements de données à caractère personnel et liberté d’expression Les États membres prévoient, pour les traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de journalisme ou d’expression artistique ou littéraire, des exemptions et dérogations au présent chapitre, au chapitre IV et au chapitre VI dans la seule mesure où elles s’avèrent nécessaires pour concilier le droit à la vie privée avec les règles régissant la liberté d’expression. » IV. LES TEXTES DU CONSEIL DE L’EUROPE La Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (« Convention sur la protection des données ») du Conseil de l’Europe de 1981 est entrée en vigueur en Finlande le 1er avril 1992. Aux fins de ce texte, les « données à caractère personnel » s’entendent de toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable. La Convention dispose notamment : « Article 5 – Qualité des données Les données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement automatisé sont : a) obtenues et traitées loyalement et licitement ; b) enregistrées pour des finalités déterminées et légitimes et ne sont pas utilisées de manière incompatible avec ces finalités ; c) adéquates, pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées ; (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La société requérante est une société anonyme (aktsiaselts) de droit estonien. A. La genèse de l’affaire La société requérante est propriétaire d’un portail d’actualités sur Internet, Delfi, qui publiait jusqu’à 330 articles par jour au moment où elle a introduit sa requête. Delfi est l’un des plus grands portails d’actualités sur Internet d’Estonie. Il publie dans ce pays des actualités en estonien et en russe et couvre aussi la Lettonie et la Lituanie. Au moment des faits figuraient à la fin de chaque article la mention « Laissez un commentaire » ainsi que des champs pour le commentaire, le nom du commentateur et son adresse électronique (ce dernier champ étant optionnel). Sous ces champs se trouvaient deux boutons : « Publier le commentaire » et « Lire les commentaires ». Le bouton « Lire les commentaires » permettait d’accéder aux commentaires déposés par les autres internautes, qui se trouvaient dans une zone distincte de l’article. Les commentaires des internautes étaient mis en ligne automatiquement sans édition ni modération de la part de la société requérante. Les articles suscitaient environ 10 000 commentaires par jour, que les internautes publiaient pour la plupart sous un pseudonyme. Il existait néanmoins un système de retrait sur notification : tout internaute pouvait marquer un commentaire du mot leim (qui désigne en estonien un message injurieux ou offensant ou un message incitant à la haine sur Internet), auquel cas le commentaire était supprimé promptement. De plus, il y avait un système de suppression automatique des commentaires contenant la racine de mots obscènes. Enfin, les personnes s’estimant victimes d’un commentaire diffamatoire pouvaient avertir directement la société requérante, qui supprimait alors immédiatement le commentaire. La société requérante avait pris des mesures pour avertir les internautes que les commentaires diffusés sur le site ne reflétaient pas ses propres opinions et que les auteurs des commentaires étaient responsables de leur contenu. Elle avait en outre publié sur le site Delfi une « Charte des commentaires », où l’on pouvait lire ceci : « Le forum Delfi est un moyen technique qui permet aux internautes de publier des commentaires. Delfi ne modifie pas les commentaires. Chacun est responsable de ses propres commentaires. Veuillez noter qu’il est déjà arrivé que les tribunaux estoniens sanctionnent des internautes à raison de la teneur de leur commentaire (...) Delfi interdit les commentaires contraires aux bonnes pratiques, à savoir les commentaires qui : – contiennent des menaces ; – contiennent des insultes ; – incitent à l’hostilité et à la violence ; – incitent à commettre des actes illégaux (...) – contiennent des liens hors sujet, des spams ou des publicités ; – sont sans fondement et/ou hors sujet ; – contiennent des obscénités ou des grossièretés (...) Delfi se réserve le droit de retirer ces commentaires et de restreindre la possibilité pour leurs auteurs d’en publier d’autres (...) » La charte expliquait aussi le fonctionnement du système de retrait sur notification. Par ailleurs, le Gouvernement affirme qu’en Estonie, Delfi est connu pour publier des commentaires diffamatoires et dégradants. Il rapporte ainsi que, le 22 septembre 2005, l’hebdomadaire Eesti Ekspress a publié une lettre ouverte adressée par sa rédaction au ministre de la Justice, au procureur général et au Chancelier de justice dans laquelle il se serait déclaré préoccupé par les critiques méprisantes propagées sans cesse sur les sites web publics en Estonie. Dans cette lettre, Delfi aurait été mentionné en tant que source de railleries brutales et arrogantes. Les destinataires de la lettre ouverte y répondirent dans l’Eesti Ekspress du 29 septembre 2005. Le ministre de la Justice soulignait que les personnes outragées avaient le droit de défendre en justice leur honneur et leur réputation en engageant une action en dommages et intérêts contre Delfi. Le procureur général citait les motifs juridiques susceptibles de faire tomber sous le coup de la loi pénale les menaces, l’incitation à la haine sociale et les abus sexuels sur les mineurs, et il notait que la responsabilité à raison de faits de diffamation et d’injure relevait de la procédure civile. Le Chancelier de justice citait les règles de droit visant à garantir la liberté d’expression et la protection du droit de chacun à l’honneur et à la réputation, notamment les articles 1043 et 1046 de la loi sur les obligations (Võlaõigusseadus). B. L’article et les commentaires publiés sur le portail d’actualités en ligne Le 24 janvier 2006, la société requérante publia sur le portail Delfi un article intitulé « SLK brise une route de glace en formation ». Les routes de glace sont des routes publiques ouvertes en hiver sur la mer gelée en Estonie entre le continent et certaines îles. L’abréviation « SLK » désigne l’entreprise AS Saaremaa Laevakompanii (compagnie de navigation Saaremaa, une société anonyme). Cette entreprise assure une liaison maritime par ferry entre le continent et certaines îles. Au moment des faits, elle avait pour actionnaire unique ou majoritaire un dénommé L., qui était également membre de son conseil de surveillance. Les 24 et 25 janvier 2006, l’article recueillit 185 commentaires. Une vingtaine d’entre eux contenaient des menaces personnelles et des insultes dirigées contre L. Le 9 mars 2006, les avocats de L. demandèrent à la société requérante de retirer les commentaires injurieux et de verser à leur client la somme de 500 000 couronnes estoniennes (EEK), soit environ 32 000 euros (EUR), à titre d’indemnisation pour dommage moral. La demande concernait les vingt commentaires suivants : « 1. 1/ il y a des courants dans la [V]äinameri 2/ les eaux libres sont plus proches des endroits dont vous parlez et la glace est plus fine. Proposition : il n’y a qu’à faire comme en 1905, aller à [K]uressaare avec des bâtons et mettre [L.] et [Le.] dans un sac sales enfoirés... ils se vautrent déjà dans l’argent grâce à leur monopole et aux subventions publiques et maintenant ils commencent à avoir peur qu’on puisse aller pendant quelques jours dans les îles en voiture sans remplir leur porte-monnaie. brûle avec ton bateau, sale juif ! heureusement, les p’tits gars du web qui n’ont pas peur de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas sont toujours là malgré le projet de [La.]. allez, les gars, [L.] au four ! [petit L.] va te noyer aha... [ça] m’étonnerait que ce soit un accident... bande de cons fdp vaurien !!! [en russe] Pas la peine de pleurnicher, il y a qu’à se le faire une bonne fois pour toutes, ce salaud, comme ça les autres (...) sauront ce qu’ils risquent, même eux n’ont qu’une seule toute petite vie. (...) a sacrément raison. Un lynchage, ce serait un avertissement pour les autres [insulaires] et pour ceux qui se prennent pour des hommes. Comme ça, ça n’arrivera plus ! De toute façon, [L.] le mérite bien, pas vrai ? « un homme bien vit longtemps, un gros nul vit un jour ou deux » S’il y avait une route de glace, [on] pourrait économiser facilement 500 [EEK] pour une voiture pleine, fdp de [L.] t’as qu’à les payer, pourquoi tes ferries mettent 3 [heures] s’ils brisent si bien la glace, va plutôt briser la glace du port de Pärnu (...) espèce de macaque, je passerai [le détroit] de toute façon et si je me noie, ce sera ta faute et personne ne peut remettre ces connards à leur place ? habitants des îles de Saaremaa et Hiiumaa, réglez-lui son compte à cet abruti. je me demande s’il ne va pas arriver quelque chose à [L.] à Saaremaa ? arnaquer son monde comme ça ! Ça va faire du bruit sur Internet pendant quelques jours, mais ces escrocs (et les planqués que nous avons nous-mêmes élus pour nous représenter) n’en ont rien à faire de ce qu’on dit ici, ils empochent l’argent et c’est tout – tout le monde s’en fout. [M.] et d’autres grands escrocs faisaient aussi leur loi avant, mais ils ont été rattrapés par leur cupidité (†). C’est aussi ce qui arrivera à ces escrocs-ci tôt ou tard. Ils récolteront ce qu’ils ont semé, mais il faut quand même les arrêter (et nous faire justice nous-mêmes, car l’état ne peut rien contre eux – c’est eux qui gouvernent en fait), parce qu’ils vivent au jour le jour. Après eux, le déluge. un de ces jours, je m’en vais entarter [V.] bon sang, dès qu’on met un chaudron sur le feu et que la fumée sort de la cheminée du sauna, les corbeaux de Saaremaa arrivent – ils croient (...) qu’on va égorger un porc. eh ben non salopards !!!! l’Ofelia aussi a une certif[ication] glace, alors ça n’explique pas pourquoi on avait besoin du Ola !!! Bien sûr, l’état estonien, dirigé par des raclures [et] financé par des raclures, ne fait rien pour empêcher ou sanctionner les agissements antisociaux des raclures. Mais bon, il y a une Saint-Michel pour chaque [L.] (...) et ce n’est pas comme pour les béliers. Vraiment désolé pour [L.] – c’est quand même un être humain... :D :D :D (...) si après ça [L.] était tout d’un coup en arrêt [de] maladie, et encore la prochaine fois qu’une route de glace est détruite (...) est-ce qu’il [oserait] se comporter comme un sagouin une troisième fois ? :) quel enfoiré, ce [L.]... j’aurais pu rentrer bientôt chez moi avec ma puce (...) de toute façon sa compagnie n’assure même pas un service de ferry normal et c’est tellement cher (...) ça fait peur (...) on se demande quelles poches et quelles bouches il remplit pour continuer ses saloperies d’année en année on ne fait pas du pain avec de la merde ; les journaux et Internet laissent tout passer ; moi, juste pour le plaisir (en vérité, l’état et [L.] n’en ont rien à faire de ce que pensent les gens) (...) juste pour le plaisir, pas pour l’argent – [L.], je lui pisse dans l’oreille et je lui chie sur la tête. :) » La société requérante retira les commentaires injurieux le jour même, c’est-à-dire six semaines après leur publication. Le 23 mars 2006, en réponse à la demande des avocats de L., elle informa celui-ci que les commentaires avaient été retirés en vertu de l’obligation de retrait sur notification, mais qu’elle refusait de l’indemniser. C. La procédure civile dirigée contre la société requérante Le 13 avril 2006, L. engagea une action civile contre la société requérante devant le tribunal départemental de Harju. À l’audience du 28 mai 2007, les représentants de la société requérante arguèrent notamment que dans certains cas, telle l’affaire de la « Nuit de bronze » (des troubles de l’ordre public liés au déplacement de la statue du Soldat de bronze en avril 2007), Delfi avait retiré de cinq à dix mille commentaires par jour, de sa propre initiative. Par un jugement du 25 juin 2007, le tribunal départemental rejeta l’action de L. Il considéra qu’en vertu de la loi sur les services de la société de l’information (Infoühiskonna teenuse seadus), fondée sur la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique »), la responsabilité de la société requérante ne pouvait être engagée. Il estima qu’il fallait distinguer la zone de commentaires de la zone journalistique du portail d’actualités de la société requérante et que, la société faisant de la zone de commentaires une administration de nature essentiellement mécanique et passive, elle ne pouvait être considérée comme la publicatrice des commentaires et n’avait pas non plus l’obligation de les surveiller. L. contesta ce jugement devant la cour d’appel de Tallinn, qui statua en sa faveur le 22 octobre 2007, considérant que c’était à tort que le tribunal départemental avait conclu que la responsabilité de la société requérante n’était pas engagée en application de la loi sur les services de la société de l’information. La cour d’appel annula le jugement du tribunal départemental et lui renvoya l’affaire. La société requérante forma un recours devant la Cour d’État, qui, le 21 janvier 2008, refusa de l’examiner. Le 27 juin 2008, après avoir réexaminé l’affaire, le tribunal départemental de Harju statua en faveur de L. Conformément aux instructions de la cour d’appel, il s’appuya sur la loi sur les obligations et déclara la loi sur les services de la société de l’information inapplicable. Il observa que la société requérante avait affiché sur son site Internet une note avertissant que les commentaires n’étaient pas édités, qu’il était interdit de déposer des commentaires contraires aux bonnes pratiques et qu’elle se réservait le droit de retirer pareils commentaires. Il nota également qu’elle appliquait un système permettant aux internautes de l’avertir de la présence de commentaires inappropriés. Le tribunal considéra toutefois que ces mesures étaient insuffisantes et ne permettaient pas de protéger correctement les droits de la personnalité des tiers. Il conclut que la société requérante devait être considérée comme la publicatrice des commentaires et qu’elle ne pouvait décliner sa responsabilité quant à leur contenu en publiant une clause limitative à cet égard. Le tribunal départemental estima que l’article publié sur le portail d’actualités Delfi était en lui-même équilibré, mais qu’un certain nombre de commentaires étaient grossiers, humiliants et diffamatoires et portaient atteinte à l’honneur de L., à sa dignité et à sa réputation. Il jugea que ces commentaires dépassaient les limites de la critique justifiée et constituaient purement et simplement des injures. Il conclut qu’ils n’étaient donc pas protégés par la liberté d’expression et qu’il y avait eu violation des droits de la personnalité de L., à qui il octroya des dommages et intérêts d’un montant de 5 000 EEK (320 EUR) pour préjudice moral. Le 16 décembre 2008, la cour d’appel de Tallinn confirma le jugement du tribunal départemental. Elle précisa que la société requérante n’avait pas l’obligation de contrôler en amont les commentaires déposés sur son portail d’actualités, mais que, puisqu’elle avait choisi de ne pas le faire, elle aurait dû mettre en place un autre système efficace garantissant en pratique le retrait rapide des commentaires à caractère illicite qui y étaient publiés. Elle considéra que les mesures prises par la société requérante n’étaient pas suffisantes et qu’il était contraire au principe de bonne foi de faire reposer la charge de la surveillance des commentaires sur leurs victimes potentielles. La cour d’appel rejeta l’argument de la société requérante consistant à dire qu’en vertu de la loi sur les services de la société de l’information, sa responsabilité ne pouvait être engagée. Elle jugea en effet que Delfi n’était pas un simple intermédiaire s’agissant des commentaires et que son rôle ne revêtait pas un caractère purement technique, automatique et passif puisque le site invitait les internautes à commenter les articles. Elle conclut donc que la société requérante était un prestataire de services de contenu et non de services techniques. La société requérante contesta cet arrêt devant la Cour d’État, qui la débouta le 10 juin 2009. La haute juridiction confirma l’arrêt de la cour d’appel quant au fond, mais en réforma en partie le raisonnement. Elle déclara notamment ce qui suit : « 10. La chambre [de la Cour d’État] juge que les moyens exposés dans le recours ne permettent pas d’infirmer l’arrêt de la cour d’appel. La conclusion à laquelle celleci est parvenue dans son arrêt est correcte, mais le raisonnement juridique qu’elle a suivi doit être modifié et complété sur la base de l’article 692 § 2 du code de procédure civile. Les parties ne contestent pas les éléments suivants : – le 24 janvier 2006, la défenderesse a publié sur son portail Internet « Delfi » un article intitulé « SLK brise une route de glace en formation » ; – la défenderesse donnait aux internautes visitant le portail Internet la possibilité de commenter les articles ; – parmi les commentaires publiés [avaldatud] sur ledit article, vingt d’entre eux dénigraient le demandeur [L.] ; – la défenderesse a retiré ces vingt commentaires après réception de la lettre du demandeur datée du 9 mars 2006. La controverse juridique entre les parties porte sur la question de savoir si la défenderesse a publié ces commentaires en qualité de professionnel au sens de la loi sur les obligations, si ces commentaires sont illicites de par leur contenu, et si la défenderesse est responsable de la publication de commentaires illicites. La chambre conclut comme la cour d’appel que les circonstances excluant la responsabilité énoncées à l’article 10 de la loi SSI [loi sur les services de la société de l’information] ne sont pas applicables dans le cas de la défenderesse. En vertu de l’article 2 § 6 de la loi sur les règles et normes techniques, un service de la société de l’information est un service visé à l’article 2 § 1 de la loi SSI. Selon cette disposition, les « services de la société de l’information » sont des services fournis sous la forme d’activités économiques ou professionnelles en réponse à une demande directe du destinataire de ces services sans que les parties ne soient simultanément présentes au même endroit, et ils impliquent le traitement, le stockage ou la transmission de données par des moyens électroniques destinés au traitement et au stockage numériques de données. Dès lors, pour qu’il y ait prestation de services de la société de l’information il faut que les services en question soient fournis en dehors de la présence physique des parties, que les données soient transmises par des moyens électroniques, et que le service soit fourni à titre onéreux à la demande de l’utilisateur du service. Les articles 8 à 11 de la loi SSI définissent la responsabilité des prestataires des différents services de la société de l’information. L’article 10 énonce que, en cas de fourniture d’un service consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire du service n’est pas responsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service à condition que : a) il n’ait pas effectivement connaissance de la teneur de l’information et, en ce qui concerne une demande en dommages et intérêts, il n’ait pas connaissance de faits ou de circonstances faisant apparaître l’existence d’informations ou d’activités illicites ; b) il agisse promptement dès qu’il prend connaissance ou conscience de tels faits pour retirer ou bloquer le contenu concerné. La disposition en question s’applique donc lorsque le service fourni consiste à stocker des données sur un serveur [du prestataire de services] et à ouvrir aux utilisateurs l’accès à ces données. Sous réserve des conditions énoncées dans cet article, la responsabilité du prestataire d’un tel service ne peut être engagée à raison de la teneur du contenu qu’il stocke, car ce prestataire ne joue qu’un rôle d’intermédiaire au sens de la disposition susvisée, et ne crée ni ne modifie le contenu. La loi sur les services de la société de l’information reprenant la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (directive sur le commerce électronique), il faut aussi, pour en interpréter les dispositions, prendre en compte les principes et objectifs de cette directive. Les articles 12 à 15 de celle-ci, qui forment la base des articles 8 à 11 de la loi SSI, sont complétés par le considérant 42 du préambule, selon lequel les dérogations en matière de responsabilité posées aux articles 12 à 15 ne couvrent que les cas où l’activité du prestataire de services de la société de l’information est limitée au processus technique d’exploitation et de fourniture d’un accès à un réseau de communication sur lequel les informations fournies par des tiers sont transmises ou stockées temporairement dans le seul but d’améliorer l’efficacité de la transmission ; cette activité revêt un caractère purement technique, automatique et passif, ce qui implique que le prestataire de services de la société de l’information ne connaît ni ne contrôle les informations transmises ou stockées. Partant, les prestataires de services dits « de contenu » qui contrôlent la teneur des informations stockées ne peuvent invoquer les dérogations prévues aux articles 12 à 15 de la directive. La chambre [de la Cour d’État] considère comme la cour d’appel que les activités de la défenderesse lorsqu’elle publie des commentaires ne revêtent pas un caractère purement technique, automatique et passif. L’objectif de la défenderesse n’est pas simplement la prestation d’un service d’intermédiaire. Elle a intégré la zone de commentaires dans son portail d’actualités, invitant les visiteurs du site à enrichir les actualités de leurs propres jugements [hinnangud] et opinions (commentaires). Dans cette zone, elle appelle activement les internautes à commenter les actualités apparaissant sur le portail. Le nombre de visites que celui-ci reçoit dépend du nombre de commentaires ; les revenus tirés des publicités qui y sont publiées dépendent euxmêmes du [nombre de visites]. Ainsi, la publication de commentaires représente pour la défenderesse un intérêt économique. Le fait qu’elle ne les rédige pas ellemême ne signifie pas qu’elle n’ait pas de contrôle sur la zone des commentaires. Elle fixe les règles auxquelles cette zone est soumise et la modifie (en retirant certains commentaires) si ces règles sont enfreintes. À l’inverse, les internautes ne peuvent pas modifier ou supprimer les commentaires qu’ils ont publiés. Ils peuvent seulement signaler les commentaires inappropriés. Ainsi, la défenderesse peut choisir quels commentaires seront publiés et lesquels ne le seront pas. Ce n’est pas parce qu’elle ne fait pas usage de cette possibilité qu’il faut en conclure qu’elle ne contrôle pas la publication des commentaires. La chambre considère comme la cour d’appel que la défenderesse, qui régit les données stockées dans la zone de commentaires, fournit un service de contenu, raison pour laquelle les circonstances excluant la responsabilité énoncées à l’article 10 de la loi SSI ne s’appliquent pas en l’espèce. Il n’est pas contesté que la défenderesse a publié sur le portail Internet Delfi le 24 janvier 2006 un article intitulé « SLK brise une route de glace en formation ». Le tribunal départemental a jugé qu’il y avait lieu de considérer qu’elle était également la publicatrice des commentaires relatifs à cet article. Se ralliant à cet avis, la cour d’appel a jugé que le fait que la défenderesse s’estimait victime d’une violation du droit à la liberté d’expression montrait qu’elle considérait que c’était elle qui avait publié les commentaires, et non leurs auteurs. De l’avis de la chambre [de la Cour d’État], tant la défenderesse que les auteurs des commentaires en sont en l’espèce les publicateurs au sens de la loi sur les obligations. Le demandeur est libre de choisir la partie contre laquelle il souhaite diriger son action. Or, en l’espèce, il a choisi de poursuivre la défenderesse [Delfi]. La chambre a donné la définition des termes « révélation » et « révélateur » au paragraphe 24 de l’arrêt qu’elle a rendu le 21 décembre 2005 dans l’affaire civile no 321-95-05. Elle a alors dit que, aux fins de l’article 1047 de la loi sur les obligations, on devait entendre par « révélation » [avaldamine] la communication d’informations à des tiers, et par « révélateur » la personne qui communique des informations à des tiers. Elle a précisé que, dans le cas de la publication [avaldamine] d’informations dans les médias, le publicateur/révélateur [avaldaja] pouvait être aussi bien l’entreprise de médias que la personne qui lui avait transmis les informations en question. La publication d’actualités et de commentaires sur un portail Internet est aussi une activité journalistique [ajakirjanduslik tegevus]. Cependant, la nature des médias sur Internet [Internetiajakirjandus] fait que l’on ne peut raisonnablement exiger d’un exploitant de portail qu’il édite les commentaires avant de les publier comme si son site était une publication de la presse écrite [trükiajakirjanduse väljaanne]. Si l’éditeur [(väljaandja) d’une publication de la presse écrite] est, parce qu’il les soumet à un contrôle éditorial, à l’origine de la publication des commentaires, sur un portail Internet en revanche, ce sont les auteurs des commentaires qui sont à l’origine de leur publication et qui les rendent accessibles au grand public par l’intermédiaire du portail. L’exploitant du portail n’est donc pas la personne à qui l’information est révélée. Néanmoins, en raison de l’intérêt économique que représente pour eux la publication des commentaires, aussi bien l’éditeur [väljaandja] de publications imprimées que l’exploitant d’un portail Internet sont les publicateurs/révélateurs [avaldajad] de ces commentaires en qualité de professionnels. Dans les affaires concernant un jugement de valeur [väärtushinnang] qui dénigre une personne et porte préjudice à son honneur et à sa réputation, il est sans pertinence aux fins de déterminer ce que sont la publication/révélation et le publicateur/révélateur que le jugement de valeur découle des informations publiées/révélées ou qu’il soit négatif en raison de sa signification propre (...) Ainsi, la publication/révélation est constituée en pareil cas par la communication à des tiers d’un jugement de valeur (article 1046 § 1 de la loi sur les obligations) et/ou d’informations qui permettent de porter un jugement de valeur sur une personne ; et toute personne qui communique pareils jugements [hinnangud] et informations à un tiers en est la publicatrice/révélatrice. En l’espèce, les commentaires ont été rendus accessibles à un nombre illimité de personnes (le grand public). En réponse aux moyens invoqués par [Delfi] au soutien de son pourvoi, à savoir que la cour d’appel aurait fait une application erronée de l’article 45 de la Constitution en ce qu’elle se serait appuyée pour justifier l’ingérence portée dans l’exercice de la liberté d’expression sur le principe de bonne foi et non sur le droit, et que le retrait d’un commentaire du portail porterait atteinte à la liberté d’expression de la personne ayant déposé le commentaire, la chambre explique ce qui suit. L’exercice de tout droit fondamental est encadré par l’article 19 § 2 de la Constitution, qui dispose que chacun doit honorer et respecter les droits et libertés d’autrui et doit se conformer à la loi dans l’exercice de ses propres droits et libertés et dans l’accomplissement de ses obligations. La première phrase du paragraphe 1 de l’article 45 de la Constitution énonce le droit de chacun à la liberté d’expression, c’est-à-dire le droit de diffuser des informations de toute teneur, de quelque manière que ce soit. Ce droit est toutefois restreint par l’interdiction de porter une atteinte diffamatoire à l’honneur et à la réputation d’autrui telle qu’énoncée dans la Constitution (article 17). La chambre estime qu’en cas de conflit entre la liberté d’expression, d’une part, et l’honneur et la réputation, d’autre part, il faut tenir compte du fait que l’article 17 de la Constitution, qui a la forme d’une négation, n’exclut pas totalement toute restriction du droit à l’honneur et à la réputation, mais se borne à interdire la diffamation (article 1046 de la loi sur les obligations). En d’autres termes, il ne serait pas conforme à la Constitution de méconnaître cette interdiction (article 11 de la Constitution). La deuxième phrase du paragraphe 1 de l’article 45 de la Constitution dispose que la loi peut restreindre la liberté d’expression afin de protéger le droit à l’honneur et à la réputation. On peut considérer que les dispositions suivantes de la loi sur les obligations restreignent la liberté d’expression dans l’intérêt de la protection du droit à l’honneur et à la réputation : l’article 1045 § 1 al. 4, l’article 1046 § 1, l’article 1047 §§ 1, 2 et 4, l’article 1055 §§ 1 et 2, et l’article 134 § 2. Le tribunal départemental a jugé que l’atteinte à l’honneur du demandeur n’était pas justifiée et qu’elle était donc illégale, les commentaires ne débattant pas du sujet d’actualité mais consistant simplement à insulter le demandeur pour le rabaisser. La cour d’appel a souscrit à cette opinion. La chambre estime quant à elle que si l’on interprète conformément à la Constitution l’article 1046 de la loi sur les obligations, on doit conclure qu’il est illégal de porter atteinte à l’honneur d’une personne. L’appréciation juridique que les juridictions [inférieures] ont faite des vingt commentaires dénigrants est fondée. C’est à bon droit qu’elles ont conclu que ces commentaires étaient diffamatoires, car ils étaient grossiers et attentatoires à la dignité humaine et contenaient des menaces. Contrairement à la cour d’appel, la chambre [de la Cour d’État] ne considère pas que le retrait des commentaires illicites attentatoires aux droits de la personnalité du demandeur n’a pas entraîné d’ingérence dans l’exercice par les auteurs de ces commentaires de leur liberté d’expression. Elle estime que l’application de toute mesure restreignant un droit fondamental de quelque manière que ce soit peut être considérée comme une ingérence dans l’exercice de ce droit fondamental. Cependant, l’ingérence portée par un exploitant professionnel de portail Internet dans l’exercice de leur liberté d’expression par les personnes déposant des commentaires est justifiée par l’obligation de respecter l’honneur et la réputation des tiers que font peser sur lui la Constitution (article 17) et la loi (article 1046 de la loi sur les obligations), d’une part, et par son obligation de faire en sorte de ne pas causer de préjudice à autrui (article 1045 § 1 al. 4 de la loi sur les obligations), d’autre part. La cour d’appel a jugé que, de par leur teneur, les commentaires, qui étaient formulés en termes déplacés, étaient illicites. Les jugements de valeur (...) constituent des propos inappropriés lorsqu’il apparaît à l’évidence à un lecteur sensé que leur signification est grossière et qu’elles visent à porter atteinte à la dignité humaine et à tourner une personne en ridicule. Les commentaires ne comportaient aucun contenu de nature à exiger une vérification excessivement lourde à l’initiative de l’exploitant du portail. L’allégation de la défenderesse selon laquelle elle n’avait pas et n’était pas censée avoir connaissance du caractère illicite de ces commentaires est donc infondée. En raison de son obligation légale de faire en sorte de ne pas porter préjudice à autrui, la défenderesse aurait dû empêcher la publication de commentaires clairement illicites de par leur teneur. Or elle n’en a rien fait. En vertu de l’article 1047 § 3 de la loi sur les obligations, la révélation d’informations ou de propos n’est pas considérée comme illicite si l’émetteur ou le destinataire des informations ou propos a un intérêt légitime à leur révélation, et si l’émetteur les a vérifiés avec un soin correspondant à la gravité de l’atteinte susceptible d’en résulter. Cependant, la publication de jugements de valeur formulés en termes déplacés et portant atteinte à l’honneur d’un tiers ne peut être justifiée par l’invocation des circonstances énoncées dans cette disposition : pareils jugements ne découlent pas d’informations révélées mais sont créés et publiés dans le but de porter atteinte à l’honneur et à la réputation de leur cible. La publication de commentaires de nature clairement illicite est donc elle-même illicite. Par ailleurs, une fois les commentaires publiés, la défenderesse, qui aurait dû être consciente de leur teneur illicite, ne les a pas retirés du portail de sa propre initiative. Dans ces conditions, les juges ne se sont pas montrés déraisonnables en jugeant son inertie illicite. La défenderesse est donc responsable du préjudice causé au demandeur, les tribunaux ayant établi qu’elle n’avait pas prouvé qu’elle n’avait pas commis de faute [süü] (article 1050 § 1 de la loi sur les obligations). » D. Les événements ultérieurs Le 1er octobre 2009, Delfi annonça sur son portail Internet que les personnes ayant laissé des commentaires injurieux ne pourraient pas déposer de nouveaux commentaires avant d’avoir lu et accepté la Charte des commentaires, et que la direction avait mis en place une équipe de modérateurs qui pratiquait une modération a posteriori des commentaires publiés sur le portail. Ces modérateurs passaient en revue toutes les notifications d’internautes signalant des commentaires inappropriés. Ils contrôlaient également le respect de la Charte des commentaires. Selon les informations publiées sur le site, en août 2009, les internautes y avaient déposé 190 000 commentaires, les modérateurs en avaient retiré 15 000 (environ 8 %), principalement des spams ou des commentaires sans pertinence, et moins de 0,5 % du nombre total de commentaires déposés étaient diffamatoires. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS La Constitution de la République d’Estonie (Eesti Vabariigi põhiseadus) dispose, en ses articles pertinents : Article 17 « Nul ne doit subir d’atteinte diffamatoire à son honneur ou à sa réputation. » Article 19 « 1. Chacun a le droit de se réaliser librement. Chacun doit faire preuve de respect et de considération pour les droits et libertés d’autrui et respecter la loi dans l’exercice de ses droits et libertés et l’accomplissement de ses obligations. » Article 45 « 1. Chacun a le droit de diffuser librement des idées, des opinions, des convictions et des informations oralement, par écrit, par l’image ou par tout autre moyen. Ce droit peut faire l’objet de restrictions prévues par la loi afin de protéger l’ordre public, la morale, ainsi que les droits et libertés, la santé, l’honneur et la réputation d’autrui. En outre, l’exercice de ce droit par les fonctionnaires de l’État ou des collectivités territoriales peut faire l’objet de restrictions prévues par la loi afin de protéger les secrets d’État et les secrets industriels ainsi que les informations communiquées à titre confidentiel dont ces agents ont connaissance du fait de leurs fonctions, afin de protéger la vie privée et familiale d’autrui, ou dans l’intérêt de la justice. Il ne peut y avoir de censure. » L’article 138 de la loi sur les principes généraux du code civil (Tsiviilseadustiku üldosa seadus) dispose que les droits sont exercés et les obligations accomplies de bonne foi. Nul ne peut exercer un droit de manière illégitime ou dans le but de causer un préjudice à autrui. Le paragraphe 2 de l’article 134 de la loi sur les obligations (Võlaõigusseadus) est ainsi libellé : « Lorsque naît l’obligation de réparer un préjudice découlant de (...) la violation d’un droit de la personnalité, notamment d’un acte de diffamation, la personne à laquelle incombe l’obligation n’indemnise la personne lésée d’un préjudice moral que si la gravité de la violation le justifie, notamment en cas de blessure physique ou morale. » L’article 1043 de la loi sur les obligations dispose que celui (l’auteur du dommage) qui cause d’une manière illicite un dommage à autrui (la victime) est tenu de le réparer si ce dommage découle de sa responsabilité pour faute (süü) ou de sa responsabilité simple. En vertu de l’article 1045 de la loi sur les obligations, un dommage est causé de manière illicite notamment s’il résulte de la violation d’un droit de la personnalité de la victime. La loi sur les obligations renferme d’autres dispositions pertinentes : Article 1046 – Illicéité de l’atteinte aux droits de la personnalité « 1) Sauf disposition contraire de la loi, commet un acte illicite toute personne qui porte atteinte à l’honneur d’une autre, notamment en exprimant sur elle un jugement de valeur indu, en utilisant de manière injustifiée son nom ou son image ou en portant atteinte à son égard à l’inviolabilité de la vie privée ou d’un autre droit de la personnalité. Pour établir l’illicéité, il faut tenir compte de la nature de l’atteinte portée, de sa motivation et de sa gravité relativement au but poursuivi. 2) L’atteinte à un droit de la personnalité n’est pas illicite si elle est justifiée au regard d’autres droits protégés par la loi et des droits de tiers ou de l’intérêt public. En pareil cas, l’illicéité est établie à l’issue d’une appréciation comparative des différents droits et intérêts protégés par la loi. » Article 1047 – Illicéité de la révélation d’informations inexactes « 1) Commet un acte illicite toute personne qui porte atteinte aux droits de la personnalité d’un tiers ou interfère dans ses activités économiques ou professionnelles en révélant [avaldamine] des informations inexactes, incomplètes ou trompeuses le concernant ou concernant ses activités, à moins qu’elle ne prouve que, au moment où elle a révélé les informations en question, elle ne savait pas et n’était pas censée savoir que celles-ci étaient inexactes ou incomplètes. 2) Est présumée commettre un acte illicite toute personne qui émet des propos portant atteinte à l’honneur ou risquant de nuire à la situation économique d’autrui, à moins qu’elle ne prouve la véracité de ces propos. 3) Nonobstant les dispositions des paragraphes 1) et 2) du présent article, l’émission d’informations ou de propos n’est pas considérée comme illicite si l’émetteur ou le destinataire des informations ou propos a un intérêt légitime à leur révélation, et si l’émetteur les a vérifiés avec un soin correspondant à la gravité de l’atteinte susceptible d’en résulter. 4) En cas de révélation d’informations inexactes, la victime peut exiger que l’auteur de la révélation démente ces informations ou publie un rectificatif à ses frais, que la révélation ait été illicite ou non. » Article 1050 – Responsabilité pour faute [süü] « 1) Sauf disposition contraire de la loi, la responsabilité de l’auteur d’un dommage est écartée s’il prouve que le dommage n’est pas arrivé par sa faute [süüdi]. 2) La situation, l’âge, le niveau d’éducation, les connaissances, les capacités et les autres éléments caractérisant la personne sont pris en compte pour déterminer si elle a commis une faute [süü] aux fins du présent chapitre. 3) Si plusieurs personnes sont responsables d’un dommage et obligées de le réparer et que, légalement, l’une ou plusieurs d’entre elles sont tenues de réparer ce dommage pour l’avoir causé de manière illicite, avec ou sans faute de leur part, le caractère répréhensible du comportement et la forme de faute des différentes personnes dont la responsabilité est engagée sont pris en compte pour la répartition entre elles de l’obligation de réparer le dommage. » Article 1055 – Interdiction des actes dommageables « 1) Si une personne cause un dommage illicite de manière continue ou menace de causer un dommage illicite, la victime ou la personne menacée a le droit d’exiger la cessation de la conduite qui cause le dommage ou de la menace d’une telle conduite. En cas de dommage corporel, d’atteinte à la santé ou d’atteinte à l’inviolabilité de la vie privée ou à d’autres droits de la personnalité, il peut être exigé notamment qu’il soit interdit à l’auteur du dommage de s’approcher de certaines personnes (ordonnance restrictive), que l’usage d’un logement ou de communications soit encadré ou que d’autres mesures semblables soient appliquées. 2) Le droit d’exiger la cessation de la conduite qui cause le dommage, énoncé au paragraphe 1 du présent article, ne s’applique pas si l’on peut raisonnablement considérer que cette conduite relève d’un comportement tolérable dans les relations humaines ou si elle répond à un intérêt public important. En pareils cas, la victime a le droit de demander une indemnisation des dommages causés de manière illicite. (...) » La loi sur les services de la société de l’information (Infoühiskonna teenuse seadus) dispose : Article 8 – Responsabilité limitée en cas de simple transmission d’informations ou de simple fourniture d’accès à un réseau public de communication de données « 1) En cas de fourniture d’un service consistant seulement à transmettre sur un réseau public de communication de données des informations fournies par le destinataire du service, ou à fournir un accès à un réseau public de communication de données, le prestataire de services n’est pas responsable des informations transmises, à condition qu’il : ne soit pas à l’origine de la transmission ; ne sélectionne pas le destinataire de la transmission ; et ne sélectionne et ne modifie pas les informations faisant l’objet de la transmission. 2) Les activités de transmission et de fourniture d’accès visées au paragraphe 1 du présent article englobent le stockage automatique, intermédiaire et transitoire des informations transmises, pour autant que ce stockage serve exclusivement à l’exécution de la transmission sur le réseau public de communication de données et que sa durée n’excède pas le temps raisonnablement nécessaire à la transmission. » Article 9 – Responsabilité limitée en cas de stockage temporaire d’informations dans la mémoire en cache « 1) En cas de fourniture d’un service consistant à transmettre sur un réseau public de communication de données des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire n’est pas responsable au titre du stockage automatique, intermédiaire et temporaire de ces informations si la méthode de transmission concernée nécessite de stocker les informations dans la mémoire en cache pour des raisons techniques et que le seul but de cette procédure est de rendre plus efficace la transmission ultérieure des informations à la demande d’autres destinataires du service, à condition que : le prestataire ne modifie pas l’information ; le prestataire se conforme aux conditions d’accès à l’information ; le prestataire se conforme aux règles concernant la mise à jour de l’information, indiquées d’une manière largement reconnue et utilisées par les entreprises ; le prestataire n’entrave pas l’utilisation licite de la technologie, largement reconnue et utilisée par l’industrie, dans le but d’obtenir des données sur l’utilisation de l’information ; le prestataire agisse promptement pour retirer l’information qu’il a stockée ou pour en rendre l’accès impossible dès qu’il a effectivement connaissance de ce que l’information à l’origine de la transmission a été retirée du réseau, que l’accès à cette information a été rendu impossible, ou que ce retrait a été ordonné par un tribunal, par la police ou par une autorité administrative. » Article 10 – Responsabilité limitée en cas de fourniture d’un service de stockage de l’information « 1) En cas de fourniture d’un service consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire n’est pas responsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service à condition que : le prestataire n’ait pas effectivement connaissance de la teneur de l’information et, en ce qui concerne une demande en dommages et intérêts, il n’ait pas connaissance de faits ou de circonstances faisant apparaître l’existence d’informations ou d’activités illicites ; le prestataire, dès le moment où il a connaissance de faits visés au point 1 du présent paragraphe, agisse promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible. 2) Le paragraphe 1 du présent article ne s’applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l’autorité ou le contrôle du prestataire. » Article 11 – Absence d’obligation de contrôle « 1) Les prestataires de services visés aux articles 8 à 10 de la présente loi ne sont pas tenus de contrôler les informations dont ils n’assurent que la transmission, auxquelles ils donnent simplement accès, qu’ils stockent temporairement dans la mémoire en cache ou qu’ils stockent à la demande du destinataire du service. Ils ne sont pas non plus tenus de rechercher activement des informations ou des circonstances indiquant la présence d’une activité illicite. 2) Les dispositions du paragraphe 1 du présent article ne restreignent pas le droit des agents de contrôle de demander au prestataire de services la divulgation de ces informations. 3) Les prestataires de services sont tenus d’informer promptement les autorités de contrôle compétentes des allégations selon lesquelles des destinataires de leurs services visés aux articles 8 à 10 de la présente loi exerceraient des activités illicites ou publieraient des contenus illicites, et de communiquer aux autorités compétentes les informations permettant d’identifier les destinataires de leurs services avec lesquels ils ont conclu un accord d’hébergement. (...) » Les articles 244 et suivants du code de procédure civile (Tsiviilkohtumenetluse seadustik) prévoient une procédure d’administration de preuves avant le procès (eeltõendamismenetlus), dans le cadre de laquelle des éléments de preuve peuvent être recueillis avant le début de la procédure judiciaire s’il y a lieu de penser qu’elles risquent de disparaître ou que leur utilisation ultérieure risque de se révéler difficile. Dans un arrêt du 21 décembre 2005 (affaire no 3-2-1-95-05), la Cour d’État a jugé que, aux fins de l’article 1047 de la loi sur les obligations, on devait entendre par révélation (avaldamine) la communication d’informations à des tiers. Dès lors, une personne communiquant des informations à un éditeur de médias (meediaväljaanne) pouvait être qualifiée de révélatrice (avaldaja) même si elle n’était pas la publicatrice de l’article (ajaleheartikli avaldaja). La haute juridiction a confirmé cette position dans ses arrêts ultérieurs, par exemple dans un arrêt du 21 décembre 2010 (affaire no 321-67-10). Dans plusieurs affaires internes de diffamation, les actions ont été engagées contre plusieurs parties, par exemple contre l’éditeur du journal et l’auteur de l’article (arrêt de la Cour d’État du 7 mai 1998, affaire no 321-61-98), ou contre l’éditeur du journal et la personne dont le journal rapportait les propos (arrêt de la Cour d’État du 1er décembre 1997, affaire no 3-2-1-99-97). Dans d’autres, elles étaient dirigées contre l’éditeur du journal seulement (arrêt de la Cour d’État du 30 octobre 1997, affaire no 32-1-123-97, et arrêt du 10 octobre 2007, affaire no 3-2-1-53-07). Depuis l’arrêt rendu par la Cour d’État le 10 juin 2009 en l’affaire no 3-2-1-43-09, qui a donné naissance à la présente espèce, plusieurs juridictions du fond ont tranché de la même manière la question de la responsabilité au titre des commentaires relatifs à des articles d’actualité en ligne. Ainsi, dans un arrêt du 21 février 2012 (affaire no 2-08-76058), la cour d’appel de Tallinn a confirmé le jugement par lequel, statuant sur une action en diffamation engagée contre l’éditeur d’un journal, la juridiction de première instance avait jugé l’éditeur responsable des commentaires diffamatoires déposés par les lecteurs du journal dans la zone de commentaires de son site Internet. Les juges ont ainsi considéré que l’éditeur était un prestataire de services de contenu. Ils ont rejeté sa demande de saisine préjudicielle de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), estimant que, de toute évidence, l’éditeur ne répondait pas aux critères en vertu desquels l’exploitant pouvait être considéré comme un prestataire de services passif au sens de l’interprétation posée par la CJUE et par la Cour d’État, et que les règles à appliquer en l’espèce étaient suffisamment claires. Ils ont donc jugé inutile de solliciter d’autres indications auprès de la CJUE. Ils ont aussi relevé qu’en vertu de l’arrêt que celle-ci avait rendu le 23 mars 2010 (affaires jointes C236/08 à C238/08 Google France SARL et Google Inc., Rec. 2010 p. I2417), il appartenait aux juridictions nationales de déterminer si le rôle exercé par le prestataire de services était neutre, c’est-à-dire si son comportement était purement technique, automatique et passif, impliquant une absence de connaissance ou de contrôle des données stockées par lui. Ils ont considéré que tel n’était pas le cas dans l’affaire dont ils étaient saisis. Quant aux commentaires diffamatoires en eux-mêmes, l’éditeur les avait déjà supprimés au moment du prononcé de l’arrêt : les juges ne statuèrent donc pas sur ce point, et ils rejetèrent la demande d’indemnisation pour dommage moral introduite par le demandeur. Un autre arrêt analogue a été rendu le 27 juin 2013 dans l’affaire no 2-10-46710 : là encore, dans une affaire qui concernait des commentaires diffamatoires déposés par les visiteurs d’un portail d’actualités sur Internet, la cour d’appel de Tallinn a jugé le portail responsable et rejeté la demande d’indemnisation pour dommage moral. III. INSTRUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Conseil de l’Europe Le 28 mai 2003, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté, à la 840e réunion des Délégués des Ministres, la Déclaration sur la liberté de la communication sur l’Internet. En ses parties pertinentes, cette déclaration se lit ainsi : « Les États membres du Conseil de l’Europe, (...) Convaincus également qu’il est nécessaire de limiter la responsabilité des fournisseurs de services qui font office de simples transporteurs ou, de bonne foi, donnent accès aux contenus émanant de tiers ou les hébergent ; Rappelant à ce sujet la Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique ») ; Soulignant que la liberté de communication sur l’Internet ne devrait pas porter atteinte à la dignité humaine, aux droits de l’homme ni aux libertés fondamentales d’autrui, tout particulièrement des mineurs ; Considérant qu’un équilibre doit être trouvé entre le respect de la volonté des usagers de l’Internet de ne pas divulguer leur identité et la nécessité pour les autorités chargées de l’application de la loi de retrouver la trace des responsables d’actes délictueux ; (...) Déclarent qu’ils cherchent à se conformer aux principes suivants dans le domaine de la communication sur l’Internet : Principe 1 : Règles à l’égard des contenus sur l’Internet Les États membres ne devraient pas soumettre les contenus diffusés sur l’Internet à des restrictions allant au-delà de celles qui s’appliquent à d’autres moyens de diffusion de contenus. (...) Principe 3 : Absence de contrôle préalable de l’État Les autorités publiques ne devraient pas, au moyen de mesures générales de blocage ou de filtrage, refuser l’accès du public à l’information et autres communications sur l’Internet, sans considération de frontières. Cela n’empêche pas l’installation de filtres pour la protection des mineurs, notamment dans des endroits accessibles aux mineurs tels que les écoles ou les bibliothèques. À condition que les garanties de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales soient respectées, des mesures peuvent être prises pour supprimer un contenu Internet clairement identifiable ou, alternativement, faire en sorte de bloquer son accès si les autorités nationales compétentes ont pris une décision provisoire ou définitive sur son caractère illicite. (...) Principe 6 : Responsabilité limitée des fournisseurs de services pour les contenus diffusés sur l’Internet Les États membres ne devraient pas imposer aux fournisseurs de services l’obligation générale de surveiller les contenus diffusés sur l’Internet auxquels ils donnent accès, qu’ils transmettent ou qu’ils stockent, ni celle de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites. Les États membres devraient veiller à ce que les fournisseurs de services ne soient pas tenus pour responsables des contenus diffusés sur l’Internet lorsque leur fonction se limite, selon la législation nationale, à transmettre des informations ou à donner accès à l’Internet. Si les fonctions des fournisseurs de services sont plus larges et qu’ils stockent des contenus émanant d’autres parties, les États membres peuvent les tenir pour coresponsables dans l’hypothèse où ils ne prennent pas rapidement des mesures pour supprimer ou pour bloquer l’accès aux informations ou aux services dès qu’ils ont connaissance, comme cela est défini par le droit national, de leur caractère illicite ou, en cas de plainte pour préjudice, de faits ou de circonstances révélant la nature illicite de l’activité ou de l’information. En définissant, dans le droit national, les obligations des fournisseurs de services telles qu’énoncées au paragraphe précédent, une attention particulière doit être portée au respect de la liberté d’expression de ceux qui sont à l’origine de la mise à disposition des informations, ainsi que du droit correspondant des usagers à l’information. Dans tous les cas, les limitations de responsabilité susmentionnées ne devraient pas affecter la possibilité d’adresser des injonctions lorsque les fournisseurs de services sont requis de mettre fin à ou d’empêcher, dans la mesure du possible, une violation de la loi. Principe 7 : Anonymat Afin d’assurer une protection contre les surveillances en ligne et de favoriser l’expression libre d’informations et d’idées, les États membres devraient respecter la volonté des usagers de l’Internet de ne pas révéler leur identité. Cela n’empêche pas les États membres de prendre des mesures et de coopérer pour retrouver la trace de ceux qui sont responsables d’actes délictueux, conformément à la législation nationale, à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et aux autres traités internationaux dans le domaine de la justice et de la police. » Dans sa recommandation CM/Rec(2007)16 aux États membres sur des mesures visant à promouvoir la valeur de service public de l’Internet (adoptée le 7 novembre 2007), le Comité des Ministres a noté que l’Internet pouvait, d’une part, considérablement favoriser l’exercice de certains des droits de l’homme et des libertés fondamentales et, d’autre part, entraver ces mêmes droits ainsi que d’autres. Il a recommandé aux États membres de définir les limites des rôles et des responsabilités de toutes les principales parties prenantes dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication en élaborant un cadre juridique clair à cet égard. La recommandation CM/Rec(2011)7 du Comité des Ministres aux États membres sur une nouvelle conception des médias (adoptée le 21 septembre 2011) est ainsi libellée : « (...) Le Comité des Ministres, en vertu de l’article 15.b du Statut du Conseil de l’Europe, recommande aux États membres : – d’adopter une conception des médias, nouvelle et élargie, qui englobe tous ceux qui participent à la production et à la diffusion, à un public potentiellement vaste, de contenus (informations, analyses, commentaires, opinions, éducation, culture, art et divertissements sous forme écrite, sonore, visuelle, audiovisuelle ou toute autre forme) et d’applications destinées à faciliter la communication de masse interactive (réseaux sociaux, par exemple) ou d’autres expériences interactives à grande échelle basées sur des contenus (jeux en ligne, par exemple), tout en conservant (dans tous les cas susmentionnés) la surveillance ou le contrôle éditorial de ces contenus ; – d’évaluer la nécessité d’interventions réglementaires pour tous les acteurs fournissant des services ou des produits dans l’écosystème médiatique, pour garantir à toute personne le droit de chercher, de recevoir et de transmettre des informations conformément à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, et pour étendre à ces acteurs les garanties applicables contre les ingérences susceptibles de porter atteinte aux droits consacrés par l’article 10, notamment dans des situations risquant d’aboutir à une autolimitation ou à une autocensure injustifiées ; – d’appliquer les critères annexés à la présente recommandation lors de l’élaboration d’une réponse graduelle et différenciée pour les acteurs relevant d’une nouvelle conception des médias, basés sur les normes pertinentes du Conseil de l’Europe dans le domaine des médias, en tenant compte des fonctions spécifiques des acteurs précités dans l’activité des médias, ainsi que de leur impact potentiel et de leur importance pour le fonctionnement ou l’amélioration de la bonne gouvernance dans une société démocratique ; (...) » En ses parties pertinentes, l’annexe à cette recommandation est ainsi libellée : « 7. Dans le cadre d’une approche différenciée et graduelle, chaque acteur dont les services sont considérés comme un média ou une activité intermédiaire ou auxiliaire bénéficie à la fois de la forme (différenciée) et du niveau (graduel) appropriés de protection, et les responsabilités sont également délimitées conformément à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et à d’autres normes pertinentes élaborées par le Conseil de l’Europe. (...) Le contrôle éditorial peut être mis en évidence par les décisions stratégiques propres à l’acteur en question, concernant le contenu à rendre accessible ou à promouvoir, et la manière de présenter ou d’organiser ce contenu. Les médias traditionnels publient quelquefois des politiques éditoriales écrites, mais il est également possible de trouver une référence au contrôle éditorial dans des instructions ou des critères internes pour le choix ou le traitement du contenu (vérification ou validation, par exemple). Dans les nouveaux environnements de communication, les politiques éditoriales peuvent être intégrées à des énoncés de mission ou à des conditions générales d’utilisation d’un service (qui peuvent comporter des dispositions très détaillées sur le contenu), ou être formulées d’une manière informelle comme un engagement à respecter certains principes (par exemple la nétiquette, un mot d’ordre). (...) Le traitement éditorial peut faire appel aux utilisateurs (par exemple examen collégial et demandes de suppression de certains contenus), les décisions finales étant prises suivant une procédure définie en interne, compte tenu de critères précis (modération réactive). En ce qui concerne le contenu généré par l’utilisateur, les nouveaux médias ont souvent recours à la modération a posteriori (souvent appelée post-modération), qui peut être imperceptible à première vue. Le traitement éditorial peut également être automatisé (par exemple au moyen d’algorithmes préalables qui sélectionnent le contenu ou le comparent avec le matériel protégé par le droit d’auteur). (...) Encore une fois, il faudrait noter qu’à chaque niveau de contrôle éditorial correspond un certain niveau de responsabilité éditoriale. Une réponse différenciée et graduelle est nécessaire en fonction du degré de contrôle éditorial ou des modalités éditoriales (par exemple prémodération, par opposition à une postmodération). Par conséquent, on ne devrait pas considérer comme un média un fournisseur de services intermédiaires ou auxiliaires qui contribue au fonctionnement d’un média ou à l’accès à ce dernier, mais qui n’exerce pas (ou ne devrait pas exercer) lui-même un contrôle éditorial et n’a donc pas de responsabilité éditoriale (ou seulement une responsabilité limitée). Son action reste toutefois utile dans le monde des médias. Même si elle découle d’obligations légales (par exemple suppression de contenus faisant suite à une décision de justice), une action prise par un fournisseur de services intermédiaires ou auxiliaires ne devrait pas être considérée comme un contrôle éditorial au sens qui en est donné ci-dessus. (...) Il convient de souligner ici le rôle important des intermédiaires. Ces derniers proposent des alternatives et des moyens ou canaux complémentaires de diffusion de contenus, ce qui permet aux médias d’élargir leur portée et d’atteindre plus efficacement leurs objectifs. Dans un marché compétitif pour les intermédiaires et auxiliaires, ceux-ci peuvent réduire de manière significative le risque d’ingérence de la part des autorités. Toutefois, vu le degré de confiance que les médias doivent avoir en eux dans le nouvel écosystème, il risque d’y avoir aussi une censure par les intermédiaires et les auxiliaires. Certaines situations font également courir le risque d’une censure privée (exercée par les intermédiaires et auxiliaires sur les médias auxquels ils fournissent des services ou sur le contenu qu’ils diffusent). » Le 16 avril 2014, le Comité des Ministres a adopté la recommandation CM/Rec(2014)6 aux États membres sur un Guide des droits de l’homme pour les utilisateurs d’Internet. En ses parties pertinentes, ce guide est ainsi libellé : Liberté d’expression et d’information « Vous avez le droit de rechercher, d’obtenir et de communiquer les informations et les idées de votre choix, sans ingérence et sans considération de frontière. Cela signifie que : vous avez le droit de vous exprimer en ligne et d’accéder à l’information et aux opinions et propos d’autres personnes. Ce droit s’applique également aux discours politiques, aux points de vue sur les religions et aux convictions et expressions accueillies favorablement ou considérées comme inoffensives mais aussi à celles qui peuvent heurter, choquer ou inquiéter autrui. Vous devriez tenir dûment compte de la réputation et des droits des autres, notamment de leur droit à la vie privée ; des restrictions peuvent s’appliquer aux propos qui incitent à la discrimination, à la haine ou à la violence. Ces restrictions doivent alors entrer dans un cadre légal, être étroitement définies et appliquées sous contrôle judiciaire ; (...) vous devriez être libre de ne pas divulguer votre identité en ligne, par exemple en utilisant un pseudonyme. Toutefois, vous devriez être conscient que, même dans ce cas, les autorités nationales peuvent prendre des mesures conduisant à la révélation de votre identité. » B. Autres sources internationales Dans son rapport du 16 mai 2011 au Conseil des droits de l’homme (A/HRC/17/27), le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression a dit ceci : « 25. Les types légitimes d’information susceptibles de restriction comprennent la pédopornographie (afin de protéger les droits des enfants), le discours haineux (pour protéger les droits des communautés qui en sont la cible), la diffamation (pour protéger les droits et la réputation d’autrui d’attaques infondées), l’incitation publique et directe à commettre un génocide (pour protéger les droits d’autrui) et l’apologie de la haine ethnique, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, l’hostilité et la violence (afin de protéger les droits d’autrui dont le droit à la vie). (...) En outre, le rapporteur spécial souligne qu’en raison des spécificités de l’Internet, les restrictions et règles que l’on pourrait considérer comme légitimes et proportionnées pour les médias traditionnels ne le sont pas toujours pour ce nouveau média. Dans le cas de la diffamation, par exemple, comme l’individu ayant subi le préjudice peut exercer son droit de réponse afin de réparer le préjudice causé, les sanctions appliquées à la diffamation hors ligne pourraient s’avérer inutiles ou disproportionnées. (...) (...) Le rapporteur spécial estime que la censure ne devrait jamais être déléguée à une entité privée et que nul ne devrait être tenu pour responsable d’un contenu diffusé sur Internet s’il n’en est pas l’auteur. En effet, aucun État ne devrait utiliser les intermédiaires ou les forcer à censurer en son nom (...) (...) Les intermédiaires jouent un rôle fondamental dans la mesure où ils permettent aux usagers de l’Internet de jouir de leur droit à la liberté d’expression ainsi que d’accéder à l’information. Compte tenu de leur influence sans précédent sur les informations qui circulent sur Internet et sur la manière dont elles sont diffusées, les États cherchent de plus en plus à exercer un contrôle sur eux et à les rendre légalement responsables de ne pas empêcher l’accès à des contenus jugés illégaux. » Dans une déclaration conjointe adoptée le 21 décembre 2005, le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la liberté d’opinion et d’expression, le représentant de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe pour la liberté des médias et le rapporteur spécial de l’Organisation des États américains pour la liberté d’expression ont dit ceci : « Nul ne devrait être tenu pour responsable de contenus sur Internet dont il n’est pas l’auteur, à moins d’avoir fait siens ces contenus ou d’avoir refusé d’obéir à une décision de justice lui enjoignant de les retirer. » IV. NORMES PERTINENTES DE L’UNION EUROPÉENNE ET ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ A. Les instruments et la jurisprudence des organes de l’Union européenne La directive 2000/31/CE En ses parties pertinentes, la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique ») prévoit ceci : « (9) Dans bien des cas, la libre circulation des services de la société de l’information peut refléter spécifiquement, dans la législation communautaire, un principe plus général, à savoir la liberté d’expression, consacrée par l’article 10, paragraphe 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui a été ratifiée par tous les États membres. Pour cette raison, les directives couvrant la fourniture de services de la société de l’information doivent assurer que cette activité peut être exercée librement en vertu de l’article précité, sous réserve uniquement des restrictions prévues au paragraphe 2 du même article et à l’article 46, paragraphe 1, du traité. La présente directive n’entend pas porter atteinte aux règles et principes fondamentaux nationaux en matière de liberté d’expression. (...) (42) Les dérogations en matière de responsabilité prévues par la présente directive ne couvrent que les cas où l’activité du prestataire de services dans le cadre de la société de l’information est limitée au processus technique d’exploitation et de fourniture d’un accès à un réseau de communication sur lequel les informations fournies par des tiers sont transmises ou stockées temporairement, dans le seul but d’améliorer l’efficacité de la transmission. Cette activité revêt un caractère purement technique, automatique et passif, qui implique que le prestataire de services de la société de l’information n’a pas la connaissance ni le contrôle des informations transmises ou stockées. (43) Un prestataire de services peut bénéficier de dérogations pour le « simple transport » et pour la forme de stockage dite « caching » lorsqu’il n’est impliqué en aucune manière dans l’information transmise. Cela suppose, entre autres, qu’il ne modifie pas l’information qu’il transmet. Cette exigence ne couvre pas les manipulations à caractère technique qui ont lieu au cours de la transmission, car ces dernières n’altèrent pas l’intégrité de l’information contenue dans la transmission. (44) Un prestataire de services qui collabore délibérément avec l’un des destinataires de son service afin de se livrer à des activités illégales va au-delà des activités de « simple transport » ou de « caching » et, dès lors, il ne peut pas bénéficier des dérogations en matière de responsabilité prévues pour ce type d’activité. (45) Les limitations de responsabilité des prestataires de services intermédiaires prévues dans la présente directive sont sans préjudice de la possibilité d’actions en cessation de différents types. Ces actions en cessation peuvent notamment revêtir la forme de décisions de tribunaux ou d’autorités administratives exigeant qu’il soit mis un terme à toute violation ou que l’on prévienne toute violation, y compris en retirant les informations illicites ou en rendant l’accès à ces dernières impossible. (46) Afin de bénéficier d’une limitation de responsabilité, le prestataire d’un service de la société de l’information consistant dans le stockage d’informations doit, dès qu’il prend effectivement connaissance ou conscience du caractère illicite des activités, agir promptement pour retirer les informations concernées ou rendre l’accès à celles-ci impossible. Il y a lieu de procéder à leur retrait ou de rendre leur accès impossible dans le respect du principe de la liberté d’expression et des procédures établies à cet effet au niveau national. La présente directive n’affecte pas la possibilité qu’ont les États membres de définir des exigences spécifiques auxquelles il doit être satisfait promptement avant de retirer des informations ou d’en rendre l’accès impossible. (47) L’interdiction pour les États membres d’imposer aux prestataires de services une obligation de surveillance ne vaut que pour les obligations à caractère général. Elle ne concerne pas les obligations de surveillance applicables à un cas spécifique et, notamment, elle ne fait pas obstacle aux décisions des autorités nationales prises conformément à la législation nationale. (48) La présente directive n’affecte en rien la possibilité qu’ont les États membres d’exiger des prestataires de services qui stockent des informations fournies par des destinataires de leurs services qu’ils agissent avec les précautions que l’on peut raisonnablement attendre d’eux et qui sont définies dans la législation nationale, et ce afin de détecter et d’empêcher certains types d’activités illicites. (...) Article premier – Objectif et champ d’application La présente directive a pour objectif de contribuer au bon fonctionnement du marché intérieur en assurant la libre circulation des services de la société de l’information entre les États membres. (...) Article 2 – Définitions Aux fins de la présente directive, on entend par : a) « services de la société de l’information » : les services au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 98/34/CE, telle que modifiée par la directive 98/48/CE ; b) « prestataire » : toute personne physique ou morale qui fournit un service de la société de l’information ; c) « prestataire établi » : prestataire qui exerce d’une manière effective une activité économique au moyen d’une installation stable pour une durée indéterminée. La présence et l’utilisation des moyens techniques et des technologies requis pour fournir le service ne constituent pas en tant que telles un établissement du prestataire ; (...) (...) Section 4 : Responsabilité des prestataires intermédiaires Article 12 – Simple transport (« Mere conduit ») Les États membres veillent à ce que, en cas de fourniture d’un service de la société de l’information consistant à transmettre, sur un réseau de communication, des informations fournies par le destinataire du service ou à fournir un accès au réseau de communication, le prestataire de services ne soit pas responsable des informations transmises, à condition que le prestataire : a) ne soit pas à l’origine de la transmission ; b) ne sélectionne pas le destinataire de la transmission, et c) ne sélectionne et ne modifie pas les informations faisant l’objet de la transmission. Les activités de transmission et de fourniture d’accès visées au paragraphe 1 englobent le stockage automatique, intermédiaire et transitoire des informations transmises, pour autant que ce stockage serve exclusivement à l’exécution de la transmission sur le réseau de communication et que sa durée n’excède pas le temps raisonnablement nécessaire à la transmission. Le présent article n’affecte pas la possibilité, pour une juridiction ou une autorité administrative, conformément aux systèmes juridiques des États membres, d’exiger du prestataire qu’il mette fin à une violation ou qu’il prévienne une violation. Article 13 – Forme de stockage dite « caching » Les États membres veillent à ce que, en cas de fourniture d’un service de la société de l’information consistant à transmettre, sur un réseau de communication, des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire ne soit pas responsable au titre du stockage automatique, intermédiaire et temporaire de cette information fait dans le seul but de rendre plus efficace la transmission ultérieure de l’information à la demande d’autres destinataires du service, à condition que : a) le prestataire ne modifie pas l’information ; b) le prestataire se conforme aux conditions d’accès à l’information ; c) le prestataire se conforme aux règles concernant la mise à jour de l’information, indiquées d’une manière largement reconnue et utilisées par les entreprises ; d) le prestataire n’entrave pas l’utilisation licite de la technologie, largement reconnue et utilisée par l’industrie, dans le but d’obtenir des données sur l’utilisation de l’information et e) le prestataire agisse promptement pour retirer l’information qu’il a stockée ou pour en rendre l’accès impossible dès qu’il a effectivement connaissance du fait que l’information à l’origine de la transmission a été retirée du réseau ou du fait que l’accès à l’information a été rendu impossible, ou du fait qu’un tribunal ou une autorité administrative a ordonné de retirer l’information ou d’en rendre l’accès impossible. Le présent article n’affecte pas la possibilité, pour une juridiction ou une autorité administrative, conformément aux systèmes juridiques des États membres, d’exiger du prestataire qu’il mette fin à une violation ou qu’il prévienne une violation. Article 14 – Hébergement Les États membres veillent à ce que, en cas de fourniture d’un service de la société de l’information consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire ne soit pas responsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service à condition que : a) le prestataire n’ait pas effectivement connaissance de l’activité ou de l’information illicites et, en ce qui concerne une demande en dommages et intérêts, n’ait pas connaissance de faits ou de circonstances selon lesquels l’activité ou l’information illicite est apparente ou b) le prestataire, dès le moment où il a de telles connaissances, agisse promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible. Le paragraphe 1 ne s’applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l’autorité ou le contrôle du prestataire. Le présent article n’affecte pas la possibilité, pour une juridiction ou une autorité administrative, conformément aux systèmes juridiques des États membres, d’exiger du prestataire qu’il mette un terme à une violation ou qu’il prévienne une violation et n’affecte pas non plus la possibilité, pour les États membres, d’instaurer des procédures régissant le retrait de ces informations ou les actions pour en rendre l’accès impossible. Article 15 – Absence d’obligation générale en matière de surveillance Les États membres ne doivent pas imposer aux prestataires, pour la fourniture des services visée aux articles 12, 13 et 14, une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ou une obligation générale de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites. Les États membres peuvent instaurer, pour les prestataires de services de la société de l’information, l’obligation d’informer promptement les autorités publiques compétentes d’activités illicites alléguées qu’exerceraient les destinataires de leurs services ou d’informations illicites alléguées que ces derniers fourniraient ou de communiquer aux autorités compétentes, à leur demande, les informations permettant d’identifier les destinataires de leurs services avec lesquels ils ont conclu un accord d’hébergement. » La directive 98/34/CE telle que modifiée par la directive 98/48/CE La directive 98/34/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 juin 1998 prévoyant une procédure d’information dans le domaine des normes et réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information, telle que modifiée par la directive 98/48/CE, est ainsi libellée en ses passages pertinents : Article premier « Au sens de la présente directive, on entend par (...) « service » : tout service de la société de l’information, c’est-à-dire tout service presté normalement contre rémunération, à distance par voie électronique et à la demande individuelle d’un destinataire de services. Aux fins de la présente définition, on entend par : – les termes « à distance » : un service fourni sans que les parties soient simultanément présentes, – « par voie électronique » : un service envoyé à l’origine et reçu à destination au moyen d’équipements électroniques de traitement (y compris la compression numérique) et de stockage de données, et qui est entièrement transmis, acheminé et reçu par fils, par radio, par moyens optiques ou par d’autres moyens électromagnétiques, – « à la demande individuelle d’un destinataire de services » : un service fourni par transmission de données sur demande individuelle. Une liste indicative des services non visés par cette définition figure à l’annexe V. La présente directive n’est pas applicable : – aux services de radiodiffusion sonore, – aux services de radiodiffusion télévisuelle visés à l’article 1er, point a), de la directive 89/552/CEE. » La jurisprudence de la CJUE Dans un arrêt du 23 mars 2010 (affaires jointes C236/08 à C238/08, Google France SARL et Google Inc.), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a dit que, pour vérifier si la responsabilité du prestataire d’un service de référencement pouvait être limitée au titre de l’article 14 de la directive sur le commerce électronique, il convenait d’examiner si le rôle exercé par ledit prestataire était neutre, c’est-à-dire si son comportement était purement technique, automatique et passif, impliquant une absence de connaissance ou de contrôle des données stockées par lui. Elle a jugé que l’article 14 de ladite directive devait être interprété comme signifiant que la règle y énoncée s’appliquait au prestataire d’un service de référencement sur Internet lorsque ce prestataire n’avait pas joué un rôle actif de nature à lui conférer une connaissance ou un contrôle des données stockées, auquel cas le prestataire ne pouvait être tenu pour responsable des données qu’il avait stockées à la demande d’un annonceur à moins que, ayant eu connaissance du caractère illicite de ces données ou d’activités de cet annonceur, il n’ait pas promptement retiré ou rendu inaccessibles lesdites données. Dans un arrêt du 12 juillet 2011 (affaire C-324/09, L’Oréal SA et autres), la CJUE a jugé que l’article 14, paragraphe 1, de la directive sur le commerce électronique devait être interprété comme s’appliquant à l’exploitant d’une place de marché en ligne lorsque celui-ci n’avait pas joué un rôle actif qui lui permette d’avoir une connaissance ou un contrôle des données stockées, et que ledit exploitant jouait un tel rôle actif quand il prêtait une assistance qui consistait notamment à optimiser la présentation des offres à la vente en cause ou à les promouvoir. Elle a précisé que, néanmoins, lorsque l’exploitant de la place de marché en ligne n’avait pas joué un tel rôle actif et que sa prestation de service relevait, par conséquent, du champ d’application de l’article 14, paragraphe 1, de la directive sur le commerce électronique, il ne pouvait se prévaloir de l’exonération de responsabilité prévue par cette disposition, dans une affaire susceptible de donner lieu à une condamnation au paiement de dommages et intérêts, s’il avait eu connaissance de faits ou de circonstances sur la base desquels un opérateur économique diligent aurait dû constater l’illicéité des offres à la vente en cause et, dans l’hypothèse d’une telle connaissance, n’avait pas promptement agi conformément au paragraphe 1 b) dudit article 14. Dans un arrêt du 24 novembre 2011 (affaire C-70/10, Scarlet Extended SA), la CJUE a jugé qu’un fournisseur d’accès à Internet ne pouvait faire l’objet d’une injonction lui ordonnant de mettre en place un système de filtrage de toutes les communications électroniques transitant par ses services, notamment par l’emploi de logiciels peer-to-peer, qui s’applique indistinctement à l’égard de toute sa clientèle, à titre préventif, à ses frais exclusifs et sans limitation dans le temps, et qui soit capable d’identifier sur le réseau de ce fournisseur la circulation de fichiers électroniques contenant une œuvre musicale, cinématographique ou audiovisuelle sur laquelle le demandeur prétendrait détenir des droits de propriété intellectuelle, en vue de bloquer le transfert de fichiers dont l’échange porterait atteinte au droit d’auteur. Dans un arrêt du 16 février 2012 (affaire C-360/10), Belgische Vereniging van Auteurs, Componisten en Uitgevers CVBA (SABAM), la CJUE a dit que la directive sur le commerce électronique, les directives 2001/29/CE et 2004/48/CE s’opposaient à une injonction faite par un juge national à un prestataire de services d’hébergement de mettre en place un système de filtrage des informations stockées sur ses serveurs par les utilisateurs de ses services, qui s’applique indistinctement à l’égard de l’ensemble de ces utilisateurs, à titre préventif, aux frais exclusifs du prestataire et sans limitation dans le temps, et qui soit capable d’identifier les fichiers électroniques contenant des œuvres musicales, cinématographiques ou audiovisuelles sur lesquelles le demandeur prétendrait détenir des droits de propriété intellectuelle, en vue de bloquer une mise à disposition du public desdites œuvres qui porterait atteinte au droit d’auteur. Dans un arrêt du 13 mai 2014 (affaire C131/12, Google Spain SL et Google Inc.), la CJUE, appelée à interpréter la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, a dit que l’activité d’un moteur de recherche sur Internet devait être qualifiée de « traitement de données à caractère personnel » au sens de la directive 95/46/CE, et que ce traitement de données à caractère personnel, réalisé par l’exploitant d’un moteur de recherche, était susceptible d’affecter significativement les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel (garantis par les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne) lorsque la recherche au moyen de ce moteur était effectuée à partir du nom d’une personne physique, car ce traitement pouvait permettre à tout internaute d’obtenir par la liste de résultats un aperçu structuré des informations relatives à cette personne trouvables sur Internet et ainsi d’établir un profil plus ou moins détaillé de la personne concernée. Elle a ajouté que l’effet de l’ingérence dans lesdits droits de la personne concernée se trouvait démultiplié en raison du rôle important que jouaient Internet et les moteurs de recherche dans la société moderne, lesquels conféraient aux informations contenues dans une telle liste de résultats un caractère ubiquitaire. Elle a estimé qu’au vu de la gravité potentielle de cette ingérence, celle-ci ne pouvait être justifiée par le seul intérêt économique de l’exploitant. Elle a considéré qu’il y avait lieu de rechercher un juste équilibre entre l’intérêt légitime des internautes à avoir accès à l’information et les droits fondamentaux de la personne concernée, jugeant que les droits fondamentaux de la personne concernée prévalaient, en règle générale, sur l’intérêt des internautes, mais que cet équilibre pouvait toutefois dépendre de la nature de l’information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que de l’intérêt du public à disposer de cette information. Elle a dit que, dans certains cas, l’exploitant d’un moteur de recherche était obligé de supprimer de la liste de résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, des liens vers des pages web, publiées par des tiers et contenant des informations relatives à cette personne, et ce, le cas échéant, même lorsque leur publication en elle-même sur lesdites pages était licite. Elle a précisé que tel était notamment le cas lorsque les données apparaissaient inadéquates, pas ou plus pertinentes ou excessives au regard des finalités pour lesquelles elles avaient été traitées et du temps qui s’était écoulé. Dans un arrêt du 11 septembre 2014 (affaire C-291/13, Sotiris Papasavvas), la CJUE a dit que, dès lors qu’une société d’édition de presse qui publiait sur son site Internet la version électronique d’un journal avait, en principe, connaissance des informations qu’elle publiait et exerçait un contrôle sur celles-ci, elle ne pouvait être considérée comme un « prestataire intermédiaire » au sens des articles 12 à 14 de la directive sur le commerce électronique, et ce que l’accès au site fût payant ou gratuit. Elle a conclu que les limitations à la responsabilité civile énoncées aux articles 12 à 14 de la directive sur le commerce électronique ne visaient pas le cas d’une société d’édition de presse qui disposait d’un site Internet sur lequel était publiée la version électronique d’un journal, cette société étant par ailleurs rémunérée par les revenus générés par les publicités commerciales diffusées sur ce site, dès lors qu’elle avait connaissance des informations publiées et exerçait un contrôle sur celles-ci, que l’accès audit site fût gratuit ou payant. B. Le droit comparé Il ressort des informations dont dispose la Cour que dans un certain nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, également membres de l’Union européenne, la directive sur le commerce électronique, telle que transposée dans le droit national, constitue une source primaire de droit dans le domaine en question. Il apparaît aussi que plus l’exploitant est impliqué dans le contenu déposé par les tiers avant sa mise en ligne – que ce soit par une censure préalable, par une modification de celui-ci, par la sélection des destinataires, par l’appel à commentaires sur des thèmes définis à l’avance ou par l’appropriation du contenu – plus il risque de voir sa responsabilité engagée à raison de ce contenu. Certains pays ont adopté des règles supplémentaires concernant expressément les procédures de retrait de contenu Internet estimé illicite ainsi que des dispositions relatives à la répartition de la responsabilité dans ce contexte.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants appartiennent à l’Église catholique de rite oriental (gréco-catholique ou uniate). A. Le contexte historique de l’affaire Le cadre légal régissant les paroisses gréco-catholiques Jusqu’en 1948, les paroisses gréco-catholiques possédaient différents biens immeubles, dont des églises et les terrains afférents, des maisons paroissiales et des cimetières. Par le décret-loi no 358/1948, le culte uniate fut dissous. En vertu du même décret-loi, les biens appartenant à ce culte furent transférés à l’État, à l’exception des biens des paroisses. Une commission interdépartementale chargée de fixer l’affectation finale de ces biens ne concrétisa jamais cette mission. Les biens des paroisses furent transférés à l’Église orthodoxe en vertu du décret no 177/1948 qui énonçait que, si la majorité des fidèles d’une Église devenaient membres d’une autre Église, les biens ayant appartenu à la première seraient transférés dans le patrimoine de la seconde. Après la chute du régime communiste, en décembre 1989, le décret no 358/1948 fut abrogé par le décret-loi no 9/1989. Le culte uniate fut reconnu officiellement par le décret-loi no 126/1990 relatif à certaines mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome (Église grécocatholique). L’article 3 de ce décret-loi prévoyait que la situation juridique des biens ayant appartenu aux paroisses uniates devait être tranchée par des commissions mixtes constituées de représentants du clergé des deux cultes, uniate et orthodoxe. Pour rendre leurs décisions, ces commissions devaient prendre en compte « la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens » (paragraphe 38 ci-dessous). L’article 3 du décret-loi no 126/1990 fut complété par l’ordonnance du gouvernement no 64/2004 du 13 août 2004 et la loi no 182/2005. Selon le décret ainsi modifié, en cas de désaccord entre les représentants cléricaux des deux cultes religieux au sein de la commission mixte, la partie ayant un intérêt à agir pouvait introduire une action en justice fondée sur le droit commun (paragraphe 40 ci-dessous). La situation juridique des requérants et de leur église Les requérants ont été dissous sur le fondement du décret-loi no 358/1948. En 1967, l’église et la cour attenante ayant appartenu à la paroisse requérante ont été transférées sur le livre foncier dans la propriété de l’Église orthodoxe roumaine de Lupeni I. La paroisse requérante a été légalement reconstituée le 12 août 1996. Elle relève de l’Évêché gréco-catholique de Lugoj (le deuxième requérant) et de l’Archiprêtré gréco-catholique de Lupeni (le troisième requérant). Les requérants entamèrent des démarches pour obtenir la restitution de l’église et de la cour attenante. B. Les démarches menées entre l’Église orthodoxe roumaine et l’Église gréco-catholique en vue d’un règlement amiable Les réunions de la commission mixte L’Église orthodoxe et l’Église gréco-catholique organisèrent des réunions dans le cadre d’une commission mixte composée des hauts représentants des deux Églises pour trancher le sort des églises ayant appartenu au culte gréco-catholique. De 1998 à 2003, la commission mixte se réunit sept fois. La partie gréco-catholique présenta une liste des églises qu’elle revendiquait, dont celle de la paroisse requérante. Elle proposa également une solution amiable : elle préconisait que, dans les communes où il y avait deux églises, l’une d’entre elles fût restituée, et que, dans les communes où existaient une seule église et deux communautés religieuses, un service religieux fût organisé en alternance. La partie orthodoxe rejeta cette proposition. Au cours des réunions, les représentants des deux cultes constatèrent que le litige serait long et ils prônèrent le dialogue au niveau local et la construction de nouvelles églises pour les deux cultes. Lors de la dernière réunion, la partie orthodoxe refusa de restituer les biens en invoquant la volonté de la majorité des fidèles. La paroisse requérante convoqua pour le 9 novembre 2004 une réunion au niveau local avec la paroisse orthodoxe détentrice du bien litigieux. La partie orthodoxe ne se présenta pas. Elle ne se rendit pas non plus à une nouvelle réunion convoquée par la partie requérante pour le 10 juin 2006. La réunion des parties intéressées sous l’égide du ministère de la Culture et des Cultes Entre-temps, le 5 avril 2002, à l’initiative du ministère de la Culture et des Cultes (« le ministère »), une rencontre appelée « Dialogue fraternel » avait eu lieu au siège du secrétariat d’État pour les cultes de Bucarest. Lors de cette rencontre, les représentants du culte orthodoxe avaient défendu l’importance de la construction de nouvelles églises pour la résolution du problème. À cette occasion, l’intention du gouvernement de démarrer un programme de construction de nouvelles églises avait été saluée. Le ministère avait demandé à la partie gréco-catholique de lui fournir une liste plus précise des lieux de culte qu’elle revendiquait. D’après la paroisse requérante, la partie gréco-catholique a bien remis les documents demandés au ministère, mais celui-ci n’a pas donné suite. C. L’action judiciaire des requérants Auparavant, le 23 mai 2001, le deuxième requérant, à savoir l’Évêché gréco-catholique de Lugoj, en se référant aux deux autres requérants, avait saisi les juridictions nationales d’une action contre l’Archidiocèse orthodoxe de Arad et la Paroisse orthodoxe de Lupeni. Il demandait l’annulation de l’expropriation, opérée sur la base du décret no 358/1948, de l’église et du cimetière situés à Lupeni et la restitution de cette église à la paroisse requérante. Par un jugement du 10 octobre 2001, le tribunal départemental de Hunedoara (« le tribunal départemental ») déclara l’action irrecevable au motif que le litige devait être résolu par la voie de la procédure spéciale instituée par le décret-loi no 126/1990, c’est-à-dire devant la commission mixte. L’appel que le deuxième requérant fit de ce jugement fut rejeté par un arrêt rendu par la cour d’appel de Alba Iulia (« la cour d’appel ») le 25 mars 2003, qui jugea l’action prématurée. Sur recours de la paroisse requérante et du deuxième requérant, par un arrêt définitif du 24 novembre 2004, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») renvoya l’affaire devant la même cour d’appel pour un nouveau jugement au fond. Le 12 mai 2006, en application des modifications législatives qui donnaient compétence aux tribunaux pour juger le fond des affaires (paragraphe 11 ci-dessus), la cour d’appel fit droit à l’appel du deuxième requérant et transmit le dossier au tribunal départemental. Le 27 juillet 2006, lorsque l’affaire fut réinscrite au rôle du tribunal départemental, l’action fut complétée afin d’inscrire la paroisse requérante et le troisième requérant comme parties demanderesses dans la procédure. Le 8 novembre 2006, les parties requérantes complétèrent leur action par une action en revendication, fondée sur le droit commun, de l’église en question. Le tribunal départemental demanda aux parties gréco-catholique et orthodoxe d’organiser une réunion afin de décider du sort de l’église en litige et de lui faire part du résultat des négociations avant le 25 avril 2007. Le 20 avril 2007, une réunion eut lieu entre les représentants des requérants, de l’Église orthodoxe et du maire de Lupeni. L’Église orthodoxe refusa la restitution de l’église, arguant que la majorité des fidèles de la commune étaient orthodoxes. La paroisse requérante répliqua que le droit de propriété n’était pas lié au nombre de pratiquants d’un culte. Le procèsverbal de la réunion fut transmis au tribunal départemental qui poursuivit l’examen de l’affaire. Par un jugement du 27 février 2008, le tribunal départemental rejeta l’action des requérants au motif que la paroisse orthodoxe de Lupeni était devenue légalement propriétaire du bien en litige en vertu du décret no 358/1948. Les requérants interjetèrent appel. Par un arrêt du 26 septembre 2008, la cour d’appel annula le jugement du 27 février 2008 pour vice de forme et renvoya l’affaire devant le tribunal départemental. Par un jugement du 13 février 2009, le tribunal départemental fit droit à l’action des requérants et ordonna la restitution de l’église à la paroisse requérante. Procédant à une comparaison des titres de propriété des parties en litige quant au bien en cause, le tribunal départemental nota que la partie gréco-catholique était inscrite depuis 1940 sur le livre foncier en tant que propriétaire du bien et qu’en 1967 l’église orthodoxe avait inscrit son droit de propriété sur le livre foncier en vertu du décret no 358/1948. Il jugea que l’abrogation du décret no 358/1948 avait eu en l’espèce comme effet la cessation du droit de propriété de la partie orthodoxe sur le bien en litige. Il ajouta que la paroisse requérante n’avait pas de lieu de culte et qu’elle était obligée de faire appel à l’église romano-catholique qui lui louait ses locaux pour le service religieux. La paroisse orthodoxe interjeta appel de ce jugement. Par un arrêt du 11 juin 2010, la cour d’appel accueillit l’appel et rejeta l’action des requérants. Elle décrivit le déroulement de la procédure et indiqua que l’affaire avait été engagée par le deuxième requérant en 2001 et qu’elle avait été complétée en juillet 2006, après son réinscription au rôle du tribunal départemental, par les deux autres requérants. Sur la base des preuves versées au dossier, elle constata tout d’abord que l’église revendiquée et deux maisons paroissiales de Lupeni avaient été construites entre 1906 et 1920 par des orthodoxes de rite oriental et des grécocatholiques, et que, après sa construction, l’église avait abrité alternativement les offices des deux cultes. Elle prit note du fait que, en 1948, les fidèles gréco-catholiques avaient été contraints de « passer » au culte orthodoxe et que l’église était passée dans le patrimoine de l’Église orthodoxe qui l’avait entretenue et qui avait réalisé des travaux d’amélioration. La cour d’appel interrogea trois témoins, dont deux orthodoxes qui déclarèrent qu’ils n’entendaient plus revenir à présent au culte grécocatholique auxquels ils avaient appartenu avant 1948. Le troisième témoin indiqua qu’elle faisait partie du nombre, restreint d’après elle, des gréco-catholiques de Lupeni. La cour d’appel nota que les déclarations de ces témoins confortaient les données statistiques qui montraient qu’à Lupeni le nombre des orthodoxes était supérieur à celui des gréco-catholiques. Elle jugea ensuite que le tribunal départemental avait procédé à la comparaison des titres de propriété sans tenir compte de la volonté de la majorité des détenteurs actuels de l’immeuble, critère selon elle prévu par l’article 3 § 1 du décret-loi no 126/1990. Elle indiqua que, dans la mesure où les orthodoxes étaient plus nombreux que les gréco-catholiques à Lupeni si l’on comptait également les convertis qui ne voulaient plus revenir au culte gréco-catholique, il fallait trancher l’action en tenant compte de leur refus. Elle estima que, « si l’on considérait les réalités sociales et historiques, ignorer la volonté des fidèles et la proportion des fidèles orthodoxes, majoritaires, par rapport aux fidèles gréco-catholiques, d’un poids moins significatif, porterait atteinte à la stabilité et à la sécurité des rapports juridiques ». La cour d’appel nota enfin que l’abrogation du décret no 358/1948 ne signifiait pas automatiquement l’annulation du titre de propriété de l’Église orthodoxe et que ce décret constituait la loi en vigueur à l’époque du transfert du droit de propriété. Elle estima dès lors que, même s’il était abusif, le titre de l’Église orthodoxe était valable à partir de la date à laquelle le transfert avait été opéré, de sorte que l’action en revendication était mal fondée. Les requérants formèrent un recours devant la Haute Cour, alléguant que la cour d’appel avait appliqué de manière erronée les dispositions légales régissant l’action en revendication. Ils soulignaient que le droit de propriété ne pouvait être lié au caractère majoritaire d’une religion, car la propriété était, à leurs dires, une notion juridique indépendante de l’importance numérique et de la volonté des parties. Par un arrêt définitif du 15 juin 2011, rendu à la majorité, la Haute Cour rejeta le recours des requérants et confirma l’arrêt rendu en appel. Elle statua ainsi : « S’agissant d’une demande de restitution d’un lieu de culte qui a appartenu à l’église roumaine unie à Rome (gréco-catholique), la juridiction d’appel a correctement établi le cadre juridique spécial pour trancher lesdites prétentions. Conformément au décret-loi no 126/1990 (...) une distinction est faite entre deux situations : a) celle où les biens se trouvent dans le patrimoine de l’État (...) b) celle où les lieux de culte et les paroisses ont été repris par l’Église orthodoxe roumaine et pour lesquelles la restitution sera décidée par une commission mixte formée par des représentants cléricaux des deux cultes, commission qui tiendra compte de la volonté des fidèles de la communauté détentrice des biens. Compte tenu de ces dispositions, la juridiction d’appel, saisie d’une action en restitution d’un lieu de culte, a, à bon droit, appliqué le critère concernant la volonté des fidèles (majoritaires orthodoxes) de la communauté détentrice du bien, en soulignant en même temps le caractère irrégulier du raisonnement de la juridiction ayant statué en première instance qui avait procédé à une simple comparaison des titres en ignorant la norme spéciale. (...) Le fait de compléter l’article 3 [du décret-loi no 126/1990] avec un alinéa selon lequel « Si la commission ne se réunit pas au terme du délai établi pour sa convocation, ou si dans le cadre de la commission elle ne parvient pas à un résultat ou si la décision prise par la commission mécontente l’une des parties, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun » ne signifie pas que les requêtes en restitution régies par les normes spéciales sont transformées en demandes en revendication selon le droit commun. Saisi d’une telle requête, le tribunal ne peut pas ignorer la réglementation spéciale en la matière qui indique le critère à prendre en compte dans la résolution de telles prétentions, à savoir la volonté des fidèles de la communauté détentrice du bien. Autrement dit, en vertu de sa plénitude de juridiction, le tribunal peut être appelé à trancher une requête sur le fond alors que la procédure préalable n’a pas été achevée par une décision de la commission mixte cléricale, afin de ne pas compromettre l’accès à la justice, mais, en même temps, sans qu’il puisse sortir des limites imposées par le cadre normatif spécial. La préférence pour le critère de la volonté des fidèles relève du choix du législateur, qui a voulu ainsi réglementer une matière qui concerne les immeubles dotés d’une certaine affectation (lieux de culte), le tribunal n’étant pas autorisé à censurer la loi. Par ailleurs, se prononçant sur l’inconstitutionnalité alléguée de l’article 3 du décret no 126/1990 et du critère de la volonté des fidèles, la Cour constitutionnelle a affirmé que le texte n’enfreignait pas le principe de démocratie de l’État roumain ni celui de la liberté des cultes religieux (décision C.C. no 23/1993, décision C.C. no 49/1995). En effet, la démocratie « implique également l’application du principe de la majorité, comme l’énonce la partie finale de l’article 3 – la volonté des fidèles de la communauté détentrice de ces biens – qui institue un critère social, celui du choix de la majorité des fidèles. » De même, il a été établi que « la liberté des cultes religieux implique non seulement leur autonomie à l’égard de l’État, mais également la liberté de croyance religieuse » ; lorsque « dans la même commune il y a des fidèles orthodoxes et des fidèles grécocatholiques, l’application du critère social de la majorité des paroissiens pour décider de l’attribution des lieux de culte et des maisons paroissiales est conforme au principe démocratique de détermination de l’usage religieux dudit bien, dès lors que c’est la volonté de la majorité de ceux qui sont les bénéficiaires de ladite utilisation » parce que « autrement, cela signifierait que, de manière injustifiée, les fidèles orthodoxes majoritaires, à moins passer au culte gréco-catholique, seraient empêchés de pratiquer leur religion ». En outre, les modalités de réglementation des relations sociales et de reconstitution du patrimoine (averi) des communautés religieuses relèvent de la politique législative (et non du droit prétorien, qui tenterait de régler de telles questions par la voie judiciaire en excluant la loi spéciale) ; il ne peut être soutenu que, en instaurant le critère de la volonté des fidèles, une telle loi a manqué son but réparateur. La cour d’appel a estimé que le fait que l’État avait dépossédé de manière abusive l’Église gréco-catholique de ses lieux de culte en 1948 ne peut pas être réparé dans un État de droit par un abus en sens inverse, qui ne tiendrait pas compte du choix de la majorité des fidèles à la date de l’adoption de ladite mesure. Or restituer des biens qui avaient appartenu à l’Église gréco-catholique sans respecter les conditions imposées par l’article 3, alinéa premier, du décret-loi no 126/1990 porterait atteinte à la stabilité et à la sécurité des rapports juridiques. La reconstitution du droit ne peut pas se faire de manière abstraite, en ignorant les réalités sociales et historiques, et l’atténuation des anciens préjudices ne doit pas créer de nouveaux problèmes disproportionnés (...). Pour engager une action en revendication de droit commun sans être soumis à la loi spéciale, les requérants doivent pouvoir se prévaloir de l’existence d’un « bien » ou d’un droit de propriété dans leur patrimoine. Or, par le décret no 358/1948, le culte gréco-catholique a été mis hors la loi et ses biens ont été transférés à l’État, l’immeuble en litige ayant été inscrit dans le patrimoine de l’Église orthodoxe roumaine Lupeni I. Le fait que par le décret-loi no 9/1989 l’Église roumaine unie à Rome (grécocatholique) a été reconnue officiellement, à la suite de l’abrogation du décret no 358/1948, ne signifie pas qu’elle a été rétablie dans son droit de propriété dans la mesure où la reconstitution du droit de propriété est soumise à une procédure (à savoir les dispositions du décret-loi no 126/1990 avec ses modifications ultérieures), l’espérance d’obtenir un droit de propriété n’étant pas assimilée à un bien (...). Contrairement à ce que soutient les parties qui ont formé le pourvoi en recours [recurentilor], la solution adoptée ne porte pas atteinte à la liberté de pratiquer une religion, car, comme elle le soutient dans ses propres observations, « la pratique d’une religion est une question intime » qui consiste principalement en un « investissement spirituel fort et personnel ». En même temps, le législateur a prévu l’hypothèse dans laquelle les lieux de culte ne pouvaient pas être restitués en nature ; ainsi, l’article 4 du décret-loi no 126/1990 prévoit que « dans les communes où le nombre de lieux de culte est insuffisant par rapport au nombre des fidèles, l’État apportera son soutien à la construction de nouvelles églises ; à cette fin, il mettra à la disposition de ces cultes le terrain requis si le culte n’en dispose pas et il contribuera à la collecte des fonds nécessaires ». De cette manière, l’État, en tant qu’autorité compétente pour contrôler la vie sociale, va garantir que les conditions nécessaires à la manifestation des croyances religieuses sont réunies sans que (...) l’exercice de ce droit soit limité par le nombre des fidèles (limitation d’ordre matériel). Il s’agit ici pour l’État de remplir une obligation positive afin de contribuer à la réalisation de l’exercice effectif du droit à la liberté de conscience et de religion (...) » Dans une opinion séparée, l’un des juges de la formation de jugement relevait que le renvoi au droit commun par le législateur ne pouvait pas être réduit à une dimension purement procédurale, mais qu’il devait être interprété comme l’application d’une règle de droit matériel. Se référant aux règles concernant l’élaboration des actes normatifs, le juge indiquait que, si le législateur avait voulu donner une signification spécifique à la ladite référence au « droit commun », il aurait dû le faire expressément. Il citait également l’article 31 § 3 de la loi no 489/2006 relative à la liberté religieuse et au régime général des cultes, selon lequel les différends patrimoniaux entre des cultes se régleraient par la voie amiable et, le cas échéant, sur le fondement du droit commun. Après avoir indiqué que l’action en revendication impliquait la comparaison des titres de propriété, le juge conclut que l’Église orthodoxe n’en possédait pas sur le lieu de culte en litige. D. Autres informations concernant l’affaire D’après une note fournie par l’institut national de statistique, il y avait en 2002 à Lupeni 501 fidèles gréco-catholiques et 24 815 fidèles orthodoxes. À ce jour, la paroisse requérante organise le service religieux à un horaire préétabli dans des locaux que lui loue l’Église romano-catholique de Lupeni. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Les dispositions légales concernant les lieux de culte Le droit interne pertinent en l’espèce, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, à savoir les articles pertinents de la Constitution et du décret no 177/1948 relatif au régime général des cultes religieux, sont décrits dans l’affaire Paroisse gréco-catholique Sâmbata Bihor c. Roumanie (no 48107/99, §§ 35-37, 12 janvier 2010). Le décret-loi no 126/1990 relatif à certaines mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome (Église gréco-catholique) a été publié au Journal officiel no 54 du 25 avril 1990. Il est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce : Article 1 « À la suite de l’abrogation du décret no 358/1948 par le décret-loi no 9 du 31 décembre 1989, l’Église roumaine unie à Rome est reconnue officiellement (...) » Article 3 « La situation juridique des édifices religieux et des maisons paroissiales qui ont appartenu à l’Église uniate et que l’Église orthodoxe roumaine s’est appropriés sera fixée par une commission mixte, formée des représentants du clergé de chacun des deux cultes religieux, qui prendra en compte la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens (dorinţa credincioşilor din comunităţile care deţin aceste bunuri). » Article 4 « Dans les communes où le nombre de lieux de culte est insuffisant par rapport au nombre des fidèles, l’État apportera son soutien à la construction de nouvelles églises ; à cette fin, il mettra à la disposition de ces cultes le terrain requis si le culte n’en dispose pas et il contribuera à la collecte des fonds nécessaires. » L’article 3 du décret-loi susmentionné a été complété par l’ordonnance du gouvernement no 64/2004 du 13 août 2004 (« l’ordonnance no 64/2004 »), entré en vigueur le 21 août 2004, qui a ajouté à cette disposition un deuxième paragraphe, ainsi libellé : « Au cas où les représentants cléricaux des deux cultes religieux ne trouvent pas un accord au sein de la commission mixte prévue à l’article 1er, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun. » La loi no 182/2005 du 13 juin 2005 (« la loi no 182/2005 »), entrée en vigueur le 17 juin 2005, a modifié le deuxième alinéa de l’article 3 introduit par l’ordonnance no 64/2004 et en a ajouté deux autres, ainsi rédigés : « La partie ayant un intérêt à agir convoquera l’autre partie, en lui communiquant par écrit ses prétentions et en lui fournissant les preuves sur lesquelles elle fonde ses prétentions. La convocation sera faite par lettre recommandée avec accusé de réception ou par la remise des lettres en mains propres. La date de la convocation de la commission mixte ne sera fixée que trente jours après la date de réception des documents. La commission sera constituée de trois représentants de chaque culte. Si la commission ne se réunit pas au terme du délai établi pour sa convocation ou si elle ne parvient pas à un résultat ou si la décision prise par la commission mécontente l’une des parties, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun. L’action sera examinée par les tribunaux. L’action sera exemptée de la taxe judiciaire. » L’ordonnance d’urgence du gouvernement no 94/2000 relative à la restitution des immeubles ayant appartenu aux cultes religieux de Roumanie, telle que modifiée le 25 juillet 2005 et publiée au Journal officiel le 1er septembre 2005, énonce ce qui suit : Article 1 « (2) Le régime juridique des immeubles qui constituaient des lieux de culte sera réglementé par une loi spéciale. » La loi no 165/2013 relative à la finalisation du processus de restitution, en nature ou par équivalent, des biens immeubles transférés abusivement dans le patrimoine de l’État sous le régime communiste en Roumanie ne s’applique pas aux demandes de restitution formulées par la communauté gréco-catholique concernant les lieux de culte. B. La disposition pertinente en l’espèce du code civil portant sur le droit de propriété L’article 480 du code civil est ainsi libellé : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois. » La doctrine et la jurisprudence définissent l’action en revendication, qui n’est pas réglementée par la loi, comme l’action par laquelle le propriétaire d’un bien, qui en a perdu la possession au profit d’un tiers, cherche à faire rétablir son droit de propriété sur le bien en question et à recouvrer sa possession auprès du tiers. Les juridictions roumaines ont estimé qu’il suffisait au cours d’une procédure en revendication que le tribunal saisi examine les deux titres de propriété, celui du demandeur et celui du défendeur, pour en déclarer un comme primant (este mai caracterizat) sur l’autre (voir, par exemple, l’arrêt no 2543/1996 de la cour d’appel de Ploieşti, publié dans M. Voicu, M. Popoacă, Dreptul de proprietate şi alte drepturi reale. Tratat de jurisprudenţă 1991 – 2002 (Le droit de propriété et les autres droits réels. Traité de jurisprudence), Ed. Lumina Lex, Bucarest, 2002, p. 358 ; voir aussi l’arrêt no 1554/2000 de la cour d’appel de Cluj) en raison par exemple de son ancienneté ou de son inscription antérieure dans un registre foncier. C. La jurisprudence interne concernant les actions engagées par différentes paroisses gréco-catholiques aux fins de la restitution d’églises Les parties ont versé au dossier de l’affaire des décisions de justice relatives à des actions engagées par des Églises gréco-catholiques contre des Églises orthodoxes aux fins de la restitution de lieux de culte. Ces actions étaient fondées majoritairement sur l’article 480 du code civil et visaient la rectification des livres fonciers sur lesquels les Églises orthodoxes avaient fait inscrire leur droit de propriété sur les biens en litige. Les décisions rendues par la Haute Cour de cassation et de justice La Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») examine les actions en tant que dernier degré de juridiction sur pourvoi en recours des parties. Dans une série de décisions versées au dossier (voir, par exemple, les arrêts de la Haute Cour des 5 février 2013, mars 2013, 19 mars 2013, 16 mai 2013 et 2 octobre 2013, des 16 mai 2012 et 12 décembre 2012, et des 26 janvier 2011 et 24 novembre 2011 ), la Haute Cour a jugé que, bien que la partie gréco-catholique eût saisi les tribunaux d’une action en revendication de droit commun, elle ne pouvait pas faire abstraction du critère de la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens, établi par la loi spéciale, à savoir le décret-loi no 126/1990. Dans une autre série d’affaires, la Haute Cour a cassé les décisions des juridictions inférieures en renvoyant les affaires pour réexamen, au motif que le critère fixé par la loi spéciale n’avait pas été appliqué (voir, par exemple, les arrêts du 24 mars 2009, du 9 novembre 2010, des 14 novembre 2012 et 11 décembre 2012, et du 7 février 2013). Dans un arrêt du 20 juin 2013, la Haute Cour a admis l’action en revendication dans un contexte où deux églises existaient dans la localité et où, bien que seulement deux des quatre-vingt-dix habitants de la commune fussent gréco-catholiques, l’église revendiquée n’était pas utilisée par le culte orthodoxe. Dans certains arrêts, la Haute Cour a tranché l’action en revendication en comparant les titres des parties en litige inscrits sur le livre foncier (voir par exemple, les arrêts du 10 mars 2011, et des 16 mai 2012, 2 octobre 2012 et 21 novembre 2012, et du 1er octobre 2013). Dans un arrêt définitif du 25 novembre 2008, la Haute Cour a renvoyé une affaire pour jugement aux juridictions inférieures après avoir noté que l’Église orthodoxe était inscrite dans le livre foncier et que le critère de la volonté des fidèles n’était applicable que pendant la procédure préalable devant les commissions mixtes. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle La Cour constitutionnelle a été saisie d’une exception d’inconstitutionnalité de l’article 3, premier alinéa, in fine du décret-loi no 126/1990, article selon lequel la situation juridique des lieux de culte sera fixée en prenant en compte « la volonté des fidèles des communautés détentrices des biens ». Selon l’auteur de l’exception d’inconstitutionnalité, ce texte de loi contrevenait aux dispositions de la Constitution protégeant la liberté de conscience et le droit de propriété. Dans sa décision no 23 du 27 avril 1993, la Cour constitutionnelle a rejeté cette exception et a jugé que ce critère, appliqué par les commissions mixtes, était conforme à la Constitution. À la suite d’une nouvelle saisine, elle a confirmé sa position par une décision no 49 du 19 mai 1995. Par une décision du 27 septembre 2012, la Cour constitutionnelle a confirmé sa jurisprudence antérieure et a rejeté l’exception d’inconstitutionnalité de l’article 3 susmentionné, statuant comme suit : « (...) la démocratie implique l’application du principe de la majorité, or la dernière partie de l’article 3, « qui prendra en compte la volonté des fidèles des communautés détentrices des biens », énonce ce principe en instituant un critère social, celui du choix de la majorité des paroissiens. La Cour [constitutionnelle] a jugé que la liberté des cultes religieux impliquait non seulement leur autonomie à l’égard de l’État (...) mais également la liberté de croyance religieuse (...). Lorsque, dans la même communauté religieuse, il y a des fidèles orthodoxes et gréco-catholiques, se servir du critère social de la majorité des fidèles pour fixer le sort du lieu de culte et des maisons paroissiales est conforme au principe démocratique de détermination de l’utilisation religieuse de ce bien, dès lors que c’est la volonté de la majorité de ceux qui jouissent de cette utilisation. Si cela n’était pas le cas, on aboutirait, de manière injustifiée, à ce que les fidèles orthodoxes majoritaires, à défaut de passer au culte gréco-catholique, fussent empêchés, par une mesure contraire à leur volonté, de pratiquer leur religion. Or cela serait contraire à l’article 57 de la Constitution, selon lequel les citoyens doivent exercer leurs droits et libertés avec bonne foi, sans porter atteinte aux droits et libertés d’autrui. Si, dans l’hypothèse de la reconstruction du droit de propriété, abstraction était faite du choix de la majorité, cela porterait atteinte à la bonne foi et au respect des droits d’autrui (...) Une telle mesure porterait atteinte à l’article 29 de la Constitution qui consacre la liberté des cultes religieux dans ses deux acceptions – culte, en tant qu’association et organisation religieuses, et pratique d’un rite. De même, elle porterait atteinte aux dispositions constitutionnelles régissant les rapports entre les religions (...), selon lesquelles « la liberté de conscience est garantie ; elle doit être exercée dans un esprit de tolérance et de respect réciproque », ainsi qu’à l’alinéa 4 de l’article 29, [selon lequel] (...) « dans les relations entre les cultes sont interdits toutes formes, tous moyens, tous actes et toutes actions de discorde religieuse ». En effet, dans de tels cas, la majorité se verrait imposer la volonté d’une minorité. » D. Le recours dans l’intérêt de la loi Selon l’article 329 du code de procédure civile et l’article 514 du nouveau code de procédure civile en vigueur depuis février 2013, le procureur général du parquet près la Haute Cour, d’office ou sur demande du ministre de la Justice, ainsi que les collèges directeurs des cours d’appel, et, plus récemment, le collège directeur de la Haute Cour et l’ombudsman ont le droit de demander à la Haute Cour de se prononcer sur des questions de droit qui ont été tranchées de manière différente par les tribunaux, dans le souci d’assurer une interprétation et une application uniformes de la loi sur l’ensemble du territoire. Les décisions sont rendues dans l’intérêt de la loi, elles n’ont pas d’effet sur les décisions judiciaires examinées ni sur la situation des parties dans la procédure. Les tribunaux doivent se plier à la solution adoptée par la Haute Cour. III. LES RAPPORTS DU CONSEIL DE L’EUROPE RELATIFS À LA ROUMANIE Le troisième rapport sur la Roumanie de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (« l’ECRI »), adopté le 24 juin 2005 et publié le 21 février 2006, mentionne ce qui suit : « Législation sur les cultes religieux (...) L’ECRI note avec inquiétude les informations selon lesquelles, bien qu’elle n’ait pas le statut de religion d’État, l’Église orthodoxe, qui est la religion majoritaire en Roumanie, occuperait une place dominante dans la société roumaine. Ainsi, les autres religions estiment que cette église exerce une trop grande influence sur la politique des autorités. Elle recevrait également des avantages que les autres religions n’ont pas, tels que des chapelles dans les centres pénitentiaires et carcéraux. Cette église aurait en outre une influence importante sur les décisions du gouvernement concernant des questions telles que l’attribution du statut de culte religieux à des associations religieuses. L’ECRI note également qu’étant donné le nombre et la diversité des cultes officiellement reconnus et pratiqués en Roumanie, le dialogue interreligieux entre l’Église orthodoxe et les autres dénominations religieuses pourrait être amélioré. En particulier, le dialogue entre cette Église et l’Église gréco-catholique ne serait pas près d’aboutir, en raison principalement de la manière dont les autorités gèrent la question de la restitution des biens confisqués pendant la période communiste. L’ECRI note également avec inquiétude les informations selon lesquelles des membres de l’Église orthodoxe se livraient à des actes de harcèlement en tout genre envers des adeptes de l’Église gréco-catholique non sans une certaine complaisance des autorités. (...) L’ECRI note avec inquiétude que la restitution des églises ayant appartenu à l’Église gréco-catholique est devenue une source de tensions entre celle-ci et l’Église orthodoxe. Bien qu’il y ait eu des tentatives d’aboutir à un accord à l’amiable, l’Église orthodoxe refuse de rendre ces églises à l’Église gréco-catholique, et les autorités ne semblent pas agir pour faire appliquer la loi. L’ECRI espère donc que les autorités s’engageront plus activement dans la résolution des questions relatives à la restitution des églises gréco-catholiques afin que la loi soit appliquée équitablement, dans un esprit de tolérance et de respect mutuel (...) » Le quatrième rapport sur la Roumanie de l’ECRI, adopté le 19 mars 2014 et publié le 3 juin 2014 mentionne ce qui suit : « 22. Dans son troisième rapport, l’ECRI recommandait aux autorités roumaines de faire appliquer la loi sur la restitution des biens, et d’inciter les confessions religieuses, particulièrement l’Église orthodoxe et les minorités religieuses, à ouvrir un dialogue constructif sur cette question. Elle leur recommandait aussi d’établir des mécanismes de médiation, de tenir des colloques et des séminaires interreligieux, et de mener des campagnes d’information visant à promouvoir l’idée d’une société multiconfessionnelle. Les autorités ont confirmé que le contentieux sur cette question des biens a suscité des tensions entre l’Église orthodoxe et l’Église catholique grecque. D’une manière générale, l’Église orthodoxe n’a guère montré d’empressement à restituer les églises catholiques grecques reçues en 1948 par l’État, et s’est même fréquemment refusée à le faire. Une commission mixte formée de représentants du clergé des deux Églises a été créée en 1999 pour régler ces questions de propriété ; son travail ne semble toutefois pas avoir donné de résultats notables. L’Autorité nationale pour la restitution des biens a fait savoir à l’ECRI que sur 6 723 demandes de restitution, 1 110 ont été instruites depuis 2005. (...). Un conseil consultatif des églises et cultes a été créé au mois d’avril 2011 pour promouvoir la solidarité et la coopération, et prévenir les conflits entre les religions de Roumanie ; il se réunit jusqu’à deux fois par an. L’ECRI se félicite des efforts évoqués ci-dessus, et invite les autorités à jouer un rôle de chef de file dans le règlement de litiges liés, il faut le rappeler, à la confiscation de biens par l’État. » La réponse du gouvernement roumain au quatrième rapport de l’ECRI est ainsi rédigée dans sa partie pertinente pour l’affaire (traduction du greffe de la Cour) : « En ce qui concerne les paragraphes 22 à 25, le secrétariat d’État aux cultes a constamment cherché à recourir à la médiation pour apaiser les tensions entre l’Église orthodoxe roumaine et l’Église roumaine unie à Rome (gréco-catholique) et a joué un rôle actif dans la recherche de solutions satisfaisantes pour les deux parties dans leur litige patrimonial ; le secrétariat d’État aux affaires religieuses finance les projets de construction de nouveaux lieux de culte dans les zones où l’une des parties devient irrévocablement propriétaire du lieu de culte précédemment en litige. En outre, l’Autorité nationale pour la restitution (...) des biens a poursuivi avec les représentants des deux Églises les réunions au cours desquelles ont été examinés divers aspects concernant le stade de règlement des demandes déposées devant la commission spéciale de restitution et les difficultés rencontrées dans le processus de restitution. Durant ces réunions, la situation des biens appartenant à l’Église gréco-catholique et actuellement détenus par l’Église orthodoxe roumaine a également été examinée, le dialogue entre les deux Églises en vue d’un règlement amiable du contentieux patrimonial étant encouragé. Pour ce qui est du stade actuel de règlement des demandes de restitution déposées par l’Église gréco-catholique devant la commission spéciale, il y a lieu de souligner que 1 100 demandes sur 6 723 ont été réglées (16,51 %). Ces demandes ont été réglées de la façon suivante : Restitution en nature : 139 Proposition d’indemnisation : 52 Rejet : 66 Autres solutions (réorientation, renonciation) : 853 »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. L’action tendant à l’enregistrement du syndicat requérant M. Benieamin Manole, le premier requérant, est né en 1956 et réside à Priponeşti, dans le département de Galaţi. Par une décision du 15 janvier 2006, le premier requérant, agriculteur de son état, et quarante-huit autres personnes réunis dans une assemblée constitutive décidèrent de fonder un syndicat dénommé « le syndicat des agriculteurs Les cultivateurs directs de Roumanie » (Sindicatul Agricultorilor „Cultivatorii Direcţi din România‟). Le premier requérant en fut élu président. Le 23 janvier 2006, le premier requérant saisit le tribunal de première instance de Tecuci d’une demande tendant à l’enregistrement du syndicat dont il était le représentant, aux fins de l’acquisition de la personnalité morale. Il joignit à sa demande les statuts du syndicat, ainsi que le pouvoir qui lui avait été donné en ce sens par l’assemblée générale constitutive et qui fut authentifié par un notaire le 27 janvier 2006. D’après ces statuts, le but principal du syndicat requérant était la défense des intérêts de ses membres, à savoir des agriculteurs ou des prestataires de services, y compris de transport, pour les agriculteurs. Le premier requérant décrivait ce but dans les termes suivants : « Le syndicat Les cultivateurs directs de Roumanie est né de l’aspiration d’aider le paysan roumain dans son passage de l’agriculture de subsistance à l’agriculture pratiquée dans l’Union européenne, dans laquelle la production réalisée dans le foyer rural est orientée vers le marché et non pas destinée à l’autarcie, comme c’est le cas à présent dans notre pays, [afin d’]assurer aux agriculteurs un niveau de vie décent. Notre syndicat s’est proposé d’organiser des centres locaux (trois à quatre communes avoisinantes) dans tous les départements du pays dans le but d’offrir des informations légales, des conseils comptables et une assistance judiciaire aux agriculteurs individuels directs. (...) Nous croyons que ce serait bien que nous, les paysans, en nombre aussi grand que possible, pensions et agissions de manière unitaire pour avoir du succès dans notre activité (...). » Par un jugement du 27 janvier 2006, le tribunal de première instance, siégeant en une formation de juge unique (à savoir le juge N.M.), déclara la demande d’enregistrement du syndicat irrecevable au motif que seuls les employés (persoanele încadrate în muncă) et les fonctionnaires pouvaient constituer des syndicats. Sur pourvoi en recours du syndicat requérant, représenté par le premier requérant, ce jugement fut cassé par une décision du 21 mars 2006, rendue par le tribunal départemental de Galaţi. Celui-ci estima que l’action avait été déclarée irrecevable à tort et que le tribunal de première instance aurait dû examiner le bien-fondé de l’affaire. Par un jugement du 12 avril 2006, le tribunal de première instance de Tecuci, siégeant dans la même formation de juge unique, rejeta la demande comme mal fondée, au motif que, selon la loi no 54/2003 sur les syndicats (Legea sindicatelor), les agriculteurs ne pouvaient pas constituer des syndicats, mais seulement s’affilier aux syndicats déjà existants. Le syndicat requérant forma un pourvoi en recours. Il soutenait, d’une part, que le juge qui avait jugé l’affaire après infirmation était le même que celui qui avait rendu le jugement invalidé du 27 janvier 2006 et, d’autre part, que l’article 40 de la Constitution garantissant la liberté d’association syndicale avait été enfreint. Par une décision du 30 mai 2006, le tribunal départemental accueillit le pourvoi du syndicat requérant dans la mesure où il portait sur la composition de la formation de jugement de première instance et, retenant l’affaire afin d’en examiner le fond, rejeta la demande d’enregistrement du syndicat. Pour ce faire, le tribunal considéra que seuls les employés disposant d’un contrat de travail et les fonctionnaires pouvaient constituer des syndicats, mais pas les agriculteurs et les autres personnes exerçant une profession indépendante, qui pouvaient seulement s’affilier aux syndicats déjà existants. B. Les informations factuelles relatives à la représentation des requérants devant la Cour Par un pouvoir manuscrit, daté du 12 novembre 2006, le premier requérant, agissant en son nom propre et au nom du syndicat requérant – en sa qualité de représentant de ce dernier –, désigna Me G. Perin comme avocate aux fins de la représentation devant la Cour. Ce pouvoir était signé tant par le premier requérant que par Me G. Perin. Ledit pouvoir peut se traduire comme suit : « Je soussigné, Manole Benieamin, né le 18 mars 1956 dans la commune de (...), en qualité de président du syndicat des agriculteurs "Les cultivateurs directs de Roumanie" et en qualité de représentant légal de ce syndicat, désigne en tant que défenseur de notre cause devant la Cour européenne des droits de l’homme Madame l’avocate Giulia Perin, membre du barreau de Padoue, Italie. » II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Le droit et la pratique internes Les dispositions constitutionnelles et législatives concernant les syndicats Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution et de la loi no 54/2003 sur les syndicats, en vigueur à l’époque des faits, avant son remplacement par la loi no 62/2011 sur le dialogue social, sont partiellement exposées dans l’arrêt Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie ([GC], no 2330/09, §§ 27-28, CEDH 2013 (extraits)). Les dispositions de la loi no 54/2003 se lisaient comme suit : Article 2 « (1) Les personnes employées (persoanele încadrate în muncă) et les fonctionnaires publics ont le droit de créer des organisations syndicales et d’adhérer à de telles organisations. Toute personne exerçant légalement un métier ou une profession indépendants, les membres [des coopératives], les agriculteurs et toute personne en cours de qualification ont le droit, sans restriction ou autorisation préalable, d’adhérer à une organisation syndicale. (2) Le nombre minimum de membres requis pour la création d’un syndicat est fixé à quinze individus exerçant leur activité dans la même profession ou la même branche d’activité, même s’ils travaillent pour différents employeurs. (3) Nul ne peut être contraint à adhérer à une organisation syndicale, à ne pas y adhérer ou à la quitter. (...) » Article 27 « Afin d’atteindre leurs objectifs, les syndicats ont le droit d’utiliser des moyens d’action spécifiques, tels que la négociation, la médiation, l’arbitrage, la conciliation, la pétition, la manifestation et la grève, conformément à leurs statuts et dans les conditions prévues par la loi. » Article 28 « (1) Les organisations syndicales défendent devant les tribunaux, les organes juridictionnels et autres institutions d’État, moyennant leurs propres défenseurs ou des défenseurs de leur choix, les droits de leurs membres découlant de la législation du travail, des statuts des fonctionnaires publics, des contrats collectifs de travail et des contrats individuels de travail, ainsi que des accords concernant les relations de service [raporturile de serviciu] des fonctionnaires publics. (2) Dans l’exercice de leurs attributions prévues à l’alinéa premier, les organisations syndicales ont le droit d’entreprendre tout acte prévu par la loi, y compris de former des actions en justice au nom de leurs membres, sans avoir besoin d’un pouvoir donné expressément par eux. (...) » Article 29 « Les organisations syndicales peuvent adresser aux autorités publiques compétentes, selon l’article 73 de la Constitution, des propositions de législation dans les domaines d’intérêt syndical. » Auparavant, avant l’entrée en vigueur de la loi no 54/2003, la loi qui régissait à l’époque la liberté syndicale, à savoir la loi no 54/1991, prévoyait que les travailleurs indépendants pouvaient également s’organiser dans des syndicats. Les dispositions pertinentes en l’espèce de cette loi se lisaient comme suit : Article 4 « Les personnes qui, selon la loi, exercent individuellement un métier ou une profession ou qui sont associées dans des coopératives, et celles faisant partie d’autres catégories professionnelles que celles prévues à l’article 2, 1er alinéa, peuvent s’organiser en syndicats dans les conditions prévues par la présente loi. » En vertu de l’article 3 de la loi no 62/2011 sur le dialogue social, actuellement en vigueur, qui a abrogé la loi no 54/2003 applicable en l’espèce, « les agriculteurs employés » (agricultorii încadraţi în muncă) ont le droit de constituer des syndicats et d’y adhérer. Cette disposition se lit comme suit : « (1) Les personnes employées sur la base d’un contrat individuel de travail, les fonctionnaires publics et les fonctionnaires publics à statut spécial, (...), les membres [des coopératives] et les agriculteurs employés (agricultorii încadraţi în muncă) ont le droit, sans aucune restriction ou autorisation préalable, de créer [un syndicat] et/ou d’adhérer à un syndicat. (...) » Les dispositions législatives concernant les associations sans but lucratif et les coopératives agricoles Le règlement (ordonanţa) du Gouvernement no 26/2000 sur les associations et les fondations est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce : Article 1 « 1. Les personnes physiques et les personnes morales qui désirent exercer une activité d’intérêt général ou dans l’intérêt d’une collectivité, ou, le cas échéant, dans leur intérêt personnel sans caractère pécuniaire peuvent constituer des associations et des fondations dans les conditions du présent règlement. (...) » Article 4 « L’association est (...) constituée par trois ou plusieurs personnes, qui, sur la base de leur entente, mettent en commun, sans droit à restitution, leurs contributions matérielles, leurs connaissances ou leur apport de travail afin de réaliser des activités d’intérêt général, ou dans l’intérêt d’une collectivité ou, selon le cas, dans leur intérêt personnel sans caractère pécuniaire. » La loi no 566/2004 (« loi de la coopération agricole ») est ainsi libellée dans ses parties pertinentes en l’espèce : Article 1 « La présente loi établit le cadre de l’organisation et du fonctionnement de la coopération dans l’agriculture. » Article 2 « La coopérative agricole est une association autonome de personnes physiques et/ou de personnes morales, qui est constituée, en tant que personne morale de droit privée, par consentement librement exprimé des parties, dans le but de promouvoir les intérêts des membres coopérateurs (...), et s’organisant et fonctionnant selon les dispositions de la présente loi. » Article 3 « La coopérative agricole est une association autonome [pouvant avoir] un nombre illimité de membres et un capital variable, qui exerce une activité économique, (...) et sociale dans l’intérêt privé de ses membres. » Article 5 « La coopérative agricole est constituée par un nombre minimum de cinq personnes. (...) » La jurisprudence de la Cour constitutionnelle Les dispositions de l’article 2 de la loi no 54/2003 sur les syndicats, en vigueur à l’époque des faits, selon lesquelles seuls les employés pouvaient constituer des syndicats firent l’objet d’un contrôle de constitutionnalité, initié par cinquante-quatre députés antérieurement à la promulgation de la loi. Par une décision du 23 janvier 2003 (décision no 25/2003) publiée au Journal officiel du 5 février 2003, la Cour constitutionnelle rejeta cette objection. Les parties pertinentes en l’espèce de cette décision sont ainsi libellées : « (...) Au sujet des dispositions de l’article 2, paragraphe (1), selon lesquelles [seuls] les personnes employées (persoanele încadrate în muncă) et les fonctionnaires publics ont le droit de constituer des organisations syndicales, alors que les personnes exerçant un métier ou une profession indépendants, les membres des coopératives, les agriculteurs et les personnes en cours de qualification ont seulement le droit d’adhérer à une organisation syndicale, il est allégué qu’elles seraient contraires aux dispositions constitutionnelles (...) qui garantissent la liberté d’association syndicale de tous les citoyens et à celles (...) qui régissent la restriction de certains droits et libertés. Dans le même sens, les dispositions de la Convention de l’Organisation internationale du travail selon lesquelles les syndicats sont des organisations de travailleurs et non seulement d’employés et de fonctionnaires publics [sont invoquées]. (...) La Cour [constitutionnelle] constate que, dans le système de la Constitution, les syndicats sont des associations de salariés, c’est-à-dire de personnes qui exercent leur activité professionnelle dans le cadre de relations de travail. La même approche ressort de la Convention no 87 de 1948 de l’Organisation internationale du travail, laquelle, dans son article 2, fait la distinction suivante entre les "travailleurs" et "ceux qui embauchent", tout comme entre "les organisations de travailleurs" et "les organisations de ceux qui embauchent". Il ressort, de toute évidence, que dans tous les cas, à savoir tant dans le cas des travailleurs que dans le cas de ceux qui embauchent, la convention [susmentionnée] vise les personnes qui exercent leur activité dans le cadre de relations de travail. Cela étant, la Cour [constitutionnelle] ne voit pas de contradiction entre les dispositions légales critiquées et les dispositions constitutionnelles dont la méconnaissance est invoquée. Le fait que l’article 2, par. 1er, deuxième phrase de la loi sur les syndicats ne reconnaît pas à d’autres personnes que celles se trouvant dans des relations de travail le droit de constituer des organisations syndicales ne représente pas une violation des dispositions constitutionnelles ou des normes internationales invoquées, étant donné que celles-ci ne prévoient pas de tels droits. Qui plus est, la Cour [constitutionnelle] constate que, dans l’esprit et la lettre de la (...) Constitution, la loi sur les syndicats, en son article 2, par. 1er, deuxième phrase, se référant [aux] personnes exerçant légalement un métier ou une profession indépendants, aux membres des coopératives, aux agriculteurs et [aux] personnes en cours de qualification, octroie aux personnes n’exerçant pas leur activité professionnelle dans le cadre d’une relation de travail le droit d’adhérer à des organisations syndicales, sans restriction ou autorisation préalable. Pareille disposition ne peut pas être considérée comme une restriction du droit de s’associer librement. (...) Partant, la Cour [constitutionnelle] rejette l’objection d’inconstitutionnalité (...). » B. Le droit et la pratique internationaux pertinents Les normes européennes Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Charte sociale européenne (révisée), de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et du droit européen dérivé sont exposées dans les arrêts Sindicatul « Păstorul cel Bun » (précité, §§ 58-60) et Demir et Baykara c Turquie ([GC], no 34503/97, §§ 45-47, CEDH 2008). Les normes de l’Organisation internationale du travail (OIT) a) La Convention no 87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical et le suivi de son application Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Convention no 87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, adoptée en 1948 et ratifiée par la Roumanie le 28 mai 1957, sont exposées dans les arrêts Sindicatul « Păstorul cel Bun » (précité, § 56) et Danilenkov et autres c. Russie (no 67336/01, § 105, CEDH 2009 (extraits)). Les observations de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (CEACR), adoptées en 2012 et publiées en 2013, relatives à l’application par la Roumanie de la Convention no 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical sont ainsi libellées dans leurs parties pertinentes en l’espèce : « La commission note cependant qu’un certain nombre de questions précédemment posées restent en suspens après l’adoption de la loi sur le dialogue social (...). La commission relève également l’existence d’un certain nombre de divergences supplémentaires entre les dispositions de la loi sur le dialogue social et la convention, en termes de champ d’application (à des catégories telles que les travailleurs indépendants, les apprentis, les travailleurs licenciés ou les retraités), (...), etc. À cet égard, la commission note que le gouvernement a récemment bénéficié de l’assistance technique du BIT pour garantir la conformité avec la convention d’un projet d’ordonnance d’urgence qui modifie substantiellement la loi sur le dialogue social. La commission veut croire que le gouvernement tiendra dûment compte de ses commentaires dans le cadre de cette révision de la législation et que la nouvelle législation sera pleinement conforme à la convention. La commission prie le gouvernement de fournir des informations dans son prochain rapport sur tout fait nouveau à cet égard. » Le rapport global de suivi intitulé « Liberté d’association : enseignements tirés de la pratique. Rapport global en vertu du suivi de la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail. Rapport du Directeur Général, 2008 » est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce : « 82. Les organes de contrôle de l’OIT ont toujours insisté sur le fait que tous les travailleurs, sans aucune distinction, et quel que soit leur statut, qu’ils soient travailleurs indépendants, employés de direction ou travailleurs dans des coopératives, doivent jouir du droit de pouvoir créer des syndicats et d’adhérer à celui de leur choix. Cela est d’autant plus important pour les catégories de travailleurs les plus vulnérables pour lesquels l’exercice du droit de s’organiser est un moyen de sortir de la marginalisation et de la pauvreté. (...) Emploi agricole et rural 158. Près de la moitié de la population active mondiale vit dans des zones rurales (...). Dans beaucoup de pays, le droit d’organisation et de négociation collective est encore refusé aux travailleurs agricoles et autres travailleurs ruraux. Pourtant, dès 1921, en adoptant la convention (no 11) sur le droit d’association (agriculture), les États Membres de l’OIT reconnaissaient que les travailleurs agricoles doivent jouir des mêmes droits « d’association et de coalition » que les travailleurs de l’industrie. Cette convention a été ratifiée par 122 États Membres. 159. D’un autre côté, on ne saurait ignorer les difficultés posées par la mise en pratique des droits d’organisation et de négociation collective dans le secteur. Le secteur agricole et l’emploi rural en général présentent certaines particularités. En général, l’agriculture est un secteur surtout composé de petites entreprises et de travailleurs indépendants. En outre, beaucoup de salariés sont employés à titre temporaire ou saisonnier, et les exploitations sont dispersées sur de vastes territoires. Ces facteurs constituent autant d’entraves à l’organisation syndicale, d’où le nombre relativement faible de travailleurs syndiqués. (...) 160. Non seulement les travailleurs agricoles ont, pour des raisons pratiques, du mal à s’organiser, mais en outre certains États restreignent l’exercice de ce droit fondamental. L’obstacle juridique le plus courant demeure l’exclusion totale ou partielle des travailleurs agricoles de la législation qui garantit la liberté d’association et le droit de négociation collective. (...) » b) La Convention no 11 de l’OIT sur le droit d’association (agriculture) Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Convention no 11 de l’OIT sur le droit d’association (agriculture), adoptée en 1923 et ratifiée par la Roumanie le 28 mai 1930, sont ainsi libellées : Article 1 « Tout Membre de l’Organisation internationale du Travail ratifiant la présente convention s’engage à assurer à toutes les personnes occupées dans l’agriculture les mêmes droits d’association et de coalition qu’aux travailleurs de l’industrie, et à abroger toute disposition législative ou autre ayant pour effet de restreindre ces droits à l’égard des travailleurs agricoles. » c) La Convention no 141 de l’OIT concernant les organisations de travailleurs ruraux et les recommandations y relatives Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Convention no 141 de l’OIT concernant les organisations de travailleurs ruraux et leur rôle dans le développement économique et social, adoptée en 1975 et qui n’a pas été ratifiée par la Roumanie, sont ainsi libellées : Article 2 « 1. Aux fins de la présente convention, les termes travailleurs ruraux désignent toutes personnes exerçant, dans les régions rurales, une occupation agricole, artisanale ou autre, assimilée ou connexe, qu’il s’agisse de salariés ou, sous réserve du paragraphe 2 du présent article, de personnes travaillant à leur propre compte, par exemple les fermiers, métayers et petits propriétaires exploitants. La présente convention ne s’applique qu’à ceux des fermiers, métayers ou petits propriétaires exploitants dont la principale source de revenu est l’agriculture et qui travaillent la terre eux-mêmes avec la seule aide de leur famille ou en recourant à des tiers à titre purement occasionnel et qui : (a) n’emploient pas de façon permanente de la main-d’œuvre, ou (b) n’emploient pas une main-d’œuvre saisonnière nombreuse, ou (c) ne font pas cultiver leurs terres par des métayers ou des fermiers. » Article 3 « 1. Toutes les catégories de travailleurs ruraux, qu’il s’agisse de salariés ou de personnes travaillant à leur propre compte, ont le droit, sans autorisation préalable, de constituer des organisations de leur choix ainsi que celui de s’affilier à ces organisations, à la seule condition de se conformer aux statuts de ces dernières. Les principes de la liberté syndicale devront être respectés pleinement ; les organisations de travailleurs ruraux devront être indépendantes et établies sur une base volontaire et ne devront être soumises à aucune ingérence, contrainte ou mesure répressive. L’acquisition de la personnalité juridique par les organisations de travailleurs ruraux ne peut être subordonnée à des conditions de nature à mettre en cause l’application des dispositions des paragraphes 1 et 2 du présent article. Dans l’exercice des droits qui leur sont reconnus par le présent article, les travailleurs ruraux et leurs organisations respectives sont tenus, à l’instar des autres personnes ou collectivités organisées, de respecter la légalité. La législation nationale ne devra porter atteinte ni être appliquée de manière à porter atteinte aux garanties prévues par le présent article. » La Convention no 141 de l’OIT a été ratifiée par 40 États, dont 19 pays membres du Conseil de l’Europe (Albanie, Allemagne, Autriche, Belgique, Chypre, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Italie, Malte, République de Moldova, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni, Suède, Suisse). Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Recommandation no 149 concernant les organisations de travailleurs ruraux et leur rôle dans le développement économique et social, adoptée en 1975 par l’OIT, se lisent comme suit : II. Rôle des Organisations de Travailleurs Ruraux « 4. L’un des objectifs de la politique nationale de développement rural devrait être de faciliter la constitution et le développement, sur une base volontaire, d’organisations de travailleurs ruraux, fortes et indépendantes, comme moyen efficace d’assurer que ces travailleurs, sans discrimination (...) participent au développement économique et social et bénéficient des avantages qui en découlent. De telles organisations devraient, selon le cas, être en mesure de : (a) représenter, promouvoir et défendre les intérêts des travailleurs ruraux, notamment en procédant, au nom de ces derniers pris collectivement, à des négociations et des consultations à tous les niveaux ; (b) représenter les travailleurs ruraux dans la formulation, l’exécution et l’évaluation des programmes de développement rural et dans la planification nationale à tous les stades et niveaux ; (...) (f) contribuer à améliorer les conditions de travail et de vie des travailleurs ruraux, y compris la sécurité et l’hygiène du travail ; (...) III. Moyens de Favoriser le Développement des Organisations de Travailleurs Ruraux Pour permettre aux organisations de travailleurs ruraux de jouer leur rôle dans le développement économique et social, les États Membres devraient adopter et appliquer une politique active visant à encourager ces organisations, notamment en vue : (a) d’éliminer les obstacles qui s’opposent à leur constitution, à leur développement et à l’exercice de leurs activités licites, ainsi que les discriminations d’ordre législatif et administratif dont les organisations de travailleurs ruraux et leurs membres pourraient faire l’objet ; (...) (1) Les principes de la liberté syndicale devraient être respectés pleinement; les organisations de travailleurs ruraux devraient être indépendantes et établies sur une base volontaire et ne devraient être soumises à aucune ingérence, contrainte ou mesure répressive. (...) A. Mesures législatives et administratives (1) Les États Membres devraient s’assurer que la législation nationale ne fait pas obstacle, compte tenu des conditions propres au secteur rural, à la constitution et au développement d’organisations de travailleurs ruraux. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. M. Mesut Yurtsever (requête no 14946/08) Le requérant est né en 1974. Lors de l’introduction de sa requête, il était détenu à la prison de type F de Bolu. Le 25 juin 2007, alors que le requérant était détenu dans une autre prison – la prison de type F de Tekirdağ –, la commission d’éducation de cet établissement adopta une décision selon laquelle les éditions du quotidien Azadiya Welat datées des 18, 19, 20, 21, 22, 23 et 24 juin 2007 ne seraient pas remises à l’intéressé non plus qu’à d’autres détenus. Elle se fondait pour ce faire sur l’article 62 § 3 de la loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives (« la loi no 5275 »), aux termes duquel aucune publication contenant des informations, des écrits, des photographies et des commentaires obscènes ou de nature à mettre en danger la sécurité de l’établissement ne devait être remise aux condamnés. Elle argüait à cet égard que les publications non remises étaient rédigées en kurde, qu’il n’y avait pas de personnel en mesure de comprendre le kurde au sein de l’établissement pénitentiaire, que cette langue comptait en outre plusieurs dialectes et qu’il n’était dès lors pas possible d’assurer la traduction de ces publications. Elle estimait par conséquent qu’il ne pouvait être vérifié si les publications en cause satisfaisaient aux conditions énoncées dans l’article de loi en question. Le 28 juin 2007, le requérant forma opposition contre cette décision. Le 22 octobre 2007, statuant sur dossier, le juge de l’exécution de Tekirdağ rejeta ce recours. Il se prononça à la lumière de l’avis du procureur de la République, dans lequel celui-ci exposait que, pour pouvoir apprécier la conformité à l’article 62 § 3 de la loi en question de publications parues dans une langue autre que la langue officielle, il fallait disposer d’une traduction de celles-ci, qu’il n’y avait aucune disposition légale imposant le financement par l’établissement pénitentiaire des frais de traduction, que ces frais n’avaient pas été pris en charge par l’intéressé et qu’il fallait par conséquent rejeter le recours. Le 30 octobre 2007, le requérant forma opposition contre cette décision, argüant que l’administration pénitentiaire avait suspendu l’introduction en prison du quotidien Azadiya Welat, selon lui largement distribué à l’extérieur, au motif qu’elle ne disposait pas de personnel comprenant le kurde. Il demandait l’annulation de la décision du juge de l’exécution qui avait estimé la mesure conforme à la loi alors que, à ses yeux, cette pratique avait fait obstacle à la distribution de ce journal qui aurait eu lieu jusqu’alors à l’intérieur de la prison. Le 8 novembre 2007, la cour d’assises de Tekirdağ, statuant sur dossier et après avoir recueilli l’avis du procureur de la République, conclut à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision contestée, et rejeta ce recours. B. MM. Canar Yurtsever, Aydın Şaka, Ergin Atabey et Habip Çiftçi (requête no 21030/08) Les requérants sont nés respectivement en 1982, en 1980, en 1973 et en 1973. Lors de l’introduction de leur requête, ils étaient détenus à la prison de type F de Tekirdağ. Le 28 mai 2007, la commission d’éducation de cette prison, se fondant sur l’article 62 de la loi no 5275, prit la décision de ne pas remettre aux requérants les éditions du quotidien Azadiya Welat datées des 22, 23, 24, 25, 26, 27 et 28 mai 2007 au motif que leur contenu était en kurde et qu’il n’y avait pas de personnel au sein de la commission à même de traduire cette langue. Le 4 juin 2007, les requérants formèrent opposition contre cette décision. Le 10 août 2007, statuant à la lumière de l’avis du procureur de la République d’après lequel la décision de la commission d’éducation était justifiée, le juge de l’exécution de Tekirdağ rejeta ce recours. Le 21 août 2007, MM. Atabey et Çiftçi et, le 23 août 2007, MM. Yurtsever et Şaka formèrent opposition contre cette décision. Le 7 septembre 2007, statuant sur dossier et après avoir recueilli l’avis du procureur de la République, la cour d’assises de Tekirdağ rejeta le recours ainsi formé, estimant que la décision contestée ne présentait de contrariété ni à la procédure ni à la loi. C. MM. Mahmut Cengiz et Mehmet Ergezen (requête no 24309/08) Les requérants sont nés en 1983. Lors de l’introduction de leur requête, ils étaient détenus à la prison de type F de Tekirdağ. Le 9 juillet 2007, la commission d’éducation de cet établissement prit la décision de ne pas remettre aux requérants les éditions des 2, 3, 4, 5, 6, 7 et 8 juillet 2007 du quotidien Azadiya Welat. Elle fonda sa décision sur l’article 62 § 3 de la loi no 5275. Elle souligna à cet égard que ces publications étaient en kurde, qu’il n’y avait pas de personnel comprenant le kurde au sein de l’établissement pénitentiaire, de sorte que, selon elle, il n’était pas possible d’assurer la traduction des livres, journaux et revues paraissant dans cette langue et que, partant, il ne pouvait être vérifié si les publications en question satisfaisaient ou non aux critères énoncés dans l’article de loi précité. Le 10 juillet 2007, les requérants formèrent opposition contre cette décision. Dans une lettre du même jour adressée au juge de l’exécution de Tekirdağ, M. Cengiz argüait, entre autres, que les éditions du quotidien en question n’avaient fait l’objet d’aucune décision de saisie et qu’il était dénué de sens d’en demander la traduction alors que ce journal était, à ses dires, en vente dans tout le pays et soumis à un contrôle légal. De plus, il soutenait que la décision contestée était contraire aux normes de droit. Dans une lettre qu’il adressa le 18 juillet 2007 au juge de l’exécution de Tekirdağ, M. Ergezen argüait que, cinq mois auparavant, l’interdiction de recevoir des publications en kurde au sein de la prison avait été levée et que l’argument de l’administration consistant à dire qu’il n’y avait pas de personnel comprenant le kurde n’était pas crédible. Il soutenait en outre que des détenus d’autres prisons de type F avaient l’autorisation de recevoir de telles publications, de sorte que, selon lui, la pratique de l’administration pénitentiaire devait être considérée comme arbitraire. Le 23 octobre 2007, statuant sur dossier, le juge de l’exécution de Tekirdağ rejeta ce recours. Il se prononça à la lumière de l’avis du procureur de la République, dans lequel celui-ci exposait que, pour pouvoir apprécier au regard de l’article 62 § 3 de la loi no 5275 le contenu de publications dans une langue autre que la langue officielle, il fallait disposer d’une traduction de celles-ci, qu’il n’y avait aucune disposition légale imposant le financement par l’établissement pénitentiaire des frais de traduction, que ces frais n’avaient pas été pris en charge par l’intéressé et qu’il fallait, par conséquent, rejeter le recours. Le 1er novembre 2007, les requérants formèrent opposition contre cette décision. M. Ergezen demandait la levée de l’interdiction litigieuse. M. Cengiz argüait que le quotidien en question était distribué sous le contrôle du procureur en charge de la presse, et que l’absence de procédure judiciaire à l’encontre de ce journal ou de décision de saisie démontrait que celui-ci ne posait pas de problème. Dès lors, il estimait qu’il devait y avoir accès. Le 8 novembre 2007, statuant sur dossier après avoir recueilli l’avis du procureur de la République, la cour d’assises rejeta ce recours, au motif que la décision contestée ne présentait de contrariété ni à la procédure ni à la loi. D. MM. İsmail Cengiz Oğurtan et Fevzi Abo (requête no 24505/08) Les requérants sont nés respectivement en 1974 et en 1985. Lors de l’introduction de leur requête, ils étaient détenus à la prison de type F de Tekirdağ. Le 25 juin 2007, la commission d’éducation de la prison, se fondant sur l’article 62 § 3 de la loi no 5275, prit la décision de ne pas remettre aux requérants les éditions du quotidien Azadiya Welat datées des 18, 19, 20, 21, 22, 23 et 24 juin 2007. Elle expliqua que ces publications étaient rédigées en kurde, qu’il n’y avait pas de personnel comprenant le kurde au sein de l’établissement pénitentiaire, qu’en outre le kurde se composait de plusieurs dialectes, qu’il n’était dès lors pas possible d’assurer la traduction des parutions litigieuses et que, partant, il ne pouvait être vérifié si celles-ci satisfaisaient aux conditions énoncées dans l’article de loi en question. Le 28 juin 2007, les requérants formèrent opposition contre cette décision. Dans une lettre qu’il adressa le même jour au juge de l’exécution de Tekirdağ, M. Abo se plaignait de s’être vu refuser l’accès aux éditions en question, ajoutant que cette mesure de l’administration pénitentiaire constituait un moyen d’interdire le quotidien et qu’elle était contraire aux normes de droit. Par une lettre du 4 juillet 2007, M. Oğurtan informa le juge de l’exécution de Tekirdağ qu’il ne recevait pas le quotidien Azadiya Welat depuis le 18 juin 2007, et ce, selon lui, sans motif valable. Il demanda que ce journal lui soit régulièrement remis à l’avenir. Le 22 octobre 2007, statuant sur dossier, le juge de l’exécution de Tekirdağ rejeta ce recours après avoir conclu à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision litigieuse. Il se prononça à la lumière de l’avis du procureur de la République, dans lequel celui-ci exposait que, pour vérifier la conformité à la loi des publications parues dans une langue autre que la langue officielle, il fallait disposer d’une traduction, qu’il n’y avait aucune disposition légale imposant le financement par l’établissement pénitentiaire des frais de traduction, que ces frais n’avaient pas été pris en charge par l’intéressé et que, par conséquent, la mesure prise par l’administration pénitentiaire était justifiée. Le 26 octobre 2007, M. Oğurtan écrivit à la cour d’assises de Tekirdağ, se plaignant qu’il ne recevait plus le quotidien Azadiya Welat et que le recours formé auprès du juge de l’exécution à cet égard n’avait pas abouti. Il demandait qu’il fût mis un terme à cette pratique, qu’il qualifiait d’antidémocratique, et que le journal litigieux lui fût remis de manière régulière. Le 1er novembre 2007, M. Abo écrivit à la cour d’assises de Tekirdağ. Il argüait que le quotidien Azadiya Welat était un journal d’information faisant, selon lui, l’objet d’un contrôle comme toutes les publications de presse. Il soutenait que l’absence d’une quelconque procédure judiciaire ou interdiction de publication à l’encontre de ce quotidien établissait à elle seule que ce journal ne posait pas de problème et qu’il devait donc lui être remis. Il demandait en conséquence que la décision du juge de l’exécution fût annulée et remplacée par la décision de lui remettre le journal. Le 8 novembre 2007, la cour d’assises de Tekirdağ, statuant sur dossier et après avoir recueilli l’avis du procureur de la République, conclut à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision contestée, et rejeta ce recours. E. MM. Abdullah Günay et Mehmet Ali Kaya (requête no 26964/08) Les requérants sont nés respectivement en 1979 et en 1976. Lors de l’introduction de leur requête, ils étaient détenus à la prison de type F de Tekirdağ. Le 28 juin 2007, la commission d’éducation de cette prison prit la décision de ne pas remettre aux requérants les éditions du quotidien Azadiya Welat datées des 19, 20, 21, 22, 23, 24 et 25 juin 2007 au motif que ces publications étaient rédigées en kurde et qu’il n’y avait au sein de la commission d’éducation aucun personnel en mesure d’en faire la traduction. Le 5 juillet 2007, M. Kaya écrivit au juge de l’exécution de Tekirdağ pour contester cette décision et demander que le journal en question lui fût remis. Le 9 juillet 2007, les requérants déposèrent une requête en opposition contre ladite décision. Le 22 octobre 2007, statuant sur dossier, le juge de l’exécution de Tekirdağ rejeta ce recours après avoir conclu à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision litigieuse. Il se prononça à la lumière de l’avis du procureur de la République, dans lequel celui-ci exposait que, pour pouvoir apprécier au regard de l’article 62 § 3 de la loi no 5275 le contenu de publications dans une langue autre que la langue officielle, il fallait disposer d’une traduction de celles-ci, qu’il n’y avait aucune disposition légale imposant le financement par l’établissement pénitentiaire des frais de traduction, que ces frais n’avaient pas été pris en charge par les intéressés et que, par conséquent, la mesure de l’administration pénitentiaire était justifiée. Le 26 octobre et le 30 octobre 2007 respectivement, M. Abdullah Günay et M. Mehmet Ali Kaya formèrent opposition contre cette décision. Dans la lettre qu’il adressa à la cour d’assises de Tekirdağ, M. Kaya indiquait que le refus de lui remettre le quotidien Azadiya Welat était arbitraire et il demanda à recevoir ce journal, publié selon lui conformément aux lois en vigueur. Le 8 novembre 2007, la cour d’assises de Tekirdağ, statuant sur dossier et après avoir recueilli l’avis du procureur de la République, conclut à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision contestée, et rejeta ce recours. F. MM. Abdullah Günay et Adem Yüksekdağ (requête no 26966/08) Les requérants sont nés respectivement en 1979 et en 1986. Lors de l’introduction de leur requête, ils étaient détenus à la prison de type F de Tekirdağ. Le 3 juillet 2007, la commission d’éducation de la prison prit la décision de ne pas leur remettre les éditions du quotidien Azadiya Welat datées des 26, 27, 28, 29 et 30 juin 2007 et des 1er et 2 juillet 2007 au motif qu’il n’y avait pas de personnel au sein de cette commission en mesure d’en assurer la traduction. Le 16 juillet 2007, les requérants formèrent opposition contre cette décision. Le 23 octobre 2007, statuant sur dossier, le juge de l’exécution de Tekirdağ rejeta ce recours eu égard à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision litigieuse. Il se prononça à la lumière de l’avis du procureur de la République, dans lequel celui-ci exposait que, pour pouvoir apprécier le contenu de publications dans une langue autre que la langue officielle au regard de l’article 62 § 3 de la loi no 5275, il fallait disposer d’une traduction de celles-ci, qu’il n’y avait aucune disposition légale imposant le financement par l’établissement pénitentiaire des frais de traduction, que ces frais n’avaient pas été pris en charge par les intéressés et que, par conséquent, la mesure de l’administration pénitentiaire était justifiée. Le 26 octobre et le 30 octobre 2007 respectivement, M. Abdullah Günay et M. Adem Yüksekdağ formèrent opposition contre cette décision. Dans la lettre qu’il adressa à la cour d’assises, M. Günay reprochait au juge de l’exécution de s’être allié à l’administration pénitentiaire pour entraver son droit à la liberté de recevoir des informations et d’avoir ainsi porté atteinte à ce droit, selon lui consacré par la Convention. Il soutenait que le quotidien litigieux faisait l’objet d’une publication conforme aux lois et qu’il n’était dès lors pas nécessaire de le traduire, car, selon les arguments de l’intéressé, si son contenu enfreignait les lois, il aurait fait l’objet d’une mesure de saisie. Il soutenait en outre que le droit de lire un journal en kurde, sa langue maternelle, était un droit naturel. Le 8 novembre 2007, la cour d’assises de Tekirdağ, statuant sur dossier et après avoir recueilli l’avis du procureur de la République, conclut à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision contestée, et rejeta ce recours. G. M. Abdullah Günay (requêtes nos 27088/08 et 27090/08) Le requérant est né en 1979. Lors de l’introduction de ses requêtes, il était détenu à la prison de type F de Tekirdağ. Procédure relative à la non-remise des éditions du quotidien Azadiya Welat datées du 28 août 2007 au 3 septembre 2007 (requête no 27088/08) Le 6 septembre 2007, la commission d’éducation de la prison prit la décision de ne pas remettre au requérant les éditions du quotidien Azadiya Welat datées des 28, 29, 30 et 31 août 2007 et des 1er, 2 et 3 septembre 2007, considérant qu’elle ne pouvait en comprendre le contenu ni en assurer la traduction et prenant en compte une décision du juge de l’exécution de Tekirdağ du 9 août 2007. Le 13 septembre 2007, le requérant forma opposition contre cette décision. Le 5 novembre 2007, statuant sur dossier, le juge de l’exécution de Tekirdağ rejeta ce recours après avoir conclu à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision litigieuse. Il se prononça à la lumière de l’avis du procureur de la République, dans lequel celui-ci exposait que, pour pouvoir apprécier les publications dans une langue autre que la langue officielle au regard de l’article 62 § 3 de la loi no 5275, il fallait disposer d’une traduction de celles-ci, qu’il n’y avait aucune disposition légale imposant le financement par l’établissement pénitentiaire des frais de traduction, que ces frais n’avaient pas été pris en charge par l’intéressé et que, par conséquent, la décision de la commission était justifiée. Le 8 novembre 2007, le requérant forma opposition contre la décision de rejet. Le 27 novembre 2007, la cour d’assises de Tekirdağ, statuant sur dossier et après avoir recueilli l’avis du procureur de la République, conclut à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision contestée, et rejeta ce recours. Procédure relative à la non-remise des éditions datées du 21 au 28 août 2007 (requête no 27090/08) Le 31 août 2007, se référant à une décision du juge de l’exécution de Tekirdağ du 9 août 2007, la commission d’éducation de la prison prit la décision de ne pas remettre au requérant les éditions du quotidien Azadiya Welat datées des 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27 et 28 août 2007 au motif qu’elle ne pouvait en comprendre le contenu ni en assurer la traduction. Le 7 septembre 2007, le requérant forma opposition contre cette décision. Le 5 novembre 2007, statuant sur dossier, le juge de l’exécution de Tekirdağ rejeta ce recours eu égard à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision litigieuse. Il se prononça à la lumière de l’avis du procureur de la République, dans lequel celui-ci exposait que, pour pouvoir apprécier le contenu de publications dans une langue autre que la langue officielle au regard de l’article 62 § 3 de la loi no 5275, il fallait disposer d’une traduction de celles-ci, qu’il n’y avait aucune disposition légale imposant le financement par l’établissement pénitentiaire des frais de traduction, que ces frais n’avaient pas été pris en charge par l’intéressé et que, par conséquent, la décision de la commission était justifiée. Le 8 novembre 2007, le requérant forma opposition contre la décision de rejet. Le 28 novembre 2007, la cour d’assises de Tekirdağ, statuant sur dossier et après avoir recueilli l’avis du procureur de la République, conclut à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision contestée, et rejeta ce recours. H. MM. Abdullah Günay, Nezir Adıyaman et Aydın Şaka (requête no 27092/08) Les requérants sont nés respectivement en 1979, en 1978 et en 1980. Lors de l’introduction de leur requête, ils étaient détenus à la prison de type F de Tekirdağ. Le 13 septembre 2007, la commission d’éducation de la prison prit la décision de ne pas remettre aux requérants les éditions du quotidien Azadiya Welat datées des 4, 5, 6, 7, 8 et 9 septembre 2007 au motif qu’elles étaient en langue kurde et que la commission d’éducation ne pouvait en assurer la traduction. Elle prit également en compte le fait que le juge de l’exécution de Tekirdağ s’était prononcé le 9 août 2007 relativement à d’autres éditions de ce journal, tout comme la cour d’assises le 7 septembre 2007. Le 24 septembre 2007, les requérants formèrent opposition contre cette décision. Le 5 novembre 2007, statuant sur dossier, le juge de l’exécution de Tekirdağ rejeta ce recours après avoir conclu à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision litigieuse. Il se prononça à la lumière de l’avis du procureur de la République, dans lequel celui-ci exposait que, pour pouvoir apprécier la conformité du contenu de publications dans une langue autre que la langue officielle à l’article 62 § 3 de la loi no 5275, il fallait disposer d’une traduction de celles-ci, que l’administration pénitentiaire n’avait pas de budget pour cela, qu’il n’y avait aucune disposition légale imposant le financement par l’établissement pénitentiaire des frais de traduction, que ces frais n’avaient pas été pris en charge par l’intéressé et que, par conséquent, la décision de la commission était justifiée. M. Günay et MM. Adıyaman et Şaka formèrent opposition contre la décision de rejet respectivement le 8 novembre 2007 et le 12 novembre 2007. Le 28 novembre 2007, la cour d’assises de Tekirdağ, statuant sur dossier et après avoir recueilli l’avis du procureur de la République, conclut à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision contestée, et rejeta ce recours. I. M. Mahmut Cengiz (requêtes nos 38752/08, 38778/08 et 38807/08) Le requérant est né en 1983. Lors de l’introduction de ses requêtes, il était détenu à la prison de type F de Tekirdağ. Procédure relative à la non-remise des éditions du quotidien Azadiya Welat datées du 26 juin au 1er juillet 2007 (requête no 38752/08) Le 2 juillet 2007, la commission d’éducation de cette prison prit la décision de ne pas remettre au requérant les éditions du quotidien Azadiya Welat datées des 25, 26, 27, 28, 29 et 30 juin et du 1er juillet 2007 en vertu de l’article 62 § 3 de la loi no 5275 au motif que ces publications étaient rédigées en kurde, que l’établissement pénitentiaire ne disposait pas de personnel comprenant cette langue, de sorte qu’aucune traduction ne pouvait selon lui en être assurée, et que la conformité de leur contenu à la disposition législative précitée ne pouvait être vérifiée. Le 3 juillet 2007, le requérant forma opposition contre cette décision, exposant, entre autres arguments, que les éditions en cause du quotidien ne faisaient l’objet d’aucune décision judiciaire de saisie de sorte que, selon lui, elles devaient lui être remises. Il soutenait en outre qu’il avait reçu sans problème ce journal pendant quatre mois avant d’en être privé, et que la mesure prise par l’administration pénitentiaire était contraire aux normes de droit. Il demandait en conséquence que la décision litigieuse fût annulée et qu’il pût recevoir le journal en question. Le 23 octobre 2007, statuant sur dossier, le juge de l’exécution de Tekirdağ rejeta ce recours après avoir conclu à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision litigieuse. Il se prononça à la lumière de l’avis du procureur de la République, dans lequel celui-ci exposait que, pour pouvoir apprécier le contenu de publications dans une langue autre que la langue officielle au regard de l’article 62 § 3 de la loi no 5275, il fallait disposer d’une traduction de celles-ci, qu’il n’y avait aucune disposition légale imposant le financement par l’établissement pénitentiaire des frais de traduction, que ces frais n’avaient pas été pris en charge par l’intéressé et que, par conséquent, la mesure de l’administration était justifiée. Le 1er novembre 2007, le requérant forma opposition contre cette décision. Il argüait que le quotidien litigieux était publié légalement, qu’il était soumis avant distribution au contrôle du procureur en charge de la presse et que, en l’absence d’une procédure judiciaire ou d’une décision de saisie à son encontre, il ne pouvait être dit que ce journal posât problème. Il demandait en conséquence à ce que les éditions litigieuses du quotidien en question lui fussent remises. Le 8 novembre 2007, la cour d’assises de Tekirdağ, statuant sur dossier et après avoir recueilli l’avis du procureur de la République, conclut à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision contestée, et rejeta ce recours. Procédure relative à la non-remise des éditions du quotidien Azadiya Welat datées du 9 au 15 juillet 2007 (requête no 38778/08) Le 16 juillet 2007, la commission d’éducation de la prison prit la décision de ne pas remettre au requérant les éditions du quotidien Azadiya Welat datées des 9, 10, 11, 12, 13, 14 et 15 juillet 2007 en vertu de l’article 62 § 3 de la loi no 5275 au motif que ces publications étaient rédigées en kurde, que l’établissement pénitentiaire ne disposait pas de personnel comprenant cette langue, de sorte qu’aucune traduction ne pouvait être assurée, et que la conformité du contenu des publications en cause à la disposition législative mentionnée ne pouvait être vérifiée. Le 17 juillet 2007, le requérant forma opposition contre cette décision. Dans une lettre du 19 juillet 2007 adressée au juge de l’exécution de Tekirdağ, il argüait que le journal litigieux n’avait fait l’objet d’aucune décision de saisie, que le fait de demander la traduction de son contenu alors qu’il aurait été soumis à un contrôle légal était dénué de sens et méconnaissait les normes de droit. Le 23 octobre 2007, statuant sur dossier, le juge de l’exécution de Tekirdağ rejeta ce recours après avoir conclu à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision litigieuse. Il se prononça à la lumière de l’avis du procureur de la République, dans lequel celui-ci exposait que, pour pouvoir apprécier le contenu de publications dans une langue autre que la langue officielle au regard de l’article 62 § 3 de la loi no 5275, il fallait disposer d’une traduction de celles-ci, qu’il n’y avait aucune disposition légale imposant le financement par l’établissement pénitentiaire des frais de traduction, que ces frais n’avaient pas été pris en charge par l’intéressé et que, par conséquent, la mesure de l’administration était justifiée. Le 1er novembre 2007, le requérant forma opposition contre cette décision, exposant, entre autres arguments, que le journal en question faisait l’objet, avant distribution, d’un contrôle de la part du procureur en charge de la presse. Il argüait que l’absence de procédure judiciaire contre cette publication ou de décision de saisie à son endroit était la preuve que cette publication ne posait pas problème. Le 8 novembre 2007, la cour d’assises de Tekirdağ, statuant sur dossier et après avoir recueilli l’avis du procureur de la République, conclut à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision contestée, et rejeta ce recours. Procédure relative à la non-remise des éditions du quotidien Azadiya Welat datées du 27 août au 2 septembre 2007 (requête no 38807/08) Le 4 septembre 2007, la commission d’éducation de la prison prit la décision de ne pas remettre au requérant les éditions du quotidien Azadiya Welat datées des 27, 28, 29, 30 et 31 août 2007 et des 1er et 2 septembre 2007 en vertu de l’article 62 § 3 de la loi no 5275 au motif que ces publications étaient rédigées en kurde, que l’établissement pénitentiaire ne disposait pas de personnel comprenant cette langue et qu’aucune traduction ne pouvait ainsi en être assurée, de sorte que, selon la commission, leur conformité à la disposition législative mentionnée ne pouvait être vérifiée. Le requérant forma opposition contre cette décision. Le 5 novembre 2007, statuant sur dossier, le juge de l’exécution de Tekirdağ rejeta ce recours après avoir conclu à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision litigieuse. Il se prononça à la lumière de l’avis du procureur de la République, dans lequel celui-ci exposait que, pour vérifier la conformité des publications dans une langue autre que la langue officielle à l’article 62 § 3 de la loi no 5275, il fallait disposer d’une traduction de celles-ci, que l’administration pénitentiaire n’avait pas de budget pour cela, qu’il n’y avait aucune disposition légale imposant le financement par l’établissement pénitentiaire des frais de traduction, que ces frais n’avaient pas été pris en charge par l’intéressé et que, par conséquent, la décision de la commission d’éducation était justifiée. Le 12 novembre 2007, le requérant forma opposition contre la décision de rejet. Il exposait, entre autres arguments, que le journal en question était publié selon les voies légales, que, s’il existait le concernant une situation contraire au droit, le procureur en charge de la presse aurait pris les mesures qui s’imposaient. Or, selon lui, ce journal ne faisait l’objet d’aucune interdiction ni mesure de saisie. Par conséquent, le requérant demandait à ce qu’il lui fût remis. Le 20 novembre 2007, la cour d’assises de Tekirdağ, statuant sur dossier et après avoir recueilli l’avis du procureur de la République, conclut à l’absence de contrariété à la procédure et à la loi de la décision contestée, et rejeta ce recours. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 62 de la loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives du 13 décembre 2004, publiée au Journal officiel le 29 décembre 2004, dispose notamment : « Article 62. (1) Tout condamné a le droit de recevoir, en prenant à sa charge leur coût, des publications périodiques et non périodiques sous réserve qu’elles n’aient pas été prohibées par décision de justice. (2) Tout condamné reçoit gratuitement et librement les journaux, livres et publications imprimés édités par les fondations bénéficiant d’une exonération fiscale de l’assemblée des ministres et par les associations [reconnues] d’utilité publique, sous réserve qu’ils n’aient pas fait l’objet d’une interdiction par les institutions officielles, les universités, les instances professionnelles (...) publiques et les tribunaux. Les livres de cours des condamnés qui suivent une éducation ou [reçoivent] une instruction ne peuvent être soumis à contrôle. (3) Aucune publication contenant des informations, des écrits, des photographies et des commentaires obscènes ou de nature à mettre en péril la sécurité de l’établissement ne peut être remise au condamné. » L’article 87 du règlement relatif à l’exécution des peines et des mesures préventives, dans sa rédaction du 20 mars 2006, publié au Journal officiel le 6 avril 2006, dispose notamment : « Droit de bénéficier des publications périodiques et non périodiques Article 87. (1) Tout condamné a le droit de recevoir, en prenant à sa charge leur coût, des publications périodiques et non périodiques sous réserve qu’elles n’aient pas été prohibées par décision de justice. (2) Tout condamné reçoit gratuitement et librement les journaux, livres et publications imprimés édités par les fondations bénéficiant d’une exonération fiscale de l’assemblée des ministres et par les associations [reconnues] d’utilité publique, sous réserve qu’ils n’aient pas fait l’objet d’une interdiction par les institutions officielles, les universités, les instances professionnelles (...) publiques et les tribunaux. Les livres de cours des condamnés qui suivent une éducation ou [reçoivent] une instruction ne peuvent être soumis à contrôle. (3) Aucune publication identifiée par la commission d’éducation comme étant de nature à mettre en péril la sécurité de l’établissement ou contenant des informations, des écrits, des photographies et des commentaires obscènes ne peut être remise au condamné. » L’instruction du 12 juillet 2005 relative aux bibliothèques des établissements pénitentiaires dispose notamment : « Examen des publications Article 10. Les publications périodiques et non périodiques destinées aux bibliothèques et rayonnages de livres des établissements pénitentiaires sont examinées par la commission d’éducation selon les principes définis aux articles 11 et 12 de l’instruction. Les publications estimées non conformes sont envoyées au procureur de la République pour ce que de droit. La direction générale recherche si les publications agréées par le ministère sont ou non conformes aux dispositions de l’instruction. Celles qui sont jugées conformes sont envoyées aux établissements pénitentiaires. Les journaux, livres et publications imprimés édités par les fondations bénéficiant d’une exonération fiscale de l’assemblée des ministres et les associations [reconnues] d’utilité publique, sous réserve qu’ils n’aient pas fait l’objet d’une interdiction par les institutions officielles, les universités, les instances professionnelles (...) publiques et les tribunaux, sont placés sans examen dans les bibliothèques et les rayonnages de livres. Les publications qui ne seront pas acceptées dans l’établissement Article 11. Ne sera acceptée dans l’établissement aucune publication a) qui aura fait l’objet d’une interdiction par les tribunaux, b) qui, même si elle n’a pas fait l’objet d’une interdiction par les tribunaux, aura été identifiée par une décision de la commission d’éducation comme présentant une menace pour la sécurité de l’établissement ou contenant des informations, des écrits, des photographies et des commentaires obscènes. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. Le décès du petit Tolga Genç La requérante, Mme Asiye Genç, est née en 1976 et réside à Burdur. Le 30 mars 2005, alors enceinte et souffrant de douleurs, elle se rendit en compagnie de son époux, M. Bülent Genç, à l’hôpital public de Gümüşhane. Le 31 mars 2005 vers 23 heures, la requérante accoucha par césarienne d’un garçon (Tolga Genç) prématuré de 36 semaines et pesant 2,5 kg. Peu après sa naissance, Tolga fit une détresse respiratoire. En l’absence d’unité néonatale adaptée dans l’hôpital public de Gümüşhane, les médecins décidèrent de transférer le nouveau-né à l’hôpital public Karadeniz Teknik Üniversitesi Farabi (« KTÜ Farabi ») situé à Trabzon, soit à 110 km de distance. Le 1er avril 2005 vers 1 h 15 du matin, l’hôpital public KTÜ Farabi refusa l’admission de Tolga au motif qu’il n’y avait pas de place dans l’unité de réanimation néonatale. Vers 2 heures du matin, Tolga se vit transférer au Centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon (« CMOT »). Sur place, le médecin de garde expliqua à M. Genç qu’il n’y avait aucune couveuse disponible et l’invita à retourner à l’hôpital public KTÜ Farabi, ce que le père dut faire. À l’arrivée, les médecins de l’hôpital public KTÜ Farabi arguèrent derechef de l’impossibilité pour eux d’assurer l’admission du prématuré, faute de place disponible dans le service de néonatologie. Sur ce, on tenta une nouvelle fois de conduire Tolga au CMOT. Vers 3 h 30 du matin, il décéda dans l’ambulance qu’il n’avait apparemment jamais quittée tout au long de cet épisode. B. La plainte de la famille et l’instruction préliminaire Le 6 avril 2005, les époux Genç portèrent plainte. Ils demandèrent notamment la condamnation des médecins K.M. et T.Ö., de l’hôpital public KTÜ Farabi. Deux instructions, l’une pénale et l’autre administrative, furent ouvertes. Dans le cadre de ces instructions, plusieurs témoignages furent recueillis. Les passages pertinents en l’espèce se lisent comme suit : Les proches du défunt : La requérante : « Ma grossesse se déroulait normalement. Les médecins ont préféré l’accouchement par césarienne du fait de la position de mon bébé. L’accouchement était initialement prévu pour le 25 avril 2005, mais dans la nuit du 30 mars 2005 j’ai eu des douleurs, et j’ai accouché par césarienne le lendemain. Je ne sais pas ce qui s’est passé par la suite. On m’a dit que mon bébé avait été transféré vers un autre hôpital pour un problème respiratoire, mais qu’il n’avait pas été pris en charge faute de place disponible et qu’il était décédé dans une ambulance, dans le jardin d’un hôpital, sans qu’un médecin daigne s’occuper de lui. Je veux que ceux qui sont responsables du décès de mon fils soient punis. » M. Genç : « Mon fils est né prématuré à l’hôpital public de Gümüşhane. Les médecins ont décidé de le transférer dans un autre hôpital mieux équipé. L’hôpital KTÜ Farabi ne l’a pas accepté faute de place. Son admission a également été refusée au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon pour les mêmes raisons. Au lieu de s’occuper de mon fils, les médecins ont perdu du temps avec les formalités administratives. Ils n’ont même pas daigné l’examiner alors qu’il y avait une situation d’urgence. Ils auraient dû poser un diagnostic et le soigner. Nous nous sommes battus pendant 4 heures pour que mon fils soit vu par un médecin, mais aucun hôpital n’a accepté de le prendre en charge. À l’issue de plusieurs allers-retours entre hôpitaux, il est décédé dans une ambulance, dans le jardin d’un hôpital. Si mon fils avait été admis à l’hôpital à temps, il ne serait pas mort. Les responsables doivent être punis. » Ö.B. : « M. Genç est un ami. Je l’ai accompagné le soir de l’incident. On suivait ensemble l’ambulance en voiture. À l’hôpital KTÜ Farabi, la pédiatre de garde, Mme T.Ö., était fâchée que le transfert ait été effectué sans qu’on se soit assuré au préalable qu’il y avait bien de la place à l’hôpital. Elle ne s’est pas du tout occupée du bébé. Elle s’occupait de l’aspect administratif et demandait des documents attestant qu’il n’y avait effectivement pas de place dans les autres hôpitaux. Elle a appelé d’abord le centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon puis l’hôpital public de Giresun pour vérifier. Elle nous a affirmé qu’il y avait bien de la place au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon, mais que le médecin de garde ne voulait tout simplement pas se déplacer. Elle nous a conseillé de demander un document officiel signé selon lequel il n’y avait pas de place à l’hôpital. Elle a ajouté qu’avec cette demande, les médecins du centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon allaient certainement changer d’attitude, trouver une place et accepter l’admission de l’enfant. Lorsqu’on s’est déplacés au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon, le docteur K.B. nous a dit qu’aucune place n’était disponible et qu’ils ne pouvaient pas prendre en charge l’enfant. Au lieu de s’occuper de l’enfant, qui avait besoin d’une intervention médicale urgente, il a préféré s’occuper de la préparation d’un document qui attestait qu’il n’y avait pas de place à l’hôpital. C’est ainsi qu’on a perdu 45 minutes. Après de multiples va-et-vient entre hôpitaux, l’enfant a fini par faire un arrêt cardiaque. L’intervention du médecin urgentiste n’a pas suffi à le sauver. Personne n’a voulu prendre en charge cet enfant. Aucun médecin urgentiste ne l’a examiné. Ils ont tous refusé son admission et ont essayé à tout prix de le transférer vers un autre hôpital. Cette indifférence, pour un enfant qui avait besoin de soins médicaux d’urgence, l’a tué. » Le personnel médical : O.Ü. : « Je travaille en tant que gynécologue-obstétricien à l’hôpital public de Gümüşhane. La césarienne de Mme Genç s’est déroulée normalement. Nous avons confié l’enfant au pédiatre après la naissance. Il pleurait. Je n’ai pas connaissance de la suite des événements, car j’ai continué l’opération. » E.K. : « Je travaille en tant que sage-femme à l’hôpital public de Gümüşhane. Mme Genç a accouché d’un garçon. L’enfant ne souffrait d’aucune anomalie au moment où je l’ai pris dans mes bras. Soudain, pour une raison que j’ignore, il a eu des difficultés pour respirer. Le docteur N.A. est tout de suite intervenu. L’enfant a été intubé. Il a été transféré vers un autre hôpital par ambulance. » N.A. : « Je travaille en tant que pédiatre à l’hôpital public de Gümüşhane. J’ai vu l’enfant environ cinq minutes après la naissance. Je suis intervenu d’urgence, car il ne respirait pas correctement et son pouls était faible. Une fois son état stabilisé, on a organisé son transfert vers un hôpital mieux équipé. On m’avait dit qu’il y avait bien de la place à l’hôpital KTÜ Farabi. L’enfant a été transféré par ambulance et il était intubé lors de ce transfert. » N.S. : « Je travaille en tant qu’anesthésiste à l’hôpital public de Gümüşhane. Mme Genç a accouché par césarienne d’un enfant prématuré de 36 semaines. Peu de temps après, la sage-femme nous a fait savoir que l’enfant avait des difficultés respiratoires. Le pédiatre est aussitôt intervenu pour prodiguer les soins nécessaires. Il a décidé de le transférer dans un autre hôpital en raison de l’absence d’unité médicale adaptée sur place. J’étais dans l’ambulance avec E.İ. L’enfant était intubé. Le transfert a été assuré dans une couveuse. À l’hôpital KTÜ Farabi, la pédiatre de garde, Mme T.Ö., n’a pas examiné l’enfant. Elle a juste dit qu’on devait aller au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Une fois sur place, le docteur K.B. a également refusé l’admission de l’enfant, faute de place disponible. Il a pris cette décision sans même ausculter l’enfant. On a fait des va-et-vient entre hôpitaux, mais personne ne l’a accepté. Il est décédé dans l’ambulance au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. » E.İ. : « Je travaille en tant qu’infirmier à l’hôpital public de Gümüşhane. J’étais de garde le jour de l’incident. L’enfant nous a été confié dans une couveuse pour que nous l’amenions à l’hôpital KTÜ Farabi. Une fois sur place, le docteur K.M. nous a dit ne pas pouvoir prendre en charge l’enfant et qu’un pédiatre spécialisé devait s’en occuper. Il nous a dit d’aller voir le docteur T.Ö. C’est ce que nous avons fait. Mme T.Ö., sans même ausculter l’enfant, nous a dit qu’il n’y avait pas de place à l’hôpital et qu’il fallait le transférer au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Aussitôt nous nous sommes rendus là-bas. Le docteur K.B. n’a pas examiné l’enfant. Il nous a juste affirmé qu’il n’y avait pas de place à l’hôpital. Nous avons insisté environ une demi-heure pour qu’il prenne l’enfant en charge. Il a refusé. Nous avons alors pris une nouvelle fois la route pour l’hôpital KTÜ Farabi. Le docteur T.Ö. a encore refusé l’admission de l’enfant et a insisté pour qu’il soit transféré à l’hôpital public de Giresun. Le père de l’enfant et moi-même avons beaucoup protesté contre cette décision. Le docteur T.Ö. nous a alors demandé de lui fournir un document officiel selon lequel il n’y avait pas de place au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Comme personne n’avait pensé à nous donner un tel document, nous n’avons pas pu lui présenter ce document. Elle nous a alors demandé de retourner une nouvelle fois au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Devant son refus catégorique, nous avons une fois de plus pris la route pour le centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Une fois sur place, l’admission de l’enfant a encore été refusée par les médecins. L’enfant est décédé dans l’ambulance vers 3 h 30 du matin. » K.M. : « Le soir de l’incident, j’étais de garde au service des urgences pour adultes à l’hôpital KTÜ Farabi. J’ai eu au téléphone le père de l’enfant. Je lui ai dit que la pédiatrie ne relevait pas de mon domaine, mais que je pouvais l’aider pour le transfert au service d’urgence pédiatrique. » T.Ö. : « J’étais de garde au service de pédiatrie de l’hôpital KTÜ Farabi le soir de l’incident. L’hôpital public de Gümüşhane ne nous a pas contactés pour savoir s’il y avait de la place ou pas. L’enfant a été directement transféré dans notre hôpital. Je l’ai immédiatement pris en charge. Hormis la présence de méconium sur son corps, l’enfant allait bien. Les fonctions vitales étaient normales. J’ai vérifié la saturation en oxygène. Le taux était entre 95 et 100 %. Comme il y avait un risque d’inhalation de méconium par l’enfant, j’ai préféré le garder afin d’assurer une surveillance plus étroite. Cependant, j’ai appris qu’il n’y avait pas de place dans le service. Le père de l’enfant m’a dit que le docteur K.M. leur avait affirmé avoir de la place à l’hôpital. J’ai alors appelé le docteur K.M., qui était dans le service des urgences pour adultes. Il m’a dit qu’il pensait qu’il restait de la place dans le service de néonatologie, mais qu’il n’avait pas jugé utile d’appeler pour vérifier. Je lui ai alors fait part de mon mécontentement. Le père de l’enfant, qui était accompagné d’un ami, a vivement protesté contre ma décision de refus d’admission pour faute de place. Or je n’ai fait que suivre la procédure. Le chef de service nous avait demandé expressément de ne pas accepter de patients en l’absence de place disponible et d’assurer un transfert immédiatement. C’est ce que j’ai tenté de faire. Une personne du centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon m’a dit au téléphone qu’il y avait une place de disponible. Après avoir accompli les formalités administratives, j’ai prescrit un transport par ambulance. Cependant, l’ambulance est revenue dans notre hôpital environ deux heures après pour cause de refus d’admission au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Comme il n’y avait aucun document officiel prouvant cela, j’ai de nouveau transféré le patient à ce même hôpital. Comme on ne pouvait pas le prendre en charge, je n’ai pas procédé à l’enregistrement administratif de l’enfant ni établi de dossier de soins. » Docteur A.A. : « J’ai vu le docteur T.Ö. s’occuper de l’enfant. Il se portait bien et n’était pas intubé. Le taux de saturation en oxygène était environ de 95 %. » Infirmière A.A. : « Le soir de l’incident, je ne me souviens pas d’avoir vu un quelconque enfant intubé dans le service de pédiatrie de l’hôpital KTÜ Farabi. » İ.E. : « Je suis médecin à l’hôpital KTÜ Farabi. L’enfant a été pris en charge par le docteur T.Ö. D’après ce que j’ai vu, son état général était tout à fait satisfaisant. Le taux de saturation en oxygène était de 95 %. » Y.A. : « Je suis le chef du service de pédiatrie de l’hôpital KTÜ Farabi. Mon assistante, le docteur T.Ö., a eu raison de refuser l’admission de l’enfant, car nous ne pouvons pas accepter de patients quand le service est plein. En revanche, elle aurait dû établir un dossier administratif. » K.B. : « J’étais de garde au centre médicochirurgical et obstétrical de Trabzon. Le 1er avril 2005 vers 2 heures du matin, une ambulance qui transportait un nouveau-né intubé est arrivée dans notre hôpital. Je n’ai pas voulu sortir l’enfant de la couveuse, car chez les prématurés il y a un risque d’hypothermie. J’ai appelé le docteur M.K. pour lui demander conseil, car l’enfant devait être placé sous assistance respiratoire, mais on n’avait aucune place de disponible dans le service. J’ai appelé les autres hôpitaux pour trouver une place, mais en vain. Je leur ai alors dit de retourner à l’hôpital KTÜ Farabi. Environ une heure après, ils sont revenus pour demander un document officiel selon lequel il n’y avait pas de place de disponible dans notre hôpital. Je ne leur ai pas donné un tel document, mais je leur ai dit qu’ils pouvaient visiter le service s’ils ne me croyaient pas. Alors que j’étais en train d’expliquer tout ça, soudain on m’a fait savoir que l’enfant avait fait un arrêt cardiaque. Aussitôt je suis allé intervenir dans l’ambulance pour une réanimation, mais malgré tous mes efforts je n’ai pas pu sauver l’enfant. Je ne pense pas avoir été négligent. Si on avait accepté l’enfant, on l’aurait soigné dans un lit classique. On n’aurait pas pu contrôler la température et assurer une ventilation artificielle dans ces conditions, ce qui aurait d’ailleurs probablement causé un décès encore plus rapide. » M.K. : « K.B. m’a appelé pour me demander conseil. Comme on n’avait pas de place, je lui ai dit d’assurer un transfert vers l’hôpital universitaire le plus proche. Le patient était dans une couveuse dans l’ambulance. Or nous n’avions même pas de couveuse de disponible à l’hôpital. On aurait perdu beaucoup plus rapidement le patient si on l’avait accepté. Nous ne pouvions vraiment pas faire autrement. Par ailleurs, d’après ce qu’on m’a dit, l’hôpital public de Gümüşhane n’aurait pas voulu nous prêter la couveuse de transport. » S’agissant des places disponibles dans les néonatologies le soir de l’incident, l’enquête pénale permit de déterminer qu’à l’hôpital public de Gümüşhane, il n’y avait qu’une seule couveuse, et que celle-ci était en panne. À l’hôpital public KTÜ Farabi, il y avait cinq enfants dans la maternité et dix-neuf dans la néonatologie, dont la capacité était limitée à quatorze enfants. Au CMOT, il y avait quatre couveuses : trois étaient occupées et la quatrième était en panne. Elles n’étaient au demeurant pas équipées de systèmes de ventilation assistée. Pour ce qui est des deux autres établissements qui se trouvaient dans la région, il fut constaté qu’à l’hôpital public Fatih, sur neuf couveuses, deux étaient disponibles le 31 mars 2005 à 15 heures, mais sans système de ventilation assistée. Quant au centre médicochirurgical et obstétrical de Giresun, il n’avait tout simplement pas de service de néonatologie. Une autopsie classique du corps de Tolga fut pratiquée. Elle permit notamment de constater que les poumons de l’enfant présentaient des signes de « saignements d’asphyxie ». C. L’instruction pénale contre le personnel médical Contre les médecins K.M. et T.Ö., de l’hôpital public KTÜ Farabi Le 12 mai 2005, le procureur de la République de Gümüşhane se déclara incompétent au profit du parquet de Trabzon. Le 1er juin 2005, le procureur de la République de Trabzon renvoya le dossier au rectorat de l’université Karadeniz, dont dépendait l’hôpital public KTÜ Farabi. Le 20 octobre 2005, une commission d’enquête composée de médecins établit un rapport concluant que le personnel mis en cause n’avait commis aucune faute et que, dès lors, il n’y avait pas lieu d’accorder une autorisation pour engager une poursuite pénale. Le 19 janvier 2006, le Conseil d’État confirma cette décision. Contre le médecin N.A., de l’hôpital public de Gümüşhane Le 2 mai 2005, le préfet de Gümüşhane refusa l’ouverture d’une instruction pénale à l’encontre du médecin N.A., considérant que celui-ci n’avait commis aucun manquement à ses devoirs professionnels. Le 9 mai 2005, le procureur de la République de Gümüşhane fit opposition à cette décision, au motif que le médecin N.A. n’aurait pas dû faire transférer l’enfant vers un hôpital qui n’avait pas de place de disponible. Le 18 mai 2005, le tribunal administratif régional de Trabzon écarta l’opposition du procureur. Le 31 mai 2005, prenant acte de ce jugement, ipso jure définitif, le procureur rendit une ordonnance de non-lieu. En l’absence d’opposition devant la cour d’assises, ce non-lieu devint définitif le 23 juin 2005. Contre les médecins K.B. et M.K., du CMOT Le 3 mai 2005, le préfet de Trabzon refusa l’ouverture de poursuites à l’encontre des médecins K.B. et M.K., estimant qu’aucune négligence dans l’exercice de leurs fonctions n’était à leur reprocher. Le procureur de la République de Trabzon en forma opposition, estimant que les mis en cause avaient bien commis une infraction et qu’ils devaient être déférés pour négligence dans l’exercice de leur profession. Le 8 juin 2005, le tribunal administratif régional de Trabzon rejeta l’opposition du procureur. Le 21 juin 2005, tenu de se conformer à ce jugement définitif, le procureur rendit un non-lieu. En l’absence d’opposition devant la cour d’assises, cette décision devint définitive le 22 juillet 2005. D. L’enquête administrative diligentée par le ministère de la Santé Une commission d’enquête au sein de l’antenne du ministère de la Santé à Trabzon décida d’office d’entreprendre des investigations administratives. À l’issue de celles-ci, le 26 avril 2005, le préfet de Trabzon refusa d’autoriser l’ouverture d’un complément d’enquête à l’égard des médecins K.B. et M.K. En revanche, en ce qui concernait le médecin T.Ö., le préfet s’en remit aux conclusions de la commission d’enquête et décida l’ouverture d’une instruction pénale pour négligence professionnelle. À cette fin, le 17 mai 2005, le procureur de la République de Trabzon, à nouveau saisi de l’affaire, transmit le dossier au rectorat de l’université Karadeniz, dont T.Ö. relevait. Le rectorat ouvrit aussitôt une enquête administrative. Celle-ci permit de confirmer les conclusions préliminaires de la commission d’enquête ministérielle. Le 25 août 2006, le rectorat autorisa alors l’ouverture d’une instruction pénale à l’encontre de T.Ö. Les passages pertinents de cette décision se lisent comme suit : « Le médecin-inspecteur S.M. a estimé dans son rapport du 26 avril 2005 que le docteur T.Ö. avait été négligente et que sa responsabilité devait être engagée. Dans son rapport du 26 juin 2006, le médecin-inspecteur G.Ç. a considéré que le docteur T.Ö. aurait dû procéder à l’enregistrement administratif du patient et établir un dossier de soins. Les éléments du dossier permettent de comprendre qu’il n’y avait pas de place à l’hôpital KTÜ Farabi. Le transfert du patient vers cet hôpital est dû à un défaut de communication et de coordination. À l’hôpital KTÜ Farabi, il n’y a eu aucune intervention suffisante alors que l’état du patient était très grave et son pronostic vital engagé. En outre, hormis les témoignages du personnel médical de l’hôpital KTÜ Farabi, il n’y a aucun élément démontrant que le patient ait bénéficié d’un examen médical. De plus, il n’y a au nom du patient aucun dossier administratif ni dossier de soins. L’explication du docteur T.Ö. selon laquelle “si [elle] n’[a] pas procédé à l’enregistrement administratif, c’est parce qu’on ne pouvait pas accepter le patient à l’hôpital” est un comportement inacceptable. Dans cet incident, il y a lieu de conclure à la négligence et à la faute du docteur T.Ö. » Le 14 septembre 2006, T.Ö. forma opposition contre cette décision. Le 25 juillet 2007, le Conseil d’État annula la décision du 25 août 2006 (paragraphe 44 ci-dessus) au motif qu’en l’absence de nouvelles preuves de nature à en justifier la révision, son jugement précédent du 19 janvier 2006 (paragraphe 27 cidessus) demeurait définitif. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit interne pertinent est décrit dans la décision Sevim Güngör c. Turquie ((déc.), no 75173/01, 14 avril 2009).
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LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La liste des requérants et les précisions pertinentes sur les requêtes figurent dans le tableau joint en annexe. Il ressort du dossier que le requérant dans la requête no 54340/10, Ioannis Karahalios, est décédé le 30 mai 2012. Ses héritières, Mmes Konstantina Karahaliou, Theodora Karahaliou et Alexandra Karahaliou ont exprimé le souhait de poursuivre la procédure. Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera de désigner M. I. Karahalios comme « le requérant » bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à ses héritières (voir par exemple, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, CEDH 1999-VI). Les requérants se plaignent de la durée de six procédures devant les juridictions administratives, selon eux excessive, et pour certains d’entre eux, de l’absence d’un recours effectif en droit interne. Dans certaines requêtes, les requérants tirent également des griefs d’autres dispositions de la Convention.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1959. Il est actuellement incarcéré à la prison de Thessalonique. A. L’arrestation et la détention du requérant Accusé de fraude fiscale, le requérant fut arrêté le 1er août 2012 et détenu provisoirement du 2 août au 20 septembre 2012 au commissariat de police de Katerini. Le jour même de l’arrestation, le procureur près la cour d’appel de Thessalonique demanda au directeur de la prison de Thessalonique d’accueillir le requérant. Le 2 août 2012, le directeur en question informa le commissariat de police de Katerini qu’il ne lui était pas possible d’autoriser l’admission du requérant dans ladite prison, faute d’espace. Il précisait que le requérant pourrait y être admis dès qu’une place se libérerait. Le 17 septembre 2012, le requérant aurait déposé une requête, sur le fondement de l’article 572 du code de procédure pénale, auprès du procureur près le tribunal correctionnel de Katerini. Dans cette requête, il se serait plaint de ses conditions de détention et aurait notamment soutenu qu’il occupait une cellule de 25 m² partagée avec neuf autres personnes. Après avoir été sollicité au sujet de cette plainte par l’avocat du requérant, ledit procureur indiqua ne pas avoir reçu la requête susmentionnée. Le 18 septembre 2012, l’avocat du requérant saisit le procureur près la cour d’appel de Thessalonique d’une plainte administrative par laquelle il mettait en cause le comportement du procureur près le tribunal correctionnel de Katerini. Le 20 septembre 2012, le requérant fut transféré à la prison de Thessalonique. B. Les conditions de détention selon la version du requérant Le requérant allègue que, pendant la période litigieuse, il est resté confiné dans une cellule de 25 m² avec neuf autres détenus et que cette cellule était mal éclairée et mal aérée. Il ajoute qu’il lui était impossible de marcher ou de se livrer à une activité physique. Il précise aussi qu’une somme de 5,87 euros (EUR) lui était allouée par jour et qu’elle ne suffisait pas pour se nourrir correctement. C. Les conditions de détention selon la version du Gouvernement Le Gouvernement soutient que le requérant a été détenu dans une pièce de 32 m² qui était reliée par un couloir de 9 m² à une salle d’eau de 4,50 m² dotée d’une toilette et d’une douche. Il indique que cette pièce comportait treize lits et que le nombre des détenus l’ayant occupée a fluctué pendant la période en cause sans jamais dépasser treize. Il ajoute que cette pièce disposait d’une fenêtre de 0,90 m x 0,40 m, de quatre lampes et d’un ventilateur. Par ailleurs, il précise qu’une somme de 5,87 EUR allouée aux détenus permet à ces derniers de se procurer une nourriture suffisante auprès de deux restaurants, lesquels pratiquent selon lui pour les prisonniers des tarifs inférieurs à ceux demandés à leurs clients habituels. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit interne pertinent mentionné dans la présente affaire est exposé dans l’arrêt Kavouris et autres c. Grèce (no 73237/12).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1959 et réside à Athènes. A. Le contexte de l’affaire Le 27 juin 2001, suite à une plainte soumise par la société « L. A. », des poursuites pénales furent engagées contre le requérant pour faux et usage de faux. Le 13 décembre 2005, le tribunal correctionnel d’Athènes condamna le requérant (jugement no 78865/2005). Suite à l’appel du requérant, le 20 novembre 2007, la cour d’appel d’Athènes infirma le jugement no 78865/2005 et l’acquitta (arrêt no 8228/2007). Le 19 janvier 2008, cet arrêt devint définitif. B. Les faits pertinents au cas d’espèce Entre-temps, le 12 décembre 2002, le requérant avait déposé une plainte auprès du procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes, contre onze personnes représentant la société précitée, pour diffamation et fausse accusation, en raison de la plainte que ces dernières avaient déposée précédemment à son encontre le 27 juin 2001. Dans sa plainte, le requérant se référait explicitement au numéro du dossier de la plainte dirigée à son encontre. Il se constitua aussi partie civile pour une somme de 10 000 euros. Lors de l’instruction préliminaire de l’affaire, il fut constaté que le jugement no 78865/2005 avait été rendu sur l’affaire connexe précitée et que celle-ci était toujours pendante. Le 20 juin 2006, le procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes, suspendit la procédure initiée par le requérant le 12 décembre 2002 jusqu’à l’adoption d’une décision définitive dans la procédure instituée contre lui. En vertu de l’article 59 § 2 du code de procédure pénale, le délai quinquennal de prescription des infractions incriminées fut aussi suspendu. Le 30 septembre 2008, le procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes conclut que les actes incriminés dans la procédure ayant été instituée par le requérant le 12 décembre 2002 étaient couverts par la prescription quinquennale, en vertu des articles 111, 112 et 113 du code pénal. En particulier, le procureur nota que le 20 juin 2006, date à laquelle il avait suspendu la prescription quinquennale, une période de quatre ans, onze mois et vingt-quatre jours s’était déjà écoulée depuis le 27 juin 2001, date à laquelle les délits de diffamation et de fausse accusation étaient prétendument commis. Le procureur admit qu’après le 19 janvier 2008, date à laquelle l’arrêt no 8228/2007 de la cour d’appel était devenu définitif, le délai de prescription continua de courir pour sept jours de plus, à savoir jusqu’au 27 janvier 2008, date à laquelle la prescription quinquennale prévue par l’article 111 du code pénal fut acquise. Le 16 octobre 2008, le requérant interjeta appel de la décision datée du 30 septembre 2008. Le 4 mars 2009, le procureur près la cour d’appel d’Athènes rejeta son recours (ordonnance no 924/2008, notifiée au requérant le 10 mars 2009). II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent ainsi : Article 111 « 1. L’acte punissable s’éteint avec la prescription. (...) Les délits sont prescrits après cinq ans. (...) » Article 112 « Le délai de prescription court à compter du jour de la commission de l’acte punissable. » Article 113 « (...) 2. Le délai de prescription est reporté pendant la période où la procédure est en cours et jusqu’à ce que la décision qui condamne l’accusé devienne définitive. Ce report ne peut pas durer (...) plus de trois ans pour les délits (...) » L’article 59 du code de procédure pénale dispose : « 1. Lorsque l’issue d’un procès pénal dépend de l’issue d’une autre affaire pénale pendante, le premier est suspendu jusqu’à ce qu’une décision irrévocable soit rendue dans la seconde. Dans le cas des articles (...) lorsque des poursuites pénales sont engagées quant au fait étant l’objet litigieux du serment prêté, de la plainte déposée ou de la divulgation, le procureur près le tribunal correctionnel suspend la procédure par son propre acte, après l’instruction préliminaire de l’affaire et avec l’avis conforme du procureur près la cour d’appel, jusqu’à la fin des poursuites pénales ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants, M. Hayri Özpolat, Mmes Hava Gezen, Cahide Özpolat, Yıldız Özpolat et Emine Özpolat, MM. Selahattin Özpolat et Fahri Özpolat et Mme Suna Yavuz, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1988, en 1979, en 1983, en 1964, en 1991, en 1965, en 1987 et en 1983, résidant à Diyarbakır. Les requérants sont les proches de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat, qui sont décédés respectivement le 13 juillet 2007 et le 14 juillet 2007. İskender Özpolat était le père de MM. Hayri et Fahri Özpolat et de Mlles Cahide et Emine Özpolat, le frère de M. Selahattin Özpolat, l’époux de Mme Yıldız Özpolat (mariage civil) et de Mme Hava Gezen (mariage religieux) et le beau-père de Mme Suna Yavuz. Mehmet Özpolat était le fils de İskender Özpolat et Mme Yıldız Özpolat. Il ressort du dossier que İskender Özpolat souffrait de schizophrénie et qu’il avait été hospitalisé plusieurs fois à cause de cette maladie psychique. Selon le procès-verbal d’incident cité ci-dessous (paragraphe 8), Mehmet Özpolat, qui avait dix-sept ans, souffrait également d’une maladie mentale. Le 13 juillet 2007, vers 14 h 20, une équipe de policiers rattachés à la section des affaires criminelles intervint aux abords d’un immeuble sis à Diyarbakır. Il s’agissait d’une opération déclenchée à la suite d’une dénonciation selon laquelle une personne avait été blessée par une arme à feu. L’équipe de policiers encercla l’habitation en question. Ensuite, une équipe du groupement d’intervention spéciale (Özel Harekat Müdürlüğü) arriva sur les lieux. Vers 17 h 20, un policier remarqua que Mehmet Özpolat était apparu sur le toit de l’immeuble, muni d’une arme à feu. Lorsque ce policier tenta de neutraliser le jeune homme, un affrontement armé éclata au cours duquel un policier, H.İ., fut gravement blessé. H.İ. fut immédiatement conduit par une ambulance à l’hôpital où il décéda. Quant à Mehmet Özpolat, blessé également lors de l’incident, il fut conduit à l’hôpital aux environs de 20 heures, et il y décéda le lendemain, le 14 juillet 2007, à 4 h 25. Après l’incident impliquant Mehmet Özpolat et le policier H.I., İskender Özpolat se retira dans son appartement. Vers 20 heures du 13 juillet, les policières tentèrent d’entrer dans la maison et, à ce moment-là, neutralisèrent İskender Özpolat, en le tuant. A. Les procès-verbaux pertinents Le déroulement des événements ayant conduit au décès des proches des requérants est décrit dans le procès-verbal d’incident. Celui-ci, dressé le 13 juillet 2007 à 23 heures et cosigné par quarante-trois policiers, était rédigé comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce : « Le 13 juillet 2007, vers 14 h 20, à la suite d’une dénonciation selon laquelle une personne avait été blessée par une arme à feu, les forces de sécurité de la section des affaires criminelles (Cinayet Büro Amirliği) se sont rendues sur les lieux de l’incident, où elles ont appris par les habitants du quartier que İskender [Özpolat], souffrant d’incapacité mentale, tirait au hasard depuis son domicile. Les équipes civiles et officielles dépendant de la direction de la section criminelle (Asayiş Şube Müdürlüğü) ont encerclé le domicile du suspect, au moment où les équipes dépendant du groupement d’intervention de la police nationale (Özel Harekat Müdürlüğü) arrivaient sur les lieux. Après avoir été informés du fait que İskender [Özpolat] et son fils souffraient d’incapacité mentale, nous avons commencé par attendre autour du domicile sans y entrer en essayant de persuader le suspect İskender [Özpolat] de se rendre. Mais lui et son fils, pointant leurs armes vers nous, les agents, ainsi que vers les habitants du quartier, ont refusé de se rendre. Joint par téléphone, le procureur de la République a ordonné aux équipes [en charge] de la direction de l’opération de s’éloigner des lieux de l’incident et aux inspecteurs de police d’essayer de persuader les deux suspects [de se rendre]. Cette instruction a été appliquée. Nous avons commencé à attendre les deux suspects après avoir pris toutes les mesures de sécurité autour de leur habitation (...). (...) Les policiers de la section des affaires criminelles ont pris position sur les toits des bâtiments situés à côté et derrière l’immeuble [surveillé] pour contrôler les suspects. Durant ce laps de temps, malgré les appels des policiers, aucun des deux suspects n’est sorti de l’immeuble (...) ni n’a été vu aux fenêtres. À 17 h 20, alors que les policiers H.İ. et S.Ö. se trouvaient sur le toit de l’immeuble situé à droite de l’habitation des suspects et que [les agents] N.Ş., K.B. et S.K. se trouvaient sur le toit de l’immeuble situé à gauche, Mehmet Özpolat est sorti sur la terrasse de son bâtiment avec une arme à la main et H.İ. l’a attaqué ; une altercation a débuté entre eux et S.K. et S.Ö. s’y sont joints. Lorsque nous avons voulu neutraliser Mehmet Özpolat, qui avait une arme à la main, par l’usage de la force, İskender Özpolat, se retranchant derrière une porte en fer donnant sur la terrasse, a commencé à faire feu sur nos agents, qui ont riposté en tirant (...). H.İ. a été touché par les balles provenant de l’arme de İskender Özpolat, alors qu’il se rendait sur la terrasse d’où tirait [celui-ci] en vue de [le] neutraliser, et, mortellement blessé, il s’est effondré sur le toit (...) Pendant ces incidents, Mehmet Özpolat a été neutralisé par la force et son arme a été saisie (...). [Alors que les policiers] s’apprêtaient à éloigner [le suspect arrêté] en l’emmenant sur la terrasse d’à côté (...), le mur séparant les deux terrasses s’est effondré et Mehmet Özpolat ainsi que notre agent S.Ö. se sont retrouvés sous les briques de ce mur et tous deux ont été blessés. (...) Mehmet Özpolat a tenté de s’enfuir et est tombé dans les escaliers. S.Ö. et les autres policiers l’ont arrêté, l’ont éloigné en le plaçant dans un endroit sécurisé et l’ont transféré à l’hôpital pour l’établissement d’un rapport médical. (...) Avec les équipes de renfort, nous avons essayé de persuader İskender Özpolat de sortir de son domicile, mais il a riposté à nos appels de sommation en tirant et n’a laissé sortir aucune des autres personnes se trouvant avec lui dans l’appartement. Nous avons informé le procureur des incidents. Il nous a ordonné de pénétrer dans les lieux pour assurer la sécurité des personnes dans l’appartement et nous avons continué à adresser des sommations au suspect. Le suspect n’a pas répondu à ces appels et a mis le feu à son appartement, mettant ainsi en danger la vie des personnes se trouvant avec lui. Les policiers qui étaient à l’extérieur de l’immeuble ont tenté de neutraliser le suspect par l’usage de gaz lacrymogène (...). Le suspect a relancé une partie des grenades lacrymogènes vers nos agents et a continué à tirer. Plusieurs appels par mégaphone ont alors été lancés, en vain. Nous étions convaincus que les personnes se trouvant dans l’appartement avaient été tuées ou touchées par le suspect, c’est pourquoi nous nous sommes rapprochés prudemment de la porte du bâtiment pour la fracturer ; [c’est alors que] İskender Özpolat a commencé à tirer sur nos agents. Nos agents et les équipes de l’opération ont dû tuer le suspect pour le neutraliser. (...) » Selon le premier procès-verbal d’entretien et d’instruction du procureur de la République (savcı görüşme ve talimat tutanağı), dressé le 13 juillet 2007 à 15 h 15, ce dernier avait ordonné aux policiers de faire usage de gaz lacrymogène et d’attaquer les suspects si ceux-ci refusaient de se rendre. D’après le deuxième procès-verbal d’entretien et d’instruction dressé le même jour à 15 h 45 par le procureur de la République, les policiers avaient informé ce dernier que plusieurs personnes autres que les suspects se trouvaient enfermées dans l’appartement. Le procureur aurait alors ordonné aux policiers en charge de l’opération de s’éloigner des lieux et aux agents en civil de persuader les suspects de se rendre. Selon le troisième procès-verbal d’entretien et d’instruction du procureur de la République, dressé également le 13 juillet 2007, à 20 h 15, le suspect İskender Özpolat, qui n’aurait pas répondu aux appels de sommation, avait été tué pour être neutralisé, et le second suspect, Mehmet Özpolat, avait été arrêté et menotté par les agents puisqu’il aurait agi avec son père. Toujours d’après ce procès-verbal, le procureur arrivé sur les lieux avait ordonné le placement en garde à vue de Mehmet Özpolat, après qu’il eut été informé de la saisie de l’arme de celui-ci et du placement du suspect dans un endroit sécurisé par les policiers de la section des affaires criminelles. D’après le procès-verbal des lieux du 13 juillet 2007, dressé à 20 h 15 et cosigné par deux policiers, Mehmet Özpolat avait été transféré à l’hôpital de Diyarbakır (« l’hôpital »). Selon le procès-verbal de la police, le procureur de la République, à son arrivée sur les lieux, avait demandé le placement en garde à vue de Mehmet Özpolat. Celui-ci, qui se serait plaint de maux d’estomac, aurait été emmené à l’hôpital. Le rapport médical concernant Mehmet Özpolat, établi à 20 heures par l’hôpital à la demande de la direction de la sûreté de Diyarbakır, indiquait ce qui suit : « Coups subis moins d’une heure auparavant. État général moyen, inconscient (...) Ecchymose périorbitale droite avec œdème. Œdème maxillaire bilatéral. [illisible] Les contrôles du système [nerveux] sont normaux. Le pronostic vital est engagé. Rapport délivré par le médecin légiste compétent. » En outre, le jour de l’incident à 20 h 20, le procureur de la République, assisté d’une équipe de la police scientifique, avait procédé à l’examen des lieux de l’incident. L’équipe de la police scientifique faisait partie d’une unité spécialisée de la police départementale à laquelle n’appartenaient pas les policiers impliqués dans l’incident. Les preuves avaient été recueillies et répertoriées. Un procès-verbal d’examen des lieux et plusieurs croquis des lieux avaient été établis et versés au dossier d’enquête. Selon le procès-verbal dressé le 14 juillet 2007 à 4 h 40, cosigné par le policier et le médecin qui étaient de garde aux urgences, Mehmet Özpolat était décédé la même nuit, à 4 h 25. Le 14 juillet 2007, une autopsie classique fut réalisée sur les corps de İskender Özpolat, Mehmet Özpolat et H.İ. Les autopsies permirent de conclure que İskender Özpolat et H.İ. étaient décédés à la suite de tirs qui n’avaient pas été effectués à bout portant, les orifices d’entrée des balles étant situés, pour les deux hommes, au niveau de la poitrine. Quant à l’autopsie de Mehmet Özpolat, elle permit de déceler l’existence de nombreuses blessures à la tête et sur les différentes parties du corps. Cet examen permit également d’établir que le décès était dû à une hémorragie cervicale et du tronc cervical liée à un traumatisme général. B. L’enquête pénale menée au sujet des décès de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat par le parquet de Diyarbakır Tout de suite après l’incident, le parquet de Diyarbakır (« le parquet ») ouvrit d’office une enquête préliminaire à l’encontre de quatorze policiers ayant pris part à l’opération litigieuse pour homicide volontaire, abus de pouvoir et négligence dans le transfert à temps d’une personne blessée à l’hôpital. Selon le rapport d’expertise du 16 juillet 2007 préparé par le laboratoire de criminalistique rattaché à la direction de la sûreté de Diyarbakır, les empreintes digitales relevées sur le pistolet factice utilisé par Mehmet Özpolat et sur le pistolet et le couteau utilisés par İskender Özpolat correspondaient à celles des deux suspects. Selon le rapport d’expertise du 20 juillet 2007, les prélèvements effectués sur les mains de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat indiquaient la présence de résidus de tir, alors qu’aucun résidu ne fut trouvé sur les mains de H.İ. Le 24 juin 2009, le parquet rendit une ordonnance de non-lieu à poursuivre. Pour ce faire, il prit en considération essentiellement les rapports d’autopsie de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat, les dépositions de douze policiers ayant pris part à l’opération litigieuse, ainsi que les témoignages du neveu et d’un voisin de İskender Özpolat, d’un témoin non identifié et du muhtar (élu du village), de même que les dépositions de seize policiers dépendant du groupement d’intervention de la police nationale. S’agissant du décès de İskender Özpolat, le parquet conclut que le policier Y.Y., auteur du tir mortel qui avait atteint le proche des requérants, avait agi en état de légitime défense dans la mesure où il n’avait pas eu d’autre choix que de faire usage d’une arme à feu et qu’il avait agi de manière proportionnée à l’attaque. Pour ce qui est du décès de Mehmet Özpolat, se référant à une décision de la préfecture de Diyarbakır adoptée le 12 janvier 2009 (paragraphe 29 ci-dessus), il décida qu’il n’y avait pas lieu de mener une enquête à l’encontre des agents de la direction de la sûreté de Diyarbakır. Dans son ordonnance, le parquet reprit les faits tels que décrits dans le procès-verbal d’incident. Les parties pertinentes en l’espèce de cette décision peuvent se lire comme suit : « (...) L’autopsie du suspect İskender Özpolat, effectuée par un pathologiste expert et un médecin légiste, conclut que les causes du décès étaient une hypovolémie résultant d’une hémorragie interne due à un traumatisme des organes internes et une fracture de l’arc costal et du sternum due à une blessure par arme à feu. L’autopsie de Mehmet Özpolat, effectuée par un pathologiste expert et un médecin légiste, indique un hématome sous-cutané à la tête dans la zone frontale, une hémorragie générale dans les deux groupes de muscles, un hématome sous-dural de 1 x 3 x 3 cm au niveau de l’os pariétal droit, une hémorragie méningée sur une surface d’un diamètre de 6 cm (...). [Elle indique] que le décès de la personne résultait d’un traumatisme corporel général dû à une hémorragie cérébrale et du pédoncule cérébral. (...) [D]es écorchures aux bras, coudes et genoux furent également constatées. (...) Selon la déposition de S.Ö. faite devant le procureur, le policier H.İ. avait frappé plusieurs fois Mehmet Özpolat à la tête avec la crosse de son arme pour le neutraliser (...). Selon le rapport d’expertise établi par le laboratoire de la police criminelle de Diyarbakır le 20 juillet 2007, il a été constaté à l’examen des vêtements de İskender Özpolat que la chemise de ce dernier présentait un orifice sur le côté arrière gauche dû à l’entrée d’une balle tirée à longue distance (...). (...) Conformément à la Convention, cinq critères doivent être réunis pour l’usage d’armes à feu. Ce sont la légalité, l’ordre public et la nécessité de prévenir une infraction, l’existence d’un motif valable, la proportionnalité et la non-discrimination. Le tir par balle qui a coûté la vie à İskender Özpolat réunit tous ces critères (...). (...) L’opération, pour autant qu’elle visait à l’arrestation de la personne armée, a été bien programmée et gérée. Toutefois, il ressort du dossier que le « défunt-suspect » H.İ. s’était jeté, sous l’emprise d’une crainte et d’une émotion, sur la terrasse pour neutraliser le « défunt-suspect » Mehmet Özpolat, qui était armé et avait utilisé son arme selon le rapport d’expertise, et ce sans en informer ses supérieurs. [Bien] que Mehmet Özpolat [eût été] armé et que [le caractère factice] de [son] arme n’[eût été] connu qu’à la suite d’un examen par des experts, H.İ. n’a pas utilisé son arme. [Néanmoins], en donnant des coups répétés sur la tête, un organe vital, avec la crosse de son arme pour neutraliser [le suspect] et protéger ses collègues, H.İ. a dépassé les limites [du recours à] la force légitime au sens de l’article 256 du code pénal (...). Mehmet Özpolat a continué à résister aux policiers, alors qu’il avait été maîtrisé par [eux] ; sur ce, le mur séparant les deux terrasses s’est effondré et les policiers S.Ö. et S.G. ont été blessés. Mehmet Özpolat ne présentait pas de saignement, [que ce soit au niveau] de la tête ou du corps, et [les policiers l’ont] fait attendre près de l’entrée de la maison no 8 donnant sur la rue no 359. À partir de 17 h 30, [les policiers et Mehmet Özpolat] attendirent à cet endroit, jusqu’à 19 h 50 car İskender Özpolat avait continué à tirer, avec une arme à feu, en mettant des vies en danger et car Mehmet Özpolat pouvait continuer à parler. Mehmet Özpolat ayant dit qu’il souffrait de nausées, il fut conduit aux urgences de l’hôpital de Diyarbakır par un véhicule de police (...). Aux urgences, [Mehmet Özpolat], inconscient, n’a pas pu s’entretenir avec le médecin E.O. qui l’avait examiné. Il ressort du rapport d’autopsie que [Mehmet Özpolat] avait reçu des coups, notamment à la tête, et que le décès était dû à une hémorragie cervicale et du tronc cervical. Ces circonstances ont été confirmées par les déclarations de S.Ö. et S.K., ainsi que par celles des autres témoins. Par conséquent, il peut passer pour établi que H.İ. a causé le décès de Mehmet Özpolat, en dépassant volontairement les limites entourant l’usage de la force légitime, en lui donnant plus d’une fois des coups avec la crosse de son pistolet. [Toutefois,] en raison de son décès, il n’y a pas lieu d’engager une action pénale à l’encontre de H.İ., en application de l’article 64 du code pénal. (...) Du fait que Y.Y. a fait usage, en état de légitime défense, d’une force nécessaire et proportionnée à l’attaque, force qui a causé la mort de İskender Özpolat, il n’y a pas lieu, en application de l’article 25 du code pénal et des articles 171 et 172 du code de procédure pénale, d’ouvrir une action pénale. (...) Il ressort de la décision de la préfecture de Diyarbakır adoptée le 12 janvier 2009 que : (...) les forces de sécurité n’ayant commis aucune faute ni négligence [que ce soit] dans les circonstances qui ont conduit au fait que Mehmet Özpolat a été blessé ou [dans celles ayant entouré] son transfert à l’hôpital, l’autorisation de poursuites n’a pas été accordée. (...) Il n’y a dès lors pas lieu de mener une enquête à l’encontre des agents de la direction de la sûreté de Diyarbakır (...). » Le 16 juillet 2009, les requérants M. Hayri Özpolat et Mmes Cahide Özpolat, Yıldız Özpolat, Emine Özpolat et Suna Yavuz formèrent opposition au non-lieu à poursuivre devant la cour d’assises de Siverek. Ils alléguaient notamment que les faits n’avaient pas été éclaircis au motif qu’il n’avait pas été indiqué qui avait donné l’ordre de lancer l’opération en cause. Ils soutenaient également que ni les causes du décès du policier H.İ ni celles du décès de Mehmet Özpolat n’avaient été clairement établies. Ils invoquaient les articles 1 et 2 de la Convention. Le 24 novembre 2009, le président de la cour d’assises rejeta l’opposition des requérants. Pour ce faire, il jugea la décision de nonlieu à poursuivre conforme à la loi dans la mesure où sa motivation était en accord avec le contenu du dossier et les preuves présentées. C. La procédure administrative relative au manque de promptitude allégué dans le transfert de Mehmet Özpolat à l’hôpital Entretemps, à une date indéterminée, le requérant Hayri Özpolat avait déposé une plainte au sujet du décès de Mehmet Özpolat. Il soutenait notamment que la cause de ce décès était un transfert tardif à l’hôpital et que la responsabilité des policiers devait être engagée. Le 12 novembre 2008, le parquet de Diyarbakır décida de disjoindre l’instruction des faits relatifs à l’allégation de transfert tardif de Mehmet Özpolat à l’hôpital. Le 13 novembre 2008, le parquet de Diyarbakır saisit, sur le fondement de la loi no 4483 sur la poursuite des fonctionnaires, la préfecture de Diyarbakır pour que celle-ci décidât de l’opportunité ou non de déclencher des poursuites pénales à l’encontre de treize policiers. Il observa qu’il était allégué que ces fonctionnaires, dépendant de la direction de la sûreté de Diyarbakır, avaient été accusés de manquements à leurs fonctions au motif qu’ils n’avaient pas transféré à temps Mehmet Özpolat à l’hôpital. L’inspecteur M.M., directeur de la sûreté de second rang auprès de la direction de la sûreté de Diyarbakır, fut nommé en tant qu’enquêteur. Le 8 janvier 2009, après avoir entendu les proches des défunts, le muhtar et les policiers accusés, l’enquêteur déposa son avis. Il observa tout d’abord que Mehmet Özpolat avait été blessé en raison des coups sur la tête qui lui avaient été assenés par H.İ. et de sa chute consécutive à l’effondrement d’un mur. En outre, il releva que les forces de l’ordre avaient éloigné Mehmet Özpolat du lieu de l’incident en le plaçant dans un endroit sécurisé et qu’ils l’avaient conduit à l’hôpital après l’arrêt de la fusillade. Il conclut que les forces de l’ordre n’avaient commis aucune faute ou négligence ni dans les circonstances qui avaient conduit au fait que Mehmet Özpolat avait été blessé ni lors de son transfert à l’hôpital, et il demanda que l’autorisation de poursuites ne fût pas accordée. Le 12 janvier 2009, se fondant sur les conclusions de l’examen préliminaire mené par l’enquêteur, le conseil administratif de Diyarbakır rejeta la demande d’autorisation d’ouvrir des poursuites. Pour ce faire, il considéra notamment que les policiers avaient transféré Mehmet Özpolat à l’hôpital dès la fin de l’opération et qu’ils n’avaient donc pas failli à leurs fonctions. Le 31 mars 2009, M. Hayri Özpolat forma opposition contre cette décision devant le tribunal administratif régional de Diyarbakır. Il argua notamment que les faits de l’opération n’avaient pas été établis correctement et que les causes du décès de Mehmet Özpolat n’avaient pas été déterminées. Le 8 avril 2009, le tribunal administratif régional rejeta cette opposition. Dans sa décision, il considéra que le rapport d’examen préliminaire et les documents présentés au dossier ne constituaient pas des preuves suffisantes permettant l’ouverture d’une enquête pénale à l’encontre des policiers concernés. Cette décision désignait « M. Hayrettin Özpolat » en tant que plaignant ; l’acte de notification corrigea ce nom comme suit : « M. Hayri Özpolat ». D. Le rapport établi par l’Association des droits de l’homme au sujet du décès de İskender Özpolat et de Mehmet Özpolat Auparavant, le 20 juillet 2007, Selahattin Özpolat, requérant et frère de İskender Özpolat et oncle de Mehmet Özpolat, s’était dirigé à une organisation non-gouvernementale, l’Association des droits de l’homme, pour se plaindre du décès de ces derniers. Après avoir entendu les frères, les filles et la femme de İskender Özpolat ainsi que le muhtar du village et certains témoins de l’incident, l’association susmentionnée rendit un rapport dont les parties pertinentes se lisaient comme suit : « (...) Lors de l’incident, les frères du suspect İskender Özpolat avaient parlé avec le procureur de la République et ce dernier avait ordonné aux forces de sécurité de [cesser leur opération]. Malgré l’ordre du procureur de la République, les forces de sécurité sont intervenues et ont recouru à l’usage d’armes à feu pour neutraliser İskender Özpolat, ce qui a causé le décès de ce dernier. D’après les dépositions de tous les témoins de l’incident, Mehmet Özpolat a été neutralisé par la force par les agents de sécurité. Selon le rapport du 16 juillet 2007 [non versé au dossier par les parties], établi par la faculté de médecine de l’université de Dicle, le décès de la victime, âgée de dix-sept ans, était dû à des coups reçus, ce qui signifie que ledit décès est survenu à la suite de [l’infliction de] traitements inhumains en garde à vue. Cette tragédie a sans nul doute provoqué une destruction psychologique pour la famille des victimes. Or, malgré cette destruction psychologique, les autorités administratives n’ont pas fait d’efforts en vue d’améliorer l’état psychologique des membres de la famille. Notre conseil a la conviction qu’il s’agit d’une violation du droit à la santé. Conclusion Le droit à la vie et l’interdiction de la torture font partie intégrante des textes du droit international ainsi que des droits de l’homme. Les textes du droit national intègrent eux aussi l’obligation de protéger la vie et l’interdiction de la torture. Des documents et des témoignages importants renforçant nos convictions relatives aux faits de la présente espèce existent. Toutes les dimensions des faits concernés pourront être clarifiées lorsque les autorités administratives et judiciaires mèneront une enquête effective. (...) En tant qu’association et défenseur des droits de l’homme, nous allons suivre cette affaire. (...) » II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS L’article 256 du code pénal est ainsi libellé : « Le dépassement des limites de la force légitime Les dispositions relatives à l’infraction de coups et blessures volontaires sont appliquées dans les cas où le fonctionnaire ayant le pouvoir de recourir à la force dépasse les limites de la force légitime lors de l’accomplissement de ses fonctions. » La loi no 4483 du 2 décembre 1999 relative au jugement des fonctionnaires et autres agents publics détermine les personnes compétentes pour autoriser l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre des fonctionnaires pour des infractions commises dans le cadre de leurs fonctions, ainsi que la procédure à suivre. Ses dispositions pertinentes en l’espèce sont exposées ci-après. Lorsque le procureur de la République est saisi d’une plainte contre un fonctionnaire, il doit renvoyer l’affaire à l’autorité administrative compétente pour que l’ouverture d’une enquête pénale soit autorisée (sauf en cas de flagrant délit pour des infractions passibles de peines d’emprisonnement fermes). L’autorité administrative compétente peut instruire l’enquête elle-même, ou bien elle peut désigner pour cela un inspecteur ou, le plus souvent, un supérieur hiérarchique du fonctionnaire mis en cause. La personne qui procède à l’enquête (« l’enquêteur ») dispose de tous les pouvoirs des inspecteurs ministériels et de la personne qui l’a désignée. L’enquêteur procède à tous les actes d’enquête nécessaires. Au terme de son enquête, il rédige un rapport qu’il remet à l’autorité administrative compétente. À la lumière des conclusions de ce rapport, l’autorité administrative compétente autorise ou non l’ouverture des poursuites pénales. Sa décision doit être motivée. Les décisions rendues par les organes administratifs compétents sur les demandes d’ouverture d’enquête pénale formulées par les parquets et mettant en cause un fonctionnaire sont susceptibles d’opposition dans un délai de dix jours. Les juridictions administratives sont seules compétentes pour connaître de telles oppositions. Leurs décisions sont définitives. Si l’opposition est accueillie, le dossier de l’affaire est directement envoyé au procureur de la République, qui ouvre une enquête pénale. Il en va de même, lorsqu’aucune opposition n’est formée contre une décision administrative autorisant l’ouverture des poursuites pénales. Si les juges administratifs ont confirmé le refus d’ouverture de poursuites pénales décidé par l’autorité administrative compétente, les parquets sont liés et ne peuvent que classer l’affaire sans suite (voir Mecail Özel c. Turquie, no 16816/03, §§ 19-22, 14 avril 2009).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Nés respectivement en 1986 et 1979, les requérants résident à Saint-Josse-ten-Noode (arrondissement de Bruxelles-Capitale). Les requérants sont frères. Ils habitaient avec leurs parents, leur frère et leurs deux sœurs à côté du commissariat de la police locale de Saint-Josse-ten-Noode. Ils se plaignent tous deux d’avoir été giflés par des agents de police – ce que conteste le Gouvernement –, l’un le 8 décembre 2003, l’autre le 23 février 2004, et soulignent que ces événements se sont produits dans le contexte de relations tendues entre leur famille et certains membres du commissariat. A. Les événements du 8 décembre 2003 et du 23 février 2004 Les événements du 8 décembre 2003 Les requérants indiquent que le 8 décembre 2003, vers 16 heures, alors que le premier d’entre eux se trouvait avec un ami dans la rue, devant la porte de l’immeuble dans lequel il habitait avec sa famille et, qu’ayant oublié ses clés, il sonnait afin que ses parents lui ouvrent, un policier en civil, A.Z., lui avait demandé de présenter sa carte d’identité. Le premier requérant n’aurait pas obtempéré et aurait demandé à l’agent de justifier sa qualité. Ce dernier l’aurait alors empoigné par la veste – la déchirant – et l’aurait conduit au commissariat. Le premier requérant aurait été installé dans une salle, où il serait resté seul avec l’agent A.Z. qui lui aurait donné une gifle alors qu’il protestait contre son arrestation. Les requérants produisent un certificat établi le même jour à 19 h 20 par un médecin généraliste qui constate que le premier d’entre eux était « en état de choc » et présentait les lésions suivantes : un « érythème au niveau de la joue gauche (en voie de disparition) » et un « érythème au niveau [du] conduit auditif externe gauche ». Le Gouvernement indique de son côté que, du fait du refus du premier requérant de montrer sa carte d’identité, l’agent A.Z. n’avait pas d’autre choix que de le conduire au commissariat pour procéder à son identification. Le premier requérant y aurait alors fait un scandale en se déclarant victime d’une injustice et d’un contrôle abusif et aurait insulté un agent qui lui disait de se calmer. Il aurait été autorisé à quitter le commissariat une fois son identité vérifiée et après avoir été informé par A.Z. qu’un procès-verbal allait être rédigé en vue de le mettre en cause pour outrage, menaces verbales et rébellion. Il serait retourné au commissariat quelques minutes plus tard avec ses parents, accusant A.Z. de l’avoir frappé, ce que ce dernier aurait toujours démenti. A.Z. déposa plainte contre le premier requérant à 18 heures, pour outrage, menaces verbales et rébellion. Il ressort notamment du procès-verbal établi à cette occasion que A.Z. a avisé sa hiérarchie des faits à 17 h 30, ainsi qu’un certain commissaire K. Les événements du 23 février 2004 Les requérants indiquent que, le 23 février 2004, entre 9 h 44 et 10 h 20 (cela ressort du procès-verbal d’audition de l’intéressé), alors que le second d’entre eux se trouvait au commissariat de Saint-Josse-ten-Noode et que l’agent P.P. procédait à son audition à propos d’une altercation dans laquelle sa mère et lui avaient été impliqués avec un tiers (et qui avait conduit au dépôt d’une plainte par ce dernier), P.P. lui avait donné une gifle après lui avoir demandé de ne pas s’accouder sur son bureau. Il l’aurait ensuite contraint à signer le procès-verbal en le menaçant de le placer au cachot. Les requérants produisent un certificat médical établi le même jour à leur domicile par un médecin généraliste qui constate une « contusion [à la] joue gauche » du second d’entre eux. Le certificat ne précise pas l’heure à laquelle il a été dressé. Il est cependant avéré qu’il est antérieur à 11 h 20, heure à laquelle il a été produit devant le Comité permanent de contrôle des services de police (Comité P) (paragraphe 25 ci-dessous). Le Gouvernement expose de son côté que le second requérant s’était montré très arrogant durant son audition : affalé sur sa chaise, il s’appuyait nonchalamment sur le bureau de P.P., rigolait sans raison et répondait laconiquement aux questions qui lui étaient posées. Il aurait de plus fait plusieurs fois modifier le procès-verbal en affirmant que les policiers étaient payés pour ça et aurait menacé les policiers en partant en criant qu’ils auraient de ses nouvelles. Il souligne que, nonobstant l’attitude du second requérant, qui cherchait manifestement le conflit, P.P. avait su faire preuve de calme et de patience. B. Le contexte dans lequel s’inscrivent ces événements Selon les requérants, leur famille fait l’objet d’un harcèlement de la part de membres de la police de Saint-Josse-ten-Noode. Ils indiquent que les problèmes ont commencé en 1999, lorsque l’un d’eux suspecta leur frère N. d’avoir volontairement rayé sa voiture ; par la suite, ce dernier avait été accusé d’avoir menacé ce même agent et d’avoir commis des vols avec violence, faits dont il avait été acquitté par un jugement du tribunal de la jeunesse de Bruxelles du 21 avril 2000. Selon les requérants, cette affaire était montée de toutes pièces à titre de représailles par des membres de la police de Saint-Josse-ten-Noode. Ils ajoutent que, le 24 juin 1999, le premier requérant, alors âgé de treize ans, « [avait fait] l’objet de coups » de la part d’un autre policier, alors qu’il se trouvait dans le commissariat où il avait été conduit à la suite d’une bagarre sur la voie publique. Il aurait eu le tympan perforé. Leur mère et l’une de leurs sœurs, qui se trouvaient pendant ce temps dans la salle d’attente, auraient été secouées et molestées par des policiers. Le 25 novembre 1999, l’une de leurs sœurs aurait fait l’objet dans la rue d’une agression verbale de la part d’un policier de Saint-Josse-ten-Noode et, le 11 mars 2000, leur frère N. aurait été fouillé, bousculé et verbalement agressé par des agents de police. Ils indiquent ensuite qu’au cours de l’année 2000, un « dossier diligenté par la police de Saint-Josse-ten-Noode avait été ouvert contre N. auprès d’un juge d’instruction », lequel s’était soldé par un non-lieu. Cette même année, le deuxième d’entre eux aurait été « signalé aux fins d’audition » et, alors que la police de Saint-Josse-ten-Noode avait annoncé le 23 juillet 2002 que sa « désignalisation » était en cours, il lui aurait fallu effectuer de nombreuses démarches auprès du procureur du Roi et attendre mars 2005 pour qu’il en aille de la sorte, ce qui aurait été source de multiples désagréments. Le 6 avril 2001 et le 12 juillet 2001 respectivement, leur frère N. et le second d’entre eux auraient fait l’objet d’agressions verbales de la part d’agents de Saint-Josse-ten-Noode. Les requérants précisent qu’ils ont systématiquement rendu compte aux autorités judiciaires ou policières des incidents dont ils ont été victimes et ont déposé des plaintes. C. Les plaintes relatives aux événements du 8 décembre 2003 et du 23 février 2004, la constitution de partie civile, l’instruction et le non-lieu Le 9 décembre 2003 à 9 h 42, le premier requérant déposa plainte auprès du Comité P. Il fut entendu par un membre du service d’enquêtes. Une copie du certificat médical établi la veille fut annexée au procès-verbal initial. Le second requérant fit de même le 23 février 2004 à 11 h 20. Il indiqua en particulier qu’il considérait que « l’attitude générale de la police de Saint-Josse-ten-Noode vis-à-vis de [sa] famille [devenait] proprement intolérable et excessive au point [qu’ils songeaient] à déménager ». Une copie du certificat médical établi le même jour fut annexée au procès-verbal initial. La mère des requérants fut également entendue le 23 février 2004 par le service d’enquêtes du Comité P à propos des faits dénoncés par le second requérant. Elle indiqua notamment que, dès leur retour au domicile familial, elle avait appelé un certain commissaire K. (paragraphe 14 ci-dessus) afin qu’il convainque P.P. de présenter des excuses. Le commissaire K. serait immédiatement venu chez eux, où il se serait trouvé au même moment que le médecin qui a établi le certificat médical. La mère des requérants déposa également plainte, indiquant par ailleurs avoir elle-même été traitée avec peu d’égard par l’agent P.P. Le 5 mai 2004, l’agent P.P. fut entendu par le directeur du contrôle interne de la police locale sur les faits dénoncés par le second requérant et sa mère. Il déclara notamment que le second requérant avait eu à son égard une attitude particulièrement irrespectueuse lorsqu’il avait procédé à son audition et que, s’il l’avait empoigné par le bras pour le faire sortir de son bureau, il ne l’avait pas giflé. Le 17 juin 2004, les requérants se constituèrent partie civile des chefs de harcèlement, atteinte arbitraire à des libertés fondamentales, abus d’autorité, arrestation arbitraire et coups et blessures volontaires. Ils donnèrent un aperçu de l’ensemble de leurs difficultés avec la police de Saint-Josse-ten-Noode, et déclarèrent explicitement se constituer partie civile pour les événements du 8 décembre 2003 et du 23 février 2004. Les agents A.Z. et P.P. furent inculpés d’avoir, à l’occasion de leurs fonctions, usé de violences envers des personnes et, notamment, fait volontairement des blessures ou porté des coups et pour avoir exécuté des actes arbitraires et attentatoires aux libertés et aux droits garantis par la Constitution. Le 26 juin 2004, un juge d’instruction du tribunal de première instance de Bruxelles émit une apostille à l’attention du service d’enquêtes du Comité P, l’invitant à prendre connaissance de la constitution de partie civile des requérants, à entendre ceux-ci pour leur faire préciser les éléments de leur plainte, à réaliser un rapport sur le comportement de la famille Bouyid, à dresser la liste des dossiers ouverts à sa charge et des plaintes déposées par elle et à préciser les suites données à ceux-ci. Eu égard au fait qu’il avait déjà entendu les requérants lors du dépôt de leurs plaintes respectives (paragraphes 24-25 ci-dessus), le service d’enquêtes du Comité P ne procéda pas à une nouvelle audition des intéressés. Il adressa le 26 juillet 2004 au juge d’instruction un procès-verbal subséquent qui, se fondant sur des documents transmis par le service de contrôle interne de la zone de police incluant Saint-Josse-ten-Noode, décrit l’évolution des relations entre la famille des requérants et la police de cette commune. Le procès-verbal fait ensuite le compte des dossiers à charge de membres de la famille, notant à cet égard que le premier requérant avait été mis en cause dans un dossier ouvert en décembre 2003 pour outrage, menaces et rébellion, et N. dans sept dossiers, ouverts entre octobre 1997 et juin 1999. Il relève ensuite qu’outre les plaintes des requérants dont il est question en l’espèce, trois plaintes judiciaires avaient été déposées par des membres de leur famille (deux devant le Comité P, en juin 1999 et en juillet 2001, et une devant la « section jeunesse » en 1999) et deux plaintes avaient été traitées par le service de contrôle interne de la zone de police dont dépend Saint-Josse-ten-Noode. Enfin, reprenant un procès-verbal établi dans le cadre du dossier ouvert contre le premier requérant ainsi que les éléments révélés par les enquêtes administratives, il relève le caractère problématique des relations entre la police locale et la famille Bouyid, met en exergue « le comportement général » de cette dernière et souligne ceci : « En synthèse et selon les policiers, la famille Bouyid (surtout les femmes et la mère en particulier) refuserait toute mise en cause des enfants de la famille à l’occasion des exactions commises. Ceux-ci seraient ainsi confortés dans leur comportement par cette attitude protectrice. Plus généralement, les membres de la famille adopteraient une attitude agressive et provocante vis-à-vis des forces de l’ordre. Suite aux incidents avec le policier [B.], une assistante de concertation aurait échoué dans une tentative de conciliation suite à l’attitude intransigeante des femmes de la famille Bouyid. En 1999 et 2000, la situation nécessita la désignation d’un aspirant officier de police comme médiateur auprès de cette famille. » Le 3 août 2004, le juge d’instruction prit une ordonnance de soit-communiqué et transmit le dossier au parquet. Le 16 novembre 2004, l’agent A.Z. fut entendu par un officier du service d’enquêtes du Comité P à propos des événements du 8 décembre 2003. Il déclara notamment qu’il ne connaissait pas le premier requérant lorsque, ce jour-là, il l’a conduit au commissariat de Saint-Josse-ten-Noode. Par un réquisitoire du 10 novembre 2005, le procureur du Roi requit le non-lieu au motif que « l’instruction ne permet[tait] pas d’établir que les faits présent[aient] un crime, un délit ou une contravention et ne fourni[ssait] aucun indice justifiant l’accomplissement de nouveaux devoirs ». Les requérants furent informés que le règlement de la procédure aurait lieu devant la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles le 2 mars 2006. Le 1er mars 2006, ils adressèrent au juge d’instruction une requête en vue de l’accomplissement de vingt actes d’instruction complémentaires. Cette demande entraîna l’ajournement sine die de l’affaire devant la chambre du conseil. Le 7 mars 2006, le juge d’instruction ordonna deux des mesures requises et rejeta le reste de la demande aux motifs que les actes requis concernaient des faits antérieurs aux faits dont il était saisi et que les devoirs sollicités n’étaient pas nécessaires à la manifestation de la vérité. En conséquence, récapitulant tous leurs griefs à l’encontre de la police de Saint-Josse-ten-Noode, les requérants et d’autres membres de la famille adressèrent au juge d’instruction une demande d’« extension de partie civile », laquelle fut toutefois rejetée. Les deux devoirs complémentaires furent exécutés le 25 avril, le 15 mai et le 24 mai 2006. Par une ordonnance du 27 novembre 2007, la chambre du conseil, adoptant les motifs du réquisitoire, dit n’y avoir lieu à poursuivre. Les requérants interjetèrent appel de cette ordonnance. Par un réquisitoire du 3 décembre 2007, le procureur général requit la confirmation de l’ordonnance entreprise. Le 5 février 2008, les requérants et d’autres membres de leur famille se constituèrent partie civile pour l’ensemble des faits dont le juge d’instruction avait estimé ne pas être saisi (paragraphes 43-44 ci-dessous). Le 9 avril 2008, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles, après avoir refusé de joindre le dossier relatif aux événements du 8 décembre 2003 et du 23 février 2004 à celui qui avait été ouvert à la suite de la constitution de partie civile du 5 février 2008, confirma l’ordonnance par un arrêt ainsi rédigé : « (...) Attendu que les faits de la cause peuvent se résumer comme suit : – le 8 décembre 2003, l’inculpé [A.Z.] aurait eu un comportement policier illégal à l’égard de la partie civile Bouyid Saïd que celle-ci décrit comme suit : lors d’un contrôle devant son domicile, le policier [A.Z.] l’aurait attrapée par sa veste qu’il déchira ; elle fut ensuite entraînée vers le commissariat tout proche où elle aurait été giflée de la main droite par ce policer ; – le 23 février 2004, l’inculpé [P.P.] aurait eu un comportement policier illégal à l’égard de la partie civile Bouyid Mohamed que celle-ci décrit comme suit : alors qu’elle avait arrêté son véhicule devant son domicile, afin de permettre à sa mère de décharger les courses, elle eut une altercation avec le conducteur du véhicule qui suivait ; elle fut convoquée au commissariat de police suite à la plainte qui aurait été déposée par ce dernier ; lors de l’entretien, Bouyid Mohamed aurait été giflé par l’inculpé [P.P.] (voir l’attestation médicale du Docteur (...)) et menacé par lui de le mettre au cachot s’il ne signait pas sa déclaration qu’il souhaitait cependant modifier ; – depuis mars 1999, la famille Bouyid connaîtrait d’énormes difficultés avec certains membres de la police de Saint-Josse-ten-Noode, date à laquelle l’agent de police [B.] soupçonne Bouyid [N.] d’avoir griffé sa voiture, ce qui fit naître une certaine tension et un acharnement de la part de la police à l’égard de cette famille ; – il existerait une provocation constante de la part de la police de Saint-Josse-ten-Noode rendant la vie de la famille Bouyid insupportable ; Attendu que tant le service de contrôle interne de la police de la zone de police [concernée] que le service d’enquêtes du Comité P ont mené une enquête approfondie en rapport avec les faits dénoncés par les parties civiles ; Qu’il résulte de l’ensemble des éléments de l’instruction, et notamment des déclarations divergentes des parties en cause, qu’il n’existe aucune charge à l’égard des inculpés de nature à justifier leur renvoi du chef des préventions libellées au réquisitoire du procureur général, à la période infractionnelle retenue ; Que les déclarations des inculpés, qui nient les faits qui leur sont reprochés, sont cohérentes ; qu’il peut, à cet égard, être fait référence au rapport détaillé concernant le comportement général de la famille des parties civiles rédigé par le Comité P, qui donne des éclaircissements quant au contexte général de cette affaire ; Attendu que les parties civiles n’apportent devant la cour, chambre des mises en accusation, aucun élément nouveau, pertinent et convaincant qui n’aurait pas été porté à la connaissance du premier juge, susceptible de révéler l’existence de la moindre charge dans le chef des inculpés justifiant leur renvoi devant la juridiction de fond ; Que l’instruction n’a pas davantage mis en évidence suffisamment d’éléments constitutifs d’une infraction pénale qui aurait été commise par les inculpés à l’occasion des faits qui leur sont reprochés ; Attendu, en outre, qu’il n’apparaît pas du dossier que les dispositions de l’article 37 de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police n’ont pas été respectées ; Que, comme le souligne tant le réquisitoire du procureur du Roi du 10 novembre 2005 que celui du procureur général, ainsi que l’ordonnance de la chambre du conseil, les faits de la cause ne présentent en l’espèce ni crime, ni délit, ni contravention ; (...) » Le pourvoi formé par les requérants – sur le fondement notamment des articles 3, 6 et 13 de la Convention – fut rejeté le 29 octobre 2008 par la Cour de cassation. D. La constitution de partie civile relative aux événements antérieurs à ceux du 8 décembre 2003 et du 23 février 2004 Le 5 février 2008, six membres de la famille Bouyid, dont les deux requérants, s’étaient constitués partie civile devant un juge d’instruction du tribunal de première instance de Bruxelles au sujet de l’ensemble des faits qu’ils reprochaient à des agents de police de Saint-Josse-ten-Noode, en particulier les faits antérieurs aux événements du 8 décembre 2003 et du 23 février 2004. Cette constitution de partie civile donna lieu à la comparution de six policiers devant le tribunal de première instance de Bruxelles, siégeant au fond. Par un jugement du 30 mai 2012, le tribunal déclara l’action publique éteinte par prescription. Il ne ressort pas du dossier qu’il aurait été interjeté appel de ce jugement. II. TEXTES, INSTRUMENTS ET DOCUMENTS INTERNATIONAUX A. La notion de dignité Le préambule de la Charte des Nations unies du 26 juin 1945 affirme la résolution des peuples des Nations unies à, notamment, « proclamer à nouveau [leur] foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites ». La notion de dignité apparaît aussi dans la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, dont le préambule énonce que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde », et dont l’article premier dispose que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». De nombreux textes et instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme postérieurs font référence à cette notion, dont : – la Déclaration des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 20 novembre 1963, qui « affirme solennellement la nécessité d’éliminer rapidement toutes les formes et toutes les manifestations de discrimination raciale dans toutes les parties du monde et d’assurer la compréhension et le respect de la dignité de la personne humaine », ainsi que la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 (ratifiée par la Belgique), dont le préambule renvoie à cette déclaration ; – le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 (ratifiés par la Belgique), dont le préambule énonce que les droits égaux et inaliénables de tous les membres de la famille humaine « découlent de la dignité inhérente à la personne humaine », l’article 10 du premier prévoyant en outre que « toute personne privée de sa liberté est traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine » et l’article 13 du second que « les États parties (...) reconnaissent le droit de toute personne à l’éducation [et] conviennent que l’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et du sens de sa dignité et renforcer le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales (...) » ; – la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979 (ratifiée par la Belgique), dont le préambule rappelle en particulier que la discrimination envers les femmes viole notamment « les principes de l’égalité des droits et du respect de la dignité humaine » ; – la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, du 10 décembre 1984 (ratifiée par la Belgique), dont le préambule souligne que les « droits égaux et inaliénables de tous les membres de la famille humaine (...) procèdent de la dignité inhérente à la personne humaine » ; – la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (ratifiée par la Belgique), dont le préambule indique « qu’il importe de préparer pleinement l’enfant à avoir une vie individuelle dans la société, et de l’élever dans l’esprit des idéaux proclamés dans la Charte des Nations unies, et en particulier dans un esprit de paix, de dignité, de tolérance, de liberté, d’égalité et de solidarité » (voir aussi les articles 23 § 1, 28 § 2, 37, 39 et 40 § 1) ; – la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (articles 19 § 2 et 24 § 5 c)) (ratifiée par la Belgique) ; – la Convention relative aux droits des personnes handicapées (ratifiée par la Belgique), dont le préambule souligne que « toute discrimination fondée sur le handicap est une négation de la dignité et de la valeur inhérentes à la personne humaine », dont l’objet est notamment de promouvoir le respect de la « dignité intrinsèque » des personnes handicapées (article premier), respect qui en constitue aussi l’un des principes généraux (article 3 a)) (voir aussi les articles 8 § 1 a), 16 § 4, 24 § 1 et 25) ; – le Deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de mort du 15 décembre 1989 (ratifié par la Belgique), dont le préambule exprime la conviction que « l’abolition de la peine de mort contribue à promouvoir la dignité humaine et le développement progressif des droits de l’homme » ; – le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications du 19 décembre 2011 (ratifié par la Belgique), dont le préambule réaffirme notamment « le statut de l’enfant en tant que sujet de droits et en tant qu’être humain dont la dignité doit être reconnue et dont les capacités évoluent » ; – le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 10 décembre 2008 (ratifié par la Belgique) et le Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 6 octobre 1999 (ratifié par la Belgique). Plusieurs textes et instruments régionaux relatifs aux droits de l’homme font également référence à la notion de dignité. Il en va en particulier ainsi de : – la Convention américaine relative aux droits de l’homme du 22 novembre 1969 (articles 5 § 2, 6 § 2 et 11 § 1) ; – l’Acte final de la conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe du 1er août 1975, qui précise que les États « favorisent et encouragent l’exercice effectif des libertés et droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et autres qui découlent tous de la dignité inhérente à la personne humaine et qui sont essentiels à son épanouissement libre et intégral » (principe VII) ; – la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples du 27 juin 1981, dont l’article 5 énonce notamment que « tout individu a droit au respect de la dignité inhérente à la personne humaine et à la reconnaissance de sa personnalité juridique » ; – la Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine du 4 avril 1997 (que la Belgique n’a pas signée), dont, notamment, le préambule affirme « la nécessité de respecter l’être humain à la fois comme individu et dans son appartenance à l’espèce humaine et (...) l’importance d’assurer sa dignité » ; – la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, dont le préambule affirme le fait que, « consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde [notamment] sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité », et dont l’article premier affirme que « la dignité humaine est inviolable [et] doit être respectée et protégée » (voir aussi l’article 31 relatif aux conditions de travail justes et équitables) ; – le Protocole no 13 à la Convention relatif à l’abolition de la peine de mort en toutes circonstances du 3 mai 2002 (ratifié par la Belgique), dont le préambule souligne que l’abolition de la peine de mort est essentielle à la protection du droit de toute personne à la vie et à la pleine reconnaissance de la « dignité inhérente à tous les êtres humains » ; – la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005 (ratifiée par la Belgique), dont le préambule souligne que « la traite des êtres humains constitue une violation des droits de la personne humaine et une atteinte à la dignité et à l’intégrité de l’être humain » (voir aussi les articles 6 et 16). B. Documents du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) Dans un document intitulé Normes du CPT (CPT/Inf/E (2002) 1 – Rev. 2015), le CPT indique ce qui suit : « 97. Gardant à l’esprit son mandat préventif, le CPT a pour priorité, pendant ses visites, de chercher à établir si les mineurs privés de liberté ont subi des mauvais traitements. Malheureusement, les mauvais traitements infligés délibérément par des responsables des forces de l’ordre sur des mineurs n’ont d’aucune façon été éradiqués et demeurent une véritable préoccupation dans certains pays européens. Les délégations du CPT continuent de recevoir des allégations crédibles de mineurs arrêtés ayant été maltraités. Les allégations portent souvent sur des coups de pied, des gifles, des coups de poing ou de matraque infligés au moment de l’arrestation (même une fois que le mineur a été maîtrisé), pendant le transport ou lors de l’interrogatoire ultérieur dans les locaux des forces de l’ordre. Il n’est pas rare que des mineurs soient victimes de menaces ou d’insultes, y compris à caractère raciste, alors qu’ils sont entre les mains des forces de l’ordre. (...) 126. (...) Dans un certain nombre [de centres de détention pour mineurs] visités par le CPT, il n’était pas rare que le personnel administre une soi-disant « gifle pédagogique » ou d’autres formes de punition physique aux mineurs qui se comportaient mal. Dans ce contexte, le CPT rappelle que les châtiments corporels peuvent être considérés comme étant des formes de mauvais traitements et doivent être strictement interdits. » Le CPT a également souligné ce qui suit dans son neuvième rapport général d’activité (CPT/Inf (99) 12) du 30 août 1999 : « 24. Dans plusieurs autres établissements visités [où des mineurs sont privés de liberté], les délégations du CPT ont appris qu’il n’était pas rare que le personnel administre à l’occasion « une gifle pédagogique » aux mineurs qui se comportent mal. Le Comité considère que, dans l’intérêt de la prévention des mauvais traitements, toutes les formes de châtiment corporel doivent être formellement interdites et évitées dans la pratique. Les mineurs qui se conduisent mal devraient être traités uniquement selon les procédures disciplinaires prescrites. » Dans son rapport au Gouvernement de la Belgique relatif à la visite effectuée dans ce pays du 18 au 27 avril 2005 (CPT/Inf (2006) 15, 20 avril 2006), le CPT indique notamment ceci : « 11. Sur la base de l’ensemble des informations recueillies lors de la visite, le CPT est amené à conclure – comme cela avait été le cas à la suite de ses trois premières visites en Belgique –, que le risque pour une personne d’être maltraitée pendant sa détention par les forces de l’ordre ne saurait être écarté. En conséquence, le CPT recommande aux autorités belges de continuer à faire preuve de vigilance en ce domaine et de déployer des efforts particuliers s’agissant des mineurs privés de liberté. En outre, le CPT recommande qu’il soit rappelé aux membres des forces de l’ordre, à intervalles réguliers et de manière appropriée, que toute forme de mauvais traitements (y compris les insultes) de personnes privées de liberté est inacceptable, que toute information relative à d’éventuels mauvais traitements fera l’objet d’une enquête en bonne et due forme, et que les auteurs des mauvais traitements seront sévèrement sanctionnés. S’agissant plus particulièrement des allégations de mauvais traitements lors de l’interpellation d’un suspect par les forces de l’ordre, le CPT l’a répété à maintes reprises, il ne fait aucun doute que cette opération constitue parfois une tâche difficile et dangereuse, en particulier lorsque la personne concernée résiste ou lorsque les forces de l’ordre ont de bonnes raisons de penser qu’elle représente une menace immédiate. Toutefois, au moment de procéder à l’interpellation, l’usage de la force doit être limité à ce qui est strictement nécessaire ; de surcroît, dès l’instant où la personne interpellée a été maîtrisée, rien ne saurait jamais justifier qu’elle soit frappée. » Le rapport relatif à la visite qu’il a effectuée en Belgique du 28 septembre au 7 octobre 2009 (CPT/Inf (2010) 24, 23 juillet 2010) contient en particulier le passage suivant : « 13. Au cours de sa visite dans les commissariats de police, la délégation du CPT n’a rencontré que quelques personnes privées de liberté. Cela étant, lors de ses visites d’établissements pénitentiaires, elle s’est entretenue avec de nombreuses personnes qui avaient été récemment détenues par la police. La majorité des détenus rencontrés par la délégation n’ont fait état d’aucun mauvais traitement physique délibéré à l’occasion de leur privation de liberté par la police. Toutefois, la délégation a recueilli un nombre limité d’allégations de recours excessif à la force (tel que des coups portés alors que la personne était maîtrisée ou le fait d’avoir été étroitement menottée), au moment de l’interpellation (notamment à Bruxelles, Charleroi et Marcinelle). Comme le CPT l’a maintes fois reconnu, il ne fait aucun doute que l’interpellation d’un suspect constitue parfois une tâche difficile et dangereuse, en particulier lorsque la personne concernée résiste ou lorsque la police a de bonnes raisons de penser qu’elle représente une menace immédiate. Néanmoins, le CPT recommande de rappeler aux fonctionnaires de police qu’au moment de procéder à une interpellation, l’usage de la force doit être limité à ce qui est strictement nécessaire ; de surcroît, dès l’instant où la personne interpellée a été maîtrisée, rien ne saurait jamais justifier qu’elle soit frappée. » C. Le Code européen d’éthique de la police Dans sa Recommandation Rec(2001)10 sur le code européen d’éthique de la police adoptée le 19 septembre 2001, le Comité des Ministres se dit « [c]onvaincu que la confiance de la population dans la police est étroitement liée à l’attitude et au comportement de cette dernière vis-à-vis de cette même population, et en particulier au respect de la dignité humaine et des libertés et droits fondamentaux de la personne tels qu’ils sont consacrés notamment par la Convention européenne des droits de l’homme ». Il recommande aux gouvernements des États membres de s’inspirer, dans leurs législation et pratiques internes et dans leurs codes de conduite en matière de police, des principes énoncés dans le Code européen d’éthique de la police annexé à la recommandation, en vue d’en assurer la mise en œuvre progressive et la diffusion la plus large possible. Ce code précise en particulier que parmi les principaux buts de la police se trouve celui de protéger et respecter les libertés et droits fondamentaux de l’individu tels qu’ils sont consacrés, notamment, par la Convention (paragraphe 1). Dans sa partie relative aux « principes directeurs concernant l’action/l’intervention de la police », il énonce que « la police ne doit infliger, encourager ou tolérer aucun acte de torture, aucun traitement ou peine inhumains ou dégradants, dans quelque circonstance que ce soit » (paragraphe 36), et qu’elle « ne peut recourir à la force qu’en cas de nécessité absolue et uniquement pour atteindre un objectif légitime » (paragraphe 37). Il ajoute notamment que, « dans l’accomplissement de sa mission, [elle] doit toujours garder à l’esprit les droits fondamentaux de chacun » (paragraphe 43) et que « les personnels de police doivent agir avec intégrité et respect envers la population, en tenant tout spécialement compte de la situation des individus faisant partie de groupes particulièrement vulnérables » (paragraphe 44). D. La vulnérabilité des mineurs Le préambule de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (défini par l’article premier comme étant « tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable ») du 20 novembre 1989 (ratifiée par la Belgique) renvoie à ces déclarations et rappelle que la nécessité d’accorder une protection spéciale à l’enfant a été reconnue dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (en particulier aux articles 23-24), dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (en particulier à l’article 10) et dans les statuts et instruments pertinents des institutions spécialisées et des organisations internationales qui se préoccupent du bien-être de l’enfant. Plusieurs textes internationaux ou régionaux postérieurs reposent sur la reconnaissance de la nécessité de prendre en compte la vulnérabilité des mineurs. Ainsi, par exemple, la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels du 25 octobre 2007 (ratifiée par la Belgique) énonce dans son préambule que « tout enfant a droit, de la part de sa famille, de la société et de l’État, aux mesures de protection qu’exige sa condition de mineur », l’enfant étant défini comme « toute personne âgée de moins de dix-huit ans » (article 3 a)). On peut également évoquer la Recommandation CM/Rec(2008)11 sur les règles européennes pour les délinquants mineurs faisant l’objet de sanctions ou de mesures et la Recommandation CM/Rec(2009)10 sur les stratégies nationales intégrées de protection des enfants contre la violence, adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 5 novembre 2008 et le 18 novembre 2009 respectivement. La première souligne l’extrême vulnérabilité des mineurs privés de liberté (annexe à la recommandation, § 52.1) ; la seconde souligne que « la fragilité et la vulnérabilité des enfants, ainsi que leur dépendance à l’égard des adultes pour leur croissance et leur développement, justifient un investissement accru de la part de la famille, de la société et de l’État dans la prévention de la violence à l’encontre des enfants ». Tout récemment encore, le CPT a mis en exergue la vulnérabilité particulière des mineurs dans le contexte de la privation de liberté (24e rapport général du CPT, 2013-2014, janvier 2015, § 3, chapitre « Les mineurs privés de liberté en vertu de la législation pénale », §§ 98-99).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1966 et réside à Auvernier (Suisse). Le requérant épousa Mme F.V., de nationalité suisse, en 1996. Deux enfants sont issus de leur union, L. né le 23 août 1997, et M., née le 15 janvier 2001. Le 30 juillet 2008, à la suite de sérieuses difficultés conjugales et des problèmes financiers rencontrés par le couple, l’épouse du requérant quitta le domicile familial en emmenant les enfants chez une amie. Elle resta quelques jours en Suisse. Le 12 août 2008, le requérant déposa auprès du tribunal civil du district de Boudry (canton de Neuchâtel) une requête urgente de mesures protectrices de l’union conjugale visant notamment à interdire à Mme F.V. de quitter la Suisse pour s’installer en France avec les enfants. Par une ordonnance de mesures protectrices urgentes sans citation préalable du 13 août 2008, le président du tribunal de Boudry interdit à Mme F.V. de quitter la Suisse et de s’installer en France avec les enfants. Le 14 août 2008, Mme V.F saisit le même président d’une requête de mesures protectrices de l’union conjugale, tendant notamment à ce que la garde sur les enfants lui soit attribuée. Aux environs du 15 août 2008, Mme F.V. quitta la Suisse pour se rendre en France, où vivent ses parents. Elle s’installa à Camblanes, en Gironde. Le 21 août 2008, elle fit opposition à l’ordonnance du 13 août 2008. Le 2 septembre 2008, le requérant forma une demande de retour des enfants auprès de l’Office fédéral de la Justice, l’autorité centrale de la Suisse au sens de la Convention de La Haye. Cette requête fut transmise à l’autorité centrale française qui l’adressa au procureur général près la cour d’appel de Bordeaux pour saisine du juge aux affaires familiales (paragraphe 38 ci-dessous). Le 23 septembre 2008, le requérant déposa une demande en divorce auprès du tribunal matrimonial du district de Boudry en concluant à ce que la garde et l’autorité parentale sur les enfants lui soient attribuées. Le 1er octobre 2008, lors d’une audience devant le tribunal de Boudry, l’avocat de Mme F.V. fit savoir que celle-ci avait quitté la Suisse avant d’avoir eu connaissance de l’ordonnance du 13 août 2008 et qu’il ne l’avait luimême reçue que le 19 août. Au cours de cette audience, le président du tribunal constata que « la situation actuelle se maintiendra à titre provisoire, sous réserve de la tournure prise par la procédure tendant au retour des enfants ». Les parties convinrent que le requérant rencontrerait ses enfants lors des vacances scolaires françaises. Le président fit savoir qu’il contacterait le service social international afin de demander un rapport d’enquête sociale et d’évaluer les modalités d’une reprise aussi rapide que possible des contacts entre le requérant et ses enfants. Il fut enfin décidé de suspendre la procédure de divorce. Par une décision du 11 novembre 2008, le président du tribunal de Boudry révoqua l’ordonnance du 13 août 2008. Il fit valoir que l’épouse du requérant avait quitté le pays le 13 août 2008 et qu’elle n’avait eu connaissance de cette ordonnance que postérieurement. Il ajouta que « dans ces conditions, même s’il n’est pas justifié que l’épouse quitte le pays comme elle l’a fait en compagnie des enfants, sans autorisation de son époux, je constate qu’il n’y aurait aucune utilité à confirmer une telle interdiction. Je considère en effet que cela serait le meilleur moyen pour dissuader l’épouse de revenir en Suisse, issue que ne souhaite manifestement pas l’époux ». Le 27 novembre 2008, le requérant forma un recours à l’encontre de la décision du 11 novembre auprès de la Cour de cassation civile du tribunal cantonal de Neuchâtel, en invoquant la violation de la Convention de La Haye. Il fit valoir que le déplacement était illicite dans la mesure où il partageait avec la mère l’autorité parentale et la garde sur ses enfants. Il indiqua que le refus de confirmer l’interdiction litigieuse était susceptible de laisser entendre aux autorités françaises, chargées du retour des enfants, que la situation s’était régularisée a posteriori. Il souligna que cela aurait pour conséquence de passer outre les règles de la Convention de La Haye selon lesquelles le statu quo doit être rétabli. Auparavant, par acte du 24 novembre 2008, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Bordeaux avait assigné la mère à comparaître aux fins de constater que les enfants étaient retenus illicitement par elle en France et d’ordonner leur retour immédiat auprès du domicile de leur père. Par un jugement du 12 décembre 2008, le tribunal de grande instance de Bordeaux rejeta la demande du procureur. Il se fonda, d’une part, sur le fait que la mère n’avait pas eu connaissance de l’ordonnance du 13 août 2008 au moment de quitter la Suisse et, d’autre part, sur la révocation ultérieure de cette ordonnance. Il ajouta que les enfants étaient bien intégrés en France et qu’il serait préjudiciable de modifier brutalement leur cadre de vie. Il en conclut qu’il n’y avait eu ni déplacement illicite ni maintien illicite sur le territoire français. Le 22 décembre 2008, le procureur interjeta appel du jugement devant la cour d’appel de Bordeaux. Il fit valoir que, en France comme en Suisse, le caractère illicite d’un déplacement résulte de la violation du droit de garde de l’autre parent, indépendamment de l’existence d’une mesure d’interdiction de quitter le territoire, comme celle qui avait été ordonnée le 13 août 2008 puis annulée. Il soutint que le retour ne pouvait pas être refusé « sur le fondement des décisions provisoires des 1er octobre et 11 novembre 2008 rendues postérieurement au déplacement illicite par le tribunal de district de Boudry et concernant le fond du droit de garde ». Il rappela que, au moment du déplacement, le requérant exerçait effectivement et de manière conjointe son droit de garde à l’égard des enfants, en application de la loi suisse. Le requérant déposa des conclusions d’intervention volontaire auprès de la cour d’appel en vue de l’infirmation du jugement et du retour immédiat des enfants à son domicile. Il invoqua les mêmes arguments que le procureur. Il ne fit pas mention du recours exercé contre la décision du 11 novembre 2008 (paragraphe 15 ci-dessus). Par un arrêt du 7 avril 2009, rendu à la suite de l’audience du 3 mars précédent au cours de laquelle le requérant était présent et représenté par un avocat, la cour d’appel de Bordeaux confirma le jugement du 12 décembre 2008 : « (...) Il est indéniable qu’à l’époque où Madame F.V. a quitté la Suisse en emmenant les enfants communs à l’égard desquels existait un droit de garde conjoint des époux, elle a violé les règles légales suisses dès lors qu’elle a agi sans autorisation judiciaire à ce titre même si concomitamment à son départ elle avait déposé une requête en divorce devant le tribunal suisse compétent. Il n’en demeure pas moins que lorsqu’elle a quitté la Suisse, il ne peut être considéré qu’elle a agi au mépris de l’ordonnance sur requête intervenue à l’initiative du mari le 13 août 2008 aux termes de laquelle le président du tribunal civil du district de Boudry lui faisait interdiction de quitter la Suisse et de s’installer en France avec les deux enfants du couple, dès lors que celle-ci ne lui a été signifiée qu’ultérieurement le 19 août 2008. Par ailleurs, cette décision réservait à Madame F.V. un droit d’opposition pendant une période de 10 jours à compter de la réception de l’ordonnance. Usant de son droit à ce titre, Madame V. a obtenu aux termes d’une décision du tribunal du district de Boudry du 11 novembre 2008, la révocation des mesures prises par l’ordonnance précitée du 13 août 2008. Il n’est justifié d’aucune voie de recours à l’égard de cette décision, à laquelle il doit être considéré que le mari a acquiescé. Dès lors, même si cette décision revêt manifestement un caractère temporaire dans l’attente de l’issue définitive de la procédure du divorce, il n’en demeure pas moins que l’acquiescement dont elle a bénéficié de la part du père, permettait à bon droit au premier juge, en application de l’article 13 paragraphe a) de la Convention de La Haye de considérer qu’il n’y avait pas lieu d’ordonner le retour des enfants en Suisse étant souligné que le père avait pu exercer le droit de visite à l’égard des enfants notamment en décembre 2008. (...) Par ces motifs, la cour Reçoit [le requérant] en son intervention volontaire. Confirme le jugement entrepris (...) » Le 10 avril 2009, l’autorité centrale française envoya un courrier à son homologue suisse : « À la suite d’un courrier du parquet général de Bordeaux dans le cadre de l’affaire visée en référence, je vous prie de trouver ci-joint copie de l’arrêt rendu le 7 avril 2009 par la cour d’appel de Bordeaux. Cette décision a rejeté la demande de retour en Suisse des mineurs [L. et M.]. Je vous remercie de me faire part des suites procédurales que Monsieur Henrioud entend voir réserver à cette affaire. » Dans le cadre de la procédure de divorce, des rapports d’enquête sociale furent déposés par les services compétents français et suisse les 12 et 26 mars 2009. Le 30 avril 2009, l’avocat de Mme F.V. écrivit au président du tribunal de Boudry pour lui demander de prendre en compte le rapport français qui indiquait que le cadre de vie des enfants était adéquat et favorable à leur épanouissement. Il demanda l’attribution à la mère de la garde des enfants, en se référant notamment à l’arrêt de la cour d’appel de Bordeaux du 7 avril 2009, dont il disait ne pas avoir encore reçu copie. Il conclut, au vu de cet arrêt, qu’un retour rapide des enfants n’était pas à l’ordre du jour. Par une ordonnance du 6 mai 2009, le président du tribunal de Boudry constata que la garde de fait sur les enfants était toujours exercée par leur mère et que cette situation continuerait à prévaloir dans l’attente de la décision de la Cour de cassation française : « Que deux décisions relatives au retour des enfants en Suisse, en application de la Convention de La Haye, ont été défavorables au père jusqu’à aujourd’hui, la dernière rendue le 7 avril 2009 par la cour d’appel de Bordeaux. Que [le requérant] conteste cette décision et annonce qu’il se pourvoira en cassation ainsi que le procureur général de Bordeaux contre celle-ci. Qu’il n’appartient pas au juge de céans de se prononcer sur le bien-fondé de la décision de la cour d’appel mais qu’il sera néanmoins relevé que celle-ci retient à tort que [le requérant] ne s’est pas opposé à l’ordonnance rendue par le soussigné le 11 novembre 2008 et révoquant les mesures prises le 13 août 2008 puisqu’il a adressé le 27 novembre 2008 un recours en cassation civile contre cette ordonnance. Qu’il convient de suspendre la procédure en tant qu’elle porte sur l’attribution de la garde des enfants. Que la situation de fait qui prévaut à l’heure actuelle doit en effet être maintenue dans l’attente de la décision de la Cour de cassation, si elle est saisie, ou de l’entrée en force de la décision de la cour d’appel du 7 avril 2009, dans l’hypothèse inverse. » Le 6 mai 2009, le procureur général près la cour d’appel de Bordeaux forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel du 7 avril 2009. La déclaration de pourvoi est ainsi libellée : « Le procureur général déclare former un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu le 7 avril 2009, dans une affaire opposant le ministère public, en sa qualité de représentant de l’autorité centrale française, d’une part, et Monsieur JeanMichel Henrioud, d’autre part, à Madame F.V. (...). À cette déclaration sont jointes trois expéditions de l’arrêt du 7 avril 2009. La cassation est demandée pour manque de base légale dans l’application de l’article 13 alinéa 1er de la convention de La Haye, la cour d’appel ayant fondé sa décision sur un acquiescement du père postérieurement au déplacement ou au non-retour de ses enfants, sans le caractériser. » Le procureur général déposa un mémoire ampliatif à l’appui de son pourvoi le même jour. Il souleva un moyen unique de cassation pris du défaut de base légale dans l’application de l’article 13 a) de la Convention de La Haye (paragraphe 39 ci-dessous). Il fit valoir que la cour d’appel de Bordeaux, en déduisant de l’absence d’exercice des voies de recours contre la décision rendue le 11 novembre 2008 par le juge suisse, de surcroît non établie, l’intention du père de renoncer au retour de ses enfants, n’avait pas tiré les conséquences du fait que le retour avait été demandé bien avant cette décision. Il souligna que cette juridiction n’avait pas caractérisé un acquiescement certain du père, et n’avait ainsi pas valablement justifié son refus d’ordonner le retour des enfants. Il ne produisit pas à l’appui de son mémoire l’acte de signification de la décision attaquée, tel qu’exigé par l’article 979 du code de procédure civile (ci-après CPC) sous peine d’irrecevabilité du pourvoi prononcée d’office (paragraphes 33 et 34 cidessous). Par un courrier du 13 mai 2009, l’autorité centrale française écrivit à l’Office fédéral suisse « qu’afin de préserver les droits du requérants, il a été demandé au parquet général de Bordeaux de former un pourvoi en cassation à titre conservatoire » et lui fit parvenir copie de la déclaration de pourvoi et du mémoire ampliatif signifié à Mme F.V. Par un arrêt du 29 mai 2009, la Cour de cassation civile du tribunal cantonal de Neuchâtel rejeta le recours du requérant contre la décision du 11 novembre 2008 (paragraphe 15 ci-dessus). Elle estima que la révocation de l’ordonnance du 13 août 2008 était intervenue conformément au droit matériel, l’interdiction de quitter le territoire ne pouvant plus déployer ses effets. Elle souligna cependant que les autorités françaises chargées d’assurer le retour des enfants en Suisse ne pouvaient interpréter la révocation de cette ordonnance comme une régularisation, a posteriori, de la situation, le président du tribunal de Boudry ayant clairement souligné que le départ de l’épouse et des enfants n’était pas justifié. Le 16 juillet 2009, le requérant, assisté d’un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, déposa des conclusions d’association au pourvoi du procureur et forma un pourvoi provoqué à cette occasion (paragraphe 35 ci-dessous). Dans son mémoire, il fit grief à la cour d’appel d’avoir déduit son acquiescement au déplacement des enfants sans inviter les parties à s’expliquer sur un tel moyen, ce qui aurait permis de vérifier qu’un recours contre la décision du 11 novembre 2008 avait bien été exercé (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). Il produisit une copie du recours en cassation civile à l’encontre de la décision rendue le 11 novembre 2008. Le 30 octobre 2009, Mme F.V. déposa un mémoire en défense aux pourvois principal et provoqué devant la Cour de cassation. Le 8 juin 2010, le conseiller rapporteur devant la Cour de cassation déposa son rapport aux termes duquel il précisa que cette juridiction prononçait régulièrement « l’irrecevabilité de pourvois qui ne produisent pas, dans le délai du mémoire, les actes de signification ». Le rapporteur ne cita à l’appui de ce rappel que des arrêts mettant en cause la recevabilité de pourvois principaux. Sur le fond, quant à la question de l’acquiescement du père, et de l’application de l’article 13 a) de la Convention de La Haye, le conseiller rapporteur s’interrogea sur la suffisance de la motivation de la cour d’appel. Il fit une brève analyse de la jurisprudence internationale pour en déduire que l’intention du parent victime doit être suffisamment caractérisée et conclut avec cette question : « en l’espèce, la cour d’appel pouvait-elle déduire de l’absence de recours du père contre une mesure provisoire un acquiescement au non-retour ? ». Par un avis du 9 novembre 2010, le procureur général près la cour d’appel de Bordeaux fit valoir que les formalités du pourvoi et le dépôt du mémoire ampliatif avaient été faits dans les délais légaux, et, que, effectivement, « l’arrêt attaqué du 7 avril 2009 n’a pas été signifié dans le délai du dépôt de mémoire ampliatif. Il n’a été signifié à Mme F.V. que le 6 octobre 2010 ». À la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative au droit d’accès à un tribunal, il demanda que la sanction de l’irrecevabilité du pourvoi ne soit pas appliquée, compte tenu de la nature particulière de l’affaire et de l’intérêt supérieur des enfants mineurs. Il fit valoir que la procédure mise en œuvre par le ministère public à la demande de l’autorité centrale française, saisie par l’autorité suisse, est une procédure assimilable aux procédures rapides dont l’une des caractéristiques est de déroger aux règles procédurales ordinaires, en tout cas « aux règles non essentielles de procédure à l’exclusion, bien évidemment, des règles de droit processuel fondamentales comme le principe du contradictoire », afin que soient respectés les objectifs prépondérants de la Convention de La Haye. Dans des observations déposées en vue de l’audience devant la Cour de cassation, l’avocat du requérant invoqua des arguments similaires à ceux du procureur général. Il indiqua que le prononcé de l’irrecevabilité du pourvoi entraînerait une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal, contraire à l’esprit même de la Convention de La Haye. Par un arrêt du 1er décembre 2010, la Cour de cassation déclara les pourvois irrecevables : « Vu l’article 979 du code de procédure civile, Attendu qu’à peine d’irrecevabilité du pourvoi prononcée d’office, doit être notamment remise au greffe, dans le délai du dépôt du mémoire, une copie de la décision attaquée et de ses actes de signification ; Attendu que le procureur général près la cour d’appel de Bordeaux s’est pourvu en cassation, le 11 mai 2009, contre un arrêt de la cour d’appel de Bordeaux du 7 avril 2009 ; que la copie de l’acte de signification de cet arrêt n’a pas été déposée dans le délai prescrit ; que, de même [le requérant] ne produit pas cette copie à l’appui de son pourvoi provoqué ; (...) Déclare le pourvoi principal et le pourvoi provoqué irrecevables. » Dans ses observations, le Gouvernement informa la Cour de l’existence d’une convention de divorce conclue entre le requérant et Mme F.V. en mai 2011. Celle-ci octroie l’autorité parentale et la garde des enfants à la mère, fixe un droit de visite pour le père et transmet à l’autorité centrale française une demande de protection du droit de visite. Dans ses observations en réponse, le requérant précisa qu’il avait accepté que la garde soit confiée à la mère, pour autant que celle-ci s’engage à respecter son droit de visite. Il fit valoir que celle-ci continuait de bafouer le droit de visite, ce qui avait entraîné plusieurs condamnations pénales et une sévère réprimande par le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Bordeaux le 10 juillet 2012 (menace d’un transfert de résidence de son fils âgé de quatorze ans si l’attitude de la mère devait se poursuivre). II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENTS Les dispositions pertinentes du CPC concernant l’appel incident, applicables au pourvoi selon l’article 614, et celles relatives aux conditions de recevabilité des pourvois, sont ainsi libellées : Article 550 « Sous réserve des articles 909 et 910, l’appel incident ou l’appel provoqué peut être formé, en tout état de cause, alors même que celui qui l’interjetterait serait forclos pour agir à titre principal. Dans ce dernier cas, il ne sera toutefois pas reçu si l’appel principal n’est pas lui-même recevable. » Article 978 « A peine de déchéance constatée par ordonnance du premier président ou de son délégué, le demandeur en cassation doit, au plus tard dans le délai de quatre mois à compter du pourvoi, remettre au greffe de la Cour de cassation un mémoire contenant les moyens de droit invoqués contre la décision attaquée. Le mémoire doit, sous la même sanction, être notifié dans le même délai aux avocats des autres parties. (...) » Article 979 (à l’époque des faits) « A peine d’irrecevabilité du pourvoi prononcée d’office, doivent être remises au greffe dans le délai de dépôt du mémoire : - une copie de la décision attaquée et de ses actes de signification ; - une copie de la décision confirmée ou infirmée par la décision attaquée. » Article 611-1 (à l’époque des faits) « Hors les cas où la notification de la décision susceptible de pourvoi incombe au greffe de la juridiction qui l’a rendue, la décision attaquée est signifiée, à peine d’irrecevabilité du pourvoi, avant l’expiration du délai prévu à l’article 978. » Article 614 « La recevabilité du pourvoi incident, même provoqué, obéit aux règles qui gouvernent celle de l’appel incident, sous réserve des dispositions de l’article 1010. » Article 1010 « Le pourvoi incident, même provoqué, doit, à peine d’irrecevabilité prononcée d’office, être fait sous forme de mémoire et contenir les mêmes indications que le mémoire du demandeur. Le mémoire doit, sous la même sanction : - être remis au greffe de la Cour de cassation avant l’expiration du délai prévu pour la remise du mémoire en réponse ; (...) » L’article 611-1 du CPC (paragraphe 33 ci-dessus), applicable à l’époque des faits, dispose que, à peine d’irrecevabilité du pourvoi, l’arrêt attaqué doit être signifié au plus tard dans le délai du dépôt du mémoire ampliatif, en principe quatre mois à compter du pourvoi. L’article 979 du CPC prévoit que cette condition de recevabilité est complétée par l’obligation de produire l’acte de signification avec le pourvoi, également à peine d’irrecevabilité de celui-ci. L’article 7 du décret no 2014-1338 du 6 novembre 2014 relatif à la procédure applicable devant la Cour de cassation a abrogé l’article 611-1 et supprimé l’obligation de signification de la décision attaquée pour former un pourvoi. L’article 979 du CPC a été modifié en conséquence et ne prévoit plus la remise au greffe de la Cour de cassation de l’acte de signification de la décision attaquée (article 16 du décret précité). Il a, par ailleurs, été complété par un second alinéa qui donne la possibilité pour le conseiller rapporteur d’adresser à l’avocat du demandeur au pourvoi un avis fixant un délai pour remédier à une transmission incomplète ou entachée d’erreur matérielle des autres documents exigés par l’article 979 du CPC. Selon la circulaire du 12 novembre 2014 de présentation de ce décret, l’article 979 est modifié « afin d’éviter la sanction de l’irrecevabilité du pourvoi qui apparait disproportionnée en cas de défaut de remise de certaines pièces (copie de décisions) ». Selon le lexique publié sur le site de la Cour de cassation, le pourvoi provoqué ou éventuel est « le pourvoi qui a pour but de contester une ou plusieurs dispositions de l’arrêt attaqué, mais uniquement dans l’hypothèse où une cassation de celui-ci interviendrait en réponse au pourvoi principal ». Le pourvoi incident est « le pourvoi d’un défendeur qui peut critiquer soit les mêmes dispositions de l’arrêt attaqué que le pourvoi principal soit d’autres dispositions ». Quant aux personnes qui bénéficient de la possibilité de faire un recours incident ou provoqué, l’ouvrage « La cassation en matière civile » (Dalloz, 2009/2010, p. 579) indique ce qui suit : « Ces textes [article 614 du CPC qui renvoie aux textes relatifs à l’appel] permettent l’introduction d’un recours incident ou provoqué, non seulement par le défendeur au pourvoi, procédant en la même qualité, mais encore par toute personne qui a été partie à l’arrêt attaqué et dont la situation risque de se trouver modifiée par le pourvoi principal que cette personne soit défenderesse au pourvoi ou qu’elle n’ait pas été appelée en cause par le demandeur principal. » Sur la dépendance du pourvoi incident par rapport au pourvoi principal, le même ouvrage (Dalloz, 2009/2010, p. 581), indique ce qui suit : « Le pourvoi incident, comme l’appel incident, présente le défaut d’être placé sous la dépendance du pourvoi principal (C.pr.civ., art 614). Mais cette dépendance n’est que relative. L’irrecevabilité du pourvoi principal entraîne celle du pourvoi incident, formé après l’expiration du délai imparti au défendeur pour agir à titre principal (Civ. 1re, 17 mars 1993, no 91-16.353, Bull. civ I, no 114-Civ. 2e, 1er mars 1995, no 92-21.885, Bull. civ. II, no 66). Il appartient alors à l’auteur du pourvoi incident de produire la copie de la signification qui lui a été délivrée afin de démontrer la recevabilité de son pourvoi (Civ. 3, 10 déc. 2003, no 02-12.602, Bull. civ. III, no 226.) (...) [Paragraphe 37 cidessous) » Les parties pertinentes des arrêts de la Cour de cassation cités par le Gouvernement au paragraphe 42 ci-dessous sont ainsi libellées : - Cass. Civ. 3e, 10 décembre 2003, no 02-12.602 « Sur la recevabilité du pourvoi principal de M.B.V. Attendu que l’arrêt attaqué (...) n’ayant ni tranché le principal à l’égard de l’auteur du pourvoi, ni mis fin à l’instance en ce qui le concerne, (...) le pourvoi n’est pas recevable ; Sur la recevabilité du pourvoi incident de la société L.S.D.L., soulevée d’office, après avis donné aux avocats : Vu les articles 611-1 et 979 du CPC Attendu que les L.S.D.L. ne justifiant pas de la signification de l’arrêt attaqué, l’irrecevabilité du pourvoi principal entraîne l’irrecevabilité du pourvoi incident ; » - Cass. Civ.1ere, 17 mars 1993, no 91-16.353 « Sur la recevabilité du pourvoi provoqué de la société S. Vu les articles 550 et 614 du nouveau code de procédure civile ; Attendu qu’aux termes de ce dernier texte : « la recevabilité du pourvoi incident, même provoqué, obéit aux règles qui gouvernent celles de l’appel incident » ; que selon l’article 550, lorsque celui qui forme un appel incident est forclos pour agir à titre principal, son recours n’est pas recevable si l’appel principal ne l’est pas lui-même ; Attendu que l’arrêt attaqué a été signifié à la société S. le 29 avril 1991 ; que le pourvoi provoqué a été formé le 13 février 1992, après l’expiration du délai de deux mois prévu par l’article 612 du nouveau code de procédure civile ; qu’il s’ensuit que le pourvoi principal de la CFP ayant été déclaré irrecevable, le pourvoi provoqué l’est également ; (...)» En France, l’autorité centrale chargée de satisfaire aux obligations qui lui sont imposées par la Convention de La Haye est représentée par le Bureau de l’entraide civile et commerciale internationale de la direction des affaires civiles et du Sceau, du ministère de la Justice. Lorsqu’elle est saisie, l’autorité centrale transmet le dossier au parquet général de la cour d’appel dans le ressort de laquelle l’enfant se trouve, qui saisit le procureur de la République du tribunal de grande instance dans le ressort duquel se trouve l’enfant. L’article 1210-4 du CPC dispose que « les actions engagées sur le fondement des dispositions des instruments internationaux et européens relatives au déplacement illicite international d’enfants sont portées devant le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance compétent en application de l’article L 211-12 du code de l’organisation judiciaire ». L’article 1210-5 du CPC précise que « la demande aux fins d’obtenir le retour de l’enfant, en application de la Convention du 25 octobre 1980 (...) est formée, instruite, et jugée en la forme des référés ». Les dispositions pertinentes de la Convention de La Haye ainsi que les dispositions pertinentes de la Convention internationale relatives aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 sont rappelées dans l’arrêt X c. Lettonie [GC], no 27853/09, §§ 34 à 40, CEDH 2013). Les articles 3, 7, 13 et 29 de la Convention de La Haye sont ainsi libellés : Article 3 « Le déplacement ou le non-retour d’un enfant est considéré comme illicite : a) lorsqu’il a lieu en violation d’un droit de garde, attribué à une personne, une institution ou tout autre organisme, seul ou conjointement, par le droit de l’État dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour ; et b) que ce droit était exercé de façon effective seul ou conjointement, au moment du déplacement ou du non-retour, ou l’eût été si de tels événements n’étaient survenus. Le droit de garde visé en a) peut notamment résulter d’une attribution de plein droit, d’une décision judiciaire ou administrative, ou d’un accord en vigueur selon le droit de cet État. » Article 7 « Les Autorités centrales doivent coopérer entre elles et promouvoir une collaboration entre les autorités compétentes dans leurs États respectifs, pour assurer le retour immédiat des enfants et réaliser les autres objectifs de la présente Convention. En particulier, soit directement, soit avec le concours de tout intermédiaire, elles doivent prendre toutes les mesures appropriées : (...) f) pour introduire ou favoriser l’ouverture d’une procédure judiciaire ou administrative, afin d’obtenir le retour de l’enfant et, le cas échéant, de permettre l’organisation ou l’exercice effectif du droit de visite ; » Article 13 « Nonobstant les dispositions de l’article précédent, l’autorité judiciaire ou administrative de l’État requis n’est pas tenue d’ordonner le retour de l’enfant, lorsque la personne, l’institution ou l’organisme qui s’oppose à son retour établit : a) que la personne, l’institution ou l’organisme qui avait le soin de la personne de l’enfant n’exerçait pas effectivement le droit de garde à l’époque du déplacement ou du non-retour, ou avait consenti ou a acquiescé postérieurement à ce déplacement ou à ce non-retour ; (...) » Article 29 « La Convention ne fait pas obstacle à la faculté pour la personne, l’institution ou l’organisme qui prétend qu’il y a eu une violation du droit de garde ou de visite au sens des articles 3 ou 21 de s’adresser directement aux autorités judiciaires ou administratives des États contractants, par application ou non des dispositions de la Convention. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1982 et réside à Kreuzlingen. Premier internement psychiatrique Le 2 avril 2008, le requérant fut interné dans la clinique psychiatrique de Münsterlingen par décision de l’autorité tutélaire (Vorumundschaftsbehörde) de Kreuzlingen (« l’autorité tutélaire ») au titre de la privation de liberté à des fins d’assistance. Le requérant entama deux procédures contre cette décision, l’une judiciaire, l’autre administrative. a) La procédure judiciaire en matière de levée de l’internement psychiatrique Le 13 mai 2008 le requérant demanda à l’autorité tutélaire de lever son internement psychiatrique. Sa demande fut transmise à la clinique psychiatrique le 16 mai 2008 pour observation. Le 20 mai 2008, avant que l’autorité tutélaire se fût prononcée, le requérant demanda son élargissement immédiat par requête adressée au vice-président du tribunal de district de Kreuzlingen (Vize-Gerichtspräsidium des Bezirksgerichts Kreuzlingen). Par décision du 28 mai 2008, le tribunal de district refusa d’entrer en matière sur la demande, considérant qu’il appartenait d’abord à l’autorité tutélaire de statuer. Le requérant se pourvut contre cette décision auprès de la cour suprême (Obergericht) du canton de Thurgovie. Le 5 juin 2008, l’autorité tutélaire ordonna l’élargissement du requérant. Constatant que la clinique psychiatrique indiquait que le requérant n’était pas conscient de sa maladie et refusait toute collaboration, mais qu’une commission spécialisée avait recommandé la levée de l’internement, l’autorité tutélaire estima utile d’assortir sa décision de quatre conditions que le requérant se serait engagé à respecter. Ce dernier conteste avoir donné son consentement et les parties divergent sur les conséquences de cette décision. Le requérant soutient qu’il demeura interné contre sa volonté au sein de la clinique psychiatrique. Le Gouvernement allègue, en réponse, que le requérant n’aurait plus été privé de sa liberté dès le 5 juin 2008. Il produit une lettre que la clinique psychiatrique de Münsterlingen lui a fait parvenir le 11 janvier 2011. Aux termes de celle-ci, le requérant n’aurait pas réagi à la décision du 5 juin 2008 et il n’aurait jamais demandé à être libéré. À partir du 17 juin, il aurait bénéficié de congés au terme desquels il aurait regagné de son plein gré la clinique psychiatrique. Il aurait été mis fin au traitement le 9 juillet 2008. Le 26 juillet 2008 le requérant aurait toutefois demandé sa réadmission à la clinique psychiatrique. Par décision du 9 juin 2008, la cour suprême rejeta le recours du requérant, confirmant intégralement les motifs adoptés par le juge de première instance. La juridiction précisa qu’« en l’absence de dispositions légales de droit cantonal, il n’y a aucune possibilité d’adresser directement à la justice une demande de libération lorsque l’autorité tutélaire, compétente en vertu du droit fédéral, tarde à statuer ». Elle indiqua que les tribunaux ne pouvaient se prononcer que sur une décision de placement ou une décision de refus d’élargissement. Le requérant devait donc obtenir une telle décision de l’autorité tutélaire et, en cas de retard ou d’absence de réponse de celleci, former un recours disciplinaire auprès de l’autorité de surveillance des tutelles ; en l’espèce, le Département de la Justice et de la Sécurité du canton de Thurgovie. Alors seulement, le requérant pourrait saisir les juridictions. Le requérant forma un recours contre la décision de la cour suprême devant le Tribunal fédéral. Il y dénonçait une violation de l’article 5 § 4 de la Convention et soutenait qu’un délai devrait être fixé à l’autorité tutélaire dans lequel elle devrait se prononcer sur la possibilité d’une libération sans condition. Il arguait également de la non-conformité au droit fédéral pertinent et à l’article 5 § 4 de la Convention de l’interprétation du § 59 de la Loi thurgovienne d’introduction au Code civil suisse faite par la cour suprême. Il exposait que l’autorité tutélaire de Kreuzlingen avait méconnu l’obligation d’agir à bref délai et s’était contentée de transmettre sa demande de libération à la clinique psychiatrique pour observations sans délai de réponse alors que sa demande aurait dû être traitée sous vingtquatre heures. Par ailleurs, le requérant contestait avoir consenti aux conditions posées à son élargissement et produisait une déclaration manuscrite attestant qu’il était retenu contre son gré au sein de la clinique psychiatrique. Le requérant soutient que, dès lors, le tribunal de district aurait dû examiner sa demande de libération sans attendre une décision de l’autorité tutélaire, quinze jours s’étant écoulés depuis sa demande d’élargissement du 13 mai 2008. Par un arrêt du 7 juillet 2008, notifié aux parties le 23 du même mois, le Tribunal fédéral débouta le requérant. Il se fonda essentiellement sur les mêmes motifs que ceux exposés par les tribunaux cantonaux. La juridiction suprême releva que l’autorité tutélaire avait certes tardé à traiter la demande du requérant, mais qu’il appartenait alors à ce dernier de saisir l’autorité de surveillance des tutelles d’un recours disciplinaire comme cela était prévu par les principes généraux du droit administratif. Il ne pouvait dès lors s’adresser directement au tribunal de district (traduction du greffe) : « 2.1 La Cour Suprême a considéré que, puisque l’autorité de tutelle a privé le requérant de liberté à des fins d’assistance et l’a fait placer en institution, l’autorité de tutelle est également responsable de sa demande d’élargissement. En l’absence de décision de cette autorité, c’est à bon droit que le tribunal de district a considéré que la demande de décision judiciaire portant sur la privation de liberté à des fins d’assistance et la demande d’élargissement étaient irrecevables. Bien que l’autorité de tutelle soit à l’origine de retards dans la procédure de la présente affaire, le requérant ne pouvait pas saisir immédiatement le tribunal de district puisqu’il aurait dû adresser une plainte concernant ces retards au Département de la Justice et de la Sécurité. (...) 3 Lorsque l’autorité de tutelle a ordonné le placement en institution, cette autorité se prononce sur l’élargissement. Dans les autres cas, l’institution décide (articles 397b para. 3 CC). Si la demande d’élargissement est refusée, la personne intéressée ou un proche peut saisir le juge par écrit dans les dix jours après notification de la décision (article 397d para 1 i.V.m. 2 CC). En vertu de l’article 397d CC, le juge ne peut se prononcer que sur les décisions ordonnant une privation de liberté à des fins d’assistance ou rejetant une demande d’élargissement (Geisler, Basler, Kommentar, Zivilgesetzbuch I, N. 6 article 397d CC). Conformément à l’article 397d CC, les juridictions ne sont pas les autorités de surveillance des tutelles (Schnyder/Murer, Berner Kommentar, N. 35 article 361 CC). Il relève des autorités de surveillance des tutelles de se prononcer sur les actes des autorités de tutelle dans le délai imparti (Geiser, Basler Kommentar, N. 2 der Vorbemerkungen zu article 420-425 ZGB). Si, concernant l’élargissement, l’autorité de tutelle manque à agir, la personne intéressée ou un proche peut et doit en référer à l’autorité de surveillance des tutelles. Par conséquent, cette situation ne départ pas des principes du droit administratif selon lesquels une plainte de déni de justice ou de retard en justice relève de l’autorité de surveillance puis de l’instance d’appel (vgl. Kölz/Häner, Verwaltungsverfahren und Verwaltungspflege des Bundes, 2. Aufl. 1998, Rz. 722). » Le Tribunal fédéral déclara cette procédure et l’interprétation du § 59 de la Loi thurgovienne d’introduction au Code civil suisse conformes au droit fédéral suisse. Le grief tenant à l’article 5 § 4 de la Convention n’était pas expressément mentionné. b) La procédure administrative en mainlevée du retrait de la capacité civile et en levée de l’internement psychiatrique Le 29 mai 2008, l’autorité tutélaire retira au requérant, à titre provisoire, la capacité civile (Vorläufige Entziehung der Handlungsfähigkeit) et désigna une tutrice. Cette décision était justifiée par le fait que le requérant « ne pouvait plus être considéré comme civilement capable en raison de sa maladie » et qu’il « n’avait absolument pas conscience de sa maladie et refusait toute collaboration constructive. » Le 11 juin 2008, le requérant forma un recours auprès du Département de la Justice et de la Sécurité du canton de Thurgovie (« le Département »), en tant qu’autorité de surveillance des tutelles, tendant à la mainlevée du retrait provisoire de sa capacité civile. Il invitait également le Département à ordonner sa libération immédiate. Par lettre du 12 juin 2008, le secrétariat général du Département invita l’autorité tutélaire à présenter ses observations. Cette dernière ne répondit pas et, le 10 septembre 2008, le secrétariat général du Département lui adressa un rappel. Par décision du 29 septembre 2008, l’autorité tutélaire leva le retrait provisoire de la capacité civile du requérant qu’elle transforma en une curatelle de représentation et de gestion (Vertretungs- und Verwaltungsbeistandschaft). Elle leva également les conditions posées à l’élargissement du requérant. Par décision du 1er octobre 2008, prenant acte de la décision précitée de l’autorité tutélaire, le chef du Département déclara le recours du requérant dépourvu d’objet. Le requérant recourut contre cette décision devant le tribunal administratif (Verwaltungsgericht) du canton de Thurgovie. Il demandait à ce que la décision du Département soit annulée et à ce que soit constatée la violation de l’article 5 § 4 de la Convention et du droit interne pertinent. Par arrêt du 25 mars 2009, notifié aux parties le 8 avril 2009, le tribunal administratif rejeta le recours. Il jugea que le requérant n’avait pas d’intérêt à ce qu’il soit statué sur la validité de la procédure au regard de la Convention. En effet, l’obligation de statuer à bref délai ne s’imposerait qu’aux juridictions saisies des cas d’internement et non aux autorités administratives, comme ce fut le cas en l’espèce. De plus, il considéra que le requérant n’avait pas introduit de véritable recours disciplinaire devant le Département, le recours du 11 juin 2008 et les actes de procédure subséquents ne pouvant pas être considérés comme tels. Le requérant saisit alors le Tribunal fédéral. Il alléguait risquer de faire l’objet d’une nouvelle privation de liberté à des fins d’assistance et demandait un constat de violation de l’article 5 § 4 de la Convention. Par arrêt du 6 août 2009, le Tribunal fédéral rejeta le recours. Il estima notamment, conformément à sa jurisprudence antérieure (paragraphes 39-42 ci-dessous), que, contrairement aux cas de privation de liberté relevant de l’article 5 § 3 de la Convention, la probabilité d’un autre internement psychiatrique n’était pas déterminante en l’espèce. Le requérant ne montrait donc ni un intérêt actuel – puisqu’il n’était plus privé de liberté – ni un intérêt virtuel à la procédure. L’avocat du requérant déclare avoir reçu l’arrêt du Tribunal fédéral le 18 août 2009. Second internement psychiatrique du requérant Le 27 octobre 2008, le requérant fut interné une seconde fois au sein de la clinique psychiatrique de Münsterlingen. Le 30 octobre 2008, la clinique psychiatrique demanda à l’autorité tutélaire de confirmer la privation de liberté à des fins d’assistance. Cette dernière demanda le 31 octobre 2008 à la Commission d’experts en matière de psychiatrie (Fachkommission Psychiatrie) de préparer le rapport prévu à cette fin par la loi. Le rapport fut établi le 7 novembre 2008. Il recommandait que la mesure de privation de liberté à des fins d’assistance fût confirmée. Agissant par l’intermédiaire d’une association, le requérant demanda à l’autorité tutélaire, le 16 décembre 2008, son élargissement immédiat. Tant la direction médicale de la clinique psychiatrique que la Commission d’experts en matière de psychiatrie rendirent un avis défavorable. Par décision du 23 décembre 2008, l’autorité tutélaire refusa de libérer le requérant. Le 9 janvier 2009, le requérant demanda à nouveau son élargissement. Par décision du 13 janvier 2009, l’autorité tutélaire rejeta sa demande au motif qu’une précédente demande avait déjà été rejetée le 23 décembre 2008, que le requérant n’avait pas recouru contre cette décision et qu’il n’y avait pas lieu d’examiner des demandes de libération successives formées à des intervalles trop rapprochés. Elle ajoutait que le requérant aurait consommé de l’héroïne lors d’une sortie autorisée la semaine précédente. Le requérant forma un recours contre cette décision devant le tribunal de district, qui l’entendit personnellement à deux reprises, les 19 janvier et 24 février 2009. La juridiction ordonna également une expertise, qu’elle confia à une clinique privée. Le mandataire du requérant fit part de ses observations sur le contenu du rapport d’expertise le 21 février 2009. Le 3 mars 2009, le tribunal de district rejeta le recours intenté par le requérant contre la décision de l’autorité tutélaire. Il remarqua tout d’abord qu’il y avait lieu de statuer sur le fond, malgré la présence de deux demandes d’élargissement successives formées à des intervalles rapprochés. Il considéra, en substance, que les conditions d’une privation de liberté à des fins d’assistance étaient réunies en l’espèce. Le requérant saisit alors la cour suprême qui, par un arrêt du 4 mai 2009, notifié le 12 mai 2009 accueillit son recours. Le requérant fut libéré le 14 mai 2009. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Code civil suisse du 10 décembre 1907 en vigueur à l’époque des faits Art. 397a – Conditions « 1 Une personne majeure ou interdite peut être placée ou retenue dans un établissement approprié lorsque, en raison de maladie mentale, de faiblesse d’esprit, d’alcoolisme, de toxicomanie ou de grave état d’abandon, l’assistance personnelle nécessaire ne peut lui être fournie d’une autre manière (...) » Art. 397b – For et compétence « 1 La décision est prise par une autorité de tutelle du domicile ou, s’il y a péril en la demeure, par une autorité de tutelle du lieu où se trouve la personne en cause. (...) 3 Si le placement ou le maintien dans un établissement a été ordonné par une autorité de tutelle, celle-ci est aussi compétente pour en prononcer la mainlevée ; dans les autres cas, la compétence appartient à l’établissement. » Art. 397d – Contrôle judiciaire « 1 La personne en cause ou une personne qui lui est proche peut en appeler par écrit au juge, dans les dix jours à compter de la communication de la décision. 2 Elle en a également le droit lorsqu’une demande de libération est rejetée. » Art. 397f – Procédure dans les cantons « 1 Le juge statue suivant une procédure simple et rapide. 2 Au besoin, il accorde à la personne en cause une assistance juridique. 3 Cette personne doit être entendue oralement par le juge de première instance. » Article 429a « 1 Toute personne lésée par une privation illégale de liberté a droit à une indemnité à titre de dommages-intérêts et à une somme d’argent à titre de réparation morale lorsque celle-ci est justifiée par la gravité particulière du préjudice subi. 2 Le canton est responsable du dommage, sous réserve du recours contre les personnes qui ont causé le dommage intentionnellement ou par négligence grave ». Code civil suisse du 10 décembre 1907 en vigueur à partir du 1er janvier 2013 Article 439 « 1 La personne concernée ou l’un de ses proches peut en appeler par écrit au juge en cas : de placement ordonné par un médecin ; de maintien par l’institution ; de rejet d’une demande de libération par l’institution ; de traitement de troubles psychiques sans le consentement de la personne concernée ; d’application de mesures limitant la liberté de mouvement de la personne concernée. 2 Le délai d’appel est de dix jours à compter de la date de la notification de la décision. Pour les mesures limitant la liberté de mouvement, il peut en être appelé au juge en tout temps. 3 Les dispositions régissant la procédure devant l’instance judiciaire de recours sont applicables par analogie. 4 Toute requête d’un contrôle judiciaire doit être transmise immédiatement au juge compétent. » Article 450a « (...) 2 Le déni de justice ou le retard injustifié peuvent également faire l’objet d’un recours. » Article 450b « (...) 3 Le déni de justice ou le retard injustifié peut faire l’objet d’un recours en tout temps. » Loi thurgovienne du 3 juillet 1991 d’introduction au Code civil suisse § 3 « L’autorité tutélaire assume les tâches qui lui sont confiées par le Code civil et par la présente loi ; en particulier : (...) 24 Mise en place et mainlevée de la privation de liberté à des fins d’assistance (art. 397b CC). (...) » § 16 « 1 Le conseil municipal ou une commission composée de cinq membres constitue l’autorité tutélaire ; le président est membre du conseil municipal (...) » § 59 « 1 L’autorité compétente statue avec diligence sur les demandes d’élargissement (...)» Jurisprudence du Tribunal fédéral suisse Dans un arrêt du 3 juillet 1992 (publié in ATF 118 II 254), le Tribunal fédéral a jugé que la personne qui s’estime victime d’un internement psychiatrique abusif doit introduire une procédure en dommages et intérêts. Les actions tendant au seul constat d’une violation de la Convention ne sont pas recevables. Cette jurisprudence a été ultérieurement confirmée (arrêt du 2 juin 2008, no 5A_197/2008 ; arrêt du 10 juillet 2007, no 5A_312/2070 ; arrêt du 23 mars 2007, no 5P.41/2007), le Tribunal fédéral précisant qu’un recours au Tribunal fédéral est irrecevable s’il concerne une procédure d’internement psychiatrique, alors que la personne concernée a été libérée entre temps (voir parmi tant d’autres : arrêt du 15 décembre 2011, no 5A_874/2011 ; arrêt du 12 janvier 2011, no 5A_857/2010 ; arrêt du 29 décembre 2010, no 5A_915/2010 ; arrêt du 7 novembre 2007, no 5A_551/2007 ; arrêt du 28 juin 2007, no 5A_340/2007). Dans un arrêt du 26 juillet 2010 (publié in ATF 136 III 497), le Tribunal fédéral a estimé qu’il n’était pas opportun d’aligner la jurisprudence concernant l’internement psychiatrique sur celle relative à la détention provisoire. Alors que l’inculpé détenu puis libéré pendant la procédure de recours conserve l’intérêt à agir en vue de constater la légalité de sa détention, la libération d’une personne faisant l’objet d’un internement psychiatrique conduit au classement de son recours faute d’intérêt actuel. Il ne lui reste plus qu’à ouvrir une action en dommages et intérêts dirigée contre l’administration (traduction du greffe) : « 1.2 Le 9 Juin, la requérante a été libérée (...) ; de ce fait, il n’y aucun intérêt actuel à se prononcer sur la privation de liberté à des fins d’assistance. La requérante n’argue pas que, dans son cas, plusieurs privations de liberté de courte durée auraient été ordonnées sans que put être examiné à temps leur conformité à l’article 397a para. 1 du Code civil suisse (CC) et à l’article 5 §§ 1 (e) et 4 de la CEDH. De plus, elle ne prétend pas qu’il y ait un quelconque danger de ce point de vue dans son cas. Renvoyant à l’arrêt Camenzind c. Suisse du 16 Décembre 1997 (Recueil CourEDH 1997-VIII p. 2880), elle avance qu’il existe un intérêt à la procédure tant que sont en jeu les garanties prévues par les dispositions de la CEDH en cause dont la violation peut être alléguée devant la CourEDH. 1 Lorsqu’il n’existe aucun intérêt actuel et qu’aucun intérêt virtuel ne peut être trouvé, en application de l’article 32 para. 2 de la Loi sur le Tribunal Fédéral suisse (BGG) conformément à la procédure prévue en son article 108, la requête doit être rejetée comme sans fondement pour autant que le préjudice juridique de la décision en cause a cessé après le dépôt de la requête (Ordre 5A_20/2007 du 1er mars 2007). (...) Dans ces cas, la personne intéressée sera renvoyée vers une action en responsabilité prévue à l’article 429a CC pour un examen de la légalité de la décision de privation de liberté. 4 Concernant la privation de liberté aux fins d’assistance, de telles craintes [que la CourEDH, saisie d’une requête, puisse conclure que le requérant n’avait pas accès à un recours effectif tel que garanti par l’article 13 de la Convention dans le cas d’une violation alléguée de l’article 5 § 3 de la Convention] sont infondées : en vertu de l’article 429a CC, la personne qui a subi un préjudice du fait d’une privation de liberté illégale, a droit à une réparation et des indemnités lorsque la gravité de la violation le justifie. Dans ce mécanisme en responsabilité, la détermination de l’illégalité est une forme possible et acceptable de réparation (BGE 118 II264 Nr. 52). Considérant la jurisprudence de la CourEDH, la procédure du recours prévue à l’article 429a CC est considérée comme un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention pour examiner la conformité à l’article 5 § 4 de la Convention. Ce recours est également conforme à l’article 5 § 5 de la Convention (droit à réparation) (Arrêt A.B. c. Suisse (déc.), 6 April 2000, résumé dans : VPB 64/2000 Nr. 134 S. 1323). » Aux yeux du Tribunal fédéral, l’action en dommages et intérêts pour privation de liberté constitue donc le seul recours interne effectif au sens de l’article 13 de la Convention (arrêt du 14 juillet 2009, no 5A_470/2009 ; arrêt du 30 mai 2007, no 5A_262/2007 ; arrêt du 27 février 2007, no 5A_39/2007). Le 1er janvier 2013, sont entrées en vigueur les modifications apportées à la troisième partie du Code civil relative à la protection des adultes. Les articles 450a et b CC prévoient désormais un recours en cas de déni de justice ou de retard injustifié. Ce recours est accessible sans condition de délais (paragraphe 38 ci-dessus).
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A. Les circonstances de l’espèce La liste des requérants figure en annexe. En 1962, l’État grec procéda à l’assèchement du lac Karla dans la région de Thessalie. L’État céda à certains des requérants ou leurs devanciers l’usage d’une partie de la plaine asséchée sans obligation de paiement de loyer. Ceux-ci recevaient par l’État une subvention en fonction de la superficie cédée à chacun. Ils bénéficiaient également du revenu de la vente de leurs produits. En 2000, l’État décida de réhabiliter le lac Karla pour des raisons de protection de l’environnement naturel afin de prévenir la diminution du niveau aquifère et la dégradation de la qualité de l’eau. Certains des requérants ou leurs devanciers ont dû restituer à l’État l’usage des terrains susmentionnés. Le 11 avril 2001, les intéressés saisirent le tribunal administratif d’Athènes d’une action en dommages-intérêts sollicitant leur dédommagement en raison de l’omission de l’État d’adopter une loi ou un décret présidentiel afin de les réinstaller sur d’autres terrains équivalents à ceux qui leur avaient été offerts en 1962. Le 28 janvier 2005, le tribunal administratif d’Athènes rejeta l’action (jugement no 637/2005). Le 23 mai 2005, les intéressés interjetèrent appel. Le 28 avril 2006, la cour administrative d’appel d’Athènes, rejeta l’appel et confirma le jugement no 637/2005 (arrêt no 1485/2006). Le 4 octobre 2006, les intéressés se pourvurent en cassation. Le 15 décembre 2008, le Conseil d’État rejeta le pourvoi en cassation et confirma l’arrêt no 1485/2006 de la cour administrative d’appel d’Athènes (arrêt no 3663/2008). En particulier, le Conseil d’État déclara irrecevable le pourvoi à l’égard de certains des requérants au motif qu’ils n’avaient pas produit de pouvoirs pour leur représentant. Les requérants concernés sont ceux indiqués sous les nos 7, 8, 11, 13, 16, 18, 26, 27, 28, 29, 30, 32, 34, 40, 45, 47, 48, 60, 62, 63 et 83. Cet arrêt fut mis au net et certifié conforme le 2 février 2009. Il ressort du dossier que les noms des requérants indiqués sous les nos 2, 6, 10, 14, 19, 20, 21, 22, 24, 33, 35, 41, 52, 53, 64, 68, 70 et 81 ne correspondent à aucun nom figurant dans les arrêts des juridictions internes concernant la procédure litigieuse. D’ailleurs, le nom du requérant indiqué sous le no 74 figure uniquement dans le jugement no 637/2005 du tribunal administratif d’Athènes. B. Le droit interne pertinent La loi no 4055/2012, intitulée « procès équitable et durée raisonnable », est entrée en vigueur le 2 avril 2012. Les articles 53 à 58 de la loi précitée introduisent un nouveau recours indemnitaire visant à l’octroi d’une satisfaction équitable causé par la prolongation injustifiée d’une procédure administrative. L’article 55 § 1 dispose : « Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1967 et 1955 et résident à Colletorto. Les requérants sont un couple marié. Dans le formulaire de requête, ils ont exposé qu’après avoir vainement fait des tentatives de fécondation in vitro, ils décidèrent de recourir à la gestation pour autrui pour devenir parents. Ils contactèrent à cette fin une clinique basée à Moscou, spécialisée dans les techniques de reproduction assistée. Ils conclurent une convention de gestation pour autrui avec la société Rosjurconsulting. Après une fécondation in vitro réussie le 19 mai 2010, deux embryons « leur appartenant » furent implantés dans l’utérus d’une mère porteuse le 19 juin 2010. Il n’y avait pas de lien génétique entre cette dernière et les embryons. Le bébé naquit le 27 février 2011. La mère porteuse donna son consentement écrit pour que l’enfant soit enregistré comme fils des requérants. Sa déclaration écrite datée du même jour, lue à haute voix à l’hôpital en présence de son médecin, du médecin chef et du chef de division (de l’hôpital) se lit ainsi (traduction française de la version originale russe) : « Je soussignée (...) ai mis au monde un garçon à la clinique maternité (...) de Moscou. Les parents de l’enfant sont un couple marié d’italiens, Giovanni Campanelli, né le (...) et Donatina Paradiso née le (...), qui ont déclaré par écrit vouloir implanter leurs embryons dans mon utérus. Sur la base de ce qui précède et conformément à l’alinéa 5 du paragraphe 16 de la loi fédérale sur l’état civil et à l’alinéa 4 du paragraphe 51 du code de la famille je donne mon consentement pour l’inscription dans l’acte et dans le certificat de naissance du couple ci-dessus comme parents de l’enfant que j’ai accouché. (...) » Cette déclaration, dans sa traduction italienne annexée à l’original, se lit ainsi (version française) : « Je soussignée (...) ai mis au monde un garçon à la clinique maternité (...) de Moscou. Les parents génétiques de l’enfant sont un couple marié d’italiens, Giovanni Campanelli, né le (...) et Donatina Paradiso née le (...), qui ont déclaré par écrit vouloir implanter leurs embryons dans mon utérus. Sur la base de ce qui précède et conformément à l’alinéa 5 du paragraphe 16 de la loi fédérale sur l’état civil et à l’alinéa 4 du paragraphe 51 du code de la famille je donne mon consentement pour l’inscription dans l’acte et dans le certificat de naissance du couple ci-dessus comme parents de l’enfant que j’ai accouché. (...)» Le 10 mars 2011, conformément au droit russe, les requérants furent enregistrés comme parents du nouveau-né. Le certificat de naissance russe, ne mentionnant pas la gestation pour autrui, fut apostillé selon les dispositions de la Convention de La Haye du 5 octobre 1961 (infra « la Convention de la Haye ») supprimant l’exigence de la légalisation des actes publics étrangers. Le 29 avril 2011, la requérante se rendit au Consulat d’Italie à Moscou pour obtenir les documents permettant au nouveau-né de partir en Italie avec elle. La requérante répondit à des questions et déposa le dossier relatif à la naissance de l’enfant. Le Consulat d’Italie délivra les documents permettant à ce dernier de partir en Italie avec la requérante. Le 30 avril 2011, la requérante et l’enfant arrivèrent en Italie. Quelques jours plus tard, le requérant demanda à la municipalité de Colletorto l’enregistrement du certificat de naissance. Par une note du 2 mai 2011 - qui n’est pas versée au dossier - le Consulat d’Italie à Moscou communiqua au tribunal des mineurs de Campobasso, au ministère des Affaires étrangères, à la préfecture et à la ville de Colletorto, que le dossier relatif à la naissance de l’enfant contenait des données fausses. Le 5 mai 2011, les requérants furent mis en examen pour « altération d’état civil » au sens de l’article 567 du code pénal, pour faux au sens des articles 489 et 479 du code pénal ; en outre, pour infraction à l’article 72 de la loi sur l’adoption (loi no 183/1984), car ils avaient amené l’enfant sans respecter la loi et avaient contourné les limites posées dans l’agrément à l’adoption obtenu le 7 décembre 2006, qui excluait qu’ils puissent adopter un enfant en si bas âge. Le 5 mai 2011, le ministère public près le tribunal pour mineurs de Campobasso demanda l’ouverture d’une procédure d’adoptabilité, car l’enfant devait être considéré comme étant dans un état d’abandon au sens de la loi. Le même jour, le tribunal pour mineurs nomma un curateur spécial au sens de l’article 8 de la loi no 184/1983 et ouvrit une procédure d’adoptabilité. Le 16 mai 2011, le procureur de la République sollicita la mise sous curatelle de l’enfant au sens des articles 8 et 10 de la loi no 184/83. Le tribunal nomma un curateur. Il ressort du dossier que les requérants s’opposaient aux mesures concernant l’enfant et avaient demandé à pouvoir adopter le mineur. Le 25 mai 2011, la requérante, assistée par son avocat de confiance, fut interrogée par les carabiniers de Larino. L’intéressée déclara qu’elle s’était rendue en Russie seule, en septembre 2008, avec le liquide séminal de son mari précédemment recueilli. Elle avait souscrit un contrat avec la société Rosjurconsulting, qui s’était engagée à trouver une mère porteuse disposée à accueillir dans son utérus le matériel génétique de la requérante et de son époux, par le biais de la clinique Vitanova de Moscou. Cette pratique était parfaitement légale en Russie et permettait d’obtenir un certificat de naissance indiquant les identités des requérants comme parents. En juin/juillet 2010, la requérante avait été contactée par la société russe au motif qu’une mère porteuse avait été trouvée, et avait donné son accord pour l’intervention. Le 10 mars 2011, la requérante s’était rendue à Moscou. En avril 2011, munie d’un certificat de naissance délivré le 10 mars 2011 par les autorités russes, elle s’était rendue au Consulat d’Italie à Moscou pour obtenir les documents permettant à l’enfant de sortir de Russie et de se rendre en Italie. Le certificat de naissance indiquait les noms des requérants et leur qualité de parents. Le 27 juin 2011, les requérants furent entendus par le tribunal pour mineurs. La requérante déclara qu’après huit tentatives infructueuses de fécondation in vitro, et qui avaient mis en danger sa santé, elle avait recouru à la clinique russe car, dans ce pays-là, il était possible d’utiliser les ovules d’une donatrice, qui étaient ensuite implantés dans le ventre de la mère porteuse. Par ailleurs, le curateur de l’enfant demanda au tribunal de suspendre l’autorité parentale des requérants, au sens de l’article 10 § 3 de la loi no 184/1983. Le 7 juillet 2011, le tribunal ordonna de procéder à un test ADN pour établir si le requérant était le père biologique de l’enfant. Le 11 juillet 2011, le ministre de l’intérieur demanda au bureau de l’état civil de refuser l’enregistrement de l’acte de naissance. Le 1er août 2011, le requérant et l’enfant se soumirent au test ADN. Le résultat de ce test montra qu’il n’y avait pas de lien génétique entre eux. Le 4 août 2011, le bureau de l’état civil refusa l’enregistrement du certificat de naissance. Les requérants introduisirent un recours contre ce refus devant le tribunal de Larino. Le ministère public demanda à ce tribunal de donner une nouvelle identité à l’enfant et de délivrer un nouveau certificat de naissance. Le tribunal de Larino s’étant déclaré incompétent le 29 septembre 2011, la procédure reprit devant la cour d’appel de Campobasso. Les requérants insistaient pour la transcription du certificat de naissance russe. Le 20 octobre 2011, sur la base de l’expertise génétique et des conclusions des parties, y compris celles du curateur de l’enfant, le tribunal pour mineurs décida d’éloigner l’enfant des requérants. Cette décision était immédiatement exécutoire. À la base de sa décision, le tribunal prit en compte les éléments suivants : la requérante avait déclaré ne pas être la mère génétique ; les ovules provenaient d’une femme inconnue ; le test ADN effectué sur le requérant et sur l’enfant avait démontré qu’il n’y avait aucun lien génétique entre eux ; les requérants avaient payé une importante somme d’argent (49 000 euros (EUR)) ; contrairement à ses dires, rien ne prouvait que le matériel génétique du requérant ait été réellement transporté en Russie. La seule chose qui était sûre dans cette histoire était l’identité de la mère porteuse, qui n’était pas la mère biologique et qui avait renoncé à l’enfant mis au monde. Les parents biologiques demeuraient inconnus. Ceci étant, on n’était pas dans un cas de maternité subrogée, car l’enfant n’avait aucun lien génétique avec les requérants. Ces derniers versaient dans l’illégalité : ils avaient amené un enfant en Italie en faisant croire qu’il s’agissait de leur fils. Ce faisant, ils avaient en premier lieu violé les dispositions sur l’adoption internationale (loi no 184 du 4 mai 1983), qui en son article 72 prévoyait une infraction pénale, dont l’évaluation n’incombait toutefois pas au tribunal pour mineurs. En deuxième lieu, l’accord conclu par les requérants avec la société Rosjurconsulting était contraire à la loi sur la procréation médicalement assistée (loi no 40 du 19 février 2004) qui interdisait en son article 4 la fécondation assistée hétérologue. Un terme devait être mis à cette situation illégale et la seule façon était d’éloigner l’enfant des requérants. Certes, l’enfant subirait un préjudice du fait de la séparation, mais, vu la courte période passée avec les requérants et son bas âge, l’enfant surmonterait tout ça. Les recherches pour trouver un couple d’adoptants seraient entamées immédiatement. En outre, vu que les requérants avaient préféré court-circuiter la loi sur l’adoption malgré l’agrément qu’ils avaient obtenu, on pouvait penser que l’enfant résultait d’un désir narcissique du couple ou bien qu’il était destiné à résoudre des problèmes de couple. En conséquence le tribunal doutait de leur réelle capacité affective et éducative. L’enfant n’ayant ni une famille biologique ni sa mère porteuse, car elle avait renoncé à lui, le tribunal estima que la loi italienne sur l’adoption s’appliquait au cas d’espèce (au sens de l’article 37bis de la loi no 184/1983), confia l’enfant aux services sociaux et nomma un tuteur pour sa défense. L’enfant fut placé dans une maison d’accueil (casa famiglia) dans un endroit inconnu des requérants. Les contacts entre les requérants et l’enfant furent interdits. Les requérants déposèrent un recours (reclamo) devant la cour d’appel de Campobasso. Ils arguaient, entre autres, que les juridictions italiennes ne pouvaient pas remettre en cause le certificat de naissance. Ils demandaient, par ailleurs, de ne pas adopter des mesures concernant l’enfant tant que la procédure pénale ouverte contre eux et la procédure engagée pour contester le refus de transcrire le certificat de naissance étaient pendantes. Par une décision du 28 février 2012, la cour d’appel de Campobasso rejeta le recours. Il ressort en particulier de cette décision que l’article 33 de la loi no 218/95 (loi sur le droit privé international) n’empêchait pas l’autorité judiciaire italienne de ne pas donner suite aux indications certifiées provenant d’un État étranger. Il n’y avait aucune incompétence, car l’article 37bis de la loi sur l’adoption internationale (loi no 184/1983) prévoyait l’application de la loi italienne si le mineur étranger était en état d’abandon et tel était le cas en l’espèce. Il était par ailleurs inutile d’attendre l’issue de la procédure pénale car la responsabilité pénale des requérants ne jouait aucun rôle. Il était au contraire nécessaire d’adopter une mesure urgente à l’égard de l’enfant pour mettre fin à la situation d’illégalité dans laquelle les intéressés versaient. Contre cette décision il n’était pas possible de former un recours en cassation. Il ressort d’une note datée du 22 mai 2012, adressée par le tribunal pour mineurs au ministère de la Justice, que l’enfant n’avait pas encore été déclaré comme étant adoptable car la procédure portant sur la transcription du certificat de naissance de l’enfant était pendante devant la cour d’appel de Campobasso. Entre-temps, le 30 octobre 2011, le procureur de la République près le tribunal de Larino avait ordonné la saisie conservatoire du certificat de naissance russe, au motif qu’il s’agissait d’une preuve essentielle. Il ressortait en effet du dossier que les requérants non seulement avaient vraisemblablement commis les faits reprochés, mais avaient tenté de les dissimuler. Ils avaient, entre autres, déclaré être les parents biologiques, et avaient corrigé leurs versions des faits au fur et à mesure qu’ils étaient démentis. Les requérants attaquèrent la décision de saisie conservatoire. Par une décision du 20 novembre 2012, le tribunal de Campobasso rejeta le recours des requérants. Il ressort de cette décision qu’il y avait de graves soupçons quant à la commission des infractions reprochées. En particulier, la requérante avait fait circuler la rumeur de sa grossesse ; elle s’était présentée au Consulat en laissant sous-entendre qu’elle était la mère naturelle ; ensuite, elle avait admis que l’enfant avait été mis au monde par une mère subrogée ; aux carabiniers, elle avait déclaré le 25 mai 2011 que le requérant était le père biologique alors que les tests ADN l’avaient démenti et donc elle avait fait de fausses déclarations ; elle avait été très vague quant à l’identité de la mère génétique ; les documents relatifs à la maternité subrogée disaient que les deux requérants avaient été vus par les médecins russes ce qui ne concordait pas avec le fait que le requérant n’avait pas été en Russie ; les documents concernant l’accouchement n’avaient pas une date avérée. La seule chose certaine était que l’enfant était né et qu’il avait été remis à la requérante contre le paiement de presque 50 000 EUR. L’hypothèse selon laquelle les requérants avaient eu une conduite illégale afin d’obtenir la transcription de la naissance et de contourner les lois italiennes paraissait donc fondée. En novembre 2012, la décision concernant la saisie conservatoire fut transmise par le ministère public au tribunal pour mineurs, car elle avait les implications suivantes. Le chef d’accusation tiré de l’article 72 de la loi no 184/1983 privait les requérants de la possibilité d’accueillir l’enfant en placement (affido) et d’adopter celui-ci ou d’autres mineurs. Il n’y avait donc pas d’autres solutions que de continuer la procédure d’adoption pour l’enfant. Le placement provisoire auprès d’une famille avait été demandé en vertu des articles 8 et 10 de la loi no 184/83. Le ministère public réitéra sa demande et souligna que l’enfant avait été éloigné plus d’un an auparavant et qu’il vivait depuis en maison d’accueil (casa famiglia), où il avait établi des relations significatives avec des personnes appelées à s’occuper de lui. L’enfant n’avait donc pas encore trouvé un environnement familial pouvant remplacer celui qui avait été illégalement offert par ceux qui l’avaient emmené en Italie. Cet enfant semblait destiné à une nouvelle séparation beaucoup plus douloureuse de celle de la mère qui l’avait mis au monde et puis de celle qui prétendait être sa mère. Il ressort du dossier que le 26 janvier 2013, l’enfant fut placé auprès d’une famille d’accueil. En mars 2013, à la demande du tuteur, une expertise visant à déterminer l’âge du mineur fut effectuée. Celle-ci établit que l’enfant était vraisemblablement âgé de 30 mois, et que trois mois d’écart en plus ou en moins étaient possibles. Par ailleurs, début avril 2013, le tuteur demanda au tribunal pour mineurs d’attribuer une identité conventionnelle à l’enfant, afin que celui-ci puisse être inscrit sans difficulté à l’école. Il communiquait que l’enfant avait été placé dans une famille le 26 janvier 2013, mais qu’il était sans identité. Cette « inexistence » avait un fort impact sur les questions administratives : sous quelle identité inscrire l’enfant à l’école, dans son carnet de vaccinations, à son domicile. Il est vrai que cette situation répondait au but de ne pas permettre à la famille d’origine, c’est-à-dire aux requérants, de comprendre où était l’enfant afin de mieux le protéger. Toutefois, une identité temporaire conventionnelle aurait permis de maintenir le secret sur l’identité réelle de l’enfant et, en même temps, aurait permis à ce dernier d’accéder aux services publics alors qu’il lui était loisible seulement d’utiliser les services médicaux d’urgence. Par une décision immédiatement exécutoire du 3 avril 2013, la cour d’appel de Campobasso se prononça au sujet du certificat de naissance, duquel il était question d’ordonner ou pas la transcription (au sens de l’article 95 du décret du Président de la République (« DPR ») no 396/00). Elle rejeta l’exception soulevée par le tuteur selon laquelle les requérants n’avaient pas la qualité pour agir devant la cour ; elle reconnut en effet aux requérants la capacité d’ester en justice dans la mesure où ils résultaient être les « parents » dans l’acte de naissance qu’ils souhaitaient transcrire. Toutefois, il était évident que les requérants n’étaient pas les parents biologiques. Il n’y avait donc pas eu de gestation pour autrui, alors que les requérants dans leur mémoire avaient parlé de fécondation assistée hétérologue ; les parties s’accordaient pour dire que la loi russe présupposait un lien biologique entre l’enfant et au moins un des parents potentiels pour pouvoir parler de maternité de substitution. L’acte de naissance était donc faux (ideologicamente falso). Ensuite, étant donné que rien ne montrait que l’enfant avait la citoyenneté russe, l’argument des requérants tiré de l’inapplicabilité de la loi italienne se heurtait à l’article 33 de la loi no 218/95, selon lequel la filiation était déterminée par la loi nationale de l’enfant au moment de la naissance. Il était en outre contraire à l’ordre public de transcrire le certificat litigieux car il était faux. Les requérants plaidaient leur bonne foi et alléguaient qu’ils n’arrivaient pas à s’expliquer pourquoi, à la clinique russe, le liquide séminal du requérant n’avait pas été utilisé ; toutefois ceci ne changeait rien à la situation et ne remédiait pas au fait que le requérant n’était pas le père biologique. En conclusion, il était légitime de refuser la transcription du certificat de naissance russe ainsi que d’accueillir la demande du ministère public d’établir un nouvel acte de naissance. Par conséquent la cour ordonna la délivrance d’un nouvel acte de naissance dans lequel il serait indiqué que l’enfant était fils de parents inconnus, né à Moscou le 27 février 2011, et un nouveau nom (déterminé au sens du DPR no 396/00). La procédure portant sur l’adoption de l’enfant reprit devant le tribunal pour mineurs. Les requérants confirmèrent leur opposition au placement de l’enfant auprès de tierces personnes. Le tuteur demanda de déclarer que les requérants n’avaient plus de locus standi. Le ministère public demanda au tribunal de ne pas se prononcer sur sa demande de déclarer l’enfant adoptable en utilisant le nom qu’il avait à l’origine, au motif qu’il avait entre-temps ouvert une deuxième procédure pour demander la déclaration d’adoptabilité pour l’enfant sous sa nouvelle identité d’enfant de parents inconnus. Le 5 juin 2013, compte tenu des éléments du dossier, le tribunal pour mineurs déclara que les requérants n’avaient plus la qualité pour agir dans la procédure d’adoption qu’ils avaient entamée, étant donné qu’ils n’étaient ni les parents ni les membres de la famille de l’enfant, au sens de l’article 10 de la loi no 184/1983. Le tribunal déclara qu’il réglerait la question de l’adoption de l’enfant dans le cadre de l’autre procédure d’adoption, à laquelle le ministère public s’était référé. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La loi sur le droit international privé Aux termes de l’article 33 de la loi no 218 de 1995 sur le droit international privé, la filiation est déterminée par la loi nationale de l’enfant au moment de la naissance. B. La loi de simplification de l’état civil Le décret du Président de la République du 3 novembre 2000, no 396 (loi de simplification de l’état civil) prévoit que les déclarations de naissance relatives à des ressortissants italiens qui ont été faites à l’étranger doivent être transmises aux autorités consulaires (article 15). Les autorités consulaires transmettent copie des actes aux fins de la transcription à l’état civil de la commune où l’intéressé entend établir sa résidence (article 17). Les actes formés à l’étranger ne peuvent être transcrits s’ils sont contraires à l’ordre public (article 18). Pour qu’elles déploient leurs effets en Italie, les décisions (provvedimenti) étrangères prononcées en matière de capacité des personnes ou d’existence de relations familiales (...) ne doivent pas être contraires à l’ordre public (article 65). C. La loi sur la procréation médicalement assistée La loi no 40 du 19 février 2004 prévoyait en son article 4 l’interdiction de recourir à la procréation hétérologue. Le non-respect de cette disposition entraînait une sanction pécuniaire allant de 300 000 EUR à 600 000 EUR. Par un arrêt du 9 avril 2014, la Cour constitutionnelle a déclaré ces dispositions inconstitutionnelles. D. Les dispositions pertinentes en matière d’adoption Les dispositions relatives à la procédure d’adoption sont consignées dans la loi no 184/1983. Selon l’article 2, le mineur qui est resté temporairement sans un environnement familial adéquat peut être confié à une autre famille, si possible comprenant des enfants mineurs, ou à une personne seule, ou à une communauté de type familial, afin de lui assurer la subsistance, l’éducation et l’instruction. Au cas où un placement familial adéquat ne serait pas possible, il est permis de placer le mineur dans un institut d’assistance public ou privé, de préférence dans la région de résidence du mineur. L’article 5 prévoit que la famille ou la personne à laquelle le mineur est confié doivent lui assurer la subsistance, l’éducation et l’instruction (...) compte tenu des indications du tuteur et en observant les prescriptions de l’autorité judiciaire. Dans tous les cas, la famille d’accueil exerce la responsabilité parentale en ce qui concerne les rapports avec l’école et le service sanitaire national. La famille d’accueil doit être entendue dans la procédure de placement et celle concernant la déclaration d’adoptabilité. Par ailleurs, l’article 7 prévoit que l’adoption est possible au bénéfice des mineurs déclarés adoptables. L’article 8 prévoit que « peuvent être déclarés en état d’adoptabilité par le tribunal pour enfants, même d’office, (...) les mineurs en situation d’abandon car dépourvus de toute assistance morale ou matérielle de la part des parents ou de la famille tenus d’y pourvoir, sauf si le manque d’assistance est dû à une cause de force majeure de caractère transitoire ». « La situation d’abandon subsiste », poursuit l’article 8, « (...) même si les mineurs se trouvent dans un institut d’assistance ou s’ils ont été placés auprès d’une famille ». Enfin, cette disposition prévoit que la cause de force majeure cesse si les parents ou d’autres membres de la famille du mineur tenus de s’en occuper refusent les mesures d’assistance publique et si ce refus est considéré par le juge comme injustifié. La situation d’abandon peut être signalée à l’autorité publique par tout particulier et peut être relevée d’office par le juge. D’autre part, tout fonctionnaire public, ainsi que la famille du mineur, qui ont connaissance de l’état d’abandon de ce dernier, sont obligés d’en faire la dénonciation. Par ailleurs, les instituts d’assistance doivent informer régulièrement l’autorité judiciaire de la situation des mineurs qu’ils accueillent (article 9). L’article 10 prévoit ensuite que le tribunal peut ordonner, jusqu’au placement pré-adoptif du mineur dans la famille d’accueil, toute mesure temporaire dans l’intérêt du mineur, y compris, le cas échéant, la suspension de l’autorité parentale. Les articles 11 à 14 prévoient une instruction visant à éclaircir la situation du mineur et à établir si ce dernier se trouve dans un état d’abandon. En particulier, l’article 11 dispose que lorsque, au cours de l’enquête, il ressort que l’enfant n’a de rapports avec aucun membre de sa famille jusqu’au quatrième degré, il peut déclarer l’état d’adoptabilité sauf s’il existe une demande d’adoption au sens de l’article 44. À l’issue de la procédure prévue par ces derniers articles, si l’état d’abandon au sens de l’article 8 persiste, le tribunal des mineurs déclare le mineur adoptable si : a) les parents ou les autres membres de la famille ne se sont pas présentés au cours de la procédure ; b) leur audition a démontré la persistance du manque d’assistance morale et matérielle ainsi que l’incapacité des intéressés à y remédier ; c) les prescriptions imposées en application de l’article 12 n’ont pas été exécutées par la faute des parents (article 15). L’article 15 prévoit également que la déclaration d’état d’adoptabilité est prononcée par le tribunal des mineurs siégeant en chambre du conseil par décision motivée, après avoir entendu le ministère public, le représentant de l’institut auprès duquel le mineur a été placé ou de son éventuelle famille d’accueil, le tuteur et le mineur lui-même s’il est âgé de plus de douze ans ou, s’il est plus jeune, si son audition est nécessaire. L’article 17 prévoit que l’opposition à la décision déclarant un mineur adoptable doit être déposée dans un délai de trente jours à partir de la date de la communication à la partie requérante. L’article 19 prévoit que pendant l’état d’adoptabilité, l’exercice de l’autorité parentale est suspendu. L’article 20 prévoit enfin que l’état d’adoptabilité cesse au moment où le mineur est adopté ou si ce dernier devient majeur. Par ailleurs, l’état d’adoptabilité peut être révoqué, d’office ou sur demande des parents ou du ministère public, si les conditions prévues par l’article 8 ont entre-temps disparu. Cependant, si le mineur a été placé dans une famille en vue de l’adoption (affidamento preadottivo) au sens des articles 22 à 24, l’état d’adoptabilité ne peut pas être révoqué. L’article 44 prévoit certains cas d’adoption spéciale : l’adoption est possible au bénéfice des mineurs qui n’ont pas encore été déclarés adoptables. En particulier, l’article 44 d) prévoit l’adoption quand il est impossible de procéder à un placement en vue de l’adoption. L’article 37bis de cette loi prévoit que la loi italienne s’applique aux mineurs étrangers qui sont en Italie pour ce qui est de l’adoption, du placement et des mesures urgentes. Au sens de l’article 72 de la loi sur l’adoption internationale, celui qui introduit sur le territoire de l’État un mineur étranger en violation des dispositions prévues par ladite loi, afin de se procurer de l’argent ou d’autres bénéfices, et afin que le mineur soit confié définitivement à des citoyens italiens, commet une infraction pénale punie d’une peine d’emprisonnement de un à trois ans. Cette peine s’applique également à ceux qui, en échange d’argent ou d’autres bénéfices, accueillent des mineurs étrangers en « placement » de manière définitive. La condamnation pour cette infraction entraîne l’incapacité d’accueillir des enfants en placement (affidi) et l’incapacité de devenir tuteur. E. Le recours en cassation aux termes de l’article 111 de la Constitution Aux termes de l’article 111 alinéa 7 de la Constitution, il est toujours possible de se pourvoir en cassation pour alléguer la violation de la loi s’agissant de décisions judiciaires portant sur les restrictions à la liberté personnelle. La Cour de cassation a élargi le domaine d’application de ce remède aux procédures civiles lorsque la décision à contester a un impact substantiel sur des situations (decisoria) et elle ne peut pas être modifiée ou révoquée par le même juge qui l’a prononcée (definitiva). Les décisions concernant des mesures urgentes à l’égard d’un mineur en état d’abandon prises par décision du tribunal pour mineurs sur la base de l’article 10 de la loi sur l’adoption (articles 330 et suivants du code civil, 742 du code de procédure civile) sont modifiables et révocables. Elles peuvent faire l’objet d’une réclamation devant la cour d’appel. S’agissant de décisions pouvant être modifiées et révoquées en tout temps, elles ne peuvent pas faire l’objet d’un recours en cassation (Cassation civile, Sec. I, arrêt du 18.10.2012, no 17916) III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS A. La Convention de la Haye supprimant l’exigence de la légalisation des actes publics étrangers La Convention de la Haye supprimant l’exigence de la légalisation des actes publics étrangers a été conclue le 5 octobre 1961. Elle s’applique aux actes publics - tels que définis à l’article 1 - qui ont été établis sur le territoire d’un État contractant et qui doivent être produits sur le territoire d’un autre État contractant. Article 2 « Chacun des États contractants dispense de légalisation les actes auxquels s’applique la présente Convention et qui doivent être produits sur son territoire. La légalisation au sens de la présente Convention ne recouvre que la formalité par laquelle les agents diplomatiques ou consulaires du pays sur lequel le territoire duquel l’acte doit être produit atteste la véracité de la signature, la qualité en laquelle le signataire de l’acte a agi et, le cas échéant, l’identité du sceau ou timbre dont cet acte est revêtu. » Article 3 « La seule formalité qui puisse être exigée pour attester la véracité de la signature, la qualité en laquelle le signataire de l’acte a agi et, le cas échéant, l’identité du sceau ou timbre dont cet acte est revêtu, est l’apposition de l’apostille définie à l’article 4, délivrée par l’autorité compétente de l’État d’où émane le document. » Article 5 « L’apostille est délivrée à la requête du signataire ou de tout porteur de l’acte. Dûment remplie, elle atteste la véracité de la signature, la qualité en laquelle le signataire de l’acte a agi et, le cas échéant, l’identité du sceau ou timbre dont cet acte est revêtu. La signature, le sceau ou timbre qui figurent sur l’apostille sont dispensés de toute attestation ». Il ressort du rapport explicatif de ladite Convention que l’apostille n’atteste pas la véracité du contenu de l’acte sous-jacent. Cette limitation des effets juridiques découlant de la Convention de la Haye a pour but de préserver le droit des États signataires d’appliquer leurs propres règles en matière de conflits de lois lorsqu’ils doivent décider du poids à attribuer au contenu du document apostillé. B. Les dispositions pertinentes de droit russe La loi fondamentale sur la protection de la santé des citoyens prévoit à son article 55 la maternité subrogée parmi les techniques de reproduction assistée. Peuvent accéder à ce type de techniques les couples mariés et non mariés, ainsi que les célibataires. La maternité subrogée est le fait de porter et remettre un enfant sur la base d’un contrat conclu par la mère porteuse et les parents « potentiels ». La mère porteuse doit être âgée d’au moins 20 ans et au maximum de 35 ans, avoir déjà eu un enfant en bonne santé et avoir donné son consentement écrit à l’intervention. Cette dernière ne peut se faire que dans les cliniques autorisées. Le décret du ministère de la Santé no 67 de 2003 règle les modalités et les conditions. Si les dispositions pertinentes ont été respectées, le résultat de la maternité subrogée est qu’un couple marié est reconnu comme couple de parents d’un enfant né d’une mère porteuse. Cette dernière doit donner son consentement écrit pour que le couple soit reconnu comme parents (article 51 § 4 du code de la famille du 29 décembre 1995). C. Les principes adoptés par le comité ad hoc d’experts sur les progrès des sciences biomédicales du Conseil de l’Europe Le comité ad hoc d’experts sur les progrès des sciences biomédicales constitué au sein du Conseil de l’Europe (CAHBI), prédécesseur du comité directeur de bioéthique, a publié en 1989 une série de principes dont le quinzième, relatif aux « mères de substitution », est ainsi libellé : « 1. Aucun médecin ou établissement ne doit utiliser les techniques de procréation artificielle pour la conception d’un enfant qui sera porté par une mère de substitution. Aucun contrat ou accord entre une mère de substitution et la personne ou le couple pour le compte de laquelle ou duquel un enfant est porté ne pourra être invoqué en droit. Toute activité d’intermédiaire à l’intention des personnes concernées par une maternité de substitution doit être interdite, de même que toute forme de publicité qui y est relative. Toutefois, les États peuvent, dans des cas exceptionnels fixés par leur droit national, prévoir, sans faire exception au paragraphe 2 du présent Principe, qu’un médecin ou un établissement pourra procéder à la fécondation d’une mère de substitution en utilisant des techniques de procréation artificielle, à condition : a. que la mère de substitution ne retire aucun avantage matériel de l’opération; et b. que la mère de substitution puisse à la naissance choisir de garder l’enfant. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1953, 1950, 1969 et 1969 et résident à Uster, Zurich, Bäretswil et Nussbaumen. Les faits de la cause, tels qu’ils les ont exposés, peuvent se résumer comme suit. En 2003, la troisième requérante, rédactrice de l’émission « Kassensturz », prépara un reportage sur les pratiques appliquées dans le domaine de la vente de produits d’assurance-vie. Ce reportage faisait suite aux rapports annuels de l’Ombudsman du canton de Zurich pour l’assurance privée et à des lettres que la rédaction de l’émission avait reçues de téléspectateurs exprimant leur mécontentement vis-à-vis des courtiers en assurances. « Kassensturz » était une émission hebdomadaire qui traitait de sujets concernant la protection des consommateurs. Elle était diffusée à la télévision suisse alémanique (SF DRS) depuis de longues années. La troisième requérante convint avec le premier requérant (le rédacteur en chef de SF DRS) et le deuxième requérant (le rédacteur en chef de l’émission) d’enregistrer en caméra cachée des entretiens entre des clients et des courtiers, pour prouver les insuffisances de ces derniers. Il fut décidé d’enregistrer ces entretiens dans un appartement privé, puis de les faire commenter par un spécialiste en assurances. La quatrième requérante, journaliste à la SF DRS, convint d’un entretien avec un courtier en assurances de l’entreprise X. Cet entretien eut lieu le 26 février 2003. La quatrième requérante prétendit être une cliente qui s’intéressait à la souscription d’un contrat d’assurance-vie. L’équipe de la SF DRS installa dans la pièce où l’entretien devait avoir lieu deux caméras cachées (Lipstickkameras), qui transmettaient l’enregistrement de l’entretien dans une pièce voisine où se trouvaient la troisième requérante et le spécialiste en assurances, ainsi qu’un caméraman et une technicienne chargés d’enregistrer l’appréciation de l’entretien par l’expert. Une fois l’entretien achevé, la troisième requérante entra dans la pièce où se trouvaient le courtier et la quatrième requérante et se présenta en tant que rédactrice de « Kassensturz ». Elle expliqua au courtier que l’entretien avait été enregistré. Le courtier lui répondit qu’il s’en doutait (« Das habe ich gedacht »). La requérante lui dit qu’il avait commis des fautes capitales lors de l’entretien et l’invita à donner son avis. Le courtier refusa. Par la suite, les premier et deuxième requérants décidèrent de diffuser dans l’une des prochaines émissions de « Kassensturz » une partie de l’entretien enregistré. Ils proposèrent à l’entreprise X de réagir à l’entretien et à la critique exprimée sur les procédés du courtier, et l’assurèrent que le visage et la voix du courtier seraient masqués et ne seraient dès lors pas reconnaissables. Effectivement, avant la diffusion de l’entretien, les requérants pixélisèrent le visage du courtier, de telle façon que, après cette transformation de l’image, on ne pouvait plus distinguer que la couleur de ses cheveux et de sa peau ainsi que ses vêtements. La voix du courtier fut aussi modifiée. Le 3 mars 2003, le courtier déposa une plainte civile auprès du tribunal de district de Zurich, afin d’empêcher la diffusion de l’enregistrement. Cette plainte fut rejetée par une décision du 24 mars 2003. Le 25 mars 2003, le lendemain du rejet de la demande de mesure provisoire de protection des intérêts du courtier, des séquences de l’entretien du 26 février furent diffusées, le visage et la voix de l’intéressé ayant bien été modifiés. Le 29 août 2006, le juge unique en matière pénale du district de Dielsdorf (canton de Zurich) déclara les trois premiers requérants non coupables des chefs d’écoute et d’enregistrement de conversations d’autres personnes (infractions prévues à l’article 179 bis, alinéas 1 et 2, du code pénal) et la quatrième requérante non coupable du chef d’enregistrement non autorisé de conversations (article 179 ter, alinéa premier, du code pénal). Aussi bien le Procureur général (Oberstaatsanwalt) du canton de Zurich que le courtier, en sa qualité de personne lésée, interjetèrent appel du jugement du 29 août 2006. Par un arrêt du 5 novembre 2007, le tribunal supérieur (Obergericht) du canton de Zurich déclara les trois premiers requérants coupables d’enregistrement des conversations d’autres personnes (article 179 bis, alinéas 1 et 2, du code pénal) et de violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues (article 179 quater, alinéas 1 et 2, du code pénal). Il déclara également la quatrième requérante coupable d’enregistrement non autorisé de conversations (article 179 ter, alinéa 1, du code pénal) et de violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues (article 179 quater, alinéa premier, du code pénal). Les trois premiers requérants furent condamnés, avec sursis, à quinze jours-amende à hauteur respectivement de 350 francs suisses (CHF), 200 CHF et 100 CHF, et la quatrième requérante fut condamnée à une peine de cinq jours-amende à hauteur de 30 CHF. Les requérants saisirent conjointement le Tribunal fédéral d’un recours contre leurs condamnations, invoquant en particulier le droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Ils arguaient qu’il leur avait fallu recourir au procédé incriminé pour atteindre leur but. Par un arrêt du 7 octobre 2008, notifié au représentant des requérants le 15 octobre 2008, le Tribunal fédéral accueillit le recours dans la mesure où il concernait le chef d’accusation de violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues au sens de l’article 179 quater du code pénal. Il estima qu’il y avait eu en l’espèce violation du principe d’accusation et violation des droits de la défense. Il renvoya l’affaire à l’instance inférieure. Le Tribunal fédéral rejeta le recours pour le surplus. Il considéra que les requérants avaient commis des faits tombant sous le coup de l’article 179 bis, alinéas 1 et 2, et de l’article 179 ter, alinéa 1, du code pénal et qu’il y avait lieu de rejeter la cause de justification invoquée par les requérants. Il reconnut que le public avait grand intérêt à être informé des pratiques appliquées dans le domaine des assurances, et que cet intérêt était susceptible de peser plus lourd que les intérêts particuliers en jeu. Cependant, il estima que les requérants auraient pu, pour parvenir à leurs fins, choisir d’autres moyens, moins attentatoires aux intérêts privés du courtier, par exemple formuler des commentaires sur les rapports annuels de l’Ombudsman ou interroger des employés de l’office de l’Ombudsman ou des clients insatisfaits des services de leur courtier. Il considéra également qu’au lieu d’enregistrer l’entretien en caméra cachée, la journaliste aurait pu en établir un procès-verbal, même s’il reconnaissait que la valeur probante d’une telle démarche aurait été évidemment moins frappante. Enfin, il jugea que l’enregistrement d’un seul cas ne suffisait pas à démontrer de manière fiable l’étendue des problèmes allégués car, dans ce domaine, les mauvais exemples étaient monnaie courante et de notoriété publique. Selon lui, la diffusion d’un seul cas ne permettait donc pas au public de tirer des conclusions globales quant à la qualité des conseils offerts par les compagnies d’assurances. Le 24 février 2009, le tribunal supérieur du canton de Zurich déclara les requérants non coupables du chef de violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues au sens de l’article 179 quater du code pénal. Il réduisit donc légèrement les sanctions prononcées contre eux précédemment : les trois premiers requérants se virent infliger des peines pécuniaires de douze jours-amende à raison respectivement de 350 CHF (soit environ 290 euros (EUR)), 200 CHF (soit environ 160 EUR) et 100 CHF (soit environ 80 EUR) par jour, au lieu de quatorze jours-amende, et la quatrième requérante une peine de quatre jours-amende à 30 CHF par jour au lieu de cinq jours-amende. Ces peines étaient assorties d’un sursis et d’une période probatoire de deux ans. Les requérants ne formèrent pas de recours contre cet arrêt. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Les dispositions pertinentes du code pénal suisse sont libellées comme suit : Article 179 bis – Écoute et enregistrement de conversations entre d’autres personnes « Celui qui, sans le consentement de tous les participants, aura écouté à l’aide d’un appareil d’écoute ou enregistré sur un porteur de son une conversation non publique entre d’autres personnes, celui qui aura tiré profit ou donné connaissance à un tiers d’un fait qu’il savait ou devait présumer être parvenu à sa propre connaissance au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, celui qui aura conservé ou rendu accessible à un tiers un enregistrement qu’il savait ou devait présumer avoir été réalisé au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. » Article 179 ter – Enregistrement non autorisé de conversations « Celui qui, sans le consentement des autres interlocuteurs, aura enregistré sur un porteur de son une conversation non publique à laquelle il prenait part, celui qui aura conservé un enregistrement qu’il savait ou devait présumer avoir été réalisé au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, ou en aura tiré profit, ou l’aura rendu accessible à un tiers, sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté d’un an au plus ou d’une peine pécuniaire. » Article 179 quater – Violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues « Celui qui, sans le consentement de la personne intéressée, aura observé avec un appareil de prise de vues ou fixé sur un porteur d’images un fait qui relève du domaine secret de cette personne ou un fait ne pouvant être perçu sans autre par chacun et qui relève du domaine privé de celle-ci, celui qui aura tiré profit ou donné connaissance à un tiers d’un fait qu’il savait ou devait présumer être parvenu à sa propre connaissance au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, celui qui aura conservé une prise de vues ou l’aura rendue accessible à un tiers, alors qu’il savait ou devait présumer qu’elle avait été obtenue au moyen d’une infraction visée à l’al. 1, sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. » Les passages pertinents de la Résolution 1165 (1998) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée, adoptée par l’Assemblée parlementaire le 26 juin 1998, sont ainsi libellés : « 10. Il est donc nécessaire de trouver la façon de permettre l’exercice équilibré de deux droits fondamentaux, également garantis par la Convention européenne des droits de l’homme : le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression. L’Assemblée réaffirme l’importance du droit au respect de la vie privée de toute personne, et du droit à la liberté d’expression, en tant que fondements d’une société démocratique. Ces droits ne sont ni absolus ni hiérarchisés entre eux, étant d’égale valeur. L’Assemblée rappelle toutefois que le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme doit protéger l’individu non seulement contre l’ingérence des pouvoirs publics, mais aussi contre celle des particuliers et des institutions privées, y compris les moyens de communication de masse. L’Assemblée considère que, tous les États membres ayant désormais ratifié la Convention européenne des droits de l’homme, et par ailleurs de nombreuses législations nationales comportant des dispositions garantissant cette protection, par conséquent, il n’est pas nécessaire de proposer l’adoption d’une nouvelle convention pour garantir le droit au respect de la vie privée. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1963 et réside à Bruxelles. Après le divorce du requérant et de Mme K., cette dernière, par requête déposée le 29 janvier 2004 devant le juge de paix du troisième canton de Liège, demanda une augmentation de la part contributive du requérant à l’éducation et l’entretien de l’enfant commun. Elle demanda également le bénéfice d’une délégation de sommes. Par ordonnance du 10 février 2004, prononcée par défaut à l’égard du requérant, qui purgeait, depuis le 29 novembre 2003, une peine d’emprisonnement au Maroc, le juge de paix fit droit à ces demandes. L’ordonnance fut notifiée par le greffe au domicile légal du requérant par lettre simple du 12 février 2004, en application de l’article 1253quater b) du code judiciaire. Elle lui a en outre été signifiée, à la requête de Mme K., le 5 avril 2004, toujours au même domicile ; la signification n’ayant pas pu avoir lieu à personne, l’huissier de justice laissa une copie de l’exploit de signification à cette adresse. La délégation de sommes fut notifiée à l’Office national de l’emploi par courrier du 9 juin 2004. Le requérant fut libéré au Maroc le 29 mai 2005. De retour en Belgique, le requérant effectua, à une date non précisée, les démarches nécessaires pour pouvoir bénéficier du versement d’allocations de chômage. Il résulte de l’historique des relevés d’allocations de chômage que les prestations de chômage pour le mois de juin 2005, se chiffrant à 486,85 EUR, dues en date du 12 juillet 2005, furent intégralement retenues par l’Office national de l’emploi. Sur les prestations de chômage pour le mois de juillet 2005, s’élevant à 936,25 EUR et dues en date du 5 août 2005, une retenue de 887,01 EUR fut effectuée. Sur les prestations de chômage pour le mois d’août 2005, s’élevant à 993,20 EUR et dues en date du 1er septembre 2005, une retenue de 292,40 EUR fut effectuée. À partir de ce moment, pour les mois suivants de l’année 2005, des retenues de 255,68 EUR sur des montants de 993,20 EUR furent effectuées. Il ressort de la requête, telle que formulée par le requérant, que celui-ci fut « informé de l’existence de [la] signification » susmentionnée « deux mois après sa libération » et que c’est à ce moment qu’il réalisa qu’il était « victime d’une mauvaise foi procédurale ». Il décida alors de demander le bénéfice de l’aide juridique afin de pouvoir s’adresser à un avocat. Le 14 juillet 2005, le requérant se vit désigner par le bureau d’aide juridique du barreau de Bruxelles un avocat pro deo. En date du 17 août 2005, le requérant se vit attribuer un nouvel avocat qui, le 29 août 2005, obtenait du greffe de la justice de paix du troisième canton de Liège une copie de la notification du 12 février 2004 de l’ordonnance du 10 février 2004. Le 28 septembre 2005, le requérant forma opposition contre l’ordonnance du 10 février 2004. Il introduisit également une demande en suppression ou réduction de sa contribution alimentaire. Dans sa première requête, il soulignait qu’il n’avait pas été atteint ni par la convocation à l’audience du 10 février 2004 devant le juge de paix, ni par la notification du 12 février 2004 de l’ordonnance du 10 février 2004, en raison de son incarcération au Maroc. Ce n’était que postérieurement à son retour en Belgique, qu’il avait appris l’existence de sa condamnation par défaut. Il admit cependant que la signification avait été effectuée à une adresse qui, à l’époque, était son domicile légal. Par jugement du 1er février 2006, le juge de paix, après avoir joint les deux causes, déclara l’opposition irrecevable pour être tardive. Il releva que dès le mois de juillet 2005, et encore le 5 août 2005, des retenues avaient été opérées en vertu du jugement du 10 février 2004 sur les allocations de chômage du requérant. Ce dernier aurait dû se renseigner afin de savoir sur base de quel titre ces retenues étaient opérées, et aurait dû former son opposition dans le délai légal d’un mois à compter de la deuxième retenue pour dettes d’aliments pratiquée sur ses allocations de chômage, soit avant le 5 septembre 2005. Statuant sur la demande de réduction de la part contributive pour l’avenir, le juge y fit droit. Le 6 mars 2006, le requérant forma appel contre ce jugement uniquement en ce qu’il avait dit l’opposition irrecevable. Mme K. forma un appel incident visant, notamment, à ce que la part contributive du requérant soit fixée à un montant supérieur. Par un jugement du 19 avril 2007, le tribunal de première instance de Liège, statuant en degré d’appel, confirma le jugement attaqué en ce qu’il avait déclaré l’opposition irrecevable. Il déclara, en outre, recevable mais non fondée la demande en suppression ou en réduction de la part contributive formulée par le requérant, au motif que ce dernier restait en défaut d’apporter la preuve d’un élément nouveau, précis et suffisamment important qui justifierait la révision de sa part contributive et de sa participation aux frais exceptionnels de l’enfant commun telles que fixées par l’ordonnance du 10 février 2004 revêtue de l’autorité de chose jugée. Pour le même motif, le tribunal rejeta aussi la demande de Mme K. en augmentation de cette part. Il maintint donc, sur ce point, le montant fixé par l’ordonnance du 10 février 2004. En ce qui concerne l’opposition contre l’ordonnance du 10 février 2004, le tribunal admit que l’emprisonnement du requérant au Maroc avait constitué une force majeure qui ne lui avait pas permis de prendre connaissance de l’acte de notification, de faire changer son domicile légal ou de faire suivre ou relever son courrier. Il considéra cependant que le délai de recours prenait cours à partir du jour où la force majeure avait cessé d’exister et estima qu’il en était ainsi au moment où le requérant avait eu connaissance de l’existence du jugement, à tout le moins dès qu’il avait été informé, par le biais de la mention « retenue » figurant sur sa fiche de prestations de chômage, des retenues opérées par l’organisme de paiement des allocations de chômage. Le fait que son conseil n’ait reçu copie du courrier de notification du 12 février 2004 qu’au plus tôt le 29 août 2005 était sans incidence sur la date du début du délai d’opposition. Il releva que ce délai avait pris cours le 12 juillet 2005, date à laquelle la force majeure avait pris fin par la prise de connaissance par le requérant des retenues opérées sur ses allocations de chômage, pour se terminer le 12 août 2005. Toutefois, le délai avait été prorogé, en application de l’article 50 du code judiciaire et en raison des vacances judiciaires, jusqu’au 15 septembre 2005. L’opposition reçue au greffe le 28 septembre 2005 était donc tardive. Le requérant, qui avait bénéficié de l’aide juridique dans le cadre de la procédure d’appel, projeta de former un pourvoi en cassation. Il sollicita à cette fin le bénéfice de l’assistance judiciaire. Le bureau d’assistance judiciaire de la Cour de cassation, par une décision du 21 août 2007, rejeta la demande d’assistance judiciaire du requérant. En effet, l’avocat à la Cour de cassation désigné par le bâtonnier de l’Ordre des avocats à la Cour de cassation avait émis un avis négatif quant aux chances de succès d’un éventuel pourvoi en cassation, notamment au motif que le tribunal avait légalement déduit des éléments de fait relevés par lui que la force majeure ayant empêché le requérant de prendre connaissance de la notification avait cessé d’exister à la date du 12 juillet 2005 et qu’en vertu de la suspension des délais pendant les vacances judiciaires, le délai d’opposition avait pris fin le 15 septembre 2005. L’avocat à la Cour de cassation observa aussi que le jugement du tribunal de première instance se référait à tort à l’autorité de chose jugée qui s’attachait à l’ordonnance du 10 février 2004 pour fonder la règle selon laquelle la révision d’une part contributive fixée par une décision judiciaire suppose la démonstration d’un élément nouveau depuis le prononcé de celle-ci. En effet, d’après la jurisprudence de la Cour de cassation, la possibilité, prévue par la loi, de réviser les décisions judiciaires en matière d’aliments en raison de circonstances nouvelles ou modifiées était fondée sur des dispositions légales spécifiques, tel l’article 209 du code civil, et non sur la relativité de l’autorité de la chose jugée. Cette référence erronée à l’autorité de chose jugée serait cependant, selon l’avocat à la Cour de cassation, sans conséquence dans la mesure où il ne saurait être fait grief au jugement rendu en appel d’avoir méconnu les droits de la défense du requérant en considérant que les conditions prévues par l’article 209 du code civil n’étaient pas réunies. Le requérant eut connaissance le 28 août 2007 de la décision du bureau d’assistance judiciaire. Il n’a pas introduit de pourvoi en cassation. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS L’article 203ter du code civil, tel qu’il était en vigueur au moment des faits, prévoyait qu’en matière des obligations qui naissent du mariage ou de la filiation, la procédure et les pouvoirs du juge sont réglés par les articles 1253ter à 1253quinquies du code judiciaire. Les articles pertinents du code judiciaire, tels qu’ils étaient en vigueur au moment des faits, disposaient : Article 50 « Les délais établis à peine de déchéance ne peuvent être abrégés, ni prorogés, même de l’accord des parties, à moins que cette déchéance n’ait été couverte dans les conditions prévues par la loi. Néanmoins, si le délai d’appel ou d’opposition prévu aux articles 1048 et 1051 et 1253quater, c) et d) prend cours et expire pendant les vacances judiciaires, il est prorogé jusqu’au quinzième jour de l’année judiciaire nouvelle. » Article 860 « [...] Les délais prévus pour former un recours sont prescrits à peine de déchéance. [...] » Article 1047 « [...] L’acte d’opposition contient, à peine de nullité, les moyens de l’opposant. [...] » Article 1253 quater « Lorsque les demandes sont fondées sur les articles 214, 215, 216, 221, 223, 1420, 1421, 1426, 1442, 1463 et 1469 du Code civil : [...] b) l’ordonnance est rendue dans les quinze jours du dépôt de la requête ; elle est notifiée aux deux époux par le greffier ; c) si l’ordonnance est rendue par défaut, le défaillant peut dans le mois de la notification former opposition par requête déposée au greffe du tribunal ; [...] » Le code civil, tel qu’en vigueur au moment des faits, disposait en ses parties pertinentes ce qui suit : Article 209 « Lorsque celui qui fournit ou celui qui reçoit des aliments est replacé dans un état tel que l’un ne puisse plus en donner, ou que l’autre n’en ait plus besoin en tout ou en partie, la décharge ou réduction peut en être demandée. » Article 221 « Chacun des époux contribue aux charges du mariage selon ses facultés. A défaut par l’un des époux de satisfaire à cette obligation, l’autre époux peut, sans préjudice des droits des tiers, se faire autoriser par le juge de paix à percevoir à l’exclusion de son conjoint, dans les conditions et les limites que le jugement fixe, les revenus de celui-ci ou ceux des biens qu’il administre en vertu de leur régime matrimonial, ainsi que toutes autres sommes qui lui sont dues par des tiers. Le jugement est opposable à tous tiers débiteurs actuels ou futurs sur la notification que leur a faite le greffier à la requête du demandeur. [...] » Si le non-respect du délai pour former opposition entraîne en général la déchéance, la jurisprudence et la doctrine réservent le cas de la force majeure, qui ne peut toutefois résulter que d’un événement indépendant de la volonté de l’intéressé et qui n’est ni prévisible ni évitable (voir notamment Cass., 1er juin 1988, Pas., 1988, I, no 605, et Cass., 30 septembre 2003, no P.02.1415.N-P.03.0312.N). Un délai fixé par la loi ou le moment où, suivant la loi, une formalité doit être accomplie ne sont prorogés par la force majeure que pendant la durée de l’impossibilité d’agir qu’elle crée (Cass., 28 mai 1965, Pas., 1965, I, 1043). La jurisprudence considère aussi que le retard mis par un conseil à exercer une voie de recours ne constitue pas un cas de force majeure pour la partie qu’il représente (voir notamment Cass., 8 novembre 1985, Pas., 1986, I, no 158, et Cass., 15 juin 1995, Pas., 1995, I, no 301).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant, qui est né en 1960 et réside à Paris, est avocat au barreau de Paris. A. Le décès du juge Borrel et la procédure subséquente Le 19 octobre 1995, le juge Bernard Borrel, magistrat détaché depuis un an par la France auprès du ministre de la Justice de Djibouti en tant que conseiller technique, dans le cadre des accords de coopération entre les deux États, fut retrouvé mort à quatre-vingts kilomètres de la ville de Djibouti. Son corps, à demi dénudé et en partie carbonisé, gisait à une vingtaine de mètres en contrebas d’une route isolée. L’enquête diligentée dans les jours qui suivirent par la gendarmerie de Djibouti conclut au suicide par immolation. Le 7 décembre 1995, une information judiciaire fut ouverte au tribunal de grande instance de Toulouse pour recherche des causes de la mort. Le corps de Bernard Borrel, rapatrié et inhumé à Toulouse, fit l’objet d’une autopsie le 15 février 1996. Le rapport conclut à l’absence d’élément suspect, bien que l’état de putréfaction du corps ne permettait pas de diagnostic précis. Le 3 mars 1997, contestant la thèse du suicide, la veuve de Bernard Borrel, Mme Élisabeth Borrel, également magistrat, déposa une plainte avec constitution de partie civile, en son nom et celui de ses deux enfants mineurs, contre personne non dénommée pour assassinat. Elle désigna le requérant, Me Morice, pour la représenter dans le cadre de cette procédure. Les 8 et 23 avril 1997, deux informations judiciaires furent ouvertes contre X du chef d’assassinat. Par une ordonnance du 30 avril 1997, l’information pour recherche des causes de la mort et les deux informations du chef d’assassinat furent jointes. Le 29 octobre 1997, la Cour de cassation fit droit à une demande du requérant et dessaisit la juridiction toulousaine au profit du tribunal de grande instance de Paris. Le 12 octobre 1997, l’information fut confiée à Mme M., juge d’instruction, à laquelle fut adjoint le juge L.L. le 7 janvier 1998 pour instruire conjointement l’affaire. Le 19 novembre 1999, un avocat au barreau de Bruxelles informa la police que A., ancien officier supérieur et membre de la garde présidentielle de Djibouti, réfugié en Belgique, avait des révélations à faire concernant le juge Borrel. Les informations révélées furent transmises aux autorités françaises via Interpol. Selon un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 28 mai 2009 (paragraphe 18 ci-dessous), il résulte du dossier ce qui suit : en l’absence de réponse des juges M. et L.L., due au fait que le témoin souhaitait conserver l’anonymat, aucune suite ne fut donnée ; l’avocat belge de ce témoin avait donc pris contact avec le requérant, lequel organisa une interview de ce témoin avec des journalistes du quotidien Le Figaro et de la chaîne de télévision française TF1, à la fin de décembre 1999 ; enfin, c’est à la suite de la publication et de la diffusion de cette interview au début de janvier 2000 que les juges M. et L.L. décidèrent de se rendre en Belgique pour assister l’enquêteur belge lors de l’audition du témoin. Le 31 janvier 2000, les juges M. et L.L. procédèrent à l’audition du témoin à Bruxelles. Ultérieurement, A. déclara avoir fait l’objet de pressions et d’intimidations de la part de la juge M. pour le faire revenir sur son témoignage, ces faits étant expressément dénoncés par son avocat dans une lettre du 2 février 2000 adressée au procureur du Roi. En outre, ce témoin accusa le procureur de la République de Djibouti de l’avoir menacé, pour qu’il se rétracte, ainsi que le chef des services secrets de Djibouti d’avoir imposé au chef de la garde présidentielle, le capitaine I., de rédiger une attestation pour le discréditer. Le capitaine I. confirma les accusations de A. le concernant. Le procureur de la République de Djibouti et le chef des services secrets de ce pays furent poursuivis en France pour subornation de témoin, la veuve du juge Borrel, son fils, le témoin A., le capitaine I. ainsi qu’un avocat français, A.M., mis en cause, étant parties civiles. La juge M. fut entendue en qualité de témoin. Le procureur et le chef des services secrets de Djibouti furent respectivement condamnés à dix-huit et douze mois d’emprisonnement, ainsi qu’à payer des dommages-intérêts aux parties civiles par un jugement du tribunal correctionnel de Versailles du 27 mars 2008, avant d’être relaxés par la cour d’appel de Versailles le 28 mai 2009. Le 2 février 2000, trois syndicats de magistrats, à savoir le Syndicat de la magistrature, l’Association professionnelle des magistrats et l’Union syndicale des magistrats, se constituèrent partie civile dans le cadre de l’information suivie du chef d’assassinat. Le 16 mars 2000, le requérant, agissant au nom de Mme Borrel, demanda à ce qu’il soit procédé, d’une part, à l’audition du témoin A. en Belgique et, d’autre part, à un transport sur les lieux en présence de la partie civile à Djibouti. Par une ordonnance du 17 mars 2000, les juges d’instruction M. et L.L. firent droit à la demande concernant A, estimant qu’une nouvelle audition était absolument nécessaire. Ils refusèrent par ailleurs de procéder à un transport sur les lieux, dès lors que cela avait déjà été fait à deux reprises, une fois en 1999 et une autre la semaine précédant ladite ordonnance, ne « [voyant] pas en quoi un transport sur les lieux en présence de la partie civile serait, à ce stade de la procédure, utile à la manifestation de la vérité ». Ils précisèrent que lors du transport à Djibouti réalisé quelques jours auparavant, ils étaient accompagnés de deux experts, notamment la directrice de l’institut médicolégal de Paris, ajoutant que des films et des photographies avaient été réalisés à cette occasion. Le requérant et son confrère interjetèrent appel de cette ordonnance. Ils déposèrent des conclusions devant la chambre d’accusation, à l’instar de l’avocat du Syndicat de la magistrature, faisant valoir que le dernier transport sur les lieux en présence d’un expert s’analysait en une reconstitution dont les parties civiles avaient été écartées, l’information se déroulant avec pour seul objectif la démonstration du suicide de la victime. Ils demandèrent également que la chambre d’accusation se substitue aux juges d’instruction en évoquant l’affaire. Par un arrêt du 21 juin 2000, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris estima qu’après deux transports sur les lieux en l’absence des parties civiles, dont un très proche dans son déroulement d’une reconstitution, la nécessité d’organiser une reconstitution sur les lieux en présence des parties civiles afin qu’elles puissent exercer leurs droits était indispensable à la manifestation de la vérité. Partant, elle infirma l’ordonnance des juges M. et L.L. sur ce point. De plus, elle les dessaisit du dossier et désigna un nouveau juge d’instruction, le juge P., pour poursuivre l’information. Le 19 juin 2007, le procureur de la République de Paris, à la suite de la demande de la juge d’instruction alors en charge du dossier, sur le fondement de l’article 11, alinéa 3, du code de procédure pénale, fit un communiqué pour préciser publiquement que « si la thèse du suicide a pu un temps être privilégiée, les éléments recueillis notamment depuis 2002 militent en faveur d’un acte criminel », ajoutant que les expertises avaient permis d’établir que « Bernard Borrel était couché sur le sol lorsque les liquides ont été répandus sur sa personne de manière aléatoire ». La procédure est actuellement toujours pendante. B. Les faits liés au dossier dit de la Scientologie Par des actes des 29 juin et 16 octobre 2000, la ministre de la Justice saisit le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, de faits imputables à la juge M. dans le cadre du dossier d’instruction de la Scientologie, dont elle avait la charge et dans le cadre duquel le requérant représentait également des parties civiles. La juge M. se voyait reprocher de ne pas avoir porté l’attention nécessaire au dossier, le laissant pratiquement dans un état de déshérence durant cinq années, de s’être engagée dans une voie transactionnelle excédant la compétence d’un juge d’instruction et de ne pas avoir fait de copie de toutes les pièces de la procédure, rendant impossible la reconstitution du dossier après sa disparition partielle de son cabinet d’instruction. La juge M. demanda la nullité de la saisine du Conseil supérieur de la magistrature, en raison notamment du fait que cet acte avait été rendu public par le directeur de cabinet de la ministre au cours d’une conférence de presse, et ce avant même que cette décision lui ait été personnellement notifiée. En parallèle, le 18 octobre 2000, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris fit droit à une demande du requérant de dessaisissement de la juge M. du dossier de la Scientologie. Le 4 juillet 2000, au cours de l’Assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris, la question des poursuites disciplinaires exercées à l’encontre de la juge M. fut évoquée, notamment en raison du fait qu’elles avaient été annoncées dans la presse alors que l’intéressée n’était pas prévenue officiellement et que le président du tribunal n’était pas encore saisi. À cette occasion, un magistrat du tribunal, J.M., déclara ce qui suit : « Il n’est pas interdit aux magistrats de base de dire que nous sommes proches de Madame [M.]. Il n’est pas interdit de dire que Madame [M.] a notre confiance et notre soutien. » L’Assemblée générale rédigea la motion suivante adoptée à l’unanimité : « L’Assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris, réunie le 4 juillet 2000, sans contester le pouvoir reconnu au garde des Sceaux d’exercer des poursuites disciplinaires dans les conditions prévues par la loi, s’étonne d’apprendre par voie de presse l’engagement de poursuites de ce type à l’encontre de Madame [M.], premier juge d’instruction à Paris alors que ni l’intéressée elle-même ni la hiérarchie judiciaire n’ont été avisées à ce jour officiellement d’un tel engagement. » Dans le cadre d’un entretien publié par un magazine en juillet-août 2000, la présidente du Syndicat de la magistrature, partie civile dans le dossier Borrel, déclara mettre en cause « le manque d’impartialité de Mme M. dans les dossiers Borrel et [L.] », précisant que les magistrats ayant signé la motion « ne pouvaient pas ignorer que dans deux dossiers sensibles, l’affaire Borrel et l’affaire [L.], son impartialité était fortement contestée ». Par un jugement du 5 janvier 2000, le tribunal de grande instance de Paris, saisi par le requérant en sa qualité d’avocat de deux parties civiles, condamna l’État en raison d’une faute lourde commise par le service public de la justice du fait de la disparition du dossier de la Scientologie du cabinet de la juge M. Il attribua des dommages-intérêts aux plaignants. Le 13 décembre 2001, le Conseil supérieur de la magistrature rejeta les exceptions de nullité de la juge M. et, sur le fond, tout en regrettant un certain manque de rigueur ou une insuffisance de suivi, ne prononça aucune sanction disciplinaire à l’encontre de celle-ci. C. La poursuite pénale diligentée à l’encontre du requérant Le 1er août 2000, le juge P., désigné en remplacement des juges M. et L.L., rédigea un procès-verbal pour consigner les événements suivants : en réponse à la demande du requérant concernant la cassette vidéo réalisée à Djibouti en mars 2000 et citée par les juges M. et L.L. dans leur ordonnance du 17 mars 2000, le juge P. avait répondu qu’elle ne figurait pas au dossier d’instruction et qu’elle n’était pas référencée comme une pièce à conviction ; le jour-même, le juge P. avait demandé à la juge M. si elle détenait cette cassette vidéo ; la juge M. lui avait aussitôt remis une enveloppe adressée à son nom, fermée, non datée et sans trace de scellés, avec indication des coordonnées de la juge M. comme destinataire et celles du procureur de la République de Djibouti comme expéditeur ; l’enveloppe contenait une cassette vidéo, ainsi qu’une carte manuscrite à l’en-tête du procureur de la République de Djibouti, que le juge P. avait saisie et placée sous scellés. La carte du procureur destinée à la juge M. se lisait comme suit : « Salut Marie-Paule, Je t’envoie comme convenu la cassette vidéo du transport au Goubet. J’espère que l’image sera satisfaisante. J’ai regardé l’émission « Sans aucun doute » sur TF1. J’ai pu constater à nouveau combien Madame Borrel et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation. Je t’appellerai bientôt. Passe le bonjour à Roger s’il est rentré, de même qu’à J.C. [D.] A très bientôt, Je t’embrasse. DJAMA » Par une lettre du 6 septembre 2000, le requérant et son confrère, Me L. de Caunes, saisirent la garde des Sceaux pour se plaindre des faits relatés dans le procès-verbal du juge d’instruction P. en date du 1er août 2000, en raison du « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté des magistrats Madame [M.] et Monsieur [L.L.] ». Ils demandèrent « une enquête de l’Inspection générale des services judiciaires, sur les nombreux dysfonctionnements qui ont été mis au jour dans le cadre de l’information judiciaire ». Ils indiquèrent que la forme et le fond de la carte adressée par le procureur de Djibouti à la juge M. révélait une surprenante et regrettable intimité complice, le procureur se trouvant sous la dépendance directe du gouvernement dont le chef était « soupçonné très ouvertement et très sérieusement d’être l’instigateur de l’assassinat de Bernard Borrel ». Par ailleurs, cette lettre fut reprise, accompagnée de déclarations du requérant au journaliste, dans un article du journal Le Monde paru le 7 septembre et daté du vendredi 8 septembre 2000. Cet article se lisait comme suit : « LES AVOCATS de la veuve du juge Bernard Borrel, retrouvé mort en 1995 à Djibouti dans des circonstances mystérieuses, ont vivement mis en cause, mercredi 6 septembre, auprès du garde des Sceaux, la juge [M.], dessaisie du dossier au printemps. Celle-ci est accusée par Mes Olivier Morice et Laurent de Caunes d’avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et semble avoir omis de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur. Les deux avocats, qui n’avaient pas été autorisés à se rendre à Djibouti en mars pour un second transport sur les lieux, ont demandé le 1er août à consulter la cassette vidéo tournée sur place. Le juge [P.], chargé de l’instruction depuis le dessaisissement [des juges M. et L.L.] le 21 juin, leur a indiqué que la cassette ne figurait pas au dossier et n’était pas « référencée dans la procédure comme étant une pièce à conviction ». Le juge a aussitôt appelé sa collègue, qui lui a remis la cassette dans la journée. « Les juges [M.] et [L.L.] avaient gardé par devers eux cette cassette, proteste Me Olivier Morice, qu’ils avaient omis de placer sous scellés, plus d’un mois après leur dessaisissement. » Pire, dans l’enveloppe le juge [P.] a découvert un mot manuscrit et assez familier de Djama [S.], le procureur de la République de Djibouti. « Salut Marie-Paule, je t’envoie comme convenu la cassette vidéo du transport au Goubet, peut-on lire dans ce texte. J’espère que l’image sera satisfaisante. J’ai regardé l’émission "Sans aucun doute" sur TF1. J’ai pu constater à nouveau combien Mme Borrel et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation. Je t’appellerai bientôt. Passe le bonjour à Roger [L.L.] s’il est rentré, de même qu’à J.-C. [D.] [procureur adjoint à Paris]. A très bientôt, je t’embrasse, Djama. » Les avocats de Mme Borrel sont évidemment furieux. « Cette pièce démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français, assure Me Morice, et on ne peut qu’être scandalisés. » Ils ont réclamé à Elisabeth Guigou une enquête de l’Inspection générale des services judiciaires. La ministre de la Justice n’avait pas reçu leur courrier, jeudi 7 septembre. Mme [M.] fait déjà l’objet de poursuites disciplinaires devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), notamment pour la disparition de pièces dans l’instruction du dossier de la Scientologie (Le Monde du 3 juillet). » Les juges M. et L.L. déposèrent une plainte avec constitution de partie civile contre X du chef de dénonciation calomnieuse. Le 26 septembre 2000, le parquet de Paris ouvrit une information pour dénonciation calomnieuse. Le 5 novembre 2000, la Cour de cassation désigna le juge d’instruction de Lille lequel, le 15 mai 2006, rendit une ordonnance de non-lieu qui fut ensuite confirmée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Douai le 19 juin 2007. Par ailleurs, les 12 et 15 octobre 2000, les juges M. et L.L. déposèrent également une plainte avec constitution de partie civile pour diffamation publique envers un fonctionnaire public, contre le directeur de publication du quotidien Le Monde, le journaliste auteur de l’article, ainsi que le requérant. Par une ordonnance du 2 octobre 2001, un juge d’instruction près le tribunal de grande instance de Nanterre renvoya le requérant et les deux autres personnes mises en cause devant le tribunal correctionnel en raison des passages suivants de l’article litigieux : « Celle-ci [la juge M.] est accusée par Mes Olivier Morice et Laurent de Caunes d’avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et semble avoir omis de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur. » « Les juges [M. et L.L.] avaient gardé par devers eux cette cassette, proteste Me Olivier Morice, qu’ils avaient omis de placer sous scellés, plus d’un mois après leur dessaisissement. » « Pire, dans l’enveloppe le juge [P.] a découvert un mot manuscrit et assez familier. » « Les avocats de Mme Borrel sont évidemment furieux. « Cette pièce démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français », assure Me Morice, « et on ne peut qu’être scandalisés ». » Par un jugement du 4 juin 2002, le tribunal correctionnel de Nanterre rejeta les exceptions de nullité soulevées par les requérants, notamment celle tirée de l’immunité, prévue par l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, pour les débats judiciaires et les écrits produits devant une juridiction, en raison du fait que l’article ne faisait que reprendre le contenu de la lettre envoyée à la garde des Sceaux. Le tribunal estima sur ce point que cette lettre n’était pas un acte de saisine du Conseil supérieur de la magistrature et que son contenu devait être considéré comme purement informatif et, dès lors, comme non couvert par l’immunité. Le tribunal considéra ensuite que le caractère diffamatoire des propos n’avait pas été « véritablement contesté », le requérant revendiquant la teneur des imputations qu’il estimait entièrement fondées. Reprenant ensuite chacun des propos litigieux pour vérifier si la diffamation était établie, ainsi que pour en apprécier la portée et la gravité, il jugea tout d’abord que « l’accusation d’impartialité et de déloyauté à l’encontre d’un juge constitue, à l’évidence, une imputation particulièrement diffamatoire puisqu’elle revient à mettre en cause ses qualités, sa rigueur morale et professionnelle et en somme sa capacité à exercer des fonctions de magistrat ». Il estima ensuite que les propos sur l’absence de transmission de la cassette étaient également diffamatoires, en ce qu’ils laissaient entendre au moins une négligence fautive ou une sorte d’obstruction. Quant à l’emploi du terme « connivence », le tribunal considéra qu’il sous-entendait clairement un comportement partial et déloyal en accord avec un magistrat d’un pays étranger, ce qui était d’autant plus grave que l’article laissait supposer que l’on disposait d’éléments sérieux compte tenu de la demande d’enquête adressée à la garde des Sceaux. Sur la culpabilité du requérant, le tribunal jugea en tout cas établi que le journaliste avait eu connaissance du courrier adressé à la garde des Sceaux par ses propres sources et qu’il avait souhaité en avoir confirmation et commentaire par le requérant, avec qui il avait eu un entretien téléphonique. Le requérant ayant été au courant de ce que ses déclarations au journaliste seraient rendues publiques, le tribunal estima qu’il était dès lors coupable du chef de complicité de diffamation publique, sauf à ce que l’offre de preuve de la vérité des faits ou la bonne foi soient retenues. Toutefois, le tribunal écarta les différentes offres de preuve soumises par le requérant, rappelant que pour être retenue, « la preuve que l’on entend rapporter doit être parfaite et complète et corrélative à l’ensemble des imputations retenues comme diffamatoires ». S’agissant de la bonne foi du requérant, il jugea que « la mise en cause professionnelle et morale très virulente des magistrats instructeurs (...) dépasse à l’évidence le droit de libre critique légitimement admissible » et que les profondes divergences entre les avocats de Mme Borrel et les juges d’instruction ne pouvaient justifier une absence totale de prudence dans l’expression. S’agissant de la peine, le tribunal prit expressément en compte la qualité d’avocat du requérant, qui n’avait dès lors pu « méconnaître la portée et la gravité de propos dépourvus de toute prudence », pour « sanctionner une telle faute pénale par une amende d’un montant suffisamment significatif ». Il le condamna dès lors à une amende de 4 000 euros (EUR), ainsi que, solidairement avec les autres prévenus, à verser 7 500 EUR de dommages-intérêts à chacun des deux magistrats mis en cause et 3 000 EUR au titre des frais. Il ordonna également l’insertion d’un encart dans le journal Le Monde, à leurs frais partagés. Le requérant, ses coprévenus, les deux juges parties civiles, ainsi que le ministère public interjetèrent appel de ce jugement. Par un arrêt du 28 mai 2003, la cour d’appel de Versailles jugea que les citations délivrées sur la plainte de L.L. étaient nulles, que l’action de ce dernier était prescrite et elle relaxa les trois prévenus à ce titre. Par ailleurs, elle confirma les déclarations de culpabilité des trois prévenus concernant la plainte de la juge M., ainsi que le montant de l’amende infligée au requérant, celui des dommages-intérêts attribués à la juge M., à qui elle accorda par ailleurs 5 000 EUR pour les frais de procédure, outre la condamnation à la publication d’un encart dans le quotidien Le Monde. Le requérant et le juge L.L. formèrent un pourvoi en cassation. Le 12 octobre 2004, la Cour de cassation cassa l’arrêt dans toutes ses dispositions et renvoya l’affaire devant la cour d’appel de Rouen. Le 25 avril 2005, la cour d’appel de Rouen donna acte aux trois prévenus de leur renonciation à invoquer la nullité des citations délivrées dans le cadre de la plainte du juge L.L. et elle sursit à statuer sur le fond. Le 8 juin 2005, le président de la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta les requêtes en examen immédiat de leurs pourvois présentées par les trois prévenus et les parties civiles. Par un arrêt du 16 juillet 2008, après plusieurs renvois et la tenue d’une audience le 30 avril 2008, la cour d’appel de Rouen confirma le rejet de l’exception d’immunité par le tribunal de grande instance de Nanterre, ainsi que les déclarations de culpabilité à l’égard des prévenus, à savoir pour complicité de diffamation publique envers des fonctionnaires publics s’agissant du requérant. Elle condamna ce dernier au paiement d’une amende de 4 000 EUR et confirma sa condamnation solidaire avec ses coprévenus à payer 7 500 EUR de dommages-intérêts à chacun des juges et à publier un communiqué dans le quotidien Le Monde. S’agissant des frais, elle condamna les trois prévenus à payer 4 000 EUR au juge L.L. et le requérant seul à payer 1 000 EUR à la juge M. Dans sa motivation, la cour d’appel estima tout d’abord qu’une affirmation selon laquelle un magistrat instructeur a, dans le traitement d’un dossier, un « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté », équivaut à lui reprocher un comportement contraire à l’éthique professionnelle et à son serment de magistrat, ce qui constitue une accusation particulièrement diffamatoire revenant à lui imputer une absence de probité, un manquement délibéré à ses devoirs dans l’exercice de ses fonctions et à remettre en cause sa capacité à les exercer. Elle jugea ensuite que les propos du requérant relatifs au retard de transmission de la cassette vidéo imputaient aux juges une négligence fautive dans le suivi du dossier, jetant un discrédit sur le sérieux professionnel de ces magistrats et sous-entendant qu’ils avaient délibérément gardé par devers eux la cassette après leur dessaisissement, au moins dans un but d’obstruction, dès lors que seule l’intervention des avocats auprès du juge P., suivie de celle de ce magistrat auprès de la juge M. auraient permis d’obtenir cette pièce le 1er août 2000. Pour la cour d’appel, de telles assertions, imputant à ces magistrats un manquement délibéré aux devoirs de leur charge et une absence de probité dans l’accomplissement de leurs fonctions, constituaient l’imputation de faits portant atteinte à l’honneur et à la considération de ces derniers, et ce d’autant plus que le requérant, évoquant la carte manuscrite adressée par le procureur de Djibouti à la juge M., confirmait ce climat de suspicion et le comportement blâmable de ces magistrats en évoquant l’étendue de la « connivence » entre eux. Sur ce point, elle considéra que le terme de « connivence » portait, à lui seul, gravement atteinte à l’honneur et à la considération de la juge M. et du procureur de Djibouti. Selon la cour d’appel, cela ne faisait que conforter le caractère diffamatoire des propos précédents, et ce d’autant plus que l’article ajoutait que les avocats avaient demandé au garde des Sceaux une enquête de l’Inspection générale des services judiciaires. La cour d’appel jugea dès lors que les propos étaient diffamatoires et que la preuve de la vérité des faits diffamatoires n’était pas rapportée. Elle estima sur ce point que rien n’établissait que le juge L.L. avait été en possession ou même informé de la réception de la cassette vidéo et qu’il fût concerné par le retard de transmission ; que l’arrêt de la chambre d’accusation du 21 juin 2000 dessaisissant les deux juges du dossier exprimait uniquement une désapprobation du refus des juges de procéder à une reconstitution en présence des parties civiles ; qu’il n’était pas établi que la cassette vidéo serait parvenue à la juge M. avant son dessaisissement ou qu’elle aurait été en sa possession lors de la transmission du dossier d’instruction au juge P. ; que rien ne démontrait que la juge M. aurait été animée d’une volonté d’obstruction et qu’elle aurait eu un comportement déloyal au sujet de cette cassette ; que la carte manuscrite adressée à la juge M. par le procureur de Djibouti n’établissait nullement une connivence entre eux, le tutoiement et les embrassades entre des magistrats n’étant pas forcément révélateurs d’une intimité complice, leur éventuelle convergence d’opinion ne prouvant pas une complicité et une connivence des juges français pour fausser la procédure d’instruction, quel qu’ait été le comportement du procureur de Djibouti dans cette affaire ; que la lettre de l’avocat du témoin A. adressée au procureur du Roi en Belgique pour dénoncer les pressions exercées par la juge M. sur son client n’était pas suffisamment probante à elle seule pour démontrer que la juge M. aurait pris parti pour la thèse du suicide et montrer une volonté de faire obstacle à la vérité, et ce même si la juge M. reconnaissait avoir dit aux policiers belges que A. était un faux témoin ; enfin, que les nombreux articles de presse n’avaient pas valeur de preuve du comportement et de l’attitude des magistrats dans le déroulement de la procédure. S’agissant de la bonne foi du requérant, la cour d’appel de renvoi nota qu’il invoquait les devoirs inhérents à sa profession, les résultats obtenus dans le dossier depuis le dessaisissement des juges M. et L.L. dont attestait le communiqué de presse du procureur de la République de Paris du 19 juin 2007, ainsi que, d’une part, l’arrêt de la cour d’appel de Douai également du 19 juin 2007 confirmant l’ordonnance de non-lieu à la suite de la plainte des deux magistrats pour dénonciation calomnieuse et, d’autre part, la condamnation du procureur de Djibouti pour subornation de témoin par le tribunal correctionnel de Versailles le 27 mars 2008. Elle releva qu’à la date des faits poursuivis, le 7 septembre 2000, le requérant avait obtenu le dessaisissement des juges M. et L.L. et que le juge P. était en possession de la cassette vidéo depuis le 1er août 2000. Elle considéra que le requérant avait mis en cause professionnellement et moralement les deux juges de façon très virulente, mettant gravement en cause leur impartialité et leur honnêteté intellectuelle, par des propos dépassant largement le droit de critique et n’ayant plus le moindre intérêt procédural. La cour d’appel estima en outre : que le non-lieu prononcé en faveur du requérant dans la procédure diligentée contre lui à la suite de la plainte des deux juges pour dénonciation calomnieuse n’était nullement incompatible avec sa mauvaise foi ; que le caractère excessif des propos du requérant était révélateur de l’intensité du conflit l’ayant opposé aux deux magistrats, en particulier la juge M., et que ces propos s’analysaient comme un règlement de comptes a posteriori, ce dont témoignait la publication de l’article le 7 septembre 2000 alors que la chambre d’accusation de Paris avait été saisie le 5 septembre du dossier de la Scientologie dans lequel la juge M. était soupçonnée d’être à l’origine d’une disparition de pièces ; que cela traduisait de la part du requérant une animosité personnelle et une volonté de discréditer ces magistrats, en particulier la juge M. avec qui il était en conflit dans plusieurs procédures, ce qui excluait de sa part toute bonne foi. Le requérant, ses deux coprévenus et la juge M. se pourvurent en cassation contre cet arrêt. Dans son mémoire, le requérant souleva un premier moyen de cassation fondé sur l’article 10 de la Convention et l’immunité de l’article 41 de la loi sur la presse, soutenant qu’il vise à garantir les droits de la défense et protège l’avocat au regard de tout propos prononcé ou tout écrit produit dans le cadre de tout type de procédure juridictionnelle, notamment disciplinaire. Dans son second moyen, il soutint, au regard de l’article 10 de la Convention : que les propos incriminés traitaient d’une affaire médiatisée de longue date, portant sur les conditions suspectes dans lesquelles un magistrat français en poste à Djibouti y avait été retrouvé « suicidé » et sur la façon discutable dont avait été dirigée l’instruction, avec un présupposé manifeste en défaveur de la thèse de l’assassinat soutenue par la partie civile ; qu’eu égard à l’importance du sujet d’intérêt général dans lequel ces propos s’inséraient, la cour d’appel ne pouvait lui reprocher d’avoir dépassé les limites ; que la cour d’appel n’avait pas examiné sa bonne foi dans l’expression des propos rapportés dans l’article du Monde, mais par rapport au contenu de la lettre adressée à la garde des Sceaux et sur laquelle elle n’avait pas à porter d’appréciation concernant les faits reprochés aux juges ; que sauf à interdire à tout avocat de s’exprimer sur une enquête en cours, une animosité personnelle ne pouvait être déduite de la seule circonstance qu’il avait eu un différend avec l’un des magistrats dans une autre procédure ; que la bonne foi n’est pas subordonnée à l’actualité ou au fait que le problème avait été « réparé » par le dessaisissement des juges, l’absence de nécessité des propos n’étant pas exclusive de bonne foi ; enfin, que les opinions exprimées sur le fonctionnement d’une institution fondamentale de l’État, comme le déroulement d’une procédure pénale, ne sont pas subordonnées à la prudence et limitées aux critiques théoriques et abstraites, mais peuvent être personnelles lorsqu’elles reposent sur une base factuelle suffisante. Les pourvois devaient initialement être examinés par une formation restreinte de la première section de la chambre criminelle de la Cour de cassation, ce dont attestent le rapport du conseiller rapporteur daté du 21 juillet 2009, le bureau virtuel du dossier à la Cour de cassation, ainsi que les trois avis à partie délivrés respectivement les 15 septembre, 14 et 27 octobre 2009, les deux derniers de ces documents ayant été envoyés après la date de l’audience. Dès lors, J.M. (paragraphe 27 ci-dessus), devenu conseiller à la Cour de cassation, affecté à la chambre criminelle, et qui n’était ni président de la chambre, ni doyen, ni rapporteur, n’était pas supposé siéger dans cette affaire. Par un arrêt du 10 novembre 2009, la Cour de cassation, dans une formation finalement composée de dix conseillers, parmi lesquels J.M., rejeta les pourvois. S’agissant des moyens soulevés par le requérant, elle jugea que l’exception d’immunité juridictionnelle avait été valablement écartée, le fait de rendre publique la démarche entreprise auprès de la garde des Sceaux ne constituant pas un acte de saisine du Conseil supérieur de la magistrature et ne se rattachant pas à un débat mettant en œuvre l’exercice des droits de la défense devant une juridiction. Concernant les différents arguments développés dans le cadre du second moyen soulevé par le requérant, elle estima que la cour d’appel avait justifié sa décision, précisant : « que si toute personne a droit à la liberté d’expression et si le public a un intérêt légitime à recevoir des informations relatives aux procédures en matière pénale ainsi qu’au fonctionnement de la justice, l’exercice de ces libertés comporte des devoirs et responsabilités et peut être soumis, comme dans le cas d’espèce où les limites admissibles de la liberté d’expression dans la critique de l’action des magistrats ont été dépassées, à des restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation des droits d’autrui ». II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT A. Le droit interne applicable en matière de diffamation Les dispositions pertinentes de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse se lisent comme suit : Article 23 « Seront punis comme complices d’une action qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique, auront directement provoqué l’auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d’effet. Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation n’aura été suivie que d’une tentative de crime prévue par l’article 2 du code pénal. » Article 29 « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. » Article 31 « Sera punie de la même peine, la diffamation commise par les mêmes moyens, à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, un fonctionnaire public (...) » Article 41 « (...) Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux. Pourront néanmoins les juges, saisis de la cause et statuant sur le fond, prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires, et condamner qui il appartiendra à des dommages-intérêts. Pourront toutefois les faits diffamatoires étrangers à la cause donner ouverture, soit à l’action publique, soit à l’action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l’action civile des tiers. » Article 55 « Quand le prévenu voudra être admis à prouver la vérité des faits diffamatoires, conformément aux dispositions de l’article 35 de la présente loi, il devra, dans le délai de dix jours après la signification de la citation, faire signifier au ministère public ou au plaignant au domicile par lui élu, suivant qu’il est assigné à la requête de l’un ou de l’autre : 1o Les faits articulés et qualifiés dans la citation, desquels il entend prouver la vérité ; 2o La copie des pièces ; 3o Les noms, professions et demeures des témoins par lesquels il entend faire la preuve. Cette signification contiendra élection de domicile près le tribunal correctionnel, le tout à peine d’être déchu du droit de faire la preuve.» B. Code de procédure pénale Les dispositions de l’article 11 du code de procédure pénale disposent : Article 11 « Sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète. Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines des articles 226-13 et 226-14 du code pénal. Toutefois, afin d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l’ordre public, le procureur de la République peut, d’office et à la demande de la juridiction d’instruction ou des parties, rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause. » C. Sur l’exercice de la profession d’avocat La Recommandation Rec(2000)21 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur la liberté d’exercice de la profession d’avocat (adoptée le 25 octobre 2000) indique ce qui suit : « (...) Désirant promouvoir la liberté d’exercice de la profession d’avocat afin de renforcer l’État de droit, auquel participe l’avocat, notamment dans le rôle de défense des libertés individuelles ; Conscient de la nécessité d’un système judiciaire équitable garantissant l’indépendance des avocats dans l’exercice de leur profession sans restriction injustifiée et sans être l’objet d’influences, d’incitations, de pressions, de menaces ou d’interventions indues, directes ou indirectes, de la part de qui que ce soit ou pour quelque raison que ce soit ; (...) Principe I – Principes généraux concernant la liberté d’exercice de la profession d’avocat Toutes les mesures nécessaires devraient être prises pour respecter, protéger et promouvoir la liberté d’exercice de la profession d’avocat sans discrimination ni intervention injustifiée des autorités ou du public, notamment à la lumière des dispositions pertinentes de la Convention européenne des droits de l’homme. (...) » Les « Principes de base relatifs au rôle du barreau » (adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à La Havane, Cuba, du 27 août au 7 septembre 1990) prévoient notamment que : « 16. Les pouvoirs publics veillent à ce que les avocats a) puissent s’acquitter de toutes leurs fonctions professionnelles sans entraves, intimidation, harcèlement ni ingérence indue ; b) puissent voyager et consulter leurs clients librement, dans le pays comme à l’étranger ; et c) ne fassent pas l’objet, ni ne soient menacés de poursuites ou de sanctions économiques ou autres pour toutes mesures prises conformément à leurs obligations et normes professionnelles reconnues et à leur déontologie. (...) Les pouvoirs publics doivent veiller à ce que toutes les communications et les consultations entre les avocats et leurs clients, dans le cadre de leurs relations professionnelles, restent confidentielles. » Le Conseil des barreaux européens (CCBE) a adopté deux textes fondateurs : le Code de déontologie des avocats européens, qui remonte au 28 octobre 1988 et qui a été modifié à plusieurs reprises, ainsi que la Charte des principes essentiels de l’avocat européen, adoptée le 24 novembre 2006. Cette dernière, qui n’est pas un code de déontologie, énonce dix principes essentiels qui sont l’expression de la base commune à toutes les règles nationales et internationales qui régissent la profession d’avocat, à savoir : « a) l’indépendance et la liberté d’assurer la défense de son client ; b) le respect du secret professionnel et de la confidentialité des affaires dont il a la charge ; c) la prévention des conflits d’intérêts que ce soit entre plusieurs clients ou entre le client et lui-même ; d) la dignité, l’honneur et la probité ; e) la loyauté à l’égard de son client ; f) la délicatesse en matière d’honoraires ; g) la compétence professionnelle ; h) le respect de la confraternité ; i) le respect de l’État de droit et la contribution à une bonne administration de la justice ; j) l’autorégulation de sa profession. » Il existe enfin un guide pratique relatif aux principes internationaux sur l’indépendance et la responsabilité des juges, des avocats et des procureurs, élaboré et édité par la Commission internationale des juristes (à partir de 2004, avec une dernière version du 22 juillet 2009), qui contient de nombreux documents internationaux. D. Sur les relations entre les juges et les avocats Les passages pertinents de l’avis no (2013)16 du Conseil consultatif de juges européens (CCJE) sur les relations entre les juges et les avocats, adopté les 13-15 novembre 2013, se lisent comme suit : « 6. Dans le cadre de sa mission et de ses obligations professionnelles qui sont de défendre les droits et les intérêts de son client, l’avocat doit aussi jouer un rôle essentiel dans l’administration de la justice. Dans le commentaire de la Charte des principes essentiels de l’avocat européen du CCBE [Conseil des barreaux européens], le rôle de l’avocat est défini au no 6 comme suit : « un avocat, qu’il intervienne pour un citoyen, une entreprise ou l’État, a pour mission de conseiller et de représenter fidèlement le client, d’agir comme un professionnel respecté par les tiers, et un acteur indispensable à une bonne administration de la justice. En intégrant tous ces aspects, l’avocat, qui sert les intérêts de son client et veille au respect des droits de ce dernier, assure également une fonction sociale, qui est de prévenir et d’éviter les conflits, de veiller à les résoudre conformément au droit, pour favoriser l’évolution du droit et défendre la liberté, la justice et l’État de droit ». Comme l’indique le paragraphe 1.1 du Code de déontologie des avocats européens du CCBE, le respect de la mission de l’avocat est une condition essentielle à l’État de droit et à une société démocratique. Les Principes de base des Nations unies relatifs au rôle du barreau précisent que la protection adéquate des libertés fondamentales et des droits de l’homme, qu’ils soient économiques, sociaux ou culturels ou civils et politiques, dont toute personne doit pouvoir jouir, exigent que chacun ait effectivement accès à des services juridiques fournis par des avocats indépendants. Le Principe 12 rappelle que les avocats, en tant qu’agents essentiels de l’administration de la justice, préservent à tout moment l’honneur et la dignité de leur profession. Le juge et l’avocat doivent être indépendants dans l’exercice de leurs fonctions et doivent aussi être et apparaître indépendants l’un par rapport à l’autre. Cette indépendance est affirmée par le statut et les principes éthiques de chacune des professions. Le CCJE estime que cette indépendance est essentielle au bon fonctionnement de la justice. Le CCJE se réfère à la Recommandation CM/Rec (2010)12, paragraphe 7, qui déclare que l’indépendance des juges devrait être garantie au niveau juridique le plus élevé possible. L’indépendance des avocats devrait être garantie de la même manière. (...) Deux domaines de relations entre juges et avocats peuvent être distingués : – d’une part, les relations entre les juges et les avocats qui résultent des principes et des règles de procédure dans chaque État et qui ont une incidence directe sur l’efficacité et la qualité des procédures judiciaires. Dans son avis no 11 (2008) sur la qualité des décisions de justice, le CCJE a déjà précisé dans ses conclusions et recommandations que le niveau de qualité des décisions de justice résulte clairement des interactions entre les nombreux acteurs du système judiciaire ; – d’autre part, les relations qui résultent des comportements déontologiques des juges et des avocats, et qui imposent un respect mutuel des rôles de chacun et un dialogue constructif entre les juges et les avocats. (...) Les juges et les avocats disposent chacun de leurs propres principes déontologiques. Cependant, plusieurs principes éthiques sont communs aux juges et avocats, tels que le respect de la loi, le secret professionnel, l’intégrité et la dignité, le respect pour les justiciables, la compétence, l’équité et le respect mutuel. Les principes éthiques des juges et des avocats devraient aussi concerner les relations entre les deux professions. (...) Concernant les avocats, les paragraphes 4.1, 4.2, 4.3 et 4.4 du Code de déontologie des avocats européens du CCBE expriment les principes suivants : l’avocat qui comparaît devant la cour ou le tribunal doit observer les règles déontologiques applicables. L’avocat doit en toutes circonstances observer le caractère contradictoire des débats. L’avocat défend son client avec conscience et sans crainte, sans tenir compte de ses propres intérêts, ni de quelque conséquence que ce soit pour lui-même ou toute autre personne, tout en faisant preuve de respect et de loyauté envers l’office du juge. À aucun moment, l’avocat ne doit donner sciemment au juge une information fausse ou de nature à l’induire en erreur. Le CCJE considère que les relations entre les juges et les avocats doivent être fondées sur la compréhension mutuelle du rôle de chacun, sur le respect mutuel et l’indépendance de l’un vis-à-vis de l’autre. Pour cela, le CCJE est d’avis qu’il faut développer le dialogue et les échanges entre juges et avocats à un niveau institutionnel national et européen sur la question des relations mutuelles. Tant les principes éthiques des juges que ceux des avocats devraient être pris en compte. À cet égard, le CCJE encourage l’identification des principes éthiques communs, tels que le devoir d’indépendance, le devoir de maintenir la primauté du droit à tout moment, la coopération pour une conduite équitable et rapide des procédures et la formation professionnelle permanente. Les associations professionnelles et les organes indépendants chargés de l’administration des professions de juge et d’avocat devraient être responsables de ce processus. (...) Les relations entre les juges et les avocats devraient toujours préserver l’impartialité et l’image d’impartialité du tribunal. Les juges et les avocats devraient en être pleinement conscients. Des règles procédurales et déontologiques adéquates devraient préserver cette impartialité. Les juges et les avocats disposent tous deux de la liberté d’expression conformément à l’article 10 de la Convention. Les juges sont cependant tenus de sauvegarder le secret des délibérations et leur impartialité, ce qui implique, notamment, qu’ils doivent s’abstenir de faire des commentaires sur les procédures et sur le travail des avocats. La liberté d’expression des avocats connaît également ses limites afin de maintenir, conformément à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention, l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. Le respect de la confraternité et le respect de l’État de droit ainsi que la contribution à une bonne administration de la justice – les principes h) et i) de la Charte des principes essentiels de l’avocat européen du CCBE – requièrent l’abstention de critiques abusives envers des collègues, des juges individuels et des procédures et décisions judiciaires. (…) » E. Sur la dépénalisation de la diffamation La Recommandation 1814 (2007) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la dépénalisation de la diffamation indique notamment : « 1. L’Assemblée parlementaire, se référant à sa Résolution 1577 (2007) intitulée « Vers une dépénalisation de la diffamation », invite le Comité des Ministres à exhorter tous les États membres à examiner leur législation en vigueur relative à la diffamation et à procéder, si nécessaire, à des amendements afin de la mettre en conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, en vue d’éliminer tout risque d’abus ou de poursuites injustifiées. L’Assemblée prie instamment le Comité des Ministres de charger son comité intergouvernemental compétent, le Comité directeur sur les médias et les nouveaux services de communication (CDMC), d’élaborer, à la suite de ses importants travaux sur la question et à la lumière de la jurisprudence de la Cour, un projet de recommandation à l’attention des États membres définissant des règles précises en matière de diffamation en vue d’éradiquer l’usage abusif des poursuites pénales. (...) » La réponse du Comité des Ministres, adoptée à la 1029e réunion des Délégués des Ministres (11 juin 2008), est rédigée comme suit : « 1. Le Comité des Ministres a examiné avec attention la Recommandation 1814 (2007) de l’Assemblée parlementaire intitulée « Vers une dépénalisation de la diffamation ». Il a communiqué la recommandation aux gouvernements des États membres, ainsi qu’au Comité directeur sur les médias et les nouveaux services de communication (CDMC), au Comité européen pour les problèmes criminels (CDPC), au Comité directeur pour les droits de l’homme (CDDH) et au Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe pour information et commentaires éventuels. Les commentaires reçus figurent en annexe. Par décision du 24 novembre 2004, le Comité des Ministres a, entre autres, chargé le Comité directeur sur les moyens de communication de masse (CDMM), qui est ensuite devenu le Comité directeur sur les médias et les nouveaux services de communication (CDMC), d’examiner « l’adaptation des lois relatives à la diffamation avec la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme, y compris la question de la dépénalisation de la diffamation ». Il a pris note de la réponse reçue en septembre 2006 et du fait que le CDMC juge souhaitable que les États membres adoptent une démarche volontariste sur la question de la diffamation, en examinant leur législation interne, même en l’absence d’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme les concernant directement, à la lumière des normes élaborées par la Cour et, s’il y a lieu, en mettant leur droit pénal, administratif et civil en conformité avec ces normes. Dans le document susmentionné, le CDMC estime que des mesures devraient également être prises pour rendre la mise en œuvre pratique des lois sur la diffamation pleinement conforme à ces normes. Le Comité des Ministres partage cette opinion, ainsi que l’appel de l’Assemblée parlementaire aux États membres à prendre de telles mesures, en vue d’éliminer tout risque d’abus ou de poursuites injustifiées. Ayant à l’esprit le rôle de la Cour européenne des droits de l’homme dans le développement de principes généraux sur la diffamation au moyen de sa jurisprudence et sa compétence pour statuer sur les allégations de violations de l’article 10 dans des affaires spécifiques, le Comité des Ministres ne juge pas souhaitable, pour le moment, d’élaborer des règles détaillées concernant la diffamation à l’intention des États membres. Enfin, le Comité des Ministres estime qu’il n’est pas nécessaire à ce jour de réviser sa Recommandation no R (97) 20 sur le discours de haine ni d’élaborer des lignes directrices sur cette question. En revanche, les États membres pourraient s’employer davantage à améliorer la visibilité de la recommandation et l’utilisation qui en est faite. » F. L’arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ) du 4 juin 2008 dans l’affaire Djibouti c. France Dans son arrêt du 4 juin 2008 sur l’« affaire relative à certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France) », la CIJ relève qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur les faits et l’établissement des responsabilités dans l’affaire Borrel, et en particulier sur les circonstances du décès de Bernard Borrel, mais que ladite affaire est à l’origine du différend entre ces deux États, du fait de l’ouverture de plusieurs procédures judiciaires, en France et à Djibouti, et de la mise en œuvre de mécanismes conventionnels bilatéraux d’entraide judiciaire entre les parties. La CIJ constate en particulier que si l’objet de la requête de Djibouti vise uniquement la transmission par la France du dossier de l’affaire Borrel, la requête, prise dans son ensemble, a un objet plus large qui inclut la convocation adressée au président de Djibouti et celles adressées à deux hauts fonctionnaires djiboutiens, ainsi que des mandats d’arrêt délivrés à l’encontre de ces deux derniers ultérieurement. La CIJ constate notamment que les motifs de la décision du juge d’instruction français de ne pas faire droit à la demande d’entraide judiciaire étaient justifiés par le fait que la transmission du dossier d’instruction dans l’affaire Borrel était « contraire aux intérêts essentiels de la France », dans la mesure où celui-ci contenait des documents « secret-défense » qui avaient été déclassifiés, ainsi que des informations et des témoignages sur une autre affaire en cours. Elle estime que ces motifs entrent dans les prévisions de l’article 2 c) de la convention d’entraide, lequel autorise l’État requis à refuser d’exécuter une commission rogatoire s’il estime que cette exécution est de nature à porter atteinte à la souveraineté, la sécurité, l’ordre public, ou d’autres de ses intérêts essentiels. La CIJ décide également de ne pas ordonner la communication du dossier Borrel expurgé de certaines pages, comme Djibouti l’avait demandé à titre subsidiaire. Elle juge cependant que la France a manqué à son obligation de motivation dans sa lettre de refus de donner suite à la demande d’entraide, tout en écartant les autres demandes de Djibouti relatives aux convocations adressées au président et aux deux hauts fonctionnaires de Djibouti.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. L’accident et l’instruction pénale Aysel Akdemir est la mère du défunt Turgay Ergin. Fatma Evin est la mère des requérants Suat et Servet Evin. Le 13 mars 1999, le jeune Turgay Ergin, alors âgé de sept ans, jouait avec Servet Evin, alors âgé de huit ans, lorsque Suat Evin, alors âgé de 11 ans, vint à leurs côtés avec un objet qu’il aurait trouvé dans une poubelle près du polygone de tir militaire. L’objet lui explosa dans les mains. Appelés par téléphone, les gendarmes et la police arrivèrent sur les lieux. Les enfants furent transportés d’urgence à l’infirmerie du commandement militaire, puis à l’hôpital de Diyarbakır. Servet Evin présentait des lésions cérébrales et un décollement de la cornée. Suat Evin fut amputé de l’avant-bras gauche. Turgay Ergin, quant à lui, décéda des suites de ses blessures. Le même jour, le procès-verbal d’incident établi par la police décrivit en substance les faits comme suit : Suat Evin avait trouvé l’objet dans une poubelle près du polygone de tir appartenant au commandement de bataillon. L’explosion avait eu lieu dans un quartier périphérique du village de Hani (district de Diyarbakır) derrière les habitations et à côté d’une fontaine où une femme, F.K., était en train de laver son linge. Un croquis des lieux fut établi et des éclats de l’engin explosif furent prélevés pour être expertisés. Le 13 mars 1999, le procureur de la République de Hani entama l’instruction au sujet de l’explosion mortelle. Il convoqua les témoins et les parents des victimes. F.K. fit le récit suivant : Elle avait vu l’objet dans les mains de Suat Evin, et lui avait demandé de quoi il s’agissait. Ce dernier lui avait répondu que « c’était une bombe qu’il avait trouvée et qu’il allait la jeter dans le feu pour qu’elle explose ». Elle lui avait demandé de ne pas jouer avec et s’en était retournée à son travail au moment de l’explosion. Son père, S.K., témoigna comme suit : Il avait entendu l’explosion et était arrivé sur les lieux. Par la suite, il avait conduit à l’hôpital sa fille F.K., qui avait perdu une partie de sa capacité auditive. Selon le rapport d’autopsie du 14 mars 1999, le décès de Turgay Ergin avait pour origine une hémorragie cérébrale causée par un explosif. Des expertises médicolégales furent effectuées. Le 24 mars 1999, le procureur de Hani demanda une expertise militaire. L’expert affirma devant lui : – que la pièce d’aluminium de couleur bleue était une composante des munitions d’apprentissage utilisées dans l’armée ; – que l’arme n’avait pas de capacité mortelle étant donné son usage exclusif dans un but de formation au tir ; – que la douille vide restée sur le terrain après les tirs avait été remplie de matières explosives (tetrytol, TNT, C-4) et transformée ainsi en un engin mortel ; – que cette transformation était probablement l’œuvre des militants du PKK, qui s’étaient déjà livrés à des agissements similaires. Le 22 avril 1999, Aysel Akdemir, mère de Turgay, fut entendue par le parquet de Hani. Elle déposa ainsi : Son fils avait trouvé un engin explosif près de la zone militaire et avait joué avec. Les militaires avaient effectué des tirs d’exercice la veille au soir. Elle portait plainte contre les responsables militaires pour le décès de son enfant. Le 28 avril 1999, le procureur de la République de Hani entendit Fatma Evin et Ali Evin, parents de Suat et Servet. Ils déposèrent ainsi : Leurs enfants avaient trouvé l’explosif à côté de la zone militaire. Ils portaient plainte contre les responsables. Le 30 mai 1999, sur la demande du parquet, une expertise de l’explosif fut effectuée par le laboratoire criminologique de la direction de la sûreté. Le rapport rédigé le 29 juillet par quatre experts livra les informations suivantes : Les pièces de la douille comportaient les couleurs de code de l’OTAN utilisées dans l’armée pour marquer un usage à des fins de formation au tir. Après son utilisation, une explosion de ce type de douille n’était pas techniquement possible. La munition entière n’avait elle-même aucune force mortelle. Les restes de douille appartenaient à une munition militaire spécifiquement fabriquée à des fins de formation, et dont la vente et la possession étaient par ailleurs interdites. L’explosion avait forcément été causée par une autre munition, qui se serait trouvée près de cette douille. Le 2 août 1999, le parquet de Hani conclut que le décès avait été causé par l’explosion d’une bombe qui avait été préparée par des terroristes du PKK (organisation armée illégale). Le parquet indiqua également qu’à l’origine l’engin explosif appartenait aux forces militaires qui l’avaient utilisé à des fins de formation dans une zone militaire. L’explosif avait été posé par la suite dans la poubelle. Le parquet de Hani émit une décision de recherche permanente des coupables. Du 2 août 1999 au 3 juillet 2009, la direction de la sécurité informa tous les trois mois le parquet des recherches effectuées, sans succès, pour identifier les personnes responsables. Le 3 juillet 2009, le parquet de Hani rendit une décision de classement du dossier en raison de la prescription, en constatant que malgré des recherches permanentes personne n’avait pu être identifiée. B. La procédure en indemnisation entamée par Aysel Akdemir Le 22 février 2000, Aysel Akdemir demanda des indemnités au ministère de l’Intérieur pour le décès de son fils. La demande resta sans suite. Le 26 juin 2000, la requérante introduisit une action en indemnisation auprès du tribunal administratif de Diyarbakır. Elle demandait 30 777 002 959 anciennes livres turques (TRL) (l’équivalent à cette date de 52 859 euros (EUR)), se répartissant en 15 777 002 959 TRL pour dommage matériel sur le fondement d’une expertise réalisée aux fins de cette procédure civile, et 15 000 000 000 TRL pour dommage moral. Le tribunal administratif demanda au parquet le dossier de l’instruction pénale afin d’examiner la responsabilité de l’administration. Le 20 mars 2003, le tribunal administratif rendit son jugement : il accueillit partiellement la demande, mais sur le fondement de la responsabilité sans faute de l’État en raison des activités terroristes. Dans ses motifs, après avoir confirmé les conclusions du parquet quant à l’origine de l’engin ayant explosé, le tribunal jugea qu’il convenait de dédommager la requérante sur la base du principe de la socialisation du risque lié aux activités terroristes – donc, sans avoir à établir l’existence d’une faute de l’administration militaire. Le tribunal retint également que les agissements d’un tiers (en l’occurrence, le jeune Suat Evin) avaient concouru à la survenance du dommage, et le prit en considération dans l’évaluation des indemnités. Ainsi, après expertise, le tribunal fixa les sommes à verser à la requérante à 3 372 656 562 TRL pour le dommage matériel et 1 000 000 000 TRL pour le dommage moral. Le 25 décembre 2006, le Conseil d’État approuva le jugement de première instance pour ce qui était du dommage matériel, mais le cassa quant à l’appréciation du dommage moral, aux motifs : « – que d’après l’expertise criminologique, l’engin explosif avait été fabriqué à partir de douilles plastiques vides utilisées par l’armée lors des exercices de tir ; – qu’en ne pratiquant pas de surveillance aux alentours du polygone de tir pour y ramasser les restes de munitions susceptibles, par l’intervention d’une tierce personne, de devenir dangereuses pour autrui, l’administration militaire avait gravement manqué à ses devoirs de service vis-à-vis de la population ; – que le fondement de l’indemnisation aurait dû être le « manquement aux devoirs du service » et donc la « responsabilité directe de l’administration militaire » ; – qu’en considération de ce constat aggravant, il y avait lieu d’augmenter le montant de la réparation du dommage moral. ». Le 18 septembre 2008, le tribunal administratif se plia devant l’arrêt du Conseil d’État tout en gardant en considération la faute concomitante d’une tierce personne. Il porta la réparation du dommage moral à 6 500 nouvelles livres turques (TRY) (l’équivalent alors de 3 551 EUR), avec intérêts moratoires à partir du 29 février 2000. Le 24 novembre 2008, la requérante se pourvut en cassation. Le 8 novembre 2010, le Conseil d’État approuva le dernier jugement. En exécution de ces décisions de justice, la requérante a reçu en janvier 2011 une somme de 45 676 TRY (soit l’équivalent alors de 22 172 EUR). C. La procédure en indemnisation entamée par Fatma Evin Le 29 février 2000, la requérante Fatma Evin demanda réparation au ministère de l’Intérieur pour les blessures subies par ses enfants Suat et Servet. La demande resta sans suite. Le 26 juin 2000, la requérante introduisit une action en indemnisation auprès du tribunal administratif de Diyarbakır. Elle demandait au nom de ses enfants 40 845 104 603 TRL (70 150 EUR) pour dommage matériel, intérêts moratoires en sus, sans y ajouter de demande spécifique pour dommage moral. Le tribunal administratif demanda au parquet le dossier de l’instruction pénale afin d’examiner la responsabilité de l’administration. Il demanda également des rapports d’expertise quant aux pertes matérielles physiques des enfants, sur la base des rapports médicaux. Le 6 janvier 2003, l’expert rendit son rapport, évaluant le dommage matériel à 53 108 885 133 TRL pour Suat Evin et 22 889 416 943 TRL pour Servet Evin. Le 3 mars 2003, le ministère de l’Intérieur contesta les montants retenus par l’expert. Par un jugement du 20 mars 2003, le tribunal administratif reconnut la responsabilité de l’administration, mais seulement sur le fondement du « risque social », en considérant que la douille n’avait été transformée en engin explosif que par l’intervention de personnes étrangères à l’armée, de sorte que le lien de causalité avec l’activité de l’administration n’était qu’indirect. Il retint aussi que Suat Evin était en partie responsable de son propre dommage, pour avoir manipulé un objet qu’il savait explosif. Il octroya ainsi au total 20 422 552 301 TRL (l’équivalent alors de 11 320 EUR) au titre du dommage matériel pour les deux enfants, avec intérêts légaux à partir du 29 février 2000. Le 20 mai 2008, une somme de 87 750,14 TRY (l’équivalent alors de 45 703 EUR) fut payée aux requérants. Le 16 juin 2010, le Conseil d’État cassa le jugement de première instance sur le fond. Dans ses motifs, après avoir rappelé les faits – à savoir que, d’après l’expertise légale, l’engin explosif avait été fabriqué à partir d’une douille en plastique vide, provenant d’un modèle de munition utilisé par l’armée pour la formation au tir, et que la douille transformée en engin explosif avait été retrouvée par les enfants à côté de la zone militaire –, la haute juridiction considéra en droit : « – qu’en n’effectuant pas de ramassage, aux alentours du polygone de tir, des restes de munitions susceptibles, par l’intervention d’une tierce personne, de devenir dangereux pour autrui, l’administration militaire avait manqué à ses devoirs de service ; – que même en admettant que l’engin explosif ayant causé les dégâts avait été préparé par une organisation terroriste, il se trouvait dans un endroit ouvert au public et à côté d’une zone militaire ; – que le ministère de l’Intérieur comme le ministère de la Défense avaient ainsi commis une faute de service ; – qu’il convenait donc de constater la responsabilité « pour faute » du ministère de l’Intérieur dans l’explosion. » Le 6 octobre 2011, le tribunal administratif se plia devant l’arrêt du Conseil d’État. Il considéra toutefois que les parents avaient également manqué à leur devoir de surveillance de leurs enfants. Prenant en compte cette responsabilité parentale dans l’évaluation du montant des indemnités, il le fixa à 40 845,10 TRY (l’équivalent de 16 671 EUR à l’époque) au titre du dommage matériel, plus les intérêts moratoires légaux à compter du 29 février 2000. Le 23 septembre 2013, le Conseil d’État approuva le jugement. En exécution de ces décisions de justice, les requérants se sont vu verser en janvier 2012 un montant de 92 428,93 TRY (l’équivalent de 38 036 EUR). Sur la demande de rectification d’arrêt formulée par l’administration, le 17 décembre 2013, l’affaire est toujours pendante devant le Conseil d’État. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS La loi no 5233 relative à l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme est entrée en vigueur le 27 juillet 2004. La Cour rappelle avoir examiné en détail cette législation dans sa décision Elif Akbayır et autres c. Turquie ((déc.), no 30415/08, §§ 9-25, 28 juin 2011). Par ailleurs, l’article 125 §§ 1 et 7 de la Constitution énonce : « Tous les actes et décisions de l’administration peuvent faire l’objet d’un recours judiciaire. (...) L’administration est tenue d’indemniser tout dommage résultant de ses activités, actes et décisions. » Le Conseil d’État a développé une jurisprudence dans laquelle les plaignants avaient obtenu des indemnités dans des cas similaires en application du principe constitutionnel de la responsabilité objective et du risque social. Dans l’un de ces arrêts, rendu le 16 novembre 1995 et relatif à une bombe artisanale qui avait été posée sur le mur d’un logement militaire et dont l’explosion avait causé des blessures à un enfant, le Conseil d’État a indiqué ceci : « S’agissant des activités terroristes qui ne visaient pas une cible précise et qui n’ont pas pu être empêchées par l’administration, les dommages extraordinaires et particuliers doivent être supportés par la collectivité dans son ensemble sur la base du principe du risque social. (...) Il est admis dans la doctrine et dans la jurisprudence que l’administration doit indemniser certains dommages sans rechercher le lien de causalité. C’est ce que l’on nomme le risque social qui est à la base de la notion de responsabilité collective. Plus généralement, les incidents qui sont qualifiés d’« activités terroristes » visent l’État et ont pour but de renverser le régime constitutionnel, sans viser en particulier les victimes de ces incidents. En raison de l’existence de ces activités criminelles, des personnes qui ne sont pas impliquées dans celles-ci subissent des dommages qui découlent non pas de leur comportement, mais des troubles sociaux qui agitent le pays. Autrement dit, elles subissent des dommages en raison de leur appartenance à une vie publique. Ces dommages doivent être supportés par l’ensemble de la société en raison de leur aspect particulier et extraordinaire, et ce sans qu’il soit recherché de lien de causalité, à cause de la faute de l’administration qui n’a pas pu les prévenir. Les victimes doivent donc être indemnisées sur la base du principe du risque social. Ainsi, il est juste que les dommages causés par ces activités soient partagés par l’ensemble de la population dans un État de droit. (...) » Par ailleurs, la jurisprudence des tribunaux administratifs et du Conseil d’État permet les constats suivants. a) Arrêt du Conseil d’État du 4 octobre 1996, relatif à l’explosion d’une mine antipersonnel placée par les terroristes sur une route nationale et ayant causé des dégâts matériels au camion du plaignant Dans cet arrêt, le Conseil d’État a redéfini la notion de risque social et la responsabilité de l’administration. Il a conclu que, dans le contexte des activités terroristes visant directement la destruction de l’État et de son système constitutionnel, l’individu ayant subi des dommages devait être indemnisé sans qu’il fût recherché de lien de causalité entre l’acte criminel et l’administration, et que cette dernière était responsable pour avoir failli dans sa lutte contre les actes terroristes. b) Arrêt du Conseil d’État du 8 octobre 1996, relatif à l’explosion d’une munition pour char L’affaire concerne le décès des enfants mineurs du requérant survenu à la suite de l’explosion d’une munition pour char qui avait été trouvée lors de la moisson, entre les bottes de paille, sur le terrain du requérant. L’explosion a eu lieu alors que les enfants de l’intéressé montraient à leurs camarades la munition qu’ils avaient rapportée du champ et cachée dans la maison. Le jugement a constaté que l’administration militaire et les défunts étaient responsables à parts égales en raison de la défaillance dans la collecte des explosifs, qui relevait de la responsabilité de l’administration. Le Conseil d’État a approuvé sur la base de la responsabilité objective de l’administration l’octroi d’indemnités aux proches des victimes. c) Arrêt du Conseil d’État du 25 février 2003, relatif à l’explosion d’une mine antipersonnel L’affaire concerne la demande de dommages et intérêts d’un mineur resté handicapé après avoir marché sur une mine antipersonnel mise en place par les forces militaires. Le Conseil d’État a approuvé le jugement de première instance selon lequel, malgré l’absence de preuve établissant une défaillance dans l’exercice du pouvoir public, les dommages subis par la tierce personne devaient être indemnisés en raison de l’exercice du pouvoir public relatif à la sécurité nationale même si l’administration mise en cause n’était pas tenue pour directement responsable, en application du principe constitutionnel de la responsabilité objective. d) Arrêt du Conseil d’État du 18 septembre 2007, relatif à l’explosion d’une grenade trouvée par des paysans sur un terrain militaire Dans cette affaire, le Conseil d’État a affirmé ce qui suit : « En l’espèce, l’administration mise en cause a commis une négligence dans l’exercice de ses fonctions en ayant omis de prendre les mesures de sécurité nécessaires et en ayant abandonné une grenade non explosée dans un endroit fréquenté et proche des habitations (...) » e) Jugement du tribunal administratif d’Erzurum du 5 juin 2001 L’affaire concerne l’explosion d’un obus récupéré par les villageois, alors que les victimes le chauffaient chez eux. Le tribunal a souligné que le fait pour les autorités d’avoir abandonné un engin explosif dangereux sur un champ de manœuvre auquel les personnes et en particulier les enfants avaient accès, et même si le terrain était entouré de fils barbelés, démontrait que les pouvoirs publics avaient failli à prendre les mesures nécessaires pour protéger la vie d’autrui. Il a accordé une indemnité aux requérants, tout en prenant en compte la responsabilité parentale et le devoir de surveillance incombant aux parents à l’égard de leurs enfants.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1974 et en 1991, et résident à Tunceli. Ainsi qu’il ressort du dossier, le 5 juin 2009, un témoin anonyme, dénommé Gömlek (« chemise » en français) par les autorités, fut entendu par le parquet dans le cadre d’une enquête pénale menée au sujet des activités de l’organisation illégale PKK. Il aurait identifié les requérants comme étant des membres de l’organisation incriminée. Le 22 juin 2009, les requérants, soupçonnés de mener des activités au sein de la branche jeunesse du PKK (YDGM), furent arrêtés et placés en garde à vue par des agents de la direction de la sûreté de Tunceli. Le 25 juin 2009, le parquet interrogea les requérants sur leurs liens avec le PKK. Au cours de leur audition, les intéressés contestèrent les déclarations du témoin anonyme ainsi que leur identification par celuici. L’avocat du requérant Ahmet Gökşen Demir, indiquant que les déclarations du témoin anonyme ne faisaient pas état de menaces ou de violences à son encontre, demanda que l’identité de ce témoin fût révélée. Le même jour, le requérant Ahmet Balta fut traduit devant un juge de la cour d’assises de Malatya, qui ordonna sa remise en liberté. Au cours de l’audition, le juge donna lecture de la déposition du témoin anonyme, que le requérant contesta. Quant à Ahmet Gökşen Demir, il fut également remis en liberté le même jour. Le procès-verbal de son audition ne figure pas dans le dossier. À une date non précisée, les intéressés furent accusés, avec quatorze autres personnes, du chef d’appartenance au PKK. Le procès commença devant la cour d’assises de Malatya. Le 16 septembre 2009, un juge de la cour d’assises de Bingöl, agissant sur commission rogatoire, recueillit les déclarations du témoin anonyme. Le procès-verbal d’audition indique que « Gömlek » a été entendu lors d’une audience à huis clos, conformément à l’article 58 du code de procédure pénale (CPP) et à la loi no 5276 relative à la protection des témoins, et que, avant de commencer l’audition, le juge a pris connaissance de l’identité du témoin anonyme. Selon le procès-verbal, le témoin a déclaré qu’il était arrivé à Tunceli le 21 mai 2009 et qu’il s’était rendu dans les locaux du parti politique DTP (Parti pour une société démocratique). Il y aurait été pris en charge par un certain Harun et le responsable local du YDGM. Il aurait passé ses journées dans les locaux du DTP à suivre un programme d’endoctrinement et il aurait été hébergé pour la nuit par Harun dans une résidence universitaire. Il aurait fait part au responsable local de son souhait de rejoindre les rangs du PKK. Celui-ci aurait alors procédé à des recherches sur sa famille avant de répondre positivement à sa demande. Le responsable local lui aurait demandé de rentrer chez lui, à Bingöl, et d’attendre son appel téléphonique. Le 30 mai 2009, il serait rentré chez lui et, le 5 juin suivant, il aurait été invité par téléphone à rejoindre les rangs du PKK à Tunceli. Ayant entre-temps renoncé à ce projet, il aurait relaté les faits à l’agent de police en fonction dans son lycée, lequel l’aurait conduit dans les locaux de la direction de la lutte contre le terrorisme. Toujours selon le procès-verbal, « Gömlek » y a livré des renseignements sur les différentes activités menées par le YDGM, chargé principalement de l’embrigadement de nouvelles recrues et de la propagande de l’organisation. Il aurait également fourni des explications sur les activités du YDGM à Bingöl, aurait conclu sa déposition en confirmant l’exactitude de ses déclarations recueillies par le parquet le 5 juin 2009 et aurait reconnu avoir identifié les personnes dont les photographies étaient annexées à sa déposition. Le 18 février 2010, un dénommé E.B. remit à la cour d’assises de Elazığ une lettre à transmettre à la cour d’assises de Malatya. Dans cette lettre, E.B. affirmait qu’il était « Gömlek », le témoin anonyme, et qu’il s’était rendu au palais de justice de Malatya pour être entendu au cours de l’audience du même jour, mais qu’il n’avait pas été appelé à comparaître. Il revenait sur les déclarations qu’il aurait faites dans les locaux de la direction de la sûreté de Bingöl, affirmant avoir signé le procès-verbal de déposition sous les menaces et les pressions de la police. Il contestait également les identifications auxquelles il aurait procédé dans les locaux de la police sur présentation de photos, soutenant que la police l’avait contraint à identifier comme membres du YDGM des personnes qu’il ne connaissait pas. Il expliquait qu’il avait voulu revenir sur ses déclarations mais que la police l’avait menacé de le faire emprisonner. Il ajoutait enfin qu’il n’avait pas demandé l’anonymat. Le 20 octobre 2010, les requérants présentèrent leur mémoire en défense, dans lequel ils contestaient les accusations portées contre eux et mettaient en cause la manière dont le témoin anonyme avait été entendu. Ils soutenaient que l’audition de ce témoin au stade de l’enquête était contraire au droit interne, qu’ils ne savaient pas quelle autorité judiciaire avait décidé d’entendre le témoin anonyme et qu’ils n’avaient pas été informés des raisons qui avaient conduit à accorder l’anonymat. Ils soutenaient en outre que les déclarations anonymes ne pouvaient être considérées comme une preuve à charge au motif qu’elles n’avaient pas été recueillies par la juridiction de jugement. Ils indiquaient de surcroît que le témoin avait été entendu, tant au cours de l’enquête que lors du procès, en l’absence de leur avocat et qu’ils avaient été privés de la possibilité de poser des questions à ce témoin. À leurs yeux, cette circonstance emportait violation de l’article 6 § 3 d) de la Convention. De plus, les déclarations du témoin anonyme auraient constitué l’unique preuve à charge et, pour cette raison, celuici aurait obligatoirement dû être entendu à l’audience. Les requérants affirmaient encore que l’identité du témoin anonyme avait été révélée par un coaccusé et ils ajoutaient que le témoin avait adressé à la cour d’assises une lettre dans laquelle il aurait exprimé son souhait d’être entendu en audience. Enfin, ils alléguaient que les autres éléments de preuve, en particulier les enregistrements vidéo, n’avaient pas été débattus devant la cour d’assises. Lors de l’audience du 22 octobre 2009, la cour d’assises entendit les accusés en leur défense. Les requérants contestèrent les déclarations du témoin anonyme. Le 21 octobre 2010, la cour d’assises condamna les requérants à six ans et trois mois d’emprisonnement pour appartenance à une organisation illégale en vertu de l’article 314 § 2 du code pénal. S’agissant du requérant Ahmet Gökşen Demir, elle relevait que selon la surveillance de l’intéressé par des procédés techniques : – il avait participé, le 18 avril 2009, à une manifestation au cours de laquelle il aurait lancé des slogans en faveur du PKK et de Abdullah Öcalan ; – il avait participé, le 28 avril 2009, à une réunion du YDGM, tenue dans les locaux du DTP entre 15 h 30 et 17 h 30 ; qu’il avait été vu en train d’entrer dans les locaux du DTP à 15 h 30 et d’en ressortir à 17 h 30 ; – il avait, le 30 avril 2009, distribué des tracts appelant à manifester le 1er mai ; que, ce même jour, il avait été vu, accompagné d’autres coaccusés, lors de son entrée dans les locaux du DTP à 15 h 30 et de sa sortie à 17 h 15 ; – il avait participé à une manifestation le 1er mai 2009 ; Elle relevait en outre que, selon les déclarations du témoin anonyme, le requérant faisait partie de l’organisation YDGM à Tunceli et qu’il participait aux discussions ; Enfin, lors de la perquisition de son domicile, des images en lien avec l’organisation illégale avaient été retrouvées dans son ordinateur. Quant au requérant Ahmet Balta, la cour d’assises relevait que selon la surveillance de l’intéressé par des procédés techniques : – il avait participé, sur instruction du KCK (une branche du PKK), le 14 avril 2009, à la grève de la faim organisée pour la libération des personnes arrêtées pour appartenance au KCK ; – il avait participé, le 11 mai 2009, aux funérailles d’un membre du PKK qui avait été tué par les forces de sécurité ; – il avait participé les 11 et 12 mai 2009 à une grève de la faim et qu’il avait lancé à cette occasion des slogans en faveur du PKK et de Abdullah Öcalan, suivant en cela les instructions que le PKK aurait publiées sur le site Internet fıratnew ; Elle relevait en outre que, selon les déclarations du témoin anonyme, le requérant faisait partie de l’organisation YDGM à Tunceli et qu’il participait aux réunions ; Enfin, lors de la perquisition de son domicile, des textes et des images en lien avec l’organisation illégale avaient été retrouvés dans son ordinateur. Au vu de la diversité, de la continuité et de la nature des actes reprochés aux requérants, la cour d’assises considérait que ceux-ci avaient un lien organique avec l’organisation illégale, que leurs actions allaient au-delà de celles d’un simple sympathisant et qu’elles atteignaient le seuil permettant de les considérer comme des membres de cette organisation. S’agissant de la demande d’audition du témoin anonyme, elle notait ce qui suit : « Bien qu’il ait été demandé au cours de la procédure que le témoin anonyme, parce qu’il était présent à l’extérieur de la salle d’audience, fût de nouveau entendu devant nous, qu’il répondît à des questions préparées et qu’une confrontation fût organisée, il a été décidé de rejeter les demandes en ce sens aux motifs que le témoin anonyme avait été entendu par la cour d’assises de Bingöl conformément aux règles de procédure, que l’identité du témoin anonyme ne pouvait pas être divulguée, qu’il n’y avait pas de contradiction entre les déclarations du témoin anonyme obtenues au stade de l’instruction et celles recueillies par le tribunal sur commission rogatoire, que les réponses aux questions que l’on souhaitait poser au témoin anonyme se trouvaient déjà dans ses déclarations, que les questions avaient été préparées à partir des déclarations de l’intéressé, que les déclarations avaient été transformées en questions, et qu’une nouvelle audition du témoin anonyme (...) ne pouvait pas apporter d’élément nouveau au dossier. » Concernant l’un des coaccusés des requérants, à savoir Ç.D., la cour d’assises relevait que, les déclarations du témoin anonyme constituant l’unique preuve à charge, elles ne pouvaient être considérées à elles seules comme une preuve dès lors qu’elles n’avaient pas été corroborées par d’autres éléments. S’agissant des textes et photos en lien avec le PKK retrouvés dans l’ordinateur du coaccusé en question, la cour notait qu’il n’était pas établi qu’il eût diffusé ces documents dans un but de propagande. En outre, selon la cour, la simple présence de tels documents dans son ordinateur ne signifiait pas que l’intéressé était membre de l’organisation illégale. Le 10 décembre 2010, les requérants formèrent un pourvoi en cassation. Par un arrêt du 7 décembre 2011, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance. Le 30 janvier 2012, une copie de cet arrêt fut versée au dossier de l’affaire se trouvant au greffe de la cour d’assises. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 314 du code pénal, qui sanctionne le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce : « 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. (...) » L’article 58 du CPP, relatif aux questions à poser au témoin et à la protection du témoin, se traduit comme suit en sa partie pertinente en l’espèce : « (...) (2) Si la divulgation de l’identité d’une personne devant être entendue comme témoin est de nature à constituer un risque grave pour elle-même ou pour ses proches, les mesures nécessaires sont adoptées pour que son identité soit gardée secrète. Le témoin dont l’identité est gardée secrète est tenu d’expliquer pour quelle raison et dans quelles circonstances il a pris connaissance des faits qu’il rapporte. Pour que l’identité reste secrète, les informations personnelles relatives au témoin sont consignées par le procureur de la République, le juge ou le tribunal. (3) Si l’audition du témoin en présence des personnes assistant [à l’audience] représente pour lui un risque grave qui ne peut être écarté autrement ou si elle risque de faire obstacle à la manifestation de la vérité, le juge peut décider d’entendre le témoin en l’absence des personnes qui ont le droit d’être présentes [à l’audience]. Lors de l’audition du témoin, il est procédé à une retransmission audio et vidéo. Le droit de poser des questions est préservé. (...) (5) Les dispositions des deuxième, troisième et quatrième alinéas ne trouvent à s’appliquer qu’en relation avec des infractions commises dans le cadre des activités d’une organisation [illégale]. » L’article 5 de la loi no 5276 du 27 décembre 2007 relative à la protection des témoins prévoit, notamment, la possibilité de recourir aux mesures de protection énoncées à l’article 58 du CPP. Selon l’article 1er de la loi no 5276, les témoins qui se trouvent exposés à un risque grave et sérieux peuvent bénéficier de mesures de protection. Le champ d’application de cette loi est défini par son article 3, qui le limite aux infractions pour lesquelles la peine prévue est supérieure à dix ans d’emprisonnement ainsi qu’aux infractions commises dans le cadre d’une association de malfaiteurs et des activités d’une organisation terroriste. Enfin, l’article 311 § 1 f) du CPP dispose que la réouverture d’une procédure interne jugée inéquitable par la Cour européenne des droits de l’homme peut être sollicitée dans le délai d’un an à compter de la décision définitive de la Cour.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1977 et réside à Saint-Pétersbourg. Il est le rédacteur en chef d’une maison d’édition et d’un magazine d’aviation. Par ailleurs, il préside la branche pétersbourgeoise de la Fondation pour la défense de la glasnost, une organisation non gouvernementale (ONG) qui surveille la situation en matière de liberté des médias dans les régions russes, défend l’indépendance des médias régionaux, la liberté d’expression et le respect des droits des journalistes, et offre à ceux-ci un soutien juridique, notamment par la voie procédurale. Il était abonné aux services de plusieurs opérateurs de réseaux mobiles. Le 23 décembre 2003, il engagea une procédure judiciaire contre trois opérateurs de réseaux mobiles, alléguant une atteinte à son droit au respect du caractère privé de ses communications téléphoniques. Il plaidait qu’en application de l’arrêté no 70 (paragraphes 115-122 ci-dessous) pris par la Commission nationale des communications et des technologies de l’information – le prédécesseur du ministère des Communications et des Technologies de l’information (« le ministère des Communications ») –, les opérateurs de réseaux mobiles avaient mis en place un dispositif permettant au Service fédéral de sécurité (FSB) d’intercepter toute communication téléphonique sans autorisation judiciaire préalable. Il considérait que l’arrêté no 70, qui n’avait jamais été publié, restreignait indûment le droit au respect de sa vie privée. Il pria le tribunal d’émettre une injonction ordonnant le retrait du dispositif installé en application de l’arrêté no 70 et de veiller à ce que l’accès aux communications de téléphonie mobile ne fût donné qu’aux seules personnes autorisées. Le ministère des Communications et la section du FSB de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad intervinrent dans la procédure en tant que tierce partie. Le 5 décembre 2005, le tribunal du district Vassileostrovski de Saint-Pétersbourg (« le tribunal de district ») débouta le requérant au motif qu’il n’avait pas démontré que les opérateurs de réseaux mobiles avaient transmis la moindre information protégée à des personnes non autorisées ou permis l’interception illimitée ou non autorisée de communications. Le tribunal de district indiqua que le dispositif visé par l’intéressé avait été mis en place pour permettre aux organes d’application des lois de mener à bien des mesures opérationnelles d’investigation suivant la procédure prévue par la loi. Il estima que l’installation d’un tel dispositif ne constituait pas en soi une atteinte au caractère privé des communications du requérant, lequel, selon lui, n’avait établi aucun fait susceptible de justifier un constat de violation de son droit au respect du caractère privé de ses communications téléphoniques. Le requérant interjeta appel. Il alléguait en particulier que le tribunal de district avait écarté des éléments de preuve de divers documents, dont deux décisions judiciaires autorisant rétroactivement l’interception de communications de téléphonie mobile ainsi qu’un addendum au contrat type de prestation de services émis par l’un des opérateurs de réseaux mobiles. La première décision de justice, rendue le 8 octobre 2002, avait autorisé l’interception des communications de téléphonie mobile de plusieurs personnes du 1er au 5 avril, du 19 au 23 juin, du 30 juin au 4 juillet, et du 16 au 20 octobre 2001. La seconde décision judiciaire, du 18 juillet 2003, avait autorisé l’interception des communications de téléphonie mobile d’un certain M. E. du 11 avril au 11 octobre 2003. Quant à l’addendum, il informait l’abonné que si son numéro était utilisé pour lancer des menaces terroristes, l’opérateur de réseau mobile pouvait suspendre la prestation de services téléphoniques et transmettre les données recueillies aux organes d’application des lois. Selon le requérant, les décisions judiciaires et l’addendum en question prouvaient que les opérateurs de réseaux mobiles et les organes d’application des lois étaient techniquement capables d’intercepter toute communication téléphonique sans obtention préalable d’une autorisation judiciaire et qu’ils procédaient couramment à des interceptions non autorisées. Le 26 avril 2006, le tribunal de Saint-Pétersbourg confirma en appel le jugement de première instance. Il réitéra le constat du tribunal de district selon lequel le requérant n’avait pas démontré que ses communications téléphoniques avaient été interceptées. Il ajouta que l’intéressé n’avait pas non plus établi le risque que son droit au respect du caractère privé de ses communications téléphoniques pût subir une atteinte illégale. Il indiqua qu’il aurait fallu, pour montrer l’existence d’un tel risque, que le requérant prouvât que les défendeurs avaient agi dans l’illégalité ; or, selon la juridiction d’appel, les opérateurs de réseaux mobiles étaient tenus en vertu de la loi d’installer un dispositif permettant aux organes d’application des lois de mettre en œuvre des mesures opérationnelles d’investigation, dispositif dont l’existence ne portait pas en soi atteinte au caractère privé des communications du requérant. Le tribunal de Saint-Pétersbourg estima légal le refus d’admettre comme éléments de preuve les décisions judiciaires du 8 octobre 2002 et du 18 juillet 2003, dès lors qu’elles avaient été prises à l’égard de tiers et ne concernaient pas le requérant. Par ailleurs, il admit comme élément de preuve et examina l’addendum au contrat du fournisseur de services, mais conclut que ce document ne contenait aucune information justifiant le réexamen du jugement rendu par le tribunal de district. Il ressort d’un document soumis par le requérant qu’en janvier 2007 l’ONG Contrôle civil demanda au parquet général de procéder à l’examen des arrêtés pris par le ministère des Communications en matière d’interception de communications, en vue de vérifier leur compatibilité avec la législation fédérale. En février 2007, un membre du parquet général appela cette ONG pour lui demander des copies des annexes non publiées de l’arrêté no 70, indiquant que le parquet n’avait pas pu en obtenir auprès du ministère des Communications. En avril 2007, le parquet général refusa de procéder à l’examen sollicité. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Le droit au respect de la vie privée et de la correspondance La Constitution garantit à toute personne le droit au respect de sa vie privée, de ses secrets personnels et familiaux, ainsi que le droit de défendre son honneur et sa réputation (article 23 § 1). Elle garantit également le droit au respect de la correspondance et des communications téléphoniques, postales, télégraphiques et autres. Ce droit ne peut être restreint qu’en vertu d’une décision de justice (article 23 § 2). Par ailleurs, la Constitution dispose qu’il est interdit de recueillir, conserver, utiliser ou diffuser des informations relatives à la vie privée d’une personne sans son consentement. Les services centraux et municipaux doivent veiller à ce que toute personne ait accès aux documents et pièces touchant à ses droits et libertés, sauf disposition contraire de la loi (article 24). La loi sur les communications du 7 juillet 2003 (no 126-FZ) garantit le caractère privé des communications postales, télégraphiques et autres passant par des réseaux de télécommunications ou des services de courrier. Les restrictions au caractère privé des communications ne sont permises que dans les cas prévus par la législation fédérale (article 63 § 1). L’interception de communications est subordonnée à une autorisation judiciaire préalable, sauf dans les cas indiqués par la législation fédérale (article 63 § 3). Le 2 octobre 2003, dans sa décision no 345-O, la Cour constitutionnelle a déclaré que le droit au respect du caractère privé des communications téléphoniques couvrait toutes les données transmises, conservées ou découvertes au moyen d’un dispositif téléphonique, y compris les métadonnées telles que les informations sur les connexions entrantes et sortantes d’un abonné spécifique. La haute juridiction a ajouté que la surveillance de telles données était elle aussi subordonnée à une autorisation judiciaire préalable. B. La responsabilité pour atteinte à la vie privée La collecte ou la diffusion non autorisées d’informations sur la vie privée ou familiale d’un individu sans son consentement, si elle est accomplie dans un intérêt mercantile ou un autre intérêt personnel et porte atteinte aux droits et aux intérêts légitimes du citoyen, est passible d’une amende, d’une peine de travail obligatoire ou d’une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de quatre mois. Le même acte commis par un agent de l’État dans l’exercice de ses fonctions est passible d’une amende, de l’interdiction d’occuper certains postes ou d’une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de six mois (article 137 du code pénal). Toute atteinte au droit du citoyen au respect du caractère privé de ses communications postales, télégraphiques, téléphoniques ou autres est passible d’une amende ou d’une peine de travail obligatoire. Le même acte commis par un agent de l’État dans l’exercice de ses fonctions est passible d’une amende, de l’interdiction d’occuper certains postes ou d’une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de quatre mois (article 138 du code pénal). L’abus de pouvoir par un agent de l’État, s’il est commis dans un intérêt mercantile ou un autre intérêt personnel et porte gravement atteinte aux droits et aux intérêts légitimes d’une personne physique ou morale, est passible d’une amende, de l’interdiction d’occuper certains postes ou de prendre part à certaines activités pendant une période maximale de cinq ans, d’une peine de travail obligatoire d’une durée maximale de quatre ans ou d’une peine d’emprisonnement d’une durée comprise entre quatre mois et quatre ans (article 285 § 1 du code pénal). Les actes par lesquels un agent de l’État, outrepassant manifestement le cadre de ses prérogatives, porte gravement atteinte aux droits et aux intérêts légitimes d’une personne physique ou morale, sont passibles d’une amende, de l’interdiction d’occuper certains postes ou de prendre part à certaines activités pendant une période maximale de cinq ans, d’une peine de travail obligatoire d’une durée maximale de quatre ans ou d’une peine d’emprisonnement d’une durée comprise entre quatre mois et quatre ans (article 286 § 1 du code pénal). Dans son arrêt no 19 du 16 octobre 2009, la formation plénière de la Cour suprême a dit qu’en vertu des articles 285 et 286 du code pénal « une atteinte grave aux droits et aux intérêts légitimes d’une personne physique ou morale » signifiait une violation des droits et libertés garantis par les principes généralement reconnus et les dispositions du droit international et de la Constitution russe – comme le droit d’une personne au respect de son honneur et de sa dignité, de sa vie privée ou familiale, de sa correspondance, de ses communications téléphoniques, postales, télégraphiques et autres, ou encore à l’inviolabilité de son domicile. Dans le cas d’une personne morale, pour déterminer si l’atteinte est « grave » il faut prendre en compte l’étendue du dommage subi en raison de l’acte illégal, la nature et le montant du préjudice matériel, le nombre de personnes touchées et la gravité du dommage corporel, matériel ou moral qui a été infligé à celles-ci (paragraphe 18.2 dudit arrêt). Une procédure pénale est ouverte si des éléments factuels suffisants montrent qu’une infraction pénale a été commise (article 140 § 2 du code de procédure pénale). C. Dispositions générales sur l’interception de communications L’interception de communications est régie par la loi no 144-FZ du 12 août 1995 sur les mesures opérationnelles d’investigation (« LMOI »), qui est applicable à l’interception de communications tant dans le cadre d’une procédure pénale qu’en dehors d’un tel cadre, et par le code de procédure pénale no 174FZ du 18 décembre 2001 (entré en vigueur le 1er juillet 2002 – « CPP »), qui s’applique uniquement à l’interception de communications dans le cadre d’une procédure pénale. Les mesures opérationnelles d’investigation visent plusieurs buts : a) la détection, la prévention, la répression des infractions pénales et les investigations sur celles-ci, ainsi que l’identification des personnes qui se préparent à commettre une infraction pénale, qui en commettent ou qui en ont commis une ; b) la recherche des personnes qui tentent de se soustraire à la justice et des personnes portées disparues ; c) l’obtention d’informations sur des faits ou activités qui mettent en péril la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique de la Russie (article 2 de la LMOI). Le 25 décembre 2008, l’article 2 de la LMOI a été amendé par l’adjonction d’un nouvel objectif, à savoir l’obtention d’informations sur des biens faisant l’objet d’une mesure de confiscation. Les agents et organes de l’État qui mettent en œuvre des mesures opérationnelles d’investigation doivent faire preuve de respect envers la vie privée et familiale, le domicile et la correspondance des citoyens. Il est interdit de recourir à de telles mesures pour atteindre des buts ou objectifs autres que ceux prévus par la loi (article 5 §§ 1 et 2 de la LMOI). Il n’est pas permis aux agents et organes de l’État a) de procéder à des mesures opérationnelles d’investigation dans l’intérêt de partis politiques ou d’organisations à but non lucratif ou à caractère religieux ; b) de procéder en secret à des mesures opérationnelles d’investigation visant des services fédéraux, régionaux ou municipaux, des partis politiques ou des organisations à but non lucratif ou à caractère religieux dans le but d’influer sur leurs activités ou décisions ; c) de communiquer à quiconque les données recueillies au cours des mesures opérationnelles d’investigation si ces données concernent la vie privée ou familiale d’un citoyen ou nuisent à sa réputation ou à sa renommée, excepté dans les cas visés par la législation fédérale ; d) d’inciter ou d’induire quelqu’un à commettre une infraction pénale, ou de lui tendre un piège à cet effet ; e) de falsifier les résultats de mesures opérationnelles d’investigation (article 5 § 8 de la LMOI). Les mesures opérationnelles d’investigation englobent notamment l’interception de communications postales, télégraphiques, téléphoniques ou autres et la collecte de données à partir de voies techniques de communication. La loi indique qu’il est possible, dans le cadre de telles mesures, de procéder à des enregistrements audio et vidéo, de photographier, de filmer et de recourir à d’autres moyens techniques, sous réserve que cela ne soit pas préjudiciable à la vie ou à la santé des personnes concernées ou à l’environnement. Les mesures opérationnelles d’investigation entraînant l’interception de communications postales, télégraphiques, téléphoniques ou autres et la collecte de données à partir de voies techniques de communication par le biais d’un dispositif installé par les fournisseurs de services de communication sont mises en œuvre à l’aide de moyens techniques par le FSB et les services du ministère de l’Intérieur, conformément aux décisions et accords signés par les services concernés (article 6 de la LMOI). Le décret présidentiel no 891 du 1er septembre 1995 dispose que l’interception de communications postales, télégraphiques ou autres doit être réalisée par le FSB, dans l’intérêt et pour le compte de tous les organes d’application des lois (paragraphe 1). Dans les situations où le FSB ne dispose pas de l’équipement technique nécessaire, les interceptions peuvent être effectuées par les services du ministère de l’Intérieur, dans l’intérêt et pour le compte de tous les organes d’application des lois (paragraphe 2). Des dispositions similaires figurent aux paragraphes 2 et 3 de l’arrêté gouvernemental no 538 du 27 août 2005. D. Situations pouvant conduire à l’interception de communications Des mesures opérationnelles d’investigation entraînant une atteinte au droit constitutionnel au respect du caractère privé des communications postales, télégraphiques et autres transmises au moyen d’un réseau de télécommunications ou de services de courrier, ou une atteinte à l’intimité du domicile, peuvent être mises en œuvre après réception d’informations : a) selon lesquelles une infraction pénale a été commise, est en train d’être commise ou est en préparation ; b) sur des personnes qui se préparent à commettre une infraction pénale, qui en commettent ou qui en ont commis une ; ou c) sur des faits ou activités qui mettent en péril la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique de la Russie (article 8 § 2 de la LMOI). La LMOI dispose que l’interception de communications téléphoniques et autres ne peut être autorisée que dans les cas où une personne est soupçonnée ou inculpée d’une infraction pénale de gravité moyenne, d’une infraction grave ou d’une infraction pénale particulièrement grave, ou est susceptible de détenir des informations au sujet de pareille infraction (article 8 § 4 de la LMOI). Le CPP indique par ailleurs que l’interception des communications téléphoniques et autres d’un suspect, d’un prévenu ou d’une autre personne peut être autorisée s’il y a lieu de penser qu’elles peuvent contenir des informations pertinentes pour le dossier relatif à une infraction pénale de gravité moyenne, une infraction grave ou une infraction pénale particulièrement grave (article 186 § 1 du CPP). L’article 15 du code pénal énonce que les « infractions de gravité moyenne » sont les infractions avec préméditation pour lesquelles le code pénal prévoit une peine maximale comprise entre trois et cinq ans d’emprisonnement, et les infractions sans préméditation pour lesquelles le code pénal prévoit une peine maximale supérieure à trois ans d’emprisonnement. Les « infractions graves » sont les infractions avec préméditation pour lesquelles le code pénal prévoit une peine maximale comprise entre cinq et dix ans d’emprisonnement. Les « infractions particulièrement graves » sont les infractions avec préméditation pour lesquelles le code prévoit une peine maximale supérieure à dix ans d’emprisonnement, voire une peine plus sévère. E. Procédure d’autorisation et délais La loi sur les mesures opérationnelles d’investigation Les mesures opérationnelles d’investigation entraînant une atteinte au droit constitutionnel au respect du caractère privé des communications postales, télégraphiques et autres, transmises au moyen d’un réseau de télécommunications ou de services de courrier, ou une atteinte à l’intimité du domicile – comme l’inspection de locaux ou de bâtiments, l’interception de communications postales, télégraphiques, téléphoniques et autres, ou la collecte de données à partir de voies techniques de communication – exigent une autorisation judiciaire préalable (article 8 § 2 de la LMOI). Dans les cas d’urgence où il existe un risque immédiat de commission d’une infraction grave ou particulièrement grave, ou en présence d’informations sur des faits ou activités qui mettent en péril la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique du pays, les mesures opérationnelles visées à l’article 8 § 2 peuvent être accomplies sans autorisation judiciaire préalable. En pareil cas, il convient, dans les vingtquatre heures qui suivent le début des mesures opérationnelles d’investigation, d’en informer un juge. À défaut d’obtention d’une autorisation judiciaire dans un délai de quarante-huit heures à compter du début des mesures, celles-ci doivent cesser sur-le-champ (article 8 § 3 de la LMOI). L’examen des demandes d’adoption de mesures entraînant une atteinte au droit constitutionnel au respect du caractère privé de la correspondance et des communications téléphoniques, postales, télégraphiques et autres transmises au moyen de réseaux de télécommunications ou de services de courrier, ou une atteinte à l’intimité du domicile, relève de la compétence d’un tribunal dans le ressort duquel se trouve le lieu où la mesure requise doit être mise en œuvre ou le lieu où est sis l’organe auteur de la demande. La demande doit être examinée sur-le-champ par un juge unique (article 9 § 1 de la LMOI). Le juge statue en se fondant sur la demande motivée du chef de l’un des services compétents pour procéder à des mesures opérationnelles d’investigation. Les pièces justificatives pertinentes, excepté celles contenant des renseignements sur des agents infiltrés ou des informateurs de la police, ou sur l’organisation et la tactique afférentes aux mesures opérationnelles d’investigation, peuvent également être produites sur demande du juge (article 9 §§ 2 et 3 de la LMOI). Le juge qui examine la demande décide s’il y a lieu d’autoriser des mesures impliquant une atteinte aux droits constitutionnels susmentionnés, ou au contraire de refuser l’autorisation ; il motive sa décision. Il doit préciser la période visée par l’autorisation, qui ne doit pas en principe excéder six mois. Si nécessaire, il peut prolonger la période en question après réexamen de l’ensemble des pièces pertinentes (article 9 §§ 4 et 5 de la LMOI). La décision judiciaire autorisant les mesures opérationnelles d’investigation et les pièces sur lesquelles repose cette décision doivent rester en la possession exclusive de l’organe d’État qui accomplit les mesures opérationnelles d’investigation (article 12 § 3 de la LMOI). Par sa décision no 86-O du 14 juillet 1998, la Cour constitutionnelle a rejeté pour irrecevabilité une demande de contrôle de la constitutionnalité de certaines dispositions de la LMOI. Elle a notamment déclaré qu’un juge ne devait autoriser des mesures d’investigation entraînant une atteinte à des droits constitutionnels que s’il avait la conviction que pareilles mesures étaient légales, nécessaires et justifiées, c’est-à-dire compatibles avec l’ensemble des exigences de la LMOI. Elle a indiqué que la charge de la preuve incombait à l’organe d’État auteur de la demande, lequel devait établir la nécessité des mesures en question. Par ailleurs, elle a précisé que des pièces justificatives devaient être soumises au juge s’il en faisait la demande et que, dès lors que certaines d’entre elles étaient susceptibles de contenir des secrets d’État, seul un juge ayant le niveau requis d’habilitation de sécurité pouvait examiner les demandes d’autorisation. En outre, s’appuyant sur la nécessité de garder le secret sur les mesures de surveillance, la Cour constitutionnelle a estimé que les principes de publicité de l’audience et du contradictoire n’étaient pas applicables à la procédure d’autorisation. Partant, selon la haute juridiction, le fait que la personne concernée ne pût participer à la procédure d’autorisation, être informée de la décision prise ou interjeter appel auprès d’une juridiction supérieure n’emportait pas violation de ses droits constitutionnels. Dans sa décision no 345-O du 2 octobre 2003, la Cour constitutionnelle a déclaré que le juge était tenu d’examiner de manière attentive et approfondie les pièces qui lui étaient soumises à l’appui d’une demande d’interception, et qu’en cas de demande insuffisamment étayée il pouvait requérir des informations complémentaires. En outre, par sa décision no 1-O du 8 février 2007, la Cour constitutionnelle a rejeté pour irrecevabilité une demande de contrôle de la constitutionnalité de l’article 9 de la LMOI. La haute juridiction a estimé qu’avant d’autoriser la mise en œuvre de mesures opérationnelles d’investigation, le juge était tenu d’en vérifier le fondement. Elle a ajouté que la décision judiciaire autorisant de telles mesures devait être motivée et renvoyer à des raisons précises de penser qu’une infraction pénale avait été commise, était en train d’être commise ou était en préparation, ou que des activités mettant en péril la sécurité nationale, militaire, économique ou écologique du pays étaient menées, et que la personne visée par la demande de mesures opérationnelles d’investigation était impliquée dans ces activités criminelles ou, pour d’autres motifs, dangereuses. Par sa décision no 460-O-O du 15 juillet 2008, la Cour constitutionnelle a rejeté pour irrecevabilité une demande de contrôle de la constitutionnalité des articles 5, 11 et 12 de la LMOI. Elle a estimé qu’il était loisible à la personne dont les communications avaient été interceptées de déposer une requête en supervision contre la décision judiciaire ayant autorisé l’interception. Pour la Cour constitutionnelle, le fait que l’intéressé ne disposât pas d’une copie de cette décision ne l’empêchait pas de déposer sa requête en supervision dès lors que la juridiction saisie pouvait en demander une aux autorités compétentes. Le code de procédure pénale Les mesures d’enquête entraînant la perquisition du domicile d’une personne ou l’interception de ses appels téléphoniques et autres communications sont subordonnées à l’obtention d’une autorisation judiciaire préalable. Une demande aux fins de la perquisition du domicile d’une personne ou de l’interception de ses communications doit être soumise par un enquêteur avec l’approbation d’un procureur et être examinée par un juge unique dans un délai de vingt-quatre heures. Le procureur et l’enquêteur peuvent être présents. Le juge qui se penche sur la demande détermine s’il y a lieu d’autoriser la mesure requise ou au contraire de refuser l’autorisation ; il motive sa décision (article 165 du CPP). Un tribunal peut accorder l’autorisation d’intercepter les communications d’un suspect, d’un prévenu ou d’une autre personne s’il y a lieu de penser que des informations pertinentes pour le dossier pénal en question pourraient être évoquées dans les échanges (article 186 § 1 du CPP). Une demande d’autorisation d’interception de communications doit mentionner clairement a) le dossier pénal auquel se rattache la demande ; b) les raisons justifiant de procéder aux mesures requises ; c) le nom de famille, le patronyme et le prénom de la personne dont les communications doivent être interceptées ; d) la durée de la mesure requise ; et e) l’organe d’État qui effectuera l’interception (article 186 § 3 du CPP). La décision judiciaire autorisant l’interception des communications doit être transmise par l’enquêteur à l’organe d’État chargé de sa mise en œuvre. L’interception de communications peut être autorisée pour une période n’excédant pas six mois, et l’enquêteur met un terme à cette mesure lorsqu’elle n’est plus nécessaire. En tout état de cause, elle doit cesser une fois l’enquête terminée (article 186 §§ 4 et 5 du CPP). Un tribunal peut également autoriser la surveillance de données de communication relatives aux connexions téléphoniques ou sans fil d’une personne s’il existe des raisons suffisantes de penser que pareilles données peuvent être pertinentes pour un dossier pénal. Une demande d’autorisation doit contenir les éléments mentionnés au paragraphe 46 ci-dessus. Copie de la décision judiciaire ayant autorisé la surveillance des données relatives aux communications d’une personne est transmise par l’enquêteur au fournisseur de services de communication concerné ; celui-ci doit ensuite régulièrement, et au moins une fois par semaine, soumettre les données requises à l’enquêteur. La surveillance des données de communication peut être autorisée pour une durée n’excédant pas six mois, et l’enquêteur y met un terme lorsqu’elle n’est plus nécessaire. En tout état de cause, elle doit cesser une fois l’enquête terminée (article 186.1 du CPP, introduit le 1er juillet 2010). F. La conservation, l’utilisation et la destruction des données recueillies La conservation des données recueillies L’article 10 de la LMOI dispose que les organes d’application des lois qui procèdent à des mesures opérationnelles d’investigation peuvent créer et utiliser des bases de données ou ouvrir des dossiers personnels. Un dossier personnel doit être clôturé lorsque les objectifs indiqués à l’article 2 de la loi ont été atteints ou s’il est établi qu’ils sont impossibles à atteindre. Dans sa décision du 14 juillet 1998 (paragraphe 40 ci-dessus), la Cour constitutionnelle a relevé, concernant la possibilité – offerte par l’article 10 – pour les organes d’application des lois accomplissant des mesures opérationnelles d’investigation de créer des bases de données ou d’ouvrir des dossiers personnels, que seules les données touchant à la prévention des infractions pénales ou aux investigations sur celles-ci pouvaient être introduites dans ces bases de données ou ces dossiers personnels. Elle a ajouté que, dès lors que les activités criminelles ne relevaient pas de la sphère de la vie privée, la collecte d’informations sur de telles activités ne portait pas atteinte au droit au respect de la vie privée. Elle a enfin précisé que, si des informations sur les activités criminelles d’une personne introduites dans un dossier personnel n’étaient pas confirmées par la suite, ledit dossier devait être clôturé. Les enregistrements des communications téléphoniques et autres interceptées doivent être scellés et conservés dans des conditions permettant d’écarter tout risque d’écoute ou de copie par des personnes non autorisées (article 8 § 4 de la LMOI). Les informations relatives aux installations utilisées pour la mise en œuvre de mesures opérationnelles d’investigation, aux méthodes employées, aux agents qui interviennent et aux données recueillies constituent un secret d’État. Leur déclassification n’est possible qu’en vertu d’une décision spéciale du chef de l’organe d’État qui effectue les mesures opérationnelles d’investigation (article 12 § 1 de la LMOI et article 5 § 4 de la loi no 5485-I du 21 juillet 1993 – « la loi sur les secrets d’État »). Doivent être apposées en évidence sur les pièces renfermant des secrets d’État les informations suivantes : degré de confidentialité, organe d’État auteur de la décision de classification, numéro d’enregistrement et date ou conditions de déclassification (article 12 de la loi sur les secrets d’État). L’utilisation des données recueillies et les conditions de leur divulgation Les informations contenant des secrets d’État ne peuvent être communiquées à un autre service de l’État, à une organisation ou à une personne qu’avec l’autorisation du service d’État auteur de la décision de classifier ces informations. Elles ne peuvent être communiquées qu’à des services d’État ou organisations spécialement habilités à cet effet ou à des personnes ayant le niveau requis d’habilitation de sécurité. Le service de l’État ou l’organisation auquel des informations classifiées sont communiquées doit veiller à ce qu’elles soient dûment protégées. Le chef du service de l’État ou de l’organisation en question est personnellement responsable de la protection des informations classifiées contre l’accès ou la divulgation non autorisés (articles 16 et 17 de la loi sur les secrets d’État). Seules une organisation ou une entreprise dont il est confirmé qu’elles disposent de services internes spécifiquement chargés de la protection des données, que leurs employés sont qualifiés pour manier des informations classifiées et qu’elles utilisent des systèmes agréés de protection des données peuvent être autorisées à prendre connaissance de secrets d’État (article 27 de la loi sur les secrets d’État). L’habilitation de sécurité n’est octroyée qu’aux agents de l’État qui en ont véritablement besoin pour s’acquitter de leurs tâches. Elle est également accordée aux juges pour la durée de leurs fonctions et aux avocats intervenant dans une affaire pénale si le dossier contient des pièces portant sur des secrets d’État. Quiconque s’est vu délivrer une habilitation de sécurité doit s’engager par écrit à s’abstenir de communiquer les informations classifiées qui lui sont confiées (paragraphes 7, 11 et 21 du règlement no 63 pris le 6 février 2010 par le gouvernement russe). Le chef du service de l’État ou de l’organisation qui est en possession d’informations renfermant des secrets d’État se charge de donner accès à ces informations aux agents de l’État et autres personnes autorisées. Il doit veiller à ce que seules soient communiquées les informations nécessaires au destinataire pour l’accomplissement de ses tâches (article 25 de la loi sur les secrets d’État). Si les données recueillies au cours de mesures opérationnelles d’investigation contiennent des informations sur la commission d’une infraction pénale, ces informations ainsi que l’ensemble des pièces justificatives nécessaires (photographies et enregistrements audio ou vidéo, par exemple) doivent être adressés aux services d’enquête compétents ou à un tribunal. Si les informations ont été recueillies grâce à des mesures opérationnelles d’investigation entraînant une atteinte au droit au respect du caractère privé de communications postales, télégraphiques et autres transmises au moyen d’un réseau de télécommunications ou de services de courrier, ou une atteinte à l’intimité du domicile, elles doivent être adressées aux services d’enquête ou de poursuite, de même que la décision judiciaire ayant autorisé les mesures en question. Les informations doivent être transmises selon la procédure spécialement prévue pour le traitement des informations classifiées, sauf si l’organe d’État qui a mis en œuvre les mesures opérationnelles d’investigation a décidé de les déclassifier (paragraphes 1, 12, 14 et 16 de l’arrêté no 776/703/509/507/1820/42/535/ 398/68 du ministère de l’Intérieur du 27 septembre 2013). Si la personne dont les communications téléphoniques ou autres ont été interceptées est inculpée d’une infraction pénale, les enregistrements doivent être remis à l’enquêteur et versés au dossier pénal. Leur utilisation et leur conservation ultérieures sont régies par les règles de procédure pénale (article 8 § 5 de la LMOI). Les données recueillies au moyen de mesures opérationnelles d’investigation peuvent être utilisées pour la préparation et la conduite d’une enquête et d’une procédure judiciaire et en tant qu’éléments de preuve dans le cadre d’une procédure pénale, conformément aux dispositions juridiques régissant la recherche, l’appréciation et l’examen des preuves. La décision de transmettre les données recueillies à d’autres organes d’application des lois ou à un tribunal appartient au chef de l’organe d’État ayant procédé aux mesures opérationnelles d’investigation (article 11 de la LMOI). Si l’interception a été autorisée dans le cadre d’une procédure pénale, l’enquêteur peut, à tout moment pendant la période visée par l’autorisation d’interception, obtenir les enregistrements auprès de l’organe qui effectue l’interception. Les enregistrements doivent être scellés et accompagnés d’une lettre indiquant les dates et heures de début et de fin des communications enregistrées, ainsi que les moyens techniques employés pour les intercepter. Les enregistrements doivent être écoutés par l’enquêteur en présence de témoins instrumentaires, le cas échéant d’un expert et des personnes dont les communications ont été interceptées. L’enquêteur doit dresser un procès-verbal contenant la transcription intégrale des parties des communications enregistrées qui sont pertinentes pour l’affaire pénale dont il s’agit (article 186 §§ 6 et 7 du CPP). Le 4 mars 2013, l’article 186 § 7 a été modifié par suppression de la prescription relative à la présence de témoins instrumentaires. Les enregistrements et les données relatives aux communications qui ont été recueillies sont joints au dossier pénal. Ils doivent être scellés et conservés dans des conditions permettant d’écarter tout risque d’écoute ou de copie par des personnes non autorisées (article 186 § 8 du CPP et article 186.1, introduit le 1er juillet 2010). Les résultats de mesures opérationnelles d’investigation entraînant une restriction au droit au respect de la correspondance ou des communications téléphoniques, postales, télégraphiques ou autres ne peuvent servir d’éléments de preuve dans une procédure pénale que s’ils ont été obtenus en vertu d’une décision judiciaire et si les mesures en question ont été mises en œuvre dans le respect des règles de procédure pénale (paragraphe 14 de l’arrêt no 8 rendu le 31 octobre 1995 par la formation plénière de la Cour russe). Il est interdit d’utiliser comme éléments de preuve des données qui, recueillies au moyen de mesures opérationnelles d’investigation, ne satisfont pas aux règles du CPP sur la recevabilité des preuves (article 89 du CPP). Les éléments de preuve obtenus en infraction avec le CPP ne sont pas recevables. Des éléments de preuve irrecevables sont dénués de valeur juridique et ne peuvent servir de fondement à des accusations pénales ou pour établir l’une quelconque des circonstances pour lesquelles des preuves doivent être fournies dans le cadre d’une procédure pénale. Des éléments de preuve qui ont été écartés par un tribunal sont dépourvus de valeur juridique et ne peuvent ni être invoqués dans un jugement ou une autre décision judiciaire, ni être examinés ou utilisés pendant le procès (articles 75 et 235 du CPP). La destruction des données recueillies Les données recueillies au moyen de mesures opérationnelles d’investigation au sujet d’une personne dont la culpabilité n’a pas été établie selon les voies légales doivent être conservées pendant un an puis être détruites, sauf si elles sont nécessaires dans l’intérêt du service ou de la justice. Les enregistrements audio et autres éléments recueillis à la faveur de l’interception de communications téléphoniques ou autres doivent être conservés pendant six mois puis être détruits si la personne concernée n’a pas été inculpée d’une infraction pénale. Le juge ayant autorisé l’interception doit être informé trois mois à l’avance de la destruction prévue (article 5 § 7 de la LMOI). Si la personne concernée a été inculpée d’une infraction pénale, à l’issue de la procédure pénale, le juge du fond décide de la conservation ou de la destruction des données utilisées comme éléments de preuve. La destruction doit être consignée dans un rapport à faire signer par le chef du service d’enquête et à verser au dossier de l’affaire (article 81 § 3 du CPP et paragraphe 49 de l’arrêté no 142 du 30 septembre 2011 de la Commission des enquêtes). G. Le contrôle de l’interception de communications Les chefs des organes qui mettent en œuvre des mesures opérationnelles d’investigation sont personnellement responsables de la légalité de l’ensemble de ces mesures (article 22 de la LMOI). Le contrôle général des mesures opérationnelles d’investigation est exercé par le président, le Parlement et le gouvernement russes, dans les limites de leurs compétences respectives (article 20 de la LMOI). Le procureur général et les procureurs de rang inférieur compétents peuvent également contrôler des mesures opérationnelles d’investigation. Sur demande du procureur compétent, le chef de l’organe d’État qui procède à des mesures opérationnelles d’investigation doit produire le matériel afférent à ces mesures, notamment les dossiers personnels, les informations sur le dispositif technique employé, les registres et les instructions internes. Le matériel contenant des renseignements sur des agents infiltrés ou des informateurs de la police ne peut être communiqué au procureur qu’avec l’accord de l’agent ou de l’informateur concerné, sauf en cas de procédure pénale contre cet agent ou informateur. La responsabilité du chef d’un organe d’État peut être engagée en vertu de la loi s’il n’obtempère pas à la demande du procureur. Celui-ci doit veiller à la protection des données contenues dans le matériel produit (article 21 de la LMOI). La loi sur le parquet (loi fédérale no 2202-I du 17 janvier 1992) dispose que le procureur général est nommé et, le cas échéant, démis de ses fonctions par le Conseil de la Fédération (chambre haute du Parlement) sur proposition du président (article 12). Les procureurs de rang inférieur sont nommés par le procureur général après consultation des autorités exécutives régionales (article 13). Pour pouvoir être nommé procureur, il faut avoir la nationalité russe et être titulaire d’un diplôme de droit russe (article 40.1). En sus de leurs fonctions de poursuite, les procureurs sont chargés de veiller à ce que l’administration des centres de détention, les activités des huissiers, les mesures opérationnelles d’investigation et les enquêtes pénales respectent la Constitution et la législation russes (article 1). Par ailleurs, ils coordonnent les activités de l’ensemble des services d’application des lois dans la lutte contre la criminalité (article 8). Concernant le contrôle des mesures opérationnelles d’investigation, les procureurs peuvent vérifier si les actes accomplis pendant la mise en œuvre de telles mesures ont été respectueux de la légalité et des droits de l’homme (article 29). Les instructions données par des procureurs dans le cadre de ce contrôle doivent être appliquées dans le délai fixé. Le défaut d’obtempération peut entraîner la mise en jeu de la responsabilité conformément à la loi (article 6). Les procureurs peuvent également examiner les plaintes pour infraction à la loi ; ils statuent sur toute plainte par une décision motivée. Pareille décision n’empêche pas l’intéressé de porter une plainte identique devant un tribunal. Lorsqu’un procureur découvre une infraction à la loi, il doit prendre des mesures afin que soit engagée une action contre les auteurs de l’infraction (article 10). La loi sur le FSB du 3 avril 1995 (no 40-FZ) dispose que les informations sur les agents infiltrés des services de sécurité, de même que sur la tactique, les méthodes et les moyens employés par eux, ne relèvent pas du contrôle exercé par les procureurs (article 24). Les procédures relatives au contrôle par les procureurs des mesures opérationnelles d’investigation sont définies par l’instruction du parquet général no 33 du 15 février 2011. Cette instruction énonce qu’un procureur peut soumettre les organes qui mettent en œuvre des mesures opérationnelles d’investigation à des inspections systématiques, mais aussi à des inspections ad hoc en cas de dépôt de plainte par un particulier ou de réception d’informations concernant d’éventuelles violations. Les mesures opérationnelles d’investigation accomplies par le FSB dans le contexte du contre-renseignement ne peuvent faire l’objet d’une inspection que sur plainte individuelle (paragraphe 5 de l’instruction no 33). Au cours de l’inspection, le procureur doit s’assurer qu’il est satisfait aux exigences suivantes : – respect des droits constitutionnels des citoyens, tels le droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile, de la correspondance, des communications téléphoniques, postales, télégraphiques et autres ; – caractère légal et justifié des actes accomplis dans le cadre de mesures opérationnelles d’investigation, y compris ceux qui ont été autorisés par un tribunal (paragraphes 4 et 6 de l’instruction no 33). Lors de l’inspection, le procureur doit examiner le matériel original afférent aux mesures opérationnelles d’investigation, notamment les dossiers personnels, les informations sur le dispositif technique employé, les registres et les instructions internes ; il peut demander des explications aux agents compétents. Il est tenu de protéger les données sensibles qui lui sont confiées contre tout accès ou toute divulgation non autorisés (paragraphes 9 et 12 de l’instruction no 33). Si un procureur décèle une infraction à la loi, il doit demander à l’agent qui en est responsable d’y remédier. Il doit également prendre des mesures destinées à faire cesser et redresser les violations des droits des citoyens et afin que soit engagée une action contre les auteurs de l’infraction (paragraphes 9 et 10 de l’instruction no 33). Un agent de l’État qui refuse de se conformer aux instructions d’un procureur peut voir une action engagée contre lui en application de la loi (paragraphe 11). Un procureur chargé du contrôle de mesures opérationnelles d’investigation doit soumettre au parquet général des rapports semestriels qui détaillent les résultats des inspections menées (paragraphe 15 de l’instruction no 33). Le modèle de rapport à remplir par le procureur se trouve joint à l’instruction no 33. Portant mention de son caractère confidentiel, ce document comporte deux parties se présentant toutes deux sous forme de tableau. La première partie concerne les inspections effectuées pendant la période de référence et doit fournir des informations sur le nombre d’inspections réalisées, de dossiers contrôlés et d’infractions découvertes. La seconde partie, qui a trait aux plaintes déposées par des particuliers, doit contenir des informations sur le nombre de plaintes examinées et accueillies. H. Accès d’un particulier aux données recueillies à son sujet au moyen de l’interception de communications Le droit russe ne prévoit pas l’obligation de notifier à une personne, à quelque stade que ce soit, le fait que ses communications sont interceptées. Toutefois, une personne qui a connaissance de faits touchant aux mesures opérationnelles d’investigation auxquelles elle a été soumise, et dont la culpabilité n’a pas été établie selon les voies légales – c’est-à-dire qu’elle n’a pas été inculpée ou que les chefs d’inculpation ont été abandonnés au motif que l’infraction alléguée n’avait pas été commise ou qu’un ou plusieurs des éléments constitutifs d’une infraction pénale faisaient défaut –, a droit à des informations sur les données recueillies dans le cadre des mesures en question, dans la mesure compatible avec les règles de confidentialité opérationnelle (конспирации) et à l’exclusion de données qui pourraient permettre la divulgation de secrets d’État (article 5 §§ 4, 5 et 6 de la LMOI). Dans sa décision du 14 juillet 1998 (paragraphe 40 ci-dessus), la Cour constitutionnelle a relevé que toute personne ayant connaissance de faits relatifs aux mesures opérationnelles d’investigation auxquelles elle avait été soumise était en droit de recevoir des informations sur les données recueillies dans le cadre de ces mesures, sauf si ces données renfermaient des secrets d’État. La haute juridiction a indiqué qu’en vertu de l’article 12 de la LMOI les données recueillies à l’occasion de telles mesures – par exemple des informations sur des infractions pénales et les personnes impliquées dans leur commission – constituaient un secret d’État. Elle a toutefois précisé que les informations se rapportant à des atteintes aux droits des citoyens ou à des actes illégaux commis par les autorités ne pouvaient être classées comme relevant du secret d’État et devaient être dévoilées. Elle a ajouté qu’en conséquence il n’était pas possible d’invoquer l’article 12 pour refuser l’accès à des informations touchant aux droits d’une personne, sauf si ces informations concernaient les buts ou motifs des mesures opérationnelles d’investigation. En conclusion, pour la haute juridiction, le fait qu’en application de la loi contestée une personne ne pût prétendre à l’accès à l’intégralité des données recueillies à son sujet n’emportait pas violation des droits constitutionnels de cette personne. I. Le contrôle juridictionnel Dispositions générales de la LMOI sur le contrôle juridictionnel de l’interception de communications Une personne estimant que ses droits ont été ou sont violés par un agent de l’État à l’occasion de la mise en œuvre de mesures opérationnelles d’investigation peut adresser une plainte au supérieur hiérarchique de cet agent, à un procureur ou à un tribunal. Si les droits d’une personne ont été violés par un agent de l’État dans l’accomplissement de mesures opérationnelles d’investigation, le supérieur hiérarchique de celui-ci, le procureur ou le tribunal doit prendre des mesures afin que la violation soit réparée et la personne concernée indemnisée (article 5 §§ 3 et 9 de la LMOI). Si une personne s’est vu refuser l’accès à des informations sur les données recueillies à son sujet au moyen de mesures opérationnelles d’investigation, elle a le droit de connaître les raisons de ce refus et peut faire appel de cette décision auprès d’un tribunal. La charge de la preuve incombe aux services d’application des lois, lesquels doivent montrer que ce refus est justifié. Pour que le contrôle soit complet et approfondi, l’organe d’application des lois qui est responsable des mesures opérationnelles d’investigation doit, sur demande du juge, produire le matériel afférent aux mesures opérationnelles d’investigation contenant des informations sur les données auxquelles l’accès a été refusé, à l’exclusion des pièces comportant des renseignements sur des agents infiltrés ou des informateurs de la police. Si le tribunal estime injustifié le refus d’octroyer l’accès, il peut obliger l’organe d’application des lois à communiquer le matériel à l’intéressé (article 5 §§ 4, 5 et 6 de la LMOI). Dans sa décision du 14 juillet 1998 (paragraphe 40 ci-dessus), la Cour constitutionnelle a dit qu’une personne ayant découvert qu’elle avait fait l’objet de mesures opérationnelles d’investigation et estimant que les actes commis par des agents de l’État avaient emporté violation de ses droits pouvait, en vertu de l’article 5 de la LMOI, contester devant un tribunal les raisons de procéder aux mesures en question ainsi que les actes spécifiques accomplis par les services compétents dans le cadre de ces mesures, y compris ceux qui avaient été autorisés par un tribunal. Concernant les questions procédurales, la Cour constitutionnelle a déclaré que dans une procédure où étaient contestés les motifs des mesures opérationnelles d’investigation ou les actes commis par les autorités compétentes lors de la mise en œuvre de ces mesures, ainsi que dans une procédure visant le refus de donner accès aux données recueillies, les services d’application des lois devaient soumettre au juge, sur demande de celui-ci, tout matériel pertinent afférent aux mesures opérationnelles d’investigation, excepté les pièces contenant des renseignements sur des agents infiltrés ou des informateurs de la police. Une personne qui souhaite se plaindre de l’interception de ses communications peut demander un contrôle juridictionnel en vertu de l’article 125 du CPP, demander un contrôle juridictionnel sur le fondement du chapitre 25 du code de procédure civile et de la loi no 4866-1 du 27 avril 1993 sur le contrôle juridictionnel des décisions et actes violant les droits et libertés des citoyens (« la loi sur le contrôle juridictionnel »), remplacés depuis le 15 septembre 2015 par le code de procédure administrative, ou engager une action en responsabilité au titre de l’article 1069 du code civil. La demande de contrôle juridictionnel fondée sur l’article 125 du CPP Dans son arrêt no 1 du 10 février 2009, la formation plénière de la Cour suprême a déclaré que les actes d’agents ou organes de l’État procédant à des mesures opérationnelles d’investigation à la demande d’un enquêteur pouvaient être contestés suivant la procédure prévue à l’article 125 du CPP (paragraphe 4). Les plaintes fondées sur cette disposition ne peuvent être examinées que dans le contexte d’une enquête pénale en cours. Si l’affaire a déjà été transmise à une juridiction de jugement, le juge déclare la plainte irrecevable et explique à l’intéressé qu’il pourra soumettre ses griefs au juge du fond compétent (paragraphe 9). L’article 125 du CPP prévoit le contrôle juridictionnel des décisions et actes ou omissions d’un enquêteur ou d’un procureur qui sont susceptibles de porter atteinte aux droits ou libertés constitutionnels des participants à une procédure pénale. Sauf décision contraire de l’enquêteur, du procureur ou du tribunal, le dépôt d’une plainte n’a pas d’effet suspensif sur la décision ou l’acte contestés. Le tribunal examine la plainte dans un délai de cinq jours. L’auteur de la plainte, son conseil, l’enquêteur et le procureur peuvent assister à l’audience. Le demandeur doit étayer sa plainte (article 125 §§ 1, 2, 3 et 4 du CPP). Les comparants peuvent étudier l’ensemble du matériel présenté au tribunal et soumettre des pièces complémentaires liées à la plainte. La divulgation d’éléments du dossier pénal n’est permise que si elle n’est pas contraire aux intérêts de l’enquête et ne porte pas atteinte aux droits des participants à la procédure pénale. Le juge peut inviter les parties à produire les pièces sur lesquelles repose la décision contestée, ou toute autre pièce pertinente (paragraphe 12 de l’arrêt no 1). Après examen de la plainte, le tribunal soit rejette la plainte, soit constate le caractère illégal ou injustifié de la décision, de l’acte ou de l’omission litigieux et demande à l’agent responsable de remédier à la défaillance constatée (article 125 § 5 du CPP). Lorsqu’il prie l’agent de remédier à la défaillance signalée, le tribunal ne peut ni lui prescrire l’adoption de telle ou telle mesure, ni annuler ou ordonner à l’agent d’annuler la décision qui est jugée illégale ou injustifiée (paragraphe 21 de l’arrêt no 1). La demande de contrôle juridictionnel fondée sur le chapitre 25 du code de procédure civile, la loi sur le contrôle juridictionnel et le code de procédure administrative Selon l’arrêt no 2 rendu le 10 février 2009 par la formation plénière de la Cour suprême, les plaintes contre des décisions ou actes d’agents ou organes accomplissant des mesures opérationnelles d’investigation qui ne peuvent pas être contestés dans le cadre d’une procédure pénale, de même que les plaintes contre un refus de donner accès à des informations sur les données recueillies au moyen de mesures opérationnelles d’investigation, peuvent être examinées suivant la procédure établie au chapitre 25 du code de procédure civile (« CPC ») (paragraphe 7). Le chapitre 25 du CPC, en vigueur jusqu’au 15 septembre 2015, définissait la procédure permettant d’examiner les plaintes contre des décisions et actes de fonctionnaires violant les droits et libertés des citoyens, procédure qui fut détaillée dans la loi sur le contrôle juridictionnel. Le 15 septembre 2015, le chapitre 25 du CPC et la loi sur le contrôle juridictionnel ont été abrogés et remplacés par la loi no 21-FZ du 8 mars 2015 (code de procédure administrative – « CPA »), qui est entrée en vigueur à cette date. Le CPA a en substance confirmé et précisé les dispositions du chapitre 25 du CPC et de la loi sur le contrôle juridictionnel. Le CPC, la loi sur le contrôle juridictionnel et le CPA disposent qu’un citoyen peut déposer une plainte auprès d’un tribunal au sujet d’un acte ou d’une décision d’un service ou agent de l’administration centrale ou municipale s’il estime que cet acte ou cette décision a violé ses droits et libertés (article 254 du CPC et article 1 de la loi sur le contrôle juridictionnel). La plainte peut porter sur toute décision, tout acte ou toute omission qui a violé les droits ou les libertés du citoyen, a entravé l’exercice par lui de ses droits ou libertés, ou lui a imposé une obligation ou une responsabilité (article 255 du CPC, article 2 de la loi sur le contrôle juridictionnel et article 218 § 1 du CPA). La plainte doit être déposée auprès d’un tribunal de droit commun dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle son auteur a eu connaissance de l’atteinte portée à ses droits. Ce délai peut être prolongé en cas de motifs valables (article 254 du CPC, articles 4 et 5 de la loi sur le contrôle juridictionnel et articles 218 § 5 et 219 §§ 1 et 7 du CPA). La plainte doit indiquer le numéro d’enregistrement et la date de la décision contestée ou la date et le lieu de commission de l’acte contesté (article 220 § 2 (3) du CPA). L’auteur de la plainte doit fournir des pièces justificatives ou expliquer pourquoi il n’est pas en mesure de le faire (article 220 §§ 2 (8) et 3 du CPA). Si l’auteur de la plainte ne s’acquitte pas des obligations cidessus, le juge déclare la plainte irrecevable (article 222 § 3 du CPA). C’est au service ou à l’agent concerné qu’il revient de prouver la légalité de la décision, de l’acte ou de l’omission en cause. L’auteur de la plainte doit pour sa part établir que cette décision, cet acte ou cette omission a porté atteinte à ses droits et libertés (article 6 de la loi sur le contrôle juridictionnel et article 226 § 11 du CPA). En vertu du CPC la plainte devait être examinée dans un délai de dix jours (article 257 du CPC), alors que le CPA prévoit aujourd’hui un délai de deux mois (article 226 § 1 du CPA). Si le tribunal estime la plainte justifiée, il rend une décision par laquelle il annule la décision ou l’acte contestés et impose au service ou à l’agent en cause de remédier pleinement à l’atteinte portée aux droits de l’intéressé (article 258 § 1 du CPC, article 7 de la loi sur le contrôle juridictionnel et article 227 §§ 2 et 3 du CPA). Le tribunal peut fixer le délai dans lequel il convient de remédier à la violation et/ou définir les mesures particulières à prendre pour réparer pleinement la violation (paragraphe 28 de l’arrêt no 2 et article 227 § 3 du CPA). L’auteur de la plainte peut alors, dans le cadre d’une action civile distincte, demander réparation du préjudice matériel ou moral subi (article 7 de la loi sur le contrôle juridictionnel). Le tribunal peut rejeter la plainte s’il estime que l’acte ou la décision en cause est le fait d’un service ou agent compétent, est légal et ne porte pas atteinte aux droits de l’intéressé (article 258 § 4 du CPC et articles 226 § 9 et 227 § 2 du CPA). Une partie à la procédure peut interjeter appel auprès d’une juridiction supérieure (article 336 du CPC tel qu’en vigueur jusqu’au 1er janvier 2012, article 320 du CPC tel qu’en vigueur depuis cette date et article 228 du CPA). La décision rendue en appel prend effet dès le jour de son prononcé (article 367 du CPC tel qu’en vigueur jusqu’au 1er janvier 2012, article 329 § 5 tel qu’en vigueur depuis cette date et articles 186 et 227 § 5 du CPA). 100. Le CPC exigeait qu’une décision judiciaire accueillant une plainte et imposant à un service ou agent de remédier à l’atteinte portée aux droits d’un citoyen fût adressée au chef du service concerné, à l’agent concerné ou à leurs supérieurs dans un délai de trois jours à compter de sa prise d’effet (article 258 § 2 du CPC). La loi sur le contrôle juridictionnel prescrivait l’envoi de la décision judiciaire dans un délai de dix jours à compter de sa prise d’effet (article 8). Le CPA exige que la décision judiciaire soit envoyée le jour de sa prise d’effet (article 227 § 7). Le tribunal et l’auteur de la plainte doivent se voir notifier l’exécution de la décision dans le mois qui suit sa réception (article 258 § 3 du CPC, article 8 de la loi sur le contrôle juridictionnel et article 227 § 9 du CPA). L’action en responsabilité fondée sur l’article 1069 du code civil 101. Un dommage causé à une personne ou à ses biens donne lieu à une indemnisation intégrale par l’auteur du préjudice. Celui-ci n’est pas tenu à réparation s’il prouve que ce n’est pas par sa faute que le dommage est survenu (article 1064 §§ 1 et 2 du code civil). 102. Les organes et agents centraux et municipaux voient leur responsabilité engagée pour tout dommage causé à un citoyen par l’effet de leurs actions ou omissions entachées d’illégalité (article 1069 du code civil). Qu’il y ait ou non faute d’un agent de l’État, le Trésor public fédéral ou régional est tenu de réparer tout dommage subi par un citoyen à raison i) d’une condamnation ou de poursuites pénales irrégulières, ii) de l’application irrégulière d’une mesure préventive, ou iii) d’une sanction administrative irrégulière (article 1070 du code civil). 103. Un tribunal peut imposer à l’auteur du dommage l’obligation de réparer le préjudice moral (souffrance physique ou morale). L’indemnisation du préjudice moral n’est pas liée à une éventuelle réparation du préjudice matériel (articles 151 § 1 et 1099 du code civil). Le montant de l’indemnité est déterminé en fonction de la gravité de la faute commise par l’auteur du préjudice ainsi que selon d’autres éléments importants. Le tribunal tient compte également de l’ampleur de la souffrance physique ou morale, eu égard aux caractéristiques propres à la victime (articles 151 § 2 et 1101 du code civil). 104. Indépendamment de l’existence d’une faute de la part de l’auteur du dommage, le préjudice moral doit être réparé s’il a été causé i) par un dispositif dangereux, ii) en raison d’une condamnation ou de poursuites irrégulières ou de l’application irrégulière d’une mesure préventive ou d’une sanction administrative irrégulière, ou iii) par la diffusion d’informations ayant entaché l’honneur, la dignité ou la réputation d’une personne (article 1100 du code civil). 105. Dans une procédure civile, la charge de la preuve incombe à celui qui affirme, sauf disposition contraire de la législation fédérale (article 56 § 1 du CPC). Le recours auprès de la Cour constitutionnelle 106. Selon la loi sur la Cour constitutionnelle (loi no 1-FKZ du 21 juillet 1994), lorsque la juridiction constitutionnelle rend dans un arrêt un avis sur le point de savoir si l’interprétation donnée à une disposition législative dans la pratique des organes judiciaires et d’application des lois est compatible avec la Constitution, cet avis doit être suivi par les juridictions et services d’application des lois dès le jour du prononcé de cet arrêt (article 79 § 5). J. Les obligations des fournisseurs de services de communication L’obligation de protéger les données personnelles et le caractère privé des communications 107. En vertu de la loi sur les communications, les fournisseurs de services de communication doivent veiller au respect du caractère privé des communications. Les informations sur les communications transmises au moyen de réseaux de télécommunications ou de services de courrier et le contenu de ces communications ne peuvent être révélés qu’à l’expéditeur et au destinataire ou à leurs représentants autorisés, sauf dans les cas visés par la législation fédérale (article 63 §§ 2 et 4 de la loi sur les communications). 108. Les informations sur les abonnés et les services qui leur sont fournis sont confidentielles. Les informations sur un abonné englobent ses nom de famille, patronyme, prénom et surnom, s’il s’agit d’une personne physique ; le nom de la société ainsi que les noms de famille, patronymes et prénoms du directeur et des employés, s’il s’agit d’une personne morale ; l’adresse et le numéro de l’abonné et autres informations permettant d’identifier l’intéressé ou son terminal ; les données contenues dans des bases de données de paiement, notamment les informations sur les communications, le trafic et les paiements de l’abonné. Les informations sur un abonné ne peuvent pas être révélées à des tiers sans l’accord de l’abonné, sauf dans les cas visés par la législation fédérale (article 53 de la loi sur les communications). L’obligation de collaborer avec les services d’application des lois 109. La loi sur les communications impose aux fournisseurs de services de communication l’obligation de donner aux organes d’application des lois, dans les cas visés par la législation fédérale, des informations sur les abonnés et les prestations dont ils bénéficient, ainsi que tout autre renseignement nécessaire aux organes en question pour atteindre leurs buts et objectifs (article 64 § 1 de la loi sur les communications). 110. Le 31 mars 2008, le conseil municipal de Moscou examina une proposition d’amendement de l’article 64 § 1 de la loi sur les communications visant à obliger les organes d’application des lois à présenter une autorisation judiciaire aux fournisseurs de services de communication auxquels ils demandent des informations sur des abonnés. Les représentants du FSB et du ministère de l’Intérieur indiquèrent aux personnes présentes qu’une décision judiciaire autorisant une interception était un document classifié, donc non susceptible d’être montré aux fournisseurs de services de communication. La proposition d’amendement fut par la suite écartée. 111. Les fournisseurs de services de communication doivent veiller à ce que leurs réseaux et dispositifs soient conformes aux spécifications techniques établies par le ministère des Communications en collaboration avec les organes d’application des lois. Les fournisseurs de services de communication doivent également s’assurer que les méthodes et tactiques employées par lesdits organes demeurent confidentielles (article 64 § 2 de la loi sur les communications). 112. Dans les cas visés par la législation fédérale, un fournisseur de services de communication est tenu de suspendre ses prestations à un abonné dès réception d’un ordre écrit et motivé en ce sens émanant du chef d’un organe d’application des lois qui effectue des mesures opérationnelles d’investigation ou protège la sécurité nationale (article 64 § 3 de la loi sur les communications). 113. La loi sur le FSB oblige les fournisseurs de services de communication à installer un dispositif permettant au FSB de procéder à des mesures opérationnelles d’investigation (article 15). Les spécifications techniques relatives au dispositif que les fournisseurs de services de communication doivent installer 114. Les principales caractéristiques du système d’installations techniques permettant la mise en œuvre de mesures opérationnelles d’investigation (Система технических средств для обеспечения функций оперативно-разыскных мероприятий – « SORM ») sont présentées dans un certain nombre d’arrêtés et de règlements pris par le ministère des Communications. a) L’arrêté no 70 115. L’arrêté no 70 sur les spécifications techniques relatives au système d’installations techniques permettant la mise en œuvre de mesures opérationnelles d’investigation au moyen de réseaux de télécommunications, pris par le ministère des Communications le 20 avril 1999, indique que le dispositif installé par les fournisseurs de services de communication doit satisfaire à certaines spécifications présentées dans les addendums à l’arrêté. Cet arrêté, accompagné de ses addendums, a été publié dans le magazine officiel du ministère des Communications SvyazInform, diffusé par abonnement. Il peut aussi être consulté via une base de données Internet juridique privée, qui l’a repris à partir de SvyazInform. 116. Les addendums nos 1 et 3 décrivent les spécifications techniques du SORM relatives aux réseaux de téléphonie mobile. Ils précisent que l’interception de communications est effectuée par un organe d’application des lois à partir d’un terminal de contrôle à distance connecté au dispositif d’interception installé par l’opérateur de réseau mobile. Ce dispositif doit pouvoir notamment : a) créer des bases de données sur les sujets des interceptions, à gérer depuis le terminal de contrôle à distance ; b) intercepter des communications et transmettre les données ainsi recueillies au terminal de contrôle à distance ; c) protéger les données contre tout accès non autorisé, y compris par des employés de l’opérateur de réseau mobile ; d) assurer l’accès aux bases de données des adresses des abonnés (paragraphes 1.1 et 1.6 de l’addendum no 1). 117. Plus spécifiquement, le dispositif doit permettre : a) l’interception de tous les appels entrants et sortants du sujet de l’interception ; b) l’accès aux informations sur sa localisation ; c) le maintien de la capacité d’interception lorsqu’une connexion en cours est transférée du réseau d’un opérateur de réseaux mobiles à celui d’un autre opérateur ; d) le maintien de la capacité d’interception en cas de recours à des prestations complémentaires telles que le renvoi d’appel, le transfert d’appel ou la conférence multiple, avec possibilité d’enregistrer le ou les numéros vers lesquels l’appel est acheminé ; e) la collecte de données de communication concernant tout type de connexion, que ce soit par télécopie, SMS ou autre ; f) l’accès aux informations sur les services fournis au sujet de l’interception (paragraphe 2.1.2 de l’addendum no 1). 118. Il existe deux types d’interception : l’« interception totale » et la « surveillance statistique ». L’interception totale est l’interception en temps réel des données de communication et du contenu de toutes les communications entrantes ou sortantes du sujet de l’interception. La surveillance statistique est la surveillance en temps réel des seules données de communication, sans interception du contenu des communications. Les données de communication englobent le numéro de téléphone appelé, la date et l’heure correspondant au début et à la fin de la connexion, les prestations complémentaires utilisées, la localisation du sujet de l’interception et l’état de sa connexion (paragraphes 2.2 et 2.4 de l’addendum no 1). 119. Le dispositif installé doit pouvoir lancer l’interception de communications dans les trente secondes qui suivent la réception d’un ordre émanant du terminal de contrôle à distance (paragraphe 2.5 de l’addendum no 1). 120. Les informations sur les sujets des interceptions ou sur la transmission de toute donnée au terminal de contrôle à distance ne peuvent être ni consignées ni enregistrées (paragraphe 5.4 de l’addendum no 1). 121. Le terminal de contrôle à distance reçoit de l’opérateur de réseau mobile un mot de passe lui donnant le plein accès au SORM. Le terminal change alors de mot de passe afin d’empêcher toute personne non autorisée d’avoir accès au SORM. À partir du terminal de contrôle à distance, il est possible d’activer le SORM afin notamment qu’il lance, suspende ou arrête l’interception concernant un abonné, qu’il intercepte la communication en cours d’un abonné et qu’il soumette des informations spécifiques sur un abonné (paragraphe 3.1.2 de l’addendum no 3). 122. Le centre de contrôle à distance reçoit les notifications automatiques suivantes concernant le sujet de l’interception : SMS envoyés ou reçus, avec leur contenu ; composition d’un numéro ; établissement d’une connexion ; interruption d’une connexion ; utilisation de prestations complémentaires ; changement dans l’état de la connexion ou de la localisation du sujet de l’interception (paragraphe 3.1.4 de l’addendum no 3). b) L’arrêté no 130 123. L’arrêté no 130 sur les procédures d’installation applicables au système technique permettant la mise en œuvre de mesures opérationnelles d’investigation, pris par le ministère des Communications le 25 juillet 2000, disposait que les fournisseurs de services de communication devaient installer un dispositif satisfaisant aux spécifications techniques énoncées par l’arrêté no 70. La procédure et le programme d’installation devaient être approuvés par le FSB (paragraphe 1.4). 124. Les fournisseurs de services de communication devaient prendre des mesures aux fins de la protection des informations relatives aux méthodes et tactiques employées dans le cadre de mesures opérationnelles d’investigation (paragraphe 2.4). 125. Les fournisseurs de services de communication devaient veiller à ce que toute interception de communications ou tout accès à des données de communication fût accordé uniquement en vertu d’une décision judiciaire et suivant la procédure établie par la LMOI (paragraphe 2.5). 126. Il n’y avait pas lieu d’informer les fournisseurs de services de communication au sujet des interceptions concernant leurs abonnés. Il n’y avait pas lieu non plus de leur fournir les décisions judiciaires autorisant les interceptions (paragraphe 2.6). 127. Les interceptions étaient réalisées par le personnel et au moyen des installations techniques du FSB et des services du ministère de l’Intérieur (paragraphe 2.7). 128. Les paragraphes 1.4 et 2.6 de l’arrêté no 130 furent contestés devant la Cour suprême par un certain M. N. Celui-ci plaidait le caractère illégal du renvoi à l’arrêté no 70 contenu au paragraphe 1.4, alléguant que cet arrêté n’avait pas été publié et qu’il était dénué de validité. Quant au paragraphe 2.6, M. N. l’estimait incompatible avec la loi sur les communications, qui disposait que les fournisseurs de services de communication étaient tenus de veiller au respect du caractère privé des communications. Le 25 septembre 2000, la Cour suprême déclara que le renvoi à l’arrêté no 70 contenu au paragraphe 1.4 était légal dès lors que cet arrêté revêtait un caractère technique et n’était donc pas censé figurer dans une publication officielle accessible à tous, raison pour laquelle il n’avait été publié que dans une revue spécialisée. Concernant le paragraphe 2.6, la Cour suprême considéra qu’on pouvait l’interpréter comme faisant obligation aux fournisseurs de services de communication d’ouvrir aux organes d’application des lois, sans autorisation judiciaire, l’accès aux informations sur les abonnés. Jugeant qu’une telle exigence était incompatible avec la loi sur les communications, la haute juridiction parvint à la conclusion que le paragraphe 2.6 était entaché d’illégalité et inapplicable. 129. Le 25 octobre 2000, le ministère des Communications abrogea le paragraphe 2.6 de l’arrêté no 130. 130. En réponse à une demande d’information de l’ONG Contrôle civil, le ministère des Communications déclara dans une lettre datée du 20 août 2006 que l’abrogation du paragraphe 2.6 de l’arrêté no 130 ne signifiait pas que les fournisseurs de services de communication devaient être informés des mesures opérationnelles d’investigation visant un abonné ou recevoir copie de la décision pertinente accordant l’autorisation judiciaire en vue d’une telle surveillance. 131. L’arrêté no 130 fut abrogé le 16 janvier 2008 (paragraphe 134 cidessous). c) L’arrêté no 538 132. Selon l’arrêté no 538 sur la collaboration entre les fournisseurs de services de communication et les organes d’application des lois, pris par le gouvernement le 27 août 2005, les fournisseurs de services de communication doivent faire preuve de diligence dans la mise à jour des bases de données contenant les informations sur les abonnés et les prestations dont ils bénéficient. Ces renseignements doivent être conservés pendant trois ans. Les organes d’application des lois doivent avoir en permanence accès à distance à ces bases de données (paragraphe 12). 133. Les bases de données doivent comporter les informations suivantes au sujet des abonnés : a) prénom, patronyme et nom de famille, adresse du domicile et numéro de passeport, s’il s’agit d’une personne physique ; b) nom de la société, adresse et liste des personnes ayant accès à l’équipement terminal, ainsi que leurs prénom, patronyme, nom de famille, adresse du domicile et numéro de passeport, s’il s’agit d’une personne morale ; c) des informations relatives aux connexions, au trafic et aux paiements (paragraphe 14). d) L’arrêté no 6 134. L’arrêté no 6 sur les spécifications relatives aux réseaux de télécommunications concernant la mise en œuvre de mesures opérationnelles d’investigation (première partie), pris par le ministère des Communications le 16 janvier 2008, a remplacé l’arrêté no 130. 135. L’arrêté no 6 a maintenu l’obligation pour les fournisseurs de services de communication d’assurer la transmission, vers le terminal de contrôle à distance de l’organe d’application des lois compétent, d’informations sur a) les numéros et codes d’identification des abonnés et b) le contenu de leurs communications. Ces informations doivent être transmises en temps réel sur demande provenant du terminal de contrôle à distance. Les fournisseurs de services de communication doivent également veiller à l’identification du lieu où se trouve un abonné (paragraphes 2, 3 et 5). 136. Le terminal de contrôle à distance doit avoir accès aux bases de données contenant les informations sur les abonnés, y compris leurs numéros et codes d’identification (paragraphes 7 et 8). 137. Les fournisseurs de services de communication doivent veiller à ce que le sujet de l’interception demeure dans l’ignorance de l’interception de ses communications. Les informations sur les interceptions passées ou en cours doivent être protégées contre tout accès non autorisé par les employés des fournisseurs de services de communication (paragraphe 9). e) L’arrêté no 73 138. L’arrêté no 73 sur les spécifications relatives aux réseaux de télécommunications concernant la mise en œuvre de mesures opérationnelles d’investigation (deuxième partie), pris par le ministère des Communications le 27 mai 2010, donne des précisions sur certaines spécifications contenues dans l’arrêté no 6. Il indique en particulier que le dispositif installé par les fournisseurs de services de communication doit permettre aux organes procédant à des mesures opérationnelles d’investigation d’avoir accès à l’ensemble des données transmises par le biais des réseaux de télécommunications et être capable de sélectionner les données et de transmettre les données sélectionnées à son terminal de contrôle (paragraphe 2). III. INSTRUMENTS INTERNATIONAUX ET EUROPÉENS PERTINENTS A. Nations unies 139. La Résolution no 68/167 sur le droit à la vie privée à l’ère du numérique, adoptée par l’Assemblée générale le 18 décembre 2013, se lit comme suit : « L’Assemblée générale, (...) Invite tous les États : (...) c) À revoir leurs procédures, leurs pratiques et leur législation relatives à la surveillance et à l’interception des communications, et à la collecte de données personnelles, notamment à grande échelle, afin de défendre le droit à la vie privée en veillant à respecter pleinement toutes leurs obligations au regard du droit international [des droits de l’homme] ; d) À créer des mécanismes nationaux de contrôle indépendants efficaces qui puissent assurer la transparence de la surveillance et de l’interception des communications et de la collecte de données personnelles qu’ils effectuent, le cas échéant, et veiller à ce qu’ils en répondent, ou à les maintenir en place s’ils existent déjà ; (...) » B. Conseil de l’Europe 140. La Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du 28 janvier 1981 (STE no 108) a établi des normes pour la protection des données dans le cadre du traitement automatisé de données à caractère personnel dans les secteurs public et privé. Elle énonce : Article 8 – Garanties complémentaires pour la personne concernée « Toute personne doit pouvoir : a) connaître l’existence d’un fichier automatisé de données à caractère personnel, ses finalités principales, ainsi que l’identité et la résidence habituelle ou le principal établissement du maître du fichier ; b) obtenir à des intervalles raisonnables et sans délais ou frais excessifs la confirmation de l’existence ou non dans le fichier automatisé, de données à caractère personnel la concernant ainsi que la communication de ces données sous une forme intelligible ; c) obtenir, le cas échéant, la rectification de ces données ou leur effacement lorsqu’elles ont été traitées en violation des dispositions du droit interne donnant effet aux principes de base énoncés dans les articles 5 et 6 de la présente Convention ; d) disposer d’un recours s’il n’est pas donné suite à une demande de confirmation ou, le cas échéant, de communication, de rectification ou d’effacement, visée aux paragraphes b et c du présent article. » Article 9 – Exceptions et restrictions « 1. Aucune exception aux dispositions des articles 5, 6 et 8 de la présente Convention n’est admise, sauf dans les limites définies au présent article. Il est possible de déroger aux dispositions des articles 5, 6 et 8 de la présente Convention lorsqu’une telle dérogation, prévue par la loi de la Partie, constitue une mesure nécessaire dans une société démocratique : a) à la protection de la sécurité de l’État, à la sûreté publique, aux intérêts monétaires de l’État ou à la répression des infractions pénales ; b) à la protection de la personne concernée et des droits et libertés d’autrui. (...) » Article 10 – Sanctions et recours « Chaque Partie s’engage à établir des sanctions et recours appropriés visant les violations aux dispositions du droit interne donnant effet aux principes de base pour la protection des données énoncés dans le présent chapitre. » 141. La Convention no 108 a été ratifiée par la Fédération de Russie le 15 mai 2013 et est entrée en vigueur à l’égard de cet État le 1er septembre 2013. L’instrument de ratification déposé le 15 mai 2013 par la Fédération de Russie contient les déclarations suivantes : « La Fédération de Russie déclare que, conformément à l’article 3, paragraphe 2.a, de la Convention, elle n’appliquera pas la Convention aux données personnelles : (...) b) relevant du secret d’État en conformité avec la législation de la Fédération de Russie sur le secret d’État. La Fédération de Russie déclare que, conformément à l’article 3, paragraphe 2.c, de la Convention, elle appliquera la Convention aux données personnelles qui ne sont pas traitées automatiquement, si l’application de la Convention correspond à la nature des actions effectuées avec les données à caractère personnel sans l’aide de moyens automatiques. La Fédération de Russie déclare que, conformément à l’article 9, paragraphe 2.a, de la Convention, elle se réserve le droit de limiter l’accès d’une personne à ses propres données personnelles dans le but de protéger la sécurité de l’État et l’ordre public. » 142. Le Protocole additionnel du 8 novembre 2001 à la Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, concernant les autorités de contrôle et les flux transfrontières de données (STE no 181), qui a été signé mais non ratifié par la Fédération de Russie, dispose : Article 1 – Autorités de contrôle « 1. Chaque Partie prévoit qu’une ou plusieurs autorités sont chargées de veiller au respect des mesures donnant effet, dans son droit interne, aux principes énoncés dans les chapitres II et III de la Convention et dans le présent Protocole. a) À cet effet, ces autorités disposent notamment de pouvoirs d’investigation et d’intervention, ainsi que de celui d’ester en justice ou de porter à la connaissance de l’autorité judiciaire compétente des violations aux dispositions du droit interne donnant effet aux principes visés au paragraphe 1 de l’article 1 du présent Protocole. b) Chaque autorité de contrôle peut être saisie par toute personne d’une demande relative à la protection de ses droits et libertés fondamentales à l’égard des traitements de données à caractère personnel relevant de sa compétence. Les autorités de contrôle exercent leurs fonctions en toute indépendance. Les décisions des autorités de contrôle faisant grief peuvent faire l’objet d’un recours juridictionnel. (...) » 143. La Recommandation no R (87) 15 du Comité des Ministres aux États membres visant à réglementer l’utilisation de données à caractère personnel dans le secteur de la police, adoptée le 17 septembre 1987, énonce ce qui suit : « 1.1. Chaque État membre devrait disposer d’une autorité de contrôle indépendante et extérieure à la police, chargée de veiller au respect des principes énoncés dans la présente recommandation. (...) 1. La collecte de données à caractère personnel à des fins de police devrait se limiter à ce qui est nécessaire à la prévention d’un danger concret ou à la répression d’une infraction pénale déterminée. Toute exception à cette disposition devrait faire l’objet d’une législation nationale spécifique. 2. Lorsque des données concernant une personne ont été collectées et enregistrées à son insu, elle devrait, si les données ne sont pas détruites, être informée, si cela est possible, que des informations sont détenues sur son compte, et ce, dès que l’objet des activités de police ne risque plus de subir un préjudice. (...) 1. Dans la mesure du possible, l’enregistrement de données à caractère personnel à des fins de police ne devrait concerner que des données exactes et se limiter aux données nécessaires pour permettre aux organes de police d’accomplir leurs tâches légales dans le cadre du droit interne et des obligations découlant du droit international. (...) 2.i. (...) La communication de données à des organes publics ne devrait être permise que, si dans un cas déterminé : a) il y a obligation ou autorisation légales claires ou autorisation de l’autorité de contrôle, ou si b) ces données sont indispensables au destinataire pour accomplir sa tâche légale propre et pour autant que le but de la collecte ou du traitement exécuté par ce destinataire n’est pas incompatible avec celui prévu à l’origine et que les obligations légales de l’organe communiquant ne s’y opposent pas. 2.ii. Une communication est, en outre, exceptionnellement permise si, dans un cas déterminé : a) la communication est, sans aucun doute, dans l’intérêt de la personne concernée et si, soit celle-ci y a consenti, soit les circonstances permettent de présumer sans équivoque un tel consentement, ou si b) la communication est nécessaire pour éviter un danger grave et imminent. 3.i. (...) La communication de données à des personnes privées ne devrait être permise que si, dans un cas déterminé, il y a obligation ou autorisation légales claires ou autorisation de l’autorité de contrôle. (...) 4. L’exercice [par la personne concernée] des droits d’accès, de rectification ou d’effacement ne saurait faire l’objet d’une restriction que dans la mesure où une telle restriction serait indispensable pour l’accomplissement d’une tâche légale de la police ou nécessaire pour la protection de la personne concernée ou des droits et libertés d’autrui. (...) 5. Un refus ou une restriction de ces droits devraient être motivés par écrit. La communication de la motivation ne pourrait être refusée que dans la mesure où cela serait indispensable pour l’accomplissement d’une tâche légale de la police ou nécessaire pour la protection des droits et libertés d’autrui. 6. Au cas où l’accès serait refusé, la personne concernée devrait disposer d’un recours auprès de l’autorité de contrôle ou d’un autre organe indépendant qui s’assurera que le refus est bien fondé. (...) 1. Des mesures devraient être prises pour que les données à caractère personnel conservées à des fins de police soient effacées si elles ne sont plus nécessaires aux fins pour lesquelles elles avaient été enregistrées. À cette fin, il convient notamment de prendre en considération les critères suivants : nécessité de garder des données à la lumière des conclusions d’une enquête pour un cas donné ; prononcé d’une décision définitive et notamment acquittement ; réhabilitation ; prescription ; amnistie ; âge de la personne concernée ; catégories particulières de données. 2. Des règles destinées à fixer des périodes de conservation pour les différentes catégories de données à caractère personnel ainsi que des contrôles périodiques sur leur qualité devraient être établis en accord avec l’autorité de contrôle ou conformément au droit interne. L’organe responsable devrait prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir aux données la sécurité physique et logique adéquate, et pour empêcher l’accès ou la communication non autorisés ou l’altération. À cette fin, il faudrait tenir compte des différents contenus et caractéristiques des fichiers. » 144. La Recommandation no R (95) 4 sur la protection des données à caractère personnel dans le domaine des services de télécommunication, eu égard notamment aux services téléphoniques, adoptée le 7 février 1995, énonce ce qui suit en ses parties pertinentes : « 2.4. Il ne peut y avoir ingérence des autorités publiques dans le contenu d’une communication, y compris l’utilisation de tables d’écoute ou d’autres moyens de surveillance ou d’interception des communications, que si cette ingérence est prévue par la loi et constitue une mesure nécessaire, dans une société démocratique : a) à la protection de la sécurité de l’État, à la sûreté publique, aux intérêts monétaires de l’État ou à la répression des infractions pénales ; b) à la protection de la personne concernée et des droits et libertés d’autrui. 5. En cas d’ingérence des autorités publiques dans le contenu d’une communication, le droit interne devrait réglementer : a) l’exercice des droits d’accès et de rectification par la personne concernée ; b) les conditions dans lesquelles les autorités publiques compétentes seront en droit de refuser de donner des renseignements à la personne concernée ou d’en différer la délivrance ; c) la conservation ou la destruction de ces données. Lorsqu’un exploitant de réseau ou un fournisseur de services est chargé par une autorité publique d’effectuer une ingérence, les données ainsi collectées ne devraient être communiquées qu’à l’organisme désigné dans l’autorisation pour cette ingérence. » C. Union européenne 145. La Résolution du Conseil du 17 janvier 1995 relative à l’interception légale des télécommunications (96/C 329/01) dispose : « La présente section expose les spécifications des services autorisés relatives à l’interception légale des télécommunications. Ces spécifications sont soumises à la loi nationale et doivent être interprétées conformément aux politiques nationales applicables. (...) 3. Les télécommunications effectuées par le sujet de l’interception ou qui lui sont adressées doivent être accessibles aux services autorisés, à l’exclusion de toutes les télécommunications qui n’ont pas de rapport avec le service cible précisé dans l’autorisation d’interception. (...) Les services autorisés doivent avoir des possibilités de surveillance en temps réel et à temps plein pour les interceptions de transmissions de télécommunications. Des données suffisantes afférentes aux appels doivent également être fournies en temps réel. Si des données complémentaires afférentes à l’appel ne peuvent être fournies en temps réel, les services autorisés doivent disposer de ces données dans les meilleurs délais dès la fin de l’appel. Les opérateurs de réseaux ou les fournisseurs de services doivent procurer aux services autorisés une ou plusieurs interfaces à partir desquelles les communications interceptées peuvent être transmises à leurs installations de surveillance. Ces interfaces doivent faire l’objet d’un accord entre les autorités qui interceptent les communications et les opérateurs de réseaux ou les fournisseurs de services. Les autres questions relatives à ces interfaces seront traitées selon les pratiques admises dans les différents pays. (...) L’interception doit être conçue et mise en œuvre de façon à empêcher toute utilisation non autorisée ou abusive et à sauvegarder les informations concernant l’interception. (...) 2. Les opérateurs de réseaux ou les fournisseurs de services doivent veiller à ce que les communications interceptées soient exclusivement transmises au service de surveillance désigné dans l’autorisation d’interception. (...) » 146. Les spécifications ci-dessus ont été confirmées et expliquées dans la Résolution no 9194/01 du Conseil du 20 juin 2001 relative aux besoins opérationnels des services autorisés en matière de réseaux et services publics de télécommunication. 147. Dans son arrêt rendu le 8 avril 2014 dans les affaires jointes Digital Rights Ireland et Seitlinger e.a. (C-293/12 et C-594/12, EU:C:2014:238), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a déclaré invalide la Directive 2006/24/CE sur la conservation de données, qui imposait aux fournisseurs de services de communications électroniques accessibles au public ou de réseaux publics de communications l’obligation de conserver toutes les données relatives au trafic et à la localisation pendant une période comprise entre six mois et deux ans, pour que les données fussent disponibles à des fins de recherche, de détection et de poursuite d’infractions graves telles que définies par chaque État membre dans son droit interne. La CJUE a relevé que, même si la directive n’autorisait pas la conservation du contenu des communications, les données relatives au trafic et à la localisation visées par ce texte étaient susceptibles de permettre de tirer des conclusions très précises sur la vie privée des personnes dont les données avaient été conservées. En conséquence, selon la CJUE, l’obligation de conserver ces données constituait en soi une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et des communications garanti par l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et du droit à la protection des données à caractère personnel tiré de l’article 8 de la Charte. En outre, pour la CJUE, l’accès des autorités nationales compétentes aux données constituait une ingérence supplémentaire dans l’exercice de ces droits fondamentaux. La CJUE a ajouté que l’ingérence était particulièrement grave et que la circonstance que des données étaient conservées et par la suite utilisées sans que l’abonné ou l’utilisateur inscrit en fussent informés était susceptible de faire naître dans l’esprit des personnes concernées le sentiment que leur vie privée faisait l’objet d’une surveillance constante. Elle a estimé que, si l’ingérence répondait à un objectif d’intérêt général, à savoir contribuer à la lutte contre les infractions graves et le terrorisme et ainsi, en fin de compte, à la sécurité publique, elle ne satisfaisait pas toutefois à l’exigence de proportionnalité. La CJUE a constaté en premier lieu que la directive couvrait de manière généralisée toute personne et tous moyens de communication électronique ainsi que l’ensemble des données relatives au trafic sans qu’aucune différenciation, limitation ni exception fussent opérées en fonction de l’objectif de lutte contre les infractions graves. Ainsi, selon la CJUE, le texte impliquait une ingérence dans les droits fondamentaux de la quasi-totalité de la population européenne et s’appliquait même à des personnes pour lesquelles il n’existait aucun indice de nature à laisser croire que leur comportement pût avoir un lien, même indirect ou lointain, avec des infractions graves. La CJUE a dit qu’en deuxième lieu la directive ne contenait pas les conditions matérielles et procédurales relatives à l’accès des autorités nationales compétentes aux données et à leur utilisation ultérieure et qu’en se bornant à renvoyer de manière générale aux infractions graves telles que définies par chaque État membre dans son droit interne, le texte ne prévoyait aucun critère objectif permettant de déterminer quelles infractions pouvaient être considérées comme suffisamment graves pour justifier une ingérence d’une telle ampleur dans les droits fondamentaux consacrés par les articles 7 et 8 de la Charte. Surtout, pour la CJUE, l’accès par les autorités nationales compétentes aux données conservées n’était pas subordonné à un contrôle préalable effectué soit par une juridiction, soit par une entité administrative indépendante dont la décision aurait visé à limiter l’accès aux données et leur utilisation à ce qui était strictement nécessaire en vue d’atteindre l’objectif poursuivi. En troisième lieu, la CJUE a noté que la directive imposait la conservation de toutes les données pendant une période d’au moins six mois sans que fût opérée une quelconque distinction entre les catégories de données en fonction de leur utilité éventuelle en vue de l’objectif poursuivi ou selon les personnes concernées. La CJUE en a conclu que la directive entraînait une ingérence d’une vaste ampleur et d’une gravité particulière dans les droits fondamentaux consacrés par les articles 7 et 8 de la Charte, sans qu’une telle ingérence fût précisément encadrée par des dispositions permettant de garantir qu’elle demeurât effectivement limitée au strict nécessaire. La CJUE a également fait observer que la directive ne prévoyait pas des garanties suffisantes – au moyen de mesures techniques et organisationnelles – permettant d’assurer une protection efficace des données conservées contre les risques d’abus ainsi que contre tout accès illicite à ces données et toute utilisation illicites de ces données.
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A. Les circonstances de l’espèce La liste des requérants, ainsi que les informations pertinentes sur les procédures en cause figurent en annexe. Les requérants se plaignent de la durée de deux procédures devant les juridictions pénales, ainsi que de l’absence d’un recours effectif à cet égard. La première procédure concernait la poursuite pénale engagée contre le requérant du chef de falsification des documents (πλαστογραφία μετά χρήσεως). La seconde procédure concernait la plainte avec constitution de partie civile déposée par la requérante contre l’un de ses employés pour faux, soustraction de documents et vol (πλαστογραφία και κλοπή). B. Le droit interne pertinent La loi no 4239/2014, intitulée « satisfaction équitable au titre du dépassement du délai raisonnable de la procédure devant les juridictions pénales, civiles et la Cour des comptes », est entrée en vigueur Le 20 février 2014. La loi précitée introduit, entre autres, un nouveau recours indemnitaire visant à l’octroi d’une satisfaction équitable pour le préjudice moral causé par la prolongation injustifiée d’une procédure devant les juridictions pénales. L’article 3 § 1 dispose: « Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive (...) ».
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LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1959 et réside à Athènes. Le 4 décembre 2000, un particulier porta plainte contre le requérant. Le 6 décembre 2000, le procureur près le tribunal de première instance d’Athènes ordonna une instruction préliminaire à l’encontre du requérant pour détournement de fonds, usage de faux et fraude. Le 29 octobre 2004, la cour d’assises d’Athènes condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de quatre ans (jugement no 2740/2004). Le même jour, le requérant interjeta appel. Le 5 mai 2008, la cour d’appel d’Athènes réexamina l’affaire et réduisit la peine infligée au requérant à trois ans d’emprisonnement, convertible en une amende de 4,40 euros par jour (arrêt no 1226/2008). Le 7 juillet 2008, le requérant se pourvut en cassation. Le 16 juin 2009, la Cour de cassation rejeta son pourvoi comme infondé (arrêt no 1470/2009). La date de la mise au net de cet arrêt ne ressort pas du dossier.
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A. Les circonstances de l’espèce La liste des requérants, ainsi que leurs démarches devant les autorités et juridictions internes figurent en annexe. Les requérants se plaignent de la durée de deux procédures devant la Cour des comptes, ainsi que de l’absence d’un recours effectif à cet égard. B. Le droit interne pertinent La loi no 4239/2014, intitulée « satisfaction équitable au titre du dépassement du délai raisonnable de la procédure devant les juridictions pénales, civiles et la Cour des comptes », est entrée en vigueur le 20 février 2014. La loi précitée introduit, entre autres, un nouveau recours indemnitaire visant à l’octroi d’une satisfaction équitable pour le préjudice moral causé par la prolongation injustifiée d’une procédure devant la Cour des comptes. L’article 3 § 1 dispose: « Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1951 et réside à Paris. Elle fut recrutée sous contrat à durée déterminée de trois mois, du 1er octobre au 31 décembre 1999, prolongé d’une durée de un an du 1er janvier au 31 décembre 2000, en qualité d’agent contractuel de la fonction publique hospitalière afin d’occuper les fonctions d’assistante sociale en service de psychiatrie au sein du Centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre (CASH), un établissement public à caractère social et sanitaire de la ville de Paris. Le 11 décembre 2000, le directeur des ressources humaines du centre informa la requérante que son contrat ne serait pas renouvelé à compter du 31 décembre suivant. Cette décision était motivée par le refus de la requérante d’enlever la coiffe qu’elle portait et avait été prise à la suite de plaintes formulées par certains patients du centre. Le 28 décembre 2000, en réponse à une lettre de la requérante invoquant l’illégalité du non-renouvellement de son contrat au motif qu’il était motivé par ses croyances et son appartenance à la religion musulmane, le directeur des ressources humaines indiqua que, lors de l’entretien du 30 novembre 2000 qui avait précédé la décision de l’administration, il ne lui avait pas été reproché son appartenance religieuse mais simplement rappelé les droits et obligations des fonctionnaires, à savoir l’interdiction d’afficher une telle appartenance. Il poursuivit ainsi : « J’ai souligné que j’avais été contrainte de vous recevoir, suite à des réclamations formulées auprès de Mme M., cadre socio-éducatif, à la fois par des patients qui refusaient de vous rencontrer compte tenu de cet affichage et par des travailleurs sociaux pour lesquels il devenait de plus en plus difficile de gérer cette situation très délicate. À noter que Mme M. a évoqué avec vous ces difficultés et a tenté de vous convaincre de ne pas afficher vos convictions religieuses, avant même que les réclamations ne remontent jusqu’à la DRH. Ce n’est d’ailleurs que peu avant votre entretien du 30 novembre que l’administration a été officiellement informée du problème que suscitait le port de votre coiffe. Au sujet de votre coiffe au moment de l’embauche : comme vous le savez, l’entretien d’embauche dure tout au plus une heure. Les personnes se présentent en tenue de « ville » sans pour autant quitter manteau ou foulard. Le fait que vous étiez couverte au moment de cet entretien n’a pas été interprété comme pouvant être le signe d’une appartenance, mais comme une simple tenue vestimentaire. La rupture de votre contrat repose sur un fondement juridique, non sur une situation de nature discriminatoire. » Le directeur des ressources humaines rappela encore à la requérante dans cette lettre l’avis du Conseil d’État du 3 mai 2000. Cet avis indique que le principe de liberté de conscience ainsi que celui de laïcité de l’État et de neutralité des services publics s’appliquent à l’ensemble de ceux-ci, fait obstacle à ce que les agents disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses et, enfin, que le port d’un signe destiné à marquer une appartenance à une religion constitue un manquement de l’agent à ses obligations (paragraphe 26 ci-dessous). Par une requête enregistrée le 7 février 2001, la requérante demanda au tribunal administratif de Paris l’annulation de la décision du 11 décembre 2000. Par des lettres des 15 et 28 février 2001, la requérante fut informée de la décision du directeur des ressources humaines du CASH de l’inscrire au concours sur titre d’assistants socio-éducatifs et de l’autoriser à y prendre part. Cette décision fut prise en vertu du décret du 26 mars 1993 portant statut particulier des assistants socio-éducatifs de la fonction publique hospitalière. Ce texte indiquait que les assistants ont pour mission d’aider les patients et leur famille qui connaissent des difficultés sociales dans leurs démarches, en participant à l’élaboration et à la mise en œuvre du projet de l’établissement dont ils relèvent ainsi que des projets sociaux et éducatifs, en coordination notamment avec d’autres institutions ou services sociaux. La requérante ne se présenta pas au concours. Par un jugement du 17 octobre 2002, le tribunal administratif jugea le non-renouvellement du contrat conforme au principe de laïcité et de neutralité des services publics : « (...) Vu la loi no 83-634 du 13 juillet 1983 [portant droits et obligations des fonctionnaires, paragraphe 25 ci-dessous] (...) Considérant que si les agents publics bénéficient, comme tous les citoyens, de la liberté de conscience et de religion édictée par les textes constitutionnels, conventionnels et législatifs, qui prohibent toute discrimination fondée sur leurs croyances religieuses ou leur athéisme, notamment pour l’accès aux fonctions, le déroulement de carrière ou encore le régime disciplinaire, le principe de laïcité de l’État et de ses démembrements et celui de la neutralité des services publics font obstacle à ce que ces agents disposent, dans l’exercice de leurs fonctions, du droit de manifester leurs croyances religieuses notamment par une extériorisation vestimentaire ; que ce principe, qui vise à protéger les usagers du service de tout risque d’influence ou d’atteinte à leur propre liberté de conscience, concerne tous les services publics et pas seulement celui de l’enseignement ; que cette obligation trouve à s’appliquer avec une rigueur particulière dans les services publics dont les usagers sont dans un état de fragilité ou de dépendance ; » Il débouta la requérante en rappelant que la décision de ne pas renouveler son contrat avait été prise en raison de son refus d’enlever le voile qu’elle portait « à la suite de plaintes formulées par certains patients du centre de soins et en dépit des mises en garde réitérées de sa hiérarchie et des conseils amicaux de ses collègues de travail ». Le tribunal considéra que, à raison des principes énoncés, relatifs à la manifestation d’opinions religieuses au sein des services publics, l’autorité administrative, en refusant de renouveler le contrat pour le motif implicite du port « d’un vêtement manifestant, de manière ostentatoire, l’appartenance à une religion », n’avait pas commis d’erreur d’appréciation. Il conclut « qu’ainsi, alors même que l’employeur [de la requérante] a toléré le port de ce voile pendant plusieurs mois et que ce comportement ne peut être regardé comme délibérément provoquant ou prosélyte, le centre hospitalier n’a commis aucune illégalité en décidant de ne pas renouveler le contrat à la suite de son refus d’enlever son voile ». Par un arrêt du 2 février 2004, la cour administrative d’appel de Paris considéra que la décision litigieuse présentait un caractère disciplinaire, car « il résult[ait] tant de la lettre en date du 28 décembre du directeur des ressources humaines du centre que des mémoires en défense de l’établissement qu’elle [avait] été prise en raison de la persistance de [la requérante] à porter, durant son service, une coiffe pour des motifs religieux ». En conséquence, elle annula la décision pour vice de procédure dès lors que la requérante n’avait pas été informée des motifs de la mesure envisagée avant qu’elle ne soit prise ni mise à même de consulter son dossier. En exécution de l’arrêt d’appel, le directeur du CASH invita la requérante à prendre connaissance de son dossier. Par une décision motivée du 13 mai 2005, il lui confirma le non-renouvellement de son contrat : « En conséquence de l’intervention de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris en date du 2 février 2004, qui a retenu un caractère disciplinaire au motif de non-renouvellement de votre contrat à durée déterminée ayant expiré le 31 décembre 2000, nous vous avons invité à prendre de nouveau connaissance de votre dossier administratif le 10 mai dernier, afin de régulariser la procédure. À ce jour et en tant que de besoin, en exécution de cette même décision de justice, nous vous informons que le motif disciplinaire ayant conduit au non-renouvellement de votre contrat tient à votre refus d’ôter votre coiffe en tant qu’elle manifeste ostensiblement votre appartenance religieuse. En effet, par application des principes de laïcité de l’État et de neutralité des Services Publics, fondant le devoir de réserve auquel est soumis tout agent de l’État, fût-il contractuel, votre refus de vous découvrir dans l’exercice de vos fonctions, caractérise un manquement à vos obligations vous exposant à une sanction disciplinaire légitime tel que l’a retenu dans son principe l’avis du Conseil d’État, Mlle Marteaux, en date du 3 mai 2000. La décision de non-renouvellement que nous avons prise s’avère d’autant justifiée en l’espèce, que pour vos fonctions, vous exerciez en contact avec des patients. » Par une lettre du 29 juin 2005, la cour administrative d’appel informa la requérante que le CASH avait pris les mesures impliquées par l’arrêt du 2 février 2004. Elle lui indiqua que lorsqu’une décision est annulée pour vice de procédure, l’autorité administrative peut légalement reprendre des décisions identiques à celles annulées, mais en respectant les formes prescrites, et que la nouvelle décision du 13 mai 2005 pouvait être contestée devant le tribunal administratif. En janvier 2006, la requérante demanda l’annulation de la décision du 13 mai 2005 auprès du tribunal administratif de Versailles. Elle fit notamment valoir que l’avis du Conseil d’État du 3 mai 2000, mis en avant par son employeur, n’avait vocation à s’appliquer qu’aux enseignants. Par un jugement du 26 octobre 2007, le tribunal rejeta la requête sur le fondement du principe de laïcité de l’État et de neutralité des services publics : « (...) Considérant cependant que si l’avis du Conseil d’État du 3 mai 2000 porte en particulier sur le cas d’un agent du service public de l’enseignement, il précise également qu’il résulte des textes constitutionnels et législatifs que le principe de liberté de conscience ainsi que celui de la laïcité de l’État et de neutralité des services publics s’appliquent à l’ensemble des services publics ; que si les agents publics bénéficient comme tous les citoyens de la liberté de conscience et de religion édictée par des textes constitutionnels, conventionnels et législatifs, qui prohibent toute discrimination fondée sur leurs croyances religieuses ou leur athéisme, notamment pour l’accès aux fonctions, le déroulement de carrière ou encore le régime disciplinaire, le principe de laïcité de l’État et de ses démembrements et celui de la neutralité des services publics font obstacle à ce que ses agents disposent, dans l’exercice de leurs fonctions, du droit de manifester leurs croyances religieuses notamment par une extériorisation vestimentaire ; ce principe vise à protéger les usagers du service de tout risque d’influence ou d’atteinte à leur propre liberté de conscience. Considérant qu’à raison des principes sus-énoncés relatifs à la manifestation d’opinions religieuses au sein des services publics, l’autorité administrative, en décidant de ne pas renouveler le contrat d’assistante sociale de [la requérante] pour le motif implicite du port d’un vêtement manifestant, de manière ostentatoire, l’appartenance à une religion n’a commis aucune illégalité. » La requérante interjeta appel du jugement. Par un arrêt du 26 novembre 2009, la cour administrative d’appel de Versailles confirma le jugement en reprenant les motifs retenus par les premiers juges. La requérante forma un pourvoi en cassation. Dans ses moyens de cassation, elle souligna que la cour administrative d’appel avait privé son arrêt de base légale en ne précisant pas la nature du vêtement dont le port avait justifié sa sanction. Elle invoqua le caractère disproportionné de celle-ci et sa contrariété avec l’article 9 de la Convention. Par un arrêt du 9 mai 2011, le Conseil d’État déclara le pourvoi non admis. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Principe de laïcité et de neutralité des services publics Dans l’affaire Dogru c. France (no 27058/05, 4 décembre 2008), concernant le port des signes religieux à l’école, la Cour a eu l’occasion d’expliciter le concept de laïcité en France. Elle a rappelé à cette occasion que l’exercice de la liberté religieuse dans l’espace public est directement lié au principe de laïcité. Découlant d’une longue tradition française, celui-ci trouve ses origines dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont l’article 10 dispose que « [n]ul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Il apparaît également dans les grandes lois scolaires de 1882 et 1886 qui instaurent l’école primaire obligatoire, publique et laïque. Mais la véritable clé de voûte de la laïcité française est la loi du 9 décembre 1905, dite loi de séparation de l’église et de l’État, qui marque la fin d’un long affrontement entre les républicains issus de la Révolution française et l’Église catholique. Son article 1er énonce : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » Le principe de séparation est affirmé par l’article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte (...) » De ce « pacte laïque », découle plusieurs conséquences aussi bien pour les services publics que pour les usagers. Il implique la reconnaissance du pluralisme religieux et la neutralité de l’État à l’égard des cultes. Le principe de laïcité, l’exigence de neutralité de l’État et de son corollaire, l’égalité, sont consacrés par l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, ainsi libellé : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. » À partir des années 1980, la pratique du port de signes religieux à l’école et à l’hôpital s’est développée en France, suscitant des réactions fondées sur le principe de laïcité (paragraphe 29 ci-dessous). Le 3 juillet 2003, le président de la République a installé « une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République », qu’il a chargée de conduire « une réflexion approfondie et sereine (...) sur les exigences concrètes qui doivent découler pour chacun du respect du principe de laïcité ». Le rapport de cette commission, remis le 11 décembre 2003 au président de la République, dresse un constat de la menace pesant sur la laïcité à l’école et dans les services publics. C’est à la suite de ce rapport que la loi du 15 mars 2004 encadrant le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse a été adoptée (Dogru, précité, §§ 30-31). C’est également à la suite de ce rapport que, saisi par le Premier ministre, le Haut conseil à l’intégration a présenté en janvier 2007 un avis comprenant un « projet de charte de la laïcité dans les services publics ». Ce projet a été repris dans la circulaire du Premier ministre no 5209/SG du 13 avril 2007 relative à la charte de la laïcité dans les services publics, qui rappelle les droits et obligations des agents ainsi que ceux des usagers du service public : « Les agents du service public Tout agent public a un devoir de stricte neutralité. Il doit traiter également toutes les personnes et respecter leur liberté de conscience. Le fait pour un agent public de manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions constitue un manquement à ses obligations. Il appartient aux responsables des services publics de faire respecter l’application du principe de laïcité dans l’enceinte de ces services. La liberté de conscience est garantie aux agents publics. Ils bénéficient d’autorisations d’absence pour participer à une fête religieuse dès lors qu’elles sont compatibles avec les nécessités du fonctionnement normal du service. » « Les usagers du service public Tous les usagers sont égaux devant le service public. Les usagers des services publics ont le droit d’exprimer leurs convictions religieuses dans les limites du respect de la neutralité du service public, de son bon fonctionnement et des impératifs d’ordre public, de sécurité, de santé et d’hygiène. Les usagers des services publics doivent s’abstenir de toute forme de prosélytisme. Les usagers des services publics ne peuvent récuser un agent public ou d’autres usagers, ni exiger une adaptation du fonctionnement du service public ou d’un équipement public. Cependant, le service s’efforce de prendre en considération les convictions des usagers dans le respect des règles auquel il est soumis et de son bon fonctionnement. Lorsque la vérification de l’identité est nécessaire, les usagers doivent se conformer aux obligations qui en découlent. Les usagers accueillis à temps complet dans un service public, notamment au sein d’établissements médico-sociaux, hospitaliers ou pénitentiaires ont droit au respect de leurs croyances et peuvent participer à l’exercice de leur culte, sous réserve des contraintes découlant des nécessités du bon fonctionnement du service. » Récemment, le Conseil constitutionnel a indiqué que le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit et qu’il doit être défini ainsi : « Considérant (...) qu’aux termes des trois premières phrases du premier alinéa de l’article 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances » ; que le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu’il en résulte la neutralité de l’État ; qu’il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucune culte ; » (Décision no 2012-297 QPC, 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité [traitement des pasteurs des églises consistoriales dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle]). La fonction publique regroupe l’ensemble des agents publics, c’est-à-dire des personnels employés par une personne publique, affectés en principe dans un service public administratif, et soumis à un régime de droit public. Le statut général de la fonction publique est organisé en trois branches : la fonction publique de l’État, la fonction publique territoriale et la fonction publique hospitalière. La liberté d’opinion, notamment religieuse, des agents du service public est garanti par l’article 6 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires. L’appartenance à une religion ne peut être inscrite dans le dossier d’un agent public, elle ne peut constituer un critère discriminant à l’égard d’un candidat ou d’un agent contractuel à une titularisation et certains aménagements du temps de travail sont autorisés au nom de la liberté religieuse, s’ils sont compatibles avec le bon fonctionnement du service. En même temps, la liberté de conscience de ces agents doit être conciliée avec l’exigence de neutralité religieuse propre au service public. Les fonctionnaires sont soumis à un devoir déontologique de neutralité. Le fonctionnaire doit assurer une stricte égalité de traitement des administrés dans l’exercice de ses fonctions, quelles que soient leurs convictions ou croyances. Le principe de neutralité de l’État implique que « l’administration et les services publics doivent donner toutes les garanties de la neutralité, mais doivent aussi en présenter les apparences pour que l’usager ne puisse douter de cette neutralité. En conséquence, une obligation de neutralité particulièrement stricte s’impose à tout agent du service public » (Commission nationale consultative des droits de l’homme, Avis sur la laïcité, Journal officiel no 0235 du 9 octobre 2013). L’obligation de neutralité des fonctionnaires est précisée par la jurisprudence (paragraphe 26 ci-dessous). Toutefois, un projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires actuellement en cours de discussion a été adopté par l’Assemblée nationale, en première lecture, le 7 octobre 2015. Ce texte prévoit d’inscrire dans la loi du 13 juillet 1983 l’obligation pour les agents publics d’exercer leurs fonctions dans le respect du principe de laïcité en s’abstenant de manifester leur opinion religieuse dans l’exercice de leurs fonctions. Le Conseil constitutionnel a aussi jugé à plusieurs reprises que la neutralité est un « principe fondamental du service public » et que le principe d’égalité en constitue le corollaire (Décisions de la Cour constitutionnel no 86-217 DC du 18 septembre 1986, et no 96-380 DC du 23 juillet 1996). Selon la jurisprudence du Conseil d’État, le principe de neutralité des services publics justifie que des limitations soient apportées à la manifestation des croyances religieuses des agents dans l’exercice de leurs fonctions. Le Conseil d’État s’est prononcé depuis longtemps dans le domaine de l’enseignement : le fait pour un agent du service public de l’enseignement de manifester dans l’exercice de ses fonctions ses croyances religieuses est un manquement au « devoir de stricte neutralité qui s’impose à tout agent collaborant à un service public » (Conseil d’État, 8 décembre 1948, Demoiselle Pasteau, no 91.406, Recueil Lebon ; Conseil d’État, 3 mai 1950, Demoiselle Jamet, no 98.284, Recueil Lebon). Dans son avis du 3 mai 2000 (Conseil d’État, avis, Mlle Marteaux, no 217017, Recueil Lebon), concernant la décision d’un recteur d’académie de mettre fin aux fonctions d’une surveillante d’un collège qui portait un foulard, il a affirmé que le principe de laïcité et de neutralité s’applique à l’ensemble des services publics et précisé l’interdiction faite aux agents de manifester leurs croyances religieuses dans leur fonction : « 1) Il résulte des textes constitutionnels et législatifs que le principe de liberté de conscience ainsi que celui de la laïcité de l’État et de neutralité des services publics s’appliquent à l’ensemble de ceux-ci ; 2) Si les agents du service de l’enseignement public bénéficient comme tous les autres agents publics de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination dans l’accès aux fonctions comme dans le déroulement de la carrière qui serait fondée sur leur religion, le principe de laïcité fait obstacle à ce qu’ils disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses ; Il n’y a pas lieu d’établir une distinction entre les agents de ce service public selon qu’ils sont ou non chargés de fonctions d’enseignement ; 3) Il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que le fait pour un agent du service de l’enseignement public de manifester dans l’exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constitue un manquement à ses obligations ; Les suites à donner à ce manquement, notamment sur le plan disciplinaire, doivent être appréciées par l’administration sous le contrôle du juge, compte tenu de la nature et du degré de caractère ostentatoire de ce signe, comme des autres circonstances dans lesquelles le manquement est constaté ; » Cette jurisprudence a été étendue à l’ensemble des services publics. Dans un dossier thématique intitulé « Le juge administratif et l’expression des convictions religieuses » publié sur son site Internet en novembre 2014, le Conseil d’État indique, à propos de l’interdiction faite aux agents de manifester leur religion dans leurs fonctions, et en plus de l’avis du 3 mai 2000, ce qui suit : « Le juge administratif est généralement saisi de ces questions dans le cadre du contentieux disciplinaire. La légalité de la sanction sera alors fonction de la nature de l’expression des convictions religieuses, du niveau hiérarchique de l’agent ainsi que des fonctions qu’il exerce ou encore des avertissements qui auraient déjà pu lui être adressés. La sanction doit également être proportionnée. Le Conseil d’État a ainsi confirmé la sanction prise à l’encontre d’un agent public qui faisait apparaître son adresse électronique professionnelle sur le site d’une association cultuelle (CE, 15 octobre 2003, M.O., no 244428) ou encore qui avait distribué aux usagers des documents à caractère religieux à l’occasion de son service (CE, 19 février 2009, M.B., no 311633). » L’exigence de neutralité vaut pour les services publics, même s’ils sont gérés par des organismes de droit privé (Conseil d’État, Sect., 31 janvier 1964, CAF de l’arrondissement de Lyon). C’est ce qu’a également rappelé récemment la Cour de cassation, dans une affaire concernant la caisse primaire d’assurance maladie de Seine-Saint-Denis, s’agissant d’une salariée travaillant comme « technicienne de prestations maladie » qui avait été licenciée au motif qu’elle portait un foulard islamique en forme de bonnet, en violation des dispositions du règlement intérieur. La chambre sociale de la Cour de cassation a considéré que « les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé » et que « les agents des caisses primaires d’assurance maladie (...) sont (...) soumis à des contraintes spécifiques résultant du fait qu’ils participent à une mission de service public, lesquelles leur interdisent notamment de manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier vestimentaires ; » (Cass. soc., 19 mars 2013, no 1211.690) : « (...) attendu qu’ayant retenu que la salariée exerce ses fonctions dans un service public en raison de la nature de l’activité exercée par la caisse, qui consiste notamment à délivrer des prestations maladie aux assurés sociaux de la Seine-Saint-Denis, qu’elle travaille en particulier comme « technicienne de prestations maladie » dans un centre accueillant en moyenne six cent cinquante usagers par jour, peu important que la salariée soit ou non directement en contact avec le public, la cour d’appel a pu en déduire que la restriction instaurée par le règlement intérieur de la caisse était nécessaire à la mise en œuvre du principe de laïcité de nature à assurer aux yeux des usagers la neutralité du service public ; » Récemment, au cours d’une procédure judiciaire médiatique, la chambre sociale de la Cour de cassation a, d’abord, dans un arrêt du 19 mars 2013, déclaré illégal le licenciement d’une salariée d’une crèche privée, dont le règlement intérieur appelait « au respect des principes de laïcité et de neutralité », en raison de son refus d’ôter son voile islamique. Puis, confrontée à la résistance de la cour d’appel de Paris devant laquelle l’affaire avait été renvoyée, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a finalement validé cette procédure par un arrêt du 25 juin 2014. À l’occasion de l’arrêt du 19 mars 2013 et de celui du même jour décrit au paragraphe 27 ci-dessus, le Défenseur des droits a demandé au Conseil d’État une étude (Étude adoptée par l’Assemblée générale du Conseil d’État le 19 décembre 2013). Le Défenseur souhaitait avoir l’avis du Conseil d’État sur diverses questions relatives à l’application du principe de neutralité religieuse dans les services publics, en vue de répondre à des réclamations qui soulèvent la question de la frontière entre mission de service public, participation au service public, mission d’intérêt général que certaines structures privées auraient en charge, et l’application du principe de neutralité et de laïcité. Dans cette étude, le Conseil d’État a notamment rappelé ceci : « 1. La liberté des convictions religieuses est générale. En revanche, des restrictions peuvent être apportées à leur expression dans certaines conditions. Le principe de laïcité de l’État, qui intéresse les relations entre les collectivités publiques et les particuliers, et le principe de neutralité des services publics, corollaire du principe d’égalité qui régit le fonctionnement des services publics, sont la source d’une exigence particulière de neutralité religieuse de ces services. Cette exigence s’applique en principe à tous les services publics mais ne trouve pas à s’appliquer, en tant que telle, en dehors de ces services (...) Le droit du travail respecte la liberté de conscience des salariés et prohibe les discriminations, quelles qu’elles soient. Il peut toutefois autoriser des restrictions à la liberté de manifester des opinions ou croyances religieuses à la condition que ces restrictions soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché (...) (...) L’exigence de neutralité religieuse interdit aux agents des personnes publiques et aux employés des personnes morales de droit privé auxquelles a été confiée la gestion d’un service public de manifester leurs convictions religieuses dans l’exercice de leurs fonctions. Cette interdiction doit toutefois être conciliée avec le principe de proportionnalité des atteintes à la liberté d’expression religieuse résultant de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (...) » B. Principe de neutralité dans le service public hospitalier Le rapport annuel 2013-2014 de l’Observatoire de la laïcité indique, en sa partie « État des lieux concernant la laïcité dans les établissements de santé » que, à la suite du rapport de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité (paragraphe 22 ci-dessus), une loi sur la laïcité à l’hôpital avait été envisagée. Le rapport de cette commission indiquait ce qui suit: « (...) L’hôpital n’est plus épargné par ce type de remises en cause. Il avait déjà été confronté à certains interdits religieux, tels que l’opposition à des transfusions par des témoins de Jéhovah. Plus récemment se sont multipliés les refus, par des maris ou des pères, pour des motifs religieux, de voir leurs épouses ou leurs filles soignées ou accouchées par des médecins de sexe masculin. Des femmes ont ainsi été privées de péridurale. Des soignants ont été récusés au prétexte de leur confession supposée. Plus généralement, certaines préoccupations religieuses des patients peuvent perturber le fonctionnement de l’hôpital : des couloirs sont transformés en lieux privatifs de prière ; des cantines parallèles aux cantines hospitalières sont organisées pour servir une nourriture traditionnelle, au mépris des règles sanitaires. (...) Certaines revendications religieuses sont maintenant portées par des agents publics. Des fonctionnaires ont exigé de porter, sur leur lieu de travail, une kippa ou un voile manifestant leur appartenance confessionnelle. Récemment des internes en médecine ont également exprimé cette volonté. De tels comportements, contraires au principe de neutralité qui structure le service public, sont gravement préoccupants. (...) » L’Observatoire de la laïcité explique que le ministère de la Santé a « en réalité cadré la question par voie de circulaire » (paragraphe 30 ci-dessous) et que, à ce stade, l’arsenal juridique est suffisant. Il précise que les informations recueillies dans les établissements de soins font état d’une situation apaisée et sous contrôle. Les problèmes les plus fréquents, s’agissant du personnel hospitalier, sont le port du voile, les prières à certains moments de la journée et le souhait d’aménagement horaire pour ne pas travailler les jours de fêtes religieuses. Il précise que les informations dont il dispose « montrent qu’avec un dialogue approprié, ces situations aboutissent à un règlement dans le respect des principes de neutralité des agents publics ». La circulaire du 6 mai 1995 relative aux droits des patients hospitalisés et comportant une charte du patient hospitalisé indique que les droits des patients « s’exercent dans le respect de la liberté des autres » (Circulaire DGS/DH/95 no 22). Outre les indications concernant les usagers du service public hospitalier rappelé plus haut (paragraphe 23 ci-dessus), la circulaire DHOS/G/2005/57 du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les établissements de santé énonce ce qui suit: « (...) I. Liberté religieuse, principes de neutralité et de non-discrimination Comme le rappelle le rapport Stasi (p. 22) remis au président de la République le 11 décembre 2003, la laïcité qui est consacrée par l’article 1er de la Constitution de 1958 impose à la République d’assurer « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Pour l’hôpital, cela implique que : – tous les patients soient traités de la même façon quelles que puissent être leurs croyances religieuses ; – les patients ne puissent douter de la neutralité des agents hospitaliers. A. Égalité de traitement des patients (...) (...) La charte du patient hospitalisé précitée, tout en affirmant la liberté d’action et d’expression des patients dans le domaine religieux, rappelle : « Ces droits s’exercent dans le respect de la liberté des autres. Tout prosélytisme est interdit, qu’il soit le fait d’une personne accueillie dans l’établissement, d’une personne bénévole, d’un visiteur ou d’un membre du personnel. » À cet égard, il convient de veiller à ce que l’expression des convictions religieuses ne porte pas atteinte : – à la qualité des soins et aux règles d’hygiène (le malade doit accepter la tenue vestimentaire imposée compte tenu des soins qui lui sont donnés) ; – à la tranquillité des autres personnes hospitalisées et de leurs proches ; – au fonctionnement régulier du service. (...) B. Neutralité du service public hospitalier et des fonctionnaires et agents publics L’obligation de neutralité est posée depuis plus d’un demi-siècle dans la jurisprudence (Conseil d’État, 8 décembre 1948, Dlle Pasteau – 3 mai 1950, Dlle Jamet). Dans un litige concernant un établissement scolaire, le Conseil d’État a émis un avis en date du 3 mai 2000 (...) [paragraphe 26 ci-dessus] (...) Dans un [jugement] en date du 17 octobre 2002 (Mme E.), [paragraphe 11 ci-dessus] (...), le tribunal rappelle que le principe de neutralité s’impose à tous les agents publics et pas seulement à ceux de l’enseignement : (...) Dans un arrêt en date du 27 novembre 2003 (Mlle Nadjet Ben Abdallah), la cour administrative d’appel de Lyon a considéré que : « Le port, par Mlle Ben Abdallah (...) d’un foulard dont elle a expressément revendiqué le caractère religieux, et le refus réitéré d’obéir à l’ordre qui lui a été donné de le retirer, alors qu’elle était avertie de l’état non ambigu du droit applicable, a (...) constitué une faute grave de nature à justifier légalement la mesure de suspension dont elle a fait l’objet. » (...) Ces principes s’appliquent à tous les fonctionnaires et agents publics, à l’exception des ministres des différents cultes mentionnés à l’article R. 1112-46 du code de la santé publique. Il est rappelé que les agents publics sont des agents qui concourent à l’exécution du service public : contractuels, internes... Vous veillerez à ce que, en application de l’article L. 6143-7 du code de la santé publique, les directeurs des établissements publics de santé respectent strictement ces principes en sanctionnant systématiquement tout manquement à ces obligations ou en signalant aux directeurs départementaux des Affaires sanitaires et sociales toute faute commise par un agent dont l’autorité de nomination est le préfet ou le ministre. II. Libre choix du praticien et discrimination à l’encontre d’un agent du service public (...) Enfin, ce libre choix du malade ne permet pas que la personne prise en charge puisse s’opposer à ce qu’un membre de l’équipe de soins procède à un acte de diagnostic ou de soins pour des motifs tirés de la religion connue ou supposée de ce dernier. (...) » C. Jurisprudence pertinente Les décisions pertinentes concernant le port du voile par les agents des services publics sont citées dans la circulaire précitée (paragraphe 30 ci-dessus). Le jugement du tribunal administratif rendu le 17 octobre 2002 dans la présente espèce est très fréquemment cité en exemple, parce qu’il confirme que le principe de neutralité vaut pour l’ensemble des services publics, et pas seulement pour le domaine de l’enseignement public. L’arrêt du 27 novembre 2003 rendu par la cour administrative d’appel de Lyon dans l’affaire Mlle Ben Abdallah (paragraphe 30 ci-dessus), à propos d’une femme contrôleur du travail refusant de retirer son foulard, est également un arrêt de référence. Le Conseil d’État n’a cependant pas été saisi dans cette affaire. L’arrêt indique que la suspension d’un agent en attente d’une sanction est décidée en fonction « de l’ensemble des circonstances de l’espèce et, entre autres, de la nature et du degré du caractère ostentatoire de ce signe, de la nature des fonctions confiées à l’agent, ainsi que de l’exercice par lui soit de prérogatives de puissance publique, soit de fonctions de représentation ». Dans cette affaire, le commissaire du Gouvernement soulignait ceci : « (...) une appréciation différenciée de l’obligation de neutralité dans la fonction publique, de la nature de celle que préconise la Cour de Strasbourg (Dahlab c. Suisse (déc.), no 42393/98, CEDH 2001V), serait parfaitement en phase avec la démarche adoptée par la jurisprudence judiciaire pour les salariés du secteur privé. Le juge judiciaire tient, en effet, déjà compte, s’agissant du cas particulier du port du voile islamique, de la nature des fonctions exercées et de l’image de l’entreprise que véhicule le fait pour une employée d’arborer ce signe. Cette démarche conduirait alors à définir des critères d’appréciation qui, sans renier le principe de neutralité, en feraient une application peut-être plus pragmatique, tenant compte de la nature des fonctions exercées (enseignement, fonctions d’autorité) et des conditions de leur exercice (contacts avec le public, port ou non d’un uniforme ou d’un costume réglementaire, degré de vulnérabilité ou de sensibilité des usagers comme les élèves ou les malades). » Il proposait cependant de ne pas entrer dans une telle démarche en indiquant qu’il ne paraissait finalement pas possible de transiger sur l’obligation de neutralité des fonctionnaires. « Pour des raisons de principe d’abord. Le fonctionnaire, qu’il le veuille ou non, mais aussi, quelque part parce qu’il l’a voulu, appartient d’abord à la sphère publique, dont les raisons d’être sont le service de l’intérêt général et le traitement égalitaire de tous les usagers. Comme le rappelait le commissaire du gouvernement Rémy Schwartz, la neutralité du service est « conçue avant tout pour les usagers ; c’est au nom du respect de leurs convictions que l’État est neutre afin de permettre leur pleine expression » ; c’est cette fonction sociale qui justifie que l’individu que continue d’être l’agent public, s’efface derrière le dépositaire d’une parcelle de l’autorité publique, derrière le fonctionnaire investi d’une mission de service public. Si la notion de service public peut effectivement, à l’avenir, évoluer dans le sens d’un champ d’application plus étroit, il ne paraît finalement pas possible de transiger sur les principes irréductibles qui en font précisément la spécificité, et notamment avec la soumission de ses agents, à travers le statut, à une déontologie, à une éthique. Nous n’insisterons pas davantage en outre, sur les craintes déjà évoquées quant au grignotage progressif sous l’impulsion des communautarismes, de ce qui constitue la cohérence du tissu social caractérisée par l’adhésion à des valeurs universelles garanties par l’État. Au demeurant, les conclusions de Rémy Schwartz soulignaient aussi combien serait impraticable une solution différenciée selon la nature des fonctions et le degré de maturité du public concerné, en raison de la variété et même de la variabilité dans le temps des situations envisageables ; on ne voit pas en outre pourquoi la liberté de conscience d’un agent justifierait, par une revendication excessive en service de ses convictions religieuses, une atteinte à la liberté de conscience dont bénéficient également ses collègues de travail : l’intérêt du service peut ainsi justifier également que, même en l’absence de contact direct avec les usagers, la liberté d’expression des convictions d’un agent soit limitée. (...) La réaffirmation du principe de neutralité absolue du service débouche donc sur le nécessaire rappel à l’ordre de tout écart considéré en soi comme faute disciplinaire : à partir de ce constat, rien n’empêche alors, l’autorité disciplinaire et selon les termes mêmes de l’avis Dlle Marteaux, d’apprécier distinctement les cas d’espèce et de tenir compte des circonstances particulières pour, après avoir fait cesser le comportement fautif, en apprécier les suites en incluant sans aucun doute dans son appréciation, le degré d’obéissance ou au contraire d’intransigeance du fonctionnaire, lorsqu’il aura été invité à respecter la neutralité du service. (...) » III. DROIT COMPARÉ Dans l’arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni (nos 48420/10 et 3 autres, § 47, CEDH 2013), la Cour a indiqué qu’il ressortait d’une analyse du droit et de la pratique de vingtsix États membres du Conseil de l’Europe que : « (...) majoritairement, [le port de vêtements ou de symboles à caractère religieux sur le lieu de travail] n’est pas réglementé. Dans trois États, à savoir l’Ukraine, la Turquie et la Suisse (pour certains cantons), le port de vêtements ou de symboles de ce type est interdit aux fonctionnaires et aux autres agents du secteur public mais autorisé en principe pour les employés du secteur privé. Dans cinq États – Allemagne, Belgique, Danemark, France et Pays-Bas –, les tribunaux internes ont expressément reconnu, au moins en principe, le droit pour tout employeur d’imposer certaines restrictions au port de symboles religieux par les employés ; cependant, il n’y a dans ces pays aucun texte législatif ou réglementaire permettant à un employeur de le faire. En Allemagne et en France, il est strictement interdit aux fonctionnaires et aux agents de l’État de porter des symboles religieux tandis que, dans les trois autres pays, le régime est plus souple. Nulle part n’est permise une interdiction totale du port par les employés du secteur privé de vêtements ou de symboles religieux sur le lieu de travail. Au contraire, en France, pareille interdiction est expressément exclue par la loi. Selon la législation française, pour qu’une restriction de ce type soit légale, elle doit poursuivre un but légitime, tenant au respect des normes sanitaires, à la protection de la santé et des bonnes mœurs, et à la crédibilité de l’image de l’employeur aux yeux du client, et satisfaire à un critère de proportionnalité. » Récemment, dans un arrêt du 27 janvier 2015, la Cour constitutionnelle allemande a considéré qu’une interdiction générale du port du voile par les enseignantes dans les écoles publiques était contraire à la Constitution, sauf si elle constitue un danger suffisamment concret pour la neutralité de l’État ou la paix scolaire (1 BvR 471/10, 1 BvR 1181/10).
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LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1960 et réside à Kiveri Argolidas. Le 18 juin 1999, P.M., un garde forestier, déposa plainte contre le requérant pour défrichement d’une zone forestière publique (εκχέρσωση δημόσιας δασικής έκτασης) d’une superficie totale de 3 611 000 m². Cette infraction est réprimée par l’article 71 § 3 de la loi no 998/1979 sur la protection des forêts et des espaces forestiers. Le 20 juillet 1999, le procureur près la cour d’appel de Nauplie engagea des poursuites pénales contre le requérant. Le 20 novembre 2000, il le renvoya en jugement par citation directe (απευθείας κλήση στο ακροατήριο). L’audience devant le tribunal correctionnel d’Argos fut initialement fixée au 19 mars 2001, date à laquelle elle fut ajournée à cause de l’absence de P.M. Le 20 mai 2002, l’audience fut à nouveau ajournée en raison de l’absence de l’avocat du requérant. Le 8 décembre 2003, le requérant demanda à nouveau l’ajournement de l’audience, au motif que son avocat était hospitalisé, mais sa demande fut rejetée au motif qu’elle n’était pas suffisamment étayée. À l’issue de l’audience, le tribunal déclara le requérant coupable et le condamna à une peine d’un an d’emprisonnement avec sursis, ainsi qu’à une amende de 1 500 euros. Le tribunal décida en outre que l’appel du requérant aurait un effet suspensif (décision no 2628/2003). Le même jour, le requérant interjeta appel. Il alléguait notamment qu’à l’époque des faits la superficie litigieuse n’avait pas été classée en espace forestier selon la procédure prescrite par l’article 14 de la loi no 998/1979. Le 14 mars 2006, le requérant ne comparut pas devant la cour d’appel de Nauplie. Ladite juridiction jugea par défaut le requérant et rejeta son appel faute de moyens produits par lui ou ses avocats (arrêt no 553/2006). À une date non précisée, le requérant introduisit un recours en annulation de l’arrêt no 553/2006 de la cour d’appel. À une date non précisée, la cour d’appel de Nauplie fit droit à la demande du requérant, annula l’arrêt no 553/2006 et fixa l’audience d’examen de l’appel sur le fond au 30 mai 2006 (décision no 751/2006). Le 30 mai 2006, la cour d’appel ajourna l’audience (décision no 1240/2006). Le 24 novembre 2006, la cour d’appel de Nauplie confirma la peine infligée en première instance (arrêt no 2251/2006). Le 23 octobre 2007, le requérant se pourvut en cassation. Il se plaignait notamment de la motivation de l’arrêt attaqué, dans la mesure où il estimait que la cour d’appel n’avait pas répondu de façon convaincante à ses arguments tendant à contester le caractère forestier des terres exploitées. Le 28 avril 2009, par un arrêt longuement motivé, la Cour de cassation rejeta le pourvoi (arrêt no 1072/2009). Cet arrêt fut mis au net et certifié conforme le 28 mai 2009.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1947, 1947, 1950, 1968, 1969, 1971, 1972, 1973, 1974, 1970 et 1980 et résident à Bursa. Les trois premiers requérants sont les enfants et les autres les petits-enfants de Mme Ruhsar Keşoğlu, décédée le 25 février 2002, à l’âge de 74 ans. Le 19 février 2002, se plaignant de maux de ventre et de tension, Mme Ruhsar Keşoğlu, accompagnée des requérants Nilgün Altuğ, Gülgün Ertin et Saruhan Altuğ, s’adressa à un centre médical privé. Examinée par les docteurs Y.K. et S.Y., elle se vit prescrire – sur la feuille d’instruction médicale – de l’ampicilline, un médicament à base de pénicilline. Immédiatement après l’injection intraveineuse de l’ampicilline par l’infirmière D.G., Mme Ruhsar Keşoğlu présenta une hypertension et subit un arrêt cardiaque. Après avoir été réanimée, elle fut transférée en urgence à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université d’Uludağ, où elle décéda le 25 février 2002 malgré les soins qui lui furent prodigués. A. L’instruction pénale Le 11 mars 2002, les proches de la défunte déposèrent une plainte auprès du parquet pour homicide involontaire et négligence dans l’exercice de leurs fonctions à l’encontre de l’établissement privé, du médecin S.Y. et de l’infirmière D.G. Ils expliquaient : – qu’ils avaient informé l’équipe médicale de l’allergie à la pénicilline de leur proche ; – qu’après le choc anaphylactique (réaction allergique) de la patiente, ils avaient demandé à de multiples reprises le contenu de l’injection, mais que les intéressés avaient refusé de leur répondre. Les auditions Lors de son audition par le procureur, à une date non précisée, l’infirmière D.G. déposa en ce sens : – Elle avait fait une injection d’ampicilline à la défunte sur prescription de S.Y. Après la réaction allergique de la patiente, constatant que l’ordonnance manuscrite avait été modifiée et que l’ampicilline avait été barrée, elle avait interrogé S.Y. à ce sujet. Ce dernier lui aurait alors donné pour instruction de nier l’injection et de ne pas parler de la modification de l’ordonnance. Il lui aurait remis une nouvelle ordonnance tapée à l’ordinateur, dans laquelle l’ampicilline n’apparaissait plus. Dans sa déposition du 16 juin 2002, S.Y. donna en substance la version suivante : – Il reconnaissait avoir initialement prescrit de l’ampicilline en injection intraveineuse à la patiente. Toutefois, après avoir discuté du cas avec le docteur Y.K., lequel lui aurait dit que ce médicament n’était pas nécessaire dans l’immédiat, il avait barré ce produit sur l’ordonnance. Il n’avait pas vu l’injection, mais l’infirmière, qu’il avait interrogée sur ce point, lui avait confirmé l’avoir faite. La raison pour laquelle l’infirmière avait procédé à l’injection était qu’elle ignorait la modification de l’ordonnance. Lors de son interrogatoire par le parquet, A.B.O., professeur de médecine et copropriétaire de l’établissement médical privé, déposa en substance comme suit : – Il avait questionné les principaux intéressés après avoir appris l’incident. L’infirmière D.G. avait nié l’injection d’ampicilline et S.Y. lui avait répondu de manière évasive en déclarant qu’il avait effectivement prescrit le médicament, mais qu’il était possible qu’il n’ait pas été administré. Les expertises et autres recherches scientifiques Le 24 avril 2002, le parquet demanda à l’agence de Bursa de l’Institut de médecine légale d’examiner les documents médicaux afin de déterminer si la mort de Mme Ruhsar Keşoğlu était due à une négligence ou à une erreur dans la pratique de l’art médical. Le 8 mai 2002, l’agence ayant fait savoir que l’expertise demandée ne pouvait se fonder uniquement sur des éléments documentaires, il fut procédé à l’exhumation puis à l’autopsie du corps. Des analyses toxicologiques furent réalisées et le dossier fut transmis à la cinquième section spécialisée de l’institut de médecine légale. La cinquième section rendit son rapport le 23 septembre 2002. Se fondant sur les rapports et divers autres documents, tels que les dépositions recueillies par le procureur, elle estima : – que le décès était dû aux complications survenues en raison d’un choc anaphylactique lié à l’injection de pénicilline ; – que des réactions mortelles à la pénicilline pouvant survenir à la suite de la simple répétition d’un traitement déjà engagé ou même seulement de l’injection d’une dose-test, aucune responsabilité ne pouvait être retenue à l’encontre de l’équipe médicale. La mise en accusation de l’équipe médicale Le 7 janvier 2003, le parquet rendit une ordonnance de non-lieu, sur la base du rapport d’expertise susmentionné. Le 31 janvier 2003, statuant sur opposition des requérants, le tribunal correctionnel de Yalova annula le non-lieu du parquet et ordonna la mise en mouvement de l’action publique. Le 28 février 2003, le parquet mit en accusation devant le tribunal correctionnel de Bursa les médecins S.Y. et Y.K. ainsi que l’infirmière D.G. B. Le procès pénal Le 9 juillet 2003, le tribunal correctionnel de Bursa requit une expertise du Conseil supérieur de la santé. Dans son rapport du 7 janvier 2005, après avoir résumé les pièces du dossier (dont les rapports d’autopsie et d’expertise et les dépositions des accusés), le Conseil supérieur livra la conclusion suivante : « le Conseil est d’avis, à la lumière des informations, documents et éléments présents dans le dossier, que les docteurs S.Y. et Y.K et l’infirmière D.G. ont fait preuve d’intérêt et d’attention à l’égard de la patiente, qu’ils ont prodigué les soins requis de manière conforme aux procédures médicales et qu’ils ne sont dès lors pas responsables ». Le 20 septembre 2005, le tribunal correctionnel prononça la relaxe des accusés. Pour ce faire, il se fonda essentiellement sur les rapports du 23 septembre 2002 et du 7 janvier 2005. Ce jugement fut cassé le 25 janvier 2007 pour un motif d’ordre procédural. Le 25 mai 2007, le tribunal correctionnel prononça à nouveau la relaxe des accusés. Le 30 avril 2009, la Cour de cassation infirma ce nouveau jugement et lui substitua une décision constatant la prescription de l’action publique. C. La procédure civile Le 19 mars 2002, les requérants assignèrent S.Y., Y.K., D.G., et l’établissement médical privé devant le tribunal de grande instance de Bursa (« le tribunal ») en vue de faire reconnaître leur responsabilité et d’obtenir des indemnités pour le préjudice subi. Après avoir entendu les défendeurs et les requérants, le tribunal ordonna une nouvelle expertise médicale. Un rapport fut établi par trois membres de la faculté de médecine Cerrahpaşa de l’Université d’Istanbul le 25 septembre 2003. Ce rapport indiquait : – que le tableau clinique de la patiente indiquait bien une corrélation entre le décès et l’injection de pénicilline ; – que toutefois, force était de conclure à l’absence de faute médicale de l’équipe soignante, le dossier ne contenant aucun élément prouvant que les médecins avaient été informés de l’allergie de la défunte ; – qu’en outre, même une dose de pénicilline utilisée pour un test d’allergie pouvait provoquer un choc anaphylactique fatal. Le 22 décembre 2003, les requérants contestèrent les conclusions de ce rapport et demandèrent à ce qu’elles ne soient pas prises en compte. Ils faisaient valoir plusieurs arguments à cet effet. Premièrement, selon eux, il existait des divergences entre les dépositions du médecin S.Y. et de l’infirmière D.G. Ainsi, si l’on retenait la version du médecin S.Y., l’injection intraveineuse avait été réalisée alors même que l’équipe médicale avait estimé que cet acte était inutile. Cette circonstance était de nature à engager la responsabilité des défendeurs. Si, par contre, on retenait la version de l’infirmière, il apparaissait que le médecin avait lui-même compris son erreur et avait cherché à la dissimuler en modifiant l’ordonnance et en donnant des instructions en ce sens à D.G. Dans les deux cas, la responsabilité de l’équipe soignante et de l’établissement privé était engagée. Or, le rapport n’avait aucunement abordé ce point, ce qui démontrait, aux yeux des requérants, que les experts s’étaient livrés à une appréciation qui était soit partielle, en ce qu’elle ne prenait pas en compte tous les éléments, soit partiale, en ce qu’elle pouvait être l’expression d’une volonté de protéger des confrères. Deuxièmement, arguaient les requérants, il existait entre la défunte et l’établissement privé un contrat implicite de soin, lequel mettait à la charge de l’équipe médicale un certain nombre d’obligations, comme l’obligation de prodiguer des soins de manière consciencieuse ou l’obligation d’informer le patient. Or, selon eux, cette dernière obligation n’avait pas été respectée. Troisièmement, toujours d’après les requérants, qui se référaient à cet égard à un manuel de médecine, l’injection de pénicilline devait être précédée : – d’une anamnèse (un interrogatoire mené par le professionnel de santé pour retracer à la fois les antécédents médicaux du patient et l’historique de sa actuelle) ; – et, en cas d’insuffisance des informations ainsi obtenues, d’un test cutané. Or, en l’espèce, selon eux, rien ne démontrait que ces étapes préalables anamnèse ou test cutané – avaient été respectées. Les défendeurs n’avaient même jamais allégué le contraire. En tout état de cause si ces derniers entendaient prétendre le contraire, il leur appartenait d’en rapporter la preuve. Quatrièmement, selon les requérants, deux des demandeurs avaient explicitement indiqué l’allergie de leur proche à l’équipe médicale après son admission. Ils demandaient au tribunal de procéder à une audition à ce sujet. Le 27 décembre 2005, le tribunal débouta les requérants en s’appuyant sur les divers rapports médicaux, dont ceux obtenus dans le cadre de la procédure pénale. Le 27 février 2006, les requérants se pourvurent en cassation. Dans leur pourvoi, ils reprochaient en premier lieu aux experts et au tribunal de ne pas s’être penchés sur le respect des obligations suivantes par l’équipe médicale : – réalisation d’une anamnèse de la patiente, – information de la patiente et de ses proches sur les possibles effets secondaires de l’injection de pénicilline, – obtention du consentement de la patiente au traitement à appliquer. En second lieu, soutenant que la charge de la preuve du respect de ces obligations pesait sur les défendeurs, les requérants reprochaient au tribunal d’avoir rejeté leur action alors même que ladite preuve n’avait jamais été rapportée. En dernier lieu, les requérants se plaignaient de ce que le tribunal n’avait jamais ordonné aux défendeurs de produire une copie du rapport rédigé à l’issue de l’enquête interne menée par l’établissement privé malgré leur demande en ce sens, alors même qu’un témoin de la défense avait affirmé au cours de son audition qu’une telle enquête avait bien été menée et que S.Y. et D.G. ne travaillaient plus dans l’établissement médical mis en cause. Par un arrêt du 19 septembre 2006, la Cour de cassation rejeta le pourvoi par quatre voix contre une, au motif qu’eu égard aux documents présents dans le dossier et à l’absence d’erreur dans l’appréciation des preuves le jugement déféré était « conforme au droit et à la procédure ». Dans son opinion dissidente, le juge H. Kara indiqua entre autres que lorsque le traitement envisagé présentait un risque le médecin avait l’obligation d’informer son patient et de recueillir par écrit son consentement éclairé. Selon lui, il était couramment admis que la pénicilline constituait un traitement efficace pour certains maux, mais aussi qu’elle présentait un risque pour les patients allergiques. Les rapports médicaux évoquant une « dose de test » admettaient implicitement, mais nécessairement l’existence d’un test d’allergie. Dans ce cas, accepter qu’un médecin puisse injecter de la pénicilline à un patient sans faire de test rendrait de jure le test inutile alors même que la science médicale pose cette obligation. À ses yeux, il ne faisait aucun doute que l’équipe médicale avait une responsabilité dans le décès ; la seule question à régler était selon lui celle du degré de cette responsabilité. Le 8 février 2007, la haute juridiction rejeta le recours en rectification introduit par les requérants. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 70 de la loi no 1219 du 11 avril 1928 relatif à l’exercice de la médecine et de l’odontologie précise que les membres de ces professions doivent recueillir l’approbation du patient ou de son tuteur pour les traitements envisagés. Le Règlement sur les droits des patients, publié au Journal officiel le 1er août 1998, exige lui aussi l’information du patient et l’obtention de son consentement éclairé avant le début de tout traitement médical. Il ne pose cependant aucune exigence de forme particulière pour le recueil dudit consentement. Les Règles d’éthique de la profession médicale publiées le 1er février 1999 par l’Ordre des médecins (Türkiye Tabipler Birligi) disposent en leur article 21 que lorsqu’il prend des décisions concernant la santé du patient, le médecin doit respecter les droits de celui-ci dont notamment le droit d’être informé et celui d’accepter ou de refuser le traitement par une décision éclairée.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1983 et réside à Chişinău. Le 3 juin 2008, les autorités étatiques arrêtèrent le requérant en flagrant délit. Celui-ci et deux autres complices présumés auraient tenté de vendre des tableaux prétendument dérobés au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg (Fédération de Russie). Les autorités placèrent le requérant en garde à vue pour une durée de soixante-douze heures. Le même jour, l’intéressé fut interrogé en tant que suspect. À l’issue de la garde à vue, il ne fut pas mis en examen. A. Première procédure relative à la détention provisoire du requérant Le 6 juin 2008, un juge d’instruction du tribunal de Centru (Chișinău) accueillit la demande du procureur en charge de l’affaire et ordonna la détention provisoire du requérant pour une durée de dix jours. Le juge notait qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction passible d’une peine d’emprisonnement de plus de deux ans, que le requérant n’avait pas de travail, et qu’il existait des motifs raisonnables de penser que ce dernier pourrait prendre la fuite en cas d’élargissement. Le 9 juin 2008, le requérant forma un recours contre le jugement du 6 juin 2008. Il faisait valoir, entre autres, qu’à l’expiration de sa garde à vue, l’autorité de poursuite aurait dû, selon la loi en vigueur, soit le mettre en examen soit le libérer. Étant donné qu’aucune accusation n’avait été portée à l’issue de sa garde à vue, le requérant soutenait qu’il aurait dû être libéré et que son maintien ultérieur en détention était illégal. Le requérant dénonçait également l’absence de toute preuve étayant l’assertion du tribunal selon laquelle il pourrait prendre la fuite en cas d’élargissement. Il estimait que le jugement du 6 juin 2008 et le mandat d’arrêt correspondant avaient été délivrés en violation des normes procédurales et demandait l’annulation du mandat d’arrêt délivré à son nom. Le 12 juin 2008, la cour d’appel de Chișinău rejeta le recours comme mal fondé et confirma le jugement du 6 juin 2008. Pour légitimer la détention du requérant, elle notait, entre autres, que celui-ci avait auparavant séjourné pendant longtemps à l’étranger et qu’il était depuis peu revenu au pays. Elle estimait enfin que la détention provisoire était à ce moment-là la mesure préventive la plus « rationnelle et opportune ». Le 12 juin 2008, le requérant fut mis en examen pour tentative d’escroquerie qualifiée. B. Procédures subséquentes relatives à la détention provisoire du requérant Les 13 et 27 juin et 28 juillet 2008, les juges d’instruction du tribunal de Centru prolongèrent la détention provisoire du requérant pour des durées allant de quinze à trente jours. Pour appuyer leurs décisions, ils notaient que l’autorité de poursuite devait continuer l’enquête et que les raisons ayant justifié le placement du requérant en détention provisoire étaient toujours valables. Dans l’intervalle, les autorités avaient ouvert quatre autres procédures pénales à l’encontre du requérant. Celui-ci était mis en cause pour de nouveaux faits d’escroquerie. À des dates différentes, le requérant forma des recours contre les décisions ordonnant son maintien en détention provisoire. Il mettait en exergue, entre autres, le fait que le parquet n’avait produit aucune preuve étayant son intention alléguée de fuir en cas de remise en liberté, qu’il était marié, qu’il avait un domicile fixe, un travail et un enfant mineur à charge, et qu’il n’avait pas d’antécédents pénaux. Les 19 juin, 3 juillet et 5 août 2008 respectivement, la cour d’appel de Chișinău écarta comme mal fondés les recours du requérant. Les motifs retenus par cette instance tenaient à la gravité de l’infraction reprochée – escroquerie en réunion dans des proportions extrêmement grandes –, à la complexité de l’affaire, au fait que le requérant aurait pu être impliqué dans la commission d’autres infractions, et aux risques de fuite et d’entrave à la justice en cas d’élargissement. Elle notait également que le préjudice matériel considérable causé aux victimes n’avait pas été réparé, ce qui confirmait à ses yeux le danger de fuite, et que l’instruction de l’affaire n’avait pas été achevée. Elle considérait enfin que la détention provisoire du requérant était une mesure appropriée et que les arguments avancés par l’intéressé ne pouvaient pas servir de fondement pour appliquer une mesure préventive moins restrictive. Le 26 août 2008, un juge d’instruction du tribunal de Centru rejeta la demande du procureur de maintenir le requérant en détention provisoire et appliqua à l’encontre de ce dernier une restriction de quitter le pays pendant trente jours. Le juge relevait que l’autorité de poursuite n’avait effectué aucune mesure d’investigation durant les trente jours précédents. Le 6 mars 2009, les autorités étatiques lancèrent un avis de recherche au nom du requérant et, le 24 mars 2009, elles délivrèrent un mandat d’arrêt à son nom. Par une ordonnance du 30 septembre 2010, le parquet suspendit l’enquête pénale dans l’affaire du requérant au motif que ce dernier était introuvable. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale (CPP), en vigueur au moment des faits, étaient ainsi libellées : « Article 63. Le suspect (...) (2) L’autorité de poursuite pénale n’est pas en droit de maintenir en tant que suspect : 1) la personne gardée à vue – plus de 72 heures ; (...) (3) À l’expiration de l’un des délais prévus au paragraphe 2, l’autorité de poursuite pénale est obligée de remettre en liberté le suspect (...), et d’ordonner la levée des poursuites à l’égard de ce dernier ou la mise en examen de celui-ci. (4) Lorsque l’autorité de poursuite pénale ou le tribunal constate que les soupçons n’ont pas été confirmés, [elle/il] a l’obligation de remettre en liberté le suspect gardé à vue (...) avant l’expiration des délais prévus au paragraphe 2, en ordonnant la levée des poursuites à son égard. (...) (6) Lorsque, à l’expiration des délais prévus au paragraphe 2, la personne [suspectée] n’a pas été mise en examen et les poursuites à son encontre n’ont pas été levées, le statut de suspect prend fin de plein droit. La fin de plein droit du statut de suspect à l’issue des délais prévus au paragraphe 2 n’empêche pas, en cas d’accumulation ultérieure de preuves suffisantes, de mettre en examen la personne [en question] pour les mêmes faits. (...) Article 175. La définition et les catégories de mesures préventives (...) (4) La détention provisoire et l’assignation à résidence ne peuvent être appliquées qu’à l’encontre du suspect, du mis en examen et de l’accusé [du prévenu]. (...) » La décision du 28 mars 2005 de l’assemblée plénière de la Cour suprême de justice sur l’application par les tribunaux de certaines dispositions de la législation de procédure pénale relatives à la détention provisoire et à l’assignation à résidence, dans ses passages pertinents en l’espèce, se lit comme suit : « 20. Lorsque le juge d’instruction examine les demandes d’application à l’encontre du suspect, du mis en examen de la détention provisoire, de l’assignation à résidence (...), il doit vérifier : (...) c) si les délais fixés par l’article 63 du CPP (...) n’ont pas expiré à l’égard du suspect (...) ; (...) e) si la copie de l’ordonnance de mise en accusation a été délivrée au suspect, au mis en examen ; (...) » Le 23 novembre 2010, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelles les dispositions de l’article 63 § 6 du CPP au motif qu’elles créaient une situation d’incertitude pour le suspect et qu’elles étaient contraires au principe non bis in idem. La Haute juridiction notait également ce qui suit : « Dans un souci de prévisibilité et de clarté, l’article 63 § 2 du CPP régit les délais à l’intérieur desquels une personne peut avoir la qualité de suspect. Ces délais sont de 72 heures en cas de garde à vue (...). Dans le même but, l’article 63 § 3 du CPP indique les actions qui doivent être obligatoirement effectuées par l’autorité de poursuite. Ainsi, à l’issue de la garde à vue, l’autorité de poursuite doit remettre en liberté le suspect (...) et ordonner soit la levée des poursuites à l’encontre de ce dernier, soit la mise en examen de celui-ci. (...) La mise en examen, d’une part, permet aux autorités de poursuite d’effectuer les actions nécessaires pour l’enquête pénale et, d’autre part, rend prévisible la situation de la personne [suspectée] sans léser les droits fondamentaux de celle-ci. (...) »
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LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1964 et réside à Chiozza di Scandiano. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit. Le 5 septembre 2004 naquit le fils de E.G. et du requérant. En août 2005, en raison de conflits incessants, le requérant et E.G. décidèrent de se séparer. Ils convinrent que E.G. aurait la garde exclusive de l’enfant et que le requérant pourrait rencontrer celui-ci deux jours par semaine. En octobre 2006, à la suite de difficultés rencontrées dans l’exercice de son droit de visite, le requérant saisit le tribunal pour enfants de Bologne (« le tribunal ») afin d’obtenir la garde partagée de l’enfant et un droit de visite plus large. À cette époque, E.G. exerçait en tant que psychiatre au sein de l’administration sanitaire locale (ASL) de Scandiano. Par une décision du 8 mai 2008, le tribunal confia la garde exclusive de l’enfant à E.G. et octroya au requérant un droit de visite à raison de deux après-midi par semaine, d’un week-end sur deux avec hébergement, de trois jours à Pâques, d’une semaine à Noël et de deux semaines pendant les vacances d’été. Il ordonna en outre aux services sociaux de Scandiano de suivre la situation de l’enfant. À une date non précisée, la cour d’appel de Bologne confirma cette décision. En avril 2009, le requérant indiqua aux services sociaux que son fils avait souvent des griffures sur le visage et qu’il lui avait dit que sa mère le battait et que ces marques étaient celles de ses ongles. Les médecins constatèrent la présence d’une lésion au niveau de l’oreille droite et de deux cicatrices anciennes au nez et au genou. L’enfant fut hospitalisé pendant vingt-quatre heures. Le 4 juin 2009, E.G. demanda au tribunal de prendre des mesures de protection à l’égard de son fils. En juin 2009, les services sociaux déposèrent un rapport dans lequel ils faisaient état d’une situation très stressante pour l’enfant qui était due, selon eux, au comportement du père. Le 16 juin 2009, le tribunal chargea les services sociaux de suivre la situation de l’enfant et de régler la question du droit de visite, y compris par le biais de rencontres protégées. Au cours des mois suivants, le requérant fit constater par plusieurs médecins les griffures qui continuaient à être visibles sur le corps de l’enfant. Le 4 septembre 2009, les services sociaux de Parme informèrent leurs homologues de Scandiano que le requérant avait emmené l’enfant au service des urgences de Parme en soutenant qu’il était victime de maltraitance de la part de sa mère. Ce service constata que le requérant était en situation de souffrance psychologique. Le 10 septembre 2009, compte tenu de l’état d’agitation et de stress du requérant et de la nécessité de protéger l’enfant, les services sociaux de Scandiano décidèrent que les visites se dérouleraient désormais sous la forme de rencontres protégées. Le 10 septembre 2009, les services sociaux informèrent le tribunal que les actes de maltraitance dénoncés par le requérant n’étaient pas prouvés et ils lui suggérèrent d’ordonner une expertise psychologique du requérant et de E.G. Le même jour, le requérant dénonça auprès du tribunal l’attitude et la partialité des services sociaux, ajoutant que E.G., psychiatre au sein de la même structure administrative, entretenait des liens professionnels avec les membres du personnel de ces services. Le 12 septembre 2009, le requérant déposa une plainte contre E.G. pour maltraitance sur mineur. À une date non précisée, cette plainte fut classée sans suite. Les rencontres entre le requérant et son enfant furent suspendues de septembre 2009 au 4 décembre 2009. Le 28 octobre 2009, le requérant informa le tribunal que les services sociaux avaient suspendu ses rencontres avec son enfant et il demanda que le suivi de son fils fût confié aux services sociaux d’une autre commune. Le 11 janvier 2010, le tribunal, sans se prononcer sur les demandes du requérant, ordonna qu’une expertise fût effectuée par L.M., psychiatre à Bologne, afin d’évaluer la situation de l’enfant et des parents. Le 15 novembre 2010, l’expert déposa le rapport de l’examen psychologique. Il y indiquait que l’intéressé était convaincu que E.G. maltraitait psychologiquement et physiquement l’enfant et il concluait à l’existence chez le requérant d’un trouble délirant de type paranoïaque. Quant à E.G., l’expert estimait qu’elle avait une personnalité obsessionnelle et qu’elle souffrait de dépression. Il recommandait de confier la garde exclusive de l’enfant à E.G. et d’autoriser le requérant à rencontrer son fils une fois par semaine pendant deux heures. Le 20 décembre 2010, le requérant contesta les conclusions de l’expertise, indiquant notamment que la psychiatre qui en était l’auteur et E.G. avaient fait ensemble leur stage de fin d’études. Dans son rapport du 7 janvier 2011, un expert désigné par le requérant rapportait que le requérant s’était déclaré prêt à accepter un suivi psychologique et il estimait qu’il était dans l’intérêt de l’enfant de continuer à voir son père. Par un décret du 24 février 2011, le tribunal, sur la base de l’expertise déposée le 15 novembre 2010, ordonna aux services sociaux de Scandiano de réglementer les rencontres protégées entre le requérant et son fils (deux heures par mois, dont une heure au domicile du requérant). Observant que l’enfant avait exprimé le souhait de voir son père, le tribunal rejeta la demande de déchéance de l’autorité parentale du requérant que E.G. avait présentée. Le 7 juin 2011, le requérant saisit la cour d’appel de Bologne. Il réitéra ses arguments et demanda à la cour d’ordonner la réalisation d’une nouvelle expertise par un médecin impartial. Il demanda en outre la prise en charge de son suivi psychologique et de celui de son fils par les services sociaux, ainsi qu’un élargissement de son droit de visite. Entre-temps, les services sociaux avaient fait parvenir au tribunal un autre rapport qui faisait état d’une attitude « délirante » du requérant, qui, d’après le rapport, se prétendait victime d’un complot des services sociaux et accusait ceux-ci d’agir dans l’intérêt de E.G. et non dans celui de l’enfant. En novembre 2011, le requérant se soumit à une expertise psychiatrique. Selon le psychiatre qui l’examina, l’intéressé ne présentait aucune pathologie ni trouble de la personnalité. Le 5 décembre 2011, la cour d’appel de Bologne rejeta l’appel du requérant. S’agissant de la demande visant à la réalisation d’une nouvelle expertise, elle souligna que les arguments du requérant concernant la partialité de l’expertise et des services sociaux de Scandiano étaient liés à son état psychologique. Au sujet des lésions sur le corps de l’enfant, elle indiqua que, si la mère avait frappé l’enfant, il y aurait eu d’autres signes que des griffures. Par ailleurs, elle précisa que les services sociaux qui suivaient la situation de la famille avaient souligné l’obsession du requérant selon laquelle E.G. maltraitait son fils. Après avoir estimé que les expertises produites par le requérant sur son état psychologique n’étaient pas fiables, la cour d’appel confirma la décision entreprise, et chargea les services sociaux d’assurer un suivi psychologique de l’enfant et du requérant ainsi que d’organiser les rencontres protégées en fonction des résultats de ce suivi. Les services sociaux interdirent tout contact téléphonique entre le requérant et son fils. À partir de mars 2012, les rencontres entre eux furent suspendues à la demande des services sociaux. Elles purent reprendre quelques mois après. Le 12 mai 2012, le requérant saisit le juge des tutelles. Il lui demandait d’ordonner aux services sociaux de respecter la décision du tribunal. Le 31 mai 2012, le juge des tutelles se déclara incompétent. Le 8 juillet 2012, le requérant déposa un avis émanant d’une association indépendante de médecins psychiatres. Selon ce rapport, les services sociaux n’avaient pas pris de mesures positives visant à instaurer une véritable relation père-fils, avaient toujours œuvré en faveur de E.G. et avaient ainsi entravé le droit de visite du requérant. De plus, selon ce rapport, l’expertise de novembre 2010 concernant l’état de santé psychique du requérant se fondait sur des préjugés que les assistants sociaux nourrissaient à l’encontre du requérant et ne pouvait dès lors qu’être inexacte. Pour les experts, il était souhaitable que le requérant et son fils pussent vivre ensemble et que le suivi de la situation de la famille fût assuré par d’autres assistants sociaux. Le 21 janvier 2013, le requérant demanda au tribunal pour enfants de Reggio Emilia de modifier les conditions de garde de l’enfant et d’ordonner une nouvelle expertise de son état de santé psychique. Le 27 février 2013, le tribunal rejeta la demande en raison de l’absence de faits nouveaux. Le requérant interjeta appel. Il présentait une nouvelle expertise psychiatrique attestant qu’il ne souffrait d’aucun trouble de la personnalité. Le 19 avril 2013, la cour d’appel, après avoir pris note des améliorations concernant la santé psychique du requérant, estima qu’une modification des conditions de garde de l’enfant était prématurée. Entre-temps, le requérant avait déposé un recours devant le tribunal civil de Bologne à l’encontre de la psychiatre L.M., auteur de l’expertise du 15 novembre 2010, (voir paragraphes 25-28 ci-dessus), dont il mettait en cause la responsabilité professionnelle. La procédure est toujours pendante à ce jour. Le 29 septembre 2014, l’enfant subit une intervention chirurgicale consistant en l’ablation des végétations. Les services sociaux annulèrent la rencontre qui aurait dû avoir lieu le 30 septembre. Une autre rencontre fut annulée le 6 janvier 2015 au motif qu’il s’agissait d’un jour férié. Les services sociaux informèrent le requérant que cette rencontre ne pouvait pas être récupérée. En raison des difficultés auxquelles il disait être confronté dans l’exercice de son droit de visite, le requérant déposa, le 4 février 2015, une plainte à l’encontre du responsable des services sociaux. Il y exposait que plus de 170 rencontres avaient eu lieu sans que les services sociaux n’eussent apporté ni même envisagé un quelconque changement pour favoriser une bonne relation père-fils. Depuis mars 2015, le requérant rencontre son fils deux heures par semaine en présence d’un assistant social soit à son domicile soit dans un lieu public, et deux heures et demie en présence de E.G. Le requérant ne peut ni partir en vacances avec son fils ni l’héberger chez lui. En revanche, il peut lui téléphoner une fois par semaine sur le portable de E.G.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. Le requérant, M. Manuel Rogelio Gallardo Sanchez, est un ressortissant vénézuélien né en 1965 et résidant au Cap (Afrique du Sud). Le 19 avril 2005, le requérant, qui était accusé d’incendie volontaire par les autorités grecques, fut placé sous écrou extraditionnel par la police de Rome en exécution d’un mandat d’arrêt émis par la cour d’appel d’Athènes le 26 janvier 2005 en vertu de la Convention européenne d’extradition du 13 décembre 1957. Le 22 avril 2005, la cour d’appel de L’Aquila valida l’arrestation du requérant et ordonna son maintien en détention. Le 26 avril 2005, le ministère de la Justice demanda à la cour d’appel le maintien du requérant en détention. Lors de l’audience du 27 avril 2005, le président de la cour d’appel, se fondant sur l’article 717 du code de procédure pénale (paragraphe 25 ci-dessous), procéda à l’identification du requérant et lui demanda s’il consentait à son extradition. L’intéressé n’y consentit pas. Le 9 juin 2005, le ministère de la Justice informa la cour d’appel que, le 25 mai 2005, les autorités grecques avaient envoyé une demande d’extradition accompagnée de toutes les pièces requises à l’appui d’une telle demande. Le 21 juin 2005, le parquet demanda à la cour d’appel d’accueillir la demande d’extradition. L’audience fut fixée au 15 décembre 2005. À la demande du représentant du requérant, l’audience fut renvoyée au 12 janvier 2006. Sans avoir accompli aucun acte d’instruction, la cour d’appel émit un avis favorable à l’extradition par une décision du 12 janvier 2006, déposée le 30 janvier 2006. Elle vérifia la conformité de la demande d’extradition avec la Convention européenne d’extradition et le respect des principes non bis in idem et de double incrimination, et elle élimina l’hypothèse selon laquelle des raisons de nature discriminatoire ou politique se trouvaient à la base des poursuites. Le 3 mars 2006, le requérant se pourvut en cassation, soutenant notamment que la demande d’extradition le concernant avait été envoyée par les autorités grecques au-delà du délai de quarante jours prévu par l’article 16 § 4 de la Convention européenne d’extradition, ce qui entraînait selon lui l’illégitimité de sa détention. Il arguait en outre que les accusations portées contre lui par les autorités grecques ne se fondaient pas sur des indices de culpabilité sérieux. Par conséquent, à ses dires, il devait être mis fin à sa détention. Par un arrêt du 11 mai 2006, déposé au greffe le 18 septembre 2006, la Cour de cassation rejeta le pourvoi avec une motivation d’une page, en raison notamment du fait que la demande d’extradition était parvenue dans le délai prévu par la Convention européenne d’extradition et du fait qu’elle n’avait pas compétence pour trancher la question concernant l’existence d’indices de culpabilité sérieux. Entre-temps, à trois reprises, entre les mois de juin et de septembre 2005, le requérant avait demandé, en vain, sa remise en liberté à la cour d’appel de Rome. Dans sa dernière décision du 27 octobre 2005, adoptée en chambre de conseil dans le respect du principe du contradictoire, et sans avoir accompli aucun acte d’instruction, la cour d’appel souligna qu’il n’existait aucune raison de s’écarter des deux autres décisions de rejet adoptées précédemment eu égard, d’une part, à la persistance du risque de fuite du requérant malgré le fait que les autorités l’avaient privé de son passeport et, d’autre part, à l’obligation de respecter les engagements internationaux de l’État. Le 9 octobre 2006, le ministre de la Justice signa l’arrêté d’extradition. Le 26 octobre 2006, le requérant fut extradé vers la Grèce. II. TEXTE INTERNATIONAL PERTINENT La Convention européenne d’extradition, signée à Paris le 13 décembre 1957, ratifiée par l’Italie par la loi no 300 du 30 janvier 1963 et entrée en vigueur à son égard le 4 novembre 1963, puis modifiée par le deuxième protocole additionnel signé le 17 mars 1978, est entrée en vigueur à l’égard de l’Italie le 23 avril 1985. La Convention, telle qu’amendée, prévoit ce qui suit : Article 8 – Poursuites en cours pour les mêmes faits « Une Partie requise pourra refuser d’extrader un individu réclamé si cet individu fait l’objet de sa part de poursuites pour le ou les faits à raison desquels l’extradition est demandée. » Article 9 – Non bis in idem « L’extradition ne sera pas accordée lorsque l’individu réclamé a été définitivement jugé par les autorités compétentes de la Partie requise, pour le ou les faits à raison desquels l’extradition est demandée. L’extradition pourra être refusée si les autorités compétentes de la Partie requise ont décidé de ne pas engager de poursuites ou de mettre fin aux poursuites qu’elles ont exercées pour le ou les mêmes faits. » Article 12 – Requête et pièces à l’appui « 1. La requête [en vue d’obtenir l’extradition] sera formulée par écrit et adressée par le ministère de la Justice de la Partie requérante au ministère de la Justice de la Partie requise ; toutefois, la voie diplomatique n’est pas exclue. Une autre voie pourra être convenue par arrangement direct entre deux ou plusieurs Parties. Il sera produit à l’appui de la requête : a) l’original ou l’expédition authentique soit d’une décision de condamnation exécutoire soit d’un mandat d’arrêt ou de tout autre acte ayant la même force, délivré dans les formes prescrites par la loi de la Partie requérante ; b) un exposé des faits pour lesquels l’extradition est demandée. Le temps et le lieu de leur perpétration, leur qualification légale et les références aux dispositions légales qui leur sont applicables seront indiqués le plus exactement possible ; et c) une copie des dispositions légales applicables ou, si cela n’est pas possible, une déclaration sur le droit applicable, ainsi que le signalement aussi précis que possible de l’individu réclamé et tous autres renseignements de nature à déterminer son identité et sa nationalité. » Article 16 – Arrestation provisoire « 1. En cas d’urgence, les autorités compétentes de la Partie requérante pourront demander l’arrestation provisoire de l’individu recherché ; les autorités compétentes de la Partie requise statueront sur cette demande conformément à la loi de cette Partie. La demande d’arrestation provisoire indiquera l’existence d’une des pièces prévues au paragraphe 2, alinéa a, de l’article 12 et fera part de l’intention d’envoyer une demande d’extradition ; elle mentionnera l’infraction pour laquelle l’extradition sera demandée, le temps et le lieu où elle a été commise ainsi que, dans la mesure du possible, le signalement de l’individu recherché. La demande d’arrestation provisoire sera transmise aux autorités compétentes de la Partie requise soit par la voie diplomatique, soit directement par la voie postale ou télégraphique, soit par l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol), soit par tout autre moyen laissant une trace écrite ou admis par la Partie requise. L’autorité requérante sera informée sans délai de la suite donnée à sa demande. L’arrestation provisoire pourra prendre fin si, dans le délai de dix-huit jours après l’arrestation, la Partie requise n’a pas été saisie de la demande d’extradition et des pièces mentionnées à l’article 12 ; elle ne devra, en aucun cas, excéder quarante jours après l’arrestation. Toutefois, la mise en liberté provisoire est possible à tout moment, sauf pour la Partie requise à prendre toute mesure qu’elle estimera nécessaire en vue d’éviter la fuite de l’individu réclamé. La mise en liberté ne s’opposera pas à une nouvelle arrestation et à l’extradition si la demande d’extradition parvient ultérieurement. » III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Pour ce qui est de l’application des mesures de précaution, l’article 715 du code de procédure pénale (CPP) prévoit que, à la demande d’un État étranger, la cour d’appel peut ordonner l’arrestation provisoire d’un individu en vue de la procédure d’extradition. La demande peut être acceptée a) si l’État étranger agit en vertu d’une décision de condamnation exécutoire ou d’un mandat d’arrêt et s’il s’engage à présenter une demande d’extradition ; b) si l’État étranger a présenté un exposé des faits à l’appui de la demande d’extradition, indiqué l’infraction qui est reprochée à l’individu recherché et fourni le signalement de celui-ci ; c) s’il y a un risque de fuite. L’application de la mesure est communiquée par le ministre de la Justice aux autorités de l’État étranger. La mesure provisoire est levée lorsque l’État étranger ne fait pas parvenir dans un délai de quarante jours à partir de ladite communication aux ministères des Affaires étrangères ou de la Justice la demande d’extradition et les documents à l’appui de pareille demande. Selon l’article 716 § 3 CPP, le président de la cour d’appel doit valider l’arrestation provisoire dans un délai de quatre-vingt-seize heures et éventuellement appliquer la mesure de placement sous écrou. Aux termes de l’article 716 § 4 CPP, la mesure de précaution est levée si le ministère de la Justice ne demande pas à la cour d’appel, dans un délai de dix jours à partir de la validation de l’arrestation provisoire, le maintien de l’intéressé en détention. Aux termes de l’article 717 CPP, lorsque les autorités internes ordonnent une arrestation provisoire ou appliquent une mesure de précaution, le président de la cour d’appel fixe une audience afin d’identifier l’intéressé et lui demander s’il consent à son extradition. Selon l’article 714 CPP, la durée du placement sous écrou ne peut pas dépasser un an et six mois. Elle peut toutefois être prolongée pour une durée maximale globale de trois mois. Aux termes de l’article 718 CPP, la mesure de placement sous écrou peut, à la demande d’une des parties ou d’office, être levée par la cour d’appel ou la Cour de cassation, agissant comme juge de première instance. La cour d’appel décide en chambre de conseil, après avoir entendu les parties. La décision de la cour d’appel peut être attaquée devant la Cour de cassation dans les limites des moyens tirés de la violation de la loi. À cet égard, la Cour de cassation a, à plusieurs reprises, établi qu’elle n’a pas compétence pour examiner les pourvois par lesquels un individu demande sa remise en liberté au motif que le risque de fuite qui justifiait initialement son placement sous écrou avait cessé d’exister (voir, à titre d’exemple, Cour de cassation, 7 septembre 2010, arrêt no 33545, déposé au greffe le 13 septembre 2010 ; de façon plus générale, sur l’absence de compétence à examiner des moyens tirés du caractère arbitraire de la motivation des décisions de la cour d’appel, voir Cour de cassation, 24 septembre 2012, arrêt no 37123, déposé au greffe le 26 septembre 2012). En ce qui concerne la phase judiciaire de l’extradition, aux termes de l’article 704 CPP, la cour d’appel statue en chambre de conseil après avoir entendu les parties et éventuellement obtenu les renseignements appropriés et effectué les vérifications nécessaires. Elle doit établir si les conditions requises par le droit international et le droit interne sont remplies : au-delà des règles prévues par la Convention européenne d’extradition, l’article 705 CPP impose aux tribunaux de vérifier si la personne concernée est poursuivie pour des délits de nature politique ou si elle risque d’être jugée selon des procédures contraires aux droits fondamentaux ou encore si, une fois extradée, elle risque de subir des traitements inhumains, dégradants, à caractère discriminatoire ou, en tout état de cause, contraires à l’un des droits fondamentaux. Selon le même article, dans le cas où la Convention européenne d’extradition s’applique, les tribunaux ne peuvent pas examiner l’existence d’indices de culpabilité sérieux (gravi indizi di colpevolezza). Aux termes de l’article 706 CPP, cette décision peut être contestée, en fait et en droit, devant la Cour de cassation, qui statue selon la procédure prévue par l’article 704 CPP. L’article 708 CPP dispose que le ministre de la Justice décide, dans un délai de quarante-cinq jours suivant le dépôt de la décision de la Cour de cassation favorable à l’extradition, si l’individu doit être extradé. À défaut d’une telle décision ou en cas de décision négative, la mesure de placement sous écrou doit être levée.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1962, 1984, 1983, 1972 et 1972 et sont, ou ont été pour certains d’entre eux, incarcérés à la prison de Larissa. A. Le cas du requérant V. Bouros Le 30 juin 2007, le requérant fut placé en détention provisoire à la prison de Korydallos. Le 23 décembre 2008, il fut transféré à la prison de Larissa. Le 4 février 2011, la cour d’appel criminelle d’Athènes le condamna à une peine de réclusion de treize ans, à une amende de 3 000 euros et ordonna aussi son expulsion après que sa peine ait été purgée. Il fut mis en liberté le 6 mars 2013. Version du requérant concernant ses conditions de détention dans la prison de Larissa Le requérant fut placé dans une cellule de 25 m² (comportant une douche, un lavabo et un WC) qui accueillait 10 détenus. Les cellules n’avaient ni eau chaude, ni lumière artificielle suffisante, ni linge de lit, ni étagères. Les murs étaient abîmés par l’humidité et les odeurs au sein de la prison étaient insupportables à cause des détritus et des restes de nourriture jetés dans la cour de la prison. En fait, les détenus prenaient leurs repas dans leur cellule, ils étaient obligés de jeter les restes par la fenêtre, et il fallait plusieurs heures, voire des jours, avant qu’ils ne soient enlevés. Outre les odeurs qu’ils provoquaient, ces détritus attiraient rats, cafards, puces, et autres insectes. Le requérant allègue aussi qu’il tomba malade, avec des maux de tête et de la fièvre, et qu’en dépit de ses appels il ne bénéficia d’aucun soin médical. Il met en cause l’insuffisance des soins médicaux, le manque de mesures pour empêcher la transmission des maladies contagieuses et le non-respect des règles d’hygiène. Version du requérant concernant ses conditions de détention antérieures dans la prison de Korydallos Le requérant fut placé en détention provisoire à la prison de Korydallos, dans une cellule de 9 m² avec trois autres détenus. La cellule n’avait pas de lumière artificielle suffisante, n’était pas chauffée et n’avait jamais été désinfectée ni nettoyée faute de produits d’entretien. À l’exception d’un matelas infect, le requérant ne reçut jamais aucun linge de lit. La cellule n’avait ni étagère ni chaise pour s’asseoir. Le requérant soutient qu’il ne reçut aucune réponse à ses nombreuses demandes à être examiné par un médecin pour des problèmes de sinusite et de céphalée. Version du Gouvernement concernant les conditions de détention du requérant dans la prison de Larissa Le requérant fut détenu dans l’aile A de la prison, dans une cellule d’une superficie de 25 m², avec six ou neuf autres détenus, en fonction de la population de la prison. Son espace personnel variait donc de 3,57 m² à 2,10 m². La cellule comportait un coin sanitaire de 5 m² équipé d’un WC, d’un lavabo et d’une douche. Pendant sa détention, le requérant travailla en tant qu’agent de nettoyage du 1er juillet au 30 septembre 2009, du 1er avril au 30 juin 2010, du 1er octobre au 31 décembre 2010, et du 1er juillet au 30 septembre 2011. D’octobre 2011 à juin 2012 et d’octobre 2012 jusqu’à sa mise en liberté, il suivait des cours à « l’École de la deuxième chance » de la prison. De 8 h à 12 h, puis de 15 h jusqu’au coucher du soleil, le requérant travaillait ou avait la possibilité de faire du sport ou de se promener dans la cour de l’aile A de la prison. Il pouvait aussi se distraire dans l’espace commun couvert où les détenus jouaient au tennis de table. En déduisant les heures de sommeil, de travail et de promenade, il restait six heures au requérant à passer dans la cellule. Le requérant fut examiné à 19 reprises par le médecin généraliste de la prison et à sept reprises par le dentiste. Il fut transféré deux fois vers un hôpital public, l’une pour un examen dermatologique, l’autre pour un examen biologique. Version du Gouvernement concernant les conditions de détention antérieures du requérant dans la prison de Korydallos Le Gouvernement indique que le requérant fut initialement détenu dans les cellules A86, A92, A58, A61, A59 de l’aile A de la prison et pour la période du 29 avril 2008 au 30 juin 2008 dans une chambrée de l’aile E avec d’autres prisonniers qui travaillaient dans les ateliers. Son espace personnel variait entre 2,3 à 3,1 m². Sur un total de 17 mois de détention à Korydallos, le requérant travailla pendant huit mois comme assistant de cuisinier et effectua 267 heures de travail, ce qui eut une conséquence favorable sur le calcul de sa peine. B. Le cas du requérant C. Giatzoglidis Condamné pour trafic de stupéfiants à une peine de réclusion à perpétuité, le requérant est en détention depuis 1998. Pendant cette période, il fut placé dans neuf établissement différents, à savoir, d’abord au dispensaire psychiatrique de la prison de Korydallos, puis à la prison de la Canée, à la prison de Nauplie, à la prison de Korydallos, à la prison de Malandrino, à la prison de Patras, à l’ancienne prison de Trikala, à la nouvelle prison de Trikala et, le 24 septembre 2007, à la prison de Larissa où il se trouvait encore à la date de ses observations à la Cour. Les conditions de détention dans ces prisons étaient, selon le requérant, variables selon l’établissement. Il souligne, notamment, que les conditions de détention étaient bonnes à la nouvelle prison de Trikala où il fut détenu à partir de fin juillet 2006. Version du requérant concernant ses conditions de détention dans la prison de Larissa Le requérant fut placé dans une cellule de 24 m² avec neuf autres détenus, dans laquelle il n’y avait ni table ni armoire pour ranger ses vêtements. Il n’aurait pas reçu de produits d’hygiène corporelle, comme du savon, ou du papier toilette. Version du Gouvernement concernant les conditions de détention du requérant dans la prison de Larissa Le requérant fut détenu dans l’aile A de la prison, dans une cellule d’une superficie de 25 m², avec six ou neuf autres détenus, en fonction de la population de la prison. Son espace personnel variait donc de 3,57 à 2,10 m². La cellule comportait un coin sanitaire de 5 m² équipé d’un WC, d’un lavabo et d’une douche. Pendant sa détention, le requérant cumula 1 000 jours de travail en tant qu’agent de nettoyage. D’octobre 2007 à avril 2008, le requérant suivit le programme éducatif « ARSIS ». Il bénéficia en outre de 25 congés ordinaires d’une durée de cinq à neuf jours chacun. De 8 h à 12 h, puis de 15 h jusqu’au coucher du soleil, le requérant travaillait ou avait la possibilité de faire du sport ou de se promener dans la cour de l’aile A de la prison. Il pouvait aussi se distraire dans l’espace commun couvert où les détenus pouvaient jouer au tennis de table. En déduisant les heures de sommeil, de travail et de promenade, il restait six heures au requérant à passer dans sa cellule. Le requérant fut examiné à 48 reprises par le médecin généraliste de la prison et à six reprises par le dentiste. Il fut transféré plusieurs fois vers un hôpital public, cinq pour un examen psychiatrique et orthopédique, une pour un examen cardiologique et trois pour un examen biologique. C. Le cas du requérant M. Gavriilidis Soupçonné de chantage et de dommages corporels, le requérant fut placé en détention provisoire du 26 avril au 16 juin 2011 dans les cellules de la Direction de police de Thessalonique. Le 17 juin 2011, le requérant fut transféré à la prison de Larissa. Il fut mis en liberté sous condition le 25 octobre 2012. Version du requérant concernant ses conditions de détention dans la prison de Larissa Le requérant fut placé dans une cellule de 25 m², dans laquelle il y avait encore neuf autres détenus. La cellule disposait d’un lavabo, d’une douche (sans eau chaude) et d’un WC. À l’exception d’un matelas crasseux, le requérant ne reçut aucun linge de lit. La cellule n’était ni suffisamment éclairée ni chauffée. Les odeurs au sein de la prison étaient insupportables à cause des détritus et des restes de nourriture jetés dans la cour de la prison. En effet, comme les détenus prenaient leurs repas dans leur cellule, ils étaient obligés de jeter les restes par la fenêtre, et il fallait plusieurs heures, voire des jours, avant qu’ils ne soient enlevés. Outre les odeurs qu’ils provoquaient, ces détritus attiraient rats, cafards, puces, et autres insectes. Le requérant se plaint aussi de l’insuffisance de soins médicaux, du manque de mesures pour empêcher la transmission des maladies contagieuses et du non-respect des règles d’hygiène. Version du Gouvernement concernant les conditions de détention du requérant dans la prison de Larissa Le requérant fut détenu dans l’aile A de la prison, dans une cellule d’une superficie de 25 m², avec six ou neuf autres détenus, en fonction de la population de la prison. Son espace personnel variait donc de 3,57 à 2,10 m². La cellule comportait un coin sanitaire de 5 m² équipé d’un WC., d’un lavabo et d’une douche. Pendant la durée de sa détention, le requérant ne travailla pas et ne suivit pas des cours car cela n’était pas prévu pour ceux qui étaient en détention provisoire. De 8 h à 12 h, puis de 15 h jusqu’au coucher du soleil, le requérant avait la possibilité de faire du sport ou de se promener dans la cour de l’aile A de la prison. Il pouvait aussi se distraire dans l’espace commun couvert où les détenus pouvaient jouer au tennis de table. En déduisant les heures de sommeil et de promenade, il restait six heures au requérant à passer dans la cellule. Le requérant fut examiné à six reprises par le médecin généraliste de la prison. Il fut transféré deux fois à un hôpital public pour un examen radiologique et pour un examen biologique. D. Le cas du requérant G. Pourselantzei Le requérant fut d’abord détenu provisoirement du 25 septembre au 30 octobre 2008 (35 jours) dans une cellule de 20 m² de la Direction de la police de Thessalonique. Il fut par la suite transféré à la prison Diavata de Thessalonique, puis à la prison de l’île de Chios, où il fut détenu pendant douze mois. À Chios, il fut placé dans un dortoir de 35 m² contenant vingt lits mais accueillant 30 à 35 détenus dont 15 dormaient à même le sol. À l’exception d’un matelas infect, les détenus, dont le requérant, ne recevaient ni linge de lit ni produit d’entretien. L’eau de la prison n’était pas potable et le requérant devait acheter de l’eau minérale avec ses propres deniers. Pour faire face à ses problèmes psychologiques, le requérant aurait déposé auprès des autorités de la prison dix demandes pour rencontrer une assistante sociale. Faute de réponse, il se serait adressé directement au directeur pour l’entendre dire que la prison ne disposait pas de services sociaux. Le 18 juin 2010, le requérant fut transféré à la prison de Larissa. Il fut mis en liberté le 19 avril 2013. Version du requérant concernant ses conditions de détention dans la prison de Larissa Le requérant dénonce son séjour dans une cellule de 25 m² (équipée d’une douche sans eau chaude, d’un WC. et d’un lavabo) avec neuf autres détenus. La cellule n’était ni suffisamment éclairée ni chauffée. Les murs étaient abîmés par l’humidité et les odeurs au sein de la prison étaient insupportables en raison des détritus et des restes de nourriture jetés dans la cour de la prison. En fait, comme les détenus prenaient leurs repas dans leur cellule, ils étaient obligés de jeter les restes par la fenêtre, et il fallait plusieurs heures voire des jours avant qu’ils soient enlevés. Outre les odeurs, ces détritus attiraient rats, cafards, puces, et autres insectes. Version du Gouvernement concernant les conditions de détention du requérant dans la prison de Larissa Le Gouvernement souligne que si le requérant était détenu, du 18 juin 2010 au 14 mars 2011, dans une cellule avec six à neuf autres détenus, à partir du 15 mars 2011, il fut placé dans une autre cellule, d’une superficie de 8 m² avec seulement une autre personne, affirmation non contestée par le requérant. D’octobre 2010 à juin 2012, et de janvier à avril 2013, le requérant suivit des cours à « l’École de la deuxième chance » qui fonctionnait dans la prison. Du 1er octobre au 31 décembre 2012, le requérant travailla comme agent de nettoyage au sein de la prison. E. Le cas du requérant S. Dimitrov Le requérant fut détenu d’abord dans une cellule du commissariat de Serres, du 14 octobre au 16 décembre 2009, puis du 16 décembre 2009 au 4 octobre 2010, à la prison Diavata de Thessalonique. Le 4 octobre 2010, il fut transféré à la prison de Larissa. Version du requérant concernant ses conditions de détention dans la prison de Larissa Le requérant fut détenu, avec 9 autres détenus, dans une cellule où son espace personnel était de 2,5 m², ce qui est, explique-t-il, en dessous de la superficie préconisée pour chaque détenu par la législation grecque. Il se prévaut aussi à cet égard de la jurisprudence de la Cour en matière de surpopulation dans les prisons. Les détenus prenaient leurs repas dans leur cellule, ils étaient obligés de jeter les restes par la fenêtre, et il fallait plusieurs heures, voire des jours, avant qu’ils soient enlevés. Outre les odeurs, ces détritus attiraient rats, cafards, puces, et autres insectes. Version du requérant concernant ses conditions de détention dans la prison de Diavata Il y fut détenu, du 16 décembre 2009 au 4 octobre 2010, avec neuf autres détenus dans une cellule de 20 m², comprenant dans une partie de 3 m² un WC., une douche sans eau chaude et un robinet. À l’exception d’un matelas infect, le requérant ne reçut aucun linge de lit. La cellule était mal éclairée, non chauffée et humide. L’odeur qui y régnait était nauséabonde. Informations soumises par le Gouvernement concernant les conditions de détention du requérant dans la prison de Larissa Le requérant travailla comme agent de nettoyage pendant les périodes suivantes : du 1er avril au 30 juin 2011, du 1er octobre au 31 décembre 2011, du 1er avril au 30 juin 2012, du 1er octobre au 31 décembre 2012 et de manière continue à compter du 12 mars 2013. Version du Gouvernement concernant les conditions de détention du requérant dans la prison de Diavata Le requérant était détenu dans une cellule de 23,68 m² qui comprenait un espace pour la toilette (2,77 m²). Le nombre total de détenus par cellule s’élevait à 10 personnes. Dans chaque cellule, il y avait cinq lits superposés, une table de chevet pour chaque détenu, une table avec des chaises et un téléviseur. Le coin sanitaire disposait d’une douche et d’un lavabo et d’une fenêtre de 0,5 m². Le requérant travailla pendant 68 jours en tant qu’agent de nettoyage. Chaque cellule disposait d’une fenêtre de 9,72 m² x 0,90 m² permettant à la lumière naturelle d’y pénétrer et assurant une aération suffisante. En outre, l’aération était aussi assurée par un système central dans les espaces communes de chaque aile. Les cours de la prison étaient distinctes pour chaque étage, afin d’éviter la communication entre personnes détenues dans des ailes différentes. Chaque cour disposait d’un terrain de basket-ball, de volley-ball et d’un espace pour jouer au football. F. Informations générales fournies par le Gouvernement concernant les modalités de détention dans la prison de Larissa Le Gouvernement affirme que les détenus prennent leurs repas dans les cellules. Le petit-déjeuner est distribué à 8 h, le déjeuner à 12 h et le dîner à 18 h l’hiver et à 20 h 30 l’été. Chaque détenu peut aussi préparer son propre repas, acheté avec ses propres deniers, dans un espace commun où il y a des plaques de cuisson. Le soin de nettoyage des cellules est laissé aux détenus. En dépit du fait qu’à chaque étage, dans chaque cour et dans chaque aile, des poubelles sont disposées, certains détenus jettent les détritus et les restes de nourriture par la fenêtre. Plus précisément, à l’intérieur de l’aile A, où séjournaient les requérants, il y a trois poubelles à roulettes et une fixe, accessibles aux détenus du matin au soir, et, dans la cour de cette aile, il y en a deux autres. Dans les cellules, les poubelles sont proscrites afin d’éviter que les détenus fabriquent de l’alcool ou d’autres substances. Le nettoyage des espaces communs et des cours est quotidien et un nettoyage plus poussé a lieu deux fois par semaine. Les cours « mortes », à savoir celles non accessibles aux détenus qui y jettent leurs détritus, sont nettoyées tous les matins. Le ramassage des poubelles est effectué trois fois par jour. Des sociétés extérieures procèdent à intervalles réguliers à des opérations de désinfection. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit et la pratique internes pertinents se trouvent exposés dans l’arrêt Nikolaos Athanasiou et autres c. Grèce (no 36546/10, §§ 39-45, 23 octobre 2014). Une délégation du service du médiateur de la République effectua une visite dans la prison de Larissa le 6 juillet 2010. Dans son rapport, elle indiquait ce qui suit au sujet des conditions de détention dans cette prison : « (...) le nombre des détenus est environ le double de celui que permet la capacité du bâtiment. Cette situation a des conséquences directes sur le quotidien et les conditions de vie des détenus ainsi sur le fonctionnement général de la prison. Il convient cependant de noter que la direction de la prison considère comme extraordinaire le fait qu’il existe des lits pour tous les détenus (...). » Répondant à une question écrite de deux députés du parti DIMAR, le ministre de la Justice précisait, en mai 2014, que la prison de Larissa d’une capacité officielle de 500 détenus en accueillait 859. III. LES CONSTATS DU COMITÉ EUROPÉEN POUR LA PRÉVENTION DE LA TORTURE ET DES PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS OU DÉGRADANTS (CPT) A. La prison de Larissa Dans son rapport du 5 juillet 2013, établi à la suite de sa visite du 4 au 16 avril 2013, le CPT relevait que la prison de Larissa, qui avait commencé à fonctionner en 1984 et avait une capacité officielle de 500 places, accueillait à l’époque de la visite 892 détenus. La surpopulation était manifeste dans tous les espaces de la prison. Les ailes A, B et C accueillaient chacune un nombre de 220 à 270 détenus dans des cellules sur trois étages. Une cellule standard mesurait 23 m² et était équipée de cinq lits, une table et quelques chaises. Dans l’aile A, la délégation du CPT nota que plusieurs cellules accueillaient jusqu’à douze détenus et que certains d’entre eux étaient obligés de partager un lit ou de dormir sur des matelas posés par terre. Un certain nombre des cellules présentait un taux d’humidité élevé et manquait d’entretien (peinture murale décollée, fenêtres cassées) et quelques une avaient besoin d’une restauration majeure. Chaque cellule disposait d’un sanitaire séparé, d’une superficie de 5 m², comprenant un WC., une douche et un lavabo (paragraphe 107 du rapport). L’aile D, un ancien entrepôt, accueillait dans deux dortoirs 135 détenus, âgés ou qui travaillaient au sein de la prison. Les dortoirs avaient des rangées de lits superposés, ce qui laissait à chaque détenu un espace personnel de 3 m². À côté de chaque lit superposé, il y avait une table et deux tabourets. La salle d’eau adjacente comprenait six douches (dont cinq fonctionnaient), six toilettes et quatre lavabos. La délégation constata que les matelas et les couvertures étaient dans un état crasseux, ce qui aggravait le mauvais état général de l’hygiène dû à la surpopulation. Des produits d’hygiène personnelle étaient fournis en petite quantité (paragraphe 109 du rapport). Le chauffage fonctionnait pour de très courtes périodes et les détenus dormaient habillés avec leurs vêtements d’hiver (paragraphe 110 du rapport). B. La prison de Korydallos Dans son rapport du 17 novembre 2010, établi à la suite de la visite du 17 au 29 septembre 2009, le CPT relevait que le taux d’occupation de la prison n’avait pas diminué depuis les visites effectuées en 2005 et 2007 et s’élevait à 2 100 détenus, alors que la capacité officielle de la prison était de 700 personnes. Le CPT soulignait que le phénomène de surpopulation dans la prison n’était ni nouveau ni passager. Il rappelait qu’il avait depuis 1993 attiré l’attention des autorités sur la nécessité de réduire le taux d’occupation dans les cellules. S’il était irréaliste d’espérer que les cellules accueilleraient un seul détenu, conformément à leur conception initiale, il avait recommandé aux autorités de ne pas y placer plus de deux détenus. Toutefois, en 2009, il a encore constaté que les cellules mesurant 9,5 m² accueillaient trois, voire même quatre détenus. C. La prison Diavata de Thessalonique Dans son rapport du 17 novembre 2010, le CPT relevait que la prison, d’une capacité officielle de 300 détenus, en accueillait 607. Il y avait 10 détenus par dortoir qui mesurait 24 m². Les dortoirs étaient équipés de cinq lits superposés, d’une petite table, quelques chaises, une télévision et un réfrigérateur. Ils avaient une annexe sanitaire comprenant un WC., un lavabo et une douche. En dépit du surpeuplement et de son impact sur la propreté et l’entretien, l’état des réparations dans la prison était satisfaisant.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1969 et réside à Sigulda. Elle est la veuve de M. Egils Elberts (« le mari de la requérante »), ressortissant letton né en 1961 et décédé le 19 mai 2001. A. Événements ayant conduit la requérante à prendre connaissance du prélèvement de tissus sur le corps de son mari Le 19 mai 2001, le mari de la requérante fut impliqué dans un accident de voiture à Allaži Parish. Une ambulance le transporta à l’hôpital de Sigulda, mais il décéda sur le trajet des suites de ses blessures. Il fut placé dans la chambre mortuaire de l’hôpital de Sigulda. La belle-mère de la requérante, qui travaillait à l’hôpital de Sigulda et avait ainsi appris immédiatement la mort de son fils, resta auprès du corps à l’hôpital de Sigulda jusqu’à ce qu’il soit transporté au centre national médicolégal (Valsts tiesu medicīnas expertīžu centrs ; ci-après « le centre médicolégal ») de Riga. Le 20 mai 2001 à 5 heures, le corps fut remis au centre médicolégal aux fins d’établissement de la cause du décès. De 13 heures à 15 heures, au cours de l’autopsie, de nombreuses blessures furent constatées sur la tête et le tronc du défunt, dont plusieurs côtes et vertèbres fracturées. Il y avait des ecchymoses sur son épaule, sa cuisse et son genou droits. Un médecin légiste, N.S., qualifia les blessures de graves et potentiellement mortelles et établit un lien de causalité entre celles-ci et le décès. Le Gouvernement a expliqué qu’après l’autopsie, N.S. s’était assuré qu’il n’y avait pas dans le passeport de M. Elberts de timbre indiquant qu’il était opposé à l’utilisation de ses tissus corporels et avait prélevé un morceau de 10 × 10 cm de la membrane externe des méninges (dure-mère). La requérante a affirmé pour sa part qu’à ce moment-là le passeport de M. Elberts se trouvait à leur domicile à Sigulda et que N.S. ne pouvait donc pas avoir vérifié l’absence de timbre dans le passeport. Elle a ajouté que le tissu prélevé mesurait plus que 10 × 10 cm et que l’on n’a pas seulement prélevé la dure-mère. Le 21 mai 2001, le parquet délivra un document autorisant d’inhumer le corps. Selon la requérante, sa sœur se rendit au centre médicolégal le 21 ou le 22 mai 2001 en vue d’obtenir le certificat indiquant la cause du décès et elle signa le registre du centre. Le 22 mai 2001, elle aurait présenté ce document avec le passeport de M. Elberts aux autorités compétentes de Sigulda pour obtenir le certificat de décès. Selon le Gouvernement, le corps de M. Elberts fut remis à un parent le 25 mai 2001. La requérante affirme quant à elle que le corps fut remis à une autre personne et que celle-ci aida seulement à le transporter avant les obsèques. Les obsèques se déroulèrent à Sigulda le 26 mai 2001. La requérante vit pour la première fois le corps de son défunt mari lorsque la dépouille lui fut rendue par le centre médicolégal pour les obsèques. Elle vit que ses jambes avaient été ligotées. Il fut inhumé ainsi. La requérante était alors enceinte de son deuxième enfant. La requérante n’apprit le prélèvement de tissus sur le corps de son mari que deux ans plus tard, lorsque la police de sécurité (Drošības Policija) l’informa qu’une enquête pénale avait été ouverte sur des prélèvements illégaux d’organes et de tissus. B. L’enquête pénale sur le prélèvement illégal d’organes et de tissus Le 3 mars 2003, la police de sécurité ouvrit une enquête pénale sur des prélèvements illégaux d’organes et de tissus envoyés à une société pharmaceutique basée en Allemagne (« la société ») de 1994 à 2003. La succession d’événements suivante a été établie. En janvier 1994, le prédécesseur du centre médicolégal conclut avec la société un accord en vue de coopérer à des fins de recherche scientifique. En vertu de cet accord, divers types de tissus devaient être prélevés sur des personnes décédées – choisies par le centre médicolégal conformément aux normes internationales – et envoyés à la société pour être traités. La société transformait les tissus reçus en bio-implants et les renvoyait en Lettonie à des fins de transplantation. Le ministère de l’Aide sociale accepta le contenu de l’accord, après avoir examiné sa conformité au droit interne à plusieurs reprises. Le parquet émit deux avis sur la compatibilité de l’accord avec la législation nationale et, en particulier, avec la loi sur la protection des corps des défunts et l’utilisation d’organes et de tissus humains (« la loi »). Tout membre qualifié (« expert ») du personnel du centre médicolégal était autorisé à effectuer des prélèvements de tissus de sa propre initiative. Le directeur du service de thanatologie du centre médicolégal était responsable de la formation des experts et de la supervision de leur travail. Il était également responsable de l’envoi des tissus en Allemagne. Les experts étaient rémunérés pour leur travail. Initialement, les tissus étaient prélevés dans les services médicolégaux situés à Ventspils, Saldus, Kuldīga, Daugavpils et Rēzekne. À partir de 1996, ils ne furent plus prélevés qu’au centre médicolégal de Riga et au service médicolégal de Rēzekne. En vertu de l’accord, les experts pouvaient prélever des tissus sur des personnes décédées qui avaient été transportées au centre médicolégal pour un examen médicolégal. Chaque expert devait vérifier si le donneur potentiel ne s’était pas opposé de son vivant au prélèvement de ses organes ou tissus en contrôlant son passeport pour s’assurer qu’aucun timbre n’y avait été apposé à cet effet. Si les proches s’opposaient au prélèvement, leurs souhaits devaient être respectés, mais les experts ne cherchaient pas à prendre contact avec ces derniers ou à connaître leurs souhaits. Les tissus devaient être prélevés dans les vingt-quatre heures à compter de la mort biologique de la personne. Les experts devaient respecter la législation nationale, mais, selon leurs propres témoignages, aucun d’entre eux n’avait lu la loi. Cela étant, son contenu était clair pour eux puisque le directeur du service de thanatologie du centre médicolégal leur avait expliqué que les prélèvements n’étaient autorisés qu’en l’absence dans le passeport d’un timbre indiquant un refus de tout prélèvement d’organes ou de tissus et si les proches ne s’opposaient pas au prélèvement. Au cours de l’enquête, les enquêteurs interrogèrent des spécialistes en droit pénal et prélèvement d’organes et de tissus. Ils conclurent que, d’une manière générale, il existait deux systèmes juridiques de réglementation du prélèvement d’organes et de tissus : le « consentement informé » et le « consentement présumé ». D’un côté, le directeur du centre médicolégal, le directeur du service de thanatologie du centre médicolégal et les experts du centre médicolégal étaient d’avis que, pendant la période en cause (c’est-à-dire après l’entrée en vigueur de la loi le 1er janvier 1993), il existait un système de « consentement présumé » en Lettonie. Ces personnes estimaient que le système de consentement présumé signifiait que « tout ce qui n’était pas interdit était autorisé ». D’un autre côté, les enquêteurs étaient d’avis que l’article 2 de la loi indiquait clairement que le système juridique letton reposait plus sur le concept de « consentement informé » et que le prélèvement n’était acceptable que lorsqu’il avait été (expressément) autorisé, c’est-à-dire lorsque le consentement avait été donné soit par le donneur de son vivant, soit par ses proches. Le 12 mai 2003, l’expert N.S. fut interrogé plus particulièrement sur le prélèvement de tissus sur le corps du mari de la requérante. Le 9 octobre 2003, la requérante fut reconnue comme partie lésée (cietušais) et interrogée à la même date. Le 30 novembre 2005, il fut décidé que l’enquête pénale sur les activités du directeur du centre médicolégal, du directeur du service de thanatologie du centre médicolégal et du directeur du service médicolégal de Rēzekne concernant le prélèvement de tissus devait être classée sans suite. Les considérations exposées ci-dessus furent notées dans la décision (lēmums par kriminālprocesa izbeigšanu), et les différences concernant les possibles interprétations de la législation nationale furent résolues en faveur des accusés. De surcroît, il fut décidé que les amendements à la loi adoptés en 2004 devaient être interprétés en ce sens qu’il existait un système de « consentement présumé » en Lettonie. Il fut conclu que les articles 2 à 4 et 11 de la loi n’avaient pas été violés et qu’aucun élément constitutif d’une infraction au sens de l’article 139 du code pénal n’avait été établi. Le 20 décembre 2005 et le 6 janvier 2006, les procureurs décidèrent de classer sans suite les recours formés par la requérante et jugèrent que la décision d’interrompre l’enquête était légale et justifiée. Le 24 février 2006, un procureur de rang supérieur du bureau du procureur général examina le dossier et conclut que l’enquête n’aurait pas dû être classée sans suite. Il établit que les experts du centre médicolégal avaient enfreint les dispositions de la loi et que le prélèvement de tissus effectué était illégal. La décision de classement sans suite fut annulée et le dossier fut renvoyé à la police de sécurité. Le 3 août 2007, l’enquête pénale concernant le prélèvement de tissus sur le corps du mari de la requérante fut classée sans suite en raison de l’expiration du délai de prescription de cinq ans. Cependant, la base légale indiquée pour le classement sans suite était l’absence de tout élément constitutif d’une infraction. Le 13 août 2007, la requérante fut informée de cette décision. Le 19 septembre et le 8 octobre 2007, en réponse aux recours formés par la requérante, les procureurs déclarèrent que la décision était légale et justifiée. Le 3 décembre 2007, un autre procureur de rang supérieur du bureau du procureur général examina le dossier et conclut que l’enquête n’aurait pas dû être classée sans suite. Il établit que les experts du centre médicolégal avaient enfreint les dispositions de la loi et que le prélèvement de tissus était illégal. La décision de classement sans suite fut à nouveau annulée et le dossier renvoyé à la police de sécurité. Le 4 mars 2008, une nouvelle décision de classement sans suite fut adoptée. Elle était fondée sur l’expiration du délai de prescription. Le 27 mars 2008, en réponse à un recours de la requérante, le procureur annula à nouveau la décision. Une nouvelle enquête fut réalisée. Elle établit qu’en 1999 des tissus avaient été prélevés sur 152 personnes, en 2000 sur 151 personnes, en 2001 sur 127 personnes et en 2002 sur 65 personnes. En contrepartie de la fourniture de tissus à la société allemande, le centre médicolégal avait organisé l’achat, aux frais de la société, d’équipements médicaux, d’instruments, de technologie et d’ordinateurs pour des institutions médicales en Lettonie. Dans le cadre de l’accord, la valeur monétaire totale de l’équipement payé par la société excédait la valeur des tissus prélevés et envoyés à l’entreprise. Dans la décision du 14 avril 2008 (paragraphe 27 ci-dessous), il fut observé que les tissus n’avaient pas été prélevés à des fins de transplantation conformément à l’article 10 de la loi, mais pour être transformés en d’autres produits destinés à être utilisés pour des patients non seulement en Lettonie, mais également dans d’autres pays. Le 14 avril 2008, l’enquête pénale fut classée sans suite en raison de l’expiration du délai de prescription. La décision indiquait que lorsqu’un expert du service médicolégal de Rēzekne, par exemple, interrogeait les proches avant le prélèvement d’organes ou de tissus, il ne les informait jamais expressément du prélèvement potentiel ni ne cherchait à obtenir leur consentement. Il ressortait des témoignages de tous les proches qu’ils n’auraient pas consenti au prélèvement d’organes et de tissus s’ils avaient été informés et si leurs souhaits avaient été établis. Selon leurs propres témoignages, les experts se contentaient de contrôler l’absence de timbre dans les passeports et ne cherchaient pas à obtenir le consentement des proches, expliquant qu’ils n’avaient aucun contact avec ces derniers. La décision précisait que, à compter du 1er janvier 2002, des informations devaient être recherchées dans le registre de la population, ce que les experts avaient omis de faire. Elle concluait que les experts, y compris N.S., avaient enfreint l’article 4 de la loi et violé les droits des proches. Cependant, compte tenu du délai de prescription de cinq ans (qui avait commencé à courir le 3 mars 2003), l’enquête pénale fut classée sans suite, et, les 9 mai et 2 juin 2008, les procureurs confirmèrent cette décision en réponse aux recours formés par la requérante. La requérante forma un nouveau recours. Entre-temps, les experts, dont N.S., formèrent un appel attaquant les motifs du classement sans suite de l’enquête pénale (kriminālprocesa izbeigšanas pamatojums). Ils contestaient leur statut de personnes visées par l’enquête pénale relative aux prélèvements illégaux de tissus, faisant valoir qu’ils n’avaient à aucun moment été informés de ladite enquête et que, par conséquent, ils n’avaient pas été en mesure d’exercer leurs droits de la défense. Le 26 juin 2008, par une décision définitive, le tribunal du district de Vidzeme (qui se trouve à Riga) accueillit leur appel (affaire no 1840000303), annula la décision du 14 avril 2008 et renvoya le dossier à la police de sécurité. Il déclara ce qui suit : « Nonobstant le fait qu’une certaine proportion des transplants n’aient pas été retournés pour être utilisés sur des patients en Lettonie, il n’y a dans le dossier aucune preuve qu’ils aient été utilisés dans d’autres produits ou à des fins scientifiques ou éducatives. Par conséquent, le tribunal estime qu’il n’y a dans le dossier aucune preuve que les tissus prélevés aient été utilisés à des fins autres que de transplantation (...) Aucune preuve dans le dossier ne démontre que l’on ait prélevé des tissus à des fins de transplantation sans tenir compte du refus de la personne décédée, formulé de son vivant et enregistré en conformité avec la loi en vigueur à l’époque pertinente, ou en ignorant le refus formulé par les proches. Compte tenu du fait que les instruments législatifs n’imposent aux experts qui effectuent des prélèvements de tissus et d’organes sur le corps des personnes décédées aucune obligation d’informer les personnes de leur droit de refuser le prélèvement d’organes ou de tissus, le tribunal estime que les experts n’avaient aucune obligation en ce sens ; en n’informant pas les proches de la personne décédée de leur intention de prélever des tissus, les experts n’ont pas enfreint les dispositions de la [loi], telle qu’elle était applicable de 1994 à mars 2003. L’article 4 de la [loi] prévoit le droit pour les proches de refuser le prélèvement d’organes et/ou de tissus sur le corps de la personne décédée, mais n’impose pas à l’expert une obligation d’expliquer ce droit aux proches. Étant donné qu’aucun instrument législatif n’impose aux experts une obligation d’informer les proches de leur intention de prélever des organes et/ou tissus et de leur expliquer leur droit de s’y opposer en refusant leur consentement, le tribunal estime qu’une personne ne peut pas être punie pour manquement à une obligation qui n’est pas clairement définie dans la législation en vigueur. Par conséquent, le tribunal conclut que, en prélevant des tissus et organes sur le corps du défunt, les experts n’ont pas enfreint (...) la [loi]. (...) Le tribunal considère que les actions des experts ne pouvaient s’analyser en éléments constitutifs d’une infraction au sens de l’article 139 du code pénal ; par conséquent, la procédure pénale peut être classée sans suite en raison d’une cause d’exonération, au sens de l’article 377 § 2 du code de procédure pénale – à savoir l’absence d’éléments constitutifs d’une infraction. » Le 2 juillet 2008, le procureur de rang supérieur répondit à un recours formé par la requérante. Il admit que l’enquête avait duré longtemps, expliquant que cela était dû aux nombreux recours formés contre les décisions et que pour le reste rien ne permettait de conclure que l’enquête eût été indûment prolongée. Dans le même temps, il informa la requérante que le tribunal avait annulé la décision du 14 avril 2008 en réponse au recours des experts. Il déclara également qu’une nouvelle décision de classement sans suite de l’enquête pénale avait été adoptée le 27 juin 2008 et serait prochainement dûment notifiée à la requérante. De fait, la requérante reçut quelques jours plus tard la décision du 27 juin 2008. Il y était rappelé que les experts n’avaient aucune obligation juridique d’informer quiconque de son droit de consentir à un prélèvement d’organes ou de tissus ou de le refuser. L’article 4 de la loi prévoyait le droit pour les proches de la personne décédée de s’opposer au prélèvement d’organes et de tissus sur le corps du défunt, mais il n’imposait à l’expert aucune obligation d’expliquer ce droit aux proches. Une personne ne pouvait être punie pour un manquement à une obligation qui n’était pas clairement définie par une disposition juridique ; par conséquent, les experts n’avaient pas enfreint la loi. La requérante forma de nouveaux recours. Le 15 août 2008, le procureur répondit, entre autres, qu’aucune circonstance n’indiquait qu’un corps humain eût été profané. Dans le même temps, il expliqua que les experts avaient pratiqué des actes en lien avec le prélèvement illégal de tissus afin de les utiliser à des fins médicales. Après le prélèvement de tissus, un autre matériau était généralement implanté pour restaurer l’intégrité visuelle des cadavres. Par conséquent, l’enquête pénale avait concerné des actes visés par l’article 139 et non pas par l’article 228 du code pénal, qui interdisait la profanation de cadavre. Le 10 septembre 2008, un procureur de rang supérieur répondit qu’il n’y avait aucune raison d’examiner sous l’angle de l’article 228 du code pénal relatif à la profanation de cadavre les actes des personnes ayant prélevé des tissus. Les experts avaient procédé conformément aux instructions du ministre de la Justice en implantant d’autres matériaux à la place des tissus prélevés. Conformément à ces instructions, les tissus devaient être prélevés de manière à ne pas mutiler le corps et, si nécessaire, moyennant une reconstruction ultérieure. Le 23 octobre 2008, un autre procureur de rang supérieur du bureau du procureur général répondit par une décision négative définitive. II. DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS ET DROIT INTERNE A. Documents du Conseil de l’Europe Le 11 mai 1978, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution (78) 29 sur l’harmonisation des législations des États membres relatives aux prélèvements, greffes et transplantations de substances d’origine humaine, qui recommande aux gouvernements des États membres de conformer leur droit aux règles annexées à cette résolution ou d’adopter des règles conformes à celles-ci lors de l’introduction d’une nouvelle législation. L’article 10 de cette résolution dispose : « 1. Aucun prélèvement ne doit être effectué lorsqu’il y a une opposition manifeste ou présumée du défunt compte tenu notamment de ses convictions religieuses ou philosophiques. À défaut d’une volonté du défunt manifestée explicitement ou implicitement le prélèvement peut être effectué. Toutefois, un État pourra décider que le prélèvement ne doit pas avoir lieu, si, après une enquête appropriée, compte tenu des circonstances, visant à déterminer l’opinion de la famille du défunt, et dans le cas d’un incapable juridique survivant, celle de son représentant légal, une opposition se manifeste ; lorsque le défunt était un incapable juridique le consentement de son représentant légal peut également être exigé. » La Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine (« la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine » – STE no 164) est le premier traité international à avoir été adopté dans le domaine de la bioéthique. Elle est entrée en vigueur le 1er décembre 1999 à l’égard des États qui l’ont ratifiée. La Lettonie l’a signée le 4 avril 1997 et l’a ratifiée le 25 février 2010 ; elle est entrée en vigueur à l’égard de la Lettonie le 1er juin 2010. La Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine n’est pas applicable au prélèvement d’organes et de tissus sur des personnes décédées. Elle concerne le prélèvement d’organes et de tissus sur des donneurs vivants à des fins de transplantation (articles 19-20). Concernant le prélèvement d’organes ou de tissus sur des personnes décédées, un Protocole additionnel à la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine relatif à la transplantation d’organes et de tissus d’origine humaine (STE no 186) a été adopté, auquel le Gouvernement s’est référé. Il est entré en vigueur le 1er mai 2006 à l’égard des États qui l’ont ratifié. La Lettonie ne l’a jamais signé ni ratifié. Les articles pertinents du Protocole additionnel disposent : Article 1 – Objet « Les Parties au présent Protocole protègent la personne dans sa dignité et son identité et lui garantissent, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses autres droits et libertés fondamentales dans le domaine de la transplantation d’organes et de tissus d’origine humaine. » Article 16 – Constatation du décès « Un prélèvement d’organe ou de tissus sur une personne décédée ne peut être effectué que si le décès a été dûment constaté, conformément à la loi. Les médecins constatant le décès d’une personne doivent être distincts de ceux participant directement au prélèvement d’organes ou de tissus sur cette personne ou aux étapes ultérieures de la transplantation, ainsi que de ceux chargés de soigner d’éventuels receveurs de ces organes ou tissus. » Article 17 – Consentement et autorisations « Des organes ou des tissus ne peuvent être prélevés sur le corps d’une personne décédée que si le consentement ou les autorisations requis par la loi ont été obtenus. Le prélèvement ne doit pas être effectué si la personne décédée s’y était opposée. » Article 18 – Respect du corps humain « Dans le cadre du prélèvement, le corps humain doit être traité avec respect et toute mesure raisonnable doit être prise en vue de restaurer l’apparence du corps. » Les parties pertinentes du rapport explicatif du Protocole additionnel disposent : Introduction « (...) L’objet du Protocole est de définir et de garantir les droits des donneurs d’organes et de tissus, qu’ils soient vivants ou décédés, et ceux des bénéficiaires de greffes d’organes et de tissus d’origine humaine. » Élaboration du Protocole « (...) Ce Protocole développe les dispositions de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine dans le domaine de la transplantation d’organes, de tissus et de cellules d’origine humaine. Les dispositions de la Convention s’appliquent au Protocole. Afin d’en faciliter la lecture par les destinataires du Protocole, celui-ci a été rédigé de telle sorte qu’il ne soit pas nécessaire de se reporter constamment à la Convention pour comprendre la portée de ses dispositions. Cependant, la Convention contient des principes que le Protocole a pour but de développer. En ce sens, une lecture systématique des deux textes pourra s’avérer utile, voire parfois indispensable. » Commentaires sur les dispositions du Protocole Préambule « 13. Le Préambule met en exergue le fait que l’article 1er de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, protégeant l’être humain dans sa dignité et son identité et garantissant à toute personne le respect de son intégrité, constitue une base appropriée à l’élaboration de normes complémentaires permettant d’assurer la protection des droits et libertés des donneurs, donneurs potentiels et des receveurs de transplantation d’organes et de tissus. » Article 1 – Objet « 16. Cet article précise que le Protocole a pour objet de protéger la personne dans sa dignité et son identité et de lui garantir, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses autres droits et libertés fondamentales dans le domaine de la transplantation d’organes et de tissus d’origine humaine. Le terme « personne » est utilisé à l’article 1er car il apparaît comme étant le plus approprié pour être en harmonie avec l’exclusion du champ d’application du Protocole, faite à l’article 2, des organes et tissus embryonnaires et fœtaux (…) Le Protocole ne concerne que le prélèvement d’organes et de tissus sur une personne déjà née, qu’elle soit lors du prélèvement vivante ou décédée, et la greffe d’organes et de tissus d’origine humaine sur une autre personne également née. » Article 16 – Constatation du décès « 94. Selon le premier paragraphe, un prélèvement d’organes ou de tissus sur une personne décédée ne peut être effectué que si le décès a été dûment constaté « conformément à la loi ». Il appartient donc à chaque État de définir en droit la procédure spécifique de constatation du décès alors que les fonctions essentielles sont encore sous assistance. À cet égard, on peut constater que, dans la plupart des États, la loi définit le concept et les conditions de la mort cérébrale. La mort est constatée par des médecins selon une procédure établie, et seule cette forme de constatation du décès permet que débute le processus de transplantation. L’équipe chargée du prélèvement doit s’assurer que les procédures requises ont été suivies avant que le prélèvement ne débute. Dans certains États, cette procédure de constatation du décès est différente de celle de la délivrance officielle de l’attestation de décès. Le deuxième paragraphe de l’article 16 prévoit une protection importante pour les personnes décédées en garantissant l’impartialité du constat de décès : il est en effet exigé que l’équipe médicale qui constate le décès ne soit pas la même que celle qui participe à quelque étape que ce soit du processus de transplantation. Il est important que les intérêts et la constatation du décès d’une telle personne soient considérés comme relevant de la responsabilité d’une équipe médicale totalement distincte de celle qui effectue la transplantation. Faute de distinguer ces deux fonctions, on risquerait de compromettre la confiance du public dans le système de transplantation, ce qui aurait des effets négatifs sur le don d’organes. Aux fins du présent Protocole, les nouveau-nés, y compris les nouveau-nés anencéphales, bénéficient de la même protection que celle accordée à toute personne, et les règles concernant la constatation du décès leur sont applicables. » Article 17 – Consentement et autorisations « 98. L’article 17 interdit le prélèvement d’organes ou de tissus si la personne proposant de prélever un organe ou des tissus n’a pas obtenu le consentement ou les autorisations requis par la loi. De ce fait, les États membres devront disposer d’un système explicitant dans quelles conditions le prélèvement d’organes ou de tissus est autorisé. D’autre part, en vertu de l’article 8, les Parties doivent prendre des mesures appropriées pour informer le public, notamment des régimes de consentement ou d’autorisation en matière de prélèvement sur des personnes décédées (…) Si la personne a exprimé ses souhaits, qu’il s’agisse d’un consentement ou d’un refus au don d’organes ou de tissus après sa mort, ils devront être respectés. S’il existe un moyen officiel de recueil des volontés et qu’une personne y a consigné son consentement au don, celui-ci doit prévaloir : si un prélèvement est possible, il devra être effectué. De la même façon, il ne pourra être procédé au prélèvement si l’on sait que l’intéressé s’y était opposé. Néanmoins, la consultation d’un registre officiel des volontés n’est valable que pour les personnes qui y sont inscrites. En outre, il ne peut être considéré comme la seule façon de connaître la volonté du défunt que si la consignation des volontés sur le registre a un caractère obligatoire. 100. Un prélèvement d’organes ou de tissus pourra être effectué sur une personne décédée qui n’a pas, de son vivant, la capacité de donner son consentement si toutes les autorisations requises par la loi ont été obtenues. Une autorisation peut également être requise pour effectuer un prélèvement sur une personne décédée qui, de son vivant, était capable de donner son consentement mais qui n’a pas fait connaître ses souhaits concernant un éventuel prélèvement post mortem. 101. Sans préjuger du système à mettre en place, l’article prévoit ainsi qu’en cas de doute concernant la volonté du défunt, il doit être possible de se tourner vers la loi nationale pour connaître la procédure à suivre. Dans certains pays, la loi permet qu’à défaut de refus explicite ou implicite du don, le prélèvement puisse être effectué. Elle peut alors mettre en place des modalités d’expression de cette volonté, comme l’établissement d’un registre des refus par exemple. Dans d’autres pays, la loi ne préjuge pas des vœux des intéressés et prescrit des enquêtes auprès des parents et amis pour déterminer si le défunt était favorable ou opposé au don d’organes. 102. Quel que soit le système, si la volonté du défunt n’est pas suffisamment établie, l’équipe chargée du prélèvement des organes doit, préalablement au prélèvement, s’efforcer de recueillir le témoignage des proches de la personne décédée. À moins que la loi nationale ne le prévoie, cette autorisation ne devrait pas dépendre des préférences des proches eux-mêmes vis-à-vis du don d’organes ou de tissus : on demandera seulement aux proches quels étaient les souhaits explicites et implicites de la personne décédée. Ce sont les vues exprimées par le donneur potentiel qui doivent primer, s’agissant de décider si des prélèvements d’organes ou de tissus peuvent être effectués. Les Parties devraient bien préciser si le prélèvement d’organes ou de tissus peut avoir lieu quand bien même les souhaits du défunt ne sont pas connus et ne peuvent être établis auprès de ses parents et amis. 103. Lorsqu’une personne décède dans un pays différent de celui où elle réside, l’équipe de prélèvement doit prendre toute mesure raisonnable pour connaître la volonté du défunt en matière de prélèvement. En cas de doute, l’équipe de prélèvement devrait respecter la loi applicable pertinente dans le pays de résidence de la personne décédée ou, à défaut, la loi du pays dont cette personne a la nationalité. » Article 18 – Respect du corps humain « 104. Un cadavre n’est pas considéré juridiquement comme une personne ; il n’en demeure pas moins qu’il doit être traité avec respect. Cet article prévoit ainsi que dans le cadre du prélèvement, le corps humain doit être traité avec respect, et qu’à l’issue du prélèvement, le corps doit être restauré autant que possible dans son apparence antérieure. » En mai 2002, le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe adressa aux États membres du Conseil de l’Europe un questionnaire relatif à leurs lois et pratiques en matière de transplantation. Le gouvernement letton répondit par l’affirmative à la question de savoir si le prélèvement sur un donneur vivant était soumis à autorisation et il fit référence aux articles 19 et 20 de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine et à l’article 13 de la loi sur la protection des corps des défunts et l’utilisation d’organes et de tissus humains. Il observa que le consentement écrit était exigé. Dans sa réponse à la question « Quel est le type de relations devant exister entre le donneur vivant d’un organe et le receveur ? », il fit référence aux articles 19 et 20 de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine. Dans sa réponse à la question « Quelles sont les sanctions prévues pour les contrevenants [auteurs de trafic d’organes], en particulier pour les intermédiaires et les professionnels de santé ? », le gouvernement letton fit référence à l’article 139 du code pénal (paragraphe 53 ci-dessous). B. Documents de l’Union européenne Le 21 juillet 1998, le groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies (GEE) adopta l’avis no 11 sur les aspects éthiques des banques de tissus humains. Les parties pertinentes de l’avis sont libellées comme suit : « 2.3 Information et consentement Le prélèvement de tissus humains requiert, par principe, l’information et le consentement de la personne concernée. Il en va autrement en cas de prélèvement de tissus ordonné par un juge dans le cadre de procédures judiciaires, notamment criminelles. Si le consentement répond à un principe éthique fondamental en Europe, en revanche, les modalités et les formes de ce consentement (oral ou écrit, par devant témoin ou non, exprès ou présumé...) relèvent des législations nationales fondées sur les traditions juridiques de chaque pays. (...) 3.2 Les donneurs décédés Le consentement du donneur en vue de prélèvement après sa mort peut prendre des formes différentes selon les systèmes nationaux (consentement dit « exprès » ou « présumé »). Toutefois, aucun prélèvement de tissus, en dehors de l’hypothèse des procédures judiciaires, ne doit pouvoir être effectué si l’intéressé s’y est opposé de son vivant. En outre, lorsque la personne n’a pas manifesté sa volonté et que le système applicable est celui du consentement dit « présumé », les médecins doivent veiller à permettre, dans la mesure du possible, à la famille ou aux proches, d’exprimer ce qu’aurait pu souhaiter le défunt et ils doivent en tenir compte. » La Directive 2004/23/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 relative à l’établissement de normes de qualité et de sécurité pour le don, l’obtention, le contrôle, la transformation, la conservation, le stockage et la distribution des tissus et cellules humains dispose : Article 13 – Consentement « 1. L’obtention de tissus ou de cellules humains n’est autorisée que si toutes les exigences obligatoires en matière de consentement ou d’autorisation en vigueur dans l’État membre concerné sont satisfaites. Les États membres prennent, conformément à leur législation nationale, toutes les mesures nécessaires pour garantir que les donneurs, leurs proches ou les personnes qui fournissent l’autorisation pour le compte des donneurs reçoivent toutes les informations appropriées visées à l’annexe. » ANNEXE – INFORMATIONS À FOURNIR LORS D’UN DON DE TISSUS ET/OU DE CELLULES « B. Donneurs décédés Toutes les informations doivent être données et toutes les autorisations et consentements nécessaires doivent être obtenus conformément à la législation en vigueur dans les États membres. La confirmation des résultats de l’évaluation réalisée sur le donneur doit être communiquée et clairement expliquée aux personnes pertinentes conformément à la législation des États membres. » C. Documents de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) Les principes directeurs de l’OMS sur la transplantation de cellules, de tissus et d’organes humains (adoptés lors de la soixante-troisième assemblée mondiale de la santé le 21 mai 2010, Résolution WHA63.22) prévoient dans leur partie pertinente : Principe directeur 1 « Des cellules, tissus et organes peuvent être prélevés sur le corps de personnes décédées aux fins de transplantation uniquement : a) si tous les consentements prévus par la loi ont été obtenus, et b) s’il n’y a pas de raison de croire que la personne décédée s’opposait à ce prélèvement. » Commentaire concernant le principe directeur 1 « Le consentement est le principe éthique de base pour toutes les interventions médicales. Il appartient aux autorités nationales de définir la procédure à suivre pour recueillir et enregistrer le consentement aux dons de cellules, de tissus et d’organes humains à la lumière des normes éthiques internationales, de la manière dont le don d’organes est organisé dans leur pays et du rôle pratique joué par le consentement en tant que protection contre les abus et les violations des règles de sécurité. La question de savoir si le consentement au prélèvement d’organes et de tissus sur le corps de personnes décédées est « explicite » ou « présumé » dépend des traditions sociales, médicales et culturelles de chaque pays, et notamment de la manière dont les familles sont associées à la prise de décision concernant les soins de santé en général. Toutefois, dans les deux systèmes, le prélèvement est exclu s’il existe une indication valable que la personne décédée était opposée au prélèvement posthume de ses cellules, tissus ou organes. Dans un régime de consentement explicite – appelé parfois aussi « opting in » –, des cellules, tissus ou organes peuvent être prélevés sur le corps d’une personne décédée si cette personne a expressément consenti à ce prélèvement de son vivant ; en fonction du droit interne, ce consentement peut être donné oralement ou enregistré sur une carte de donneur, un permis de conduire ou une carte d’identité, ou figurer dans le dossier médical ou dans un registre de donneurs. Si la personne décédée n’a ni consenti ni exprimé clairement son opposition au prélèvement d’organes, l’autorisation doit être obtenue auprès d’un représentant légal désigné, généralement un membre de la famille. L’autre solution, celle du consentement présumé – aussi appelé « opting (or contracting) out », permet de prélever certains matériels sur le corps d’une personne décédée aux fins de transplantation et, dans certains pays, pour des études anatomiques ou des travaux de recherche, à moins que la personne ait exprimé de son vivant son opposition à cette pratique en déposant une déclaration en ce sens dans un bureau désigné, ou qu’une tierce partie bien informée indique que le défunt s’était résolument prononcé contre ce don. Compte tenu de l’importance du consentement sur le plan éthique, un tel système doit permettre d’informer pleinement le public de la politique en vigueur et donner aux intéressés toutes facilités pour retirer leur consentement. Bien que le consentement exprès ne soit pas requis dans un système de consentement présumé (opting out) pour pouvoir prélever des cellules, des tissus ou des organes sur le corps d’une personne décédée qui n’a pas fait objection à cette pratique de son vivant, les services concernés peuvent hésiter à procéder à de tels prélèvements si les proches du défunt s’y opposent personnellement ; de même, dans les systèmes de consentement exprès (opting in), les services demandent généralement l’autorisation de la famille même si la personne décédée a donné son consentement de son vivant. Il est plus facile aux services de s’appuyer sur le consentement explicite ou présumé de la personne décédée sans demander l’autorisation de la famille lorsque la démarche du don de cellules, de tissus ou d’organes est bien comprise et bien acceptée par le public, sans aucune ambiguïté. Même lorsque l’autorisation des proches n’est pas demandée, les services chargés des prélèvements ont besoin de pouvoir examiner les antécédents médicaux et comportementaux de la personne décédée avec des membres de la famille qui la connaissaient bien, car des informations précises sur les donneurs aident à améliorer la sécurité des transplantations. Pour les dons de tissus humains dans lesquels les contraintes de temps sont un peu moins fortes, il est recommandé de toujours demander l’autorisation de la famille. Un point important à régler est la façon dont l’apparence du corps du défunt sera restaurée après le prélèvement de tissus. » D. Le droit interne La loi sur la protection des corps des défunts et l’utilisation d’organes et de tissus humains La loi sur la protection des corps des défunts et l’utilisation d’organes et de tissus humains (likums « Par miruša cilvēka ķermeņa aizsardzību un cilvēka audu un orgānu izmantošanu medicīnā »), en vigueur pendant la période pertinente (avec des amendements ayant été applicables du 1er novembre 1995 au 31 décembre 2001), prévoyait dans son article 2 que toute personne vivante dotée de la capacité juridique pouvait consentir ou s’opposer, par écrit, à l’utilisation de son corps après sa mort. Le souhait formulé était contraignant, à moins qu’il ne fût contraire au droit. L’article 3 disposait que semblable opposition ou consentement à l’usage de son corps après la mort n’avait d’effets juridiques que s’il avait été signé par une personne dotée de la capacité juridique, enregistré dans son dossier médical et matérialisé par un timbre spécial dans son passeport. Le département de la santé du ministère de l’Aide sociale était compétent pour définir la procédure d’enregistrement de l’opposition ou du consentement d’une personne dans son dossier médical (contrairement à la situation qui résulte de l’entrée en vigueur de divers amendements législatifs le 1er janvier 2002, Petrova c. Lettonie, no 4605/05, § 35, 24 juin 2014). Selon l’article 4, intitulé « Les droits des proches », les organes et tissus d’une personne décédée ne pouvaient pas être prélevés contre la volonté qu’elle avait exprimée de son vivant. En l’absence de souhaits exprès, le prélèvement ne pouvait être pratiqué que si aucun des proches (enfants, parents, frères et sœurs ou conjoint) ne s’y opposait. La transplantation pouvait être pratiquée après la mort biologique ou cérébrale du donneur potentiel (article 10). Plus précisément, l’article 11 de la loi prévoyait que les organes et tissus d’un donneur décédé pouvaient être prélevés à des fins de transplantation si la personne ne s’était pas opposée de son vivant à un tel prélèvement ou si ses plus proches parents ne l’avaient pas refusé. En vertu d’une disposition transitoire de la loi, un timbre apposé dans le passeport de la personne avant le 31 décembre 2001 et indiquant son opposition ou son consentement à l’utilisation de son corps après sa mort n’avait d’effets juridiques que jusqu’à la délivrance d’un nouveau passeport ou jusqu’au dépôt d’une demande au bureau de la citoyenneté et des migrations. L’article 17 prévoyait que l’État était responsable de la protection du corps de la personne décédée et de l’utilisation de ses organes ou tissus à des fins médicales. Au moment des faits, cette fonction incombait au département de la santé du ministère de l’Aide sociale (à compter du 1er janvier 2002 au ministère de l’Aide sociale, à compter du 30 juin 2004 au ministère de la Santé). Aucun organe ni aucune autorité ne pouvait effectuer un prélèvement d’organes ou de tissus et les utiliser sans autorisation du département de la santé (à compter du 1er janvier 2002 du ministère de l’Aide sociale, à compter 30 juin 2004 du ministère de la Santé). L’article 18 interdisait la sélection, le transport et l’utilisation d’organes et de tissus prélevés à des fins commerciales. Il prévoyait également que les organes et tissus ne pouvaient être prélevés sur une personne vivante ou décédée que dans le strict respect du consentement ou refus exprimé par la personne. L’article 21 prévoyait initialement que le parquet devait contrôler le respect de la loi (paragraphe 1). Le département de la santé du ministère de l’Aide sociale et les autres autorités compétentes étaient responsables du contrôle de la légalité de l’utilisation d’organes et de tissus humains (paragraphe 2). En vertu d’un amendement entré en vigueur le 1er janvier 2002, le premier paragraphe fut abrogé ; le paragraphe restant prévoyait que le ministère de l’Aide sociale devait assumer la responsabilité du contrôle de la compatibilité de l’utilisation d’organes et de tissus humains avec la loi et tout autre instrument législatif. À compter du 30 juin 2004, cette fonction fut confiée au ministère de la Santé. Le 27 août 2012, cet article a été totalement abrogé. Le 2 juin 2004, des amendements aux articles 4 et 11 de la loi furent adoptés par le Parlement ; ils entrèrent en vigueur le 30 juin 2004. Depuis cette date, l’article 4 prévoit que si le registre de la population ne contient aucune information quant à l’opposition ou au consentement de la personne décédée relativement à l’utilisation de son corps, de ses organes ou de ses tissus après sa mort, ses proches ont le droit d’informer l’institution médicale par écrit des souhaits exprimés de son vivant par la personne décédée. L’article 11 prévoit que les organes et tissus corporels d’une personne décédée peuvent être prélevés à des fins de transplantation si le registre de la population ne contient aucune information quant à l’opposition ou au consentement de la personne décédée relativement à l’utilisation de ses organes ou tissus corporels après sa mort et si ses proches n’ont pas, avant le début de la transplantation, informé l’institution médicale par écrit d’une éventuelle opposition, exprimée de son vivant, de la personne décédée à l’utilisation de ses organes ou tissus corporels après sa mort. Il est interdit de prélever à des fins de transplantation des organes ou tissus corporels sur le corps d’un enfant décédé, à moins que ses parents ou son tuteur légal n’y aient consenti par écrit. Règlement du Conseil des ministres no 431 (1996) Ce règlement (Noteikumi par miruša cilvēka audu un orgānu uzkrāšanas un izmantošanas kārtību medicīnā) prévoit que les organes ou tissus d’une personne peuvent être prélevés après sa mort biologique ou cérébrale si son passeport et son dossier médical contiennent un timbre indiquant qu’elle consent à un tel prélèvement (paragraphe 3 du règlement). En l’absence d’un tel timbre, les dispositions de la loi (paragraphes 42-50 ci-dessus) doivent être respectées. Règles entourant l’action du MADEKKI Les réglementations juridiques régissant l’Inspection du contrôle de qualité des soins médicaux et des capacités professionnelles (« MADEKKI ») en droit letton sont résumées dans l’arrêt L.H. c. Lettonie (no 52019/07, §§ 24-27, 29 avril 2014). Aux fins de la présente affaire, il suffit d’observer que ces réglementations – approuvées par le Conseil des ministres (Règlement no 391 (1999), en vigueur du 26 novembre 1999 au 30 juin 2004) – prévoyaient entre autres que l’une des fonctions principales du MADEKKI était de contrôler la qualité professionnelle des soins médicaux dans les institutions médicales. Dispositions du droit pénal L’article 139 du code pénal (Krimināllikums) prévoit que le prélèvement illégal d’organes ou de tissus sur un être humain vivant ou décédé en vue d’une utilisation médicale est constitutif d’une infraction s’il est pratiqué par un médecin. Les dispositions pertinentes relatives aux droits que l’ancien code de procédure pénale (Latvijas Kriminālprocesa kodekss, en vigueur jusqu’au 1er octobre 2005) garantissait aux parties civiles dans les procès pénaux sont décrites dans les arrêts Liģeres c. Lettonie (no 17/02, §§ 39-41, 28 juin 2011) et Pundurs c. Lettonie ((déc.), no 43372/02, §§ 12-17, 20 septembre 2011). Les dispositions pertinentes relatives aux droits que le code de procédure pénale (Kriminālprocesa likums), entré en vigueur le 1er octobre 2005 et qui s’appliquait donc au moment des faits, garantit aux parties civiles dans les procès pénaux, sont libellées comme suit : Article 22 – Droit à réparation « Quiconque a subi une souffrance psychologique, des blessures physiques ou une perte pécuniaire du fait d’une infraction pénale doit avoir accès à des procédures lui permettant de demander et obtenir une réparation pour le dommage matériel ou moral subi. » Article 351 – Demande de réparation « 1. Toute partie lésée doit avoir le droit de déposer une demande de réparation à tout moment de la procédure pénale jusqu’à l’ouverture d’une information judiciaire par un tribunal de première instance. La demande doit justifier le montant de la réparation demandée. La demande peut être déposée par écrit ou formulée oralement. Dans ce dernier cas, elle doit être consignée dans le procès-verbal par la personne qui conduit la procédure. Dans le cadre de la procédure préliminaire, le ministère public doit faire état de la présentation d’une demande et indiquer le montant de la réparation demandée, ainsi que son avis à cet égard, dans le document relatif à la clôture de la procédure préliminaire. L’impossibilité d’établir la responsabilité pénale d’une personne ne met pas obstacle à la présentation d’une demande de réparation. Toute partie lésée a le droit de retirer sa demande de réparation à tout moment du procès pénal jusqu’au moment où le tribunal se retire pour délibérer. Le refus d’accorder réparation à une victime ne peut constituer un motif ni d’annulation ou de modification des infractions reprochées ni d’acquittement. » Le droit à obtenir réparation L’article 92 de la Constitution (Satversme) prévoit entre autres que « toute personne victime d’une violation injustifiée de ses droits a droit à une indemnité appropriée ». Les dispositions du droit interne en matière de réparation des dommages matériel et moral en vertu du code civil (Civillikums) (avant et après les amendements entrés en vigueur le 1er mars 2006) sont citées dans leur intégralité dans l’arrêt Zavoloka c. Lettonie (no 58447/00, §§ 17-19, 7 juillet 2009). Les articles 1635 et 1779 sont par ailleurs décrits dans l’arrêt Holodenko c. Lettonie (no 17215/07, § 45, 2 juillet 2013). En vertu de l’article 92 du code de procédure administrative (Administratīvā procesa likums), en vigueur depuis le 1er février 2004, chacun a droit à obtenir une réparation appropriée pour tout dommage matériel et moral lui ayant été causé par un acte administratif ou par l’action d’une autorité publique. En vertu de l’article 93 du même code, la demande de réparation peut être déposée dans le cadre d’un recours introduit devant le tribunal administratif aux fins d’obtention d’une déclaration d’illégalité d’un acte administratif ou de l’action d’une autorité publique, ou adressée à l’autorité publique concernée à la suite d’un jugement rendu dans le cadre d’une telle procédure. En vertu de l’article 188, le recours devant le tribunal administratif concernant un acte administratif ou l’action d’une autorité publique doit être formé dans un délai de un mois ou de un an selon les circonstances. Concernant l’action d’une autorité publique, le délai de un an commence à courir à compter de la date où le requérant découvre qu’une telle action a eu lieu. Enfin, en vertu de l’article 191 § 1, le recours n’est pas recevable si plus de trois ans se sont écoulés depuis le moment où le requérant a découvert ou aurait dû avoir découvert qu’une telle action a eu lieu. Ce délai ne peut être prorogé (atjaunots). Le montant de la réparation et la procédure pour la demander sont définis par la loi relative à la réparation des dommages causés par les autorités publiques (Valsts pārvaldes iestāžu nodarīto zaudējumu atlīdzināšanas likums), en vigueur depuis le 1er juillet 2005. Le chapitre III de la loi définit la procédure à suivre pour demander réparation. En vertu de l’article 15, la victime peut déposer une demande auprès de l’autorité publique responsable du dommage. En vertu de l’article 17, une telle demande doit être déposée dans un délai de un an à compter du moment où la victime a eu connaissance du dommage et, en tout état de cause, au maximum cinq ans après la date de l’acte administratif illégal ou de l’action illégale d’une autorité publique.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1979 et réside à Korolivka, dans la région de Kiev. Le 12 juillet 2010, le tribunal municipal de Bila Tserkva (« tribunal de Bila Tserkva ») reconnut le requérant coupable d’avoir, le 12 mai 2006, infligé des coups et blessures graves à un certain M. N. Bien que ce type d’infraction fût punissable d’une peine de cinq à huit ans d’emprisonnement, le tribunal estima qu’il était possible d’appliquer au requérant une sanction plus clémente. Il tint en particulier compte du fait que le requérant avait plaidé coupable et qu’il avait manifesté des remords. Le tribunal condamna donc le requérant à quatre ans et sept mois d’emprisonnement. Il décida également de décompter de la peine à purger la période comprise entre le 20 octobre 2005 et le 3 mai 2006 (six mois et quatorze jours) pendant laquelle l’intéressé avait été détenu dans le contexte d’une autre affaire pénale. Enfin, pour fixer la peine, le tribunal prit aussi en considération le fait que l’intéressé « avait passé plus de quatre ans dans des lieux de détention [provisoire] où les conditions de vie étaient considérablement plus dures que dans une prison pour détenus condamnés, ainsi que la circonstance que les jugements antérieurs le concernant avaient été annulés ». Aucune autre information n’est disponible concernant la période de détention antérieure du requérant, les autres affaires pénales dans lesquelles il avait été impliqué ou les jugements qui avaient été annulés. Le dispositif du jugement du tribunal de Bila Tserkva ordonnait également que le requérant devait demeurer dans un centre de détention provisoire (« SIZO ») à titre préventif jusqu’à ce que le jugement devînt définitif. Il indiquait par ailleurs que le jugement était susceptible d’appel dans les quinze jours à compter de la date de son prononcé. Le 15 juillet 2010, la peine qui avait été infligée au requérant parvint à son terme et l’intéressé demanda à l’administration du SIZO de le remettre en liberté. Sa demande fut rejetée. Le même jour, étant donné que le requérant avait purgé l’intégralité de sa peine, l’administration du SIZO sollicita toutefois auprès du tribunal de Bila Tserkva l’autorisation de le libérer sous réserve que l’intéressé s’engageât à ne pas prendre la fuite. Le SIZO ne reçut aucune réponse. Le 19 juillet 2010, l’avocat du requérant sollicita de nouveau auprès de l’administration du SIZO une remise en liberté immédiate de son client. Il arguait en particulier que rien ne justifiait que son client restât en détention. Une copie de cette lettre fut également adressée au parquet régional de Kiev. Le 27 juillet 2010, le délai d’appel de quinze jours applicable au jugement du 12 juillet 2010 vint à expiration et, en l’absence d’appel, ce jugement devint définitif. Le même jour, l’administration du SIZO écrivit à l’avocat du requérant pour lui expliquer qu’elle ne pouvait pas remettre celui-ci en liberté tant que la mesure préventive le concernant n’avait pas été modifiée ou que le jugement n’était pas devenu définitif. Elle précisait dans sa lettre que, en tout état de cause, c’était au tribunal de Bila Tserkva qu’il appartenait d’autoriser la remise en liberté du requérant. Le 29 juillet 2010, le SIZO ayant reçu de la part du tribunal une ordonnance d’exécution du jugement définitif, le requérant fut remis en liberté. Le 5 août 2010, en réponse à l’avocat du requérant qui se plaignait de la remise en liberté tardive de son client, les services pénitentiaires de l’État adressèrent audit avocat une lettre indiquant que le code de procédure pénale n’avait pas été méconnu. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT À L’ÉPOQUE DES FAITS A. Le code de procédure pénale (1960) L’article 148 précisait la finalité des mesures préventives et les motifs justifiant de les mettre en œuvre. Il indiquait en particulier qu’il y avait lieu d’appliquer une mesure préventive lorsqu’il existait des motifs suffisants de croire qu’un suspect, un accusé, un défendeur ou une personne condamnée risquait de prendre la fuite, de ne pas respecter les décisions procédurales, de faire obstruction à l’établissement de la vérité dans le cadre de l’affaire ou de se livrer à des activités pénalement répréhensibles. Au stade de la procédure judiciaire, la remise en liberté d’un détenu nécessitait impérativement une décision du juge ou du tribunal (article 165). L’article 165 prévoyait également la possibilité de lever ou de modifier une mesure préventive si la mesure qui était jusque-là appliquée n’était plus nécessaire. Même si, au stade de l’enquête préliminaire, l’administration du centre de détention était tenue de remettre immédiatement en liberté un détenu dont la durée de la détention avait expiré si elle n’avait reçu à la date d’expiration aucune décision judiciaire prolongeant cette détention (article 156 in fine), il n’existait pas de disposition analogue concernant la procédure de remise en liberté d’un détenu au stade de la procédure judiciaire. L’article 274 concernait l’application, la levée ou la modification d’une mesure préventive par une juridiction de première instance. Il contraignait le tribunal à suivre les dispositions pertinentes du chapitre 13 (« Mesures préventives » – articles 148 à 165-3). L’article 324 imposait à la juridiction de jugement de statuer, en particulier, sur la mesure préventive à appliquer à une personne condamnée en attendant que le jugement devînt définitif. L’article 343 rappelait en substance la disposition ci-dessus et précisait que le tribunal ne pouvait ordonner à titre préventif le placement d’une personne condamnée en détention provisoire que pour les motifs énoncés dans les dispositions pertinentes du chapitre 13. L’article 358 énumérait les points que la juridiction d’appel pouvait examiner en audience préparatoire. La juridiction d’appel avait en particulier la possibilité de modifier, de lever ou d’appliquer une mesure préventive à des personnes condamnées. L’article 401 disposait qu’un jugement devenait définitif dès lors qu’il n’avait pas été contesté en appel avant l’expiration du délai légal (quinze jours à compter de la date de son prononcé – article 349). Si un recours était déposé, le jugement devenait définitif après l’examen de l’affaire par la juridiction d’appel (à moins qu’il ne fût annulé). Un jugement d’acquittement ou un jugement ordonnant la levée d’une sanction étaient exécutoires immédiatement, tandis qu’un jugement comportant un verdict de culpabilité n’était exécutoire qu’une fois devenu définitif. L’article 404 prévoyait que la juridiction qui prononçait le jugement disposait de trois jours au maximum après que le jugement fut devenu définitif pour ordonner son exécution. B. Le code civil (2003) L’article 1176 imposait à l’État l’obligation « d’indemniser intégralement un individu du préjudice qu’il a[vait] subi du fait d’une condamnation irrégulière, d’une reconnaissance irrégulière de sa responsabilité pénale, de l’application irrégulière d’une mesure préventive [ou] d’une arrestation irrégulière (…) qu’il y ait eu ou non faute de la part d’agents de l’État travaillant au sein des organes d’enquête, des autorités chargées de l’enquête préliminaire, des parquets ou des tribunaux » (paragraphe 1). Il précisait en outre qu’« un individu victime d’un préjudice à la suite d’actes illégaux commis par un organe d’enquête, une autorité chargée des enquêtes préliminaires, un parquet ou un tribunal dispos[ait] d’un droit à être indemnisé dans les cas prévus par la loi » (paragraphe 2). C. La loi ukrainienne de 1994 sur la procédure d’indemnisation en cas de préjudice causé aux citoyens par des actes illégaux commis par les organes d’enquête, les autorités chargées des enquêtes préliminaires, les parquets et les tribunaux (« la loi sur l’indemnisation ») L’article 1 reconnaissait le droit d’une personne d’être indemnisée du préjudice subi, en particulier du fait d’une condamnation irrégulière, d’une mise en accusation irrégulière et d’une arrestation ou d’une mise en détention provisoire irrégulières. Dans les cas mentionnés, le préjudice ouvrait droit à indemnisation qu’il y ait eu ou non faute de la part d’agents de l’État travaillant au sein des organes d’enquête, des autorités chargées de l’enquête préliminaire, des parquets ou des tribunaux. L’article 2 énumérait les cas dans lesquels un droit à indemnisation était prévu, à savoir : 1) un jugement d’acquittement ; 1-1) une décision judiciaire reconnaissant, en particulier, l’irrégularité de la détention, et 2) l’abandon des poursuites pénales pour absence de corps du délit ou pour absence de preuve de la culpabilité d’un accusé.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant était propriétaire d’un terrain sis à Taurisano (dans la région des Pouilles), classé par le plan d’urbanisme communal de 1973 comme faisant partie de la « zone agricole spéciale E3 ». Le 18 avril 1989, le terrain fut occupé par l’administration publique, qui avait décidé d’y construire un marché couvert et une place. Par un arrêté du 5 mai 1992, 8 586 mètres carrés furent expropriés. Une autre parcelle de terrain, de 1 215 mètres carrés environ, avait été expropriée le 27 mars 1992, en vue de l’élargissement d’une route. Le projet de construction du marché concernait également le terrain voisin, appartenant à M. Osvaldo Preite, qui fut également exproprié. Le 25 mars 1992, le requérant assigna la municipalité de Taurisano devant la cour d’appel de Lecce en vue de l’obtention d’une indemnité d’expropriation adéquate, correspondant à la valeur marchande du terrain, au sens de la loi no 2359/1865. La municipalité était représentée par le commissaire chargé de la gestion financière de la ville, à la suite de la déclaration de faillite (dissesto) de celle-ci. Le 14 août 1992 entra en vigueur la loi no 359 du 8 août 1992 (intitulée « Mesures urgentes en vue d’améliorer l’état des finances publiques »), qui prévoyait dans son article 5bis de nouveaux critères pour calculer l’indemnité d’expropriation des terrains. Cette loi s’appliquait expressément aux procédures en cours et disposait que pour déterminer si un terrain était constructible, il fallait prendre en compte les possibilités légales et effectives d’édifier (voir droit interne pertinent). Au cours de la procédure, la cour d’appel de Lecce chargea un expert d’évaluer le terrain. Selon cet expert, le terrain du requérant était constructible, de par sa situation et sa vocation à être édifié (vocazione edificatoria) même si le plan d’urbanisme en vigueur depuis 1973 l’avait classé comme agricole. Sa valeur par mètre carré était, au moment de son occupation, de 65 000 lires italiennes (ITL ; 33,57 euros (EUR)). Par la suite, la cour d’appel chargea un deuxième expert, qui estima qu’au moment de l’occupation, le terrain en question valait 51 700 ITL (26,70 EUR) par mètre carré. L’administration défenderesse argua que les deux expertises ci-dessus devaient être écartées, car elles ne répondaient pas aux critères établis par l’article 5bis de la loi no 359 du 8 août 1992 quant à l’évaluation de la nature d’un terrain. La nouvelle loi imposait en effet que seule l’indication contenue dans le plan d’urbanisme pouvait être utilisée pour apprécier la nature d’un terrain. Elle excluait donc qu’on apprécie in concreto la nature du terrain telle qu’elle pourrait ressortir au moment de l’expertise. Étant donné que le terrain litigieux n’était pas classé comme constructible par le plan d’urbanisme mais comme « agricole spécial », il devait être tenu pour agricole, et être indemnisé à hauteur de 3 500 ITL (1,81 EUR) le mètre carré. Cette valeur résultait des critères de calcul pour les terrains agricoles énoncés par la loi no 865 de 1971. A l’appui de ses thèses, l’administration se référa à l’expertise d’office qui avait été faite dans la procédure introduite par le voisin du requérant. Par un arrêt du 10 juillet 2000, la cour d’appel estima qu’il y avait lieu d’appliquer le raisonnement suivi par l’expert nommé dans la procédure concernant le voisin et décida d’indemniser le terrain du requérant comme terrain agricole, étant donné que celui-ci n’était pas classé comme constructible par le plan d’urbanisme. La cour accorda une indemnité d’expropriation de 3 500 lires italiennes par mètre carré (1,81 EUR), pour les raisons évoquées ci-dessus, aux termes de l’article 5bis de la loi no 359 de 1992. Le requérant se pourvut en cassation. Par un arrêt du 25 mars 2005, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle affirma que l’article 5bis de la loi no 359/1992, à son alinéa 3, prévoyait une distinction rigide entre les terrains classés comme constructibles et les autres. Par conséquent, les terrains classés comme agricoles mais non utilisés en agriculture devaient être indemnisé comme s’ils étaient exploités à des fins agricoles. Dès lors, aux termes de l’alinéa 4 de cette disposition, il y avait lieu d’accorder un montant correspondant au rendement agricole moyen des terres agricoles de la région. Par son arrêt no 181 de 2011, la Cour constitutionnelle déclara que l’article 5bis de la loi no 359/1992 était incompatible avec la Constitution, dans la mesure où l’indemnité d’expropriation pour les terrains non classés comme constructibles était déterminée sur la base d’un calcul abstrait. Il ne pouvait pas y avoir d’indemnisation adéquate si on faisait abstraction de la valeur de marché du terrain, et cette dernière dépendait des caractéristiques réelles du bien. Il fallait donc baser l’indemnité d’expropriation sur une évaluation in concreto des terrains. Le requérant n’a pu se prévaloir de cet arrêt de la Cour constitutionnelle, la procédure intentée par lui s’étant déjà terminée au moment du prononcé de l’arrêt no 181 de 2011 ci-dessus. Le voisin du requérant a pu se prévaloir de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, car la procédure le concernant était encore pendante au moment du prononcé de l’arrêt. Le 6 juin 2013, la Cour de cassation a ainsi renvoyé le dossier à la cour d’appel de Bari, pour qu’elle se conforme à l’arrêt de la Cour constitutionnelle. Dans une expertise du 2 octobre 2014, l’expert nommé par la cour d’appel a pu évaluer in concreto le terrain du voisin, et a estimé qu’au moment de l’expropriation (1992) sa valeur était de 20,50 EUR par mètre carré. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS La loi no 2359/1865, en son article 39, prévoyait qu’en cas d’expropriation d’un terrain, l’indemnité à verser devait correspondre à la valeur marchande du terrain au moment de l’expropriation. La loi no 865/1971 (complétée par l’article 4 du décret-loi no 115/1974, devenu par la suite la loi no 247/1974, ainsi que par l’article 14 de la loi no 10/1977) introduisit de nouveaux critères : l’indemnisation pour tout terrain, qu’il fût agricole ou constructible, devait être calculée comme s’il s’agissait d’un terrain agricole. Par l’arrêt no 5 du 25 janvier 1980, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la loi no 865/1971, au motif que celle-ci traitait de manière identique deux situations très différentes, à savoir qu’elle prévoyait le même type d’indemnisation pour les terrains constructibles et les terrains agricoles. À la suite de cet arrêt, l’article 39 de la loi no 2359/1865 redéploya ses effets. Le Parlement adopta la loi no 385 du 29 juillet 1980, qui réintroduisait les critères venant d’être déclarés inconstitutionnels, mais cette fois à titre provisoire. La loi disposait en effet que la somme versée était un acompte devant être complété par une indemnité, qui serait calculée sur la base d’une loi à adopter prévoyant des critères d’indemnisation spécifiques pour les terrains constructibles. Par l’arrêt no 223 du 15 juillet 1983, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la loi no 385/1980, au motif que celle-ci soumettait l’indemnisation en cas d’expropriation d’un terrain constructible à l’adoption d’une loi future, et qu’elle réintroduisait, même si ce n’était qu’à titre provisoire, des critères d’indemnisation déjà déclarés inconstitutionnels. À cet égard, la Cour constitutionnelle rappela que le législateur était tenu de prendre en compte le fait qu’une loi déclarée illégale cessait immédiatement de produire ses effets, et souligna la nécessité d’élaborer des dispositions accordant des indemnités d’expropriation conséquentes (serio ristoro). À la suite de l’arrêt no 223 de 1983, l’article 39 de la loi no 2359/1865 déploya de nouveau ses effets. La loi no 359 du 8 août 1992 (« Mesures urgentes en vue d’améliorer l’état des finances publiques ») introduisit, en son article 5bis, une mesure « provisoire, exceptionnelle et urgente », tendant au redressement des finances publiques, valable jusqu’à l’adoption de mesures structurelles. Cette disposition s’appliquait à toute expropriation en cours et à toute procédure pendante y afférente. Publié dans le Bulletin officiel des lois le 13 août 1992, l’article 5bis de la loi no 359/1992 entra en vigueur le 14 août 1992. Cette disposition prévoyait deux modalités différentes pour le calcul de l’indemnisation pour les terrains constructibles, d’une part (alinéas 1 et 2), et pour les terrains agricoles, d’autre part (alinéa 4). Pour décider de l’indemnisation d’un terrain, l’article 5bis de la loi no 359 de 1992 imposait de déterminer préalablement la nature du terrain (constructible ou agricole). À cet égard, l’alinéa 3 de l’article 5bis prévoyait que « pour déterminer si un terrain est constructible ou pas il faut prendre en compte les possibilités légales et effectives d’édifier au moment où le terrain est frappé d’un permis d’exproprier ». L’interprétation de cette disposition n’était pas univoque lorsqu’il s’agissait de déterminer la nature des terrains qui, en dépit de leur classement comme agricoles par le plan d’urbanisme, n’étaient pas utilisés pour l’agriculture et présentaient des caractéristiques faisant ressortir leur vocation à être édifiés. Par l’arrêt no 172 du 23 avril 2001, les sections réunies de la Cour de cassation précisèrent que seuls les terrains classés comme constructibles par le plan d’urbanisme pouvaient être considérés comme constructibles aux fins de l’indemnité d’expropriation. Par conséquent, tout terrain non classé comme constructible par le plan d’urbanisme devait être indemnisé comme un terrain agricole utilisé en agriculture, aux termes de l’alinéa 4 de l’article 5bis, sans tenir compte des caractéristiques réelles du bien et de sa vocation à être édifié. Aux termes de l’alinéa 4 de l’article 5bis de la loi no 359 de 1992, pour calculer l’indemnité d’expropriation dans le cas d’un terrain classé comme agricole mais non cultivé, il fallait appliquer le même critère utilisé pour indemniser un terrain exploité en agriculture, sur base d’un calcul abstrait et forfaitaire aboutissant à une somme correspondant à la valeur moyenne de rendement agricole des terrains de la région. Le Répertoire des dispositions sur l’expropriation (décret du président de la République no 327/2001, modifié par le décret-loi no 302/2002), entré en vigueur le 30 juin 2003, a codifié les dispositions existantes et les principes jurisprudentiels en matière d’expropriation. L’article 40 du Répertoire a repris pour l’essentiel les critères de fixation de l’indemnité d’expropriation prévus par l’article 5bis de la loi no 359/1992 pour les terrains non constructibles, tandis que l’article 37 du Répertoire a repris ceux concernant les terrains constructibles. Par son arrêt no 181 de 2011, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnel l’article 5bis de la loi no 359 de 1992, quant aux critères utilisés pour calculer le montant de l’indemnisation en cas d’expropriation de terrains non classés comme constructibles, qui s’appliquaient indépendamment des caractéristiques réelles du bien exproprié. La Haute Juridiction a estimé que pour avoir une indemnisation adéquate il fallait que celle-ci soit en rapport avec la valeur marchande du terrain, ce qui est était possible uniquement si le terrain en question était évalué in concreto. Par son arrêt no 348 de 2007, la Cour constitutionnelle avait par ailleurs déjà déclaré inconstitutionnel l’article 5bis de la loi no 359 de 1992, quant aux critères utilisés pour calculer le montant de l’indemnisation en cas d’expropriation de terrains constructibles. L’indemnité à verser en cas d’expropriation d’un terrain constructible était en effet calculée selon une formule aboutissant à 30 % de la valeur marchande, pouvant aller dans certains cas jusqu’à 50 %.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. Contexte Née en Ukraine en 1987, la requérante arriva en Slovénie en 2000 avec sa sœur et sa mère, qui avait épousé un Slovène. Entre juillet et décembre 2001, la requérante, alors âgée de 14 ans, aurait été agressée sexuellement à plusieurs reprises par un ami de la famille, X., âgé de 55 ans à l’époque des faits, qui, avec sa femme, s’occupait souvent d’elle et l’aidait à se préparer à participer à des concours de beauté. En juillet 2002, elle informa sa mère des abus sexuels selon elle commis par X. mais refusa d’en parler avec qui que ce fût d’autre. Le 15 juillet 2002, un prêtre fit au poste de police de Maribor une déposition dans laquelle il déclarait que la mère de la requérante lui avait dit craindre que sa fille eût été violée par X. B. L’enquête de police Le 16 juillet 2002, la mère de la requérante déposa une plainte contre X., dans laquelle elle accusait celui-ci d’avoir forcé à plusieurs reprises la requérante à avoir des rapports sexuels avec lui. Le 17 juillet 2002, interrogée par la police de Maribor, la requérante expliqua que X. l’avait contrainte à diverses activités sexuelles. S’agissant de la période durant laquelle ces faits étaient supposés s’être déroulés, elle indiqua que X. avait tenté de l’embrasser pour la première fois avant juillet 2001, alors qu’elle commençait à travailler comme mannequin pour des défilés de mode. Elle fit un récit des différentes occasions auxquelles X. l’aurait agressée sexuellement. à l’une de ces occasions, X. se serait allongé sur elle pendant qu’elle dormait chez lui et aurait tenté d’avoir des rapports sexuels avec elle, lui écartant les jambes d’une main tandis qu’il posait l’autre sur sa bouche pour l’empêcher de crier. Il aurait cependant été interrompu par l’arrivée de son jeune fils dans l’escalier. Une autre fois, alors qu’ils étaient dans une piscine, il l’aurait caressée dans l’eau. Une autre fois encore, il l’aurait conduite dans un atelier désaffecté appartenant à sa famille et lui aurait fait subir un cunnilingus. De plus, toujours selon les dires de la requérante, X. l’aurait obligée à pratiquer une fellation à trois reprises au moins, une fois chez lui, une fois dans le garage de son entreprise et la troisième fois dans sa camionnette, qu’il avait garée dans les bois situés à proximité de la ville. à cette troisième occasion, elle aurait tenté de s’échapper mais, ne connaissant pas les lieux, elle n’aurait eu d’autre choix que de revenir vers la camionnette. La requérante déclara que X. avait tenté d’avoir un rapport sexuel avec elle à plusieurs reprises mais qu’elle ne savait pas avec certitude s’il y avait eu pénétration ou non. Elle ajouta avoir tenté en vain de se défendre en criant et en le repoussant. La requérante fut également examinée par un expert en gynécologie, qui constata que son hymen était intact. Par ailleurs, durant les mois de juillet et août 2002, la police interrogea X., qui nia avoir eu des relations sexuelles avec la requérante, ainsi que trois autres personnes. Après avoir à plusieurs reprises tenté en vain d’obtenir de la police des informations précises sur l’avancement de l’enquête, la mère de la requérante déposa une plainte auprès du parquet du district de Maribor (« le parquet »). Le 27 juin 2003, le parquet envoya à la police de Maribor un courrier dans lequel il demandait qu’une copie de la plainte pénale déposée contre X. lui fût transmise d’urgence. Le 18 août 2003, la police adressa au parquet un rapport dans lequel il était écrit que la requérante n’avait pas fourni de description détaillée des faits qu’elle alléguait et qu’elle n’avait pas indiqué les lieux où les viols allégués étaient censés s’être produits. La police disait que la requérante avait donné l’impression d’être soumise à une forte pression psychologique et de craindre la réaction de sa mère. Elle concluait qu’il était impossible de confirmer l’allégation de viol et tout aussi impossible de déterminer les causes du profond désarroi de la requérante. C. L’enquête judiciaire Le 28 août 2003, le parquet requit l’ouverture d’une information judiciaire contre X. du chef d’agression sexuelle sur mineur de moins de 15 ans. Dans son réquisitoire introductif, il affirmait que X. avait forcé la requérante à des pratiques sexuelles orales et avait eu des rapports sexuels avec elle à trois reprises au moins malgré son refus et les tentatives faites par elle pour lui résister. Le 7 janvier 2005, X. fut cité à comparaître devant le juge d’instruction du tribunal de district de Maribor. Il refusa de s’exprimer. Le 10 mars 2005, X., représenté par un avocat, déposa une déclaration écrite dans laquelle il niait les faits qui lui étaient reprochés. Il produisit également un rapport médical indiquant qu’il souffrait d’un handicap congénital au bras gauche. Le 26 mai 2005, le juge d’instruction ordonna l’ouverture d’une information judiciaire à l’encontre de X. Celui-ci attaqua cette décision mais fut débouté par la formation collégiale du tribunal de district de Maribor chargée de contrôler les actes d’instruction. Le 17 octobre 2005, la requérante fut auditionnée en qualité de témoin par le tribunal de district de Ljubljana, auquel il avait été demandé de l’entendre parce qu’elle résidait dans son ressort. L’audition reprit le 8 novembre 2005. X. et son conseil ne furent pas informés de cette audition. La requérante fit un récit détaillé des dates, des lieux et du déroulement des infractions alléguées. Elle commença par décrire l’agression censée avoir eu lieu chez X., alors qu’elle y dormait, répétant que X. avait été interrompu par l’arrivée de son fils. D’après son récit, la deuxième agression aurait eu lieu un jour où X., au lieu de la raccompagner chez elle en voiture, se serait garé dans les bois et aurait commencé à l’embrasser de force. Il l’aurait ensuite déshabillée, lui aurait écarté les jambes avec une main pendant que de l’autre, il lui tenait les poignets ; il aurait de nouveau essayé d’avoir un rapport sexuel avec elle mais ne serait pas parvenu à la pénétrer. La requérante expliqua également qu’à une autre occasion le requérant l’avait emmenée dans l’atelier désaffecté appartenant à sa famille et aurait pratiqué sur elle un cunnilingus. Elle aurait tenté de se libérer de son emprise mais il lui aurait immobilisé les poignets et l’aurait giflée. Il aurait de nouveau essayé de la pénétrer, mais sans succès. X. aurait ordonné à la requérante de ne raconter à personne ce qui s’était passé et l’aurait menacée de la faire expulser de Slovénie avec sa famille si elle parlait. La requérante précisa qu’elle se souvenait bien de ces trois incidents et qu’ils s’étaient déroulés exactement selon sa description, ajoutant que plusieurs autres événements similaires s’étaient produits entre juillet et décembre 2001. Les 13 et 20 décembre 2005, l’épouse de X. et un autre témoin furent entendus par le juge d’instruction du tribunal de district de Maribor. Le 13 janvier 2006, sur demande du tribunal de Maribor, le tribunal de district de Koper auditionna un témoin, D. Celle-ci déclara que la requérante lui avait parlé du viol qu’elle disait avoir subi. Le 14 avril 2006, le juge d’instruction auditionna H., salariée de l’entreprise appartenant à X. et à son épouse. Elle déclara n’avoir jamais vu X. se comporter de manière déplacée vis-à-vis de la requérante dans l’enceinte de l’entreprise. Le 16 mai 2006, le juge d’instruction désigna un expert gynécologue, B., qu’il chargea d’apprécier la probabilité que la requérante eût eu des rapports sexuels entre juillet et décembre 2001. Le gynécologue eut un entretien avec la requérante, qui refusa de se soumettre à un examen clinique. Elle expliqua entre autres à B. que malgré les tentatives de X., il n’y avait jamais réellement eu pénétration. Durant l’entretien, B. confronta la requérante à un rapport établi par un orthopédiste attestant que X. n’avait pas pu utiliser son bras gauche de la manière décrite par elle. La requérante répondit qu’elle avait vu X. utiliser ce bras pour soulever des objets lourds. B. lui présenta également le rapport de la police dans lequel il était dit qu’elle n’avait pas pu faire un récit détaillé des agressions sexuelles et des lieux précis où elles étaient censées avoir été perpétrées et lui demanda pourquoi elle ne s’était pas défendue, par exemple en griffant ou en mordant X. Elle répondit ne pas s’être défendue parce qu’elle était dans l’impossibilité de le faire. Le 19 juin 2006, l’expert établit son rapport sur la base des pièces versées au dossier, dont un rapport gynécologique de 2002 indiquant que l’hymen de la requérante était à l’époque intact, et de son entretien avec l’intéressée. Il indiqua que rien ne permettait d’affirmer avec certitude que la requérante avait eu des rapports sexuels avec X. à l’époque en cause. Outre son opinion médicale, il nota que le récit que la requérante avait fait des événements contenait certaines incohérences. à la lecture du rapport, il apparaît qu’aucune des incohérences alléguées ne fut mise en relation avec un problème médical. Le 20 juin 2006, le juge d’instruction nomma un expert en psychologie clinique, R., qui reçut la requérante en consultation et soumit son rapport le 4 juillet. Elle parvint à la conclusion suivante : « Depuis 2001, Y. présente tous les symptômes dont souffre typiquement une victime d’abus sexuels ou d’autres formes de violence (symptômes émotionnels, comportementaux et physiques) (...). En plus d’avoir des séquelles émotionnelles, elle adopte des comportements très caractéristiques, liés aux violences qu’elle a subies, et présente quelques symptômes physiques (troubles du sommeil, cauchemars, malaises). Les symptômes sont cités dans le rapport (...). La gravité des séquelles – en particulier physiques et sexuelles – est pour l’heure difficile à évaluer. Cependant, tout comme il y a des conséquences immédiates, des séquelles à long terme sont à prévoir. Leur ampleur réelle apparaîtra aux grandes étapes de la vie de cette adolescente et dans les situations de tension (...). étant donné ces conséquences, particulièrement graves sur le plan psychologique (...), la question de savoir si le comportement violent de l’auteur des abus a entraîné ou non une rupture de l’hymen de la victime est tout à fait accessoire (...). Seul un psychologue clinicien peut évaluer correctement les schémas de comportement sexuel (...) ». Le 15 septembre 2006, le parquet du district de Maribor inculpa X. du chef d’agression sexuelle sur mineur de moins de 15 ans sur le fondement de l’article 183 §§ 1 et 2 du code pénal slovène. Le 20 octobre 2006, le recours introduit par X contre l’acte d’inculpation fut rejeté par la formation collégiale du tribunal de district de Maribor chargée de contrôler les actes d’instruction. D. Le procès Le tribunal de district de Maribor fixa une audience au 27 juin 2007. Celle-ci fut cependant renvoyée à la demande de X. sur le fondement d’un document prouvant qu’il était alors en arrêt de maladie pour plusieurs semaines. Une nouvelle audience fut fixée au 3 octobre 2007 mais fut reportée à la demande du conseil de X. Prévue pour le 12 novembre 2008, elle fut ajournée en raison de l’absence d’un membre du jury. X. informa ensuite le tribunal qu’il s’apprêtait à partir en voyage d’affaires, si bien que l’audience fut renvoyée au 16 janvier 2008. Le 16 janvier 2008, X. ne comparut pas. Il présenta un certificat médical le 17 janvier 2008. Le 25 janvier 2008, le conseil de X. informa le tribunal que son client avait révoqué son mandat et serait dès lors représenté par un autre avocat, M. Le tribunal ne reçut cependant pas de nouveau mandat autorisant M. à agir en qualité de conseil de X. X. étant prévenu d’une infraction pénale pour laquelle la représentation était obligatoire, le 28 janvier 2008, le tribunal commit M. en qualité d’avocat de X. Le 14 mars 2008, le tribunal tint une audience qui se déroula à huis clos pour des raisons tenant à la protection de la vie privée et de la morale publique. La Cour entendit X. à l’audience, l’avocat de la requérante demanda que M., le conseil de X., fût dessaisi au motif que la requérante et sa mère l’avaient consulté en 2001 au sujet des questions au cœur de l’espèce. Il fit également valoir que la mère de la requérante avait eu une liaison avec M. Celui-ci affirma qu’il n’avait jamais vu la requérante ni sa mère et qu’il savait simplement qu’un avocat du cabinet dans lequel il travaillait à l’époque avait représenté l’ex-conjoint de la mère de la requérante dans le cadre de sa procédure de divorce. Le tribunal réuni en formation collégiale rejeta la demande, estimant qu’aucun motif légal ne justifiait le dessaisissement de M. Le 14 mars 2008, X. déposa un mémoire dans lequel il affirmait qu’il souffrait d’un handicap congénital au bras gauche, plus court de 15 cm que son bras droit, et qu’il ne pouvait donc avoir fait usage de la force physique envers la requérante. Il faisait valoir qu’il n’avait pratiquement pas l’usage de ce bras gauche. Il avançait également que lui-même et sa famille avaient aidé la requérante et sa sœur à s’intégrer dans leur nouvel environnement et à apprendre le slovène alors que leur mère s’occupait de ses affaires privées. Il soutenait que la mère était à l’origine des accusations d’abus sexuels portées contre lui parce qu’elle voulait lui extorquer de l’argent. Le 14 avril 2008, la Cour tint une deuxième audience. X. fut interrogé par la procureur, principalement sur l’usage qu’il pouvait faire de son bras gauche. à ce propos, il admit que même s’il conduisait le plus souvent des véhicules automatiques, il lui arrivait occasionnellement de conduire une voiture plus petite à transmission manuelle. Toutefois, lorsqu’il lui fut demandé s’il avait déjà conduit un camion, il objecta que cette question était sans lien avec l’affaire tout en reconnaissant être titulaire d’un permis l’autorisant à conduire toutes les catégories de véhicules. La requérante fut ensuite appelée à la barre après que le tribunal eut accueilli la demande qu’elle avait formulée pour que X. fût absent du prétoire. Elle pleura à plusieurs reprises en relatant les agressions sexuelles perpétrées par X., si bien que l’audience fut suspendue pendant quelques minutes. Elle fut ensuite interrogée par M., le conseil de X., qui lui posa des questions sur sa taille et son poids au moment des faits allégués. Elle fut alors prise d’une grande nervosité et demanda à M. pourquoi il se comportait ainsi et défendait maintenant X. alors qu’il avait été le premier à entendre son histoire, ce que M. qualifia de manœuvre. L’audience fut ensuite suspendue en raison de la nervosité de la requérante. Le 9 mai 2008, le tribunal tint une troisième audience. L’interrogatoire de la requérante reprit, en l’absence de X. Invitée à exprimer ce qu’elle ressentait avec le recul, elle se mit à pleurer et répondit que personne ne l’avait aidée et que la procédure durait depuis des années, pendant lesquelles elle avait dû revivre en permanence le traumatisme qu’elle avait subi. Le 27 août 2008, elle introduisit un recours hiérarchique en application de la loi de 2006 sur la protection du droit à un procès sans retard injustifié (« la loi de 2006 ») afin d’obtenir une accélération de la procédure. Le 26 septembre 2008, le tribunal tint une quatrième audience, qui se déroula à huis clos et au cours de laquelle X. lui-même posa à la requérante plus d’une centaine de questions, en commençant par un commentaire sous la forme d’une question : « Est-il vrai que tu m’aies dit et montré que tu étais capable de pleurer sur commande pour que tout le monde te croie ? » D’après le procès-verbal d’audience, il semble que la requérante n’ait pas répondu. X. lui posa ensuite une série de questions visant à prouver qu’ils s’étaient essentiellement vus lors de réunions de famille ou lorsque la requérante, ayant besoin d’un moyen de transport ou d’une aide quelconque, avait volontairement cherché à le voir. Il posa notamment les questions suivantes : « Est-il vrai que je ne pouvais pas abuser de toi le soir de l’événement comme tu l’as affirmé le 14 avril ? » ; « Est-il vrai que si j’avais voulu satisfaire mes besoins sexuels, je t’aurais appelée au moins une fois ? » ; « Pourquoi m’as-tu appelé en septembre pour me demander de t’emmener en dehors de la ville si je t’avais déjà violée cinq fois avant cette date ? » ; « Pourquoi m’appelais-tu, parce que moi, je ne t’ai certainement jamais appelée ? » ; « Est-il vrai que tu m’as demandé précisément de t’emmener en dehors de la ville seule, parce que tu voulais m’informer de ta victoire à un concours de beauté et la célébrer avec moi ? » La requérante répliqua qu’elle ne l’avait pas appelé, n’avait pas été à l’initiative de sorties avec lui et ajouta que c’était lui qui l’avait appelée. X. lui demanda s’il était vrai qu’elle lui avait dit que lorsqu’elle aurait un petit ami, elle serait toujours dessus parce qu’elle voulait dominer. X. ajouta que les accusations de viol avaient été inventées par la mère de la requérante et lui posa donc de nombreuses questions sur sa mère, notamment sur sa maîtrise du slovène, sur son travail et sur ses relations personnelles. Il parla également à la requérante du rapport médical prouvant qu’il souffrait d’un handicap important au bras gauche. La requérante redit qu’elle l’avait vu utiliser son bras gauche dans le cadre de ses activités courantes, par exemple pour conduire et pour soulever et porter ses enfants et leur cartable, ou encore transporter des cartons et des bouteilles. Pendant toute la durée de l’interrogatoire, X. contesta la véracité et la crédibilité des réponses de la requérante, faisant de longs commentaires sur les situations décrites par elle et réfutant sa version des faits. Il continua de se comporter ainsi même après que la juge qui présidait l’audience lui eut expliqué qu’il aurait la possibilité de faire des observations après l’interrogatoire de la requérante. Durant le contre-interrogatoire, X. répéta certaines questions. La présidente finit par le mettre en garde contre ce comportement et refusa d’admettre certaines questions qui, selon elle, étaient sans lien avec l’affaire en cause. Le tribunal ordonna à trois reprises une courte suspension d’audience en raison de la nervosité et des larmes de la requérante. Après l’une de ces suspensions, X. demanda à la requérante si elle se sentirait mieux s’ils allaient dîner ensemble comme ils avaient l’habitude de le faire, ajoutant qu’elle pleurerait peut-être alors moins. à un moment donné, la requérante demanda au tribunal d’ajourner l’audience, les questions lui étant trop pénibles. Toutefois, après que X. eut déclaré que l’audience ne pourrait se tenir qu’après le 19 novembre 2008, date à laquelle il serait de retour d’un voyage d’affaires, elle demanda, en pleurant, que l’interrogatoire se poursuivît parce qu’elle voulait en finir avec ses questions. Finalement, après quatre heures de contre-interrogatoire de la requérante, la présidente renvoya l’audience au 13 octobre 2008. Au cours de l’audience suivante, l’épouse et la belle-mère de X. et une salariée de son entreprise furent entendues. Toutes trois affirmèrent que X. utilisait très peu son bras gauche et ne pouvait certainement soulever aucune charge. Le 24 novembre 2008 se tint une sixième audience. L’interrogatoire de la requérante par X. dura une heure et demie. Interrogée par M., le conseil de X., la requérante répéta qu’elle lui avait relaté l’intégralité des faits longtemps auparavant, ce que M. démentit, ajoutant que s’il avait été informé des faits, il lui aurait conseillé de se rendre à l’hôpital et au poste de police. Une fois l’interrogatoire de la requérante terminé, sa mère fut interrogée, essentiellement sur ses relations privées. à l’issue de l’audience, M., le conseil de X., répéta avoir rencontré la mère de la requérante alors qu’il travaillait dans le même cabinet qu’un avocat qui l’avait représentée dans le cadre de certaines procédures judiciaires. Il ajouta qu’il ferait savoir au tribunal sous trois jours s’il demandait ou non l’autorisation de renoncer à représenter X. dans le cadre de la procédure en cause. Le 25 novembre 2008, il demanda à être dessaisi de l’affaire au motif qu’il avait été personnellement affecté par certains propos tenus par la mère de la requérante. à l’audience du 15 décembre 2008, le tribunal rejeta la demande de M., estimant qu’il n’existait aucun motif légal de le dessaisir de sa mission de représentation. Le gynécologue, B., fut entendu en qualité de témoin. Il reconnut que pour éclaircir les circonstances des événements, il avait également abordé dans son rapport des aspects ne figurant pas dans l’ordonnance de mission du juge d’instruction. Il répéta que l’hymen de la requérante était intact à l’époque des faits allégués. Le 22 janvier 2009, le tribunal tint une huitième audience, au cours de laquelle il entendit la psychologue clinicienne R., qui répéta qu’il n’était pas possible d’établir au moyen de preuves matérielles la réalité d’abus sexuels anciens et que seules les séquelles psychologiques pouvaient être évaluées. Elle répéta en outre que la requérante présentait des symptômes évidents d’abus sexuels. Le 20 février 2009, le tribunal désigna un autre expert en gynécologie, T., qu’il invita à donner son opinion sur le point de savoir s’il était possible que la requérante eût eu des rapports sexuels à l’époque en cause étant donné les résultats de l’examen médical pratiqué (paragraphe 11 ci-dessus). Le 10 mars 2009, l’expert rendit son rapport, selon lequel les résultats de cet examen étaient incompatibles avec le récit fait la requérante des événements en question. Le 16 mars 2009, le tribunal tint une audience au cours de laquelle il désigna un expert en orthopédie, N., qu’il chargea d’exprimer un avis sur le point de savoir si, compte tenu de son handicap au bras gauche, X. avait pu commettre les actes décrits par la requérante. Le 5 mai 2009, N. rendit son rapport. Il y indiquait que X. avait un handicap important au bras gauche et que certains des événements en cause n’avaient de ce fait pas pu se dérouler selon la description de la requérante. Le 8 juin 2009, le tribunal tint une audience au cours de laquelle N. fut interrogé. Répondant à des questions du conseil de la requérante, il expliqua s’être forgé une opinion sur la base du dossier médical de X., de radiographies fournies par celui-ci et d’un examen de l’intéressé. Une audience se tint le 9 juillet 2009. La requérante demanda que N. fût de nouveau interrogé. Le 29 septembre 2009 eut lieu la douzième et dernière audience dans cette affaire. La requérante et la procureur interrogèrent N., qui déclara, entre autres, que X. ne pouvait utiliser son bras gauche qu’en soutien du bras droit pour exécuter certaines tâches et qu’il n’avait pratiquement pas de force dans ce bras. Il ajouta que selon lui, X. n’avait pas pu utiliser son bras gauche pour maintenir écartées les jambes de la requérante, ni pour enlever son propre pantalon comme celle-ci le soutenait. Invité par la procureur à préciser s’il avait supposé, pour faire son évaluation, que la requérante avait résisté à X. de toutes ses forces, il répondit ne pas s’être fondé sur cette hypothèse parce qu’il ne savait pas si l’intéressée avait résisté ou si elle était consentante. Invité à indiquer s’il pensait que la requérante, alors âgée de 14 ans, aurait pu résister à X. qui était prétendument allongé sur elle, N. répondit par l’affirmative. Il indiqua également que même si X. possédait une force supérieure à la moyenne dans le bras droit, il ne pouvait pas avoir agressé la requérante comme elle l’alléguait. Après l’interrogatoire de N., la requérante, qui avait demandé et obtenu, hors du cadre de la procédure judiciaire, l’avis d’un autre orthopédiste, lequel avait conclu que X. pouvait peut-être faire une utilisation limitée de son bras gauche, demanda qu’un autre expert en orthopédie fût nommé au motif que les conclusions de N. suscitaient des doutes. Le tribunal, jugeant une contre-expertise inutile, rejeta sa demande. Il rejeta également sa demande de faire citer en qualité de témoins sa sœur et l’ex-conjoint de sa mère, qui, selon la requérante, auraient vu X. ramer en utilisant ses deux bras. Il refusa également que la requérante fût soumise à un nouvel examen médical comme l’avait requis la procureur. à l’issue de l’audience, le tribunal prononça son jugement, relaxant X. de tous les chefs dont il était prévenu. Compte tenu de cette décision, le tribunal recommanda à la requérante de porter devant la juridiction civile compétente la demande de dommages-intérêts qu’elle avait formée au cours de la procédure. Le 15 décembre 2009, la requérante introduisit un nouveau recours hiérarchique en application de la loi de 2006. Le 22 décembre 2009, elle reçut une réponse du tribunal l’informant que les motifs du jugement lui avait été envoyés le jour-même. Dans ces motifs, le tribunal expliquait que le rapport de l’expert en orthopédie démontrait que X. n’était pas capable d’accomplir certains actes décrits par la requérante, qui auraient nécessité l’usage de ses deux bras. Il indiquait que d’après l’expert, X. ne pouvait même pas mettre sa main gauche dans une position lui permettant d’enlever son pantalon ou d’écarter les jambes de la requérante. Le tribunal indiquait que la remise en cause par l’expert de certaines des allégations de la requérante fragilisait l’intégralité de sa version des faits. Se fondant sur le principe voulant que l’existence d’un doute raisonnable profite au prévenu (in dubio pro reo), il relaxa X. S’agissant du rapport de l’expert en psychologie (R.) concluant que la requérante avait été abusée sexuellement, le tribunal disait ne pouvoir faire abstraction de la décision rendue dans une autre procédure, relative à l’ex-conjoint de la mère de la requérante, dans laquelle le tribunal compétent avait estimé que celui-ci avait eu des relations sexuelles devant la requérante et sa sœur et s’était comporté de manière déplacée vis-à-vis de la requérante. Le 30 décembre 2009, la procureur forma un recours dans lequel elle reprochait au tribunal de n’avoir pas tenu compte de ce qu’eu égard à son âge, à son sexe et à sa corpulence, X. était beaucoup plus fort que la requérante, ajoutant qu’il se trouvait de surcroît dans une position de pouvoir du fait de sa situation économique et de son statut social. Elle soulignait également que X. avait conduit des véhicules à transmission manuelle, exigeant l’utilisation des deux bras. Elle faisait en outre valoir que pour que l’infraction pénale en cause fût constituée, il n’était pas nécessaire que l’acte sexuel eût été commis par la force ; le refus de la victime suffisait. Elle soulignait également que la procédure était pendante depuis déjà huit ans, ce qui avait accentué le traumatisme subi par la requérante. Le 26 mai 2010, la cour d’appel de Maribor rejeta l’appel, considérant que la motivation du jugement rendu en première instance était claire et précise quant au fait qu’il n’était pas certain que X. eût commis l’infraction alléguée. La requérante pria par la suite le procureur près la Cour suprême d’introduire un pourvoi dans l’intérêt de la loi (recours extraordinaire). Le 28 juillet 2010, ledit procureur l’informa que ce pourvoi ne pouvait porter que sur des points de droit et non sur les faits, contestés par la requérante. E. Indemnisation au titre de la durée excessive de la procédure judiciaire Le 11 février 2011, la requérante et le Gouvernement conclurent en vertu de la loi de 2006 un règlement amiable prévoyant l’attribution de 1 080 euros (EUR) au titre de l’intégralité du préjudice matériel et moral subi par la requérante à raison de la violation de son droit à être jugée sans retard injustifié dans le cadre de la procédure pénale en cause. La requérante reçut également 129,60 EUR au titre des frais exposés. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS A. Le droit pénal interne pertinent L’infraction pénale d’agression sexuelle sur mineur de moins de 15 ans est prévue à article 183 §§ 1 et 2 du code pénal, ainsi libellé dans sa version en vigueur à l’époque des faits allégués : « 1. Quiconque a des rapports sexuels ou se livre à toute autre activité sexuelle avec un mineur de moins de 15 ans du sexe opposé ou de même sexe, et lorsqu’il existe un écart de maturité flagrant entre l’auteur et sa victime, est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée comprise entre un et huit ans. Quiconque commet l’acte visé ci-dessus à l’encontre d’un mineur de moins de dix ans ou d’une personne vulnérable de moins de 15 ans ou encore en faisant usage de la force ou en menaçant la vie ou l’intégrité physique de sa victime est passible d’une peine d’emprisonnement de trois ans au minimum (...) » Selon l’article 148 de la loi sur la procédure pénale dans sa version en vigueur à l’époque des faits allégués, à l’issue de l’enquête préliminaire sur une infraction présumée la police doit établir un procès-verbal de plainte à partir des informations recueillies et le transmettre au parquet. En tout état de cause, même dans les cas où les éléments recueillis ne suffisent pas à justifier une plainte, la police est tenue de transmettre un procès-verbal d’enquête au parquet. La loi sur la procédure pénale contient diverses dispositions visant à assurer pendant la procédure judiciaire la protection des mineurs victimes d’infractions à caractère sexuel, ainsi que de ceux qui ont la qualité de témoins. Dès l’ouverture d’une procédure relative à une atteinte à leur intégrité sexuelle, les mineurs doivent bénéficier de l’assistance d’un conseil chargé de protéger leurs droits. Lorsqu’un mineur n’a pas d’avocat, le tribunal lui en commet un d’office. De surcroît, le prévenu ne peut pas être présent pendant l’audition de témoins de moins de 15 ans qui allèguent avoir été victimes d’atteintes à leur intégrité sexuelle. à ce propos, l’article 240 de la loi dispose que lorsque des mineurs, en particulier ceux concernés par l’infraction, sont entendus, il y a lieu d’avoir égard à leur âge afin d’éviter toute répercussion négative de l’audition sur leur état mental. Pour garantir le bon déroulement d’une instruction, les parties et la victime peuvent, en vertu de l’article 191 de la loi de 1994 sur la procédure pénale, se plaindre au président du tribunal chargé de l’instruction de tout retard ou de toute autre irrégularité. Le président est tenu d’examiner la plainte puis d’informer son auteur des mesures prises à cet égard, le cas échéant. En ce qui concerne le délai d’enrôlement d’une affaire pénale, l’article 286 § 2 de la loi sur la procédure pénale dispose que le juge qui préside la formation de jugement est tenu de fixer une première audience dans un délai de deux mois à compter de la réception d’un acte d’inculpation. S’il ne le fait pas, il doit en informer le président du tribunal, à charge pour celui-ci de prendre les mesures nécessaires pour qu’une audience soit prévue. L’article 295 de la loi sur la procédure pénale dispose que, le cas échéant, par exemple aux fins de protection de la vie privée ou familiale de l’accusé ou de la victime, l’audience peut se dérouler à huis clos. Selon l’article 299, il appartient au juge qui préside la formation de jugement de conduire l’audience, de donner la parole aux parties et d’interroger l’accusé, les témoins et les experts. Il lui incombe de surcroît de veiller à ce que l’affaire soit présentée de manière claire et exhaustive, à ce que la vérité soit établie et à ce que tout obstacle susceptible de retarder la procédure soit levé. Il est possible de faire sortir temporairement le prévenu du prétoire si un témoin refuse de s’exprimer en sa présence. En pareil cas, la déposition du témoin lui est lue et il peut lui poser des questions. Néanmoins, selon l’article 334 § 2 de la loi sur la procédure pénale, le président de la formation de jugement doit interdire toute question qui a déjà posée, qui est sans rapport avec l’affaire ou qui est formulée de manière à induire la réponse. B. Le droit et la pratique internes pertinents en matière civile Action civile en indemnisation L’article 148 du code des obligations, qui vise la responsabilité des personnes morales à raison des préjudices causés par leurs organes et s’applique également à la détermination de la responsabilité de l’État, dispose qu’une personne morale est responsable des dommages causés à un tiers par l’un de ses organes dans l’exercice de ses fonctions ou du fait de l’exercice de ses fonctions. Quiconque s’estime victime d’un préjudice causé par l’État doit, pour obtenir une indemnisation, prouver que les quatre éléments constitutifs de la responsabilité de l’État sont réunis, à savoir l’illégalité de l’action de l’État, l’existence du dommage, l’existence d’un lien de causalité et la commission d’une négligence ou d’une faute par l’État. En vertu de l’article 179 du code des obligations, qui régit l’indemnisation pour préjudice moral, une indemnisation pour préjudice moral peut être accordée en cas d’atteinte aux droits de la personnalité, ainsi qu’au titre des souffrances physiques, des souffrances morales endurées en raison d’une diminution d’activité, d’une défiguration, d’une atteinte à la réputation, du décès d’un proche ou de la peur, à condition toutefois que les circonstances de l’espèce, et notamment la durée et l’intensité des souffrances ou de la peur, le justifient. Dans son arrêt no II Ips 305/2009, la Cour suprême a strictement limité l’attribution d’une indemnité pour préjudice moral aux catégories de préjudices énumérées dans le code des obligations, adhérant ainsi au principe du numerus clausus. Elle a donc estimé que le préjudice moral causé par la durée excessive d’une procédure ne faisait pas partie des catégories de préjudices énumérées par le code des obligations, le droit à être jugé dans un délai raisonnable ne pouvant s’analyser en un droit de la personnalité. Loi de 2006 sur la protection du droit à un procès sans retard injustifié (« loi de 2006 ») L’article 1 de la loi de 2006 garantit à toute partie à une procédure judiciaire – y compris à la victime d’une infraction pénale – le droit à voir un tribunal statuer sur ses droits sans retard injustifié. C. Le droit international pertinent La Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 40/34 du 29 novembre 1985, dispose que les victimes doivent être traitées avec compassion et dans le respect de leur dignité (annexe, article 4) et qu’il convient d’améliorer la capacité de l’appareil judiciaire et administratif à répondre aux besoins des victimes, notamment en adoptant des mesures pour limiter autant que possible les difficultés qu’elles rencontrent, protéger au besoin leur vie privée et assurer leur sécurité ainsi que celle de leur famille et de leurs témoins, et en les préservant des manœuvres d’intimidation et des représailles (annexe, article 6 d). De surcroît, les victimes d’infractions jouissent d’une protection en vertu du droit de l’Union européenne. La décision-cadre du Conseil relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales (2001/220/JHA) a été adoptée en 2001 pour établir des normes minimales en matière de droits et de protection des victimes. Son article 2 fait obligation aux États membres d’assurer aux victimes un rôle réel et approprié dans le système judiciaire pénal et de veiller à ce qu’un traitement respectueux de leur dignité personnelle leur soit réservé pendant la procédure. L’article 3 exige que l’État membre garantisse aux victimes la possibilité d’être entendues au cours de la procédure et de fournir des éléments de preuve, étant entendu cependant qu’il doit prendre les mesures appropriées pour que ses autorités n’interrogent les victimes que dans la mesure nécessaire à la procédure pénale. L’article 8 oblige les États membres à prendre des mesures pour protéger la sécurité et la vie privée des victimes au cours de la procédure pénale. Des mesures doivent par exemple être prises pour éviter que les victimes et les auteurs d’infractions ne se trouvent en contact dans les locaux judiciaires, à moins que la procédure pénale ne l’impose. Chaque État membre doit également garantir, par tout moyen approprié compatible avec les principes fondamentaux de son droit, que les victimes qui ont besoin d’être protégées contre les conséquences de leur déposition en audience publique, notamment les plus vulnérables, puissent, par décision judiciaire, bénéficier de conditions de témoignage permettant d’atteindre cet objectif. En outre, la volonté des États membres de l’Union européenne de renforcer les droits des victimes a conduit à l’adoption, le 25 octobre 2012, de la directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la décision-cadre 2001/220/JHA du Conseil. La partie pertinente de cette directive, qui devait être transposée dans le droit des États membres avant le 16 novembre 2015, est ainsi libellée : Considérant 19 « Une personne devrait être considérée comme une victime indépendamment du fait que l’auteur de l’infraction ait été identifié, appréhendé, poursuivi ou condamné et abstraction faite de l’éventuel lien de parenté qui les unit (...) » Article 20 - Droit de la victime à une protection au cours de l’enquête pénale Sans préjudice des droits de la défense et dans le respect du pouvoir discrétionnaire du juge, les États membres veillent à ce que, au cours de l’enquête pénale : a) les auditions de la victime soient menées sans retard injustifié après le dépôt de sa plainte concernant une infraction pénale auprès de l’autorité compétente ; b) le nombre d’auditions de la victime soit limité à un minimum et à ce que les auditions n’aient lieu que dans la mesure strictement nécessaire au déroulement de l’enquête pénale ; (...) d) les États membres veillent à ce que les examens médicaux soient limités à un minimum et n’aient lieu que dans la mesure strictement nécessaire aux fins de la procédure pénale. » Article 22 - Évaluation personnalisée des victimes afin d’identifier les besoins spécifiques en matière de protection « 1. Les États membres veillent à ce que les victimes fassent, en temps utile, l’objet d’une évaluation personnalisée, conformément aux procédures nationales, afin d’identifier les besoins spécifiques en matière de protection et de déterminer si et dans quelle mesure elles bénéficieraient de mesures spéciales dans le cadre de la procédure pénale, comme prévu aux articles 23 et 24, en raison de leur exposition particulière au risque de victimisation secondaire et répétée, d’intimidations et de représailles. L’évaluation personnalisée prend particulièrement en compte : a) les caractéristiques personnelles de la victime ; b) le type ou la nature de l’infraction ; et c) les circonstances de l’infraction. Dans le cadre de l’évaluation personnalisée, une attention particulière est accordée aux victimes qui ont subi un préjudice considérable en raison de la gravité de l’infraction, à celles qui ont subi une infraction fondée sur un préjugé ou un motif discriminatoire, qui pourrait notamment être lié à leurs caractéristiques personnelles, à celles que leur relation ou leur dépendance à l’égard de l’auteur de l’infraction rend particulièrement vulnérables. À cet égard, les victimes du terrorisme, de la criminalité organisée, de la traite des êtres humains, de violences fondées sur le genre, de violences domestiques, de violences ou d’exploitation sexuelles, ou d’infractions inspirées par la haine, ainsi que les victimes handicapées sont dûment prises en considération. (...) » Article 23 - Droit à une protection des victimes ayant des besoins spécifiques en matière de protection au cours de la procédure pénale « 1. Sans préjudice des droits de la défense et dans le respect du pouvoir discrétionnaire du juge, les États membres veillent à ce que les victimes ayant des besoins spécifiques en matière de protection qui bénéficient de mesures spéciales identifiées à la suite d’une évaluation personnalisée prévue à l’article 22, paragraphe 1, puissent bénéficier des mesures prévues aux paragraphes 2 et 3 du présent article. Une mesure spéciale envisagée à la suite de l’évaluation personnalisée n’est pas accordée si des contraintes opérationnelles ou pratiques la rendent impossible ou s’il existe un besoin urgent d’auditionner la victime, le défaut d’audition pouvant porter préjudice à la victime, à une autre personne ou au déroulement de la procédure. Pendant l’enquête pénale, les mesures ci-après sont mises à la disposition des victimes ayant des besoins spécifiques de protection identifiés conformément à l’article 22, paragraphe 1 : (...) b) la victime est auditionnée par des professionnels formés à cet effet ou avec l’aide de ceux-ci ; (...) Pendant la procédure juridictionnelle, les mesures ci-après sont mises à la disposition des victimes ayant des besoins spécifiques de protection identifiés conformément à l’article 22, paragraphe 1 : a) des mesures permettant d’éviter tout contact visuel entre la victime et l’auteur de l’infraction, y compris pendant la déposition, par le recours à des moyens adéquats, notamment des technologies de communication ; b) des mesures permettant à la victime d’être entendue à l’audience sans y être présente, notamment par le recours à des technologies de communication appropriées ; c) des mesures permettant d’éviter toute audition inutile concernant la vie privée de la victime sans rapport avec l’infraction pénale ; et d) des mesures permettant de tenir des audiences à huis clos. » Le 5 mai 2011, le Conseil de l’Europe a adopté la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, entrée en vigueur le 1er août 2014. Elle a été signée le 8 septembre 2011 par la Slovénie, qui ne l’a toutefois pas encore ratifiée. Ses parties pertinentes se lisent ainsi : Article 49 – Obligations générales « 1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les enquêtes et les procédures judiciaires relatives à toutes les formes de violence couvertes par le champ d’application de la présente Convention soient traitées sans retard injustifié tout en prenant en considération les droits de la victime à toutes les étapes des procédures pénales. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires, conformément aux principes fondamentaux des droits de l’homme et en prenant en considération la compréhension de la violence fondée sur le genre, pour garantir une enquête et une poursuite effectives des infractions établies conformément à la présente Convention. » Article 54 – Enquêtes et preuves « Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que, dans toute procédure civile ou pénale, les preuves relatives aux antécédents sexuels et à la conduite de la victime ne soient recevables que lorsque cela est pertinent et nécessaire. » Article 56 – Mesures de protection « 1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour protéger les droits et les intérêts des victimes, y compris leurs besoins spécifiques en tant que témoins, à tous les stades des enquêtes et des procédures judiciaires, en particulier : a) en veillant à ce qu’elles soient, ainsi que leurs familles et les témoins à charge, à l’abri des risques d’intimidation, de représailles et de nouvelle victimisation ; b) en veillant à ce que les victimes soient informées, au moins dans les cas où les victimes et la famille pourraient être en danger, lorsque l’auteur de l’infraction s’évade ou est libéré temporairement ou définitivement ; c) en les tenant informées, selon les conditions prévues par leur droit interne, de leurs droits et des services à leur disposition, et des suites données à leur plainte, des chefs d’accusation retenus, du déroulement général de l’enquête ou de la procédure, et de leur rôle au sein de celle-ci ainsi que de la décision rendue ; d) en donnant aux victimes, conformément aux règles de procédure de leur droit interne, la possibilité d’être entendues, de fournir des éléments de preuve et de présenter leurs vues, besoins et préoccupations, directement ou par le recours à un intermédiaire, et que ceux-ci soient examinés ; e) en fournissant aux victimes une assistance appropriée pour que leurs droits et intérêts soient dûment présentés et pris en compte ; f) en veillant à ce que des mesures pour protéger la vie privée et l’image de la victime puissent être prises ; g) en veillant, lorsque cela est possible, à ce que les contacts entre les victimes et les auteurs d’infractions à l’intérieur des tribunaux et des locaux des services répressifs soient évités ; h) en fournissant aux victimes des interprètes indépendants et compétents, lorsque les victimes sont parties aux procédures ou lorsqu’elles fournissent des éléments de preuve; i) en permettant aux victimes de témoigner en salle d’audience, conformément aux règles prévues par leur droit interne, sans être présentes, ou du moins sans que l’auteur présumé de l’infraction ne soit présent, notamment par le recours aux technologies de communication appropriées, si elles sont disponibles. Un enfant victime et témoin de violence à l’égard des femmes et de violence domestique doit, le cas échéant, se voir accorder des mesures de protection spécifiques prenant en compte l’intérêt supérieur de l’enfant. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE À l’époque des faits exposés ci-après, les requérants séjournaient au Royaume-Uni munis de visas d’étudiants. Des informations les concernant figurent dans l’annexe jointe au présent arrêt. A. L’arrestation et la première période de garde à vue des requérants Le 8 avril 2009, les requérants et neuf autres personnes furent arrêtés en vertu de la loi de 2000 sur le terrorisme dans sa version amendée (« la loi de 2000 »). Leur arrestation eut lieu en divers endroits du nord-ouest de l’Angleterre, dans le cadre de l’opération « Pathway ». M. Sher Soupçonné d’implication dans la perpétration, la préparation et l’instigation d’actes de terrorisme, M. Sher fut arrêté le 8 avril à 18 h 35 en vertu de l’article 41 de la loi de 2000 (paragraphe 91 ci-dessous). Il ressort du registre de garde à vue que la détention du requérant avait été autorisée pour permettre aux autorités de se procurer ou de préserver des éléments de preuve, ou d’en recueillir en interrogeant l’intéressé. Vers 22 heures, un haut fonctionnaire de police procéda au contrôle de la garde à vue du requérant, qui ne fit aucune déclaration. Le requérant fut maintenu en garde à vue au motif que pareille mesure s’imposait pour permettre aux autorités de se procurer ou de préserver des éléments de preuve, ou d’en recueillir en l’interrogeant. Le 9 avril, à 7 h 40, un avis (« formulaire TACT 5 ») fut notifié au solicitor du requérant, Me Yousaf. L’avis en question mentionnait notamment ce qui suit : « Nous vous informons que : (...) SULTAN SHER A été arrêté en vertu des dispositions de l’article 41 de la loi de 2000 sur le terrorisme au motif qu’il existe des raisons plausibles de le soupçonner d’être impliqué dans la perpétration, la préparation et l’instigation d’actes de terrorisme. » Me Yousaf indiqua qu’il acceptait que les contrôles ultérieurs de la garde à vue de son client se déroulent en son absence et qu’il n’avait pas d’observations à formuler à ce stade. À 9 h 35, il fut procédé à un nouveau contrôle de la garde à vue du requérant. Celui-ci fut informé que son maintien en garde à vue était jugé nécessaire pour permettre aux autorités de recueillir des preuves pertinentes en l’interrogeant, de préserver des éléments de preuve pertinents, d’attendre les résultats de l’examen ou de l’analyse de tels éléments et d’examiner/analyser tout élément susceptible de leur permettre de se procurer des preuves. Vers 16 heures, Me Yousaf se vit communiquer copie d’un document d’information avant interrogatoire (« le document »), dont le troisième paragraphe était ainsi rédigé : « Votre client a été arrêté au motif qu’il est soupçonné d’implication dans la perpétration, la préparation et l’instigation d’un acte de terrorisme incriminé par l’article 41 de la loi de 2000 sur le terrorisme. Il a été informé que son arrestation était nécessaire pour que l’enquête ouverte sur cette infraction fût rapide et efficace. Après avoir été avisé de ses droits, votre client a gardé le silence. Il a été arrêté à la suite d’une opération de renseignement menée par l’unité antiterroriste du nord-ouest. » Ce document citait ensuite les noms de douze personnes en état d’arrestation dans différents lieux, indiquant que leurs domiciles respectifs et les locaux qui y étaient rattachés faisaient l’objet de perquisitions, de relevés d’indices et d’investigations de la police scientifique. Il précisait que les perquisitions se déroulaient dans dix propriétés, mais que ce nombre augmenterait probablement « à mesure que de nouveaux renseignements établissant un lien entre des personnes et des locaux ser[aien]t portés à la connaissance de l’équipe d’enquêteurs. » Il poursuivait ainsi : « Votre client doit être informé que les investigations menées dans ces locaux donneront lieu à la recherche de matériel servant à fabriquer des bombes, d’engins, d’explosifs, de matériaux composites, de formules, de preuves documentaires, d’ordinateurs, de dispositifs informatiques de stockage et de téléphone mobiles (...) » Il se terminait ainsi : « Votre client sera interrogé au sujet de ses contacts avec des individus et de ses liens avec des locaux visés par l’enquête. Les questions qui lui seront posées porteront notamment sur son usage de l’informatique ainsi que sur ses méthodes de communication, mais surtout sur ce qu’il pourrait savoir ou avoir appris au sujet de la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme (...) ». Vers 17 heures, il fut procédé à un nouveau contrôle de la garde à vue du requérant. Son maintien en détention fut jugé nécessaire pour les raisons exposées précédemment. Le premier interrogatoire du requérant par la police débuta peu après 18 heures. On lui posa des questions précises sur les autres personnes qui avaient été arrêtées, sur les locaux perquisitionnés et sur ce qu’il savait du matériel servant à fabriquer des bombes. Le requérant se refusa à tout commentaire sur les questions qui lui furent posées. L’interrogatoire dura près d’une heure et demie au total. Peu avant minuit, il fut procédé à un nouveau contrôle de la détention du requérant. Son maintien en détention fut jugé nécessaire pour les raisons exposées précédemment. M. Sharif Soupçonné d’implication dans la perpétration, la préparation et l’instigation d’actes de terrorisme, M. Sharif fut arrêté le 8 avril à 17 h 37 en vertu de l’article 41 de la loi de 2000. Il ressort du registre de garde à vue que la détention du requérant avait été autorisée pour permettre aux autorités de se procurer ou de préserver des éléments de preuve, ou d’en recueillir en interrogeant l’intéressé, et que celui-ci en avait été informé. À 23 heures, un haut fonctionnaire de police procéda au contrôle de la garde à vue du requérant, qui ne fit aucune déclaration. Le requérant fut maintenu en garde à vue au motif que pareille mesure s’imposait pour permettre aux autorités de se procurer ou de préserver des éléments de preuve, ou d’en recueillir en l’interrogeant. Le 9 avril, à 7 h 40, un formulaire TACT 5 concernant le requérant et rédigé dans les mêmes termes que celui visant M. Sher (paragraphe 10 cidessus) fut notifié à Me Yousaf. Ce dernier indiqua derechef qu’il acceptait que les contrôles ultérieurs de la garde à vue de son client se déroulent en son absence. À 9 h 50, il fut procédé à un nouveau contrôle de la garde à vue du requérant. Celui-ci fut informé que son maintien en garde à vue était jugé nécessaire pour permettre aux autorités de recueillir des preuves pertinentes en l’interrogeant, de préserver des éléments de preuve pertinents, d’attendre les résultats de l’examen ou de l’analyse de tels éléments et d’examiner/analyser tout élément susceptible de leur permettre de se procurer des preuves. À 16 h 50, il fut procédé à un nouveau contrôle de la garde à vue du requérant. Son maintien en détention fut jugé nécessaire pour les raisons exposées précédemment. Dans l’après-midi, à une heure non précisée, le requérant se vit remettre un document d’information quasiment identique à celui qui concernait M. Sher (paragraphes 13-15 ci-dessus). Par la suite, le requérant fut interrogé pendant près d’une demi-heure, notamment au sujet des autres individus qui avaient été arrêtés. Il ne fit aucune déclaration. À 23 h 45, il fut procédé à un nouveau contrôle de la garde à vue du requérant. Son maintien en détention fut jugé nécessaire pour les raisons exposées précédemment. M. Farooq Soupçonné d’implication dans la perpétration, la préparation et l’instigation d’actes de terrorisme, M. Farooq fut arrêté le 8 avril à 17 h 35 en vertu de l’article 41 de la loi de 2000. Il ressort du registre de garde à vue que le requérant fut informé des raisons de son placement en garde à vue. Vers 9 h 45, un haut fonctionnaire de police procéda au contrôle de la garde à vue du requérant, qui ne fit aucune déclaration. Le requérant fut maintenu en garde à vue au motif que pareille mesure s’imposait pour permettre aux autorités de se procurer ou de préserver des éléments de preuve, ou d’en recueillir en l’interrogeant. Le 9 avril, un formulaire TACT 5 concernant le requérant et rédigé dans les mêmes termes que celui visant M. Sher (paragraphe 10 ci-dessus) fut notifié à Me Yousaf. Ce dernier indiqua derechef qu’il acceptait que les contrôles ultérieurs de la garde à vue de son client se déroulent en son absence. À 9 h 15, il fut procédé à un nouveau contrôle de la garde à vue du requérant. Celui-ci fut informé que son maintien en garde à vue était jugé nécessaire pour permettre aux autorités de recueillir des preuves pertinentes en l’interrogeant, de préserver des éléments de preuve pertinents, d’attendre les résultats de l’examen ou de l’analyse de tels éléments et d’examiner/analyser tout élément susceptible de leur permettre de se procurer des preuves. À 17 h 40, il fut procédé à un nouveau contrôle de la garde à vue du requérant. Son maintien en détention fut jugé nécessaire pour les raisons exposées précédemment. Dans l’après-midi, à une heure non précisée, le requérant se vit remettre un document d’information quasiment identique à celui qui concernait M. Sher (paragraphes 13-15 ci-dessus). Par la suite, le requérant fut interrogé par la police pendant près d’une demi-heure, notamment au sujet des autres individus qui avaient été arrêtés. Il ne fit aucune déclaration. Peu avant minuit, il fut procédé à un nouveau contrôle de la garde à vue du requérant. Son maintien en détention fut jugé nécessaire pour les raisons exposées précédemment. B. Les mandats de perquisition Entre-temps, le 8 avril 2009, la police avait sollicité et obtenu auprès de la Magistrates’ Court de Manchester la délivrance de mandats de perquisition qui visaient différents lieux présentant un lien avec les requérants. L’officier de police à l’origine de la demande de mandat avait indiqué qu’il avait des raisons plausibles de penser que les éléments recherchés étaient susceptibles de favoriser une enquête sur des faits de terrorisme et qu’ils devaient être saisis pour éviter leur dissimulation, leur disparition, leur détérioration, leur altération ou leur destruction. Les éléments à rechercher étaient énumérés comme suit : « Courrier, tracts, affiches, magazines, formulaires de souscription, pièces d’identité, documents de voyage, passeports, cartes, croquis, plans, relevés de téléphone, conditions d’hébergement, littérature/livres, documents concernant l’utilisation/le contrôle de véhicules, courrier relatif à d’autres bâtiments/locaux/garages et à leurs clés, factures d’achat, informations sur les convictions religieuses/politiques, notes manuscrites, factures, reçus, bons de commande, bons de livraison, annonces, informations de transport terrestre, maritime et aérien. Ordinateurs, matériel informatique, assistants numériques personnels et logiciels y afférents, dispositifs de stockage numérique, télécopieurs, scanners, photocopieurs, papier pour imprimante, DVD, CD, CD-ROM, cassettes vidéo/audio, clés USB, téléphones mobiles, cartes SIM, preuves d’achat de téléphones mobiles et enregistrement et facturation, cartes de crédit, cartes de recharge, espèces, carnets de chèques, justificatifs de transferts de fonds, documents financiers, appareils photo/vidéo, photos/négatifs, appareils de communication, produits ou précurseurs chimiques, souvenirs/ornements/drapeaux, articles permettant de dissimuler ou de transporter des objets, éléments pouvant avoir un lien avec le terrorisme (...) » Ces termes furent repris dans les mandats de perquisition délivrés à la police. Ceux-ci comportaient un passage ainsi rédigé : « Le présent mandat autorise tout agent de police, assisté de la ou des personnes dont la présence est requise aux fins de la perquisition, à pénétrer en une occasion seulement dans les locaux visés dans un délai d’un mois à compter de la délivrance du présent mandat et à y effectuer une perquisition (...) » La perquisition menée au domicile de M. Sher dura dix jours, du 8 au 18 avril. Le lieu de travail de l’intéressé fut perquisitionné du 11 au 14 avril. La perquisition du domicile de MM. Sharif et Farooq, qui vivaient à la même adresse, se déroula du 8 au 19 avril. Tous les locaux perquisitionnés furent fouillés selon le même mode opératoire. Les policiers s’y rendaient dès le début de la matinée et y travaillaient en se relayant jusqu’à 19 heures environ avant de les fermer et d’en interdire l’accès. Ils reprenaient le travail le lendemain matin, poursuivant ainsi jusqu’à la fin de la perquisition. C. Les prolongations de la garde à vue des requérants La première demande de prolongation de la garde à vue des requérants Le 9 avril, les requérants furent informés que les autorités avaient décidé de solliciter auprès de la Magistrates’ Court de la Cité de Westminster la prolongation de leur garde à vue pour une durée de sept jours à compter de leur arrestation et qu’une audience se tiendrait le 10 avril. La notification de la demande et de l’audience précisait ce qui suit : « Vous et votre conseil avez la possibilité de formuler des observations écrites ou orales et de participer à l’audience, sous réserve de la disposition prévue au paragraphe 33 3) de l’annexe 8, qui autorise l’autorité judiciaire à vous exclure ou à exclure votre conseil d’une partie de l’audience. Votre conseil a été informé par écrit de son droit – et du vôtre – de participer à l’audience sous réserve de la disposition susmentionnée. La police demande l’autorisation de prolonger votre garde à vue pour une durée de sept jours à compter de votre arrestation au motif que pareille mesure lui est nécessaire pour se procurer ou préserver des éléments de preuve pertinents ou attendre les résultats de l’examen ou de l’analyse de tels éléments ou de tout élément dont l’examen ou l’analyse est en cours ou reste à effectuer en vue d’obtenir des preuves de la commission d’une infraction ou de plusieurs infractions incriminées par les dispositions de l’article 40 § 1 a) ou qui donnerait à penser que vous relevez des dispositions de l’article 40 § 1 b) de la loi de 2000 sur le terrorisme. » Le chapitre 9 de la demande introduite auprès de la Magistrates’ Court de la Cité de Westminster comportait une rubrique intitulée « Autres investigations à effectuer » décrivant longuement l’opération de police et l’état de l’enquête qui était en cours. Le contenu du chapitre 9 ne fut divulgué ni aux requérants ni à Me Yousaf. L’audience fut fixée au 10 avril 2009, à 9 h 30. Une partie de l’audience fut tenue secrète pour permettre au juge de district (district judge) d’examiner le contenu du chapitre 9 et de poser des questions à ce sujet. Ni les requérants ni Me Yousaf ne purent y assister. Ils ne soulevèrent aucune objection contre cette procédure à ce stade. Au cours de la partie non secrète de l’audience, un haut fonctionnaire de police présenta oralement une demande de prolongation de la garde à vue des requérants consignée dans une note dont une copie fut remise aux requérants et à Me Yousaf. La note en question expliquait pourquoi le contenu du chapitre 9 était tenu secret et donnait des précisions sur l’opération de police ainsi que sur les éléments qui avaient été saisis. Elle indiquait que l’enquête avait révélé : « des informations et des éléments de preuve étayant l’hypothèse selon laquelle [les requérants], en étroite association avec d’autres personnes détenues, complot[aient] en vue de préparer un attentat terroriste au Royaume-Uni. » Au cours de l’audience, Me Yousaf interrogea le fonctionnaire de police. Il ne souleva aucune objection au sujet de la garde à vue des requérants et ne demanda pas leur remise en liberté. À 13 h 20, le juge de district autorisa la prolongation de la garde à vue des requérants jusqu’au 15 avril. Les passages pertinents de sa décision notifiée étaient ainsi rédigés : « Sur réquisition d’un officier de police ayant au moins le grade de commissaire (superintendent), et après avoir tenu compte des observations formulées par la personne nommément désignée ci-dessus ou au nom de celle-ci sur les motifs pour lesquels la prolongation de sa garde à vue est demandée, j’estime que, conformément aux paragraphes 30 et 32 de l’annexe 8 à la loi de 2000 sur le terrorisme, (...) ii. L’enquête ayant donné lieu au placement en garde à vue de la personne nommément désignée ci-dessus est menée avec diligence et célérité ; iii. Il existe des raisons plausibles de penser que la prolongation de la garde à vue de la personne nommément désignée ci-dessus est nécessaire pour permettre aux autorités de se procurer des preuves pertinentes en l’interrogeant ou par d’autres moyens, ou de préserver des éléments de preuve pertinents ou d’attendre les résultats de l’examen ou de l’analyse de tels éléments ou de tout élément dont l’examen ou l’analyse est en cours ou reste à effectuer en vue d’obtenir des preuves pertinentes (...) » La garde à vue des requérants du 10 au 15 avril a) M. Sher Le 10 avril 2009, un second document d’information fut remis à M. Sher. Il indiquait que l’un des suspects arrêtés avait déclaré qu’il avait vécu avec le requérant à deux adresses et qu’il connaissait un autre suspect placé en garde à vue. Ce document donna lieu à un interrogatoire du requérant qui débuta peu après 18 heures et se termina une heure et demie plus tard. Le requérant fut interrogé au sujet de ses relations avec plusieurs autres suspects arrêtés et de sa connaissance de certains des locaux perquisitionnés. Il ne répondit pas aux questions qui lui furent posées. Aucun interrogatoire n’eut lieu le week-end de Pâques des 11 et 12 avril. Le 13 avril, le requérant se vit remettre un troisième document d’information décrivant des éléments découverts dans différents locaux qui avaient été perquisitionnés et qui auraient présenté un lien avec lui. Ce document donna lieu à une série d’interrogatoires qui débutèrent vers 13 heures et durèrent près de quatre heures au total. Le requérant refusa derechef de répondre aux questions qui lui furent posées. Le 14 avril 2009, un quatrième document d’information fut remis au requérant et à son solicitor. Il recensait un certain nombre d’éléments qualifiés d’« intéressants » pour l’enquête, notamment des SMS échangés entre détenus, des cartes où étaient surlignés des lieux d’intérêt censés être fortement fréquentés, un document manuscrit décrivant en détail une zone militaire située à l’étranger, des indications sur des démarches entreprises pour accéder et s’intégrer au secteur de la sécurité, notamment aéroportuaire, des renseignements sur des voyages internationaux – en particulier des séjours au Pakistan, et sur l’objet de ces voyages, des indices de reconnaissance de lieux publics ainsi que des informations concernant des réunions importantes et des transferts de fonds à l’étranger. Il y était également mentionné ce qui suit : « Des éléments indiquent que votre client entretient des relations avec des individus qui se trouvent actuellement en garde à vue, et il existe des preuves directes démontrant que les intéressés se sont rencontrés à plusieurs reprises à Liverpool et à Manchester. Des clichés pris sur téléphone mobile attestent également l’existence de liens entre les personnes arrêtées lors de cette opération. Le présent document d’information vise à exposer les grandes lignes de l’enquête policière, qui donne fortement à penser que des actes préparatoires à un attentat étaient en cours. De nombreuses pièces à conviction qui sont encore en instance d’examen pourront être présentées dans un autre document d’information avant interrogatoire. » Ce document donna lui aussi lieu à un interrogatoire du requérant qui débuta peu après 13 heures et dura environ une heure et vingt minutes. Le requérant se refusa à tout commentaire. b) M. Sharif Le 10 avril 2009, M. Sharif se vit remettre un second document d’information fondé sur des renseignements fournis par d’autres détenus et concernant les liens qu’il entretenait avec eux. Ce document donna lieu à un interrogatoire du requérant qui débuta vers 16 heures et se termina une heure et demie plus tard. Interrogé sur ses relations avec certains des autres suspects arrêtés, le requérant ne répondit pas aux questions qui lui furent posées. Aucun interrogatoire n’eut lieu le week-end de Pâques des 11 et 12 avril. Le 13 avril, le requérant se vit remettre un troisième document d’information détaillant les éléments découverts à son domicile. Ce document donna lieu à une série d’interrogatoires qui débutèrent vers 13 h 30 et durèrent au total près de trois heures. Le requérant se refusa à tout commentaire sur les questions qui lui furent posées. Le 14 avril 2009, un quatrième document d’information fut remis au requérant. Ce document fournissait des indications précises sur les renseignements donnés par d’autres détenus et reproduisait le contenu du quatrième document d’information remis à M. Sher (paragraphe 48 cidessus). Il donna lieu à un interrogatoire du requérant qui dura environ trois heures. Le requérant refusa de s’exprimer. c) M. Farooq Le 10 avril 2009, M. Farooq se vit remettre un second document d’information fondé sur des renseignements fournis par d’autres détenus et concernant les liens qu’il entretenait avec eux. Ce document donna lieu à un interrogatoire du requérant qui débuta vers 16 heures et se termina un peu plus d’une heure plus tard. Interrogé sur ses relations avec certains des autres suspects arrêtés, le requérant ne répondit pas aux questions qui lui furent posées. Aucun interrogatoire n’eut lieu le week-end de Pâques des 11 et 12 avril. Le 13 avril, le requérant se vit remettre un troisième document d’information qui décrivait en détail les pièces à conviction découvertes dans des locaux qu’il avait fréquentés. Ce document donna lieu à une autre série d’interrogatoires qui durèrent un peu plus de deux heures. Là encore, le requérant se refusa à tout commentaire sur les questions qui lui furent posées. Le 14 avril 2009, le requérant se vit remettre un quatrième document d’information quasiment identique à celui qui avait été remis à M. Sharif (paragraphe 48 ci-dessus). Ce document donna lieu à un interrogatoire de M. Farooq qui dura un peu plus d’une heure. Le requérant refusa de répondre aux questions qui lui furent posées. La première demande de prolongation de la garde à vue des requérants Le 14 avril 2009, les requérants furent informés que les autorités avaient sollicité auprès de la Magistrates’ Court de la Cité de Westminster la prolongation de leur garde à vue pour une nouvelle période de sept jours. Cette information fut également communiquée à Me Yousaf. La notification de cette demande était libellée en des termes analogues à ceux de la notification de la première demande. Le chapitre 9 de la demande, qui ne fut pas divulgué aux requérants, contenait des informations précises sur le contexte de l’enquête, sur les relations existant entre les requérants, sur les locaux qui avaient été perquisitionnés, sur les expertises réalisées par la police scientifique ainsi que sur les téléphones, les ordinateurs, les DVD et les documents qui avaient été découverts. Le chapitre 10 de la demande comportait une rubrique intitulée « Raisons pour lesquelles la détention est nécessaire pendant le déroulement des investigations » sous laquelle figurait une liste de points mentionnant notamment la nécessité, pour les autorités, d’attendre la fin des perquisitions et des examens scientifiques ainsi que les résultats des analyses requises et d’interroger les requérants au sujet des éléments trouvés en leur possession ou dans des locaux qu’ils avaient fréquentés. La demande donna lieu à une audience qui se tint le 15 avril vers 9 h 30 et à laquelle les requérants participèrent par visioconférence. Ceux-ci purent assister à la totalité de l’audience. Un haut fonctionnaire de police présenta oralement la demande de prolongation de la garde à vue qui, là encore, avait été consignée dans une note remise aux requérants et à Me Yousaf. Il déclara que l’opération de police en cause était la plus importante enquête antiterroriste menée depuis celle de 2006, qui concernait un complot visant à faire exploser des avions au moyen de « bombes liquides », et que l’unité antiterroriste du nord-ouest n’avait jamais entrepris d’opération de cette envergure auparavant. Il expliqua que des perquisitions étaient en cours dans plusieurs locaux et que seul l’un d’entre eux avait fait l’objet d’une fouille complète et d’une mainlevée. Il ajouta que trois d’entre eux donnaient lieu à des analyses criminalistiques dont les résultats n’étaient pas encore disponibles, que sept autres étaient en cours de perquisition, que 3 887 pièces à conviction au total avaient été découvertes jusqu’alors et que les autorités donnaient la priorité aux documents, aux ordinateurs, aux téléphones mobiles, aux cartes SIM et aux dispositifs de stockage de données. Il précisa que de nombreux ordinateurs, DVD et CD étaient inspectés, et que 127 téléphones mobiles et cartes SIM – dont certains étaient équipés de mémoires de grande capacité – avaient été découverts et étaient examinés par la police scientifique. Il conclut sa demande en sollicitant la prolongation de la garde à vue des requérants au motif que pareille mesure était nécessaire pour permettre à la police de se procurer des preuves pertinentes en les interrogeant, pour préserver des éléments de preuve et pour attendre les résultats de l’examen ou de l’analyse de preuves supplémentaires éventuelles. Vers 10 h 15, le juge de district en chef fit droit à la demande de prolongation. Dans la notification officielle concernant chacun des requérants, il était mentionné que le juge estimait que l’enquête était menée avec diligence et célérité et qu’il existait de bonnes raisons de penser que la prolongation de la garde à vue des requérants était nécessaire pour permettre à la police de se procurer des preuves. La garde à vue des requérants fut prolongée de sept jours, jusqu’au 22 avril 2009. La garde à vue des requérants du 15 au 21 avril a) M. Sher M. Sher ne fut pas interrogé entre le 15 et le 18 avril. Toutefois, le 18 avril, de nouveaux documents d’information furent produits par les autorités. Rappelant que le requérant avait été arrêté le 8 avril au motif qu’il était soupçonné de perpétration, de préparation et d’instigation d’actes de terrorisme, les documents en question indiquaient ce qui suit : « (...) Les éléments qui se dégagent de la procédure d’interrogatoire, notamment de l’interrogatoire de sûreté (...) et des demandes de prolongation de garde à vue donnent fortement à penser que votre client est impliqué dans la préparation d’un attentat. » L’un de ces documents mentionnait en particulier un document wordpad (« le courriel à un ami ») qui avait été découvert sur une clé USB et qui se présentait comme un courriel privé où étaient évoqués les conditions climatiques du moment et les préparatifs d’un mariage islamique prévu « après le 15 et avant le 20 du mois », mais que la police considérait comme un message codé indiquant un attentat imminent. Il poursuivait ainsi : « Nous pensons en particulier que votre client s’est associé avec d’autres personnes actuellement placées en garde à vue dans le but de perpétrer des assassinats à l’aide d’engins explosifs. Il est aussi soupçonné de posséder des articles susceptibles d’être utilisés à des fins terroristes. » Le document en question répertoriait plusieurs cartes où certains endroits étaient surlignés et des photos de lieux publics du nord-ouest de l’Angleterre. Il signalait également que le numéro de téléphone de M. Sher était enregistré dans un téléphone mobile appartenant à un autre suspect. Ce document donna lieu à une série d’interrogatoires menés le 19 avril, au cours desquels des questions précises furent posées à M. Sher au sujet de ce qu’il savait de ces pièces et des autres éléments. Le requérant ne répondit pas aux questions qui lui furent posées. Ces interrogatoires durèrent environ quatre heures et demie au total. Le 20 avril, une dernière série de documents d’information furent produits. Ils mentionnaient eux aussi des courriels et des communications électroniques où apparaissait notamment un nom d’utilisateur reconnu comme appartenant à M. Sher. Interrogé par la suite pendant près d’une heure un quart, celui-ci se refusa à tout commentaire. b) MM. Sharif et Farooq Ni M. Sharif ni M. Farooq ne furent interrogés du 15 au 17 avril. Le 18 avril, chacun d’entre eux se vit remettre un nouveau document d’information. Celui-ci résumait des renseignements donnés par d’autres détenus, fournissait des détails sur des SMS importants à destination ou en provenance de téléphones mobiles trouvés en possession des requérants au moment de leur arrestation ou découverts lors de la perquisition de leur domicile, et donnait des indications sur d’autres pièces retrouvées au cours des perquisitions, notamment des cartes de Manchester où certains lieux avaient été surlignés. Le 18 avril, M. Sharif et M. Farooq furent interrogés sur la base de ce document, le premier pendant près de trois heures, le second pendant une heure et demie. Au début de leur interrogatoire, la police informa les requérants qu’elle les soupçonnait d’appartenir à une association de malfaiteurs visant à commettre des attentats à la bombe. Les requérants ne répondirent pas aux questions qui leur furent posées. Le 19 avril, une dernière série de documents d’information rédigés dans des termes similaires furent remis aux requérants et à leur avocat. Rappelant que les requérants avaient été arrêtés le 8 avril au motif qu’ils étaient soupçonnés de perpétration, de préparation et d’instigation d’actes de terrorisme, ces documents indiquaient ce qui suit : « (...) Les éléments qui se dégagent de la procédure d’interrogatoire, notamment de l’interrogatoire de sûreté (...) et des demandes de prolongation de garde à vue donnent fortement à penser que votre client est impliqué dans la préparation d’un attentat. » Les documents se référaient au « courriel à un ami » (paragraphe 62 ci-dessus) et poursuivaient ainsi : « Nous pensons en particulier que votre client s’est associé avec d’autres personnes actuellement placées en garde à vue dans le but de perpétrer des assassinats à l’aide d’engins explosifs. Il est aussi soupçonné de posséder des articles susceptibles d’être utilisés à des fins terroristes. » Au cours des interrogatoires qui eurent lieu par la suite et qui durèrent environ une heure un quart, les requérants se refusèrent à tout commentaire. Aucun interrogatoire n’eut lieu le 20 avril. D. La remise en liberté des requérants Le 21 avril 2009, les requérants furent remis en liberté sans être inculpés et se virent notifier des arrêtés d’expulsion. Par la suite, ils furent placés en détention en vertu de législation sur les étrangers et, le 22 avril 2009, ils furent transférés dans un centre de rétention du service de l’immigration dans l’attente de leur expulsion. E. La procédure de contrôle juridictionnel Le 26 juin 2009, les requérants engagèrent deux procédures de contrôle juridictionnel. Dans le cadre de la première procédure, ils contestaient les arrêtés d’expulsion dont ils faisaient l’objet. La procédure en question est étrangère à l’objet de leur requête devant la Cour. La seconde procédure était dirigée contre cinq défendeurs, à savoir 1) la police du Grand Manchester (« PGM »), 2) la police du West Yorkshire (« PWY »), 3) la Magistrates’ Court de la Cité de Westminster, 4) la Magistrates’ Court de Manchester et 5) le ministre de l’Intérieur. Dans leur formule de demande, les requérants soutenaient que le traitement qu’ils avaient subi du 8 au 21 avril était illégal. Ils alléguaient en particulier qu’il y avait eu violation de leurs droits découlant des articles 5 §§ 2 et 4 et 6 § 1 de la Convention en ce qu’ils n’avaient pas reçu d’informations suffisantes sur la nature des allégations formulées contre eux au moment de leur arrestation et durant leur détention et en ce que les demandes de prolongation de leur garde à vue avaient donné lieu à des audiences secrètes. Par ailleurs, ils arguaient que les perquisitions menées à leurs domiciles respectifs étaient illégales, avançant que les termes des mandats de perquisition étaient trop larges, qu’ils n’avaient pas été respectés par la police en ce que celle-ci avait occupé les locaux visés pendant plusieurs jours alors qu’elle n’était autorisée à perquisitionner qu’en une seule occasion, et que les saisies opérées étaient irrégulières. Le 21 juillet 2009, la Divisional Court refusa aux requérants l’autorisation de demander un contrôle juridictionnel en ce qui concernait la seconde procédure. Le juge résuma les mesures de redressement sollicitées par les requérants de la manière suivante : « 3. Les demandeurs sollicitent de nombreuses mesures de redressement. Celles-ci sont exposées au chapitre 6 de leur formule de demande, dans les termes suivants : « 1. L’adoption d’une déclaration constatant l’illégalité de l’arrestation des trois demandeurs par le premier défendeur. L’adoption d’une déclaration constatant l’illégalité du placement en garde à vue des trois demandeurs autorisée par le second défendeur. L’adoption d’une déclaration constatant l’illégalité du maintien en garde à vue des trois demandeurs autorisé par les ordonnances successives de prolongation de garde à vue délivrées par le troisième défendeur. L’adoption d’une déclaration constatant l’incompatibilité de la procédure d’examen des demandes de prolongation de garde à vue prévue par l’annexe 8 à la loi de 2000 sur le terrorisme avec l’article 5 § 4 de la Convention européenne des droits de l’homme. L’annulation des mandats de perquisition des domiciles respectifs des demandeurs. L’adoption d’une déclaration constatant l’illégalité de la délivrance des (...) [mandats de perquisition des domiciles respectifs des demandeurs] par le quatrième défendeur. L’adoption d’une déclaration constatant l’illégalité des perquisitions domiciliaires et des saisies effectuées aux domiciles respectifs des demandeurs. La délivrance d’une ordonnance prescrivant la restitution immédiate de tous les articles saisis en exécution des mandats de perquisition ainsi que de toutes les copies de quelque nature que ce soit effectuées ou détenues par les défendeurs et leurs agents et interdisant l’utilisation de renseignements tirés de l’examen d’éléments saisis illégalement. Toute autre mesure de redressement que la cour jugera appropriée. L’octroi de dommages et intérêts. Le remboursement des dépens. » Les griefs relatifs à la communication d’informations En ce qui concerne les griefs formulés par les requérants relativement à la communication d’informations par la police sur les motifs de leur arrestation et de leur détention, la police soutint que les intéressés disposaient d’une action en réparation pour arrestation et détention abusives qu’ils auraient dû exercer. Pour leur part, les requérants maintinrent que le contrôle juridictionnel constituait une voie de recours appropriée pour faire valoir leurs griefs. Le juge considéra que le contrôle juridictionnel n’était pas la procédure adéquate en l’espèce, au motif que l’affaire soulevait des questions de fait insusceptibles de contrôle juridictionnel. Il expliqua : « 79. Premièrement, les demandeurs disposent contre PGM et PWY d’une action en réparation. Il ne s’agit pas là d’une affaire où les demandeurs seraient privés de recours s’ils n’étaient pas autorisés à engager une procédure de contrôle juridictionnel. Le renvoi de la présente affaire à la QB [Queen’s Bench Division] n’induirait aucune injustice à leur égard : il s’agit au contraire du seul moyen pour eux d’exercer leur droit à un procès devant un jury. Deuxièmement, les demandes des intéressés soulèvent des controverses factuelles potentiellement complexes (...) [P]areilles questions d’ordre factuel ne se prêtent absolument pas à une procédure de contrôle juridictionnel. Troisièmement, les demandes des demandeurs portent sur des faits passés (...) Dans ces conditions, il n’y a aucune raison que leur affaire mobilise les ressources judiciaires dont la Cour administrative a besoin pour traiter les nombreuses procédures de contrôle juridictionnel urgentes à caractère prospectif dont la High Court est saisie chaque semaine. Et bien qu’il soit allégué que ces questions relèvent de l’intérêt général, cette circonstance ne justifie pas à elle seule que la Cour administrative reste saisie d’un différend d’ordre factuel alors qu’il existe à l’évidence d’autres voies de droit. À mes yeux, le grief des demandeurs tiré de ce que le renvoi de leur affaire devant la Queen’s Bench Division leur causerait des difficultés pour obtenir une aide judiciaire ou les obligerait à verser une caution judicatum solvi n’a aucune pertinence quant à la question de savoir quelle est l’instance appropriée pour le traitement de leurs demandes. La procédure de contrôle juridictionnel n’a pas vocation à permettre aux demandeurs de tourner les règles ordinaires de la procédure civile et d’éviter d’avoir à supporter le financement et les frais d’un procès. Il serait tout à fait inadéquat de faire du contrôle juridictionnel une sorte d’instance civile « gratuite » qui permettrait aux demandeurs d’obtenir le même résultat que par les voies de droit privé qui leur sont ouvertes (indépendamment de la nature du litige) tout en échappant au risque financier habituel. Par ailleurs, j’observe que les demandeurs avancent qu’il n’est pas non plus facile d’obtenir l’aide judiciaire pour la procédure de contrôle juridictionnelle, si bien que leur grief n’est de toute façon guère pertinent. Ils ne seraient pas obligés de retourner au Royaume-Uni pour témoigner dans le cadre de leur action de droit privé, leur témoignage pouvant être recueilli par visioconférence (...) ». Le juge conclut que les questions qui se posaient devaient être tranchées dans le cadre d’une procédure de droit privé ordinaire qui permettrait une exacte appréciation des moyens de fait potentiellement complexes qui se trouvaient en cause. Toutefois, il assortit cette conclusion de la réserve suivante : « 84. Je tiens à préciser qu’une réserve doit être apportée à cette conclusion. À supposer, d’une part, que les demandeurs puissent démontrer que d’autres parties de leurs demandes sont défendables et que le contrôle juridictionnel est le seul recours dont ils disposent à cet égard et, d’autre part, que le problème sous-jacent – consistant à savoir s’ils ont reçu des informations suffisantes – reste le même, la jonction de toutes les questions qui se posent en une procédure de contrôle juridictionnel unique pourrait constituer une solution souple et pragmatique. C’est pourquoi il conviendra de rechercher, dans les sections suivantes du présent jugement, s’il existe ou non des demandes défendables susceptibles de contrôle juridictionnel. » Le juge se pencha ensuite sur le point de savoir si les demandes de contrôle juridictionnel dirigées contre la police étaient défendables pour le cas où il aurait fait erreur sur la question de l’instance appropriée. Il estima qu’il s’agissait en l’espèce de déterminer, au vu des éléments produits devant la cour, si les demandeurs devaient se voir accorder l’autorisation de solliciter un contrôle juridictionnel au motif que personne n’aurait pu raisonnablement prendre la décision de les arrêter et de les placer en garde à vue en interprétant correctement le droit en vigueur (méthode qu’il qualifia d’application classique des principes Wednesbury). Renvoyant notamment à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni (30 août 1990, série A no 182), le juge procéda à l’examen de la légalité de la décision d’arrêter les requérants et formula les observations suivantes : « 91. Chacun des demandeurs a été informé qu’il avait été arrêté en vertu de l’article 41 de la loi de 2000 sur le terrorisme parce que le policier auteur de l’arrestation avait des raisons plausibles de le soupçonner d’être un terroriste. J’estime qu’aucune autre précision n’était requise à ce moment-là. Il ressort clairement de l’arrêt Fox et autres que ce type d’information générale n’emporte normalement pas violation de l’article 5 § 2 à condition, cela va sans dire, que les motifs sur lesquels ces soupçons reposent soient par la suite rapidement précisés au suspect. Pour les raisons exposées dans la section suivante du présent jugement, je suis convaincu, au vu des éléments produits devant la cour, que les précisions en question ont été promptement communiquées aux demandeurs. » Le juge considéra que les requérants n’auraient pu contester la légalité de leur arrestation par la voie d’un contrôle juridictionnel que s’ils avaient soutenu que les policiers auteurs de leur arrestation ne les avaient pas soupçonnés de bonne foi d’être des terroristes ou que pareils soupçons étaient déraisonnables. Relevant que les requérants n’avaient pas invoqué l’absence de soupçons raisonnables, il conclut que la légalité de leur arrestation ne pouvait être mise en cause et que leur demande de contrôle juridictionnel de la décision de les arrêter était « vouée à l’échec ». En ce qui concerne la légalité des quarante-huit premières heures de garde à vue des requérants, le juge s’exprima ainsi : « 94. Il ressort des registres de garde à vue que durant les trente-huit premières heures de garde à vue des demandeurs, des contrôles ont été effectués toutes les douze heures, qu’il a été tenu compte de toutes les informations utiles et pertinentes, et que ni les demandeurs ni leur avocat n’ont contesté le maintien en détention des intéressés durant cette période d’environ trente-huit heures. Au vu de ces documents, je considère que l’on ne saurait sérieusement soutenir que l’absence d’informations peut être contestée en vertu des principes Wednesbury. L’examen des documents fournis aux demandeurs au cours de cette période initiale corrobore cette conclusion (...) [L]e 9 avril 2009, les demandeurs se sont vu remettre [le premier document d’information] et ils ont pu prendre connaissance des éléments qu’il contenait avant d’être longuement interrogés à leur sujet. Au vu de ces informations, les demandeurs ne pouvaient douter qu’ils étaient détenus parce qu’ils étaient soupçonnés de préparer, avec d’autres conspirateurs nommément désignés, un attentat terroriste à la bombe. Eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, il me semble que les informations en question étaient suffisantes pour satisfaire aux exigences de l’article 5 § 2 et de l’article 5 § 4, à tout le moins au cours de cette période initiale. » Répondant au grief des requérants tiré de ce que leur maintien en garde à vue après le 10 avril était illégal en ce qu’il était fondé sur des renseignements uniquement divulgués dans le cadre d’audiences secrètes, le juge souligna qu’une partie seulement de l’audience du 10 avril avait été tenue secrète et que l’audience du 15 avril avait été entièrement ouverte aux requérants. Il estima que les informations fournies aux requérants au cours de cette période étaient suffisantes pour justifier leur maintien en détention. En conséquence, il conclut que cette partie de leur demande de contrôle juridictionnel était « totalement spécieuse ». Il releva que l’avocat des requérants avait affirmé à plusieurs reprises que ceux-ci ne s’étaient jamais vu expliquer les motifs de leur placement en garde à vue mais qu’il n’avait pas essayé de contester ou d’examiner les différents documents qui leur avaient été remis. Il poursuivit ainsi : « 98. (...) Il ressort clairement de tous ces éléments que les accusations dirigées contre les demandeurs et les questions qui leur ont été posées sont devenues de plus en plus précises au fil des jours et qu’à la fin de leur treizième jour de détention, les demandeurs savaient qu’ils étaient détenus au motif qu’ils étaient soupçonnés de préparer, avec d’autres conspirateurs nommément désignés, des attentats à la bombe imminents dans un certain nombre de lieux publics du nord-ouest de l’Angleterre. [L’avocat des demandeurs] soutient que ses clients auraient dû se voir communiquer dès le début de leur détention des informations détaillées d’un niveau de précision comparable à celui des renseignements portés dans un acte d’accusation (...) J’estime que cette position est intrinsèquement erronée. Les dispositions de la (...) [loi de 2000] dont il est question sont justement destinées à permettre la détention de suspects après leur arrestation sans qu’ils ne soient inculpés parce qu’il n’est pas toujours possible, au moment de leur arrestation et parfois bien après, de formuler des accusations aussi précises que celles portées dans un acte d’accusation. C’est précisément pour cette raison, c’est-à-dire pour permettre la collecte d’informations complémentaires sur les chefs d’accusation envisagés, que le Parlement a décidé que des suspects pourraient être maintenus en garde à vue sans inculpation pendant une durée maximale de vingt-huit jours. Dès lors que les personnes détenues en vertu de la [loi de 2000] se voient communiquer des informations suffisantes pour contester la légalité de leur détention, si telle est leur volonté, il est satisfait aux exigences de l’article 5 § 2 et de l’article 5 § 4. 100. Bien entendu (...) il viendra toujours un moment où les détenus devront se voir communiquer des informations plus précises sur les infractions qui leur sont reprochées. En l’espèce, pour les raisons que j’ai déjà exposées, j’estime que les informations fournies aux demandeurs étaient suffisantes pour leur permettre de connaître les raisons de leur placement en garde à vue et pour contester la légalité de la décision ayant abouti à cette mesure. Les demandeurs ont eu connaissance de l’identité des autres conspirateurs présumés, de la nature de l’infraction qui leur était reprochée (l’intention de provoquer des explosions dans plusieurs lieux publics du nord-ouest) et de certains au moins des éléments de preuve (...) qui établissaient un lien direct entre eux et ces accusations. » En ce qui concerne les informations communiquées aux requérants, le juge conclut que même dans le cas où une procédure de contrôle juridictionnel dirigée contre la police aurait été appropriée, contrairement à ce qu’il pensait, il n’aurait pas autorisé les requérants à l’engager car leur demande n’était pas défendable au vu des éléments produits. Il admit que le point de savoir si les autorisations de prolongation de garde à vue accordées par la Magistrates’Court de la Cité de Westminster étaient illégales du fait de l’insuffisance alléguée des informations communiquées aux requérants sur les raisons de leur maintien en détention était potentiellement une question de droit public. Toutefois, il jugea que la demande des requérants était « fantaisiste » et indéfendable, estimant que les informations découlant des documents qu’ils avaient reçus et des audiences auxquelles ils avaient été autorisés à participer étaient suffisantes pour leur permettre de savoir pourquoi ils avaient été placés en garde à vue. Les griefs relatifs aux perquisitions a) Sur les modalités d’exécution des perquisitions En réponse aux griefs des requérants selon lesquels elle avait d’une part outrepassé les termes du mandat de perquisition en perquisitionnant pendant plusieurs jours, et d’autre part procédé à des saisies irrégulières, la police soutint là encore que le contrôle juridictionnel n’était pas la procédure appropriée et que les requérants disposaient d’une action de droit privé qu’ils auraient dû exercer. Le juge estima que la police avait incontestablement raison. Il ajouta qu’à supposer même que ces griefs puissent donner lieu à un contrôle juridictionnel, il n’y avait aucune raison de conclure que la demande des requérants était défendable. Il considéra que l’expression « une occasion » figurant dans le mandat autorisait la police à se rendre dans les locaux visés, à commencer la perquisition et, après l’avoir achevée, à restituer les locaux à ses occupants. Il estima que c’était précisément ainsi que la police avait procédé et que le fait que l’« occasion » ait duré plus d’un jour était sans importance car ce terme n’avait aucune signification temporelle. Par ailleurs, il jugea que le grief tiré de la non-restitution de certains éléments saisis aurait pu être réglé et l’aurait été si les requérants avaient observé la procédure du protocole préalable au contrôle juridictionnel. Là encore, il conclut que même dans le cas où une procédure de contrôle juridictionnel dirigée contre la police aurait été appropriée, contrairement à ce qu’il pensait, il n’aurait pas autorisé les demandeurs à l’engager car leur demande était « vouée à l’échec ». b) Sur l’étendue des mandats de perquisitions Le juge constata que le grief des requérants selon lequel l’étendue des mandats de perquisition était excessive pouvait donner lieu à un contrôle juridictionnel et qu’il semblait critiquer le fait que ceux-ci comportaient une liste interminable de biens d’équipement courants qui était par définition trop étendue ou pléthorique. Il rejeta ce grief pour trois raisons. En premier lieu, il considéra qu’une liste jugée pléthorique dans un cas pouvait être parfaitement appropriée dans un autre. Il poursuivit ainsi : « 109. En second lieu, il rare que la police sache exactement ce qu’elle doit rechercher dans les affaires de ce type. C’est pourquoi elle a pour pratique d’énumérer des éléments qui ont par le passé présenté un intérêt pour des perquisitions de ce genre. Cela explique que la liste mentionne expressément les documents de voyage, les ordinateurs, les livres, les DVD, etc. Mais la cour manquerait de réalisme si elle disait aujourd’hui, plus d’un an plus tard, qu’un ou deux de ces éléments pourraient rétrospectivement sembler avoir été inclus sans raison dans une liste établie au début d’une enquête antiterroriste de grande ampleur. 110. En troisième lieu, force est à la cour d’admettre que lorsqu’elle entreprend une enquête urgente de ce type, la police ne doit pas être liée par une liste artificiellement limitée d’éléments susceptibles d’investigations et/ou de saisie. L’intérêt général s’oppose à ce que des policiers effectuant une perquisition dans le cadre d’une enquête antiterroriste pendante et urgente voient leur action entravée au motif que tel ou tel élément figure dans la liste tandis que tel ou tel autre n’y figure pas. Il est assurément dans l’intérêt général de veiller à ne pas restreindre la liste, tout en respectant certaines limites bien définies. » Il conclut que dans les affaires de ce type, il était « inévitable » que les mandats fussent libellés en termes relativement larges, expliquant que la nécessité de garantir la sécurité publique en vertu de la loi de 2000 sur le terrorisme n’en exigeait pas moins. En conséquence, il rejeta l’argument consistant à dire que les mandats étaient rédigés en termes trop larges et que l’on pouvait légitimement soutenir que la décision de délivrer de tels mandats était illégale ou déraisonnable. Les griefs relatifs à la procédure de délivrance des autorisations de prolongation de garde à vue Enfin, le juge examina le grief des requérants selon lequel la procédure d’examen des demandes de prolongation de garde à vue instituée par la loi de 2000 était incompatible avec l’article 5 § 4 de la Convention en ce qu’elle pouvait revêtir un caractère secret mais qu’elle ne prévoyait pas le ministère d’un avocat spécial. Il estima que ce grief aurait pu donner lieu à un contrôle juridictionnel s’il avait été opportun d’accorder aux requérants l’autorisation d’engager pareille procédure. Toutefois, il considéra que ce grief n’était pas défendable. Il renvoya à l’arrêt rendu par la Chambre des lords dans l’affaire Ward (paragraphes 104-105 ci-dessous) qui, selon lui, indiquait clairement que la tenue d’audiences secrètes était compatible avec la Convention. En conséquence, il rejeta la thèse selon laquelle le ministère d’un avocat spécial était fondamental pour garantir l’équité de la procédure. En outre, il releva que les requérants n’avaient pas expliqué en quoi l’absence de disposition expresse prévoyant le ministère d’un avocat spécial devait inévitablement faire conclure à l’incompatibilité de la procédure avec l’article 5 § 4, alors même que le juge de district était en mesure de procéder à l’examen critique nécessaire à la protection des intérêts de la personne contre laquelle elle était dirigée. Il précisa qu’en tout état de cause, le juge de district aurait pu désigner un avocat spécial si pareille mesure avait été jugée nécessaire dans l’intérêt de la justice, observant à cet égard que les requérants n’avaient sollicité la désignation d’un avocat spécial à aucune des deux audiences. Enfin, il considéra que le grief des intéressés reposait sur des faits erronés puisque les autorisations de prolongation de garde à vue n’étaient pas entièrement fondées sur des informations confidentielles, l’audience du 10 avril n’ayant été qu’en partie secrète et celle du 15 avril ayant été entièrement ouverte aux requérants. Il en conclut que la demande par laquelle les requérants sollicitaient l’autorisation d’engager une procédure de contrôle juridictionnel était mal fondée, tant sur le plan des principes que sur celui des faits. F. Le retour des requérants au Pakistan En septembre 2009, les requérants retournèrent de leur plein gré au Pakistan. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Le régime des arrestations et des gardes à vue prévu par la loi de 2000 sur le terrorisme La loi de 2000 permet l’arrestation et la garde à vue sans inculpation de terroristes présumés pour une durée maximale de vingt-huit jours. Les dispositions pertinentes de la loi en question sont détaillées ci-après. Le pouvoir d’arrestation L’article 41 § 1 de la loi de 2000 permet à la police d’arrêter sans mandat toute personne qu’elle a des motifs raisonnables de soupçonner d’être un terroriste. Cette loi qualifie de terroristes les personnes qui ont commis une infraction incriminée par certains de ses articles (article 41 § 1 a)) ou qui « sont impliquées ou ont été impliquées dans la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme » (article 40 § 1 b)). L’article 1 de la loi définit le terrorisme dans les termes suivants : « 1. (...) la réalisation ou la menace de réalisation d’un acte : a) relevant du paragraphe 2 du présent article ; b) visant à influencer le gouvernement ou une organisation internationale gouvernementale ou à intimider la population ou une partie de celle-ci ; et c) destiné à promouvoir une cause politique, religieuse, raciale ou idéologique. Relèvent de l’article 1 § 2 de la loi les actes : « a) donnant lieu à de graves violences envers les personnes ; b) donnant lieu à de graves dommages aux biens ; c) mettant en danger la vie de personnes autres que leur auteur ; d) exposant la santé ou la sécurité de la population ou d’une partie de celle-ci à un risque grave ; ou e) visant à compromettre ou à perturber gravement le fonctionnement d’un système électronique. » En vertu l’article 1 § 3, la réalisation ou la menace de réalisation d’un acte donnant lieu à l’utilisation d’armes à feu ou d’explosifs constitue un acte de terrorisme même si la condition fixée à l’article 1 § 1 b) ne se trouve pas remplie. Dans sa partie pertinente en l’espèce, le troisième paragraphe de l’article 41 énonce qu’une personne gardée à vue en vertu de cet article doit être remise en liberté au plus tard quarante-huit heures après avoir été arrêtée sur le fondement de cette disposition, sans préjudice des autres clauses de cet article et sauf si elle est détenue en application d’un autre pouvoir. Les contrôles périodiques La partie II de l’annexe 8 à la loi de 2000 réglemente en détail la garde à vue des personnes arrêtées en vertu de la loi. Le paragraphe 21 dispose que les gardes à vue doivent faire l’objet de contrôles périodiques par un officier de police en charge du contrôle du déroulement des gardes à vue. Le premier contrôle doit intervenir aussitôt que possible après l’arrestation, et les suivants à des intervalles ne dépassant pas douze heures, sauf dans un nombre limité de cas particuliers. Les gardes à vue cessent d’être contrôlées lorsqu’elles font l’objet d’une prolongation ordonnée par un juge (paragraphe 100 ci-dessous). Le paragraphe 23 énonce que l’officier de police en charge du contrôle du déroulement des gardes à vue ne peut autoriser le maintien d’une personne en garde à vue que s’il est convaincu que pareille mesure est nécessaire pour permettre aux autorités a) de recueillir des preuves pertinentes en l’interrogeant ou par d’autres moyens, b) de préserver des éléments de preuve pertinents ou c) d’attendre les résultats de l’examen ou de l’analyse de tels éléments. L’officier de police en charge du contrôle du déroulement des gardes à vue ne peut décider de maintenir une personne en garde à vue au titre des points a) ou b) qu’après s’être assuré que l’enquête est menée avec diligence et célérité. Les « preuves pertinentes » sont celles qui se rapportent à la commission, par la personne gardée à vue, d’une infraction incriminée par la loi de 2000 ou qui indiquent que cette personne est impliquée dans la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme. En vertu du paragraphe 26, l’officier de police en charge du contrôle du déroulement de la garde à vue doit offrir à la personne concernée ou à l’avocat de celle-ci la possibilité de présenter des observations orales ou écrites au sujet de la garde à vue avant de se prononcer sur le maintien en détention de la personne concernée. Les autorisations de prolongation de garde à vue délivrées par l’autorité judiciaire 100. Le paragraphe 29 de l’annexe 8 habilite les procureurs de la Couronne (Crown Prosecutor) et les hauts fonctionnaires de police à demander aux tribunaux d’autoriser la prolongation d’une garde à vue. Le paragraphe 36 donne compétence au juge de district pour connaître des demandes de prolongation d’une durée maximale de quatorze jours. Les demandes de prolongation d’une durée supérieure à quatorze jours doivent être portées devant un juge de la High Court, qui peut autoriser la prolongation d’une garde à vue pour une durée maximale de vingt-huit jours à compter de la date de l’arrestation de la personne concernée. L’article 41 § 7 de la loi dispose que lorsqu’il est fait droit à une demande formulée au titre des paragraphes 29 ou 36 de l’annexe 8, la personne concernée peut être maintenue en garde à vue pendant la durée indiquée dans l’autorisation. 101. Le paragraphe 31 de l’annexe 8 dispose que la personne gardée à vue doit être informée de la demande de prolongation de sa garde à vue et des motifs sur lesquels celle-ci est fondée. Le paragraphe 33 l’autorise à formuler des observations orales ou écrites sur la demande de prolongation et lui reconnaît un droit général à être représentée par un avocat à l’audience. Le paragraphe 33 3) prévoit que le tribunal compétent peut exclure la personne gardée à vue et son avocat d’une partie de l’audience. 102. Le paragraphe 34 énonce que l’autorité compétente pour solliciter la prolongation d’une garde à vue peut demander au tribunal d’ordonner que certaines informations sur lesquelles elle s’appuie ne soient pas divulguées à la personne gardée à vue et à son avocat. Le tribunal ne peut prendre pareille mesure que s’il estime qu’il existe des raisons plausibles de penser que la divulgation des informations en question pourrait conduire à la manipulation ou à l’altération d’éléments de preuve, qu’elle pourrait alerter le terroriste présumé et rendre ainsi son arrestation, sa poursuite ou sa condamnation plus difficiles, qu’elle pourrait alerter une personne et rendre ainsi la prévention d’un acte de terrorisme plus difficile, qu’elle pourrait compromettre la collecte de renseignements sur la perpétration, la préparation ou l’instigation d’un acte de terrorisme ou qu’elle pourrait conduire à ce qu’une personne subisse des pressions ou des dommages corporels. 103. Le paragraphe 32 1) dispose qu’une autorisation de prolongation de garde à vue ne peut être délivrée que s’il existe des raisons plausibles de penser que le maintien en garde à vue de la personne concernée est nécessaire et que l’enquête est menée avec diligence et célérité. Selon le paragraphe 32 1A), la prolongation de la garde à vue d’une personne est « nécessaire » s’il est nécessaire pour les autorités de se procurer des preuves pertinentes en l’interrogeant ou par d’autres moyens, de préserver des éléments de preuve pertinents ou d’attendre les résultats de l’examen ou de l’analyse de tels éléments. Les « preuves pertinentes » sont celles qui se rapportent à la commission, par la personne gardée à vue, d’une infraction incriminée par la loi de 2000 ou qui indiquent que cette personne est impliquée dans la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme. 104. Dans l’affaire Ward v Police Service of Northern Ireland ([2007] UKHL 50), la Chambre des lords eut à examiner le point de savoir si les dispositions de l’annexe 8 étaient équitables dans une situation où un juge avait exclu pendant environ dix minutes une personne gardée à vue et son avocat d’une audience consacrée à l’examen d’une demande de prolongation de la garde à vue pour examiner des informations secrètes. L’auteur du pourvoi, qui avait demandé la permission de solliciter un contrôle juridictionnel de l’autorisation de prolongation de sa garde à vue, avait été débouté de sa demande. Son pourvoi devant la Chambre des lords fut également rejeté. La Commission des recours de la Chambre des lords s’exprima ainsi : « 11. L’article 41 de la loi (...) autorise la police à arrêter sans mandat toute personne qu’elle a des motifs raisonnables de soupçonner d’être un terroriste. L’arrestation peut donner lieu à une garde à vue dont le déroulement est minutieusement planifié et qui est encadré par un ensemble de garanties procédurales soigneusement élaborées. Le droit à la liberté de la personne gardée à vue exige que l’on veille scrupuleusement à ces garanties (...) ». 105. Après avoir procédé à un examen attentif des dispositions de la loi de 2000 autorisant l’exclusion de la personne gardée à vue et de son avocat d’une partie de l’audience, la Commission poursuivit ainsi : « 27. (...) [L]a procédure devant le juge prévue par le paragraphe 33 a été conçue dans l’intérêt de la personne détenue, non dans celui de la police. Elle confère à la personne visée par la demande le droit de formuler des observations et d’être représentée à l’audience. Cependant, elle tient aussi compte du fait que les renseignements que le juge peut juger bon de recueillir pour s’assurer, dans l’intérêt de la personne concernée, qu’il existe des raisons plausibles de penser que la prolongation de la garde à vue demandée est nécessaire présentent un caractère sensible. Plus l’examen de cette question est poussé, plus il risque d’être sensible. Plus la prolongation autorisée est longue, plus il importe d’examiner avec soin et diligence les motifs de la demande. Comme c’est le cas en l’espèce, le devoir de contrôle incombant au juge peut empiéter sur le droit de la police de ne pas divulguer à un suspect les questions qu’elle entend lui poser avant qu’il ne soit interrogé. En pareil cas, le fait que le détenu soit exclu des débats afin que le juge puisse examiner de plus près cette question et s’assurer du respect de la condition exigeante à laquelle le paragraphe 32 subordonne la prolongation n’entraînera aucun inconvénient pour le détenu. Dans ces circonstances, l’exclusion du détenu ne jouera pas au détriment de celui-ci mais à son profit (...) Dans certains cas, l’exercice du pouvoir conféré au juge par le paragraphe 33 3) pourrait nuire à la personne détenue. Même si ces cas devraient être rares, le juge devra toujours veiller à ne pas exercer ce pouvoir de cette manière (...) » B. Le régime des perquisitions prévu par la loi de 2000 106. L’annexe 5 à la loi de 2000 définit les pouvoirs des autorités en matière de perquisitions. Son premier paragraphe habilite la police à demander au juge de paix la délivrance d’un mandat autorisant ses agents à pénétrer dans des locaux pour les besoins d’une enquête sur des faits de terrorisme, à y perquisitionner ainsi qu’à saisir et à conserver les éléments pertinents découverts. Le paragraphe 1 3) énonce qu’un élément est pertinent si la police a des raisons plausibles de penser qu’il est susceptible de favoriser une enquête sur des faits de terrorisme et qu’il doit être saisi pour éviter sa dissimulation, sa disparition, sa détérioration, son altération ou sa destruction. 107. Le paragraphe 1 5) dispose que le juge peut faire droit à une demande de délivrance d’un mandat de perquisition s’il estime que celle-ci est formulée pour les besoins d’une enquête sur des faits de terrorisme, qu’il existe des raisons plausibles de penser que les locaux visés par la demande recèlent des éléments susceptibles de favoriser – seuls ou combinés avec d’autres – une enquête sur des faits de terrorisme et que la délivrance du mandat paraît nécessaire eu égard aux circonstances de la cause. (...)
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1960 et réside à Muş. A. L’explosion du 17 septembre 1997 Le 17 septembre 1997, le requérant, qui s’était rendu auprès de son cousin S.T., garde forestier, pour ramasser du bois, fut blessé par l’explosion d’une mine antipersonnel enterrée au bord de la route, à proximité de son village, İnardı, situé dans le district de Muş. Son cousin informa de suite les gendarmes et demanda un hélicoptère de secours. Le requérant, blessé, fut transporté à l’hôpital civil de Diyarbakır où sa jambe gauche fut amputée à hauteur du genou. Les gendarmes établirent un procès-verbal, réalisèrent un croquis des lieux et collectèrent les résidus de l’explosif et les parties du corps arrachées. Le même jour, le procureur de la République de Muş recueillit la déposition de S.T., ainsi que celle de trois autres gardes forestiers qui effectuaient des tournées d’inspection dans la région et qui avaient entendu l’explosion. Le frère du requérant fut également entendu par le parquet. Il affirma avoir eu connaissance de l’explosion par les gendarmes. Le 19 septembre 1997, le requérant fut entendu par les gendarmes à l’hôpital. Il fit la déposition suivante : il avait pris un minibus pour se rendre au village et était descendu quelques kilomètres avant le hameau de Balcılar pour rencontrer son cousin S.T., lequel était venu en voiture accompagné de deux autres gardes forestiers ; les quatre hommes s’étaient assis pour manger à quelques mètres de la voiture ; il avait voulu ramasser un morceau de bois qui était posé une quinzaine de mètres plus loin et, après qu’il eut bougé un tronc d’arbre, une explosion s’était produite. Le requérant affirma n’être mêlé en rien à la présence de l’explosif et ne rien savoir sur les personnes qui avaient pu le déposer là. Le 23 septembre 1997, la gendarmerie adressa un rapport au parquet de Muş comportant les conclusions de son enquête. D’après ce rapport, les individus qui avaient placé l’explosif sur les lieux de l’incident n’avaient pas pu être identifiés. Toujours selon ce document, les analyses balistiques mettaient en exergue la composition de l’explosif et son système de déclenchement et concluaient que l’explosif était de fabrication artisanale. Il était également précisé dans ce rapport que des explosifs similaires à l’engin en cause étaient utilisés par les terroristes de l’organisation du PKK. Le 29 septembre 1997, le parquet rendit une ordonnance d’incompétence après avoir constaté, sur la base de l’instruction, que l’explosif avait été placé par les terroristes du PKK, et il transféra le dossier à la cour de sûreté de l’État de Van. Le 21 novembre 1997, le parquet de la cour de sûreté de l’État de Van rendit une ordonnance portant recherche permanente des responsables de l’explosion, assortie de l’obligation de l’informer tous les trois mois sur l’état des recherches. Dans un procès-verbal daté du 25 juin 2001, le commandement de la gendarmerie informa le parquet que les recherches des personnes responsables de l’explosion, demeurées non identifiées, étaient toujours en cours. B. La procédure d’indemnisation engagée par le requérant Le 11 octobre 1999, le requérant demanda une indemnisation au ministère de l’Intérieur. Cette demande n’aboutit pas. Le 21 décembre 2000, le requérant entama une action en indemnisation contre le ministère de l’Intérieur devant le tribunal administratif de Van (« le tribunal administratif »), pour dommages moral et matériel, sur la base des dispositions de la Constitution. Il demanda 15 000 000 000 livres turques (TRL) (équivalent à l’époque à 24 367 euros (EUR) pour dommage matériel, alléguant une perte de capacité de travail de 65 %, ainsi que 2 000 000 000 TRL (équivalent à 3 249 EUR à cette date) pour dommage moral. Le 3 mars 2001, le tribunal administratif rejeta la demande d’indemnisation du dommage matériel après avoir constaté que le requérant continuait à effectuer le même travail à la suite de l’accident et que ses salaire et traitements sociaux n’avaient pas été diminués en raison de son handicap physique. La demande de dédommagement du préjudice moral fut acceptée partiellement pour un montant de 1 000 000 000 TRL (équivalent à 1 094 EUR à cette date). Le 25 décembre 2002, le Conseil d’État approuva le jugement pour autant qu’il concernait le dommage moral, et il le cassa s’agissant de la partie relative au dommage matériel en demandant des expertises aux fins d’établir la perte de capacité physique du requérant dans le cadre de son travail. Dans les motifs de son arrêt, il se référait au principe constitutionnel de droit public dit de « responsabilité objective de l’État ». Il y fut expliqué que la responsabilité objective de l’État trouve son origine dans le fait que ce dernier est tenu responsable pour avoir failli à empêcher des attentats terroristes et, par conséquent, pour avoir manqué à son obligation de protéger la vie et la sécurité physique de ses citoyens, ainsi qu’à celle d’établir la paix sociale sur son territoire. Un rapport d’expertise daté du 10 octobre 2004 évalua le préjudice matériel subi par le requérant à 44 561 681 975 TRL (équivalent à 24 143 EUR à cette date). Le 30 décembre 2004, le tribunal administratif décida d’octroyer au requérant, à titre d’indemnité matérielle, le montant que celui-ci avait réclamé dans sa demande introductive d’instance. Sur opposition formulée par l’administration, le Conseil d’État fut saisi de nouveau de l’affaire. Le 14 septembre 2005, le requérant, en se fondant sur la loi no 5233 relative à l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme, réclama une réparation pour préjudices moral et matériel auprès de la commission d’indemnisation de Muş. Le 10 octobre 2005, la commission d’indemnisation rejeta la demande en raison de l’existence de la procédure administrative pour indemnisation déjà introduite par le requérant. Le 20 novembre 2007, le Conseil d’État cassa le jugement, en opérant un revirement jurisprudentiel. Il estima que le requérant n’avait pas subi une diminution de salaire ou d’autres acquis sociaux, qu’il était chargé de missions en considération de son handicap et, enfin, qu’il n’avait pas soutenu devant le tribunal administratif la nécessité de fournir un effort supplémentaire pour effectuer son travail en raison de son handicap. Le requérant introduisit une demande en rectification d’arrêt. Le 30 janvier 2009, cette demande fut rejetée. Le 27 mars 2009, le tribunal administratif, suivant la position du Conseil d’État, rejeta la demande d’indemnisation. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS La loi no 5233 relative à l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme est entrée en vigueur le 27 juillet 2004. La Cour rappelle avoir examiné en détail cette législation dans sa décision Elif Akbayır et autres c. Turquie ((déc.), no 30415/08, §§ 9-25, 28 juin 2011). Par ailleurs, l’article 125 §§ 1 et 7 de la Constitution énonce : « Tous les actes et décisions de l’administration peuvent faire l’objet d’un recours judiciaire. (...) L’administration est tenue d’indemniser tout dommage résultant de ses activités, actes et décisions. » Dans des cas similaires au cas examiné en l’espèce, la jurisprudence développée par le Conseil d’État a permis à des plaignants d’obtenir des indemnités en application des principes constitutionnels de responsabilité objective et de risque social. Dans l’un de ses arrêts, rendu le 16 novembre 1995 et relatif à une bombe artisanale qui avait été posée sur le mur d’un logement militaire et dont l’explosion avait causé des blessures à un enfant, le Conseil d’État a indiqué ce qui suit : « S’agissant des activités terroristes qui ne visaient pas une cible précise et qui n’ont pas pu être empêchées par l’administration, les dommages extraordinaires et particuliers doivent être supportés par la collectivité dans son ensemble sur la base du principe du risque social (...) Il est admis dans la doctrine et dans la jurisprudence que l’administration doit indemniser certains dommages sans rechercher [l’existence d’un] lien de causalité. C’est ce que l’on nomme le risque social qui est à la base de la notion de responsabilité collective. Plus généralement, les incidents qui sont qualifiés d’"activités terroristes" visent l’État et ont pour but de renverser le régime constitutionnel, sans cibler en particulier les victimes de ces incidents. En raison de l’existence de ces activités criminelles, des personnes qui ne sont pas impliquées dans celles-ci subissent des dommages qui découlent non pas de leur comportement, mais des troubles sociaux qui agitent le pays. Autrement dit, elles subissent des dommages en raison de leur appartenance à la vie publique. Ces dommages doivent être supportés par l’ensemble de la société en raison de leur aspect particulier et extraordinaire, et ce sans qu’il soit recherché [l’existence d’un] lien de causalité, à cause de la faute de l’administration qui n’a pas pu les prévenir. Les victimes doivent donc être indemnisées sur la base du principe du risque social. Ainsi, il est juste que les dommages causés par ces activités soient partagés par l’ensemble de la population dans un état de droit (...) » De plus, il convient de relever les constats opérés par la jurisprudence des juridictions administratives, exposés ci-après. A. L’arrêt du Conseil d’État du 4 octobre 1996, relatif à l’explosion d’une mine antipersonnel placée par des terroristes sur une route nationale et ayant causé des dégâts matériels au camion du plaignant Dans cet arrêt, le Conseil d’État a redéfini la notion de risque social et la responsabilité de l’administration. Il a conclu que, dans le contexte des activités terroristes visant directement à l’anéantissement de l’État et de son système constitutionnel, l’individu ayant subi des dommages devait être indemnisé – et ce sans qu’il fût recherché l’existence d’un lien de causalité entre l’acte criminel et l’administration – et que les autorités étaient responsables pour avoir failli dans leur lutte contre les actes terroristes. B. L’arrêt du Conseil d’État du 8 octobre 1996, relatif à l’explosion d’une munition pour char Cette décision concernait le décès d’enfants mineurs, survenu à la suite de l’explosion d’une munition pour char qui avait été trouvée lors de la moisson, entre des bottes de paille, sur le terrain du père des victimes, plaignant dans l’affaire. L’explosion avait eu lieu alors que les enfants montraient à leurs camarades la munition qu’ils avaient rapportée du champ et cachée dans la maison. Dans son arrêt, le Conseil d’État a constaté que l’administration militaire et les victimes étaient responsables à parts égales, précisant que l’administration était mise en cause en raison de la défaillance dans la collecte des explosifs, qui relevait de sa responsabilité. Le Conseil d’État a ainsi approuvé, sur la base de la responsabilité objective de l’administration, l’octroi d’indemnités aux proches des victimes. C. L’arrêt du Conseil d’État du 25 février 2003, relatif à l’explosion d’une mine antipersonnel Cet arrêt concernait la demande de dommages et intérêts d’un mineur resté handicapé après avoir marché sur une mine antipersonnel mise en place par les forces militaires. Le Conseil d’État a approuvé le jugement de première instance selon lequel, malgré l’absence de preuves établissant une défaillance dans l’exercice du pouvoir public, les dommages subis par une tierce personne devaient être indemnisés en raison de l’exercice du pouvoir public relatif à la sécurité nationale, en application du principe constitutionnel de responsabilité objective, et ce même si l’administration mise en cause n’était pas tenue pour directement responsable. D. L’arrêt du Conseil d’État du 18 septembre 2007, relatif à l’explosion d’une grenade trouvée par des paysans sur un terrain militaire Dans cette affaire, le Conseil d’État a affirmé ce qui suit : « En l’espèce, l’administration mise en cause a commis une négligence dans l’exercice de ses fonctions en ayant omis de prendre les mesures de sécurité nécessaires et en ayant abandonné une grenade non explosée dans un endroit fréquenté et proche des habitations (...) » E. Le jugement du tribunal administratif d’Erzurum du 5 juin 2001 Ce jugement concernait l’explosion d’un obus non explosé alors que les victimes, mineures, le chauffaient chez elles. Le tribunal a souligné que le fait pour les autorités d’avoir abandonné un engin explosif dangereux sur un champ de manœuvre auquel des personnes, et en particulier des enfants, avaient accès, même si le terrain en question était entouré de fils barbelés, démontrait que les pouvoirs publics avaient failli à prendre les mesures nécessaires pour protéger la vie d’autrui. Il a accordé une indemnité aux requérants, tout en prenant en compte la responsabilité parentale et le devoir de surveillance incombant aux parents à l’égard de leurs enfants.
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LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1965 et réside à Ulan-Ude. En 2007, son épouse, N., donna naissance à une fille, prénommée A. En 2010, le requérant et son épouse divorcèrent. Le 18 janvier 2011, l’autorité de l’assistance à l’enfance et des tutelles (« l’autorité d’assistance à l’enfance ») du district d’Oktyabrskiy accorda la garde de A. au requérant durant les semaines paires et à N., la mère de l’enfant, durant les semaines impaires. En janvier, juin, juillet et août, A. devait résider avec le requérant durant une semaine choisie par ce dernier. A. Les événements qui précédèrent la perte de la qualité juridique de père Le 22 mars 2011, le requérant constata plusieurs contusions sur le corps de A. Soupçonnant le nouveau compagnon de N. de l’avoir frappée et agressée sexuellement, il refusa de la restituer à N. Durant l’année qui suivit, A. vécut avec le requérant et avec sa grand-mère paternelle. Le requérant permit à plusieurs reprises à N. de rencontrer sa fille en sa présence. Le 25 mars 2011, le requérant déposa auprès de la police et du comité d’enquête du district d’Oktyabrskiy une plainte dans laquelle il alléguait que sa fille, A., avait été frappée et agressée sexuellement par le compagnon de N. Le comité d’enquête ouvrit une enquête préliminaire. Le requérant et N. demandèrent chacun de leur côté au tribunal de district d’Oktyabrskiy, sis à Ulan-Ude, que la garde de A. leur fût confiée. Le 25 avril 2011, A. fut interrogée par un enquêteur en présence d’un psychologue dans le cadre de l’enquête préliminaire. Elle déclara qu’elle souhaitait vivre avec le requérant parce qu’il était gentil alors que sa mère et le compagnon de celle-ci l’avaient maltraitée. Les 27 juin et 3 août 2011, de nouveau interrogée par l’enquêteur en présence d’un psychologue, elle confirma ses déclarations précédentes. Le 19 mai 2011, le tribunal de district d’Oktyabrskiy, faisant droit à la demande de N., lui accorda la garde de l’enfant et débouta le requérant de sa demande de droit de garde. Le tribunal estima que les deux parents avaient contribué de manière égale à l’éducation de l’enfant, disposaient l’un et l’autre de moyens financiers suffisants et avaient un niveau de vie comparable, mais que compte tenu du sexe et de l’âge de A., il était préférable pour elle qu’elle fût élevée par sa mère. Le tribunal considéra qu’un enfant de moins de douze ans ne peut être séparé de sa mère que dans des circonstances exceptionnelles et que l’existence de pareilles circonstances n’avait pas été établie en l’espèce. Il nota que N. avait un emploi et disposait d’un revenu suffisant et estima que rien n’indiquait qu’elle eût fait subir des mauvais traitements à sa fille, les contusions ayant pu survenir lors d’une chute ou d’un jeu et ne suffisant pas à établir la réalité des mauvais traitements allégués. Il ajouta que la conclusion de l’expert en psychologie nommé par le tribunal consistant à dire que A. était affectivement plus proche de son père et de sa grand-mère paternelle ne pouvait être prise en compte en l’absence d’éléments prouvant que la mère eût infligé des mauvais traitements à sa fille. Le tribunal conclut qu’il était donc dans l’intérêt supérieur de A. de vivre avec sa mère. Le 20 mai 2011, l’autorité d’assistance à l’enfance parvint à la conclusion que A. souhaitait vivre avec son père. Une visite du logement de ce dernier ayant démontré qu’il avait créé toutes les conditions nécessaires au bon développement de l’enfant, l’autorité estima que A. devait résider avec le requérant. Le 22 juin 2011, la Cour suprême de la République de Bouriatie confirma en appel le jugement du 19 mai 2011. Elle reconnut que le tribunal de district n’avait certes pas tenu compte des conclusions et de l’avis de l’autorité d’assistance à l’enfance et avait ainsi sérieusement contrevenu à la procédure prévue par la loi, mais elle estima que dès lors que l’avis de cette autorité avait une valeur consultative et non contraignante pour le tribunal, ce manquement ne justifiait pas de reconsidérer la décision du tribunal, correcte quant au fond. Le 30 juin 2011, le comité d’enquête du district d’Oktyabrskiy ouvrit une procédure pénale concernant les mauvais traitements et les abus sexuels dont A. était supposée avoir été victime. Le requérant ne lui ayant toujours pas restitué A., N. saisit le tribunal de district d’Oktyabrskiy pour qu’une injonction ordonnant à l’intéressé de lui restituer l’enfant fût prise. Le 29 novembre 2011, le tribunal de district d’Oktyabrskiy fit droit à la demande de N. Il estima que le requérant avait refusé de respecter le jugement du 19 mai 2011, confirmé en appel, et lui ordonna de restituer A. à N. conformément audit jugement. Le 30 janvier 2012, la Cour suprême de la République de Bouriatie confirma cette décision en appel. À une date non précisée, le requérant demanda pour la deuxième fois au tribunal de district d’Oktyabrskiy de lui confier la garde de A. Parallèlement, il demanda une restriction de l’autorité parentale de N. à l’égard de A. Le 23 janvier 2012, le tribunal de district d’Oktyabrskiy débouta le requérant de sa demande, confirmant sa précédente décision, selon laquelle A. devait résider avec sa mère. Il cita les mêmes arguments que ceux énoncés dans sa décision du 19 mai 2011. Il ne vit en outre aucune raison de restreindre l’autorité parentale de N. à l’égard de A. Le 2 avril 2012, la Cour suprême de la République de Bouriatie confirma ce jugement en appel. Le 13 mars 2012, N. enleva A. Depuis lors, elle empêche le requérant de voir sa fille. Le 20 mars 2012, A. fut de nouveau interrogée par l’enquêteur en présence d’un psychologue. Elle déclara qu’elle était heureuse de vivre avec sa mère et que celle-ci ne la maltraitait pas. Le 23 avril 2012, A. fut examinée par un collège de psychologues désigné par l’enquêteur dans le cadre de l’enquête pénale. Ce collège parvint à la conclusion que A. ne présentait ni troubles ni difficultés d’apprentissage. Il nota cependant qu’étant donné son âge, son niveau de développement et le fait qu’elle était influençable, elle n’était pas en mesure de fournir des informations fiables sur ses relations avec sa mère, avec son père et avec le nouveau compagnon de sa mère. Le 30 avril 2013, le comité d’enquête du district d’Oktyabrskiy prononça un non-lieu dans le cadre de la procédure pénale, estimant qu’il n’y avait pas de preuves de mauvais traitements ou d’abus sexuels et que les contusions pouvaient fort bien avoir été causées par une chute. Selon les experts, les déclarations de A. au sujet des mauvais traitements que lui aurait fait subir le compagnon de sa mère n’étaient pas fiables. La décision du tribunal indiquait également que les témoins n’avaient pas été en mesure de fournir des éléments confirmant les allégations de mauvais traitements formulées par le requérant. B. Perte de la qualité juridique de père et événements ultérieurs Le requérant saisit une troisième fois le tribunal de district d’Oktyabrskiy en vue d’obtenir la garde de A. Il demanda également que N. fût déchue de son autorité parentale à l’égard de l’enfant. Alors que ces demandes étaient encore pendantes, N. engagea une action en contestation de paternité à l’encontre du requérant devant le tribunal de district d’Oktyabrskiy. Elle demanda que son nom fût retiré de l’acte de naissance de A. et que le nom et le patronyme de celle-ci fussent modifiés. Le 23 juillet 2012, un test ADN prouva que le requérant n’était pas le père biologique de A. Le 18 septembre 2012, le tribunal de district d’Oktyabrskiy fit droit aux demandes de N. Il constata que le requérant n’était pas le père biologique de A. et le priva de sa qualité juridique de père. Il ordonna que son nom fût retiré de l’acte de naissance de A. et que le nom et le patronyme de celle-ci fussent remplacés par un nom et un patronyme sans lien avec le requérant. Le 19 novembre 2012, la Cour suprême de la République de Bouriatie confirma cette décision en appel. Le 16 janvier 2013, le tribunal de district d’Oktyabrskiy classa la demande qu’avait formée le requérant pour que la garde de A. lui fût confiée et pour que N. fût déchue de son autorité parentale à l’égard de A. Il estima que n’étant pas le père biologique de A., le requérant n’avait pas qualité en droit interne pour engager une procédure au civil concernant l’autorité parentale exercée sur A. ou la garde de celle-ci. Le requérant, malade, ne comparut pas à l’audience. Le 27 février 2013, la Cour suprême de la République de Bouriatie confirma cette décision en appel. Le requérant affirme ne pas avoir été avisé de la date de l’audience et n’avoir été informé de la décision rendue en appel que le 12 mars 2013. Le 31 mai 2013, un juge de la Cour suprême de la République de Bouriatie refusa de renvoyer au présidium de ladite Cour un pourvoi formé par le requérant, au motif qu’aucun manquement important aux dispositions du droit matériel et du droit procédural n’avait influencé l’issue de la procédure. Le juge nota en particulier que le dossier contenait la preuve qu’une lettre avait été adressée au requérant le 7 février 2013 pour l’informer de la date de l’audience d’appel. Il ajouta que cette date avait également été publiée sur le site Internet officiel de la Cour suprême et il conclut que le requérant avait été dûment informé de la date de ladite audience. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Le code de la famille dispose que les parents agissent au nom de leur enfant et défendent ses droits et intérêts à l’égard de tous tiers et personnes morales. Ils le représentent en justice (article 64 § 1). En cas de séparation des parents, les modalités de garde de l’enfant sont définies dans le cadre d’un accord conclu entre eux. à défaut d’accord, elles sont fixées par décision d’un tribunal, lequel tient compte de l’intérêt supérieur et de l’avis de l’enfant. Le tribunal doit en particulier prendre en considération les liens affectifs qui unissent l’enfant à chacun de ses parents et au reste de la fratrie, ses relations avec chacun de ses parents, son âge, les qualités morales et autres des parents et la capacité de chacun d’eux à offrir à l’enfant un contexte propice à son éducation et à son développement, par exemple en termes de situation professionnelle, d’horaires de travail et de situation familiale et financière (article 65 § 3). Le parent qui n’a pas la garde de l’enfant est autorisé à entretenir des liens avec lui et à participer à sa prise en charge et à son éducation. Celui qui a la garde doit s’abstenir de faire obstacle aux relations entre l’enfant et l’autre parent, sauf si ces relations nuisent à la santé physique ou psychique de l’enfant ou à son développement moral (article 66 § 1). Un enfant est autorisé à entretenir des liens avec ses parents, grands-parents, frères et sœurs et autres membres de sa famille. La séparation ou le divorce des parents ou l’annulation de leur mariage est sans incidence sur les droits de l’enfant. En particulier, lorsque les parents ne résident pas sous le même toit, l’enfant est autorisé à avoir des contacts avec chacun d’eux (article 55 § 1). Les grands-parents, frères et sœurs et autres membres de la famille sont autorisés à entretenir des liens avec l’enfant. Si les deux parents ou l’un d’eux empêchent des membres de la famille proche de voir l’enfant, l’autorité d’assistance à l’enfance peut accorder un droit de visite aux proches en question. Si les parents ne respectent pas cette décision, le proche concerné peut saisir un tribunal pour demander un droit de visite. Le tribunal doit statuer dans l’intérêt de l’enfant et tenir compte de son avis. Si les parents ne respectent pas la décision du tribunal d’accorder un droit de visite, ils peuvent voir leur responsabilité légale engagée (article 67). Un tribunal peut déchoir un parent de son autorité parentale à la demande de l’autre parent, d’un tuteur, du parquet ou des services sociaux si, entre autres raisons, ledit parent fait subir à l’enfant des mauvais traitements sous la forme de violences physiques ou psychiques ou d’abus sexuels (articles 69 et 70 § 1). Un tribunal peut priver un parent d’une partie de son autorité parentale et lui retirer l’enfant dans l’intérêt de ce dernier à la demande d’un membre de la famille proche, des services sociaux, d’un établissement éducatif ou du parquet. L’autorité parentale peut être restreinte lorsque le parent représente un danger pour l’enfant (article 73) La maternité ou la paternité d’un enfant peuvent être contestées devant un tribunal par la personne inscrite sur l’acte de naissance comme la mère ou le père de l’enfant, par la mère ou le père biologique de l’enfant, par l’enfant devenu majeur, par le tuteur de l’enfant ou par le tuteur du parent en cas d’incapacité juridique de celui-ci (article 52 § 1). III. TEXTES INTERNATIONAUX ET ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ PERTINENTS A. Les documents des Nations unies L’article 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant adoptée en 1989 par l’Assemblée générale des Nations unies et ratifiée par la Russie en 1990 est ainsi libellé : « 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. Les États parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées. (...) ». L’article 9 est libellé comme suit : « 1. Les États parties veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes ne décident, sous réserve de révision judiciaire et conformément aux lois et procédures applicables, que cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Une décision en ce sens peut être nécessaire dans certains cas particuliers, par exemple lorsque les parents maltraitent ou négligent l’enfant, ou lorsqu’ils vivent séparément et qu’une décision doit être prise au sujet du lieu de résidence de l’enfant. (...) Les États parties respectent le droit de l’enfant séparé de ses deux parents ou de l’un d’eux d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant. (...) » Dans son Observation générale no 14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (art. 3, par. 1), adoptée le 29 mai 2013 (CRC/C/GC/14), le Comité des droits de l’enfant s’exprime en ces termes : « 13. Tout État partie doit respecter et mettre en œuvre le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit évalué et soit une considération primordiale, et est tenu de prendre toutes les mesures concrètes et délibérées requises pour la pleine mise en œuvre de ce droit. Le paragraphe 1 de l’article 3 fixe un cadre comportant trois types différents d’obligation pour les États parties : a) L’obligation de veiller à ce que l’intérêt supérieur de l’enfant soit intégré de manière appropriée et systématiquement appliqué dans toutes les actions conduites par une institution publique, en particulier toutes les mesures d’application et les procédures administratives et judiciaires qui ont une incidence directe ou indirecte sur les enfants ; b) L’obligation de veiller à ce qu’il ressorte de toutes les décisions judiciaires et administratives ainsi que des politiques et des textes législatifs concernant les enfants que l’intérêt supérieur de l’enfant a été une considération primordiale. Cela suppose notamment de décrire comment l’intérêt supérieur a été examiné et évalué et quel poids lui a été conféré dans la décision ; (...) Pour s’acquitter de ces obligations, les États parties devraient prendre un certain nombre de mesures d’application conformément à l’article 4, à l’article 42 et au paragraphe 6 de l’article 44 de la Convention, et veiller à ce que l’intérêt supérieur de l’enfant soit une considération primordiale dans toutes les actions, notamment : a) Examiner et, si nécessaire, modifier la législation interne et les autres sources de droit en vue d’y incorporer le paragraphe 1 de l’article 3 et faire en sorte que la prescription relative à la prise en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant soit reflétée et mise en œuvre dans la totalité des dispositions législatives et réglementaires nationales, des législations provinciales ou territoriales, des règles régissant le fonctionnement des institutions privées ou publiques fournissant des services aux enfants ou ayant un impact sur les enfants et des procédures judiciaires et administratives, à tous les niveaux, aussi bien en tant que droit de fond qu’en tant que règle de procédure ; (...) c) Instituer des mécanismes et procédures de plainte, de recours et de réparation afin de donner effet pleinement au droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit intégré de manière appropriée et systématiquement mis en œuvre dans toutes les mesures d’application et dans les procédures administratives et judiciaires qui le concernent ou ont un impact sur lui ; (...) En matière civile, l’enfant peut défendre ses intérêts directement ou par l’intermédiaire d’un représentant dans les affaires concernant la paternité, la maltraitance ou le délaissement d’enfants, la réunification familiale, l’hébergement, etc. Le jugement peut avoir des conséquences pour l’enfant, par exemple dans les procédures d’adoption ou de divorce, les décisions relatives à la garde, au lieu de résidence, aux contacts ou à d’autres questions ont un fort impact sur la vie et le développement de l’enfant, tout comme les procédures relatives à la maltraitance ou au délaissement d’enfants. Les tribunaux sont tenus de veiller à ce que l’intérêt supérieur de l’enfant soit pris en considération dans toutes les situations et toutes les décisions, qu’elles portent sur la procédure ou le fond, ainsi que de démontrer que tel a effectivement été le cas. (...) L’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale lors de l’adoption de toutes les mesures de mise en œuvre. L’expression « doit être » impose aux États une obligation juridique stricte et signifie qu’ils n’ont pas le pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu ou non d’évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant et de lui attribuer le poids requis en tant que considération primordiale dans toute mesure qu’ils adoptent. (...) La prévention de la séparation de la famille et la préservation de l’unité familiale, qui sont des pans importants du système de protection de l’enfance, ont pour fondement le droit énoncé au paragraphe 1 de l’article 9 de la Convention, aux termes duquel « l’enfant [n’est] pas séparé de ses parents contre leur gré, à moins que [...] cette séparation [soit] nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant ». En outre, l’enfant séparé de ses deux parents ou de l’un d’eux a le droit « d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant » (art. 9, par. 3). Ce droit s’étend à toute personne ayant des droits de garde, aux pourvoyeurs primaires coutumiers de soins, aux parents nourriciers et aux personnes avec lesquelles l’enfant à une solide relation personnelle. B. Éléments de droit comparé L’article 371-4 du code civil français dispose que si tel est l’intérêt de l’enfant, le juge aux affaires familiales fixe les modalités des relations entre l’enfant et un tiers, parent ou non, qui a résidé de manière stable avec lui et l’un de ses parents, a pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation et a noué avec lui des liens affectifs durables. L’article 1685 du code civil allemand dispose que toute personne entretenant des liens étroits avec l’enfant peut demander un droit de visite si elle assume ou a assumé une responsabilité effective à l’égard de l’enfant (relation sociale ou familiale) et si ce droit sert l’intérêt supérieur de l’enfant. Il y a en général lieu de présumer l’existence d’une « responsabilité effective » si la personne concernée a vécu durablement sous le même toit que l’enfant. En vertu de l’article 10 de la loi de 1989 sur les enfants (Children Act 1989) en vigueur au Royaume-Uni, peuvent en particulier demander un droit de visite « toute partie à un mariage (que les liens du mariage subsistent ou non) pour laquelle l’enfant est un enfant de la famille », un parent nourricier ou un membre de la famille proche avec lequel l’enfant a vécu pendant au minimum une année immédiatement avant la demande de droit de visite ou toute personne avec laquelle l’enfant a vécu pendant au minimum trois ans.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le premier requérant est né en 1972 et habite à Belfast. Le deuxième requérant est né en 1967 et habite à Lurgan. La troisième requérante est née en 1978 et habite à Craigavon. A. Les premier et troisième requérants Le 14 mars 2009, les premier et troisième requérants furent arrêtés sur la base de l’article 41 de la loi de 2000 relative au terrorisme (« la loi de 2000 ») parce qu’ils étaient soupçonnés d’être impliqués dans le meurtre d’un policier commis le 9 mars 2009. Ils furent placés en garde à vue au commissariat d’Antrim le même jour. Le premier requérant fut interrogé deux fois le 15 mars 2009 et une fois le 16 mars 2009 ; la troisième requérante fut interrogée trois fois le 15 mars 2009 et une fois le 16 mars 2009. Le 16 mars 2009, sur la base du paragraphe 29 de l’annexe 8 à la loi de 2000, le Director of Public Prosecutions (« le DPP ») pria la County Court de délivrer des mandats de maintien en garde à vue (warrants for further detention) pour chacun des deux requérants de manière à conduire des interrogatoires et des examens criminalistiques. À l’audience, le premier requérant témoigna sous serment. À l’issue de l’audience, la juge de la County Court délivra des mandats autorisant leur maintien en garde à vue pendant cinq jours. Au cours des cinq jours suivants, les requérants furent chacun interrogés à douze reprises. Le 21 mai 2009, sur la base du paragraphe 36 de l’annexe 8 à la loi de 2000, le DPP pria la County Court de prolonger de sept jours la durée des mandats de maintien en garde à vue. Ces prolongations étaient censées permettre la poursuite de l’interrogatoire des requérants une fois recueillis les résultats d’examens criminalistiques complémentaires. Lors d’audiences distinctes conduites le 22 mars 2009, un commissaire de police (Superintendent) témoigna, sous serment, de la nécessité des prolongations et des arguments furent présentés pour le compte des premier et troisième requérants. À l’issue des audiences, la juge Philpott QC rendit un jugement par écrit à l’égard du premier requérant et une décision ex tempore à l’égard de la troisième requérante. Elle fit droit aux deux demandes, autorisant le maintien en garde à vue du premier requérant jusqu’au 28 mars 2009 à 7 h 20 et le maintien en garde à vue de la troisième requérante jusqu’au 28 mars 2009 à 5 h 52. Dans son raisonnement, elle releva que les preuves criminalistiques en question étaient essentielles à l’enquête et que celle-ci était conduite avec diligence et célérité. Dans son jugement et sa décision, la juge Philpott rechercha si la loi de 2000 ou l’article 5 de la Convention donnait à la juridiction appelée à accorder ou non le maintien en garde à vue un pouvoir exprès ou implicite d’examiner la régularité de l’arrestation ou d’octroyer la libération conditionnelle. Elle conclut par la négative, au motif que cette loi n’habilitait le juge qu’à statuer sur la nécessité du maintien en garde à vue. Selon elle, son contrôle se limitait donc à la question de savoir s’il était nécessaire ou non de prolonger la garde à vue au-delà de quarante-huit heures pour les besoins de l’enquête, et toute question tenant à la régularité de l’arrestation devait être tranchée devant la High Court par le biais d’un recours soit en habeas corpus soit en contrôle juridictionnel (judicial review). (...) C. Jonction des instances Les requérants demandèrent l’autorisation de former un recours en contrôle juridictionnel contre les décisions des 21 et 22 mars 2009 par lesquelles la juge Philpott avait autorisé la prolongation des mandats de maintien en garde à vue les concernant. Ils soutenaient, premièrement, que la juge avait conclu à tort qu’une juridiction appelée à statuer sur l’octroi ou non d’un maintien en garde à vue ne pouvait pas examiner la régularité de l’arrestation. Deuxièmement, ils estimaient que la juge n’avait pas recherché si leurs gardes à vue s’imposaient en attendant les résultats des examens criminalistiques. Troisièmement, ils plaidaient que la juge n’avait pas motivé ses décisions estimant justifiées les gardes à vue. Quatrièmement, enfin, l’annexe 8 à la loi de 2000 était selon eux incompatible avec l’article 5 de la Convention. Le 24 mars 2009, la High Court d’Irlande du Nord autorisa le recours en contrôle juridictionnel et examina celui-ci le 25 mars 2009. Sur le premier moyen soulevé par les requérants, la High Court jugea que les paragraphes 5 et 32 de l’annexe 8 à la loi de 2000 devaient être interprétés en conformité avec les exigences de l’article 5 § 3 de la Convention telles que découlant de la jurisprudence de la Cour. Ainsi, l’examen de la régularité de la garde à vue devait selon elle inclure celui du fondement de l’arrestation, faute de quoi une personne pouvait être détenue sur la base de la loi de 2000 pendant une durée pouvant aller jusqu’à 28 jours sans que le juge ne puisse exercer le moindre contrôle sur la régularité de l’arrestation initiale, ce qui ne pouvait être conforme à la Convention. La High Court en conclut que c’était à tort que la juge Philpott s’était refusée à exercer un quelconque contrôle sur la légalité de l’arrestation des requérants, et elle annula en conséquence la décision prise par celle-ci d’accorder la prolongation des gardes à vue. Elle reconnut toutefois qu’un examen de la régularité de l’arrestation n’avait pas à comporter une analyse détaillée du fondement de la décision d’arrestation et devait tenir compte des contraintes pesant nécessairement sur bon nombre d’arrestations pour des infractions en matière de terrorisme. Sur les deuxième et troisième moyens, la High Court estima que, bien qu’elle ne se fût pas attachée à rechercher directement si les requérants devaient être incarcérés et non remis en liberté en attendant le résultat des examens criminalistiques qui restaient à pratiquer, la juge avait bel et bien tenu compte de ce que la nécessité de la garde à vue justifiait la délivrance des mandats. Elle ajouta que, quoique sibyllins, les motifs exposés par la juge suffisaient à indiquer aux requérants sur quoi reposait la décision. L’examen du quatrième moyen des requérants, c’est-à-dire celui tiré d’une incompatibilité de la loi de 2000 avec l’article 5 de la Convention, fut ajourné. Par un jugement rendu le 24 février 2011, la High Court d’Irlande du Nord estima dépourvue de fondement la conclusion selon laquelle l’annexe 8 était incompatible avec l’article 5 de la Convention. Elle dit en particulier que, s’il ne faisait aucun doute que « l’autorité judiciaire compétente » visée à l’article 5 § 1 c) était l’autorité compétente en matière pénale (le Magistrate – juge non professionnel – au Royaume-Uni), la Cour, dans ses arrêts Schiesser c. Suisse, 4 décembre 1979, § 29, série A no 34, et McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, CEDH 2006X, avait bien précisé que la fonction de « juge ou autre magistrat habilité » au sens de l’article 5 § 3 de la Convention pouvait être assumée par un agent autorisé par la loi à exercer un pouvoir judiciaire et n’avait pas forcément à l’être par une personne habilitée à statuer sur toute éventuelle accusation en matière pénale. Elle exposa que, si la loi de 2000 ne prévoyait pas expressément le pouvoir d’élargissement requis par l’article 5 § 3, un tel pouvoir était implicite. Elle vit également une condition de proportionnalité dans le paragraphe 32 de l’annexe 8 à la loi de 2000, en ce qu’il imposait d’établir l’existence de motifs légitimes de penser que le maintien en garde à vue de l’intéressé était nécessaire. Elle constata qu’aucune règle du dispositif légal ne prévoyait la libération conditionnelle et que, si cette question n’était pas pertinente en l’espèce, il y aurait lieu de la trancher dans toute affaire future où elle se poserait. Elle jugea que, si le paragraphe 33(3) de l’annexe 8 permettait à l’instance juridictionnelle d’interdire au demandeur ou à toute personne représentant celui-ci de prendre une quelconque part à l’audience et si le paragraphe 34 autorisait la non-divulgation d’informations au demandeur ou à toute personne le représentant, les tribunaux disposaient d’une gamme de moyens qui leur permettaient de préserver dans la mesure du nécessaire la procédure contradictoire et l’égalité des armes. Elle estima enfin qu’aucun précédent faisant autorité ne permettait d’étayer la thèse des requérants selon laquelle l’article 5 exigeait que toute personne en garde à vue fût inculpée bien avant l’expiration du délai de 28 jours fixé dans la loi de 2000. Le 4 avril 2011, la High Court d’Irlande du Nord certifia qu’elle était convaincue que la décision du 24 février 2011 soulevait les points suivants d’importance générale pour le public : « a) Les paragraphes 29(3) et 36(3)b de la partie III de l’annexe 8 à la loi de 2000 (« la Loi »), qui permettent le maintien en garde à vue pendant plus de quatre jours sont-ils compatibles avec les droits du demandeur garantis par l’article 5 §§ 1c), 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») si le respect de l’article 5 § 3 de la Convention ne peut être assuré qu’en faisant traduire un détenu devant une autorité judiciaire i) autre que la Magistrate’s Court et ii) sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre lui ; si les paragraphes 1 c) et 3 de l’article 5 de la Convention doivent être interprétés conjointement comme étant des dispositions liées et comme créant un dispositif imposant que le « juge ou (...) autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » visé à l’article 5 § 3 et « l’autorité judiciaire compétente » visée à l’article 5 § 1c) soient une seule et même instance ; si « l’autorité judiciaire » visée à l’annexe 8 de la Loi est le « juge ou (...) autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » visé à l’article 5 § 3 de la Convention ; si les paragraphes 1 c) et 3 de l’article 5 de la Convention ne peuvent être interprétés d’une manière qui permettrait la garde à vue d’un suspect sans inculpation pendant toute la durée fixée par le Parlement, sous la seule réserve de l’obligation de l’approbation judiciaire périodique du type précisé à l’article 8 de la Loi ? b) L’absence de pouvoir permettant d’accorder la libération conditionnelle rend-elle incompatible avec l’article 5 de la Convention le régime du maintien en garde à vue énoncé dans la partie III de l’annexe 8 à la Loi ? c) La procédure d’octroi de l’autorisation d’un maintien en garde à vue, lorsque le suspect et son représentant en justice ont été exclus par le juge pendant une partie de l’audience (comme le permet le paragraphe 33(3) de l’annexe 8) et que des informations communiquées au juge ne le sont pas au suspect et à son représentant en justice (annexe 8, § 34(1) et (2)(f), est-elle incompatible avec l’exigence de procès contradictoire telle que posée par l’article 5 à la lumière de l’arrêt Secretary of State for the Home Department v AF (FC) & Anor [2010] 2 AC 269 ? » Cependant, la High Court refusa l’autorisation de saisir la Cour suprême. Le 14 novembre 2011, la Cour suprême refusa de connaître de l’affaire au motif que les demandes ne soulevaient aucun point de droit défendable d’intérêt général. D. L’élargissement des requérants Le 25 mars 2009, les requérants furent libérés sans qu’aucune charge ne fût retenue contre eux. Par la suite, les premier et troisième requérants ne furent inculpés d’aucune infraction en rapport avec le meurtre du policier. Le second requérant fut aussitôt arrêté de nouveau et interrogé les deux jours suivants. Le 27 mars 2009, il fut inculpé du meurtre des deux soldats, de cinq tentatives de meurtre et de possession d’une arme à feu et de munitions. Ce même jour, il fut traduit devant un district judge qui siégeait au sein de la Magistrate’s Court de Larne. Sa demande en libération conditionnelle fut rejetée. À la suite d’audiences tenues les 6 et 23 novembre 2009, la High Court refusa la libération conditionnelle au motif qu’il existait un risque réel de récidive, l’intéressé étant soupçonné d’être associé à une organisation républicaine dissidente. Le 8 octobre 2010, elle y opposa une nouvelle fois son refus. Le 7 novembre 2011, le second requérant passa en jugement devant un juge siégeant en l’absence d’un jury. Le 20 janvier 2012, il fut acquitté de tous les chefs retenus dans l’acte d’inculpation. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Les pouvoirs conférés par la loi de 2000 en matière d’arrestation et de garde à vue des personnes soupçonnées de terrorisme L’article 40 de la loi de 2000 dit qu’un « terroriste » s’entend de toute personne ayant commis une infraction visée par les différentes dispositions de cette même loi ou impliquée dans la perpétration, la préparation ou l’instigation d’un acte de terrorisme. L’article 41(1) de cette loi permet à tout policier d’arrêter sans mandat toute personne qu’il soupçonne raisonnablement d’être un terroriste. La partie II de l’annexe 8 à cette loi régit la garde à vue de ces personnes pendant les premières quarante-huit heures. L’article 41(3) de cette loi impose de libérer toute personne ainsi mise en garde à vue dans les quarante-huit heures à compter du moment de son arrestation, sous réserve des paragraphes (4) à (7) ci-dessous : « (4) Si la garde à vue d’une personne prononcée sur la base de la partie II de l’annexe 8 fait l’objet d’un contrôle et si l’autorité chargée de celui-ci n’autorise pas le maintien en garde à vue, l’intéressé (sauf s’il est détenu sur la base du paragraphe 5 ou 6 ou sur toute autre base) doit être libéré. (5) Lorsqu’un policier entend solliciter, en vertu du paragraphe 29 de l’annexe 8, un mandat de maintien en garde à vue, l’intéressé peut rester incarcéré pendant l’examen de la demande. (6) Lorsqu’une demande est formulée en vertu des paragraphes 29 ou 36 de l’annexe 8 concernant la garde à vue d’une personne, celle-ci peut être détenue tant qu’il n’aura pas été statué sur cette demande. (7) Lorsqu’est accueillie une demande formulée en vertu des paragraphes 29 ou 36 de l’annexe 8 concernant la garde à vue d’une personne, celle-ci peut être incarcérée, sous réserve du paragraphe 37 de ladite annexe, pendant la durée indiquée dans le mandat. » Le paragraphe 29 de l’annexe 8 à la loi de 2000 dispose que le DPP d’Irlande du Nord peut demander à une autorité judiciaire la délivrance d’un mandat de maintien en garde à vue. Aux termes de son alinéa 3, la durée du maintien est de sept jours à compter de l’heure de l’arrestation au sens de l’article 41 de la loi de 2000 sauf si une durée plus brève est indiquée dans la demande ou si l’autorité judiciaire est convaincue que, au vu des circonstances, il serait inopportun que la durée spécifiée soit de sept jours. En Irlande du Nord, l’autorité judiciaire visée par la loi de 2000 est un juge de County Court ou un District Judge (Magistrate’s Court) désigné aux fins de l’application de ce texte. Aux termes du paragraphe 30 de l’annexe 8, le mandat en question doit être demandé pendant la période de garde à vue initiale ou dans les six heures à compter du terme de cette période. Le paragraphe 31 prévoit qu’une demande de mandat ne peut être examinée tant que l’intéressé n’aura pas reçu une notification indiquant l’introduction de ladite demande, la date et l’heure de son introduction, la date et l’heure auxquelles elle sera examinée et les motifs pour lesquels le maintien est sollicité. Le paragraphe 32(1) dispose que l’autorité judiciaire ne peut délivrer un mandat de maintien en garde à vue que si elle est convaincue qu’il y a des motifs légitimes de penser que cette mesure est nécessaire et que l’enquête concernant l’intéressé est conduite avec diligence et célérité. Le paragraphe 32(1A) dispose que la prolongation de la garde à vue s’impose s’il est nécessaire « a) d’obtenir des preuves pertinentes en interrogeant l’intéressé ou par un autre moyen ; b) de préserver des preuves pertinentes ; ou c) dans l’attente du résultat d’un examen ou d’une analyse de toute preuve pertinente ou de tout élément qu’il faut examiner ou analyser afin d’obtenir des preuves pertinentes. » Une preuve pertinente est une preuve qui se rattache à la perpétration d’une infraction visée à l’article 40 de la loi de 2000 ou un indice que la personne en garde à vue est une personne visée par cette disposition. Le paragraphe 33 dispose que toute personne dont le maintien en garde à vue est demandé doit avoir la possibilité de présenter ses arguments oralement ou par écrit devant l’autorité judiciaire et d’être représenté à l’audience. Son alinéa 3 ajoute que l’autorité judiciaire peut exclure de l’audience l’intéressé ou toute personne qui le représenterait. De la même manière, le paragraphe 34 permet au DPP de demander à l’autorité judiciaire d’ordonner que certains éléments d’information sur lesquels il entend s’appuyer ne soient pas communiqués à la personne dont le maintien en garde à vue est demandé ou à toute personne qui la représenterait. L’autorité judiciaire ne peut ordonner cette mesure que si elle est convaincue qu’il y a des motifs légitimes de penser que, si les informations venaient à être communiquées, « a) la preuve d’une infraction visée par l’une quelconque des dispositions de l’article 40(1)(a) serait compromise ou détruite, b) le recouvrement d’un bien obtenu au moyen d’une infraction visée par l’une quelconque de ces dispositions serait entravé, c) le recouvrement d’un bien saisissable en vertu de l’article 23 ou 23A serait entravé, d) l’arrestation, l’inculpation ou la condamnation d’une personne soupçonnée de relever de l’article 40(1)(a) ou (b) serait compliquée parce qu’elle serait alertée, e) la prévention d’un acte de terrorisme serait compliquée parce que l’intéressé serait alerté, f) la collecte d’informations sur la perpétration, la préparation ou l’instigation d’un acte de terrorisme serait entravée, ou g) une personne serait touchée ou physiquement blessée. » Le paragraphe 36 régit la prolongation des mandats de maintien en garde à vue jusqu’à 28 jours au maximum. Toute demande à cette fin peut conduire à la prolongation jusqu’à sept jours de la durée de la garde à vue. Toute demande qui prolongerait la durée totale de la garde à vue au-delà de 14 jours doit être présentée à un juge de la High Court ; autrement, c’est un juge de County Court ou un District Judge (Magistrate’s Court) spécialement désigné qui doit être saisi. B. L’arrêt Ward v. Police Service of Northern Ireland [2007] 1 WLR 3013 ; [2007] UKHL 50 Dans son arrêt Ward v. Police Service of Northern Ireland, la Chambre des lords a jugé que la procédure prévue au paragraphe 33 de l’annexe 8 avait été conçue dans l’intérêt supérieur du détenu et non dans celui de la police. Elle a dit notamment ceci : « 27. La réponse à cette question est que la procédure devant l’autorité judiciaire prévue au paragraphe 33 a été conçue dans l’intérêt du détenu et non dans celui de la police. Cette procédure donne à la personne visée par la demande le droit de présenter ses arguments et d’être représentée à l’audience. Toutefois, elle reconnaît aussi le caractère sensible des mesures que l’autorité judiciaire prendra éventuellement pour se convaincre, dans l’intérêt supérieur de cette personne, qu’il y a des motifs raisonnables de penser que le maintien en garde à vue sollicité est nécessaire. Plus l’examen de la question sera poussé, plus il risquera d’être sensible. Plus longue sera la durée de la prolongation autorisée, plus il sera important que les motifs de la demande fassent l’objet d’un examen minutieux et diligent. En l’espèce, la nécessité pour l’autorité judiciaire de procéder à son examen risque d’empiéter sur le droit qu’a la police de ne pas divulguer, avant d’interroger un suspect, les questions qu’elle entend lui poser. En cas d’empiètement de ce type, il ne sera pas défavorable à l’intéressé d’être exclu de manière à permettre à l’autorité judiciaire d’examiner plus minutieusement cette question pour vérifier si les conditions strictes du maintien, posées au paragraphe 32, sont satisfaites. Dans cette hypothèse, ce pouvoir sera utilisé non pas au détriment du gardé à vue mais à son avantage. Comme le juge Hart l’a dit dans son jugement ex tempore, cette personne est protégée par le juge, dont la fonction est d’examiner scrupuleusement et sur tous les points les motifs sur lesquels la demande est fondée. Il y aura parfois des cas où le pouvoir accordé à l’autorité judiciaire par le paragraphe 33(3) risque d’opérer en défaveur du gardé à vue. De tels cas seront vraisemblablement rares mais l’autorité judiciaire doit toujours veiller à ne pas exercer ce pouvoir ainsi. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE M. Cengiz est né en 1974 et réside à İzmir. Il est enseignant à la faculté de droit de l’université d’İzmir, expert et juriste dans le domaine de la liberté d’expression. M. Yaman Akdeniz et M. Altıparmak sont nés respectivement en 1968 et en 1973. M. Akdeniz est professeur de droit à la faculté de droit de l’université de Bilgi. M. Altıparmak est assistant-professeur de droit à la faculté des sciences politiques de l’université d’Ankara et directeur du centre des droits de l’homme de cette université. A. Décision de blocage de YouTube YouTube (www.youtube.com) est le principal site web d’hébergement de vidéos sur lequel les utilisateurs peuvent envoyer, regarder et partager des vidéos. La plupart des vidéos du site ou des chaînes YouTube peuvent être vues par tous les internautes, tandis que seules les personnes ayant un compte YouTube peuvent y publier des fichiers vidéo. Cette plateforme est disponible dans plus de soixante-seize pays. Plus d’un milliard d’utilisateurs la consultent chaque mois et y regardent plus de six milliards d’heures de fichiers vidéo. Le 5 mai 2008, se fondant sur l’article 8 §§ 1 b), 2, 3 et 9 de la loi no 5651 du 4 mai 2007 relative à la régularisation des publications sur Internet et à la lutte contre les infractions commises sur Internet (« la loi no 5651 »), le tribunal d’instance pénal d’Ankara rendit une décision ordonnant le blocage de l’accès au site Internet www.youtube.com et aux adresses IP 208.65.153.238-208.65.153.251 fournissant l’accès à ce site. Le tribunal considérait notamment que le contenu de dix pages de ce site (dix fichiers vidéo) violait la loi no 5816 du 25 juillet 1951 interdisant l’outrage à la mémoire d’Atatürk. Le 21 mai 2010, le premier requérant forma opposition à la décision de blocage du 5 mai 2008. Invoquant son droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées, il demandait la levée de cette mesure. Le 31 mai 2010, les deuxième et troisième requérants, en qualité d’usagers de YouTube, formèrent également opposition à la décision de blocage du 5 mai 2008. Ils demandaient la levée de cette mesure, arguant qu’il existait un intérêt public à accéder à YouTube et que le blocage en question constituait une atteinte grave à la substance même de leur droit à la liberté de recevoir des informations et des idées. Ils soutenaient en outre que six des dix pages concernées par la décision du 5 mai 2008 avaient déjà été supprimées et que les quatre autres pages n’étaient plus accessibles à partir de la Turquie. Dès lors, selon les requérants, la mesure de blocage avait perdu toute raison d’être et constituait une restriction disproportionnée au droit des internautes à recevoir et communiquer des informations et des idées. Le 9 juin 2010, le tribunal d’instance pénal d’Ankara rejeta l’opposition formée par les requérants, considérant notamment que le blocage litigieux était conforme aux exigences de la législation. S’agissant de la question de la non-accessibilité des fichiers vidéo à partir de la Turquie, il indiquait que, si l’accès à ces fichiers à partir de la Turquie avait effectivement été bloqué par YouTube, les vidéos en question n’avaient pas pour autant été supprimées de la base de données du site et restaient dès lors accessibles aux utilisateurs d’Internet dans le monde. Il estimait en outre que, n’étant pas parties à la procédure d’enquête, les requérants n’avaient pas qualité pour contester de telles décisions. Enfin, le tribunal indiquait qu’une opposition formée contre la même décision de blocage avait déjà été rejetée le 4 juin 2008. Le 2 juillet 2010, le tribunal correctionnel d’Ankara confirma la décision du 9 juin 2010 du tribunal d’instance pénal d’Ankara, considérant que celle-ci était conforme aux règles de procédure et qu’elle relevait du pouvoir discrétionnaire du tribunal. B. Décisions ultérieures Le 17 juin 2010, le tribunal d’instance pénal d’Ankara adopta une décision additionnelle concernant YouTube, par laquelle il ordonnait le blocage de l’accès au site www.youtube.com et à quarante-quatre autres adresses IP appartenant au site litigieux. Le 23 juin 2010, les deuxième et troisième requérants formèrent opposition à la décision additionnelle du 17 juin 2010. Le 1er juillet 2010, le tribunal d’instance pénal d’Ankara rejeta l’opposition formée par les deux requérants et par les représentants de YouTube et les représentants de l’association de la technologie d’Internet. S’agissant de la question de la non-accessibilité des fichiers vidéo à partir de la Turquie, il réitérait que, si l’accès à ces fichiers à partir de la Turquie avait effectivement été bloqué par YouTube, les vidéos en question n’avaient pas pour autant été supprimées de la base de données du site et restaient dès lors accessibles aux utilisateurs d’Internet dans le monde. Il indiquait en outre que, n’étant pas parties à l’affaire, les demandeurs n’avaient pas qualité pour contester de telles décisions. Il ajoutait que, dès lors que, selon lui, le site en question continuait à enfreindre la loi en restant actif, le blocage litigieux était conforme aux exigences de la législation. Il écartait enfin l’argument tiré de l’inconstitutionnalité alléguée de la disposition qui avait été appliquée en l’espèce. Par le jugement du 2 juillet 2010 (paragraphe 11 ci-dessus), le tribunal correctionnel d’Ankara confirma également la décision du 1er juillet 2010 du tribunal d’instance pénal d’Ankara. C. Informations soumises par les parties Le Gouvernement indique que, avant et après la décision de blocage de l’accès à YouTube, entre le 23 novembre 2007 et le 1er juillet 2009, 1 785 plaintes ont été adressées à la Présidence de la télécommunication et de l’informatique (« la PTI »). D’après lui, ces plaintes précisaient que YouTube hébergeait des contenus qui auraient été illicites au regard de la loi no 5651, en particulier des contenus qui auraient eu trait à des abus sexuels sur mineurs et d’autres qui auraient outragé la mémoire d’Atatürk. Le Gouvernement indique également que, avant la décision du 5 mai 2008, les tribunaux internes avaient déjà adopté trente-quatre décisions de blocage de YouTube en raison de contenus illicites que ce site aurait hébergés. À la suite de ces décisions, la PTI aurait pris contact avec le représentant légal de YouTube en Turquie selon la procédure dite de « notification et retrait ». Toujours selon le Gouvernement, il ressort de la décision du 5 mai 2008 qu’il existait dix pages web sur lesquelles étaient diffusés des contenus diffamatoires à l’égard d’Atatürk. Le Gouvernement ajoute que l’accès à six pages avait été bloqué, mais que les quatre autres pages étaient restées accessibles à partir de la Turquie ou de l’étranger. Aussi, poursuit le Gouvernement, la PTI avait-elle notifié à YouTube sa décision tendant à la suppression de ces contenus. Or YouTube n’aurait pas cessé d’héberger les pages contestées et la PTI n’aurait eu d’autre solution que de bloquer l’accès à l’intégralité du site de YouTube, la Turquie n’ayant pas mis en place de système de filtrage des adresses web (URL). Les requérants indiquent que, à la suite de la décision du 5 mai 2008, l’accès à YouTube a été bloqué en Turquie par la PTI jusqu’au 30 octobre 2010. Ils ajoutent que, à cette dernière date, le blocage de l’accès à YouTube a été levé par le parquet compétent, à la suite, selon les requérants, d’une demande émanant d’une société se déclarant titulaire des droits d’auteur attachés à ces vidéos. Toutefois, toujours selon les requérants, à partir du 1er novembre 2010, YouTube a décidé de diffuser les fichiers vidéo en question, considérant que ceux-ci n’enfreignaient pas les droits des auteurs. Par ailleurs, les deuxième et troisième requérants soutiennent que leurs recherches ont permis de constater que, en janvier 2015, quatre fichiers vidéo (portant les numéros 1, 2, 7 et 8) sur les dix fichiers qui étaient l’objet de la décision du 5 mai 2008 étaient toujours accessibles via YouTube. À cet égard, ils précisent que, parmi ces fichiers, les enregistrements nos 2 et 7 ne renfermaient aucun contenu susceptible d’être interprété comme un outrage à la mémoire d’Atatürk et qu’ils n’entraient donc pas dans le champ de l’article 8 de la loi no 5651. En particulier, le fichier vidéo no 2 aurait été d’une durée de quatorze secondes et aurait montré le drapeau turc en flammes. Le fichier vidéo no 7 aurait duré quarante-neuf secondes et aurait montré un ancien chef d’état-major turc. Seuls les fichiers nos 1 et 8 auraient pu être vus comme outrageants, mais il n’aurait existé aucune procédure établissant le caractère illégal de leur contenu. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Droit de l’Internet Pour un exposé du droit et de la pratique internes et internationaux en vigueur à l’époque des faits, la Cour renvoie à son arrêt Ahmet Yıldırım c. Turquie (no 3111/10, §§ 15-37, CEDH 2012). En ses parties pertinentes en l’espèce, la loi no 5651 était ainsi libellée à l’époque des faits : Article 8 – La décision de blocage de l’accès et son exécution « 1) Il est prononcé un blocage de l’accès [erişimin engellenmesi] aux publications diffusées sur Internet pour lesquelles il existe des motifs suffisants de soupçonner que, par leur contenu, elles sont constitutives des infractions ci-dessous : a) Infractions prévues par le code pénal (...) 1) incitation au suicide (article 84), 2) abus sexuels sur mineurs (article 103 § 1), 3) facilitation de l’usage de stupéfiants (article 190), 4) fourniture d’un produit dangereux pour la santé (article 194), 5) obscénité (article 226), 6) prostitution (article 227), 7) hébergement de jeux d’argent (article 228) ; b) Infractions pour outrage à la mémoire d’Atatürk prévues par la loi no 5816 du 25 juillet 1951. (...) 2) Le blocage de l’accès est prononcé par le juge, si l’affaire se trouve au stade de l’instruction, ou par le tribunal, en cas de poursuites. Lors de l’instruction, le blocage de l’accès peut être ordonné par le procureur dans les cas où un retard serait préjudiciable. Il doit alors être soumis, dans les vingt-quatre heures suivantes, à l’approbation du juge. Celui-ci doit rendre sa décision dans un délai de vingt-quatre heures. S’il n’approuve pas le blocage, la mesure est levée immédiatement par le procureur. Il est possible de former opposition contre les décisions de blocage de l’accès prononcées à titre de mesure préventive, en vertu des dispositions du code de procédure pénale ([loi] no 5271). 3) Une copie de la décision de blocage adoptée par un juge, par le tribunal ou par le procureur de la République est notifiée à la [PTI] pour exécution. 4) Lorsque le fournisseur du contenu ou le fournisseur d’hébergement se trouvent à l’étranger (...) la décision de blocage de l’accès est prononcée d’office par la [PTI]. Elle est alors portée à la connaissance du fournisseur d’accès, auquel il est demandé de l’exécuter. 5) Les décisions de blocage de l’accès sont exécutées immédiatement et au plus tard dans les vingt-quatre heures suivant leur notification. (...) 7) Lorsqu’une enquête pénale aboutit à un non-lieu, la décision de blocage de l’accès devient automatiquement caduque (...) 8) Lorsqu’un procès aboutit à un acquittement, la décision de blocage de l’accès devient automatiquement caduque (...) 9) Lorsque le contenu illicite de la diffusion est supprimé, le blocage de l’accès est levé (...) » Le Gouvernement indique que deux modifications importantes à ses yeux ont été apportées récemment à la loi no 5651. Il explique que les peines de prison prévues par cette loi ont été remplacées par des peines pécuniaires et que la protection effective des droits des personnes a été renforcée et la mesure de blocage limitée dans le temps. Par ailleurs, la Cour constate que, par une loi no 6639 adoptée le 27 mars 2015, un nouvel article 8A a été ajouté à la loi no 5651. Cette nouvelle disposition habilite la PTI, à la suite d’une demande en ce sens du Premier ministre ou d’un ministère, à ordonner la suppression du contenu d’une page web et/ou le blocage de l’accès à un tel contenu. En outre, il est dit expressément pour la première fois que le blocage de l’accès à l’intégralité d’un site Internet est autorisé. En effet, aux termes du paragraphe 3 de cette disposition : « Les décisions de blocage d’accès adoptées dans le cadre de cette disposition visent à bloquer l’accès au contenu du chapitre ou de la partie de la publication (URL et autres) constitutive de l’infraction. Lorsqu’il est impossible techniquement de bloquer le contenu concerné ou lorsque le blocage de l’accès au contenu concerné ne met pas un terme à la violation, le blocage de l’accès à l’intégralité du site Internet peut être ordonné. » Le Gouvernement précise que la technologie de filtrage d’URL pour les sites basés à l’étranger n’est pas disponible en Turquie et que la législation en la matière est fondée sur la procédure dite de « notification et retrait » (notice and take down), qui tendrait à éviter notamment les inconvénients d’un blocage de l’accès à l’ensemble du site. Il soutient que l’application de cette procédure a déjà permis d’éliminer des contenus préjudiciables. C’est ainsi que, à ce jour, 60 000 contenus illicites provenant de sites basés à l’étranger ont été supprimés. Afin de réaliser cet objectif, un centre d’information a été créé, qui recueille notamment les plaintes de citoyens relatives au contenu de fichiers diffusés sur Internet. Par ce biais, les citoyens ont adressé à ce centre de nombreuses plaintes relatives à des fichiers diffusés par YouTube. B. La loi no 5816 Les dispositions pertinentes de la loi no 5816 du 25 juillet 1951 interdisant l’outrage à la mémoire d’Atatürk sont ainsi libellées : Article 1 « Quiconque injurie ou insulte explicitement la mémoire d’Atatürk sera puni de un an à trois ans d’emprisonnement. Quiconque casse, détruit, endommage ou salit les statues ou les gravures qui représentent Atatürk ou son tombeau sera puni de un an à cinq ans d’emprisonnement. Quiconque incite à commettre les délits cités ci-dessus sera puni comme l’auteur principal. » Article 2 « La peine sera aggravée de moitié si le délit énoncé à l’article [1] a été commis par deux personnes ou par une association de plus de deux personnes, ou explicitement ou par voie de presse ou en public. En cas de tentative de commission ou de commission avec violence des délits énoncés au deuxième alinéa de l’article 1, la peine sera doublée. » C. Jurisprudence constitutionnelle Arrêt « twitter.com » À la suite de plusieurs décisions adoptées par les tribunaux turcs selon lesquelles le site https://twitter.com (site de microblogage permettant à un utilisateur d’envoyer gratuitement de brefs messages sur Internet par messagerie instantanée ou par SMS) hébergeait des contenus portant atteinte à la vie privée et à la réputation des plaignants, la PTI a ordonné en mars 2014 le blocage de l’accès à ce site. Par un jugement du 25 mars 2014, le tribunal administratif d’Ankara a suspendu l’exécution de la décision de la PTI. Entre-temps, les 24 et 25 mars 2014, trois personnes, dont les deuxième et troisième requérants, avaient introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle pour contester la décision de blocage. Par un arrêt du 2 avril 2014 (2014/3986), la Cour constitutionnelle a jugé que la décision de blocage de l’accès à https://twitter.com prise par la PTI portait atteinte au droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées. Dans son arrêt, elle indiquait notamment que le fait de retarder la diffusion des partages d’informations ou d’opinions dans ce média, fût-ce pour une courte durée, risquait de priver celui-ci de toute valeur d’actualité et de tout intérêt et que, par conséquent, les requérants, usagers actifs de ce site, avaient un intérêt à ce que ce blocage fût levé rapidement. Déclarant se référer à l’arrêt de la Cour européenne Ahmet Yıldırım (précité), elle a en outre jugé que la mesure litigieuse n’avait pas de base légale. Arrêt « YouTube » Le 27 mars 2014, la PTI a pris la décision de bloquer l’accès à YouTube, notamment à la suite d’un jugement adopté par le tribunal d’instance pénal de Gölbaşı. Par un jugement du 2 mai 2014, le tribunal administratif d’Ankara a suspendu l’exécution de la décision de la PTI. À la suite de la non-exécution de ce jugement, la société YouTube, les deuxième et troisième requérants et six autres personnes ont introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Par un arrêt du 29 mai 2014, cette dernière a annulé la décision de blocage. Dans son arrêt, avant de s’exprimer sur le fond de l’affaire, elle s’est prononcée sur la qualité de victime des demandeurs. Elle a déclaré ce qui suit : « 27. (...) Il ressort du dossier que (...) Yaman Akdeniz, Kerem Altıparmak et M.F. enseignaient dans différentes universités. Ces demandeurs ont expliqué qu’ils menaient des travaux dans le domaine des droits de l’homme et qu’ils partageaient ces travaux par l’intermédiaire de leurs comptes YouTube. Ils ont également précisé que, via ce site, ils avaient également accès aux matériaux écrits et visuels des Nations unies et du Conseil de l’Europe (...) Quant au demandeur E.E., il a expliqué qu’il disposait d’un compte [YouTube], qu’il suivait régulièrement des personnes qui partageaient des fichiers ainsi que les activités d’organisations non gouvernementales et d’organismes professionnels, qu’il rédigeait également des critiques sur ces partages (...) Compte tenu de ces explications, l’on peut conclure que les demandeurs ont été des victimes directes de la décision administrative de blocage général du site www.youtube.com (...) » Quant au fond de l’affaire, disant se référer à l’arrêt Ahmet Yıldırım (précité), la Cour constitutionnelle a jugé que la mesure litigieuse n’avait pas de base légale, notamment au regard de la loi no 5651, qui n’autorisait pas, d’après elle, le blocage général d’un site Internet. Elle s’est exprimée comme suit : « 52. Dans les démocraties modernes, Internet a acquis une importance considérable dans l’exercice des droits et libertés fondamentaux, en particulier dans celui de la liberté d’expression. Les médias sociaux sont des plateformes transparentes (...) qui offrent aux individus la possibilité de participer à la constitution des contenus de ces médias, à leur diffusion et à leur interprétation. Ces plateformes de médias sociaux sont donc des outils indispensables à l’exercice du droit à la liberté d’exprimer, de partager et de diffuser des informations et des idées. Dès lors, l’État et ses organes administratifs doivent faire preuve d’une grande sensibilité non seulement lorsqu’ils réglementent ce domaine mais aussi dans leur pratique, puisque ces plateformes sont devenues l’un des moyens les plus efficaces et les plus répandus tant pour communiquer des idées que pour recevoir des informations. » D. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies Dans son observation générale no 34 sur l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adoptée au cours de sa 102e session (11-29 juillet 2011), le Comité des droits de l’homme des Nations unies a déclaré ceci : « 43. Toute restriction imposée au fonctionnement des sites web, des blogs et de tout autre système de diffusion de l’information par le biais d’Internet, de moyens électroniques ou autres, y compris les systèmes d’appui connexes à ces moyens de communication, comme les fournisseurs d’accès à Internet ou les moteurs de recherche, n’est licite que dans la mesure où elle est compatible avec le paragraphe 3 [de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui régit les limitations qui pourraient être apportées à l’exercice du droit à la liberté d’expression]. Les restrictions licites devraient d’une manière générale viser un contenu spécifique ; les interdictions générales de fonctionnement frappant certains sites et systèmes ne sont pas compatibles avec le paragraphe 3. Interdire à un site ou à un système de diffusion de l’information de publier un contenu uniquement au motif qu’il peut être critique à l’égard du gouvernement ou du système politique et social épousé par le gouvernement est tout aussi incompatible avec le paragraphe 3. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. La genèse de l’affaire La seconde requérante est née en 1976 et la première en 2001. Toutes deux résident à Zadar. Le 23 juin 2001, la seconde requérante épousa I.M. Le 4 septembre 2001, la seconde requérante donna naissance à la première requérante. Les relations entre les époux se détériorèrent et, en 2006, la seconde requérante engagea une action civile contre son époux en vue d’obtenir le divorce, la garde de la première requérante et une pension alimentaire pour celle-ci. I.M., son époux, déposa une demande reconventionnelle pour se voir attribuer la garde de la première requérante. (...) Dans un jugement rendu le 24 août 2007, le tribunal municipal de Zadar (Općinski sud u Zadru) prit plusieurs décisions : a) il prononça le divorce entre la seconde requérante et I.M., b) il attribua à I.M. la garde de la première requérante, c) il accorda à la seconde requérante un droit de visite (contact), et d) il ordonna à la seconde requérante de verser régulièrement une pension alimentaire pour la première requérante. Le tribunal fonda ses décisions sur le résultat des expertises psychiatrique et psychologique qui avaient été effectuées pour les besoins de la procédure, ainsi que sur la recommandation du centre d’action sociale de Zadar (Centar za socijalnu skrb Zadar, « le centre d’action sociale local »), lequel avait pris part de sa propre initiative à la procédure en qualité de partie intervenante, dans l’intention de protéger les intérêts de la première requérante. Le jugement devint définitif le 2 janvier 2008. (...) D. La procédure d’attribution de la garde [Le] 30 mars 2011, la seconde requérante saisit le tribunal municipal de Zadar d’une action civile contre le père de la première requérante dans le but de faire modifier les modalités de garde et de visite décidées par le jugement rendu par ce même tribunal le 24 août 2007 (paragraphe 10 ci-dessus). Elle demanda en particulier la garde de la première requérante. Parallèlement, elle pria le tribunal de lui accorder la garde temporaire de la première requérante par une mesure provisoire, dans l’attente de l’issue définitive de la procédure principale. Estimant que c’étaient les règles de la procédure non contentieuse et non les règles de la procédure civile ordinaire qui devaient s’appliquer en cette affaire, le tribunal considéra que l’action civile introduite par la seconde requérante relevait de la matière gracieuse. Il tint des audiences le 29 avril et le 16 mai 2011. Le centre d’action sociale local prit part de sa propre initiative à cette procédure en qualité de partie intervenante, dans le but de protéger les intérêts de la première requérante. Lors de l’audience du 29 avril 2011, la représentante de la seconde requérante insista pour que la mesure provisoire demandée fût adoptée. Le représentant du centre d’action sociale local qualifia de très complexe la situation qui régnait dans la famille de la première requérante, précisant que le père et la mère avaient porté plainte au pénal à de nombreuses reprises l’un contre l’autre et que les deux parents devraient être examinés par des experts médicolégaux. Il indiqua également qu’à ce stade, le centre se trouvait dans l’incapacité de formuler une recommandation concernant la mesure provisoire sollicitée, et que pareille recommandation ne pourrait être délivrée qu’à l’issue de l’évaluation du contexte familial qui serait effectuée par une équipe de professionnels travaillant au centre. La représentante de la seconde requérante répondit que le centre avait été informé d’un incident qui avait eu lieu le 1er février 2011, mais qu’il n’avait rien fait pour remédier à la situation qui régnait dans la famille de la première requérante. Elle insista donc pour maintenir la demande de mesure provisoire. Le 12 mai 2011, le centre d’action sociale local remit son rapport et sa recommandation au tribunal. Pour établir ce rapport, le centre avait interrogé la seconde requérante et le père de la première requérante les 3 et 4 mai 2011, avait effectué des visites à leurs domiciles respectifs et avait sollicité l’avis de l’établissement scolaire que fréquentait la première requérante. Dans sa partie pertinente, le rapport rédigé par le centre se lisait ainsi : « Les allégations des [parents de l’enfant], lesquels s’accusent mutuellement de mauvais traitements sur l’enfant, sont impossibles à vérifier, de même qu’il est impossible de parvenir à une conclusion tranchée sur la seule base des entretiens effectués avec eux ou des visites rendues dans leurs foyers respectifs. Il se dégage l’impression que, accablés par les tensions permanentes qui affectent leur relation et par le besoin de chacun d’eux de vivre avec l’enfant, les parents font consciemment ou inconsciemment passer leur personne et leurs besoins au premier plan et négligent le bien-être et les besoins de l’enfant. Une mesure de surveillance de l’exercice de l’autorité parentale a précédemment été ordonnée aux fins de la protection de l’enfant pendant la durée de la procédure de divorce, du 7 novembre 2006 au 31 août 2008. Étant donné que la communication entre les parents, déjà mauvaise, s’est encore détériorée, ce qui entraîne des tensions qui pourraient nuire au développement affectif de l’enfant, et que les parents vont à nouveau se retrouver devant les tribunaux, le centre a décidé d’imposer la même mesure en vue de protéger les droits et le bien-être de [l’enfant], et ce en surveillant la relation qu’entretiennent le père et la mère avec l’enfant et en dispensant aux parents des conseils sur la manière d’améliorer la communication entre eux et de renforcer leurs compétences parentales. » Le centre d’action sociale locale recommanda que l’on procédât à une double expertise (psychiatrique et psychologique) de la première requérante et de ses parents dans le but de définir les aptitudes parentales de ces derniers, ainsi que les conséquences éventuelles de leur comportement sur le développement physique et psychique de l’enfant. Il considérait que la situation de la famille de la première requérante était complexe, mais qu’il n’y avait alors aucune raison de supposer que la vie de cette dernière était menacée. La partie pertinente de la recommandation formulée par le centre d’action sociale local était ainsi libellée : « À l’issue de la procédure d’évaluation du contexte familial (...) il a été établi que les parents expriment des points de vue opposés concernant les mauvais traitements et la négligence envers [leur enfant]. [La mère] accuse le père de maltraiter l’enfant physiquement et psychologiquement, et lui reproche de faire obstacle aux contacts entre l’enfant et elle-même et de recourir à des méthodes éducatives inappropriées. [Le père] accuse [la mère] de négliger les intérêts de l’enfant : il lui reproche de ne pas payer la pension alimentaire, de ne pas aller rencontrer les enseignants de l’enfant à l’école et de ne pas participer aux réunions de parents, et de manipuler l’enfant (...) Compte tenu du dossier médical dont dispose le centre, des arguments des parties, des visites effectuées dans les foyers respectifs [du père et de la mère] et des entretiens menés avec eux, nous recommandons que les parents et l’enfant soient soumis à une double expertise [psychiatrique et psychologique] qui permettra d’évaluer l’aptitude des parents à continuer de s’occuper de [leur fille], ainsi que les éventuelles conséquences de leur comportement sur le développement psychologique et physique de l’enfant. Il est vrai que la situation de la famille est complexe. Cependant, à l’heure actuelle, rien n’indique que la vie [de l’enfant] soit menacée au sein du foyer de son père. » Par des décisions rendues le 16 mai et les 6 et 16 juin 2011, le tribunal ordonna la réalisation d’une double expertise par des experts psychiatres et psychologues chargés d’apprécier a) les aptitudes parentales de la seconde requérante et du père de la première requérante, b) l’état de la première requérante, et c) l’éventualité que la première requérante ait subi des mauvais traitements et, le cas échéant, de déterminer qui en serait l’auteur. Par une décision du 7 juin 2011, le tribunal refusa d’adopter la mesure provisoire sollicitée par la seconde requérante (paragraphe 60 ci-dessus). Pour rendre sa décision, le tribunal s’était appuyé sur le rapport produit par [un] ophtalmologue le 2 février 2011, sur les avis présentés par des experts psychiatres le 19 février et le 7 mai 2011, ainsi que sur les avis remis par un psychologue le 5 mars et le 22 avril 2011 (...) Il consulta également le dossier de la procédure pénale pour coups et blessures et examina le rapport, ainsi que la recommandation établis par le centre d’action sociale local le 12 mai 2011 (paragraphes 64-65 ci-dessus). Au vu des divergences entre les avis rendus par les psychiatres, de l’ordonnance pénale prise contre le père de la première requérante, qui n’est jamais devenue définitive, ainsi que de la recommandation formulée par le centre d’action sociale local, le tribunal conclut qu’à ce stade, les allégations selon lesquelles la première requérante avait subi des mauvais traitements de la part de son père ne présentaient pas une plausibilité suffisante pour justifier que la garde de l’enfant fût immédiatement retirée à titre provisoire à son père. En particulier, le tribunal déclara : « (...) il n’est pas démontré de manière suffisamment plausible que pareille mesure soit nécessaire en vue d’empêcher des violences ou la concrétisation d’un risque de préjudice irréparable, étant donné que nul ne peut dire pour le moment si [l’enfant] a subi des mauvais traitements de la part de son père ou si [elle] a été manipulée par sa mère, et que ces points restent sujets à controverse (...) » Le 2 mars 2012, le tribunal du comté de Zadar (Županijski sud u Zadru) rejeta un recours formé par la seconde requérante et confirma la décision rendue en première instance. Le 29 décembre 2011, les experts médicolégaux avaient remis leur avis (paragraphe 66 ci-dessus) au tribunal municipal de Zadar. Dans cet avis, les experts constataient que la seconde requérante comme le père de la première requérante présentaient des aptitudes parentales limitées et souffraient de troubles de la personnalité (tous deux étaient émotionnellement instables et le père de la première requérante était également narcissique). Les experts concluaient par ailleurs que la première requérante était psychologiquement traumatisée par la séparation de ses parents, par le différend qui les opposait, ainsi que par le manque de communication entre eux. Ils précisaient qu’au lieu de l’en tenir à l’écart, ses parents l’avait placée au cœur de ce différend, la manipulant parfois jusqu’à atteindre le stade de la maltraitance psychologique. Les experts recommandaient donc de soumettre la première requérante et ses parents à une thérapie appropriée. Ils constataient également que la première requérante nourrissait des sentiments ambivalents envers son père et idéalisait sa mère, qu’elle considérait comme une « amie », et exprimait le souhait de vivre avec elle. Les experts estimaient qu’il était possible de satisfaire ce désir de proximité avec sa mère par des contacts (plus) fréquents entre la première requérante et la seconde. Ils ajoutaient que si, après avoir reçu la thérapie recommandée pendant un an, la première requérante souhaitait toujours vivre avec sa mère, une nouvelle expertise double serait demandée. Les experts ne répondaient pas à la question posée par le tribunal, qui souhaitait savoir si la première requérante avait été exposée à des mauvais traitements et, le cas échéant, de la part de qui (paragraphe 66 ci-dessus). Ils concluaient a) que la première requérante devait néanmoins continuer de vivre chez son père à ce stade, tout en entretenant des contacts fréquents avec sa mère, b) qu’elle et ses deux parents devaient suivre un traitement et bénéficier d’un accompagnement psychologique, c) que la surveillance de l’exercice de l’autorité parentale (mesure de protection de l’enfant imposée par le centre d’action sociale local (...)) devait être maintenue, et d) que la première requérante et ses parents devaient faire l’objet d’une nouvelle expertise au bout de un an. En particulier, les experts énonçaient les conclusions suivantes : « Nous ne décelons [aucun] élément qui s’opposerait à ce que [l’enfant] vive avec son père. [Nous estimons] que pour le moment il n’est ni nécessaire ni souhaitable que l’enfant change de lieu de résidence, c’est-à-dire que nous recommandons que [l’enfant] continue de vivre chez son père. » À la suite d’une demande formulée par la seconde requérante, par une décision du 27 juillet 2012, le tribunal municipal de Zadar désigna G.Š., avocat à Zadar, comme représentant spécial de la première requérante chargé de défendre les intérêts de celle-ci dans le cadre de la procédure, conformément à l’article 9, paragraphe 1, de la Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants (paragraphe 98 ci-dessous). Statuant sur un recours formé par le père de la première requérante, le tribunal du comté de Zadar décida le 26 octobre 2012 d’annuler cette décision et de renvoyer l’affaire pour nouvel examen. Il estimait que la juridiction de première instance n’avait pas établi si les intérêts de la première requérante entraient effectivement en conflit avec ceux de (l’un de) ses parents, ce qui constituait une condition préalable nécessaire à la désignation d’un représentant spécial. Par une décision du 13 novembre 2012, le centre d’action sociale local désigna la même personne en qualité de tuteur ad litem de la première requérante en vertu de l’article 167 de la loi sur la famille (...) Le tribunal municipal de Zadar tint de nouvelles audiences relatives à l’affaire le 6 septembre et le 11 décembre 2012 et le 8 mars 2013. Lors de cette dernière audience, le tribunal entendit les auteurs de la double expertise du 29 décembre 2011. Lesdits experts déclarèrent, entre autres a) que les résultats de leur expertise étaient caducs, parce que un an et deux mois s’étaient écoulés depuis la rédaction de leur rapport, b) qu’ils n’avaient pas répondu à la question du tribunal, qui souhaitait savoir si la première requérante avait été exposée à des mauvais traitements, parce que c’était aux autorités judiciaires et non à eux-mêmes qu’il appartenait de procéder à cette appréciation, et c) qu’il serait inutile de déterminer avec lequel de ses deux parents la première requérante devrait vivre si ses parents se comportaient mieux tous les deux. La seconde requérante demanda la modification des modalités de garde et de visite décidées par le jugement du 24 août 2007. Par une décision du 30 avril 2013, le tribunal municipal de Zadar la débouta. La seconde requérante et le tuteur ad litem de la première requérante firent appel de cette décision. Le 15 novembre 2013, le tribunal du comté de Zadar annula la décision rendue en première instance au motif qu’elle reposait sur un établissement des faits incomplet et il renvoya l’affaire devant la juridiction inférieure. Il ordonna au tribunal de première instance a) de rechercher si la condamnation du père de la première requérante pour l’infraction pénale de coups et blessures portés à sa fille était devenue définitive, b) de déterminer si la première requérante était capable de comprendre l’importance de la procédure, et, le cas échéant, de lui permettre d’exprimer son avis et recueillir son témoignage, c) d’apprécier la nécessité de désigner un représentant spécial pour la première requérante, et d) de solliciter un avis et une recommandation auprès du centre d’action sociale local. Lors du réexamen de l’affaire, le 18 novembre 2013, le tribunal municipal de Zadar mit un terme à la procédure gracieuse et décida d’appliquer les règles de la procédure civile (ordinaire). Le tribunal expliqua en effet que, si elle était accueillie, la demande introduite par la seconde requérante afin d’obtenir la modification des modalités de garde et de visite arrêtées dans son jugement du 24 août 2007 (paragraphe 10 ci-dessus) entraînerait nécessairement l’adoption d’une nouvelle décision relativement au paiement d’une pension alimentaire par le parent non titulaire de la garde, et que cette question ne pouvait pas être tranchée dans le cadre d’une procédure gracieuse, mais devait l’être au cours d’une procédure civile ordinaire. Il ajouta que, pour autant, les actes de procédure qui avaient été accomplis jusque-là n’avaient rien perdu de leur validité ou de leur pertinence. Le 27 février 2014, la seconde requérante, qui se plaignait de la durée de la procédure, engagea une action tendant à faire protéger son droit à ce que sa cause fût entendue dans un délai raisonnable. Le 9 juillet 2014, le président du tribunal municipal de Zadar rejeta la demande de la seconde requérante. Il apparaîtrait que la procédure est actuellement toujours pendante devant le tribunal municipal de Zadar, qui doit statuer en première instance. (...) III. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT A. La Convention relative aux droits de l’enfant Dispositions pertinentes Les dispositions pertinentes de la Convention relative aux droits de l’enfant du 2 septembre 1990, qui est entrée en vigueur à l’égard de la Croatie le 12 octobre 1992, sont les suivantes : Article 12 « 1. Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité. À cette fin, on donnera notamment à l’enfant la possibilité d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un représentant ou d’une organisation approprié, de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale. » Article 19 « 1. Les États parties prennent toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle, pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux, de son ou ses représentants légaux ou de toute autre personne à qui il est confié. Ces mesures de protection doivent comprendre, selon qu’il conviendra, des procédures efficaces pour l’établissement de programmes sociaux visant à fournir l’appui nécessaire à l’enfant et à ceux à qui il est confié, ainsi que pour d’autres formes de prévention, et aux fins d’identification, de rapport, de renvoi, d’enquête, de traitement et de suivi pour les cas de mauvais traitements de l’enfant décrits ci-dessus, et comprendre également, selon qu’il conviendra, des procédures d’intervention judiciaire. » (...) Observation générale no 12 (2009) sur le droit de l’enfant d’être entendu (article 12) Dans sa partie pertinente, l’Observation générale no 12 (2009) sur le droit de l’enfant d’être entendu, qui a été adoptée par le Comité des droits de l’enfant à l’occasion de sa cinquante et unième session, du 25 mai au 12 juin 2009, est ainsi libellée : « A. Analyse juridique L’article 12 de la Convention [relative aux droits de l’enfant] consacre le droit de chaque enfant d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant et le droit de voir ces opinions dûment prises en considération, eu égard à son âge et à son degré de maturité. Il impose clairement aux États parties l’obligation de reconnaître ce droit et veiller à sa mise en œuvre en écoutant les opinions des enfants et les prenant dûment en considération. Cette obligation impose aux États parties, dans le respect de leur système judiciaire, soit de garantir directement ce droit, soit d’adopter des lois ou de réviser les lois existantes afin que les enfants puissent exercer pleinement ce droit. (...) Analyse littérale de l’article 12 a) Paragraphe 1 de l’article 12 i) « Garantissent » Le paragraphe 1 de l’article 12 dispose que les États parties « garantissent » à l’enfant le droit d’exprimer librement son opinion. « Garantissent » est un terme juridique particulièrement fort, qui ne laisse aucune marge de discrétion aux États parties. Par conséquent, les États parties sont strictement tenus de prendre des mesures appropriées pour mettre pleinement en œuvre ce droit pour tous les enfants. Cette obligation comprend deux éléments qui permettent de garantir que des mécanismes sont mis en place pour solliciter l’opinion de l’enfant sur toute question le concernant et pour prendre dûment cette opinion en considération. ii) « Capable de discernement » Les États parties doivent garantir le droit d’être entendu à tout enfant « capable de discernement ». Cette expression ne doit pas être perçue comme une restriction, mais plutôt comme l’obligation pour les États parties d’évaluer la capacité de l’enfant de se forger une opinion de manière autonome dans toute la mesure possible. Cela signifie que les États parties ne peuvent pas partir du principe qu’un enfant est incapable d’exprimer sa propre opinion. Au contraire, les États parties doivent présumer qu’un enfant a la capacité de se forger une opinion propre et reconnaître qu’il a le droit de l’exprimer ; il n’appartient pas à l’enfant de faire la preuve préalable de ses capacités. Le Comité souligne que l’article 12 n’impose aucune limite d’âge en ce qui concerne le droit de l’enfant d’exprimer son opinion, et décourage les États parties d’adopter, que ce soit en droit ou en pratique, des limites d’âge de nature à restreindre le droit de l’enfant d’être entendu sur toutes les questions l’intéressant. (...) (...) iv) « Sur toute question l’intéressant » Les États parties doivent s’assurer que l’enfant est capable d’exprimer son opinion « sur toute question l’intéressant », ce qui constitue la deuxième qualification de ce droit : l’enfant doit être entendu si la question à l’examen le concerne. Cette condition de base doit être respectée et entendue au sens large. (...) v) « Étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité » Les opinions de l’enfant doivent être « dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité ». Cette clause fait référence à la capacité de l’enfant, qui doit être évaluée pour prendre dûment en considération son opinion, ou pour expliquer à l’enfant la manière dont ses opinions ont influé sur l’issue du processus. L’article 12 dispose qu’écouter simplement l’enfant ne suffit pas ; les opinions de l’enfant doivent être sérieusement examinées lorsque l’enfant est capable de discernement. (...) Le degré de maturité fait référence à l’aptitude de l’enfant à comprendre et évaluer les implications d’une question donnée, et doit donc être pris en compte pour déterminer la capacité individuelle d’un enfant. Le degré de maturité est difficile à définir. Dans le contexte de l’article 12, c’est la capacité d’un enfant d’exprimer ses vues sur des questions d’une manière raisonnable et indépendante. Les incidences de la question sur l’enfant doivent également être prises en considération. Plus la question a des incidences importantes sur la vie de l’enfant, plus il est primordial d’évaluer précisément le degré de maturité de l’enfant. Il convient également de tenir compte de la notion d’évolution des capacités de l’enfant, et de l’orientation et des conseils donnés par les parents (...) b) Paragraphe 2 de l’article 12 i) Le droit de l’enfant « d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant » Le paragraphe 2 de l’article 12 précise qu’il faut donner à l’enfant la possibilité d’être entendu, notamment « dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant ». Le Comité souligne que cette disposition s’applique à toutes les procédures judiciaires pertinentes concernant l’enfant, sans restriction, y compris, par exemple, celles qui concernent la séparation des parents, la garde, la prise en charge et l’adoption (...) (...) ii) « Soit directement, soit par l’intermédiaire d’un représentant ou d’un organisme approprié » Après que l’enfant a décidé de se faire entendre, il doit décider de la façon dont il va le faire : « soit directement, soit par l’intermédiaire d’un représentant ou d’un organisme approprié ». Le Comité recommande de donner à l’enfant, chaque fois que possible, la possibilité d’être entendu directement dans toute procédure quelle qu’elle soit. Le représentant de l’enfant peut être le ou les parents, un avocat, ou toute autre personne (notamment un travailleur social). Toutefois, il convient de souligner que, dans de nombreuses affaires (civiles, pénales ou administratives), il existe des risques de conflit d’intérêts entre l’enfant et son représentant le plus évident (le ou les parents). Si l’enfant est entendu par l’intermédiaire d’un représentant, il est primordial que ses opinions soient transmises correctement par ce représentant à la personne chargée de rendre la décision. La méthode choisie doit être déterminée par l’enfant (ou par l’autorité compétente si nécessaire) en fonction de sa situation particulière. Le représentant doit avoir une connaissance et une compréhension suffisantes des différents aspects du processus décisionnel et avoir l’expérience du travail avec les enfants. Le représentant doit être conscient qu’il représente exclusivement les intérêts de l’enfant et non les intérêts d’autres personnes (parent(s)), d’institutions ou d’organismes (par exemple le foyer d’accueil, l’administration ou la société). Des codes de conduite devraient être élaborés à l’intention des représentants désignés pour présenter les opinions de l’enfant. (...) Mesures d’application du droit de l’enfant d’être entendu L’application des deux paragraphes de l’article 12 suppose l’adoption de cinq mesures pour réaliser effectivement le droit de l’enfant d’être entendu chaque fois qu’une question le concerne ou lorsque l’enfant est invité à donner son opinion dans une procédure formelle ou dans un autre contexte. Ces mesures doivent être prises d’une manière adaptée compte tenu du contexte. (...) c) Évaluation de la capacité de l’enfant Les opinions de l’enfant doivent être dûment prises en considération, quand l’analyse au cas par cas montre que l’enfant est capable de discernement. Si l’enfant est capable de se forger sa propre opinion de manière raisonnable et indépendante, le décideur doit considérer l’opinion de l’enfant comme un facteur important dans le règlement de la question. Il convient d’élaborer de bonnes pratiques pour l’évaluation des capacités de l’enfant. d) Information sur le poids donné à l’opinion de l’enfant (retour d’information) Étant donné que l’enfant jouit du droit de voir ses opinions dûment prises en compte, le décideur doit l’informer de l’issue du processus et lui expliquer comment son opinion a été prise en considération. Ce retour d’information garantit que l’opinion de l’enfant n’est pas simplement entendue à titre de formalité, mais qu’elle est prise au sérieux. Ce retour d’information peut conduire l’enfant à insister, à exprimer son accord ou à formuler une autre proposition ou, dans le cas d’une procédure judiciaire ou administrative, à former un recours ou à déposer une plainte. (...) Obligations des États parties (...) b) Obligations spécifiques concernant les procédures judiciaires et administratives i) Le droit de l’enfant d’être entendu dans les procédures judiciaires civiles Les principales questions sur lesquelles l’enfant doit être entendu sont les suivantes : Divorce et séparation En cas de séparation ou de divorce, les enfants sont, de toute évidence, concernés par les décisions des tribunaux. Les décisions relatives à la pension alimentaire de l’enfant, à la garde et au droit de visite sont prises par le juge lors d’un procès ou dans le cadre d’une médiation menée par le tribunal. Dans de nombreux États, la loi prévoit que, lors de la dissolution d’une relation, le juge doit accorder une attention primordiale à « l’intérêt supérieur de l’enfant ». (...) B. Le droit d’être entendu et ses liens avec les autres dispositions de la Convention L’article 12, en tant que principe général, est lié aux autres principes généraux de la Convention, comme l’article 2 (droit à la non-discrimination), l’article 6 (droit à la vie, la survie et au développement) et, en particulier, entretient une relation d’interdépendance avec l’article 3 (primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant). L’article est aussi étroitement lié aux articles relatifs aux libertés et droits civils, en particulier l’article 13 (droit à la liberté d’expression) et l’article 17 (droit à l’information). En outre, l’article 12 est lié à tous les autres articles de la Convention, qui ne peuvent être pleinement mis en œuvre si l’enfant n’est pas respecté en tant que sujet avec ses propres opinions sur les droits consacrés par les différents articles et sur leur application. (...) Article 12 et article 3 L’article 3 vise à garantir que, dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant est une considération primordiale. Cela signifie que chaque mesure prise au nom de l’enfant doit respecter son intérêt supérieur. Le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant est similaire à un droit procédural qui oblige les États parties à intégrer à leurs processus d’action des mesures visant à garantir que l’intérêt supérieur de l’enfant est pris en considération. La Convention oblige les États parties à veiller à ce que les personnes responsables de ces mesures entendent l’enfant comme l’exige l’article 12. Cette mesure est obligatoire. L’intérêt supérieur de l’enfant, établi en consultation avec l’enfant, n’est pas le seul facteur à prendre en compte dans les actions des institutions, des autorités et de l’administration. Il est, cependant, d’une importance cruciale, tout comme les opinions de l’enfant. (...) Il n’y a pas de conflit entre les articles 3 et 12 ; ils énoncent deux principes généraux qui ont un rôle complémentaire : le premier fixe pour objectif de réaliser l’intérêt supérieur de l’enfant et le deuxième définit la méthode pour atteindre l’objectif d’entendre l’enfant ou les enfants. De fait, l’article 3 ne saurait être correctement appliqué si les composantes de l’article 12 ne sont pas respectées. De même, l’article 3 renforce la fonctionnalité de l’article 12, en facilitant le rôle essentiel des enfants dans toutes les décisions intéressant leur vie. (...) E. Conclusion 135. La Convention impose aux États parties l’obligation claire et immédiate de s’employer à faire respecter le droit de l’enfant d’être entendu sur toute question l’intéressant, son opinion étant dûment prise en considération. Tel est le droit de chaque enfant, sans discrimination. Pour permettre véritablement l’application de l’article 12, il convient de lever les obstacles juridiques, politiques, économiques, sociaux et culturels qui empêchent les enfants de se faire entendre et de participer à toutes les décisions les intéressant. Pareille entreprise suppose d’être disposé à remettre en cause les postulats relatifs aux capacités de l’enfant et à encourager la mise en place d’un contexte dans lequel les enfants peuvent renforcer et démontrer leurs capacités. Elle suppose aussi de mobiliser des ressources et de prévoir des activités de formation. 136. Honorer ces obligations est un défi pour les États parties. Mais c’est un défi qui peut être relevé, en appliquant systématiquement les stratégies exposées dans la présente Observation générale et en instaurant une culture du respect des enfants et de leurs opinions. » B. La Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants Dispositions pertinentes Les dispositions pertinentes de la Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants du 25 janvier 1996, qui est entrée en vigueur à l’égard de la Croatie le 1er août 2010, sont les suivantes : « Chapitre I – Champ d’application et objet de la Convention, et définitions Article 1 – Champ d’application et objet de la Convention La présente Convention s’applique aux enfants qui n’ont pas atteint l’âge de 18 ans. L’objet de la présente Convention vise à promouvoir, dans l’intérêt supérieur des enfants, leurs droits, à leur accorder des droits procéduraux et à en faciliter l’exercice en veillant à ce qu’ils puissent, eux-mêmes, ou par l’intermédiaire d’autres personnes ou organes, être informés et autorisés à participer aux procédures les intéressant devant une autorité judiciaire. Aux fins de la présente Convention, les procédures intéressant les enfants devant une autorité judiciaire sont des procédures familiales, en particulier celles relatives à l’exercice des responsabilités parentales, s’agissant notamment de la résidence et du droit de visite à l’égard des enfants. Tout État doit, au moment de la signature ou au moment du dépôt de son instrument de ratification, d’acceptation, d’approbation ou d’adhésion, désigner, par déclaration adressée au Secrétaire général du Conseil de l’Europe, au moins trois catégories de litiges familiaux devant une autorité judiciaire auxquelles la présente Convention a vocation à s’appliquer. Toute Partie peut, par déclaration additionnelle, compléter la liste des catégories de litiges familiaux auxquelles la présente Convention a vocation à s’appliquer ou fournir toute information relative à l’application des articles 5, 9, paragraphe 2, 10, paragraphe 2, et 11. La présente Convention n’empêche pas les Parties d’appliquer des règles plus favorables à la promotion et à l’exercice des droits des enfants. (...) Chapitre II – Mesures d’ordre procédural pour promouvoir l’exercice des droits des enfants A. Droits procéduraux d’un enfant Article 3 – Droit d’être informé et d’exprimer son opinion dans les procédures Un enfant qui est considéré par le droit interne comme ayant un discernement suffisant, dans les procédures l’intéressant devant une autorité judiciaire, se voit conférer les droits suivants, dont il peut lui-même demander à bénéficier : a) recevoir toute information pertinente ; b) être consulté et exprimer son opinion ; c) être informé des conséquences éventuelles de la mise en pratique de son opinion et des conséquences éventuelles de toute décision. (...) B. Rôle des autorités judiciaires Article 6 – Processus décisionnel Dans les procédures intéressant un enfant, l’autorité judiciaire, avant de prendre toute décision, doit : a) examiner si elle dispose d’informations suffisantes afin de prendre une décision dans l’intérêt supérieur de celui-là et, le cas échéant, obtenir des informations supplémentaires, en particulier de la part des détenteurs de responsabilités parentales ; b) lorsque l’enfant est considéré par le droit interne comme ayant un discernement suffisant : – s’assurer que l’enfant a reçu toute information pertinente ; – consulter dans les cas appropriés l’enfant personnellement, si nécessaire en privé, elle-même ou par l’intermédiaire d’autres personnes ou organes, sous une forme appropriée à son discernement, à moins que ce ne soit manifestement contraire aux intérêts supérieurs de l’enfant ; – permettre à l’enfant d’exprimer son opinion ; c) tenir dûment compte de l’opinion exprimée par celui-ci. (...) Article 9 – Désignation d’un représentant Dans les procédures intéressant un enfant, lorsqu’en vertu du droit interne les détenteurs des responsabilités parentales se voient privés de la faculté de représenter l’enfant à la suite d’un conflit d’intérêts avec lui, l’autorité judiciaire a le pouvoir de désigner un représentant spécial pour celui-là dans de telles procédures. Les Parties examinent la possibilité de prévoir que, dans les procédures intéressant un enfant, l’autorité judiciaire ait le pouvoir de désigner un représentant distinct, dans les cas appropriés, un avocat, pour représenter l’enfant. C. Rôle des représentants Article 10 Dans le cas des procédures intéressant un enfant devant une autorité judiciaire, le représentant doit, à moins que ce ne soit manifestement contraire aux intérêts supérieurs de l’enfant : a) fournir toute information pertinente à l’enfant, si ce dernier est considéré par le droit interne comme ayant un discernement suffisant ; b) fournir des explications à l’enfant, si ce dernier est considéré par le droit interne comme ayant un discernement suffisant, relatives aux conséquences éventuelles de la mise en pratique de son opinion et aux conséquences éventuelles de toute action du représentant ; c) déterminer l’opinion de l’enfant et la porter à la connaissance de l’autorité judiciaire. Les Parties examinent la possibilité d’étendre les dispositions du paragraphe 1 aux détenteurs des responsabilités parentales. » Déclaration de la Croatie relative à l’article 1 § 4 de la Convention européenne sur l’exercice des droits des enfants Le 6 avril 2010, lorsqu’il a déposé auprès du Secrétaire général du Conseil de l’Europe l’instrument de ratification de cette Convention, le ministre croate des Affaires étrangères a fait les déclarations suivantes (contenues dans l’instrument de ratification) : « Conformément à l’article 1, paragraphe 4, de la Convention, la République de Croatie désigne les catégories de litiges familiaux suivantes auxquelles la Convention a vocation à s’appliquer devant ses autorités judiciaires : – procédures relatives à la détermination de la personne chargée de la garde de l’enfant lors du divorce des parents ; – procédures relatives aux modalités d’exercice de l’autorité parentale ; – mesures pour la protection des droits personnels et intérêts d’un enfant ; – procédure d’adoption, et – procédure relative à la tutelle des mineurs. » (...) D. Lignes directrices du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants 102. Les Lignes directrices sur une justice adaptée aux enfants, qui ont été adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 17 novembre 2010 lors de la 1098e réunion des Délégués des Ministres, se lisent ainsi en leur partie pertinente : « III. Principes fondamentaux Les lignes directrices s’appuient sur les principes existants consacrés par les instruments cités dans le préambule ainsi que par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Ces principes sont développés de manière plus approfondie dans les parties ci-après et s’appliquent à tous les chapitres des présentes lignes directrices. A. Participation Le droit de chaque enfant d’être informé de ses droits, d’avoir un accès approprié à la justice, d’être consulté et entendu dans les procédures le concernant directement ou indirectement devrait être respecté. Cela inclut la prise en considération de l’avis de l’enfant, compte tenu de sa maturité et de ses éventuelles difficultés de communication, de sorte que sa participation ait un sens. Les enfants devraient être considérés et traités en tant que titulaires à part entière de leurs droits et devraient être habilités à les exercer tous d’une manière qui reconnaisse leur discernement et selon les circonstances de l’espèce. (...) IV. Une justice adaptée aux enfants avant, pendant et après la procédure judiciaire (...) Droit d’être entendu et d’exprimer son point de vue Les juges devraient respecter le droit des enfants d’être entendus dans toutes les affaires les concernant, ou à tout le moins de l’être dès lors qu’ils sont censés être capables de discernement pour ce qui est des affaires en question. Les moyens utilisés à cette fin devraient être adaptés au niveau de compréhension de l’enfant et à sa capacité à communiquer, et prendre en considération les circonstances particulières de l’espèce. Les enfants devraient être consultés sur la manière dont ils souhaitent être entendus. Une place importante devrait être accordée aux points de vue et avis de l’enfant en fonction de son âge et de sa maturité. Le droit d’être entendu est un droit de l’enfant, non un devoir. Un enfant ne devrait pas être empêché d’être entendu du seul fait de son âge. Si un enfant prend l’initiative de se faire entendre dans une affaire le concernant directement, le juge ne devrait pas, sauf dans l’intérêt supérieur de l’enfant, refuser de l’écouter et devrait entendre ses points de vue et avis sur les questions le concernant dans l’affaire. Les enfants devraient recevoir toute information nécessaire portant sur la manière d’exercer effectivement le droit d’être entendu. Toutefois, il devrait leur être expliqué que leur droit d’être entendu et de voir leur point de vue pris en considération ne détermine pas nécessairement la décision finale. Les arrêts et décisions judiciaires concernant des enfants devraient être dûment motivés et leur être expliqués dans un langage compréhensible pour les enfants, en particulier les décisions pour lesquelles leurs points de vue et avis n’ont pas été suivis. » (...)
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1975. Il purge actuellement une peine perpétuelle à la prison de Sofia. A. Les poursuites pénales contre le requérant Le 2 juillet 1999, deux personnes armées firent irruption dans un bureau de change à Burgas. Des coups de feu furent tirés et deux membres du personnel furent tués. Les malfaiteurs s’enfuirent avec une certaine somme d’argent. Le même jour, le service de l’instruction à Burgas ouvrit des poursuites pénales contre X pour vol à main armée et homicide. Le 3 octobre 1999, le requérant, M. Lyuben Simeonov, fut arrêté à Sofia par une équipe de l’unité spéciale du ministère de l’Intérieur. Il fut transféré à Burgas. Le 4 octobre 1999, un enquêteur du service de l’instruction à Burgas plaça le requérant en détention pour vingt-quatre heures à compter de 20 heures. On le soupçonnait d’avoir commis, en complicité avec un dénommé A.S., le vol à main armée et les deux meurtres du 2 juillet 1999. Le lendemain, sa détention fut prolongée de trois jours supplémentaires par un procureur du parquet régional de Burgas. Le requérant expose que malgré ses demandes expresses, il n’a pas été assisté d’un avocat pendant les trois premiers jours de sa détention. Pendant ce temps, les responsables de l’enquête l’auraient interrogé sur le cambriolage et les deux meurtres commis à Burgas le 2 juillet 1999. Le 6 octobre 1999, l’enquêteur désigna un défenseur d’office au requérant. Le même jour, à 12 heures, et en la présence de son avocat commis d’office, l’intéressé fut formellement inculpé du vol à main armée perpétré dans le bureau de change de Burgas et du meurtre de deux personnes et placé en détention. Il refusa de répondre aux questions de l’enquêteur. Le 12 octobre 1999, le requérant fut interrogé en la présence de deux avocats de son choix. Il garda le silence. Le 21 octobre 1999, assisté par ses deux avocats, il passa aux aveux. Son complice présumé, A.S., avoua également les crimes qu’on lui reprochait. Les responsables de l’enquête rassemblèrent par la suite plusieurs types de preuves – témoignages, preuves médicales, scientifiques, matérielles et documentaires. Le 4 janvier 2000, le requérant et A.S., assistés de leurs défenseurs, prirent connaissance des documents contenus dans le dossier de l’enquête. Ils rétractèrent leurs aveux et leurs avocats demandèrent que leurs clients soient interrogés une nouvelle fois. Le 16 février 2000, le procureur régional de Burgas renvoya le dossier à l’enquêteur pour un complément d’enquête. Il lui demanda en particulier de procéder à plusieurs mesures d’instruction et à une nouvelle inculpation formelle des deux suspects. Le 7 mars 2000, le requérant fut inculpé d’une charge supplémentaire, à savoir l’acquisition illégale de l’arme à feu ayant servi lors du vol commis le 2 juillet 1999. Le même jour, les deux suspects furent interrogés en la présence de leurs avocats. Dans ses dépositions, le requérant lança la version selon laquelle le vol et les meurtres en question avaient été commis par un certain V., ressortissant iranien, aidé par une autre personne inconnue. Le 17 mai 2000, le parquet régional dressa l’acte d’accusation et renvoya le requérant et son complice présumé en jugement devant le tribunal régional de Burgas. Le tribunal régional examina l’affaire pénale entre le 25 juillet 2000 et le 14 juin 2001. Au cours du procès, le requérant, qui était assisté d’un avocat, soutint que lui-même et son complice présumé étaient bien à Burgas le 1er juillet 1999, qu’ils avaient bien eu l’intention de commettre un vol dans le bureau de change, mais qu’ils avaient reconsidéré leur décision et étaient rentrés à Sofia le même jour. Le 14 juin 2001, le tribunal régional de Burgas prononça son jugement. Le requérant fut reconnu coupable du vol à main armée dans le bureau de change de Burgas, crime accompagné du meurtre de deux personnes et commis en réunion avec A.S., ainsi que de l’acquisition illicite d’un pistolet et des munitions pour celui-ci. Le tribunal régional lui imposa la peine la plus lourde prévue par le code pénal bulgare, à savoir la réclusion criminelle à perpétuité sans commutation. Conformément à l’article 127b, alinéa 1 de la loi sur l’exécution des peines, le tribunal régional ordonna que le requérant soit soumis au régime pénitentiaire dit « spécial ». Sur la base des preuves rassemblées au cours de l’instruction préliminaire et en audience, le tribunal régional établit les faits comme suit. L’ex-compagne du requérant, D.K., avait commencé à travailler comme caissière dans le bureau de change en question en 1997 alors qu’elle était en couple avec l’intéressé. Elle y avait rencontré la première victime, un dénommé N.B., proche parent du propriétaire et employé dans le même établissement. En juin 1999, D.K. avait quitté le requérant et s’était installée en couple avec N.B. à Burgas. Le requérant avait alors décidé de tuer N.B. et de voler l’argent de la caisse du bureau de change. Il s’était procuré un pistolet « Makarov », un silencieux et des munitions. L’intéressé avait persuadé un de ses amis, A.S., de prendre part au vol. Le 1er juillet 1999, dans l’après-midi, le requérant et A.S. étaient arrivés en autocar à Burgas. Ils s’étaient ensuite rendus dans le bâtiment où se trouvait le bureau de change, étaient montés au dernier étage et y avaient passé la nuit. Le lendemain matin, un peu avant 9 heures, ils étaient descendus à l’étage où était situé le bureau de change et avaient vu que N.B. y était seul. A.S., qui portait le pistolet, avait fait irruption dans le local et avait tiré une fois à bout portant sur la tempe gauche de la victime. Le jeune homme était mort sur le coup. Les deux complices avaient ensuite mis l’argent qu’ils avaient trouvé sur place dans le sac qu’ils portaient avec eux. Entre-temps, le vigile armé du bureau de change, un dénommé P.I., s’était précipité vers le local où se trouvait la première victime. A.S. avait tiré deux fois dans sa direction et l’avait touché au visage. Le gardien avait été tué sur le coup. A.S. et le requérant étaient sortis du bâtiment. Ils avaient ensuite caché l’arme du crime sous un conteneur poubelle, s’étaient débarrassés des vêtements qu’ils portaient et avaient caché l’argent volé. Quelque temps plus tard, les deux hommes avaient chargé un dénommé E.E. de leur apporter l’argent, ce que ce dernier avait fait. Le requérant interjeta appel de ce jugement. Il se plaignit que la condamnation n’était pas suffisamment motivée, que sa culpabilité n’était pas établie, que le tribunal de première instance avait pris une décision erronée, qu’il y avait eu plusieurs manquements aux règles procédurales et matérielles du droit interne et que le tribunal régional n’était pas impartial. L’avocat du requérant demanda la récusation de tous les juges de la cour d’appel de Burgas. Il avança l’argument que la médiatisation de cette affaire pénale avait créé un climat d’intolérance et d’hostilité vis-à-vis de son client. La défense demanda la convocation d’un témoin supplémentaire, un nouvel interrogatoire d’un des témoins déjà interrogés par le tribunal de première instance, ainsi que plusieurs expertises supplémentaires. Le 4 décembre 2001, le juge rapporteur chargé de l’affaire pénale rejeta les demandes relatives au rassemblement de nouvelles preuves pour défaut de pertinence. Il rejeta la demande de récusation des juges de la cour d’appel pour absence de tout indice de parti pris. La cour d’appel examina l’affaire pénale entre février et juillet 2002. Elle interrogea un nouveau témoin et recueillit des conclusions supplémentaires des experts psychiatres sur l’état psychique des deux accusés. Le 6 août 2002, la cour d’appel de Burgas confirma le jugement du tribunal de première instance en souscrivant pleinement aux conclusions factuelles et juridiques de celui-ci. Les preuves rassemblées au cours de l’instruction préliminaire, celles présentées devant le tribunal de première instance et celles rassemblées pour la première fois devant la juridiction d’appel démontraient que les deux accusés avaient planifié et effectué le vol dans le bureau de change et que les deux victimes avaient été tuées par A.S. Le requérant était cependant l’instigateur de ces crimes et il avait procuré l’arme que son complice avait utilisée. La cour d’appel s’appuya sur les dépositions des multiples témoins interrogés au cours de l’examen de l’affaire, sur les résultats des expertises balistiques, comptables, techniques, médicales et psychiatriques, ainsi que sur les preuves matérielles et documentaires recueillies. La cour d’appel observa que les dépositions initiales des accusés, livrées au cours de l’instruction préliminaire, différaient considérablement de leurs dépositions devant le tribunal de première instance. Les premières dépositions corroboraient la conclusion relative à leur participation dans la commission des crimes en cause, tandis que les deuxièmes dépositions lançaient une version selon laquelle un ressortissant iranien avait commis les crimes. La cour d’appel accorda foi aux premières dépositions des accusés, qui avaient été données en la présence de leurs avocats, devant un enquêteur et après l’inculpation formelle des intéressés. Les inculpés avaient été avertis que leurs témoignages pourraient servir devant les tribunaux pour l’établissement des faits et leur examen médical préalable avait démontré l’absence de toute trace de violence physique, ce qui allait à l’encontre de l’affirmation de la défense selon laquelle la première déposition du requérant lui avait été extorquée. La cour d’appel se pencha sur la version des faits exposée par le requérant selon laquelle le double meurtre et le vol auraient été commis par un dénommé V., ressortissant iranien, l’intéressé étant quant à lui pendant ce temps-là à son poste de travail à Sofia. Les vérifications dans la base de données du ministère de l’Intérieur avaient démontré qu’aucune personne d’origine iranienne portant le nom indiqué n’était entrée sur le territoire bulgare. Il était vrai que le requérant était à son poste de travail à Sofia le 2 juillet 1999. Cependant il travaillait comme vigile de nuit et le vol et les meurtres avaient été commis tôt le matin, ce qui lui avait laissé le temps nécessaire pour parcourir la distance entre Burgas et Sofia et se rendre ce soir-là à son lieu de travail. La cour d’appel estima peu convaincante la déposition du seul témoin qui corroborait la version des faits émise par le requérant. La juridiction d’appel constata que le jugement du tribunal de première instance ne souffrait d’aucun des vices de procédure invoqués par la défense. Les conclusions factuelles et juridiques du tribunal régional ne reposaient pas exclusivement sur les aveux des accusés, mais sur l’ensemble des preuves concordantes rassemblées au cours de la procédure pénale. Le requérant avait participé activement à la procédure, ses avocats avaient formulé plusieurs demandes liées au déroulement du procès et au rassemblement des preuves. Le tribunal régional avait répondu à toutes ces demandes et avait pleinement motivé ses décisions procédurales. Il n’y avait aucun indice de parti pris de la part des juges ayant examiné l’affaire et la procédure avait été menée de façon à garantir les intérêts des parties. La cour d’appel exclut des preuves la déposition d’un des témoins pour non-observation des règles de procédure, mais elle estima que ce témoignage n’était pas décisif pour les conclusions factuelles et juridiques en l’espèce. Le tribunal régional avait en effet retardé la délivrance des motifs de son jugement. Cependant, la défense a pu présenter des observations supplémentaires en appel après l’obtention d’une copie desdits motifs. Le requérant se pourvut en cassation et réitéra ses arguments exposés devant la cour d’appel. Par un arrêt du 17 décembre 2003, la Cour suprême de cassation rejeta le pourvoi du requérant. La haute juridiction estima qu’aucune des circonstances invoquées par la défense ne démontrait l’existence d’un parti pris de la part des juges ayant examiné l’affaire pénale. Le requérant avait eu la possibilité de se défendre de manière effective au cours de la procédure pénale : il avait présenté des preuves à décharge et avait contesté les preuves à charge. Une partie de ses demandes, visant au rassemblement de nouvelles preuves, avait été accueillie par les tribunaux inférieurs et leurs refus de rassembler d’autres preuves invoquées par la défense étaient bien motivés. En faisant siens les autres motifs de la cour d’appel, la Cour suprême de cassation estima encore que les faits étaient bien établis, que la législation matérielle et procédurale avait été correctement appliquée et que les droits de l’accusé avaient été pleinement respectés. B. Les conditions de détention du requérant Le requérant fut incarcéré au centre de détention provisoire de Burgas entre le 5 octobre 1999 et le 27 janvier 2000 puis entre le début du mois de mars et le 14 avril 2000. Il séjourna à la prison de Burgas entre le 27 janvier 2000 et le début du mois de mars 2000 puis entre le 14 avril 2000 et le 25 février 2004. À cette dernière date, il fut transféré à la prison de Sofia, où il est toujours incarcéré. Le centre de détention provisoire de Burgas Le requérant expose qu’il était enfermé dans une cellule sans fenêtre, sans toilettes et sans eau courante. Le local était mal ventilé et mal éclairé. Il n’avait accès à aucune sortie en plein air. L’accès aux équipements sanitaires était limité et le temps imparti pour la toilette des détenus était insuffisant. Le requérant insiste sur l’hygiène déplorable dans cet établissement pénitentiaire. Plus tard, il fut placé dans une autre cellule avec deux autres détenus. Il expose que les détenus devaient dormir à tour de rôle parce qu’il n’y avait qu’un seul banc dans cette cellule. D’après un rapport du directeur général des établissements pénitentiaires présenté par le Gouvernement, à cette époque-là, chaque cellule du centre de détention provisoire de Burgas avait pour seul meuble un banc. Les cellules n’avaient pas de fenêtre et la lumière du jour y pénétrait par les trous des plaques métalliques fixées aux portes. L’établissement en cause disposait d’une seule toilette et salle de bain commune et il n’y avait pas d’espace à ciel ouvert aménagé pour les détenus. Selon le même rapport, entre 2002 et 2009, ledit établissement fut entièrement rénové et aménagé de manière à assurer des conditions de détention respectant la dignité des détenus. La prison de Burgas Le requérant allègue que sa cellule à la prison de Burgas avait une superficie de 6 m2. Il disposait d’un lit et d’un casier métallique. Il n’y avait ni eau courante ni toilettes dans sa cellule. Il se servait d’un seau en plastique pour ses besoins naturels. Comme tous les détenus, il pouvait sortir de sa cellule trois fois par jour pendant trente minutes pour vider le seau et remplir sa bouteille d’eau. L’intéressé présente à l’appui de ces allégations une déclaration de son coaccusé A.S., qui fut détenu avec lui dans les mêmes conditions à la prison de Burgas. L’intéressé expose de surcroît qu’il fut obligé de porter un uniforme de condamné alors que la réglementation interne lui permettait de porter ses propres vêtements. Le requérant expose qu’au début de son séjour à cette prison, il fut privé d’exercice en plein air. D’après la déclaration d’A.S. (paragraphe 35 ci-dessus), les détenus pouvaient sortir en plein air une fois tous les deux jours pendant une heure. Le requérant ne fut associé à aucune activité organisée dans l’enceinte de la prison de Burgas. Il demanda à plusieurs reprises à l’administration pénitentiaire à pouvoir être inclus dans les différents programmes de formation et d’activités professionnelles et à être transféré à la prison de Sofia pour être plus près de sa famille, mais ses demandes restèrent sans suite. Selon un rapport du directeur de la prison de Burgas présenté par le Gouvernement, le requérant s’était difficilement adapté aux règlements pénitentiaires ; son comportement vis-à-vis des surveillants et de l’administration pénitentiaire avait été contestataire et irrespectueux. Cependant le requérant avait bénéficié de tous les droits accordés aux personnes privées de liberté. Il était logé et nourri conformément aux standards pénitentiaires. Il avait bénéficié de temps quotidien en plein air et il avait libre accès à la bibliothèque de la prison. Il avait consulté à plusieurs reprises un psychologue et il avait eu plusieurs rencontres avec le responsable des activités à la prison. La prison de Sofia Suite à son transfert à la prison de Sofia, le requérant fut soumis au régime pénitentiaire dit « spécial », qui se caractérise par un isolement quasi total du reste de la population carcérale. L’intéressé expose que pendant la période comprise entre février 2004 et l’été 2006, il fut enfermé dans une cellule mesurant 4 x 2 mètres qu’il partageait avec un autre prisonnier. Les deux lits occupaient l’essentiel de la surface au sol, ce qui ne laissait aux deux détenus qu’un espace libre de 2 m2. Il n’y avait pas d’eau courante dans la cellule et les prisonniers utilisaient un seau en guise de toilettes. Le requérant expose qu’il passait la plupart de la journée assis sur son lit faute d’espace libre dans la cellule. Il prenait ses repas dans la cellule et il était autorisé à se promener dans la cour de la prison une fois par jour pendant une heure. Son accès à la bibliothèque de la prison se limitait aux quelques minutes nécessaires pour choisir et emprunter un livre et il était raccompagné immédiatement après jusqu’à sa cellule. Il pouvait aller à la chapelle de la prison deux fois par an, pendant les fêtes de Pâques et de Noël, mais en dehors des heures de messe afin de ne pas rencontrer les autres prisonniers. L’intéressé expose encore que jusqu’en 2005, le quartier de haute sécurité de la prison était surpeuplé et que les détenus malades n’étaient pas séparés des autres prisonniers, ce qui favorisait la transmission de maladies infectieuses. Les conditions matérielles s’améliorèrent quelque peu après les travaux effectués dans cette aile de la prison en 2005 et 2006. En décembre 2008, il bénéficia d’un allègement de son régime pénitentiaire. Cependant, comme tous les prisonniers de sa catégorie, il continuait à être séparé du reste de la population carcérale et sa cellule restait fermée à clé pendant la journée. En 2004 et 2005, il avait occasionnellement travaillé dans sa cellule en pliant des enveloppes. Depuis 2010, il a la possibilité de se rendre dans une salle d’activité où il peut discuter avec d’autres prisonniers condamnés à la perpétuité et lire des livres. Selon un rapport du directeur de la prison de Sofia daté du 11 octobre 2011, l’aile de haute sécurité de la prison de Sofia fut entièrement rénovée en 2005 et 2006. À la date du rapport en question, le requérant était incarcéré dans une cellule individuelle d’une superficie de 7,7 m2 disposant d’un lit, d’une table, d’un casier, d’une douche et de toilettes privatives. Sa cellule disposait de chauffage, d’accès à l’eau chaude et elle était bien éclairée. À l’exception des contraintes liées à son régime pénitentiaire, le requérant bénéficie des activités offertes aux autres détenus : il a la possibilité de travailler, d’aller à la bibliothèque ou à la chapelle de la prison, de recevoir les visites de ses proches, d’écrire et de recevoir des lettres. Il peut par ailleurs bénéficier d’allègements de son régime pénitentiaire conformément à l’article 198 de la loi pénitentiaire, sous réserve d’un avis favorable de la commission spécialisée, et rejoindre à terme le reste de la population carcérale. Par ailleurs, en 2010, le requérant demanda l’annulation d’un certain nombre des dispositions du règlement d’application de la loi pénitentiaire relatives aux modalités d’exécution de sa peine perpétuelle. Son recours fut rejeté de manière définitive par un arrêt du 14 septembre 2011 de la Cour administrative suprême, qui jugea que les dispositions attaquées du règlement d’application n’étaient pas contraires à la loi pénitentiaire et que l’adoption du règlement n’était pas entachée d’irrégularités susceptibles de justifier son annulation. C. L’état de santé du requérant et les soins médicaux prodigués en prison En juin 2001, alors qu’il était incarcéré à la prison de Burgas, le requérant se déclara en grève de la faim pour protester contre le refus des autorités de le transférer à la prison de Sofia. Au cours de ces événements, il était sous la surveillance de l’équipe médicale de la prison. En juillet 2001 son état de santé s’aggrava et, à l’initiative des autorités pénitentiaires, il fut transféré à l’hôpital pénitentiaire près la prison de Sofia. Après son rétablissement, il retourna à la prison de Burgas. Le 26 octobre 2004, le requérant fut accueilli à l’hôpital de la prison de Sofia. Les examens médicaux pratiqués révélèrent qu’il souffrait de tuberculose. Il reçut un traitement médicamenteux à l’hôpital jusqu’au 15 novembre 2004. Par la suite, il demanda à l’administration de la prison de lui accorder plus de temps de plein air, ce qui lui aurait été refusé. L’intéressé expose qu’il n’a pas pu suivre un régime alimentaire adapté à son état de santé, aussi bien pendant qu’après le traitement suivi à l’hôpital pénitentiaire. Selon le rapport du directeur de la prison de Sofia du 11 octobre 2011, à la suite de son séjour à l’hôpital pénitentiaire en 2004, le requérant fut régulièrement soumis à des examens médicaux et analyses biologiques de contrôle. Les résultats de ses derniers examens pratiqués en 2011 auraient démontré que sa maladie n’a pas récidivé. En août 2010 et janvier 2011, le requérant fut hospitalisé à deux reprises pour des maux de tête et insomnies. Il fut examiné et des analyses biologiques furent pratiquées. Les médecins conclurent qu’il s’agissait de céphalées chroniques. Aucune complication sérieuse ne fut découverte. Le requérant reçut un traitement médicamenteux et les douleurs s’estompèrent après les séjours à l’hôpital. Selon le même rapport, le requérait avait eu recours à plusieurs reprises aux services du dentiste de la prison et d’un autre dentiste choisi par ses parents. Par ailleurs, selon les rapports susmentionnés des directeurs des prisons de Sofia et Burgas, il existe un système de prévention et de dépistage de la tuberculose en milieu carcéral, comprenant, entre autres, des examens prophylactiques, diverses analyses médicales en cas d’infection suspectée et l’hospitalisation des détenus en cas de maladie avérée. Certains groupes de détenus, tels que les toxicomanes, les séropositifs, les personnes ayant des antécédents de tuberculose et les diabétiques font l’objet d’une surveillance particulière de la part des médecins pénitentiaires. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Les modalités d’exécution des peines perpétuelles et les recours indemnitaires en vertu de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage Le droit et la jurisprudence internes pertinents concernant le régime d’exécution des peines perpétuelles et les actions en dommages et intérêts en vue de la réparation du préjudice causé par de mauvaises conditions de détention ont été résumés dans l’arrêt Harakchiev et Tolumov c. Bulgarie, nos 15018/11 et 61199/12, §§ 108-135 et §§ 136-146 respectivement, CEDH 2014 (extraits). B. L’accès à un avocat au cours des premiers jours de la détention En vertu de l’article 70, alinéa 4 de l’ancienne loi sur le ministère de l’Intérieur, abrogée en 2006, toute personne détenue par la police parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale avait le droit d’être assistée d’un avocat dès le début de sa détention. En vertu de l’article 73, alinéa 1 de l’ancien code de procédure pénale, le défenseur pouvait participer à la procédure pénale dès l’arrestation ou l’inculpation du suspect. III. LES RAPPORTS DU COMITé EUROPÉEN POUR LA PRÉVENTION DE LA TORTURE ET DES PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS OU DÉGRADANTS (CPT) Le centre de détention provisoire de Burgas fut visité en 1999 par une délégation du CPT. La partie pertinente du rapport publié à l’issue de cette visite se lit comme suit (texte disponible uniquement en anglais) : « 73. As they were generally the same as those observed in investigation detention facilities during the CPT’s 1995 visit, the report will not describe in detail the conditions observed in Burgas Regional detention facility (15 cells, forty detainees at the time of the delegation’s visit), Nessebur Investigation detention facility (5 cells, six detainees at the time of the visit) and Plovdiv Regional Investigation detention facility (32 cells, forty-eight detainees at the time of the visit). To mention only some of the most important failings, these establishments were overcrowded, poorly equipped and dirty, detainees’ access to toilet/shower facilities was problematic, there was insufficient food and drinking water and a total absence of outdoor exercise and out-of-cell activities. As such, the conditions remain of very serious concern to the CPT. » La prison de Burgas fut visitée par une délégation du CPT en avril 2002. La partie pertinente du rapport publié de la délégation se lit comme suit : « 93. At the time of the visit, Burgas Prison held eleven life-sentenced prisoners (including three whose sentences had not been confirmed). Similar to other parts of the establishment, the section for life-sentenced prisoners had benefited from recent refurbishment. Due to the removal of shutters from cell windows, ventilation and access to natural light had clearly improved. New cell equipment had been delivered and each cell (measuring 6 m²) was about to be fitted with a bed, table, chair, noticeboard and cupboard. (...) (...) Life-sentenced prisoners’ access to the toilet facilities was restricted to three times a day. At other times, they had to use a bucket within their cells. The recommendations already made in paragraphs 82 and 87 concerning access to toilet facilities apply equally to life-sentenced prisoners. (...) Life-sentenced inmates referred to recent improvements to their regime, involving, at Burgas, access to the library and recreational activities (e.g. TV, video projections) (...). Further (...) the inmates concerned had been given some productive/creative work which they could carry out in their cells. Finally, they were now allowed to use the phone. These are all steps in the right direction. However, life-sentenced prisoners complained about the lack of possibilities for associating among themselves and with other prisoners. The little time available for face-to-face interaction during daily outdoor exercise (...) and recreational/sports activities did not offer adequate scope for human contact. (...) More generally, the CPT recommends that the Bulgarian authorities continue to develop the regime of life-sentenced prisoners at Burgas and Pleven prisons, as well as at other prisons throughout Bulgaria, by integrating them in the mainstream prison population, in accordance with the above-mentioned amendments to the Law on the Execution of Punishments. (...) 107. Both Burgas and Pleven prisons held a certain number of inmates suffering from tuberculosis. Tangible efforts were being made by the respective health care services to address the issue on the basis of the updated "Working programme for combating tuberculosis in the prison system", established by the Ministry of Justice in co-operation with the Ministry of Health. At both establishments, it was standard practice for prisoners with active TB to be transferred to Lovech Prison Hospital for intensive treatment; following this, sustaining treatment was administered by the respective health care services. The CPT’s delegation was told at the two prisons that there was a sufficient supply of antituberculosis medication. However, it would appear that the taking of antituberculosis medication at both establishments was not monitored on an ongoing basis, as prescribed by the DOTS strategy for tuberculosis control. The CPT would like to receive the comments of the Bulgarian authorities on this matter. More generally, the information received by the CPT’s delegation during the 2002 visit indicated that the prevalence of tuberculosis in the Bulgarian prison population had fallen noticeably since 1999. This is a positive development. The CPT encourages the Bulgarian authorities to ensure that vigilance is maintained in respect of tuberculosis control in all penal establishments, especially through adequate screening of the inmate population and the provision of appropriate material resources and training of health care staff. Tuberculosis control should be effected in a consistent manner across the prison system, and in accordance with standards applied in the outside community. » La prison de Sofia fut visitée par une délégation du comité en septembre 2006, en décembre 2008 et en mars et avril 2014. Les trois rapports de visite ont été publiés. La partie pertinente du rapport de visite de 2006 se lit comme suit : « 101. There were 15 lifers at Sofia Prison at the time of the visit; two were being accommodated in the mainstream prison population, while the rest were held in a separate unit in the section used for disciplinary isolation. Lifers in the separate unit were accommodated in single cells measuring 7.5 m²; the cells had a small barred window, set too high in the wall to afford a view out. There was integral sanitation which reduced the limited space in the cell; however, the cells would provide adequate sleeping accommodation for one person provided these prisoners were offered a varied programme of out-of-cell activities during the daytime. However, in contrast to the situation observed in Pleven and Sliven, life-sentenced prisoners in Sofia Prison lacked communal activities. They were locked up in their cells except for periods of outdoor exercise (1.5 hours like the rest of the inmates at Sofia Prison), which all but four lifers took together. (...) In-cell activities included watching TV and reading books from the library and a daily newspaper; further, nine lifers worked in their cells (making gift bags). (...) (...) As regards those life-sentenced prisoners currently held in special units, the CPT recommends that the Bulgarian authorities continue to develop their regime of activities, in particular by providing more communal activities (including access to work and education) and revising the policy on long-distance learning and computerbased courses. (...) 109. Medical examination on admission generally took place on the day of arrival or the following day, but there were a few isolated cases of delays of several days, undoubtedly a reflection of the meagre staff resources. Further, during the month spent in the reception unit, newly arrived prisoners underwent a number of examinations (including of suicidal risk). As regards screening for transmissible diseases, it varied from one prison to another. (...) At Sofia Prison, screening for HIV was carried out by an NGO on a voluntary basis. As regards screening for tuberculosis, a mobile X-ray unit visited the prisons once a year and all prisoners were screened. (...) » La partie pertinente du rapport de visite de 2008 se lit comme suit : « 74. As noted in paragraph 68, at the time of the visit, there were 18 life-sentenced prisoners at Sofia Prison. Three of them had been integrated into the mainstream prisoner population, while the remainder were being held in a separate unit (Group 1). Material conditions of detention in the lifer unit had remained basically unchanged since the 2006 visit. The installation of integral sanitation in the cells, with a shower head over the toilet and access to hot water all day, was a positive feature; however, as a result, prisoners had less occasions to leave their cells and interact with staff. Some of the lifers had their own television sets and playstations in their cells. (...) As regards activities, one notable change since the 2006 visit was the entry into operation of a social room (“club”) in the lifer unit. This good facility was decorated in pleasant light colours and furnished with bookcases, a chess table with two chairs, a larger table with five chairs, a cupboard with games including a backgammon board, a television set with DVD player and a sink. Lifers were divided into three subgroups on the basis of common interests (playing cards, chess, discussing legal matters, etc.) and each group was allowed to use the social room for one hour each weekday. At weekends, there were only the two officers present, which made it difficult to organise activities. Lifers who were willing to work (12 of the 15 in the lifers unit) worked in their cells on the same kinds of piece work as was observed on the 2006 visit (e.g. putting strings on boutique bags). Further, outdoor exercise for one and a half hours per day was offered to all lifers. The delegation noted that a shelter had been provided at one end of the exercise yard. Despite the above-mentioned welcome introduction of a social room, which increased the amount of time spent out of the cells and in association with other prisoners, the daily regime in the lifer unit remained monotonous. The CPT recommends that the Bulgarian authorities strive to enhance the programme of activities provided to life-sentenced prisoners at Sofia Prison, if necessary, by increasing staffing. Staff on the lifer unit indicated that two of the inmates were in their first 5 years of a life sentence and were therefore subject to particular security restrictions. The two lifers were escorted in handcuffs and were not allowed television. It was up to the Director to review the use of handcuffs, but there was no time limit on their use and no regular review period. As already stated in the report on the 2006 visit, the CPT considers that there can be no justification for routinely handcuffing a prisoner within a secure environment, provided there is proper staff supervision. The Committee recommends that the Bulgarian authorities review the policy of handcuffing life-sentenced prisoners when outside their cells. The CPT has in the past expressed its serious misgivings about the current legal provisions whereby lifers are systematically subjected to a strict and segregated regime for an initial period ordered by the sentencing court (i.e. 5 years). This approach runs counter to the generally accepted principle that offenders are sent to prison as a punishment, not to receive punishment. The Committee does not question that it may be necessary for some prisoners to be subject, for a certain period of time, to a special security regime. However, the decision whether or not to impose such a measure should lie with the prison authorities, be based on an individual risk assessment and be applied only for the shortest period of time. A special security regime should be seen as a tool of prison management, and not be made part of the catalogue of criminal sanctions to be imposed by courts. In many countries, lifers are not viewed as necessarily more dangerous than other prisoners; many of them have a longterm interest in a stable and conflict free environment. Therefore, the approach to the lifer management should proceed from individual risk and needs assessment to allow decisions concerning security, including the degree of contact with others, to be made on a case-by-case basis. Whereas lifers should not be systematically segregated from other prisoners, special provision should be made to assist lifers and other longterm prisoners to deal with the prospect of many years in prison. In this respect, reference should be made to Rule 103.8 of the European Prison Rules which states that ‘particular attention shall be paid to providing appropriate sentence plans and regimes for life-sentenced prisoners’, taking into consideration the principles and norms laid down in the Council of Europe Recommendation on the ‘management by prison administrations of life-sentence and other long term prisoners’. Pursuant to Bulgarian law, after the initial 5 years of their sentence, lifers are eligible for allocation within the mainstream prisoner population if they have behaved well and have had no disciplinary punishments. However, in practice, only a minority of lifers (3 out of 18 at Sofia Prison) had found their way into the mainstream, some after many years served in the lifer unit. The CPT invites the Bulgarian authorities to build on the success of the ‘experiment’ of integrating some life-sentenced prisoners into the mainstream prison population, which should be considered as an appropriate part of the management of this category of prisoner and reinforced by legislative measures. More generally, the CPT recommends that the Bulgarian authorities review the legal provisions and practice concerning the treatment of life-sentenced prisoners, in the light of the above remarks. » Le rapport de 2008 ne contenait aucune remarque particulière sur le suivi et le traitement des maladies contagieuses à la prison de Sofia, y compris concernant la tuberculose. La partie pertinente du rapport de visite de 2014 se lit comme suit : « 84. The review of the situation of life-sentenced prisoners in Bulgaria, carried out by the CPT’s delegation in the course of the 2014 visit, demonstrated that little – if anything at all – had been done to improve their condition in the light of the Committee’s long-standing recommendations. (...) All the prisons visited had a high-security unit in which the vast majority of life-sentenced prisoners were accommodated, the remaining small minority having been allowed to integrate into the mainstream prison population. At the time of the visit, there were (...) 21 [life-sentenced prisoners] at Sofia Prison (15 in the highsecurity unit – Group 1) (...). At the time of the visit, there were (...) nine [“real lifers”] at Sofia Prison (...). In the absence of any change in the legislation governing the criteria for changing the regime of a lifer (despite repeated recommendations from the CPT to this effect), the very small proportion of life-sentenced prisoners allowed to associate with other sentenced prisoners (nonlifers) is hardly surprising. The CPT calls upon the Bulgarian authorities to review the current legal provisions in order to ensure that the segregation of lifers is based on an individual risk assessment and is applied for no longer than strictly necessary. (...) The lifers’ cells seen at Sofia and Vratsa were larger (measuring between 8 and 9 m²) and many of them were used for double occupancy. The material conditions varied from one lifers’ cell to another in each prison, but they were generally characterised by a more or less advanced state of dilapidation and insalubrity (mould on the walls, water on the floor, etc.). Cells at Sofia Prison had very poor access to natural light but the artificial lighting was adequate. (...) Life-sentenced prisoners could take a shower twice a week in the four prisons visited. Apart from Burgas Prison, all cells for lifers were equipped with (partially screened) sanitary annexes, comprising a toilet and a washbasin. (...) With the positive exception of Vratsa Prison, the in-cell sanitary annexes, as well as the communal showers, toilets and washing facilities, were generally as dilapidated and dirty as elsewhere in the prisons visited. Further, the situation with respect to personal hygiene items and cleaning products was the same as for the rest of the respective prison populations. In the light of the observations in paragraphs 86 and 87, the CPT calls upon the Bulgarian authorities to take the following steps in respect of material conditions in the units for lifers in the prisons visited: - take out of service any single cells in which the living space is less than 6 m², incell sanitary annexe excluded; (...) - refurbish the lifers’ cells in all the prisons concerned, paying particular attention to access to natural light at Sofia Prison; in the course of the refurbishment works, all cells should be fitted with fully screened sanitary annexes (i.e. with a partition up to the ceiling); (...) These recommendations apply mutatis mutandis to all the cells located in the highsecurity units of Belene, Burgas, Sofia and Vratsa prisons, including the disciplinary and segregation cells. As regards the in-cell sanitary annexes, communal toilets, washing and shower facilities at Belene, Burgas and Sofia prisons, and the provision of basic hygiene products as well as materials for cleaning cells, reference is made to the recommendation in paragraph 74 above. Turning to activities, two [lifers had work] at Sofia Prison (...) As regards other activities, lifers at all the prisons visited could have TV and/or radio sets in their cells, as well as books, newspapers and (sometimes) DVD players and playstations. Lifesentenced inmates at Sofia Prison were entitled to an hour and a half of association in a common room per day, which was often not taken as the room was only equipped with a table and chairs and there was nothing to do there. (...) Outdoor exercise was available for (...) an hour and a half per day at Sofia Prison (...). In addition, at Sofia and Vratsa prisons the lifers had access to a gym for one hour, five days a week. The CPT remains of the view that the regime for life-sentenced prisoners in Bulgaria should be fundamentally reviewed, so as to include a structured programme of constructive and preferably out-of-cell activities; educators and psychologists should be proactive in working with lifesentenced prisoners to encourage them to take part in that programme and attempt to engage them safely with other prisoners for at least a part of each day. Consequently, the Committee reiterates its recommendation that the Bulgarian authorities continue to develop the regime for life-sentenced prisoners, in particular by providing more communal activities (including access to work and education). (...) Overall, the delegation noted in the prisons visited that the security measures with respect to life-sentenced prisoners were being applied on the basis of an individual risk assessment; further, they were regularly reviewed and the aim was to reduce gradually the level of restraints imposed on the inmates. The delegation was positively impressed by the practice observed at Vratsa Prison, where (by decision of the director) life-sentenced prisoners were no longer handcuffed while outside their cells, except when being escorted outside the secure detention areas of the prison; further, custodial officers working with the lifers did not carry truncheons. Also in (...) Sofia, most lifers were no longer handcuffed while moving within their units. (...) 100. Many times in the past, the Committee has stressed the importance of medical screening of newly-arrived prisoners, in particular in the interests of preventing the spread of transmissible diseases, suicide prevention, and ensuring the timely recording of any injuries. In all the penitentiary establishments visited, newly-arrived prisoners were in principle seen by health-care staff within 24 hours from their arrival. That said, there were some exceptions: inmates who arrived on a Friday were usually not seen before the following Monday; further, delays of up to seven days were found at (...) Sofia prison. The medical screening process was of a superficial character (if not a mere formality) in most of the establishments visited, and consisted of an interview and taking an inmate’s pulse and blood pressure. That said, the procedure at Belene and Vratsa prisons also included the screening for tuberculosis, whereas in the other prisons such a screening was only performed once a year and not on admission; as for Boychinovtsi Correctional Home, TB screening upon arrival was not performed systematically. Other tests (e.g. for HIV, hepatitis B/C) could be performed on a voluntary basis, but none of the establishments did that as a routine measure. (...) The CPT reiterates its recommendation that steps be taken to ensure strict adherence to the rule that all prisoners must be seen by a health-care staff member immediately upon arrival, as specified in the law. The medical examination on admission should be comprehensive, including a physical examination. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les années de naissance des requérants figurent en annexe. En octobre 2000, un nombre considérable de détenus entamèrent une grève de la faim et un « jeûne de la mort », essentiellement afin de protester contre le projet de prisons de « type F », lequel visait à mettre en place des unités de vie plus petites pour les détenus. Au cours du mois de décembre 2000, une équipe de médiateurs, composée de députés, de représentants d’organisations non gouvernementales et d’un groupe d’artistes et d’intellectuels connus, s’entretint avec les grévistes de la faim. Une délégation du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) se rendit aussi en Turquie aux fins de mener des entretiens, à l’invitation du gouvernement turc. Toutefois, aucune solution ne put être trouvée. Le 18 décembre 2000, le directeur de la prison de Bayrampaşa soumit à l’approbation du parquet d’Istanbul une demande d’intervention des forces de l’ordre. Il expliqua que quarante-cinq détenus observaient le « jeûne de la mort » et refusaient les examens médicaux quotidiens assurés par les médecins de la prison et les soins proposés par eux. Les prisonniers n’auraient pas renoncé à poursuivre leur jeûne malgré l’intervention de médiateurs, des familles et des médecins. Le 15 décembre 2000, les prisonniers auraient refusé d’être examinés par des médecins envoyés par l’Ordre des médecins. Ces derniers auraient observé une perte de poids alarmante chez ces prisonniers, ainsi qu’une détérioration de leur santé, et relevé que, dans les jours à venir, les fonctions vitales des intéressés seraient atteintes et que les premiers décès surviendraient. Pour le directeur de la prison, une intervention des forces de l’ordre permettrait de prodiguer aux prisonniers les soins nécessaires et de prévenir des décès. A. L’intervention des forces de l’ordre dans la prison de Bayrampaşa Le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre intervinrent simultanément dans une vingtaine d’établissements pénitentiaires, dont la prison de Bayrampaşa où étaient détenus les requérants. Au cours de cette opération, baptisée « retour à la vie » (hayata dönüş), de violents heurts survinrent entre les forces de l’ordre et les prisonniers. À la prison de Bayrampaşa, l’opération concerna le bloc C, composé de dix-huit dortoirs. Au cours de celle-ci, douze détenus trouvèrent la mort et une cinquantaine de détenus furent blessés, dont certains par arme à feu, parmi lesquels plusieurs requérants. Selon le procès-verbal de huit pages dressé à la suite de l’opération, l’intervention avait débuté vers 5 heures pour se terminer vers 20 h 30. À la suite de l’appel à la reddition des forces de l’ordre, des prisonniers occupant certains dortoirs avaient accepté l’évacuation sans opposer de résistance. Les autres détenus avaient dressé des barricades derrière les portes des dortoirs et poursuivi leur résistance et leurs agressions en utilisant des armes à feu, des lance-flammes, des cocktails Molotov et des produits inflammables. Les forces de l’ordre avaient lancé des bombes lacrymogènes pour neutraliser les mutins et n’avaient utilisé leurs armes à feu qu’en cas de nécessité (pour une description plus détaillée du déroulement des faits tels qu’exposés dans ce procès-verbal, voir l’affaire İsmail Altun c. Turquie, no 22932/02, §§ 9-19, 21 septembre 2010). Au cours de cette opération, la requérante Songül İnce fut blessée par balle. Les requérantes Özgül Dede et Gülperi Özen furent victimes de brûlures lors de l’incendie de leur dortoir. Selon le rapport d’incendie rédigé par les pompiers, il était estimé (tahmin edilmektedir) que l’incendie avait été déclenché par la mise à feu, par les détenues, des matelas et de la literie. Le feu se serait ensuite propagé à tout le dortoir. B. La prise en charge médicale des requérants Après leur évacuation, les détenus qui n’étaient pas blessés et dont l’état de santé ne nécessitait pas une prise en charge furent directement transférés vers d’autres établissements pénitentiaires. S’agissant des requérants Recep Çingitaş, Ali Polat, Şenol İskender, Muammer Pakkan, Hasan Aksakal, Kenan Güngör, Canali Türkmen, Hasan Demir et Cengiz Bayır, l’examen médical pratiqué lors de leur admission à la prison d’Edirne ne révéla aucune trace de coups et blessures sur leurs corps. Quant aux requérantes, elles bénéficièrent d’une prise en charge médicale à l’hôpital de Bayrampaşa : – Fatma Güzel se vit prescrire un traitement médicamenteux pour des sifflements pulmonaires ; son examen ne révéla aucune trace de coups et blessures sur son corps ; – Aydan Odabaş fut soumise à un examen qui révéla la présence d’une ecchymose à l’épaule gauche et d’une ecchymose à l’index droit, formées à la suite de coups ; – Özgül Dede fut admise au service de chirurgie de l’hôpital pour des brûlures au front, au cuir chevelu, au dos et aux omoplates ; elle quitta l’hôpital le 24 décembre 2000 ; – Gülperi Özen fut aussi admise au service de chirurgie de l’hôpital pour des brûlures au cuir chevelu et aux mains, et elle quitta l’établissement le 8 juin 2001 au terme de sa prise en charge ; – Songül İnce reçut les premiers soins à l’hôpital pour une blessure par balle ayant entraîné de multiples fractures du coude et la destruction de muscles et de tendons ; puis, dans la foulée, elle fut transférée au service d’orthopédie de l’hôpital de Haseki où elle subit une intervention avant de revenir à l’hôpital de Bayrampaşa. Selon un rapport établi le 11 janvier 2001 par l’institut médicolégal, la blessure par balle subie par la requérante Songül İnce n’avait pas engagé son pronostic vital et nécessitait un arrêt de travail de soixante jours. Selon un deuxième rapport établi par l’institut médicolégal le 23 février 2001, les brûlures dont les requérantes Özgül Dede et Gülperi Özen avaient été victimes ne présentaient pas de risque vital pour les intéressées et nécessitaient pour chacune un arrêt de travail de quinze jours. Par ailleurs, concernant le requérant Özkan Pekgüleç, un rapport médical avait été établi entre-temps par le médecin de la prison d’Edirne. Ce rapport, en date du 22 janvier 2001, indiquait que l’examen médical subi par le requérant lors de son admission n’avait révélé aucune trace de coups et blessures sur son corps. C. Les enquêtes et procédures pénales relatives aux évènements survenus à la prison de Bayrampaşa L’enquête et la procédure pénales ouvertes pour les blessures et les décès survenus pendant l’opération « retour à la vie » Le 21 décembre 2000, les forces de l’ordre procédèrent à une fouille du bloc C. Selon le procès-verbal de fouille, les forces de l’ordre avaient trouvé à cette occasion un fusil d’assaut de type Kalachnikov avec quatre chargeurs ainsi que 78 balles et 57 douilles correspondant à cette arme. Elles avaient également trouvé quatre pistolets avec leurs chargeurs et des balles, une centaine d’objets tranchants, une antenne et un receveur satellites, des chargeurs, des adaptateurs, des arcs et de nombreuses flèches fabriquées avec des seringues, onze engins explosifs artisanaux, une perceuse, des scies, 58 masques à gaz artisanaux, des flacons d’acide et de produits inflammables, des masses, des équipements de son, des armes factices, ainsi qu’un très grand nombre de documentations, objets et enregistrements audio et vidéo relatifs à des organisations illégales. Le 22 décembre 2000 et le 19 janvier 2001, plusieurs experts de l’institut médicolégal procédèrent, sur demande du parquet d’Eyüp, à des recherches à la prison de Bayrampaşa aux fins d’expertise. Lors de leur visite, ils notèrent d’abord que les lieux n’étaient plus dans l’état dans lequel ils étaient à l’issue de l’opération en raison de la fouille générale effectuée par les gendarmes. Ils firent ensuite le relevé des impacts de balles et des détériorations dans le couloir central et les dortoirs, et ils recueillirent sur place des dizaines de grenades lacrymogènes. Dans leur rapport rédigé le 14 février 2001, les experts relevèrent que les grenades de gaz lacrymogène contenaient 35 grammes de gaz CS (chlorobenzylidène malonitrile) et 0,21 grammes d’explosif. Ils précisèrent que, du fait de leur mouvement giratoire, une fois lancées, les grenades ne pouvaient en principe pas être récupérées et renvoyées par les personnes présentes. Ils indiquèrent que le gaz pouvait donner lieu à des sensations de brûlure aux yeux et à la peau, à des inflammations, à des brûlures des voies respiratoires et à un état de panique lié à la sensation d’étouffement, à des nausées, des vertiges et des maux de tête, à un état de fébrilité et à une réduction de la mobilité. Les experts conclurent, au vu de la surface du dortoir concerné (C1) et du nombre de grenades retrouvées sur les lieux (quarante-cinq), que la quantité de gaz lacrymogène utilisée dans le dortoir en question était largement supérieure au seuil mortel. Ils relevèrent aussi que les grenades retrouvées dans ce dortoir comportaient l’indication suivante : « Ne pas utiliser dans des espaces confinés, veiller à ce qu’il y ait suffisamment de courants d’air (...). Lancer la grenade à un endroit où il n’y a pas d’êtres humains ni de matériaux inflammables. » Ils notèrent la présence dans le dortoir de matériaux inflammables tels que du papier, des vêtements, des matelas en mousse mais aussi une bouteille plastique avec des restes de solvants organiques (benzène et toluène). Ils indiquèrent que l’examen des échantillons de vêtements et de tissus prélevés sur des restes calcinés de détenues avait révélé la présence de solvants organiques, dont de l’éthanol et du méthanol. Ils précisèrent qu’il était impossible de déterminer avec exactitude l’origine des incendies, ceux-ci pouvant avoir eu pour cause l’utilisation excessive de grenades lacrymogènes dans un espace contenant des matériaux inflammables ou avoir été le fait des détenues (autoimmolations ou incendies volontaires). Les experts ajoutèrent que les impacts sur les murs du couloir principal montraient que les tirs provenaient d’un seul et même côté, à savoir des locaux de l’administration, et étaient orientés vers le dortoir no 19 qui se trouvait au fond du couloir central. Quant aux impacts observés sur les murs de la cour et les murs intérieurs des dortoirs, ils provenaient, d’après le rapport, de tirs effectués depuis les toits des dortoirs d’en face et les meurtrières des murs intérieurs de la cour. Entre-temps, le 22 janvier 2001, le procureur de la République d’Edirne avait entendu le requérant Özkan Pekgüleç : celui-ci affirmait avoir été blessé au cours de l’opération par une grenade qui l’aurait atteint au dos, indiquait porter plainte contre les personnes qui l’auraient blessé et ajoutait que la lésion en question n’était pas apparente et qu’il n’avait pas souhaité passer un examen médical. Le 9 février 2001, le procureur de la République d’Edirne s’était déclaré incompétent et avait transmis la plainte du requérant au parquet d’Eyüp. La Cour n’a pas été informée de la suite donnée à cette plainte. Le 1er novembre 2001, le procureur de la République d’Eyüp procéda à une nouvelle visite à la prison de Bayrampaşa, accompagné de quatre experts médicolégaux, pour clarifier les points restés incomplets lors des deux précédentes visites des lieux. Les recherches se concentrèrent sur le couloir principal. Les experts y relevèrent en détail le nombre d’impacts, leur localisation précise dans le couloir, leurs dimensions et caractéristiques, ainsi que les sens des tirs. Le 16 mai 2002, le commandement régional de la gendarmerie d’Istanbul informa le parquet d’Eyüp sur le plan d’intervention des forces de l’ordre. Il précisa que l’intervention avait été réalisée en quatre étapes, indiqua quelles unités avaient participé à l’opération et donna des explications sur la mission attribuée à chacune d’elles. Le 8 mai 2003, le procureur de la République d’Eyüp saisit le préfet d’Istanbul d’une demande d’autorisation de poursuites contre les agents des forces de l’ordre ayant participé à l’opération au sein de la prison de Bayrampaşa. Le 25 août 2003, le préfet refusa d’accorder l’autorisation sollicitée. Le 16 mars 2004, le tribunal administratif d’Istanbul (« le tribunal administratif ») annula la décision litigieuse aux motifs que l’identité des agents ayant participé à l’opération n’avait pas été déterminée et que leurs dépositions n’avaient pas été recueillies. Le 2 avril 2005, le préfet réitéra son refus d’autoriser les poursuites. Le 28 juin 2005, le tribunal administratif annula également cette décision pour les mêmes motifs que ceux précédemment retenus, et il renvoya l’affaire au préfet. Le 24 février 2006, un colonel de la gendarmerie fut désigné pour instruire l’affaire. Dans le cadre de l’enquête, ce colonel identifia les agents des forces de l’ordre qui avaient pris part à l’opération et il recueillit les déclarations de 258 gendarmes appartenant au bataillon de gendarmes commandos d’Elazığ et de 7 gendarmes appartenant à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara. Les dépositions de 74 agents ne purent être recueillies avant la clôture de l’enquête administrative. L’enquêteur examina également les témoignages de détenus ayant procédé à des actes de résistance face aux forces de l’ordre et d’auto-immolation par le feu. Le 10 avril 2006, à la lumière des conclusions du colonel chargé de l’enquête, le préfet réitéra son refus d’autoriser les poursuites. Le 19 juin 2006, le procureur de la République saisit le tribunal administratif d’une demande d’annulation de la décision du préfet au motif que l’enquête préliminaire était incomplète. Il indiqua que les dépositions de 74 gendarmes ayant pris part à l’opération n’avaient pas été recueillies et que l’enquêteur avait seulement recueilli les déclarations de 258 gendarmes. Il ajouta qu’il appartenait aux autorités judiciaires d’apprécier les faits et de vérifier si les forces de l’ordre avaient agi dans le cadre des pouvoirs qui leur étaient conférés. Le 21 septembre 2006, le tribunal administratif annula également la décision du préfet en date du 10 avril 2006. Il releva que, selon l’article 2 de la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires, il n’était pas nécessaire d’obtenir l’autorisation de la hiérarchie pour poursuivre les fonctionnaires pour des infractions de torture et de mauvais traitements. Il estima que la décision du préfet était contraire à la loi et à la procédure, et il renvoya le dossier à la préfecture en vue de sa transmission au parquet pour instruction de l’affaire. Le 1er avril 2010, le procureur de la République d’Eyüp, relevant que l’identité de certains gendarmes ayant participé à l’opération n’avait toujours pas été déterminée, décida de disjoindre la partie de l’enquête les concernant du reste de l’enquête. Le 2 avril 2010, il rendit une ordonnance de non-lieu concernant 214 gendarmes qui n’avaient pas été missionnés à la prison de Bayrampaşa ou bien qui avaient assuré seulement les transferts des détenus vers les prisons et les hôpitaux. Il releva que les allégations de mauvais traitements lors des transferts n’étaient aucunement étayées, et il ajouta que la procédure pénale y afférente s’était terminée par la prescription (paragraphe 48 ci-dessous). Le même jour, le procureur de la République d’Eyüp transmit le dossier d’enquête au parquet de Bakırköy pour l’ouverture d’une action pénale contre trente-neuf gendarmes identifiés comme ayant participé à l’opération. Le 20 avril 2010, le procureur de la République de Bakırköy inculpa les trente-neuf gendarmes en question du chef d’homicide et de tentative d’homicide dans l’exercice de leurs fonctions, dans des circonstances qui outrepassaient le cadre de leurs pouvoirs et dans lesquelles l’auteur de l’infraction restait indéterminé. Le procureur indiqua que le commandement régional de la gendarmerie d’Istanbul avait donné, dans sa lettre du 16 mai 2002, des informations sur la planification de l’opération litigieuse et les forces de l’ordre missionnées. Il releva toutefois que la liste des gendarmes qui appartenaient à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara et qui avaient été affectés à des tâches d’intervention et d’appui n’avait pas été communiquée et que cette liste n’avait pas pu être obtenue malgré des correspondances répétées avec les autorités compétentes d’Ankara. S’appuyant sur les déclarations des plaignants et d’autres détenus, le procureur nota que les prisonniers avaient résisté aux forces de l’ordre, qu’ils avaient érigé des barricades, qu’ils avaient tenté de fournir eux-mêmes les premiers secours à leurs camarades blessés, qu’ils avaient évacué les morts vers les aires de promenade, qu’ils avaient tenté de se protéger des effets des grenades lacrymogènes à l’aide de masques à gaz artisanaux et qu’ils avaient fait usage de lance-flammes artisanaux, d’arcs et de flèches, de cocktails Molotov ou d’autres engins explosifs. Il nota aussi que, selon les déclarations des prisonniers, l’immolation par le feu de deux détenus était établie. Enfin, le procureur mentionna les armes à feu et autres armes et explosifs recueillis sur place lors des investigations effectuées. Il indiqua que, selon l’expertise balistique réalisée sur les douilles retrouvées sur place, soixantecinq douilles correspondaient au fusil de type Kalachnikov et deux douilles de diamètres différents provenaient de deux armes différentes. Il précisa que ces douilles ne correspondaient pas aux armes des forces d’intervention et qu’il en avait été conclu que des armes avaient été utilisées contre les forces de l’ordre. Le procureur reprocha ainsi aux gendarmes mis en cause d’avoir outrepassé les pouvoirs que leur conféraient leurs fonctions par un usage excessif de la force et d’armes, usage qui avait entraîné la mort de douze détenus par armes à feu et par incendie et qui avait occasionné des blessures à vingt-neuf détenus. Le procès s’ouvrit devant la cour d’assises de Bakırköy. Ainsi qu’il ressort des documents présentés dans le cadre de l’affaire Düzova c. Turquie (no 40310/06, §§ 39-46, 5 juin 2012), la première audience eut lieu le 23 novembre 2010. Au cours de cette audience, la cour d’assises recueillit les déclarations de vingt-sept prévenus, lesquels étaient tous des gendarmes appartenant au bataillon de gendarmes commandos d’Elazığ arrivés à Istanbul quelques jours avant l’opération. Certains des prévenus affirmèrent être intervenus uniquement à la prison d’Ümraniye (Istanbul), et non à la prison de Bayrampaşa ; interrogés sur les contradictions avec leurs dépositions précédentes, ils répondirent s’être trompés dans leurs déclarations. Certains gendarmes ayant pris part à l’opération menée à la prison de Bayrampaşa affirmèrent que, au moment des faits, ils avaient été affectés au groupe de réserve et que leurs fonctions s’étaient limitées à assurer l’évacuation des prisonniers. D’autres expliquèrent qu’ils avaient été affectés à la sécurité extérieure de la prison pour la durée de l’opération. Tous les prévenus affirmèrent qu’ils n’étaient pas armés. Parfois, ils revinrent sur leurs déclarations précédentes ; certains nièrent ainsi être intervenus dans l’enceinte de la prison. Interrogés directement par les avocats des plaignants, les gendarmes donnèrent des réponses générales ou évasives ou indiquèrent ne rien savoir ou ne plus se souvenir du déroulement de l’opération. Au cours de cette même audience, la cour d’assises entendit également une victime plaignante en ses déclarations. Celle-ci identifia un des agents présents à l’audience et déclara qu’il figurait parmi les agents intervenus dans son dortoir pendant l’opération alors que l’intéressé avait indiqué être intervenu à Ümraniye. Lors de l’audience tenue le lendemain, le 24 novembre 2010, la cour d’assises poursuivit l’audition de neuf plaignants, qui décrivirent le déroulement de l’opération et firent état d’un usage excessif d’armes à feu et de gaz par les forces de l’ordre. Les plaignants démentirent que des armes à feu et d’autres armes eussent été utilisées par les prisonniers. Au terme de l’audience, la cour d’assises invita les autorités militaires à fournir des informations sur la planification de l’opération et à lui envoyer le plan d’intervention adopté le 15 décembre 2000. Elle invita également les autorités militaires à fournir, lorsqu’ils existaient, les enregistrements vidéo de l’opération. Elle émit un mandat d’amener contre les prévenus absents et ordonna par contumace le placement en détention provisoire des prévenus introuvables à leur adresse. Elle réitéra ses demandes d’audition de certains témoins par commission rogatoire et elle délivra des mandats d’amener pour les témoins n’ayant pas répondu à la citation à comparaître. Le 22 mars 2011, le commandement de la gendarmerie d’Istanbul adressa à la cour d’assises de Bakırköy le plan d’intervention du 15 décembre 2000 sous forme de document classé « secret ». Il indiqua que le plan avait été retrouvé lors d’un rangement des archives. Ce document donnait des informations sur la situation de la prison de Bayrampaşa et le nombre de détenus. De même, il mentionnait l’absence d’emprise de l’État sur cette prison depuis de longues années, ainsi que la nécessité de libérer les détenus qui auraient été forcés à poursuivre leur « jeûne de la mort » et de les soustraire à l’emprise d’organisations illégales. Le plan abordait également de manière détaillée l’opposition susceptible d’être rencontrée par les gendarmes et les types d’armes pouvant être utilisés contre eux par les détenus. Selon ce plan, l’opération devait être menée au jour J et à l’heure H et se dérouler en quatre étapes. La première étape du plan consistait en la formation des gendarmes devant intervenir lors de l’opération et devait être finalisée au jour J-2. La deuxième étape consistait en le déploiement des forces de l’ordre à la prison et devait être finalisée au jour J à l’heure H-10. Le plan indiquait que des gendarmes appartenant à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara constituaient le groupe d’intervention et d’appui (fiili müdahale ve destek grubu), que des gendarmes appartenant au bataillon de gendarmes commandos de Halkalı et au bataillon de la prison devaient constituer le groupe de sécurité (emniyet grubu) chargé de circonscrire l’opération au bloc C et que des gendarmes appartenant à la compagnie de la rive européenne d’Istanbul devaient constituer le groupe de réserve (ihtiyat grubu). Pour le groupe d’évacuation et de garde (tayliye ve muhafaza grubu), une unité devait être constituée par le bataillon de la prison et le commandement de la gendarmerie d’Istanbul. Les unités de premiers secours devaient être constituées par des gendarmes du bataillon de la prison et, enfin, les unités de transport et de transfert (sevk ve nakil birlikleri) par des gendarmes du commandement régional d’Istanbul. Le plan indiquait également de quels armes et équipements chaque groupe serait pourvu. La troisième étape consistait en l’intervention elle-même. Il était prévu d’informer par mégaphone les détenus avant l’intervention et de lancer un appel à obtempérer et à ne pas résister. En cas de résistance, il était prévu de pratiquer des ouvertures dans le plafond et les murs et d’y jeter des grenades de gaz lacrymogène. Dans le même temps, des grenades lacrymogènes devaient être lancées par les portes des dortoirs et par toutes les ouvertures pour briser la résistance des détenus. Au besoin, il était prévu d’abattre les murs des dortoirs pour s’introduire dans ces derniers. Selon le plan, les forces de l’ordre devaient progresser étape après étape, sans précipitation, en sécurisant les zones au fur et à mesure de leur avancée. Lors de l’introduction dans le couloir, une utilisation massive de gaz lacrymogène et un usage proportionné des armes devaient permettre de briser la résistance des détenus. Les forces d’intervention devaient garder à l’esprit que les détenus pouvaient faire usage d’objets perforants et tranchants, de bombes artisanales, d’armes à feu et de lance-flammes artisanaux. Au cas où les détenus se disperseraient, les forces d’intervention devaient les neutraliser par groupes. Dans le cas contraire, la zone de regroupement des prisonniers devait être placée sous contrôle et le reste du bâtiment devait être sécurisé avant que les forces d’intervention ne se concentrent dans la zone de regroupement. Les détenus ainsi maîtrisés devaient être remis aux groupes d’appui aux fins de leur évacuation. Enfin la quatrième étape consistait en la fin de l’opération et le repli des forces de l’ordre. Le plan présentait ensuite les instructions détaillées pour chaque groupe devant participer à cette opération. S’agissant du groupe d’intervention et d’appui, le plan prévoyait la finalisation de sa formation au jour J-2 et indiquait que les forces d’intervention et d’appui devaient procéder à un exercice militaire dans des conditions réelles. Il indiquait en détail de quels armes et équipements lesdites forces disposeraient, prévoyait l’usage de la force et des armes selon le principe de proportionnalité et expliquait l’attitude à adopter dans les différents cas de figure possibles. En cas d’utilisation d’armes à feu par les détenus, les forces d’intervention devaient immédiatement faire usage de leurs armes. Le document indiquait aussi clairement la chaîne de commandement. Enfin, il comportait en annexe le plan du bloc C ainsi que le plan type d’un dortoir. Dans sa lettre du 22 mars 2011, le commandement de la gendarmerie d’Istanbul indiqua par ailleurs qu’il n’existait pas d’enregistrements vidéo de l’opération. Les parties n’ont pas fourni d’informations sur la suite de la procédure. Les procédures pénales menées contre le personnel de surveillance de la prison pour abus de pouvoir et contre les gendarmes intervenus lors de l’évacuation des détenus pour abus de pouvoir et mauvais traitements Le 16 juillet 2001, le procureur de la République inculpa 155 membres du personnel de la prison – surveillants de prison, gendarmes en fonction à la prison et responsables du détecteur de rayons X – pour abus de pouvoir, au motif qu’ils avaient permis l’introduction d’armes à feu dans l’établissement pénitentiaire. Il inculpa aussi 1 460 gendarmes ayant procédé à l’évacuation des détenus au terme de l’opération, leur reprochant des abus de pouvoir et l’infliction de mauvais traitements aux prisonniers lors de leur évacuation. Le 2 février 2007, le tribunal correctionnel d’Eyüp disjoignit la partie de la procédure diligentée contre le personnel de la prison de celle concernant les 1 460 gendarmes impliqués dans l’évacuation des détenus. Le 23 juin 2008, le tribunal correctionnel déclara l’action pénale diligentée contre les gendarmes éteinte pour prescription. Il releva que les faits qui étaient reprochés à ceux-ci remontaient au 19 décembre 2000 et que le délai de prescription avait été atteint le 19 juin 2008. Par une décision rendue le même jour, il mit également fin à l’action pénale diligentée contre le personnel de la prison pour le même motif. Aucun pourvoi ne fut formé contre cette décision. Le 31 mai 2011, la Cour de cassation confirma le jugement du tribunal correctionnel dans sa partie relative aux gendarmes. La procédure pénale diligentée contre les prisonniers pour rébellion Le 27 février 2001, le procureur de la République d’Eyüp inculpa 167 détenus du chef de rébellion. Le 28 avril 2009, le tribunal correctionnel d’Eyüp mit fin à l’action pénale pour prescription. La procédure pénale menée contre les gendarmes intervenus lors de l’évacuation des détenus pour destruction et vol Le 16 janvier 2001, le procureur de la République rendit une ordonnance de non-lieu en ce qui concernait une plainte déposée par des détenus contre les gendarmes intervenus lors de leur évacuation pour destruction et vol de leurs effets personnels lors de l’opération. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce, en vigueur à l’époque des faits, sont décrits dans les arrêts Ceyhan Demir et autres c. Turquie (no 34491/97, §§ 77-80, 13 janvier 2005), Gömi et autres c. Turquie (no 35962/97, §§ 42-45, 21 décembre 2006), et Leyla Alp et autres c. Turquie (no 29675/02, §§ 54-56, 10 décembre 2013). Le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») relatif aux opérations menées par les forces de l’ordre le 19 décembre 2000 dans les prisons turques (CPT/Inf (2001) 31), en date du 13 décembre 2001, figure dans l’arrêt İsmail Altun (précité, § 57).
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I. Les circonstances de l’espèce Les requérantes sont nées en 1956 et 1931 respectivement et résident à Athènes. Le 15 février 2006, Mme M.-R. P. porta plainte contre les requérantes pour insulte et diffamation, infractions prétendument commises les 18 novembre et 24 décembre 2005. Les 17 mai 2006 et 18 janvier 2007, le procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes invita les requérantes à s’expliquer et c’est à ces dates que celles-ci furent informées des accusations pesant contre elles. Le 21 juin 2007, ledit procureur engagea des poursuites pénales contre les requérantes. Par une décision du 29 mai 2009, le tribunal correctionnel d’Athènes mit fin aux poursuites contre les requérantes car Mme M.-R. P. retira sa plainte à l’audience (décision no 43962/2009). II. Le droit et la pratique interne pertinents La loi no 4239/2014, intitulée « satisfaction équitable au titre du dépassement du délai raisonnable de la procédure devant les juridictions pénales, civiles et la Cour des comptes », est entrée en vigueur le 20 février 2014. Elle introduit, entre autres, un nouveau recours indemnitaire prévoyant l’octroi d’une satisfaction équitable en raison de la prolongation injustifiée d’une procédure devant la Cour des comptes. L’article 3 § 1 dispose : « Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive (...) ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1963 et réside à Queluz. Le 10 décembre 1990, alors qu’il était en dernière année d’architecture paysagiste à l’université, le requérant fut engagé par la mairie de Lisbonne, pour une période d’un an, comme stagiaire au sein du département d’hygiène urbaine et des résidus solides de la direction municipale des infrastructures et de l’assainissement. Au terme de son stage, le 10 décembre 1991, la mairie de Lisbonne conclut avec lui un contrat visant la prestation de services d’architecte au sein du département où il avait effectué son stage, pour une période d’un an. Le contrat fut reconduit annuellement. À partir de l’année 1998, il fut demandé au requérant de coordonner un projet de développement urbain à Lisbonne au sein d’un cabinet d’appui au maire de Lisbonne. Le 30 juillet 2002, la mairie de Lisbonne mit un terme aux activités dudit cabinet, se dispensant ainsi des services du requérant. Le 9 juin 2003, le requérant assigna la mairie de Lisbonne, le maire et la municipalité de Lisbonne devant le tribunal administratif de Lisbonne (Tribunal Administrativo de Círculo de Lisboa) demandant la reconnaissance du contrat de travail qui le liait avec la mairie de Lisbonne. Il réclama le droit à la catégorie professionnelle de conseiller en architecture paysagiste, demandant que lui soient versés les salaires, les indemnités et des dommages et intérêts fondés sur l’existence d’un tel contrat de travail. Le 29 octobre 2003, les défendeurs présentèrent leurs conclusions en réponse, soulevant deux exceptions, l’une tirée de l’absence de qualité (ilegitimidade passiva) de la mairie et de la municipalité de Lisbonne et, l’autre, tirée de la prescription. Le 17 novembre 2003, le requérant présenta son mémoire en réplique. En avril 2004, en vertu de la réforme du code de procédure des tribunaux administratifs, l’affaire fut transférée au tribunal administratif et fiscal de Lisbonne. Le 3 janvier 2006, le requérant demanda au tribunal des informations sur le progrès de la procédure. Le 6 janvier 2006, le tribunal répondit que la procédure était en cours et qu’il devait attendre. Entre 2007 et 2008, le requérant se renseigna à plusieurs reprises sur l’avancement de la procédure auprès du greffe du tribunal. Par une ordonnance du 6 novembre 2009, le tribunal fit partiellement droit aux exceptions qui avaient été soulevées par les défendeurs, considérant que seul le maire de Lisbonne avait qualité pour ester en justice. Il estima en outre qu’il n’était pas nécessaire d’entendre des témoins, les documents joints au dossier permettant d’établir suffisamment les faits. Le 25 novembre 2009, le tribunal invita les parties à présenter des mémoires complémentaires (alegações complementares). Le 17 juin 2011, le tribunal invita à nouveau les parties à présenter leurs mémoires complémentaires, ce que le requérant fit le 11 juillet 2011 et les défendeurs, le 20 septembre 2011. Dans un avis juridique présenté au tribunal le 7 février 2012, le ministère public reconnut l’existence d’un contrat de travail, depuis le 27 novembre 1991, entre la mairie de Lisbonne et le requérant. Il estimait ainsi que ce dernier devait être admis à la catégorie professionnelle d’architecte paysagiste. Le 11 juillet 2012, le requérant adressa une lettre au tribunal dans laquelle il se plaignait du retard pris pour examiner sa cause. Le tribunal administratif de Lisbonne prononça son jugement le 5 mars 2013. Faisant partiellement droit au requérant, le tribunal considéra qu’il existait un contrat de travail entre ce dernier et la mairie de Lisbonne depuis le 10 décembre 1990. Il estima en outre que devaient lui être reconnus les catégories et carrières professionnelles conformément aux différentes fonctions qu’il avait exercées. Le 18 mars 2013, le maire de Lisbonne forma un appel contre le jugement. Le tribunal admit le recours avec effet suspensif et renvoya l’affaire devant le tribunal central administratif du Sud. Le 17 mai 2013, le requérant demanda au tribunal central administratif du Sud de déclarer l’extinction de l’instance d’appel au motif que le maire défendeur n’avait pas présenté son mémoire en appel (alegações de recurso) dans le délai qui lui était imparti. Par une ordonnance du 27 mai 2013, le tribunal central administratif prononça l’extinction de l’instance. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La Constitution L’article 20 § 4 de la Constitution de 1976 consacre le droit à une « décision judiciaire dans un délai raisonnable ». L’article 22 définit par ailleurs la responsabilité civile de l’État et de ses organes et agents dans les termes suivants : « L’État et les autres entités publiques sont civilement responsables, conjointement avec les membres de leurs organes et leurs fonctionnaires ou agents, de toutes les actions ou omissions commises par ceux-ci dans l’exercice ou à cause de l’exercice de leurs fonctions et dont il résulte des violations des droits, libertés et garanties ou un préjudice pour autrui. » B. La loi no 67/2007 du 31 décembre 2007 La loi no 67/2007 du 31 décembre 2007, dans sa rédaction issue de la loi nº 31/2008 du 17 juillet 2008, dans ses parties pertinentes se lit ainsi : Article 7 Responsabilité exclusive de l’État et des autres personnes morales de droit public « 1. L’État et les personnes morales de droit public sont exclusivement responsables pour les dommages qui résultent d’actions ou omissions illicites, commises par faute légère, par les titulaires de ses organes, fonctionnaires ou agents, dans l’exercice de la fonction administrative et en raison de celui-ci. (...) L’État et les autres personnes morales de droit public sont aussi responsables lorsque les dommages n’ont pas été causés par un comportement concret du titulaire de l’organe, d’un fonctionnaire ou d’un agent déterminé, ou dont la responsabilité pour l’acte ou pour l’omission ne peut être établie, mais doivent être attribués au fonctionnement anormal du service. Il existe fonctionnement anormal de service lorsque, en tenant compte des circonstances et des standards moyens de résultat, si une manière d’agir capable d’éviter les dommages produits pouvait être raisonnablement exigée du service. » Article 8 Responsabilité solidaire en cas de dol ou faute grave « 1. Les titulaires d’organes, fonctionnaires et agents sont responsables des dommages qui résultent d’actions ou d’omissions illicites pratiquées avec dol ou avec une démarche ou un zèle manifestement inférieurs à ce qui étaient attendus d’eux eu égard au poste occupé. L’État et les personnes morales de droit public sont responsables de façon solidaire avec les titulaires respectifs des organes, fonctionnaires et agents, s’ils ont pratiqué les actions et omissions indiquées au numéro précédent dans l’exercice de leurs fonctions et en raison de celui-ci. (...) » Article 9 Illégalité (illicitude) « 1. Sont considérées comme illégales les actions et omissions des titulaires d’organes, fonctionnaires et agents qui violent les dispositions ou principes constitutionnels légaux ou réglementaires ou enfreignent les règles d’ordre technique ou les devoirs objectifs de vigilance, engendrant une atteinte aux droits et intérêts légalement protégés. Il existe également illégalité lorsque l’atteinte aux droits et intérêts légalement protégés résulte du fonctionnement anormal du service comme le dispose l’article 7 § 3. » Article 10 Faute « 1. La faute des titulaires d’organes, fonctionnaires et agents doit être appréciée en tenant compte de la démarche et de la capacité pouvant être raisonnablement exigées, en fonction des circonstances de chaque cas, d’un titulaire d’organe, fonctionnaire ou agent zélé et investi. Sans préjudice de la démonstration de l’existence d’un dol ou d’une faute grave, l’existence d’une faute grave légère se présume dans la pratique de tout acte juridique illicite. (...), l’existence d’une faute légère est également présumée (...) si les devoirs de vigilance n’ont pas été respectés. (...) » Article 12 Régime général « À l’exception de ce qui prévu dans les articles qui suivent, le régime de la responsabilité pour des faits illicites commis dans l’exercice de la fonction administrative s’applique aux dommages causés de façon illicite par l’administration de la justice, notamment pour la violation du droit à une décision judiciaire dans un délai raisonnable. » C. La jurisprudence des juridictions administratives en matière de délai raisonnable La jurisprudence de la Cour suprême administrative sur les principes gouvernant l’examen des actions en responsabilité civile extracontractuelle Dans un arrêt du 28 novembre 2007 (procédure interne no 308/2007), la Cour suprême administrative souligna qu’il fallait interpréter la législation interne applicable en conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne et que le préjudice moral découlant d’un constat de violation de l’article 6 de la Convention en raison de la durée excessive d’une procédure devait être dédommagé. Dans un arrêt du 9 octobre 2008 (procédure interne no 0319/08), la Cour suprême administrative considéra que le dommage moral causé par une atteinte au droit à un procès dans un délai raisonnable mérite réparation même s’il n’a pas été prouvé que la victime a souffert une grande souffrance ou un changement sensible de vie ou de comportement. Dans un arrêt du 1er mars 2011 (procédure interne no 0336/10), la Cour suprême administrative estima que si le délai raisonnable a été dépassé dans le cadre d’une procédure, c’est à l’État que revient la charge de la preuve concernant toute cause justifiant l’excès vérifié. La Cour suprême confirma ainsi un arrêt du tribunal administratif et fiscal de Porto qui avait octroyé la somme de 10 000 EUR aux parties d’une procédure qui durait depuis vingt-six ans, sur deux niveaux de juridictions. Dans un arrêt du 6 novembre 2012 (procédure interne no 0976/11), la Cour suprême administrative estima que vingt-cinq ans de procédure constituait un dysfonctionnement de la justice, violant l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 20 § 4 de la Constitution et que les parties ne pouvaient être tenues pour responsable de son allongement pour avoir utilisé les voies de recours que leur ouvrait le droit interne. Dans un arrêt du 27 novembre 2013 (procédure interne no 0144/13), la Cour suprême administrative exposa : - si les parties utilisent les moyens de procédure que la loi interne leur ouvre pour défendre leurs intérêts, ceci ne peut être retenu pour exclure la responsabilité de l’État en raison de la durée d’une procédure au-delà du délai raisonnable, à moins qu’elles en aient fait une utilisation abusive ou visant à retarder la procédure ; - il appartient à l’État d’organiser son système judiciaire de façon à éviter que les procédures ne s’éternisent dans les tribunaux, à travers des incidents et recours successifs permis par la loi interne ; - dans la recherche des causes du retard d’une procédure, il faudra tenir compte de la complexité de l’affaire, du comportement des parties et celui des autorités compétentes et de l’importance du litige pour l’intéressé. - la durée globale d’une procédure de plus de huit ans traduit un fonctionnement anormal de la justice, violant à elle seule l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 20 § 4 de la Constitution. L’affaire fut alors renvoyée en première instance en vue de la révision des faits. Par un arrêt du 3 avril 2014 (procédure interne no 0337/14), la Cour suprême administrative déclara irrecevable le recours qui avait interjeté par l’État contre un arrêt du tribunal central administratif du Sud (arrêt du 21 novembre 2013 - procédure interne no 09424/12- voir ci-après) qui avait attribué 15 000 euros (EUR) pour le préjudice moral subi en raison de la durée de plus de seize ans d’une procédure civile sur un niveau de juridiction au motif qu’était uniquement contesté le montant qui avait été octroyé. Introduite le 27 janvier 2010, cette procédure en responsabilité civile extracontractuelle aura duré 4 années, 2 mois et 6 jours sur trois niveaux de juridictions. Dans un arrêt du 10 septembre 2014 (procédure interne no 090/12), la Cour suprême administrative considéra : - lorsqu’il viole le droit à une décision dans un délai raisonnable, le retard pris pour décider une affaire est un acte illicite engageant la responsabilité civile de l’État ; - si en considérant la procédure dans sa globalité, il est manifeste que sa durée a dépassé le délai raisonnable, il n’est pas nécessaire d’apprécier si les délais concernant chaque acte de procédure ont été respectés car, dans tous les cas, l’État a l’obligation de créer d’autres ou différents moyens, mécanismes, délais et une organisation pour atteindre l’objectif d’administrer la justice dans un délai raisonnable ; - étant donné qu’il s’agit d’une procédure simplifiée dans laquelle la cause ne présentait pas de complexité ou de difficulté particulières, on peut conclure que le délai raisonnable a été dépassé si pour la modification de l’exercice des responsabilités parentales, il a fallu attendre sept ans jusqu’à une décision définitive. Au vu de ces considérations, la Cour suprême renvoya l’affaire au tribunal central administratif du Nord pour la fixation du montant de la réparation. Dans un arrêt du 21 mai 2015 (procédure interne no 072/14), la Cour suprême administrative estima ce qui suit : - l’appréciation du caractère raisonnable de la durée d’une procédure devra être faite en suivant une analyse de chaque cas concret, ayant comme point de départ la date d’introduction de l’action devant le tribunal compétent et, comme point final, la date à laquelle est prise la décision définitive, les instances de recours devant être prises en compte (y compris le Tribunal constitutionnel) ainsi que la procédure d’exécution ; - à cette fin, il est utile de faire appel aux critères fixés dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, à savoir, la complexité de l’affaire, le comportement des parties, la manière d’agir des autorités et l’enjeu du litige. La jurisprudence des tribunaux centraux administratifs sur les principes gouvernant l’examen des actions en responsabilité civile extracontractuelle (arrêts définitifs) Par un arrêt du 21 février 2013 (procédure interne no 01945/05), le tribunal central administratif du Nord octroya une indemnisation de 15 000 EUR pour compenser le préjudice moral subi par le demandeur en raison de la durée de plus de sept ans, sur un niveau de juridiction, d’une procédure portant sur les responsabilités parentales. Introduite le 20 septembre 2005, la procédure de responsabilité civile extracontractuelle aura duré 7 années, 5 mois et 4 jours pour deux instances, le tribunal central administratif ayant été saisi sur appel du ministère public. Par un arrêt du 21 novembre 2013 (procédure interne no 09424/12), le tribunal central administratif du Sud exposa : - le respect du délai raisonnable doit être associé à l’efficacité et à la crédibilité de la justice ; - le caractère raisonnable d’un délai doit être mesuré en tenant compte, entre autres, de critères comme la complexité de l’affaire, le comportement des parties et des autorités et les conséquences du retard pour les parties. En l’occurrence, le tribunal central administratif du Sud estima que dix-sept ans de procédure (administrative) pour un niveau de juridiction dépassaient le délai raisonnable, octroyant la somme de 15 000 EUR pour réparer le dommage moral subi. Par un arrêt du 31 janvier 2014 (procédure interne no 0369/07), le tribunal central administratif du Nord considéra que l’existence d’un jugement de la Cour européenne ayant attribué un dédommagement pour durée excessive d’une procédure n’empêche pas les tribunaux portugais d’octroyer une indemnisation supplémentaire au demandeur pour la même procédure. Introduite le 9 février 2007, la procédure de responsabilité civile extracontractuelle aura duré 6 années, 11 mois et 23 jours pour deux instances, le tribunal central administratif ayant été saisi sur appel du ministère public, agissant en représentation de l’État. Dans un arrêt du 20 mars 2014 (procédure interne no 09034/12), le tribunal central administratif du Sud exposa : - le caractère raisonnable du délai devra être mesuré selon des critères comme la complexité de l’affaire, le comportement de la partie demanderesse et des autorités et les conséquences du retard pour les parties ; - la violation du droit à une décision dans un délai raisonnable engage la responsabilité civile de l’État, conformément à l’article 22 de la Constitution et le régime de la responsabilité civile extracontractuelle de l’État ; - considérant que le demandeur était responsable de plusieurs retards, le tribunal lui attribua une indemnisation de 3 250 euros pour le dommage moral subi en raison des retards survenus dans le cadre d’une procédure en faillite qui avait durée dix-sept ans sur trois niveaux de juridiction. Introduite le 6 janvier 2011, la procédure de responsabilité civile extracontractuelle aura duré 3 années, 2 mois et 13 jours pour deux instances saisies. Par un arrêt du 22 mai 2014 (procédure interne no 07822/11), le tribunal central administratif du Sud estima : - la durée globale d’une procédure administrative de plus de vingt et un ans sur trois niveaux de juridictions traduit, de façon manifeste, un fonctionnement anormal de la justice, c’est-à-dire qu’elle dépasse de façon évidente le concept de décision dans un délai raisonnable ; l’État viole ainsi l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 20 § 4 de la Constitution ; - conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, une société commerciale peut se voir octroyer une indemnisation pour le dommage moral subi ce qui peut inclure la réputation, l’incertitude quant à la prévision du jugement, la rupture dans la gestion de l’entreprise, et l’inquiétude et les inconvénients causés aux membres de l’équipe de gestion. Celui-ci devra être estimé à 1 000 EUR par année de retard injustifiée. Le tribunal condamna ainsi l’État à payer 16 000 EUR à chacun des demandeurs pour le dommage moral subi en raison du retard de la procédure. Il renvoya ensuite l’affaire en première instance en vue de la détermination du montant réclamé pour le dommage matériel subi. Par un arrêt du 12 février 2015 (procédure interne no 09309/12), le tribunal central administratif du Sud considéra que plus de douze années de procédure, sur trois niveaux de juridictions, pour une action en responsabilité civile introduite suite à un accident de la circulation avait dépassé le délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 20 § 4 de la Constitution, confirmant l’attribution de la somme de 5 000 EUR qui avait été fixée par le tribunal administratif de Lisbonne au titre du dommage moral. La jurisprudence des tribunaux de première instance Le Gouvernement a fourni trois exemples de procédures en responsabilité civile ayant été conclues au niveau de la première instance administrative : jugement du 5 février 2015 du tribunal administratif et fiscal de Sintra (procédure interne no 1166/11.OBESNT), jugement du 28 novembre 2014 du tribunal administratif et fiscal de Leiria (procédure interne no 992/11.4BELRA) et jugement du 17 février 2014 du tribunal administratif et fiscal de Funchal (procédure interne no 13/12.2BEFUN), condamnant l’État à verser diverses sommes à différents plaignants au motif que les procédures dans lesquelles ils étaient intervenus comme parties avaient méconnu le délai raisonnable. Aucun recours n’ayant été exercé, ces arrêts devinrent définitifs. D. Le code de procédure des tribunaux administratifs L’article 150 § 1 du code de procédure des tribunaux administratifs dispose : « Les décisions rendues en deuxième instance par un tribunal central administratif peuvent être attaquées, à titre exceptionnel, devant la Cour suprême administrative lorsque sont en cause des questions qui revêtent, de par leur intérêt juridique et social, une importance fondamentale ou lorsque l’examen du recours est clairement nécessaire à une meilleure application du droit. » Au terme de l’article 152 : « 1. Les parties et le ministère public peuvent adresser à la Cour suprême administrative, dans un délai de trente jours à compter de la date à laquelle la décision attaquée passe en force de chose jugée, une demande d’admission d’un recours en harmonisation de jurisprudence lorsque, s’agissant de la même question fondamentale de droit, il y a une contradiction : a) entre un arrêt d’un tribunal central administratif et un autre arrêt de ce même tribunal ou de la Cour suprême administrative ; (...) Le recours est examiné par l’assemblée plénière de la section [du contentieux administratif], l’arrêt étant publié au Journal officiel. (...) » E. Sur le délai de prescription de l’action en responsabilité civile extracontractuelle Applicable en vertu de l’article 5 de la loi no 67/2007 du 31 décembre 2007, l’article 498 du code civil dispose que le droit à réparation prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à partir de laquelle la victime prend ou aurait dû prendre connaissance de la possibilité d’exercer ce droit. Par un arrêt du 4 décembre 2012 (procédure interne no 1203/02), la Cour suprême administrative considéra : « (...) en règle générale, le délai de prescription commence à courir à partir du moment où l’intéressé a pris connaissance d’un acte ou d’une omission ayant occasionné des dommages. (...) » Dans un arrêt du 23 octobre 2014 (procédure interne no 08088/11), le tribunal central administratif du Sud estima que le délai de prescription d’une action en responsabilité civile fondée sur la durée excessive d’une procédure court à partir du moment où l’intéressé prend conscience du retard de la procédure et des préjudices causés par celui-ci. Pour ce qui est de la charge de la preuve, le tribunal considéra que c’est celui qui soulève l’exception tirée du non-respect du délai de trois ans qui doit prouver à quel moment la prise de conscience du retard a eu lieu. F. Sur les frais de justice et l’aide judiciaire Les frais de justice Conformément à l’article 189 du code de procédure des tribunaux administratifs, l’État et les entités publiques sont soumis au paiement des frais de justice. La règle générale en matière de frais de justice est établie à l’article 527 du code de procédure civile, approuvé par la loi no 41/2013 du 26 juin 2013, libellé ainsi : « 1. La décision qui juge une action (...) ou des recours condamne au paiement des frais de justice (custas) la partie qui en a été à l’origine ou, s’il n’y a pas eu perte de l’action, qui en a tiré un avantage. On estime qu’est à l’origine des frais de justice de la procédure, la partie perdante, proportionnellement à la perte. (...) » Dans le cadre de la procédure interne no 01945/05, dans son arrêt du 21 février 2013, eu égard au rejet du recours qui avait été introduit par le ministère public (voir ci-dessus paragraphe 36) contre le jugement d’un tribunal administratif, le tribunal central administratif du Nord condamna l’État au paiement des frais de justice du recours. Ayant fait partiellement droit au recours du ministère public (voir ci-dessus paragraphe 38), dans son arrêt du 31 janvier 2014 (procédure interne no 0369/07), le tribunal central administratif du Nord condamna les parties au paiement des frais de justice répartis en fonction du résultat de l’arrêt par rapport à leurs prétentions. L’aide judiciaire Au moment des faits, l’aide judiciaire (apoio judiciário) était régie par la loi no 30-E/2000 du 20 décembre 2000 (dans sa rédaction issue du décret-loi no 38/2003 du 8 mars 2003). Elle est régie depuis le 1er septembre 2004 par la loi no 34/2004 du 29 juillet 2004 (dans sa rédaction issue de la loi no 47/2007 du 28 août 2007), laquelle a transposé dans l’ordre juridique portugais la Directive no 2003/8/CE du Conseil de l’Union européenne. La compétence pour accorder l’aide judiciaire appartient aux services de la sécurité sociale (serviços da segurança social). Permettant aux personnes dont les ressources sont insuffisantes de faire valoir leurs droits en justice, l’assistance judiciaire au Portugal comprend notamment l’exemption du paiement des frais judiciaires, la désignation d’un avocat d’office et le paiement de ses honoraires (article 16 de la loi no 34/2004 du 29 juillet 2004). Dans l’hypothèse où l’assistance judiciaire est accordée dans cette dernière modalité, il appartient à l’ordre des avocats de désigner un avocat (article 30 de la loi no 34/2004). Celui-ci dispose ensuite d’un délai de trente jours pour introduire l’action, le cas échéant (article 33 de la loi no 34/2004). III. Les textes du Conseil de l’Europe Dans sa Résolution intérimaire CM/ResDH (2010) 34 relative aux arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme concernant le groupe Oliveira Modesto et 24 autres affaires contre le Portugal relatives à la durée excessive des procédures judiciaires, adoptée le 4 mars 2010, le Comité des Ministres a indiqué ce qui suit : « Le Comité des Ministres (...) Vu le nombre d’arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme (« la Cour ») constatant de la part du Portugal une violation de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention, en raison de durées excessives des procédures judiciaires (...) ; Réitérant que des durées excessives dans l’administration de la justice constituent un grave danger pour le respect de l’État de droit ; Rappelant que dans sa Résolution intérimaire CM/ResDH (2007) 108, le Comité des Ministres s’était félicité des nombreuses réformes adoptées par les autorités portugaises en vue de résoudre ce problème structurel ; qu’il avait encouragé les autorités à poursuivre leurs efforts dans ce domaine, les invitant à lui fournir des informations complémentaires sur l’impact en pratique de ces réformes ; Rappelant que dans sa résolution intérimaire précitée, le Comité avait également relevé la Recommandation Rec (2004) 6 du Comité des Ministres aux États membres concernant la nécessité d’améliorer l’efficacité des recours internes et soulignant l’importance de cette question lorsque les arrêts révèlent des problèmes structurels susceptibles de donner lieu à un nombre important de nouvelles violations similaires de la Convention ; Ayant examiné les informations transmises par les autorités portugaises sur les mesures additionnelles prises ou envisagées depuis la résolution intérimaire précitée (...) ; II. Mesures de caractère général 1) Procédures civiles Notant que, si les statistiques montrent une réduction de la durée moyenne et de l’arriéré devant les juridictions civiles « supérieures », la situation reste préoccupante devant les juridictions de première instance ; Notant également que la réforme introduite par le décret-loi no 303/2007 n’a pas encore produit les effets souhaités sur la durée des procédures, dans la mesure où elle ne s’applique qu’aux procédures introduites depuis son entrée en vigueur (à savoir le 1/01/2008) ; DEMANDE INSTAMMENT aux autorités d’envisager l’adoption de mesures ad hoc pour réduire l’arriéré des procédures civiles, par exemple en donnant la priorité aux affaires les plus anciennes et aux affaires sur lesquelles il convient de statuer rapidement ; LES ENCOURAGE à poursuivre activement leurs efforts en vue de réduire la durée des procédures civiles, particulièrement devant les juridictions de première instance et d’assurer un suivi approprié à la réforme de 2007 afin de pouvoir en évaluer les effets ; (...) 6) Mesures concernant les recours effectifs Notant avec intérêt l’adoption de la loi no 67/2007 du 31/12/2007 qui prévoit l’application de la responsabilité extracontractuelle de l’État en cas de violation du droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable (article 12) ; Relevant cependant qu’il existe à l’heure actuelle des divergences jurisprudentielles dans l’application de cette loi en ce qui concerne l’indemnisation du préjudice moral et que dans son arrêt du 10/06/2008 dans l’affaire Martins Castro et Alves Correia de Castro, la Cour européenne a estimé que l’action en responsabilité civile extracontractuelle de l’État n’offrira pas de recours effectif, au sens de l’article 13 de la Convention, tant que la jurisprudence de la Cour suprême administrative et en particulier sa décision du 28/11/2007 – qui va dans le même sens que la jurisprudence de la Cour européenne – n’aura pas été consolidée dans l’ordre juridique portugais ; Notant que l’arrêt précité de la Cour européenne relève que l’article 152 du code de procédure des tribunaux administratifs offre au ministère public la possibilité de saisir la Cour suprême en vue d’une harmonisation de la jurisprudence et préconise l’utilisation de cette voie pour mettre un terme à cette incertitude jurisprudentielle ; Notant également la publication et la vaste diffusion dont a fait l’objet l’arrêt de la Cour dans l’affaire Martins Castro et Alves Correia de Castro et considérant que ces mesures sont également appropriées, car elles sont aussi de nature à contribuer à une harmonisation de la jurisprudence interne, en favorisant la prise en compte des constats de la Cour par les juridictions concernées ; ENCOURAGE les autorités à poursuivre les efforts qu’elles ont entrepris pour parvenir à l’harmonisation de la jurisprudence des juridictions internes dès que possible ; LES INVITE à fournir des informations sur la pratique actuelle des tribunaux et son évolution depuis l’arrêt de la Cour dans l’affaire Martins Castro et Alves Correia de Castro ; (...) » Le Comité des Ministres a adopté, lors de sa 1164e réunion (5-7 mars 2013), une décision dans le cadre de l’examen de l’exécution du groupe d’arrêts Oliveira Modesto. La partie pertinente de cette décision se lit comme suit : « Les délégués (...) notent les mesures législatives et les autres mesures récemment adoptées ou en cours d’adoption, présentées dans le plan d’action du 10 janvier 2013 ; insistent, dans ce contexte, sur leur demande, adressée aux autorités dans les deux résolutions intérimaires adoptées dans ce groupe d’affaires (CM/ResDH(2007)108 et CM/ResDH(2010)34), de fournir au Comité une évaluation de l’impact en pratique des mesures adoptées avant 2010 et invitent les autorités à soumettre également une évaluation des mesures plus récentes, dès que possible ; invitent également les autorités à présenter au Comité une analyse des données statistiques contenues dans le plan d’action et, le cas échéant, de la nécessité d’adopter des mesures complémentaires visant l’accélération des procédures judiciaires, accompagnée d’un calendrier indicatif pour leur adoption ; décident de reprendre l’examen de ce groupe d’affaires lors de l’une de leurs prochaines réunions DH, à la lumière d’informations complémentaires à fournir par les autorités sur les points ci-dessus, ainsi que sur les mesures envisagées par les autorités dans leur plan d’action pour réduire la durée des procédures d’exécution et sur les mesures individuelles. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le premier requérant, M. Arūnas Kudrevičius (« A.K. »), est né en 1970 et réside dans le village de Vaitkūnai, région de Utena ; le deuxième requérant, M. Bronius Markauskas (« B.M. »), est né en 1960 et réside dans le village de Triušeliai, région de Klaipėda ; le troisième requérant, M. Artūras Pilota (« A.P. »), est né en 1973 et réside dans le village de Ožkasviliai, région de Marijampolė ; le quatrième requérant, M. Kęstutis Miliauskas (« K.M. »), est né en 1959 et réside dans le village de Jungėnai, région de Marijampolė ; et le cinquième requérant, M. Virginijus Mykolaitis (« V.M. »), est né en 1961 et réside dans le village de Varakiškė, région de Vilkaviškis. A. Les manifestations d’agriculteurs Le 15 avril 2003, un groupe d’agriculteurs manifestèrent devant le Seimas (le Parlement lituanien) pour dénoncer la situation dans le secteur agricole, en particulier la chute des prix de gros de divers produits agricoles et l’absence de subventions, et pour revendiquer des mesures de l’État à cet égard. Le 22 avril 2003, le Parlement adopta une résolution sur le renforcement de la compétitivité de l’agriculture, qui prévoyait une augmentation des subventions pour le secteur agricole. Selon les requérants, le gouvernement ne donna aucune suite à cette résolution. Le 16 mai 2003, la Chambre d’agriculture (Žemės ūkio rūmai), une organisation chargée de représenter les intérêts des agriculteurs, se réunit pour discuter de solutions éventuelles à ces problèmes. Elle envisagea certaines mesures, notamment la saisine des tribunaux administratifs, dans le cas où aucun changement positif ne serait opéré dans la réglementation. En attendant, il fut décidé d’organiser des manifestations dans trois lieux différents situés près des principales autoroutes (prie magistralinių kelių) à des fins de sensibilisation aux problèmes du secteur agricole. En mai 2003, la municipalité de Kalvarija délivra une autorisation permettant la tenue de rassemblements pacifiques à Kalvarija, « près de la place du marché », du 13 au 16 mai 2003 de 8 à 23 heures, le 17 mai 2003 de 8 à 15 heures et les 19 et 20 mai 2003 de 8 à 23 heures. Les organisateurs furent avertis que leur responsabilité pouvait être mise en cause au titre du code des infractions administratives et du code pénal, notamment en vertu de l’article 283 de ce dernier (paragraphe 62 ci-dessous). Selon le Gouvernement, des autorisations similaires, accompagnées des mêmes avertissements, furent accordées pour les dates suivantes : du 21 au 23 mai, le 24 mai et du 26 au 30 mai 2003. Le 8 mai 2003, la municipalité de Pasvalys délivra une autorisation permettant la tenue d’une manifestation « sur le parking situé à hauteur du kilomètre 63 de la Via Baltica et près de cette autoroute ». Les agriculteurs furent également autorisés à exposer des machines agricoles pendant dix jours, du 15 au 25 mai 2003. Le 12 mai 2003, les organisateurs du rassemblement furent avertis que leur responsabilité pouvait être mise en cause au titre du code des infractions administratives et du code pénal, notamment en vertu de l’article 283 de ce dernier. Le 19 mai 2003, la municipalité de Klaipėda délivra une autorisation permettant la tenue d’un rassemblement, du 19 au 25 mai 2003 de 11 à 23 heures, dans un « lieu situé dans le village de Divupiai, près de l’autoroute Vilnius-Klaipėda, mais à une distance minimale de vingt-cinq mètres de celle-ci ». L’autorisation précisait que les manifestants étaient en droit d’organiser un rassemblement pacifique conformément aux dispositions, notamment, de la Constitution et de la loi sur les rassemblements. Elle indiquait également que les organisateurs et les participants devaient respecter les lois et observer tout ordre des autorités ou de la police, et que tout manquement à cet égard pouvait engager leur responsabilité administrative ou pénale. Le deuxième requérant, B.M., qui était désigné comme l’un des organisateurs du rassemblement, accusa réception de l’autorisation. La police de Klaipėda fut informée que les manifestants envisageaient d’outrepasser les limites posées dans les autorisations. B.M. fut en conséquence joint par téléphone et une rencontre fut organisée avec lui en vue de prévenir tout acte illégal pendant les manifestations. Les manifestations débutèrent le 19 mai 2003. Les agriculteurs se rassemblèrent dans les lieux prévus. Le 21 mai 2003, les agriculteurs établirent des barrages et continuèrent à manifester sur les routes autour du village de Divupiai, sur l’autoroute Vilnius-Klaipėda, au kilomètre 63 de l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga, ainsi qu’au kilomètre 94 de l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai. Le Gouvernement déclare que la police n’avait reçu aucune notification officielle préalable de l’intention des manifestants de bloquer les trois principaux axes routiers du pays. Il décrit comme suit le comportement des agriculteurs et des requérants pendant les manifestations. a) Le 21 mai 2003, vers midi, un groupe d’environ 500 personnes se seraient dirigées vers l’autoroute Vilnius-Klaipėda et s’y seraient rassemblées, bloquant ainsi la circulation routière. b) Le 21 mai 2003, à midi, un groupe d’environ 250 personnes se seraient dirigées vers l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga et s’y seraient rassemblées, bloquant ainsi la circulation routière. Ce barrage aurait été maintenu jusqu’à midi le 23 mai 2003. Le premier requérant aurait incité les manifestants à passer du parking sur l’autoroute. c) Le 21 mai 2003, à 11 h 50, un groupe de 1 500 personnes se seraient dirigées vers l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai et s’y seraient rassemblées, bloquant ainsi la circulation routière. De plus, le même jour, entre 15 heures et 16 h 30, les troisième, quatrième et cinquième requérants auraient conduit des tracteurs sur l’autoroute où ils les auraient laissés. Ce barrage aurait été maintenu jusqu’à 16 heures le 22 mai 2003. Le 22 mai 2003, les agriculteurs continuèrent de négocier avec le gouvernement. Le lendemain, les négociations ayant abouti à un accord, ils levèrent les barrages routiers. B. Les conséquences des manifestations Les parties sont en désaccord quant à l’ampleur des perturbations de la circulation routière causées par les manifestations des agriculteurs. Selon les requérants (paragraphe 121 ci-dessous), sachant que des barrages routiers risquaient d’être établis, la police avait préparé des itinéraires de contournement près des lieux des manifestations pour éviter des perturbations de la circulation des biens. En effet, les jours en question, celle-ci aurait été « même meilleure que d’habitude », ce que prouveraient les « données des postes-frontières situés à proximité des barrages ». Une lettre adressée par l’Office public des gardes-frontières à l’avocat des requérants le 24 août 2004 indiquait que plusieurs files de camions (allant de deux à dix kilomètres) s’étaient formées du 21 au 23 mai 2003 dans les deux sens à proximité du poste-frontière de Kalvarija entre la Lituanie et la Pologne. Selon la même lettre, « il n’y a[vait] pas eu d’embouteillage de voitures de tourisme », et aucune file ne s’était formée au poste-frontière de Lazdijai (situé également entre la Lituanie et la Pologne). Le Gouvernement expose tout d’abord que l’autoroute Vilnius-Klaipėda est le principal axe routier reliant les trois villes les plus importantes du pays, alors que l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga (également nommée Via Baltica) et l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai sont des voies de transit permettant de traverser le pays. Selon lui, ces trois routes furent barrées à des endroits près des postes douaniers pendant quarante-huit heures environ. Le Gouvernement explique en particulier que le barrage établi sur l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai, en empêchant les véhicules de franchir le poste de contrôle douanier, entraîna la formation de files de poids lourds et de voitures au poste-frontière de Kalvarija, aussi bien du côté polonais que du côté lituanien. Les poids lourds auraient de ce fait été obligés d’emprunter d’autres itinéraires afin d’éviter les embouteillages. Les dysfonctionnements consécutifs du poste douanier de Kalvarija auraient contraint le service territorial des douanes de Kaunas à redéployer des ressources humaines et à envisager une éventuelle réorganisation des activités avec l’Office public des gardes-frontières et les douanes polonaises. En conséquence, le service territorial des douanes de Kaunas aurait encouru des frais supplémentaires, mais le préjudice matériel concrètement subi n’aurait pas été chiffré. Le Gouvernement indique que, selon un rapport de la police de Kalavarija, la route fut barrée le 22 mai 2003. Les camions revenant de Pologne en Lituanie auraient été dirigés par la police vers un parking au poste-frontière de Kalvarija. Vers 11 h 40, les chauffeurs auraient abordé les agriculteurs. Ils auraient demandé la levée des barrages routiers et menacé d’avoir recours à la force physique. La police aurait engagé les protagonistes à se calmer et à attendre les résultats des négociations entre les agriculteurs et le Premier ministre. Selon le Gouvernement, il y aurait eu quelques altercations entre des agriculteurs et des chauffeurs routiers, mais des conflits plus sérieux auraient été évités. Vers 16 h 15, informés par téléphone de l’issue positive des négociations, les agriculteurs auraient enlevé un tracteur de la route. La circulation aurait alors repris dans les deux sens. Le Gouvernement affirme également que, en raison du barrage érigé sur l’autoroute Vilnius-Riga le 22 mai 2003 de 14 à 16 heures, les poids lourds transportant des marchandises se retrouvèrent dans l’impossibilité de franchir la frontière et que des files de 1 600 et de 700 mètres respectivement se formèrent dans les deux sens. Les voitures auraient dévié par une route non bitumée. Le 1er septembre 2003, la police de Pasvalys émit une attestation indiquant que du 19 au 23 mai 2003 les agriculteurs avaient manifesté sur le parking à hauteur du kilomètre 63 de l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga. Selon cette attestation, le 21 mai 2003 vers midi, les agriculteurs s’étaient rendus sur l’autoroute, avaient bloqué la circulation et avaient laissé passer uniquement les véhicules de tourisme et les véhicules qui transportaient des substances dangereuses. Les camions de marchandises et les voitures auraient été autorisés à passer par dix toutes les heures, dans les deux sens de circulation. Pour améliorer la situation, la police aurait tenté de mettre en place un itinéraire de contournement par les villages voisins. Cependant, compte tenu du mauvais état des routes aux alentours, certains poids lourds n’auraient pas pu les emprunter et auraient été contraints de rester sur l’autoroute jusqu’au départ des agriculteurs. Des camions se seraient ensablés et il aurait fallu des engins spéciaux pour les dégager. La police indiquait dans l’attestation que les agriculteurs avaient levé les barrages sur l’autoroute le 23 mai 2003 à 16 heures. D’après les documents soumis à la Cour, en mai et septembre 2003, quatre sociétés de logistique informèrent la police et Linava, l’Association nationale lituanienne des transporteurs routiers, qu’elles avaient subi un préjudice matériel d’un montant de 25 245 litai lituaniens ((LTL) – soit environ 7 300 euros (EUR)) du fait des barrages dressés sur les routes par les agriculteurs pendant les manifestations. Les sociétés se déclaraient prêtes à engager des procédures civiles pour faire valoir leurs prétentions à cet égard. Le Gouvernement soutient que, si en définitive une seule action pour préjudice matériel fut engagée (paragraphe 40 ci-dessous), les entraves à la circulation causèrent des pertes matérielles à plusieurs sociétés de transport routier. Linava aurait chiffré les dommages de la société Vilniaus Dobilas à 6 100 LTL (environ 1 760 EUR), ceux de la société Rokauta à 4 880 LTL (environ 1 400 EUR) et ceux de la société Immensum à 3 600 LTL (environ 1 050 EUR). De plus, dans une lettre du 26 mai 2003, la société Ridma aurait indiqué que les pertes subies par elle en raison des barrages routiers s’élevaient à 10 655 LTL (environ 3 000 EUR). C. La procédure pénale dirigée contre les requérants L’enquête préliminaire et le procès de première instance devant le tribunal de district de Kaunas Une enquête préliminaire pour émeute visant les requérants et plusieurs autres personnes fut ouverte. En juillet 2003, B.M., V.M., A.P. et K.M. furent assignés à résidence. Cette mesure fut levée en octobre 2003. Le 1er octobre 2003, la police infligea une amende de 40 LTL (environ 12 EUR) à l’agriculteur A.D. D’après les requérants, le procès-verbal de la police établissait que le 21 mai 2003 A.D. avait emmené les agriculteurs ériger des barrages sur l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai, sur le territoire de la municipalité de Kalvarija, et qu’il s’était mis à marcher au milieu de la chaussée en poussant une charrette, entravant ainsi la circulation routière. Selon le procès-verbal, A.D. avait de ce fait enfreint le paragraphe 81 des règles de la circulation routière (paragraphe 67 ci-dessous) et avait ainsi commis l’infraction administrative prévue par l’article 131 du code des infractions administratives (paragraphe 66 ci-dessous). Le Gouvernement indique que la procédure pénale dirigée contre A.D. fut abandonnée le 1er août 2003 au motif que l’intéressé n’aurait ni organisé ni provoqué un rassemblement en vue de porter gravement atteinte à l’ordre public, et que l’acte en question (marcher au milieu de la chaussée en poussant une charrette) n’aurait pas été considéré comme relevant de l’article 283 § 1 du code pénal (paragraphe 62 ci-dessous). Le Gouvernement ajoute que les poursuites pénales dirigées contre trois autres personnes furent abandonnées pour des motifs similaires et que celles concernant une quatrième personne le furent en raison de l’immunité parlementaire dont bénéficiait celle-ci. Le 4 décembre 2003, le procureur déposa devant les tribunaux un acte d’accusation dirigé contre B.M. et A.K. pour incitation à l’émeute, infraction réprimée par l’article 283 § 1 du code pénal. Le procureur y indiquait que B.M. avait pris part à la réunion des agriculteurs du 16 mai 2003, au cours de laquelle les participants avaient décidé d’organiser des manifestations près des principales autoroutes le 19 mai 2003 et, dans le cas où le gouvernement ne ferait pas droit à leurs demandes au plus tard à 11 heures le 21 mai 2003, de bloquer ces autoroutes. Le 19 mai 2003, B.M. aurait dit aux agriculteurs d’ériger des barrages sur les routes le 21 mai 2003. En conséquence, à 12 h 09 à cette date, quelque 500 agriculteurs se seraient rendus sur l’autoroute Vilnius-Klaipėda. Ils auraient refusé d’obtempérer aux ordres de la police leur enjoignant de dégager les voies. La circulation aurait ainsi été bloquée jusqu’à 13 heures le 23 mai 2003. Des embouteillages se seraient formés sur les routes avoisinantes et toute circulation aurait été impossible dans la région. Concernant A.K., le procureur estimait que celui-ci avait également incité les agriculteurs à bloquer l’autoroute. En conséquence, à midi le 21 mai 2003, 250 personnes environ se seraient rendues sur l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga, refusant d’obtempérer aux ordres de la police leur enjoignant de dégager les voies. L’autoroute serait demeurée bloquée jusqu’à 10 h 58 le 23 mai 2003. Les routes avoisinantes auraient été complètement saturées et le fonctionnement du poste-frontière de Saločiai-Grenctale aurait été perturbé. Accusant V.M., K.M. et A.P. d’atteintes graves à l’ordre public pendant l’émeute en vertu de l’article 283 § 1 du code pénal, le procureur affirmait que, le 21 mai 2003, vers 11 h 50, environ 1 500 personnes s’étaient rassemblées au kilomètre 94 de l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai. Vers 15 ou 16 heures, les requérants susmentionnés auraient conduit trois tracteurs sur l’autoroute et les auraient stationnés sur la chaussée. Ils auraient refusé d’obéir aux ordres de la police leur enjoignant de ne pas porter atteinte à l’ordre public et de dégager les voies. Les tracteurs seraient restés sur la chaussée jusqu’à 16 h 15 le 22 mai 2003, barrant l’accès à l’autoroute du kilomètre 84 au kilomètre 94. L’augmentation consécutive de la circulation sur les routes avoisinantes aurait provoqué la formation d’embouteillages et donné un coup d’arrêt au transport routier dans la région. Le bon fonctionnement des postes-frontières de Kalvarija et de Marijampolė en aurait été perturbé. Dans le cadre de la procédure pénale, une société de logistique engagea une action civile contre A.K. Elle désignait celui-ci comme la personne ayant incité les agriculteurs à bloquer l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga et lui réclamait à ce titre des dommages-intérêts d’un montant de 1 100 LTL (environ 290 EUR) pour la perte qu’elle disait avoir subie en raison du barrage érigé sur cette autoroute. Le tribunal de district de Kaunas tint plusieurs audiences, au cours desquelles il entendit un certain nombre de témoins. Le 29 septembre 2004, il déclara les requérants coupables d’incitation ou de participation à des émeutes en vertu de l’article 283 § 1 du code pénal. Pour condamner B.M., le tribunal de district se fonda sur les enregistrements vidéo des événements, sur des preuves documentaires et sur la déposition d’un témoin. Il conclut que B.M. avait organisé un rassemblement dans le but de porter gravement atteinte à l’ordre public, c’est-à-dire de déclencher une émeute. Il précisa que B.M. avait été l’un des meneurs de la réunion du 16 mai 2003 pendant laquelle les agriculteurs avaient décidé de tenter de parvenir à leurs fins en organisant des manifestations près des principales autoroutes. Il releva que B.M. avait coordonné les actions des agriculteurs et qu’en conséquence environ 500 personnes s’étaient rendues le 21 mai 2003 sur l’autoroute Vilnius-Klaipėda et en avaient barré l’accès, de sorte que la circulation avait été bloquée jusqu’au 23 mai 2003. D’après le tribunal, l’atteinte grave à l’ordre public consécutive à ces actions avait été délibérée et méritait la qualification d’émeute. Le tribunal rejeta le moyen de B.M. selon lequel celui-ci et les autres agriculteurs avaient agi par nécessité du fait que, d’après eux, les barrages routiers constituaient leur dernier recours pour attirer l’attention du gouvernement sur leurs problèmes. Pour le tribunal, les agriculteurs avaient disposé d’une autre solution, à savoir faire valoir leurs griefs devant les juridictions administratives, solution que les agriculteurs avaient du reste eux-mêmes évoquée pendant la réunion du 16 mai 2003 (paragraphe 14 ci-dessus). Le tribunal ajouta qu’une personne qui provoquait une situation dangereuse par ses actions ne pouvait invoquer l’argument de la nécessité que si la situation dangereuse avait été provoquée par négligence (article 31 § 2 du code pénal – paragraphe 65 ci-dessous). Or, selon lui, les actions de B.M. avaient été délibérées et il convenait donc de le déclarer coupable d’avoir organisé l’émeute. Quant à A.K., le tribunal de district jugea établi, principalement sur la base d’enregistrements vidéo et de preuves documentaires, que l’intéressé avait également organisé un rassemblement dans le but de porter gravement atteinte à l’ordre public. Il observa que A.K. avait pris part à la réunion des agriculteurs du 16 mai 2003 et était donc informé de la décision d’organiser des manifestations près des routes. Il estima que le blocage par une foule d’agriculteurs de l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga le 21 mai 2003 avait gravement porté atteinte à l’ordre public. Il ajouta que la circulation routière avait été bloquée sur cette partie de l’autoroute, causant des désagréments aux conducteurs et aux transporteurs de marchandises. Il déclara que « lors du blocage des 21 et 22 mai, A.K. a[vait] coordonné les actions de la foule : il a[vait] ordonné que l’on laissât passer certains véhicules, il a[vait] incité [les agriculteurs] à ne pas céder et à ne pas quitter l’autoroute, il était en contact avec les participants aux manifestations qui se déroulaient à Kalvarija et dans la région de Klaipėda [et] négociait par téléphone portable avec les autorités au nom des agriculteurs ». Le tribunal de district souligna que les agriculteurs qui avaient participé au rassemblement (environ 250 personnes) « s’étaient conformés aux actions de A.K. et avaient suivi ses ordres ». Pour le tribunal de district, il convenait de qualifier les actes de A.K. d’organisation d’émeute au sens de l’article 283 § 1 du code pénal. Se fondant sur des preuves écrites soumises par Linava, le tribunal de district conclut par ailleurs qu’en organisant le blocage de l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga A.K. avait causé un préjudice matériel à trois sociétés de transport. Il estima qu’il convenait d’accueillir la demande civile en dommages-intérêts, d’un montant de 1 100 LTL (environ 290 EUR – paragraphe 40 ci-dessus), présentée par l’une de ces sociétés. Pour déclarer V.M., K.M. et A.P. coupables d’atteintes graves à l’ordre public lors d’une émeute, le tribunal de district, sur la base de preuves documentaires, d’éléments audiovisuels et des dépositions de deux témoins, établit que le 21 mai 2003, entre 11 h 50 et 16 h 15, ces trois personnes s’étaient rendues en tracteurs au kilomètre 94 de l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai. Il releva que les intéressés avaient refusé d’obéir à des ordres légitimes de la police de ne pas porter atteinte à l’ordre public et de ne pas stationner les tracteurs sur la chaussée (ant važiuojamosios kelio dalies), et qu’ils avaient laissé leurs tracteurs à cet endroit jusqu’à 16 h 15 le 22 mai 2003. Il indiqua qu’en conséquence de cette action et du rassemblement de 1 500 personnes environ sur les voies, la circulation avait été bloquée du kilomètre 84 au kilomètre 94 de l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai, que des embouteillages s’étaient formés et le bon fonctionnement des postes-frontières de Kalvarija et de Lazdijai avait été perturbé. Les cinq requérants écopèrent chacun d’une peine privative de liberté (baudžiamasis areštas) de soixante jours. Le tribunal de district tint également compte de la personnalité positive des requérants et de l’absence de circonstances aggravantes. Il y vit des raisons de croire que le but de la sanction pouvait être atteint sans que les intéressés fussent effectivement privés de leur liberté et assortit donc les peines d’un sursis de un an. Les requérants se virent ordonner de ne pas quitter leur lieu de résidence pendant plus de sept jours consécutifs sans l’accord préalable des autorités. Cette mesure était applicable pour une période de un an, c’est-à-dire pendant la durée du sursis. Par ailleurs, le tribunal de district relaxa, faute de preuves, deux autres personnes accusées d’organisation des émeutes en question. La procédure d’appel devant le tribunal régional de Kaunas Le 18 octobre 2004, les requérants interjetèrent appel auprès du tribunal régional de Kaunas. Ils exposèrent notamment qu’un autre agriculteur, A.D., avait été sanctionné seulement en vertu du droit administratif pour une violation identique (paragraphes 34-35 ci-dessus). Ils soutinrent qu’il était admis au sein des États membres de l’Union européenne que les barrages routiers constituaient une forme de manifestation, et que le droit de manifester était garanti par les articles 10 et 11 de la Convention. Ils renvoyèrent notamment à l’article 2 du règlement (CE) no 2679/98 du Conseil du 7 décembre 1998 (paragraphe 77 ci-dessous) et à un rapport de la Commission des Communautés européennes du 22 mars 2001 (COM(2001) 160) sur l’application de ce règlement, ainsi qu’à l’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) en l’affaire Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge c. Autriche (paragraphes 73-76 ci-dessous). Le 14 janvier 2005, le tribunal régional de Kaunas estima que le tribunal de district s’était livré à une appréciation approfondie et impartiale de l’ensemble des circonstances de l’espèce. Il observa que l’infraction d’émeute menaçait l’ordre, la sécurité et la santé publics, la dignité humaine, ainsi que l’inviolabilité de la propriété. Selon lui, l’élément matériel de l’infraction se caractérisait par l’organisation d’un rassemblement de personnes en vue de la réalisation d’un but commun – à savoir une atteinte à l’ordre public – et par la mise en œuvre de leur décision, en l’occurrence l’établissement de barrages routiers. Le tribunal régional considéra que, pour être constitutives d’une infraction, les actions devaient en outre être commises délibérément, c’est-à-dire que les accusés devaient être conscients de l’illégalité de leurs actes. Quant à B.M. et A.K., il nota que pendant les manifestations les deux requérants avaient dit aux autres agriculteurs qu’il avait été décidé de bloquer les routes. Il jugea établi que B.M. et A.K. étaient conscients de l’illégalité des barrages routiers et qu’ils avaient été avertis de leur responsabilité en tant qu’organisateurs. Le tribunal régional releva que les deux requérants avaient cependant continué à coordonner les actions des agriculteurs et insisté pour que ceux-ci maintiennent les barrages. Il estima que les actes de B.M. et A.K. avaient eu pour conséquence directe que, le 21 mai 2003, une foule de personnes s’étaient rendues sur les autoroutes et les avaient bloquées, et avaient ainsi gêné la circulation, enfreint les droits et libertés constitutionnels d’autrui de circuler librement et sans entraves, causé un préjudice aux transporteurs routiers et donc porté gravement atteinte à l’ordre public. Le tribunal régional souscrivit également à la conclusion du tribunal de district quant au caractère raisonnable de la condamnation de V.M., K.M. et A.P. Il releva qu’en conduisant des tracteurs sur l’autoroute, provoquant ainsi des embouteillages et perturbant le travail des services douaniers, et en refusant d’obéir aux demandes légitimes de la police de ne pas stationner leurs tracteurs sur la chaussée, les trois requérants avaient porté gravement atteinte à l’ordre public. Selon le tribunal régional, le fait qu’après l’établissement des barrages sur l’autoroute la police et les conducteurs avaient négocié avec les agriculteurs, et qu’en conséquence certains conducteurs avaient été autorisés à passer, n’atténuait ni la dangerosité de l’infraction ni son illégalité. Le tribunal régional observa également que le blocage d’une autoroute importante avait emporté des conséquences néfastes et ne pouvait pas être considéré comme une simple infraction de droit administratif telle qu’une infraction à la circulation routière. Quant à l’argument des requérants selon lequel les infractions qui leur étaient reprochées étaient identiques à celle qui avait valu à un autre agriculteur, A.D., une simple sanction administrative pour infraction à la circulation routière (paragraphe 49 ci-dessus), le tribunal régional indiqua qu’il n’était pas une juridiction administrative et ne pouvait donc pas commenter une violation du droit administratif. Tout en relevant que les requérants avaient droit à la liberté d’expression en vertu de l’article 10 de la Convention, le tribunal régional déclara que ce droit n’était pas illimité dès lors que les intérêts de l’ordre public et de la prévention des infractions pénales se trouvaient en jeu. Il observa que des limitations analogues à la liberté d’expression étaient énumérées à l’article 25 de la Constitution lituanienne (paragraphe 61 ci-dessous). Sur ce point, il souligna que le comportement de B.M. et A.K., qui avaient guidé les actions des autres personnes impliquées dans la manifestation, ne pouvait pas être considéré comme la simple expression, non passible de sanctions, de leurs opinions étant donné qu’ils avaient porté atteinte à l’ordre public et par là même engagé leur responsabilité pénale. Par ailleurs, le tribunal régional estima que le danger pour le public présenté par l’infraction pénale n’avait pas disparu simplement parce que le gouvernement avait refusé de revoir les prix de gros à la hausse ou parce qu’il avait prétendument failli à prendre les mesures nécessaires. Le pourvoi en cassation devant la Cour suprême Le 2 mars 2005, les requérants se pourvurent en cassation. Le 4 octobre 2005, la Cour suprême, siégeant en une chambre élargie de sept juges (paragraphe 70 ci-dessous), débouta les requérants. Expliquant la substance de l’infraction d’émeute, telle que définie par l’article 283 § 1 du code pénal (paragraphe 62 ci-dessous), elle indiqua que cette infraction était qualifiée d’atteinte à l’ordre public, ce qui constituait selon elle l’élément matériel (nusikaltimo objektas) de l’infraction. Décrivant la portée de l’infraction, elle précisa que la disposition susmentionnée énumérait les éléments suivants : l’organisation d’un rassemblement en vue de se livrer à des actes de violence en public, de causer des dommages aux biens ou de porter atteinte à l’ordre public d’une autre façon, ou la commission de tels actes pendant un rassemblement. Pour la Cour suprême, l’émeute se définissait comme une situation dans laquelle un rassemblement de personnes portaient délibérément et gravement atteinte à l’ordre public, se livraient à des violences en public ou causaient des dommages aux biens. La haute juridiction ajouta que l’élément moral de l’infraction était celui de l’intention directe (kaltė pasireiškia tiesiogine tyčia), ce qui signifiait que le coupable devait i) être conscient qu’il se livrait à l’un des actes constitutifs de l’infraction énumérés à l’article 283 § 1 du code pénal et ii) avoir la volonté d’agir ainsi. Quant aux circonstances de l’espèce, la Cour suprême déclara que les juridictions inférieures avaient jugé à bon droit que les actes des requérants relevaient de l’article 283 § 1 du code pénal. Elle estima en particulier que le tribunal de première instance avait bien établi l’existence de toutes les conditions préalables pour l’application de l’article 283 § 1 du code pénal, à savoir la présence d’une foule et l’atteinte à l’ordre public causée par le blocage des autoroutes, l’arrêt de la circulation et la perturbation du travail des services douaniers. Elle considéra que les requérants avaient été condamnés en vertu d’une loi applicable à l’époque de la commission des infractions et que les peines avaient été infligées conformément aux dispositions du code pénal. Elle conclut qu’en conséquence les condamnations des requérants étaient conformes à la loi et ne méconnaissaient pas l’article 7 § 1 de la Convention. La Cour suprême ajouta que les requérants n’avaient pas été condamnés pour avoir exprimé leurs opinions ou communiqué des idées, actes relevant de la protection de l’article 10 § 1 de la Convention, mais pour des actes ayant gravement porté atteinte à l’ordre public. Enfin, elle estima, à l’instar du tribunal régional, qu’on ne pouvait pas considérer que les requérants avaient agi par nécessité (paragraphe 54 ci-dessus). Elle considéra que la chute des prix d’achat du lait et les autres problèmes de subventions agricoles n’avaient pas constitué une menace claire ou immédiate visant des droits de propriété, les biens en question ne s’étant pas encore matérialisés. Elle conclut que l’État n’avait pas privé les requérants de leurs biens, et que le mécontentement des intéressés vis-à-vis de la politique agricole du gouvernement ne pouvait justifier les actes pour lesquels ils avaient été condamnés. Par des arrêts des 17, 18, 20 et 21 octobre et 7 novembre 2005, la Cour suprême prononça la levée des peines avec sursis infligées aux requérants. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. La Constitution Les articles 25 et 36 de la Constitution se lisent ainsi : Article 25 « Toute personne physique a le droit d’avoir ses propres convictions et de les exprimer librement. Une personne physique ne peut être empêchée de rechercher, de recevoir et de communiquer des informations ou des idées. La liberté d’exprimer ses convictions [et] de recevoir et de communiquer des informations ne peut être restreinte autrement que par la loi et dans la mesure nécessaire à la protection de la santé, de l’honneur, de la dignité, de la vie privée, de la morale d’une personne physique ou de l’ordre constitutionnel. La liberté d’exprimer ses convictions et de communiquer des informations est incompatible avec les infractions pénales, telles que l’incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination fondées sur l’appartenance nationale, raciale, religieuse ou sociale, [ou] la diffamation et la désinformation. (...) » Article 36 « Nul ne peut se voir interdire ou empêcher de participer sans arme à des réunions pacifiques. Ce droit ne peut être restreint que par la loi, et uniquement dans les cas où il est nécessaire de protéger la sécurité de l’État ou de la société, l’ordre public, la santé ou la morale des personnes, ou les droits et libertés d’autrui. » B. Le code pénal Le code pénal fut publié au Journal officiel (Valstybės žinios) le 25 octobre 2000 et entra en vigueur le 1er mai 2003. Son article 283 § 1, qui établit la responsabilité pénale pour émeute, infraction qualifiée d’atteinte à l’ordre public, est ainsi libellé : Article 283 – Émeute « Toute personne qui organise ou provoque un rassemblement de personnes en vue de se livrer à des actes de violence en public, de causer des dommages aux biens ou de porter gravement atteinte à l’ordre public d’une autre façon, ou qui, pendant une émeute, se livre à des actes de violence, cause des dommages aux biens ou porte gravement atteinte à l’ordre public d’une autre façon est passible d’une peine privative de liberté [baudžiamasis areštas] de courte durée ou d’une peine d’emprisonnement de cinq ans au plus. » Selon l’article 75 §§ 1 et 2 du code pénal, lorsqu’un tribunal condamne une personne à une peine d’emprisonnement d’une durée n’excédant pas trois ans pour la commission intentionnelle d’une ou de plusieurs infractions de gravité légère ou modérée, il peut assortir la peine d’un sursis allant de un à trois ans s’il juge qu’il existe des éléments suffisants pour considérer que le but de la sanction sera atteint sans que la peine ne soit réellement purgée. Dans ce cas, le tribunal peut ordonner à la personne condamnée de ne pas quitter son lieu de résidence pendant plus de sept jours sans l’autorisation préalable de l’autorité qui supervise l’exécution du jugement. Aux termes de l’article 97 du code pénal, les personnes reconnues coupables d’une infraction et dont la condamnation est passée en force de chose jugée sont réputées être des personnes ayant été précédemment condamnées. Toute personne qui s’est vu infliger une peine assortie d’un sursis est considérée pendant toute la période du sursis comme ayant été précédemment condamnée. L’article 31 du code pénal définit la notion de nécessité (būtinasis reikalingumas). Il dispose que la responsabilité pénale d’une personne ne peut être engagée à raison d’un acte commis par elle dans le but d’éviter un risque immédiat pour elle-même, pour autrui ou pour les droits d’autrui, ou pour l’intérêt général ou les intérêts de l’État, lorsque ce risque n’aurait pas pu être évité par d’autres moyens et lorsque les dommages causés sont moindres par rapport à ceux que la personne avait l’intention d’éviter. Cependant, une personne qui provoque une situation dangereuse par ses actes peut invoquer l’état de nécessité uniquement lorsque la situation dangereuse a été causée par négligence (dėl neatsargumo). C. Le code des infractions administratives et les règles relatives à la circulation routière L’article 1241 du code des infractions administratives, dans sa version applicable à l’époque des faits, mettait en jeu la responsabilité administrative des conducteurs commettant des infractions aux règles relatives à la circulation routière. Selon cette disposition, une infraction aux règles régissant les circonstances et le moment où un conducteur pouvait s’arrêter et stationner son véhicule sur une autoroute était passible d’une amende de 100 à 150 LTL (de 30 à 45 EUR environ). L’article 131 du code prévoyait l’engagement de la responsabilité administrative de tout piéton qui ne respectait pas la signalisation routière, traversait la route ou s’engageait à pied sur la chaussée. L’infraction était passible d’une amende de 30 à 50 LTL (de 8 à 15 EUR environ). Les règles sur la circulation routière disposent que les piétons doivent marcher sur le trottoir ou, à défaut, sur le côté droit de la route, en file indienne (point 81 des règles). D. La loi sur les rassemblements Les passages pertinents en l’espèce de la loi sur les rassemblements se lisent ainsi : Article 8 – Rassemblements interdits « Les rassemblements suivants sont interdits dans la mesure où les participants : (...) 2) conduisent des véhicules d’une façon qui présente un risque pour la sécurité routière, met en danger la sécurité et la santé des participants à un rassemblement ou d’autres personnes, ou porte atteinte à l’ordre et à la paix publics ; (...) » Article 17 – Dispersion d’un rassemblement à l’initiative de la police « Les policiers chargés d’assurer le respect de la loi pendant le déroulement d’un rassemblement procéderont à la dispersion de celui-ci si, après un avertissement public, les organisateurs ou les participants : 1) violent de manière délibérée et flagrante la procédure à suivre pour organiser des rassemblements, telle que prévue par la présente loi (...) ; 2) tentent de commettre ou commettent, à la faveur d’un rassemblement, des infractions contre l’indépendance, l’intégrité territoriale et l’ordre constitutionnel de l’État lituanien ou d’autres actes délictueux délibérés contre la vie, la santé, la liberté, l’honneur et la dignité des personnes ou contre la sûreté publique, la gouvernance et l’ordre public ; 3) perturbent, ou menacent concrètement de perturber, individuellement ou par des actions de groupe, la circulation routière ou les activités d’institutions, d’organisations ou d’autorités locales publiques (...) » Aux termes de l’article 1887 du code des infractions administratives : « Toute violation de la loi sur les rassemblements est passible d’une amende allant de 500 à 2 000 LTL ou d’une détention administrative de trente jours au plus. Les atteintes à l’ordre public commises lors d’autres événements importants sont passibles d’une amende allant de 100 à 500 LTL. » E. La loi sur les cours et tribunaux En vertu de la loi sur les cours et tribunaux, dans sa version applicable au moment des faits, la Cour suprême, en interprétant et en appliquant les lois et les autres textes réglementaires, instituait une pratique judiciaire uniforme. Elle analysait également la pratique des tribunaux en matière d’application des lois et émettait les recommandations à suivre. Selon la complexité de l’affaire, elle décidait des affaires en une chambre de trois ou sept juges, ou en session plénière (articles 23, 27 et 36 de la loi sur les cours et tribunaux). III. DROIT ET PRATIQUE PERTINENTS DE L’UNION EUROPÉENNE A. La jurisprudence de la CJCE L’affaire Commission des Communautés européennes c. France (« affaire Commission ») La CJCE a examiné la question de l’entrave à la libre circulation des biens dans l’affaire Commission (C-265/95, arrêt du 9 décembre 1997), qui concernait des incidents graves survenus dans le sud de la France, au cours desquels des produits agricoles en provenance d’Espagne et d’Italie avaient été détruits par des agriculteurs français, et des actes de violence et de vandalisme avaient touché les secteurs de la distribution de gros et de détail desdits produits. La CJCE a souligné que selon le traité instituant la Communauté européenne (« le traité CE »), le marché intérieur européen se caractérisait par l’abolition entre les États membres des obstacles à la libre circulation des marchandises. Elle a ajouté que, dès lors que l’article 30 prohibait entre les États membres les restrictions quantitatives à l’importation ainsi que toutes mesures d’effet équivalent, toutes les entraves, directes ou indirectes, actuelles ou potentielles, aux courants d’importation dans le cadre du commerce intracommunautaire devaient être éliminées. Elle a précisé que l’article 30, en liaison avec l’article 5 du traité CE, s’appliquait également lorsqu’un État membre s’était abstenu de prendre les mesures requises pour faire face aux entraves à la libre circulation des marchandises dues à des causes qui n’étaient pas d’origine étatique. La CJCE a admis que les États jouissaient d’une marge d’appréciation pour déterminer quelles étaient les mesures les plus appropriées à cet égard. Or, pour elle, les actes de violence commis sur le territoire français contre des produits agricoles originaires d’autres États membres avaient incontestablement créé des obstacles aux échanges intracommunautaires de ces produits. Elle a rappelé que les incidents en cause se produisaient régulièrement depuis plus de dix ans, que dans certains cas les autorités françaises avaient été prévenues de l’imminence de manifestations d’agriculteurs et que les troubles s’étaient poursuivis pendant plusieurs heures, et que les actes de vandalisme, commis par des personnes qui souvent avaient agi à visage découvert, avaient été filmés par les caméras de télévision. Elle a constaté que, néanmoins, seul un très petit nombre de ces personnes avaient été identifiées et poursuivies. Ces éléments ont suffi à la CJCE pour conclure que les mesures adoptées par le gouvernement français n’avaient manifestement pas été suffisantes pour garantir la liberté des échanges intracommunautaires de produits agricoles sur son territoire, et que la France avait manqué aux obligations découlant de l’article 30, en liaison avec l’article 5, du traité CE. Selon la CJCE, ces événements avaient créé un climat d’insécurité qui avait eu un effet dissuasif sur les courants d’échanges dans leur ensemble, et la situation difficile des agriculteurs français ne pouvait justifier l’abstention par un État membre d’appliquer correctement le droit communautaire, puisque le gouvernement français n’avait pas établi la réalité d’un danger pour l’ordre public auquel il ne pouvait faire face. Sans exclure que la menace de troubles graves à l’ordre public pût, le cas échéant, justifier une absence d’intervention de la police, la CJCE a considéré que cet argument ne pouvait être avancé que dans un cas précis, et non pas de manière globale pour l’ensemble des incidents en cause. L’affaire Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge c. Autriche (affaire « Schmidberger ») Dans l’affaire Schmidberger (C-112/00, arrêt du 12 juin 2003) la CJCE a rendu une décision à titre préjudiciel sur l’interprétation des articles 30, 34 et 36 du traité CE (à présent les articles 34, 35 et 36 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne –TFUE), combinés avec l’article 5 du traité CE (abrogé et remplacé en substance par l’article 4 § 3 du Traité sur l’Union européenne – TUE), ainsi que sur les conditions de responsabilité d’un État membre du fait des dommages causés aux particuliers par une violation du droit communautaire. À l’origine de l’affaire se trouvait l’autorisation implicitement accordée par les autorités autrichiennes à un groupe de militants écologistes d’organiser une manifestation sur l’autoroute du Brenner, qui eut pour effet de bloquer complètement la circulation sur celle-ci pendant près de trente heures. Ajouté à l’interdiction préexistante, applicable au plan national, de circuler pendant les jours fériés, cet événement conduisit à la fermeture de l’autoroute du Brenner (une voie de transit intracommunautaire essentielle) pendant quatre jours consécutifs, avec une courte interruption de quelques heures. Après avoir rappelé les principes exposés dans l’affaire Commission (paragraphes 71-72 ci-dessus) concernant les obligations positives des États membres dans ce domaine, la CJCE a estimé que le fait de ne pas avoir interdit la manifestation litigieuse s’analysait en une restriction à la libre circulation des marchandises. Elle a ensuite recherché si le défaut d’interdiction pouvait être objectivement justifié. Elle a constaté que les objectifs spécifiques du rassemblement n’étaient pas, en tant que tels, déterminants pour établir la responsabilité de l’État membre au titre du traité CE, et qu’il convenait de tenir compte uniquement de l’objectif poursuivi par les autorités nationales, à savoir le respect des droits fondamentaux des manifestants en matière de liberté d’expression et de liberté de réunion. Pour la CJCE, tant la libre circulation des marchandises, l’un des principes fondamentaux garantis par le traité CE, que les droits consacrés par les articles 10 et 11 de la Convention pouvaient faire l’objet de restrictions au titre des exigences impératives d’intérêt général. La CJCE a ajouté qu’il lui restait à déterminer si les restrictions à la libre circulation des marchandises tolérées par l’Autriche étaient proportionnées au but légitime poursuivi. À cet égard, la CJCE a relevé que l’affaire Schmidberger se distinguait de l’affaire Commission en ce que : a) les manifestants avaient demandé une autorisation ; b) l’entrave à la libre circulation des marchandises était géographiquement limitée ; c) la manifestation n’avait pas pour objet d’entraver les échanges de marchandises d’une nature ou d’une origine particulières ; d) diverses mesures d’encadrement et d’accompagnement (campagnes d’information, proposition de divers itinéraires de contournement, dispositions en matière de sécurité sur le site de la manifestation) avaient été prises par les autorités compétentes afin de limiter autant que possible les perturbations de la circulation routière ; et e) la manifestation n’avait pas engendré un climat général d’insécurité ayant eu un effet dissuasif sur les courants d’échanges intracommunautaires dans leur ensemble. La CJCE a conclu que, dans ces conditions, les autorités autrichiennes avaient pu estimer qu’une interdiction pure et simple de la manifestation aurait constitué une ingérence inacceptable dans le droit des manifestants à la liberté de réunion pacifique, et que l’imposition de conditions plus strictes concernant tant le lieu que la durée du rassemblement aurait pu être perçue comme une restriction excessive. À cet égard, la CJCE s’est exprimée ainsi : « 90. (...) Si les autorités nationales compétentes doivent chercher à limiter autant que possible les effets qu’une manifestation sur la voie publique ne manque pas d’avoir sur la liberté de circulation, il n’en demeure pas moins qu’il leur appartient de mettre cet intérêt en balance avec celui des manifestants, qui visent à attirer l’attention de l’opinion publique sur les objectifs de leur action. S’il est vrai qu’une action de ce type entraîne normalement certains inconvénients pour les personnes qui n’y participent pas, en particulier en ce qui concerne la liberté de circulation, ceux-ci peuvent en principe être admis dès lors que le but poursuivi est essentiellement la manifestation publique et dans les formes légales d’une opinion. À cet égard, la République d’Autriche fait valoir, sans être contredite sur ce point, que, en tout état de cause, toutes les solutions de remplacement envisageables auraient comporté le risque de réactions difficiles à contrôler et susceptibles de causer des perturbations autrement plus graves des échanges intracommunautaires ainsi que de l’ordre public, pouvant se matérialiser par des démonstrations «sauvages», des confrontations entre partisans et adversaires du mouvement revendicatif concerné ou des actes de violence de la part de manifestants s’estimant lésés dans l’exercice de leurs droits fondamentaux. » La CJCE a conclu que « 94. (...) le fait pour les autorités compétentes d’un État membre de ne pas avoir interdit un rassemblement dans des circonstances telles que celles de l’espèce au principal n’[était] pas incompatible avec les articles 30 et 34 du traité [CE], lus en combinaison avec l’article 5 de celui-ci ». B. Le Règlement (CE) no 2679/98 du Conseil L’article 2 du règlement (CE) no 2679/98 du Conseil du 7 décembre 1998 relatif « au fonctionnement du marché intérieur pour ce qui est de la libre circulation des marchandises entre les États membres » se lit ainsi : « Le présent règlement ne peut être interprété comme affectant d’une quelconque manière l’exercice des droits fondamentaux, tels qu’ils sont reconnus dans les États membres, y compris le droit ou la liberté de faire grève. Ces droits peuvent également comporter le droit ou la liberté d’entreprendre d’autres actions relevant des systèmes spécifiques de relations du travail propres à chaque État membre. » IV. DROIT COMPARÉ La Cour s’est penchée sur les réglementations relatives à l’utilisation de véhicules en vue de bloquer la circulation routière dans le contexte de manifestations publiques en vigueur dans trente-cinq États membres du Conseil de l’Europe, à savoir l’Albanie, l’Allemagne, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, l’Estonie, la Finlande, la France, la Géorgie, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, la Lettonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, le Liechtenstein, le Luxembourg, la République de Moldova, le Monténégro, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine. Il ressort de cette étude de droit comparé que, si l’utilisation de véhicules lors de manifestations publiques ne fait généralement pas l’objet d’une réglementation spécifique au sein des États membres, le blocage de la circulation routière sur les voies publiques par des véhicules ou par d’autres moyens constitue une infraction pénale dans les dix pays suivants : l’Azerbaïdjan, la Belgique, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Portugal, la Roumanie, le Royaume-Uni et la Turquie. En cas de condamnation, le coupable peut se voir infliger des peines d’emprisonnement de durées diverses (allant d’un minimum de trois mois en Grèce, jusqu’à un an en Italie, deux ans en France et en Roumanie, trois ans en Azerbaïdjan et en Turquie, cinq ans au Portugal et dix ans en Belgique) ou à une peine d’amende (en Irlande et au Royaume-Uni). Plusieurs pays prévoient des sanctions pénales, y compris des peines d’emprisonnement, dans des situations complexes où le blocage de la circulation routière emporte de graves conséquences, comme des dommages aux biens ou des atteintes à la vie et à l’intégrité physique de personnes (par exemple en Géorgie, en Hongrie, dans l’ex-République yougoslave de Macédoine, la République de Moldova, la République tchèque, en Russie, en Suisse et en Ukraine), ou implique certains comportements répréhensibles, tels que le recours à des menaces ou à la violence (en Estonie et en Slovaquie), une violation des exigences légales en matière d’organisation de rassemblements (à Chypre) ou la désobéissance ou la résistance aux ordres de la police (en Autriche). En Allemagne en particulier, il existe une jurisprudence établie des tribunaux qui qualifie pénalement de voie de fait le blocage des rues au moyen de véhicules dans le cadre de manifestations publiques. Les lois de la Bosnie-Herzégovine, de la Bulgarie, de la Croatie, de l’Estonie, de la Finlande, de la Lettonie, du Luxembourg, de la République de Moldova, de la Pologne, de la Russie, de la Serbie, de la Slovaquie et de la Suisse prévoient des sanctions qui ne sont pas de nature pénale pour les entraves à la circulation routière enfreignant les dispositions sur la sécurité routière ou les règles régissant les rassemblements publics, pareils actes étant qualifiés de fautes ou d’infractions administratives, passibles d’une amende.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante, S.C. Uzinexport S.A., est une société de droit roumain, ayant son siège à Bucarest. Dans les années 1980, la requérante, dont le capital était détenu à l’époque par l’État, construisit en Égypte une cimenterie. Au début des années 1990, le ministère des Finances vendit à des tiers une partie des créances dont la requérante était titulaire à la suite de la réalisation des travaux de construction de la cimenterie. Le prix de cette cession était inférieur à celui qui aurait correspondu au règlement des créances en question d’après les stipulations du contrat initial. En 1997, la requérante fut privatisée et l’intégralité du capital fut transférée à des investisseurs privés. S’estimant lésée par la vente des créances, la requérante introduisit deux actions en dommages et intérêts contre le ministère des Finances. Par deux jugements des 31 mai 1999 et 1er février 2000, le tribunal départemental de Bucarest accueillit les actions et condamna le ministère à lui verser des dommages et intérêts d’un montant total d’environ 20 millions de dollars américains (USD). Sur appel du ministère, ces jugements furent confirmés par deux arrêts définitifs des 26 novembre 1999 et 23 juin 2000 de la cour d’appel de Bucarest. Le 4 août 2003, le ministère versa la somme établie par le jugement du 31 mai 1999. La somme fixée par le jugement du 1er février 2000 fut payée en deux tranches, le 13 août 2003 et le 2 juin 2004. Par une action introduite le 11 février 2005, la requérante réclama la condamnation du ministère à lui verser des intérêts pour le paiement tardif des sommes établies par les jugements susmentionnés. La demande fit l’objet de deux dossiers différents, le premier concernant l’exécution du jugement du 31 mai 1999 et le second ayant trait au jugement du 1er février 2000. La requérante versa au second dossier des conclusions exposant que la doctrine et la pratique, dont la plus ancienne décision datait de 1981, étaient unanimes à considérer que les intérêts étaient dus pour chaque jour de retard. S’agissant du premier dossier, par un arrêt définitif du 24 octobre 2006, la chambre commerciale de la Haute Cour de cassation et de justice accueillit l’action. Considérant que les intérêts étaient des « prestations successives », elle fit application de l’article 12 du décret no 167/1958 et estima qu’ils étaient dus pour chaque jour de retard jusqu’au paiement de la créance. Concernant le droit de les réclamer, la Haute Cour estima que chaque jour de retard entraînait l’ouverture d’un nouveau délai de prescription de trois ans. Compte tenu de la date d’introduction de l’action – le 11 février 2005 – la Haute Cour en conclut que pour la période comprise entre le 11 février 2002 et le 4 août 2003, date du paiement de la créance, la requérante avait droit à des intérêts de retard. Quant au second dossier, par un arrêt définitif du 23 mai 2006, la chambre commerciale de la Haute Cour rejeta la demande, considérant que le droit de réclamer des intérêts de retard était prescrit. Faisant application de l’article premier du décret no 167/1958, elle estima que le droit à des intérêts était accessoire à la créance établie par le jugement du 1er février 2000. Elle en conclut que le droit de réclamer des intérêts était soumis au même délai de prescription que la créance principale, à savoir trois ans à compter de la date à laquelle le jugement établissant celle-ci était devenu définitif. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Les articles pertinents du décret no 167/1958 sur la prescription extinctive disposent : Article 1 « L’extinction du droit d’action concernant un droit principal entraîne la prescription du droit d’action concernant les accessoires. » Article 3 « Le délai de prescription [de toute action ayant un objet patrimonial] est de trois ans. » Article 7 « Le délai de prescription court à partir du moment où le droit d’action ou le droit de réclamer l’exécution forcée sont nés. » Article 12 « Si le débiteur doit des prestations successives, chacune de ces prestations donne lieu à un délai de prescription distinct. » Répondant à une demande d’information adressée par le Gouvernement, le président de la chambre commerciale de la Haute Cour de cassation et de justice expose, dans une lettre du 14 septembre 2011, que la doctrine et la jurisprudence sont unanimes à considérer que les intérêts de retard constituent des « prestations successives » auxquelles s’appliquent le délai de prescription prévu par l’article 12 du décret 167/1958, distinct de celui applicable à la créance principale. A titre d’exemple, il mentionne plusieurs arrêts rendus par la chambre commerciale de cette juridiction entre 2007 et 2011 qui confortent l’application de cet article dans le cas des demandes de paiement d’intérêts de retard. Dans un arrêt rendu en 2003, la chambre commerciale de la Haute Cour avait déjà jugé que : « l’obligation de verser d’intérêts de retard constitue une prestation successive, qui a un caractère indépendant et qui obéit à la règle prévue par l’article 12 du décret 167/1958 selon laquelle pour chaque terme de l’obligation court un nouveau délai de prescription. » (arrêt no 1746 du 21 mars 2003 publié dans Buletinul Jurisprudentei, Culegere de decizii pe anul 2003, éd. C.H. Beck, 2005, p. 298).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPECE Le requérant est né en 1954 et réside à Rosengarten. Il est musicien et producteur artistique. A. La genèse de l’affaire En automne 2003, le requérant publia un livre intitulé Dans les coulisses (Hinter den Kulissen). En raison de plusieurs procédures judiciaires en référé engagées à son encontre, un certain nombre de passages de ce livre durent être caviardés. Le 27 octobre 2003, la société British American Tobacco (Germany) GmbH, une compagnie de tabac (« la société »), lança une publicité sur laquelle on pouvait voir au premier plan deux paquets de cigarettes de la marque Lucky Strike. Sur l’un des paquets était posée une cigarette allumée alors qu’un gros marqueur noir se tenait debout, appuyé contre l’autre paquet. En haut de la publicité figurait en grandes lettres le texte suivant : « Regarde, cher Dieter, comment on écrit facilement des super livres. » (« Schau mal, lieber Dieter, so einfach schreibt man super Bücher »). Les mots « cher » (« lieber »), « facilement » (« einfach ») et « super » (« super ») étaient biffés à l’encre noire, mais restaient lisibles. Au bas de l’annonce était écrit : « Lucky Strike. Rien d’autre. » (« Lucky Strike. Sonst nichts. ») La publicité parut en pleine page dans les éditions du 17 octobre 2003 du magazine hebdomadaire Der Spiegel et du quotidien national à grande diffusion Bild, dont les tirages étaient respectivement de 1,42 million et de 4,67 millions d’exemplaires. Elle s’inscrivait dans le cadre d’une campagne publicitaire de la société pour la marque Lucky Strike, qui avait été lancée en 1989 et qui avait utilisé jusqu’en septembre 2004 plus de 500 déclinaisons, qui montraient un ou plusieurs paquets de cigarettes surmontés d’une accroche humoristique faisant souvent référence à un événement d’actualité et à la personne concernée par cet événement. À la demande du requérant, la société s’engagea par écrit à ne plus diffuser la publicité en cause avec le titre le mentionnant, mais refusa de lui payer les 70 000 euros (EUR) qu’il réclamait au titre d’une licence fictive (fiktive Lizenz). B. Les décisions des tribunaux allemands Le requérant saisit alors le tribunal régional de Hambourg d’une demande tendant à condamner la société au paiement de 100 000 EUR au titre d’une licence fictive. Le jugement du tribunal régional Le 3 septembre 2004, le tribunal régional accueillit la demande du requérant. Il releva d’abord que l’emploi du prénom Dieter dans la publicité litigieuse s’analysait bien en l’utilisation du nom du requérant. Il nota ensuite que, même si le prénom Dieter était très courant et que plusieurs personnalités connues le portaient, la publicité faisait visiblement référence au requérant si l’on tenait compte des autres éléments qui la composaient. Il rappela que la campagne publicitaire de la société faisait régulièrement allusion à des événements d’actualité et à leurs acteurs. D’après lui, il n’y avait aucun indice selon lequel, au moment de la parution de la publicité, un autre individu, prénommé Dieter comme le requérant, eût publié un livre dont certains passages avaient dû être caviardés à la suite d’ordonnances judiciaires ou selon lequel un autre livre eût suscité autant de débats dans le public lors de sa parution que celui du requérant. Le tribunal régional ajouta que la société pouvait faire valoir le droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 5 § 1 de la Loi fondamentale (voir « Le droit et la pratique internes pertinents »), dont la publicité commerciale jouissait aussi à condition qu’elle eût un contenu qui contribuait à la formation de l’opinion publique. Il estima que cela était le cas de la publicité litigieuse. Il considéra en effet que celle-ci commentait d’une manière humoristique la publication du livre du requérant et qu’elle semblait conseiller l’intéressé sur la façon d’écrire des « super livres » en biffant certains passages avant la publication. Dans la mesure où la société invitait ainsi à bien vérifier le contenu d’un livre avant sa publication, la publicité litigieuse soulevait, aux yeux du tribunal régional, un sujet d’intérêt public. Le tribunal régional rappela ensuite que le droit à la liberté d’expression et le droit à la protection de la personnalité étaient tous les deux protégés par la Loi fondamentale et qu’ils méritaient en principe un égal respect. Il précisa que, lorsqu’il s’agissait de l’utilisation non consentie d’une personne à des fins publicitaires, le droit à la protection de la personnalité l’emportait en règle générale. Selon le tribunal, chacun ayant le pouvoir de décider lui-même s’il autorisait ou non l’exploitation de son nom à des fins publicitaires, ce droit protégeait contre l’utilisation illicite par des tiers du nom d’une personne dans le domaine de la publicité. Dans la mesure où la société avait soutenu que le requérant avait lui-même créé l’événement faisant l’objet de la publicité, ce fait n’était pas de nature à priver l’intéressé d’une protection, mais qu’il pouvait avoir comme conséquence un degré d’ingérence moindre et un degré de protection de la liberté d’expression plus élevé. Le tribunal régional considéra que la mise en balance des intérêts en jeu dans l’affaire donnait plus de poids au droit du requérant à la protection de sa personnalité qu’au droit à la liberté d’expression de la société. À cet égard, il releva en particulier que la publicité poursuivait principalement des objectifs commerciaux, à savoir l’accroissement des ventes d’une marque de cigarettes, et qu’elle servait avant tout des fins de divertissement sans réellement contribuer à la formation de l’opinion publique. Enfin, il nota que ni la teneur du message publicitaire (Aussagegehalt) ni le requérant luimême n’avaient de lien direct avec le produit présenté. Il en conclut que le requérant était en droit d’exiger une compensation pour l’exploitation de sa notoriété à des fins commerciales, eu égard aussi aux décisions judiciaires rendues dans des affaires concernant un joueur de tennis (Boris Becker) ou un homme politique (Oskar Lafontaine). Le tribunal régional poursuivit en disant que le préjudice subi par le requérant correspondait au montant de la licence dont la société et l’intéressé auraient raisonnablement convenu si un contrat avait été passé. Il rappela que l’objectif d’une licence fictive était d’éviter que celui qui se servait d’une personne sans autorisation se trouve dans une position plus avantageuse que s’il avait obtenu le consentement de l’intéressé. Il expliqua que le montant d’une telle licence devait être déterminé librement en tenant compte de toutes les circonstances de l’affaire, notamment des critères suivants : la notoriété et l’image de marque (Imagewert) de la personne visée, l’attention suscitée par la publicité et le degré de diffusion de celle-ci ainsi que le rôle attribué à l’intéressé dans la publicité. Appliquant ces critères et tenant compte des sommes allouées dans des affaires similaires concernant des personnes d’une notoriété comparable à celle du requérant au moment de la parution de la publicité les concernant (voir paragraphe 14 ci-dessus), le tribunal régional estima approprié d’allouer au requérant 100 000 EUR. Pour ce faire, il prit en considération le fait que la publicité qui se moquait du requérant avait paru en pleine page notamment dans le magazine Der Spiegel et qu’elle avait touché plus de six millions de lecteurs. Il tint cependant compte du fait que ni une image ni le nom de famille du requérant ne figuraient sur la publicité, si bien qu’un certain nombre de personnes n’auraient pas été en mesure de faire le lien entre la publicité et le requérant. L’arrêt de la cour d’appel Le 29 novembre 2005, la cour d’appel de Hambourg fit siennes les conclusions du tribunal régional quant à l’existence d’une ingérence illicite et quant au résultat de la mise en balance des droits en conflit, tout en précisant que le fait que le prénom du requérant ait été utilisé à des fins commerciales pour augmenter la vente des cigarettes de la société avait pour conséquence que le droit à la protection de la personnalité du requérant l’emportait d’emblée. Elle réduisit cependant le montant de la licence fictive à payer en vertu du principe de l’enrichissement sans cause à 35 000 EUR. Elle indiqua que la publicité ne visait pas à rabaisser le requérant et que, en raison de sa conception humoristique, elle n’avait pas non plus de conséquences négatives sur lui. Elle souligna que, par ailleurs, le requérant, en publiant son livre, s’était lui-même projeté au-devant de la scène. Elle conclut qu’il y avait eu une ingérence illicite dans le droit du requérant à la protection de sa personnalité tout en précisant qu’aucune autre conclusion ne s’imposait sous l’angle du droit à la liberté d’expression en matière artistique dont la société s’était prévalue. En ce qui concernait le dommage matériel, la cour d’appel releva que la particularité de l’affaire résidait dans le fait que la publicité litigieuse n’avait utilisé, sur un mode humoristique, qu’une partie du nom du requérant sans le consentement de celui-ci et qu’elle n’avait été publiée qu’une fois dans deux périodiques. Elle suivit les conclusions de l’expert qu’elle avait mandaté pour estimer le préjudice subi par le requérant et jugea approprié de fixer le montant du dommage à 35 000 EUR. La cour d’appel n’autorisa pas le pourvoi en cassation au motif que l’affaire ne revêtait pas une importance fondamentale, car ni le développement du droit ni la garantie d’une jurisprudence uniforme n’exigeaient, selon elle, une décision de la Cour fédérale de justice. L’arrêt de la Cour fédérale de justice La société fit une demande tendant à l’autorisation du pourvoi en cassation. Le 26 octobre 2006, la Cour fédérale de justice accueillit cette demande. Par un arrêt du 5 juin 2008 (no I ZR 223/05), la Cour fédérale de justice cassa l’arrêt de la cour d’appel. Elle releva que la demande du requérant n’était pas fondée parce que la société n’avait pas porté atteinte de manière illicite au droit à la protection de la personnalité et au droit au nom du requérant, l’utilisation du nom de l’intéressé dans la publicité litigieuse étant couverte par la liberté d’expression garantie par l’article 5 § 1 de la Loi fondamentale. Tout en confirmant les constatations de la cour d’appel quant à l’existence d’une ingérence et à la possibilité d’octroyer une licence fictive en vertu du principe de l’enrichissement sans cause, la Cour fédérale de justice estima que la cour d’appel n’avait pas suffisamment tenu compte du fait que les composantes patrimoniales du droit à la protection de la personnalité et du droit au nom n’étaient protégées que par la loi ordinaire alors que le droit à la liberté d’expression jouissait d’une protection par le droit constitutionnel. La Cour fédérale de justice précisa d’emblée que le litige porté devant elle concernait uniquement l’ingérence dans les composantes patrimoniales des droits invoqués, une atteinte aux composantes morales de ces droits n’ayant pas été alléguée. Elle rappela que les droits à la protection de la personnalité faisaient partie des droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale dans la mesure où ils protégeaient des intérêts moraux, mais que les composantes patrimoniales n’étaient protégées que par le droit civil et qu’elles n’avaient dès lors pas priorité sur la liberté d’expression. Elle rappela également que la protection conférée par l’article 5 § 1 de la Loi fondamentale couvrait aussi la publicité dont le contenu contribuait à la formation de l’opinion publique, tout en précisant que cela n’était pas seulement le cas lorsque la publicité faisait référence à un événement politique ou historique, mais aussi lorsqu’elle reprenait des questions d’intérêt général. Elle ajouta que des reportages ayant un but divertissant pouvaient jouer eux aussi un rôle dans la formation de l’opinion, voire, dans certaines circonstances, stimuler ou influencer la formation de l’opinion plus que ne le feraient des informations strictement factuelles. La Cour fédérale de justice releva que la publicité litigieuse reprenait d’une manière humoristique la publication par le requérant de son livre. Elle estima que, même si la société n’avait fait que reprendre cet événement dans le cadre d’une campagne publicitaire, elle pouvait néanmoins invoquer la protection particulière de la liberté d’expression. Elle considéra que le fait que la publicité – en utilisant le prénom du requérant et en faisant allusion au livre qu’il avait publié – visait avant tout à capter l’attention du public dans l’intention d’accroître les ventes d’une marque de cigarettes ne signifiait pas, comme l’avait soutenu la cour d’appel, que le droit à la protection de la personnalité l’emportait d’une manière générale. La Cour fédérale de justice poursuivit en ces termes : « Lors de sa mise en balance, la cour d’appel n’a pas suffisamment pris en considération que n’était concernée en l’espèce que la protection des composantes patrimoniales du droit à la protection de la personnalité qui était fondée uniquement sur le droit civil et non sur le droit constitutionnel. Lorsqu’il s’agit d’ingérences dans les composantes patrimoniales du droit à la protection de la personnalité parce que le nom d’une personne connue a été utilisé dans une annonce publicitaire sans le consentement de celle-ci, on ne peut pas tout simplement (ohne weiteres) soutenir que le droit à la protection de la personnalité de l’intéressé l’emporte toujours sur le droit à la liberté d’expression du publicitaire. Il peut au contraire être indiqué de tolérer une atteinte au droit à la protection de la personnalité due à la mention du nom si, d’une part, la publicité fait allusion d’une manière moqueuse et satirique à un événement concernant l’intéressé et faisant l’objet de débats dans l’opinion publique et si, d’autre part, elle n’exploite pas l’image de marque (Imagewert) ou la valeur publicitaire (Werbewert) de l’intéressé en utilisant son nom, et si elle ne donne pas l’impression que l’intéressé s’identifie avec le produit présenté ou en prône la consommation (référence à l’arrêt de la Cour fédérale de justice du 26 octobre 2006, no I ZR 182/04). » La Cour fédérale de justice estima que la publicité mise en cause ne donnait pas une telle impression. Elle observa qu’elle avait trait à un thème d’intérêt public dans la mesure où elle reprenait de façon humoristique, peu après sa parution et dans le contexte du débat qui s’était ensuivi dans les médias, l’affaire de la publication du livre du requérant. D’après elle, la publicité s’inscrivait donc dans le débat public qui s’était engagé sur la manière dont le requérant avait publié son livre. La Cour fédérale de justice souligna que, au-delà de l’allusion moqueuse et satirique à cet événement déjà connu du public, la publicité ne contenait pas d’éléments dégradants ou négatifs à l’égard du requérant. En outre, dès lors qu’elle ne suggérait pas que le requérant s’identifiait d’une manière quelconque avec le produit présenté, il n’y aurait pas lieu de considérer que la publicité était dévalorisante pour le requérant du seul fait qu’elle promouvait une marque de cigarettes. La Cour fédérale de justice abonda par ailleurs dans le sens de la cour d’appel en ce que, selon celle-ci, le requérant avait lui-même recherché le public pour son propre intérêt publicitaire. Pour la Cour fédérale de justice, l’intérêt du requérant de ne pas être mentionné dans la publicité sans son consentement pesait moins lourd que le droit à la liberté d’expression de la compagnie de tabac. Il n’y aurait dès lors plus lieu d’examiner la question de savoir si la société pouvait aussi invoquer le droit à la liberté d’expression en matière artistique. La Cour fédérale de justice conclut que, en l’absence d’une violation des composantes patrimoniales de son droit à la protection de la personnalité, le requérant ne pouvait prétendre à une licence fictive. La décision de la Cour constitutionnelle fédérale Le 7 avril 2009, la Cour constitutionnelle fédérale n’admit pas le recours constitutionnel du requérant (no 1 BvR 3143/08) en précisant qu’elle s’abstenait de motiver sa décision. La décision parvint au requérant le 24 avril 2009. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS La Cour fédérale de justice a reconnu, dans un arrêt du 25 mai 1954 (no I ZR 311/53), le droit général à la protection de la personnalité en vertu des articles 1 § 1 (dignité de l’homme) et 2 § 1 (droit au libre épanouissement de la personnalité) de la Loi fondamentale. Le droit au nom est explicitement protégé par l’article 12 du code civil. La liberté d’expression est garantie par l’article 5 de la Loi fondamentale ainsi libellé : « 1. Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement son opinion par la parole, par l’écrit et par l’image et de s’informer sans entraves aux sources qui sont accessibles à tous. La liberté de la presse et la liberté d’informer par la radio, la télévision et le cinéma sont garanties. Il n’y a pas de censure. Ces droits trouvent leurs limites dans les dispositions des lois générales, dans les dispositions légales sur la protection de la jeunesse et dans le droit au respect de l’honneur personnel (Recht der persönlichen Ehre). »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1986 et réside à Rijeka. A. La genèse de l’affaire Le 13 mars 2007, entre 2 heures et 3 h 30, trois meurtres, un vol à main armée et un incendie volontaire furent commis à Vežica, un quartier résidentiel de Rijeka. Plus tard ce même jour, plusieurs habitants de ce quartier furent conduits au troisième poste de police de Rijeka du département de la police de Primorsko-Goranska (Policijska uprava Primorsko-Goranska, Treća policijska postaja Rijeka – « le poste de police de Rijeka ») pour y être interrogés. Toujours ce même jour, vers 13 heures, le requérant fut conduit au poste de police de Rijeka pour y être interrogé. Des échantillons de son sang furent prélevés en vue d’effectuer des analyses de l’ADN et la police perquisitionna son appartement, contrôla le contenu de son téléphone portable et saisit certains de ses effets personnels. Le requérant resta au poste de police de Rijeka jusqu’à son arrestation formelle le 14 mars 2007 à 9 h 50 pour les infractions susmentionnées. B. L’interrogatoire du requérant par la police le 14 mars 2007 La version des faits exposée par le requérant Le requérant affirme que le 14 mars 2007 vers 10 h 40 sa mère, qui habitait et travaillait en Italie, prit contact avec Me G.M., un avocat, pour lui demander de représenter son fils. Me G.M. se serait rendu à 10 h 45 au poste de police de Rijeka, où il serait resté jusqu’à midi, mais les policiers auraient refusé de le laisser voir le requérant. Il aurait cherché à porter plainte contre X pour abus de pouvoir et obtention illégale d’aveux, mais les policiers auraient refusé d’enregistrer cette plainte, déclarant qu’il n’était muni d’aucune procuration, et ils l’auraient fait sortir du poste de police. Il aurait immédiatement signalé l’incident à D.K. et I.B., substituts du procureur de comté de Rijeka, qui auraient rédigé une note à ce sujet dans leur dossier. Le tribunal de comté de Rijeka (« le tribunal de comté ») en aurait été aussitôt avisé. Vers 13 h 30, le père du requérant aurait signé une procuration habilitant Me G.M. à défendre son fils. Un stagiaire, B.P., aurait alors cherché à remettre cet acte à la police, mais il aurait été sommé de partir. Entre 15 heures et 15 h 30, Me G.M. aurait une nouvelle fois cherché à voir le requérant au poste de police de Rijeka, mais il se serait heurté à un refus. Vers 15 h 30, Me G.M. aurait signalé les événements ci-dessus au chef du département de la police de Primorsko-Goranska, V., qui aurait rédigé une note au sujet de leur conversation. Les policiers n’auraient jamais informé le requérant que Me G.M. avait été chargé de le représenter et qu’il était venu au poste de police de Rijeka. Le requérant aurait demandé à plusieurs reprises aux policiers présents au poste de prendre contact avec Me G.M., mais ceux-ci lui auraient dit que leurs tentatives à cette fin étaient demeurées vaines. La version des faits exposée par le Gouvernement Selon le Gouvernement, le 14 mars 2007 à 18 heures, le requérant accepta d’être représenté par Me M.R., avocat et ancien directeur de la police de Primorsko-Goranska, qui serait arrivé au poste de police de Rijeka vers 19 h 45. Le requérant aurait choisi Me M.R. à partir d’une liste d’avocats du barreau de Rijeka que la police lui aurait remise et son interrogatoire aurait débuté à 20 h 10. D’après le procès-verbal de l’interrogatoire, le requérant fut informé par la police de son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et de garder le silence et il indiqua expressément que son avocat était Me M.R. Extraits du procès-verbal de l’interrogatoire du requérant L’extrait pertinent du procès-verbal de l’interrogatoire du requérant conduit par les policiers T.K. et Z.N. le 14 mars 2007 de 20 h 10 à 23 heures était ainsi libellé : « J’ai été informé des raisons de mon arrestation, des infractions pénales dont je suis accusé, de mes droits, du droit de ne pas répondre et du droit à être représenté par un avocat, ainsi que du droit à ce que les membres de ma famille soient prévenus de mon arrestation. J’ai choisi et mandaté pour ma défense au cours de cette procédure un avocat de Rijeka, Me [M.]R., avec lequel je me suis entretenu en privé et à la suite de quoi j’ai décidé de déposer. » Le procès-verbal exposait ensuite le récit donné par le requérant des faits se rapportant aux charges qui pesaient sur lui. L’intéressé y reconnaissait que, de concert avec L.O. et R.Lj., il s’était rendu dans l’appartement de Đ.V. à Vežica la nuit du 13 mars 2007, qu’il avait dérobé une certaine somme d’argent à Đ.V., puis qu’il avait abattu ce dernier, ainsi que sa compagne et son père. Il ajoutait qu’il avait mis le feu à l’appartement de manière à y détruire toute trace de sa présence et qu’il avait promis à L.O. et R.Lj. qu’il avouerait les crimes et porterait le chapeau s’ils venaient à être arrêtés. La conclusion du procès-verbal se lisait ainsi : « Je ne suis en proie à aucun symptôme de manque ni à aucune autre crise. J’ai déposé de mon plein gré en présence de mon avocat et d’un procureur de comté. J’ai lu l’intégralité de ma déposition, et je la signe en en reconnaissant l’exactitude. » Chaque page du procès-verbal était signée par le requérant. C. L’interrogatoire du requérant par un juge d’instruction le 15 mars 2007 à 13 h 15 L’extrait pertinent du procès-verbal de l’interrogatoire du requérant par un juge d’instruction était ainsi libellé : « En réponse à une question posée par le tribunal relativement au choix de l’avocat de la défense, étant donné que le dossier comprend le procès-verbal d’un interrogatoire du suspect en présence de Me M.R., ainsi qu’une procuration signée par les parents mandatant Me G.M., le suspect dit : « Je signerai la procuration en faveur de Me G.M., avocat à Rijeka, et je révoque par la présente déclaration la procuration en faveur de Me M.R. » (...) En réponse à une question de l’avocat de la défense sur le point de savoir s’il avait choisi Me [M.]R. pour le représenter, le suspect déclare : « Non, je ne l’ai pas choisi. J’ai expressément dit aux policiers que je voulais être représenté par Me G.M. J’ignore tout de la venue de Me G.M. dans les locaux de la police. » (...) En réponse à une autre question de l’avocat de la défense sur le point de savoir s’il était sous l’empire de stupéfiants, le suspect dit : « J’étais sous l’empire de l’alcool et de la drogue. » (...) » Le 16 mars 2007, Me G.M. demanda au juge d’instruction le dessaisissement du procureur de comté de Rijeka et de tous ses substituts. Le juge d’instruction fit suivre cette demande au parquet de comté de Rijeka. Les extraits pertinents en étaient ainsi libellés : « Il y a une trentaine de minutes, l’avocat de la défense a appris que le procureur de comté de Rijeka, D.H., assistait à l’interrogatoire de Ivan Dvorski qui était entendu en qualité de suspect par des policiers du poste de police de Rijeka le 14 mars 2007 vers 19 heures en présence de Me M.R., « avocat de la défense ». Or ce même jour, vers 10 h 40, la mère de Ivan Dvorski, Lj.D., qui habite et travaille en Italie, appela [Me G.M.] pour lui demander de défendre son fils Ivan, soupçonné de meurtre aggravé. Vers 10 h 45, [Me G.M.] se rendit au poste de police de Rijeka, mais les policiers refusèrent de le laisser voir Ivan Dvorski et ils n’informèrent pas non plus [ce dernier] que sa mère avait fait appel à un avocat. [Me G.M.] resta au poste de police de Rijeka jusqu’à midi. Il voulait porter plainte contre X pour abus de pouvoir et obtention illégale d’aveux, mais les policiers refusèrent d’enregistrer cette plainte au motif qu’il n’était muni d’aucune procuration, et le firent sortir du poste de police. [Me G.M.] signala aussitôt l’incident à D.K. et I.B., substituts du procureur de comté de Rijeka, qui rédigèrent à ce sujet une note officielle dans leur dossier. Par conséquent, vers 12 h 30, le procureur de comté de Rijeka savait déjà que [Me G.M.] avait été choisi par la mère de [Ivan Dvorski] pour représenter ce dernier et qu’il n’avait pas été en mesure de joindre son client. Le tribunal de comté [de Rijeka] fut lui aussi aussitôt informé. Vers 13 h 30, le père de Ivan Dvorski signa une procuration pour la défense de son fils. Un stagiaire, B.P., chercha [alors] à remettre cette procuration à la police, mais on lui dit d’« aller se faire voir avec cette procuration », qui ne fut donc pas remise. Entre 15 heures et 15 h 30, l’avocat de la défense Me [G.]M. chercha une nouvelle fois à joindre son client au poste de police de Rijeka, mais il se heurta à un refus (...) Or le suspect ne fut jamais informé qu’un avocat avait été chargé d’assurer sa défense et était venu au poste de police de Rijeka. Vers 15 h 30, [Me G.M.] en informa le chef du département de la police de Primorsko-Goranska (...), V., qui apparemment rédigea une note officielle sur leur conversation. Or le suspect ne fut jamais ni informé qu’un avocat avait été chargé d’assurer sa défense ni invité à dire non plus s’il souhaitait être représenté par l’avocat retenu par sa famille. Par ailleurs, une fois arrivé au poste de police de Rijeka, [Ivan Dvorski] demanda à plusieurs reprises aux policiers de prendre contact avec [Me G.M.], mais ces derniers lui dirent que leurs tentatives à cette fin étaient demeurées vaines. Au poste de police, des échantillons de sang furent prélevés sur le suspect. Les analyses indiquèrent un taux élevé d’alcool et de stupéfiants dans le sang. Entre le 13 mars 2007, à 13 heures, et le 14 mars 2007, vers 19 heures (ces heures n’étant connues de [Me G.M.] que de source officieuse, car il n’avait pas accès au dossier du parquet), le suspect ne reçut aucune nourriture. Il apparaît clairement que, bien qu’ayant connaissance de tous ces faits, le procureur de comté de Rijeka, D.H., n’en a tenu aucun compte et que, bien qu’ayant personnellement assisté à l’interrogatoire du suspect, il a autorisé la conduite de cet interrogatoire en présence d’un avocat qui [n’avait été ni sollicité par le suspect] ni (...) choisi par sa famille. Il y a donc eu obtention illégale d’aveux, en violation de l’article 225 § 8 du code de procédure pénale, puisque le procureur de comté de Rijeka savait, depuis [le 14 mars 2007] à 12 h 30 environ, qui était l’avocat de la défense [choisi par le requérant]. À cette même date, [Me G.M.] communiqua la procuration au département de la police de Primorsko-Goranska et des plaintes écrites furent également adressées à la Cour suprême de la République de Croatie, au procureur général de la République de Croatie, au parquet de comté de Rijeka, au barreau croate, au ministère de la Justice, au ministère de l’Intérieur, au directeur du département de la police de Primorsko-Goranska et au tribunal de comté de Rijeka. (...) » D. Instruction Le 16 mars 2007, une instruction fut ouverte concernant le requérant, L.O. et R.Lj., au motif qu’ils étaient soupçonnés des trois meurtres aggravés et de l’incendie volontaire commis le 13 mars 2007 à Vežica. Le 23 mars 2007, le procureur général de la République de Croatie (Glavni državni odvjetnik Republike Hrvatske) rejeta, pour défaut de fondement, la demande de Me G.M. tendant au dessaisissement du procureur de comté de Rijeka. La partie pertinente de sa décision se lisait ainsi : « (...) la déposition de D.H., le procureur de comté de Rijeka, a été recueillie. Celui-ci y déclare que, le 14 mars 2007 vers 10 heures, il se trouvait avec sa collègue I.B.-L. dans les locaux du poste de police de Rijeka, où ils furent mis au courant des éléments de preuve jusqu’alors recueillis et de tous ceux qui restaient à l’être en rapport avec les événements en cause. Vers 13 heures, il regagna ses bureaux, où les substituts D.K. et I.B. l’informèrent que Me G.M. était venu pour se plaindre du comportement des policiers du poste de police de Rijeka qui lui auraient refusé l’accès à Ivan Dvorski, alors que la mère de celui-ci, [laquelle l’aurait appelé depuis] l’Italie, l’aurait mandaté verbalement. Me G.M. n’avait présenté aucune preuve de son mandat pour représenter Ivan Dvorski ni de sa conversation téléphonique avec la mère de celui-ci. Il n’avait pas pu prendre contact avec le père du suspect, puisque, n’ayant pas d’adresse fixe, celui-ci n’avait pas pu être retrouvé. Après que [D.H., le procureur de comté de Rijeka,] eut quitté ses bureaux, il n’eut plus aucune nouvelle des démarches entreprises par l’avocat susmentionné. À 17 heures, [D.H.] retourna au poste de police de Rijeka dans le cadre de l’affaire en question. Un inspecteur du département de la police de Primorsko-Goranska l’informa alors que le suspect, Ivan Dvorski, était prêt à exposer ses arguments en défense en présence de son avocat, Me M.R., et il fut convenu que l’interrogatoire commencerait vers 19 heures. Me M.R. arriva au poste de police de Rijeka à 18 h 40 et tous se rendirent dans la salle où se trouvait le suspect, Ivan Dvorski. Celui-ci y signa la procuration mandatant Me M.R. et accepta la présence de [Me M.R.] à son interrogatoire par la police. Ensuite, à la demande de Me M.R., il fut autorisé à s’entretenir en privé avec lui. Dix minutes plus tard, ils se rendirent tous dans une autre salle où le suspect, en présence de son avocat, du procureur de comté de Rijeka, de deux inspecteurs de police et d’une sténodactylographe, présenta ses arguments en défense, qui furent consignés par écrit, ce qui dura plus de trois heures en tout. Ils signèrent ensuite tous le procès-verbal [de l’interrogatoire] et Ivan Dvorski quitta la salle, avec Me M.R. » Le 26 mars 2007, le procureur de comté de Rijeka rejeta pour les mêmes motifs la demande tendant au dessaisissement de ses substituts. La partie pertinente de sa décision se lisait ainsi : « I.B.-L., substitute du procureur de comté de Rijeka, a déclaré qu’elle n’avait pas du tout assisté à l’interrogatoire de Ivan Dvorski par la police, qu’elle ignorait tout de ce qui s’était passé à ce stade de la procédure et en particulier de la représentation de Ivan Dvorski ou du choix de l’avocat de la défense au cours de cet interrogatoire. Tout ce qu’elle savait, c’est que, le 14 mars 2007, Me G.M. était venu au parquet de Rijeka, où elle s’était entretenue avec lui. Me G.M. s’était plaint du choix de l’avocat de Ivan Dvorski. Il avait déclaré que c’était lui l’avocat de Ivan Dvorski, la mère de celui-ci l’ayant mandaté lors d’une conversation téléphonique. Elle [I.B.-L.] lui avait fait remarquer que cela ne pouvait valoir procuration en bonne et due forme (...) Il ressort des déclarations de D.K. et I.B., substituts du procureur de comté de Rijeka, que les seules informations dont ils disposaient sur le comportement de la police provenaient de Me [G.]M., qui avait cherché à porter plainte au sujet de la conduite de policiers concernant le choix de l’avocat qui devait représenter et défendre Ivan Dvorski. (...) D.K. avait rédigé à ce sujet une note officielle qu’il avait communiquée à Me G.M. Il ressort des déclarations de D.K. et I.B., substituts du procureur de comté de Rijeka, que [Me G.M.] a fait état d’une procuration qui lui aurait été donnée par la mère de Ivan Dvorski, qui habite en Italie et avec qui Me G.M. se serait entretenu au téléphone. Les substituts lui avaient dit qu’une procuration donnée par téléphone n’était pas réputée valable. Ils ignoraient si un quelconque autre acte avait été remis, par exemple une procuration signée par le père de Ivan Dvorski (...) » Le 28 mars 2007, Me G.M. informa le tribunal de comté qu’il ne représenterait plus le requérant et, le 30 mars 2007, le président de ce tribunal désigna d’office Me Maroševac-Čapko, une avocate de l’assistance judiciaire. Au cours de l’instruction, un certain nombre de témoins furent entendus et le juge d’instruction fit établir un procès-verbal de l’inspection du lieu du crime et de la perquisition-saisie, ainsi que des rapports d’experts en médecine, en incendie et en balistique. E. Procédure consécutive à l’inculpation Le 12 juillet 2007, devant le tribunal de comté, le parquet inculpa le requérant, L.O. et R.Lj. de trois chefs de meurtre aggravé et d’un chef d’incendie volontaire commis le 13 mars 2007 à Vežica. Le 24 juillet 2007, le requérant, représenté par Me Maroševac-Čapko, l’avocate commise d’office, attaqua l’acte d’accusation devant ce tribunal, excipant de nombreux vices de fond et de forme. Il allégua également qu’il avait déposé devant la police sous l’empire de l’alcool et de la drogue. Il ne fit aucune observation sur sa représentation par un avocat au cours de son interrogatoire par la police. Le 28 août 2007, un collège de trois juges du tribunal de comté rejeta pour défaut de fondement le recours formé par le requérant contre l’acte d’accusation. Le 9 octobre 2007, premier jour du procès, le requérant et ses coaccusés plaidèrent non coupable de tous les chefs d’accusation et la juridiction de jugement entendit sept témoins. Lors d’une autre audience, tenue le 11 octobre 2007, la juridiction de jugement examina des enregistrements vidéo de l’inspection du lieu du crime et le rapport d’autopsie des victimes. Au cours d’audiences tenues le 12 novembre 2007 et le 11 janvier 2008, elle entendit neuf témoins. Lors d’une audience tenue le 14 janvier 2008, deux experts en toxicologie, une experte en dactyloscopie, un expert en balistique et un expert en génétique déposèrent. Leurs déclarations ne suscitèrent aucune objection de la part de la défense. Pendant cette même audience, quatre autres témoins furent entendus. Au cours d’une audience tenue le 15 janvier 2008, la juridiction de jugement entendit un autre toxicologue et un pathologiste, ainsi que treize autres témoins. La défense ne formula aucune objection concernant les dépositions des experts, mais demanda à la juridiction de jugement d’ordonner une expertise psychiatrique du requérant. Pendant la même audience, l’avocate de la défense sollicita une expertise graphologique de la signature apposée sur le procès-verbal de la déposition faite par le requérant à la police le 14 mars 2007. Selon elle, ce dernier n’avait signé aucun procès-verbal lors de l’interrogatoire. Estimant qu’à ce stade une expertise psychiatrique n’était pas nécessaire, la juridiction de jugement rejeta la demande du requérant à cet effet. Elle ordonna néanmoins une expertise graphologique de la signature apposée sur le procès-verbal de la déposition faite par le requérant à la police. Le 23 janvier 2008, l’experte graphologue produisit son rapport, dans lequel elle concluait que le requérant avait signé le procès-verbal de la déposition qu’il avait faite à la police le 14 mars 2007. Au cours d’une autre audience, tenue le 12 mars 2008, un expert en médecine légale, un expert en incendie et un autre témoin furent entendus. L’experte graphologue comparut elle aussi et confirma ses conclusions antérieures. L’avocate du requérant en contesta l’exactitude et demanda une contre-expertise, mais la juridiction de jugement la refusa. Lors de la même audience, cette dernière ordonna une expertise psychiatrique du requérant et de ses coaccusés. Le 2 avril 2008, le requérant demanda au tribunal de comté de convoquer Me G.M. afin de l’entendre au sujet de l’obtention illégale d’aveux dont, selon lui, la police s’était rendue coupable à son égard. Il disait que Me G.M. n’avait pas été autorisé à le voir pendant qu’il se trouvait entre les mains de la police et que des policiers l’avaient forcé à passer aux aveux. Le 24 avril 2008, les deux experts psychiatres communiquèrent leur rapport au tribunal de comté. Ils constatèrent que le requérant souffrait de trouble de la personnalité limite et de dépendance à l’héroïne et à l’alcool. Cependant, ils ne diagnostiquèrent chez lui ni maladie ni trouble mentaux distinctifs. Ils conclurent que, à supposer même qu’il se fût trouvé en état d’ébriété au moment de la commission des meurtres, le requérant avait conservé sa capacité mentale – fût-elle quelque peu amoindrie – à comprendre la nature de ses actes. Quant à sa capacité mentale concernant le chef d’incendie volontaire, ils estimèrent qu’au moment de la commission de l’infraction il était à même de comprendre la nature de ses actes et de contrôler ses actions. Lors d’une audience tenue le 26 juin 2008, les experts psychiatres confirmèrent leurs conclusions et les parties ne soulevèrent aucune objection. La juridiction de jugement rejeta en outre la demande du requérant tendant à l’audition de Me G.M. en qualité de témoin au motif que tous les faits pertinents avaient d’ores et déjà été établis. Pendant la même audience, l’un des accusés, R.Lj., confirma le déroulement des événements tel qu’exposé par le requérant dans la déposition qu’il avait faite à la police le 14 mars 2007. Il affirma toutefois ne pas avoir pris part personnellement aux meurtres, parce qu’il avait paniqué et quitté l’appartement après avoir entendu qu’on se battait. Après la déposition de R.Lj., le substitut du procureur de comté de Rijeka modifia l’acte d’accusation. Le requérant fut alors inculpé de trois chefs de meurtre aggravé, de vol à main armée et d’incendie volontaire, tandis que L.O. et R.Lj. furent inculpés de vol à main armée et de complicité. Le requérant et ses coaccusés plaidèrent non coupable des charges énoncées dans l’acte d’accusation modifié. Le 27 juin 2008, L.O. témoigna, confirmant le déroulement des événements tel qu’exposé par R.Lj. Il déclara que, après que le requérant eut commencé à se battre avec Đ.V., il avait entendu des coups de feu, puis il avait paniqué et quitté l’appartement. Lors de la même audience, les parties se livrèrent à leurs plaidoiries en conclusion. L’avocate du requérant argua qu’il n’avait pas été établi que ce dernier fût l’auteur des infractions dont il était inculpé. Elle souligna toutefois que, au cas où la juridiction de jugement en déciderait autrement, les aveux formulés par son client devant la police et ses regrets sincères devaient alors être pris en considération lors de la fixation de sa peine. Le 30 juin 2008, le tribunal de comté jugea le requérant coupable des trois chefs de meurtre aggravé et des chefs de vol à main armée et d’incendie volontaire et le condamna à une peine de quarante ans d’emprisonnement. Il conclut d’une comparaison des aveux du requérant avec ceux de ses coaccusés L.O. et R.Lj. que les premiers coïncidaient pour l’essentiel avec les seconds. Pour prononcer le verdict de culpabilité, il considéra en outre les aveux du requérant à l’aune des pièces du dossier. Le tribunal de comté s’appuya en particulier sur le procèsverbal de perquisition-saisie et sur des photographies montrant l’accusé L.O. tenant une arme à feu de même type que celle utilisée pour les meurtres. Sur la base des témoignages et d’un enregistrement vidéo provenant d’une caméra de surveillance installée à proximité, il conclut que le requérant et ses coaccusés s’étaient rendus dans l’appartement de Đ.V. à la date des meurtres. De plus, il releva que l’expertise balistique et le procès-verbal de l’inspection du lieu du crime démontraient l’exactitude des détails donnés par le requérant et ses coaccusés dans leurs dépositions et que les expertises en incendie, balistique, psychiatrique et génétique confirmaient le déroulement des événements. Il conclut aussi que les déclarations des accusés quant à la manière dont les meurtres avaient été commis étaient corroborées par le rapport d’autopsie, par le témoignage du pathologiste au procès, par le procès-verbal de l’inspection du lieu du crime et par les témoignages faisant état de coups de feu tirés dans l’appartement de Đ.V. En outre, pour ce qui est du chef d’incendie volontaire, il examina les éléments tirés dudit procès-verbal et de la déposition de l’expert en incendie, ainsi que les rapports médicaux, les constats des blessures subies par les victimes et les dépositions d’habitants du bâtiment incendié. En ce qui concerne l’interrogatoire du requérant par la police et la demande de la défense tendant à l’audition de Me G.M. (paragraphes 42 et 44 ci-dessus), le tribunal de comté s’exprima ainsi : « Le premier accusé, Ivan Dvorski, a avoué à la police en présence d’un avocat avoir commis les infractions pénales de vol avec voies de fait, de meurtre aggravé sur Ɖ.V., M.Š. et B.V. (...) exactement de la manière indiquée dans le dispositif du présent jugement. Il a cherché par la suite à contester ses aveux, affirmant notamment qu’il n’avait pas choisi Me M.R., qu’il avait dit aux policiers qu’il voulait que Me G.M. fût son avocat et que, lorsqu’il avait été conduit au poste de police, il se trouvait sous l’empire de l’alcool et de la drogue. Or ces moyens de défense ne tiennent pas. Il ressort du procès-verbal d’arrestation que Ivan Dvorski a été arrêté le 14 mars 2007 à 9 h 50 au poste de police de Rijeka et que Me [M.]R., en faveur duquel Ivan Dvorski avait signé une procuration, s’est rendu au poste de police le 14 mars 2007 à 19 h 45. D’après le procès-verbal de l’interrogatoire de Ivan Dvorski, alors suspect, Me M.R. a été prévenu à 18 h 15 et l’interrogatoire a débuté à 20 h 10. Outre les agents de la police de Rijeka, une sténodactylographe et l’avocat de Ivan Dvorski, alors suspect, le procureur de comté [de Rijeka] était présent lui aussi à l’interrogatoire. Il est [indiqué] dans la partie liminaire du procès-verbal que Ivan Dvorski, alors suspect, a clairement déclaré qu’il avait choisi et mandaté Me M.R. pour assurer sa défense et qu’après s’être entretenu avec lui il avait décidé de déposer. Le procès-verbal a été dûment signé par les personnes présentes. Ivan Dvorski l’avait lu avant de le signer. Au vu des éléments ci-dessus, il ne fait donc aucun doute que la thèse de Ivan Dvorski selon laquelle il n’a pas choisi Me M.R. comme avocat est dépourvue de fondement. Pendant le procès, à la demande de l’avocate de la défense, une graphologue a donné son avis sur la signature par Ivan Dvorski du procès-verbal de son interrogatoire par la police. L’expertise a prouvé sans l’ombre d’un doute que la signature contestée était bien celle de Ivan Dvorski. Le tribunal fait siennes ces conclusions sur tous les points : celles-ci ont été explicitées en audience par l’experte Lj.Z., qui les a exposées de manière objective, impartiale et professionnelle. Aussi l’interrogatoire par la police de Ivan Dvorski était-il conforme aux dispositions du code de procédure pénale. (...) La demande formulée par la défense de [Ivan Dvorski] tendant à l’audition de Me G.M. en qualité de témoin (...) a été rejetée pour défaut de pertinence, le dossier ne renfermant aucun élément révélant une extorsion d’aveux par la police ; il ne [mentionne] que l’heure à laquelle Me [M.]R. s’est rendu [au poste de police], à la suite de quoi l’interrogatoire de [Ivan Dvorski] a débuté en présence de l’avocat en faveur duquel il avait signé une procuration (...) Personne, pas même l’avocat de la défense de [Ivan Dvorski] – Me [M.]R. –, qui était présent lors de l’interrogatoire par la police, n’a allégué une extorsion d’aveux et nulle mention n’en est faite dans le procès-verbal de la déposition livrée par Ivan Dvorski, [qui n’était] alors que suspect. » Le 6 novembre 2008, le requérant fit appel du jugement de première instance devant la Cour suprême de la République de Croatie (Vrhovni sud Republike Hrvatske – « la Cour suprême »). Il soutenait notamment que sa condamnation reposait sur ses aveux à la police, qu’il avait formulés, selon ses dires, en présence non pas d’un avocat de son choix, Me G.M., mais d’un avocat qui lui avait été proposé par la police, Me M.R. Il évoquait aussi la demande tendant au dessaisissement du procureur et de tous ses substituts, présentée par Me G.M. le 16 mars 2007, en soulignant la partie qui indiquait qu’il avait été privé de nourriture alors qu’il se trouvait entre les mains de la police. La partie pertinente de l’acte introductif de cet appel était ainsi libellée : « La déposition du premier accusé à la police a été illégalement recueillie pour les raisons suivantes. Au poste de police de Rijeka, les droits de la défense ont été bafoués. Or il n’en a été fait aucun cas au procès. Le 14 mars 2007, la mère du premier accusé, puis le père de celui-ci, aujourd’hui décédé, avaient chargé Me G.M. de représenter leur fils devant la police après son arrestation. Or Me G.M. n’a pas été autorisé à voir l’accusé et en a informé les autorités compétentes, mais celles-ci n’en ont pas tenu compte. Aussi Me G.M. a-t-il attaqué cet acte illicite devant le tribunal municipal de Rijeka et demandé le dessaisissement du procureur de comté de Rijeka et de tous ses substituts. Dans sa demande, il alléguait que la police avait privé le premier accusé de nourriture du 13 mars 2007 à 13 heures, à son arrivée au poste de police de Rijeka, jusqu’à ce qu’il accepte d’être représenté par Me M.R., le 14 mars vers 19 heures, afin de l’amener à s’incriminer lui-même, en violation de l’article 225 § 8 du code de procédure pénale. Voilà pourquoi la défense avait demandé l’audition de Me G.M. [au procès] ; celui-ci savait en effet comment s’était déroulé l’interrogatoire du premier accusé par la police. » Par un arrêt du 8 avril 2009, la Cour suprême rejeta pour défaut de fondement l’appel formé par le requérant. Sur le grief de celui-ci concernant sa déposition à la police, elle dit : « (...) L’appelant ne conteste pas la légalité [de sa déclaration à la police] quand il soutient que son avocat était Me G.M., choisi par son père et sa mère le même jour, et non pas Me M.R., ni quand il se plaint d’avoir été privé de nourriture entre le 13 mars 2007, à 13 heures, et le 14 mars 2007, à 19 heures, jusqu’à ce qu’il accepte de prendre Me M.R. comme avocat, le procès-verbal de son arrestation indiquant qu’il a été arrêté le 14 mars 2007 à 9 h 50 et que Me M.R. est arrivé [au poste de police] le même jour à 18 h 45. » Le 14 septembre 2009, le requérant forma devant la Cour suprême un recours contre l’arrêt d’appel, reprenant les mêmes moyens. La partie pertinente de l’acte introductif de recours était ainsi libellée : « Le premier accusé se doit de commenter les conclusions de l’instance d’appel lorsque celle-ci dit que la privation de nourriture dont il a fait l’objet du 13 mars 2007, à 13 heures, jusqu’à ce qu’il accepte d’être représenté par Me M.R. le 14 mars 2007, à 19 heures, n’a aucune incidence sur la régularité de l’élément de preuve [(le procès-verbal de son interrogatoire)] au motif que le procès-verbal de son arrestation montre qu’il a été arrêté le 14 mars 2007, à 9 h 50, et que Me M.R. est arrivé le même jour à 18 h 45. Le registre de présence F/949, versé au dossier, indique que le premier accusé a été conduit au poste de police le 13 mars 2007, à 14 heures, et qu’il y est resté jusqu’à son arrestation le lendemain, comme l’a constaté le tribunal de première instance. De plus, il est erroné de dire que Me M.R. s’est rendu au poste de police à 18 h 45 : il y est arrivé à 19 h 45, ce qui montre que le premier accusé dit vrai. Il aurait été possible de vérifier cet élément par l’audition de Me G.M., qui a représenté le premier accusé lors de l’instruction (...) » Par un arrêt du 17 décembre 2009, la Cour suprême, statuant en dernier ressort, rejeta pour défaut de fondement le recours formé par le requérant. Elle souligna qu’il ressortait de la déposition de celui-ci qu’il avait choisi d’être représenté par Me M.R. au cours de son interrogatoire par la police et que cet avocat lui avait fourni des conseils juridiques adéquats. En outre, rien dans le dossier n’indiquait selon elle que le requérant eût été maltraité ou forcé de passer aux aveux. La partie pertinente de l’arrêt se lisait ainsi : « C’est à tort que le demandeur soutient que le tribunal de première instance a commis une violation grave des règles de procédure pénale, contraire à l’article 367 § 2 du code de procédure pénale, en fondant sa condamnation sur la déposition qu’il avait faite à la police en présence d’un avocat, déposition qui constitue selon [le demandeur] une preuve illégalement recueillie au sens de l’article 9 § 2 du code de procédure pénale, et que le procès-verbal de son interrogatoire en qualité de suspect par la police (en présence d’un avocat) aurait donc dû être exclu du dossier. En défendant cette thèse, il conteste le raisonnement de la décision de deuxième instance selon laquelle la privation de nourriture dont il dit avoir été victime lors de son interpellation et de son arrestation jusqu’à ce qu’il accepte d’être représenté par Me M.R. n’a eu aucune incidence sur la légalité de sa déposition. Ces arguments ont été écartés par la juridiction de deuxième instance sur le fondement de tous les éléments formellement établis que renfermait le procès-verbal de [son] interrogatoire conduit en présence d’un avocat le 14 mars 2007. La Cour relève que [le moyen] concernant la question de la présence d’un avocat [lors de l’interrogatoire] comme condition légale à la régularité des preuves ainsi recueillies pendant l’enquête de police soulève deux griefs. Le premier concerne la restriction apportée à l’accès par [le demandeur] à l’avocat choisi par lui et le second les pressions exercées sur le suspect en le privant de nourriture (article 225 § 8 du code de procédure pénale), ce qui, selon le demandeur, l’a finalement conduit à accepter d’être représenté par Me M.R., l’avocat qui lui a été imposé, alors que ses parents avaient déjà choisi Me G.M. le 14 mars 2007 au matin. Il y a lieu de noter qu’au cours de l’enquête pénale menée par la police un certain nombre de personnes ayant des antécédents d’abus de stupéfiants, ainsi que des liens avec la victime, Đ.V., ont été arrêtées, en particulier dans le quartier de Gornja Vežica, et que c’est dans le cadre de ces opérations que l’accusé, Ivan Dvorski, a été interpellé. Ce n’est qu’une fois établis des soupçons légitimes que l’accusé pouvait être l’auteur des infractions en cause qu’il a été arrêté le 14 mars 2007 à 9 h 50. Parallèlement, le père de l’accusé, qui se trouvait en Croatie alors que la mère était en Italie, a été informé [de l’arrestation] par la police à 14 h 10. À partir de ce moment-là, il a donc pu (après un entretien téléphonique avec la mère) faire appel à un avocat pour l’accusé, ce qui lui a très certainement pris du temps. Dans ces conditions, la Cour conclut que les parents de l’accusé ne pouvaient pas déjà avoir signé une procuration en faveur de l’avocat choisi par ce dernier à 13 h 30 le jour en question. Il ressort également du procès-verbal de l’arrestation de l’accusé et du procès-verbal de son interrogatoire par la police que, le 14 mars 2007 – comme l’indique le premier procèsverbal –, l’accusé a été conduit au poste de police de Rijeka et que – comme l’indique le second procès-verbal – Me M.R., l’avocat de la défense, a été prévenu à 18 h 15 et s’est rendu au poste de police à 19 h 45. L’interrogatoire lui-même a commencé à 20 h 10 et a pris fin à 23 heures, entrecoupé d’une pause entre 22 h 35 et 22 h 38. Il faut souligner que, dans la partie liminaire du procès-verbal [de l’interrogatoire], le suspect, Ivan Dvorski, a expressément indiqué qu’il avait choisi Me M.R. pour assurer sa défense et signé une procuration à cette fin, et qu’il ressort de ce même procès-verbal que l’avocat de la défense s’est entretenu pendant près d’une demi-heure avec le suspect préalablement à l’interrogatoire, période pendant laquelle il a pu l’informer de ses droits. Les conclusions factuelles à tirer des démarches procédurales formelles décrites dans le procès-verbal de l’interrogatoire du suspect sont donc que l’avocat choisi est arrivé au moins une demi-heure avant le début de l’interrogatoire et que, au cours de son entretien avec [le suspect] avant l’interrogatoire, il a pu fournir à ce dernier une assistance juridique réelle en tant qu’avocat choisi par lui. Il faut noter aussi que l’essence même du droit d’un suspect à la présence d’un avocat lors de son interrogatoire par la police tient à la nécessité d’assurer la protection juridique de ses droits, ce qui explique que l’heure du début, le déroulement et l’heure de fin de cette mesure [procédurale] formelle sont intégralement retranscrits dans le procès-verbal [de l’interrogatoire]. Voilà pourquoi aucun des moyens d’illégalité exposés par le demandeur dans son recours contre la décision de deuxième instance, en particulier ceux concernant la nécessité d’entendre Me G.M. en sa qualité de second avocat choisi par [le suspect], ne trouve appui dans le contenu du procès-verbal officiel de l’interrogatoire du suspect le 14 mars 2007, puisque cet acte renferme des informations formellement consignées sur les contacts avec l’avocat choisi, l’heure d’arrivée de celui-ci au poste de police de Rijeka, l’heure du début de l’interrogatoire du suspect, la durée de la courte pause qui a été prise et l’heure de fin de cette mesure procédurale, tous ces éléments ayant été confirmés par le suspect et par l’avocat choisi par lui lorsqu’ils ont signé le procès-verbal sans avoir émis la moindre objection à son contenu. Or, indépendamment du fait que la défense de l’accusé lors de son interrogatoire par la police a formellement satisfait aux conditions de l’article 177 § 5 du code de procédure pénale, c’est de son plein gré que le suspect a livré ses principaux arguments en défense, ainsi que certains moyens dirigés contre des actes précis et ses aveux, et l’avocat de son choix n’a très certainement pu avoir aucune influence à cet égard, ce qui par ailleurs exclut la possibilité d’une pression psychologique exercée sur le suspect et permet d’écarter tout argument tiré ultérieurement par lui de ce qu’un avocat lui aurait été imposé au cours de l’enquête de police. Au contraire, les droits de la défense ont été pleinement respectés, comme l’exigent la Constitution et le code de procédure pénale. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 367 § 2 combiné avec l’article 9 § 2 du code de procédure pénale. Le rejet de la demande tendant à faire exclure du dossier, pour illégalité, le procès-verbal de l’interrogatoire du suspect par la police conduit en présence de l’avocat de son choix n’est pas constitutif d’une violation des droits de la défense, car il en ressort clairement et sans l’ombre d’un doute que l’avocat qui était présent [à l’interrogatoire] était celui que le suspect avait librement choisi, comme le confirme aussi la procuration signée mandatant l’avocat en question, lequel a protégé les droits du suspect au cours de l’interrogatoire. Par conséquent, ce rejet n’a eu aucune incidence sur la légalité et le bien-fondé du verdict. Par ailleurs, il n’était pas nécessaire de faire entendre en qualité de témoin le nouvel avocat retenu et, pour les raisons exposées ci-dessus, on ne saurait dire que les faits de l’espèce ont été insuffisamment ou erronément établis, contrairement à ce que soutient le demandeur dans son recours contre le jugement de deuxième instance. » Le 11 mars 2010, le requérant saisit la Cour constitutionnelle (Ustavni sud Republike Hrvatske). Il affirmait notamment avoir été maltraité entre les mains de la police et forcé à passer aux aveux. Il estimait en outre avoir été privé de la possibilité de faire conduire sa défense par un avocat de son choix. Il reprenait les arguments soulevés dans les recours antérieurs, ajoutant ce qui suit : « Il est important aussi de souligner que, devant la Cour suprême siégeant en troisième instance le 17 décembre 2009, la défense a indiqué que le demandeur avait été conduit au poste de police le 13 mars 2007 à 14 heures et que cet élément était confirmé par le registre de présence F/949, versé au dossier. Elle a prié [la Cour suprême] d’examiner le document en question. Mais, après une rapide vérification dans le dossier, il a été établi que ce document n’avait pu être retrouvé et qu’il serait ultérieurement recherché. Or il ressort de l’arrêt rendu par la Cour suprême en troisième instance que le document n’avait [toujours] pas été retrouvé (...) » Le 16 septembre 2010, la Cour constitutionnelle débouta le requérant. Faisant sien le raisonnement de la Cour suprême, elle conclut que la procédure, dans son ensemble, avait été équitable et que rien dans le dossier ne prouvait que le requérant eût été maltraité entre les mains de la police. II. LE DROIT PERTINENT A. Droit interne Les dispositions pertinentes de la Constitution de la République de Croatie (Ustav Republike Hrvatske, Journal officiel nos 56/1990, 135/1997, 113/2000, 28/2001 et 76/2010) se lisent ainsi : Article 23 « Nul ne peut être soumis à une quelconque forme de mauvais traitement (...) » Article 29 « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera des contestations sur ses droits et obligations ou du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Toute personne soupçonnée, inculpée ou accusée au pénal a droit : (...) – à se défendre elle-même ou à avoir l’assistance d’un avocat de son choix et, si elle n’a pas les moyens d’en rémunérer un, à être assistée gratuitement par un avocat d’office, dans les conditions prescrites par la loi, (...) » Les dispositions pertinentes du code pénal (Kazneni zakon, Journal officiel nos 110/1997, 27/1998, 129/2000, 51/2001, 105/2004, 84/2005 et 71/2006) sont ainsi libellées : Meurtre aggravé Article 91 « Est passible d’une peine d’un minimum de dix ans d’emprisonnement ou d’une peine d’emprisonnement de longue durée quiconque : (...) commet un meurtre afin de perpétrer ou de dissimuler une autre infraction pénale, (...) » Vol avec voies de fait Article 218 « 1. Est passible d’une peine de un à dix ans d’emprisonnement quiconque, en usant de la force contre une personne ou en la menaçant d’une atteinte directe à sa vie ou à son intégrité physique, lui soustrait un bien meuble afin de se l’approprier frauduleusement. Est passible d’une peine de trois à quinze ans d’emprisonnement quiconque commet un vol avec voies de fait en tant que membre d’une bande ou d’une organisation criminelle, ou en faisant usage d’une arme ou d’un instrument dangereux. » Mise en danger de la vie ou d’un bien par des actes ou moyens dangereux Article 263 « 1. Est passible d’une peine de six mois à cinq ans d’emprisonnement quiconque met en danger la vie ou l’intégrité physique d’autrui ou un bien d’une valeur considérable [en déclenchant] un incendie. (...) Est passible d’une peine de un à huit ans d’emprisonnement l’auteur des infractions pénales visées aux paragraphes 1 et 2 du présent article lorsqu’elles sont commises en un lieu où plusieurs personnes sont rassemblées. (...) » Infractions pénales aggravées contre l’ordre public Article 271 § 1 « Est passible d’une peine de un à huit ans d’emprisonnement quiconque cause de graves blessures à autrui ou de lourds dommages matériels en commettant l’infraction pénale visée à l’article 263 § 1 (...) du présent code. » Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (Zakon o kaznenom postupku, Journal officiel nos 110/1997, 27/1998, 58/1999, 112/1999, 58/2002, 143/2002 et 62/2003) sont ainsi libellées : Article 62 « 1. L’accusé peut être représenté par un avocat à tous les stades de la procédure, ainsi qu’avant l’ouverture de celle-ci dans les cas où la présente loi le prescrit. (...) (...) Le tuteur légal, le conjoint ou le/la concubin(e), le parent en ligne directe, le parent ou l’enfant adoptif, le frère ou la sœur ou le parent d’accueil de l’accusé peuvent mandater un avocat pour représenter celui-ci, sauf s’il le refuse expressément. (...) L’avocat de la défense doit présenter sa procuration à l’autorité chargée de la procédure. L’accusé peut aussi mandater verbalement un avocat devant l’autorité chargée de la procédure, auquel cas il doit en être pris acte. » Article 177 § 5 « Au cours de l’enquête, les autorités policières fournissent au suspect les informations prévues par l’article 225 § 2 du présent code. Si le suspect en fait la demande, elles l’autorisent à prendre un avocat et, à cette fin, cessent de l’interroger tant que l’avocat ne sera pas arrivé, ou au plus tard pendant trois heures à compter du moment où le suspect formule cette demande. (...) Si, compte tenu des circonstances, l’avocat retenu n’est pas en mesure de se présenter dans ce délai, les autorités policières permettent au suspect de désigner un avocat inscrit sur la liste des avocats de permanence adressée à l’autorité policière compétente par la section locale du barreau croate (...) Si le suspect ne prend pas d’avocat ou si l’avocat sollicité ne se présente pas dans le délai prévu, elles peuvent reprendre l’interrogatoire (...) Le procureur peut être présent à l’interrogatoire. Le procès-verbal de [toute] déposition faite aux autorités policières par l’accusé en présence d’un avocat peut être retenu comme élément de preuve dans le cadre de la procédure pénale. » Article 225 § 2 « L’accusé est informé des charges qui pèsent sur lui et des motifs de suspicion, ainsi que de son droit de garder le silence. » Le code de procédure pénale, tel que modifié en 2011, dispose, dans ses parties pertinentes en l’espèce : Article 502 « (...) Les règles de réouverture du procès pénal s’appliquent aux demandes en révision de toute décision de justice définitive formées à la suite d’un arrêt définitif de la Cour européenne des droits de l’homme constatant une violation des droits et libertés garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Toute demande en réouverture d’un procès à la suite d’un arrêt définitif de la Cour européenne des droits de l’homme doit être formée dans un délai de trente jours à compter de la date à laquelle l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme devient définitif. » Article 574 « (...) La procédure concernant un recours formé contre un jugement antérieur à l’entrée en vigueur du présent code est régie par les dispositions législatives qui s’appliquaient à ce recours, sauf si le présent code en dispose autrement. Les articles 497 à 508 du présent code sont donc applicables aux demandes en réouverture d’un procès pénal formulées en vertu du code de procédure pénale (Journal officiel nos 110/1997, 27/1998, 58/1999, 112/1999, 58/2002, 143/2002, 62/2003 et 115/2006). » B. Éléments pertinents de droit international Droit d’accès à l’avocat de son choix en garde à vue a) Conseil de l’Europe i. Règles adoptées par le Comité des Ministres La règle 93 de l’Ensemble des règles minima pour le traitement des détenus (Résolution (73) 5 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe) prévoit : « Un prévenu doit, dès son incarcération, pouvoir choisir son avocat ou être autorisé (...) à recevoir des visites de son avocat en vue de sa défense. Il doit pouvoir préparer et remettre à celui-ci des instructions confidentielles, et en recevoir. Sur sa demande, toute facilité doit lui être accordée à cette fin. (...) Les entrevues entre le prévenu et son avocat peuvent être à portée de la vue, mais ne peuvent pas être à portée d’ouïe directe ou indirecte d’un fonctionnaire de la police ou de l’établissement. » En outre, les extraits pertinents de la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes, adoptée le 11 janvier 2006 lors de la 952e réunion des Délégués des Ministres, se lisent ainsi : « Conseils juridiques 1 Tout détenu a le droit de solliciter des conseils juridiques et les autorités pénitentiaires doivent raisonnablement l’aider à avoir accès à de tels conseils. 2 Tout détenu a le droit de consulter à ses frais un avocat de son choix sur n’importe quel point de droit. (...) 5 Une autorité judiciaire peut, dans des circonstances exceptionnelles, autoriser des dérogations à ce principe de confidentialité dans le but d’éviter la perpétration d’un délit grave ou une atteinte majeure à la sécurité et à la sûreté de la prison. » ii. Rapport adressé au gouvernement croate sur la visite conduite en Croatie par le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements ou peines inhumains ou dégradants (CPT) du 4 au 14 mai 2007 La partie pertinente en l’espèce de ce rapport est ainsi libellée : [Traduction du greffe] « 18. La majorité des personnes interrogées par la délégation au cours de la visite de 2007 ont indiqué qu’elles avaient été informées peu après leur arrestation de leur droit d’accès à un avocat. Or, tout comme lors des visites antérieures, il apparaît que bon nombre de personnes en garde à vue n’ont été autorisées à exercer ce droit qu’un certain temps après leur arrestation, notamment une fois recueillies leurs dépositions concernant tel ou tel fait délictueux. Le fait que des personnes convoquées au poste de police pour des « entretiens à caractère informatif » ne sont toujours pas autorisées à voir un avocat demeure préoccupant aux yeux du Comité. Des policiers interrogés par la délégation ont dit que, dans le cadre de tels « entretiens », l’accès à un avocat ne peut être accordé qu’une fois l’intéressé formellement considéré comme un suspect. Au vu de ce qui précède, le CPT appelle de nouveau les autorités croates à prendre sans plus attendre des mesures effectives pour veiller à ce que toute personne en garde à vue, dès qu’elle est privée de liberté, jouisse du droit d’accès à un avocat (notamment du droit à la présence d’un avocat lors d’un interrogatoire de police). Ce droit devrait s’appliquer non seulement aux suspects en matière pénale, mais aussi à toute personne qui aurait juridiquement l’obligation de venir – et de rester – dans des locaux de la police. Le cas échéant, il faudrait modifier la loi. Évidemment, le souhait exprimé par une personne en garde à vue de consulter un avocat ne devrait pas empêcher la police de commencer, avant l’arrivée de l’avocat, à la questionner ou à l’interroger sur des questions urgentes. Le remplacement d’un avocat qui entraverait le bon déroulement d’un interrogatoire pourrait aussi être prévu, pourvu qu’une telle possibilité soit strictement encadrée et entourée de garanties appropriées. Le CPT note avec préoccupation que les défaillances relevées dans le système d’assistance judiciaire en Croatie lors de sa visite de 2007 sont les mêmes que celles constatées en 2003. Dans de nombreux cas, les avocats commis d’office n’avaient aucun contact avec les détenus jusqu’à la première audience du tribunal. De surcroît, les détenus se disaient parfois sceptiques quant à l’indépendance des avocats commis d’office vis-à-vis de la police. Le CPT rappelle sa recommandation visant à un réexamen du système de l’assistance judiciaire gratuite aux détenus, de manière à garantir son effectivité dès le placement en garde à vue. Il faudrait veiller en particulier à l’indépendance des avocats commis d’office vis-à-vis de la police. » iii. Rapport adressé au gouvernement croate sur la visite conduite en Croatie par le CPT du 19 au 27 septembre 2012 Ce rapport se lit ainsi dans sa partie pertinente en l’espèce : [Traduction du greffe] « 19. La délégation du CPT a également recueilli les propos de détenus qui ont dit ne pas avoir pu accéder à un avocat désigné par eux, parce que les policiers estimaient avoir pour seule obligation de prendre contact avec les avocats commis d’office inscrit sur la liste standard plutôt que de prendre directement contact avec tel ou tel avocat. Le CPT recommande de rappeler aux policiers que toute personne privée de sa liberté par la police à un droit d’accès à l’avocat de son choix ; si elle demande à joindre un avocat particulier, la mise en contact devrait alors être facilitée et l’avocat commis d’office de la liste standard ne devrait être prévenu que si l’avocat choisi en premier lieu ne peut être joint ou ne se présente pas. » b) Nations unies Pacte international relatif aux droits civils et politiques L’article 14 § 3 b) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose que toute personne accusée d’une infraction pénale a droit « [à] disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1962, 1976 et 1988. À différentes dates entre les 21 avril 2011 et 9 septembre 2013, ils étaient détenus dans la prison d’Ioannina. A. La mise en détention des requérants et les recours afférents à leurs conditions de détention Plus précisément, les requérants furent incarcérés à la prison d’Ioannina le premier le 31 août 2012, le deuxième le 7 mars 2013 et le troisième le 21 avril 2011. Ils furent mis en liberté respectivement les 29 mai 2013, 31 mai 2013 et 9 septembre 2013. Le 12 février 2013, soixante-six détenus, dont le premier requérant, saisirent le conseil de la prison d’Ioannina d’une requête tendant à l’amélioration de leurs conditions de détention, en vertu de l’article 6 du code pénitentiaire. Ils se plaignaient notamment de la surpopulation carcérale. Ils soutenaient qu’en raison de cette surpopulation, ils ne disposaient que de 2 m² au maximum d’espace personnel et que certains d’entre eux étaient obligés de séjourner dans les couloirs. Ils invoquaient aussi le risque de contracter des maladies infectieuses des codétenus porteurs de telles maladies qui séjournaient parmi eux, ainsi que l’absence de toute occupation récréative ou créative. Le 27 mai 2013, huit détenus, dont le deuxième et le troisième requérant, saisirent le conseil de la prison d’Ioannina du même type de requête et ayant le même contenu que celle du 12 février 2013 Dans un procès-verbal du 27 juin 2013, établi par le conseil de la prison à la suite de la requête susmentionnée et transmis au ministère de la Justice, il était indiqué : « les membres du conseil de la prison ont pris en considération, après l’audition des détenus, de leur affirmation selon laquelle leur unique problème était la surpopulation dans la prison et c’est ce qu’ils ont déclaré à leur avocat, Me Spathis, qui a cependant estimé opportun de noter le reste (...) ». Dans une attestation sur l’honneur, datée du 19 juin 2013 et adressée à la direction de la prison, le troisième requérant affirmait ce qui suit : « je ne souhaite pas changer de cellule, je ne cours aucun risque d’attraper une maladie car je suis dans une cellule où nous avons tous fait des examens et je ne souhaite pas mon transfert dans une autre prison ». B. Les conditions de détention dans la prison d’Ioannina La version des requérants La prison d’Ioannina, d’une capacité officielle de quatre-vingt-cinq personnes, accueillait au début de 2013 deux cent trente détenus environ. Les deux premiers requérants furent placés dans la cellule no 8, d’une surface de 25 m², qui accueillait treize à quatorze détenus. Le troisième requérant fut placé d’abord, au début de son incarcération, dans la chambrée no 3 d’une surface de 50 m² accueillant trente détenus. Par la suite, le troisième requérant fut transféré dans une ancienne cellule disciplinaire (πειθαρχείο) avec trois autres détenus. L’ancienne cellule disciplinaire était divisée en deux pièces (respectivement de 7 m² et de 8 m²), avec un WC au milieu (mais auquel les détenus n’ont pas accès pendant la nuit et les heures pendant lesquelles ils sont enfermés). Le troisième requérant était placé avec trois codétenus dans l’une des deux pièces. L’espace personnel de chacun d’eux était inférieur à 1,5 m², le reste de la surface (3,5 m² environ) étant occupé par deux lits superposés. L’autre pièce n’était pas utilisée, sauf lorsqu’un nouveau détenu transféré à la prison d’Ioannina était soupçonné d’avoir sur lui des stupéfiants. L’ancienne cellule disciplinaire était réservée aux détenus travaillant dans les cuisines. Les conditions de détention étaient en générale meilleures que dans le reste de la prison, sauf en ce qui concernait les WC, les détenus devant uriner dans des bouteilles pendant la nuit ou les heures pendant lesquelles ils devaient rester dans leurs cellules. Si, à deux reprises, en juin et juillet 2013, le troisième requérant déclara par écrit à la direction de la prison qu’il ne souhaitait pas être transféré dans une autre cellule ou dans une autre prison pour des « raisons personnelles », c’était parce qu’il ne voulait pas perdre son travail aux cuisines. Les détenus prenaient leurs repas sur leurs lits. Les matelas étaient vieux et usés et infestés de punaises. L’eau chaude était disponible pendant une très courte période dans la journée et ne suffisait pas pour deux cent vingt personnes. La nourriture était insuffisante et non adaptée aux détenus malades. Dans les chambrées, il n’y avait ni tables, ni chaises, ni armoires, ni espace libre. Les malades et les toxicomanes n’étaient pas séparés des autres. Il n’y avait aucune activité récréative et la cour de la prison ne se prêtait pas à l’exercice physique. La version du Gouvernement Le Gouvernement affirme que le troisième requérant fut détenu, du 21 avril 2011 au 9 septembre 2013, dans l’ancienne cellule disciplinaire avec trois autres détenus. Cette cellule mesurait 4,70 X 5,65 mètres (une surface donc de 26,55 m²) et contenait deux lits, un téléviseur et une grande poubelle. La lumière naturelle était assurée par une fenêtre mesurant 0,70 x 0,40 mètres. Selon le Gouvernement, l’ensemble des allégations du troisième requérant devant la Cour est abusif, compte tenu du fait que dans ses deux déclarations à la direction de la prison, des 27 mai et 19 juin 2013, celui-ci a déclaré ne pas souhaiter changer ni de cellule ni de prison. Le Gouvernement précise que le chauffage pendant l’hiver était assuré par des radiateurs existant tant dans les cellules que dans les espaces communs. La fourniture d’eau chaude était constante et sans limite. Toutes les cellules et chambrées, ainsi que l’ancienne cellule disciplinaire, disposaient d’un WC et d’une douche. En 2012, des travaux d’entretien et de réparation eurent lieu dans les installations sanitaires de la prison. Chaque nouvel arrivant à la prison recevait des produits d’hygiène corporelle (savon, shampooing, dentifrice, brosse à dent, papier hygiénique, serviette, draps et couvertures). Pendant leur détention, les détenus indigents recevaient tous les produits dont ils avaient besoin des services sociaux. Les détenus étaient soumis à des examens médicaux dès qu’ils le demandaient, même sur une base quotidienne, au dispensaire de la prison. Des contrôles réguliers étaient aussi effectués sur ceux souffrant de maladies chroniques (hypertension artérielle, diabète, maladies coronariennes, maladies de la thyroïde, maladies psychiatriques), les détenus qui travaillaient au sein de la prison et ceux qui présentaient une aggravation des symptômes de leur maladie. Les détenus ayant des problèmes ne pouvant être traités au dispensaire de la prison étaient transférés vers des hôpitaux publics ou vers l’hôpital de la prison de Korydallos, à Athènes. À compter de son admission dans la prison, le troisième requérant subit trente-cinq examens médicaux dans le dispensaire de la prison. Les détenus pouvaient sortir de leurs cellules et chambrées et circuler dans la cour de la prison (de 844,90 m²) et les espaces communs de 7 h 30 à 12 h 15 et de 15 h jusqu’à une demie heure avant le coucher de soleil. Les détenus avaient la possibilité de se divertir en faisant du sport, en lisant dans la bibliothèque de la prison ou en jouant à des jeux de société. Des représentations théâtrales et musicales avaient lieu régulièrement. Le Gouvernement précise, en outre, que le troisième requérant a travaillé au sein de la prison pendant les mois d’octobre, novembre et décembre 2011, pendant toute l’année 2012 et de janvier à septembre 2013. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Pour le droit et la pratique internes pertinents, se référer à la décision Chatzivasiliadis c. Grèce (no 51618/12, §§ 17-21, 26 novembre 2013). III. LES CONSTATS DES INSTANCES NATIONALES ET INTERNATIONALES A. Le Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants Dans son rapport du 5 juillet 2013, établi à la suite de sa visite du 4 au 16 avril 2013, le Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (CPT) relevait ce qui suit en ce qui concerne la prison d’Ioannina. La prison, construite en 1968, accueille des détenus condamnés à des peines inférieures à cinq ans ou des prévenus. D’une capacité de 70 personnes, elle en accueillait 232 à la date de la visite. En 2010, le nombre était réduit à 150, mais en moyenne la prison accueille entre 200 et 250 personnes, et occasionnellement jusqu’à 300. La prison est composée d’un seul bâtiment contenant neuf chambrées sur deux étages. Quatre chambrées mesurant 50 m² accueillaient chacune, à la date de la visite, 30 détenus. Cinq chambrées, plus petites situées au rez-de-chaussée, mesurent entre 15 et 32 m² et accueillaient de 8 à 18 détenus. 176 détenus étaient placés dans les neuf chambrées et les 56 restants devaient dormir dans les couloirs, certains devant partager leur lits et certains dormant sur des matelas posés à même le sol. Il y avait un manque total d’intimité pour ceux qui séjournaient dans les couloirs. En dépit de la surpopulation, de larges fenêtres dans les chambrées permettaient la circulation de l’air et de la lumière naturelle. La lumière artificielle était suffisante. Les salles d’eau de chaque chambrée (comprenant deux toilettes, deux douches et deux lavabos) étaient cloisonnées, quoique certaines d’entre elles étaient mal entretenues et présentaient de la moisissure sur le plafond. Le CPT relevait qu’en 2012, la Cour avait conclu que les conditions de détention dans cette prison constituaient un traitement dégradant en raison de la surpopulation sévère et du manque d’espace. Déjà, en 2009, le médiateur grec avait noté que les chambrées et les cellules étaient « absolument insuffisantes » pour le nombre de détenus et que l’espace personnel pour chaque détenu était « absolument intolérable ». Malheureusement, la délégation constatait que la surpopulation continuait à être un problème massif affectant toutes les parties de la prison. En bref, les conditions de détention dans la prison étaient très similaires à celles décrites par la Cour dans son arrêt Samaras et autres c. Grèce (no 11463/09, 28 février 2012). La prison était infestée d’insectes et de poux et les conditions d’hygiène n’étaient pas satisfaisantes. Les détenus se sont aussi plaints auprès des représentants du CPT que les matelas et les couvertures fournies étaient sales, ce que ces derniers ont constaté par eux-mêmes. Des produits d’hygiène corporelle n’étaient pas fournis ou fournis en quantité limitée, de sorte que les détenus étaient obligés de les acheter eux-mêmes au magasin de la prison ou de les recevoir des amis ou de la famille lors des visites. Le problème du manque d’eau chaude était particulièrement aigu dans la prison et source constante de conflits et de violences entre prisonniers. L’eau chaude était disponible pendant seulement vingt minutes par jour, ce qui était totalement insuffisant pour le nombre de détenus. Les détenus dans toutes les prisons grecques sont libres de circuler dans la prison de 8 h à 12 h et de 15 h à 21 h. Toutefois, à Ioannina, les chambrées restaient ouvertes toute la journée et la nuit car, sinon les détenus qui dormaient dans les couloirs n’auraient pas eu accès aux toilettes se trouvant dans les chambrées. Deux cellules disciplinaires, mesurant respectivement 7 m² et 8 m², étaient utilisées à des fins de protection. Chacune était équipée de deux lits superposés et d’une toilette, séparée par un rideau. À la date de la visite, deux détenus étaient placés dans chaque cellule, mais le registre de la prison indiquait qu’il y avait souvent quatre détenus par cellule. Les détenus se plaignaient que ces cellules étaient très chaudes en été et très froides en hiver. Les détenus dans ces cellules étaient autorisés à utiliser le couloir pendant certaines périodes et la plupart d’entre eux travaillaient et passaient la plus grande partie de la journée hors des cellules. Toutefois, le seul accès à l’extérieur de la prison consistait en la sortie dans un espace minuscule de 4 m², adjacent aux cellules, et qui offrait une vue limitée du ciel car entouré de murs très hauts. B. Les instances nationales Dans un document adressé par le ministère de la Justice au Parlement hellénique et relatif à la capacité des prisons en Grèce et au nombre de détenus dans chacune d’elles, le ministre indiquait que la prison d’Ioannina avait une capacité de 80 personnes et que le 1er avril 2014, elle en accueillait 205. Dans un document envoyé par les autorités de la prison d’Ioannina au Conseil juridique de l’Etat au sujet d’une autre requête pendante devant la Cour (Mlazai et autres c. Grèce, no 36673/13), les autorités indiquaient le nombre des personnes détenues dans la prison pendant les années 2011, 2012 et 2013 et procédaient à la conclusion suivante : « Il est en conséquence évident qu’il y a eu dépassement du nombre de détenus qui pouvaient être placés dans notre établissement ». Enfin, un autre document, daté du 5 août 2014, envoyé par ce même ministère au Conseil juridique de l’Etat, décrivant la prison d’Ioannina et indiquant les conditions de détention dans celle-ci, précisait ce qui suit au sujet de l’ancienne cellule disciplinaire : « Deux cellules disciplinaires mesurant 3,45 x 2,30 mètres [7,93 m²], ayant une porte et une petite fenêtre, une toilette en leur sein ainsi qu’une toilette et une douche dans l’espace entre les deux cellules ».
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A. Les circonstances de l’espèce La liste des requérants, ainsi que leurs démarches devant les autorités et juridictions internes figurent en annexe. Les requérants se plaignent de la durée de deux procédures devant la Cour des comptes et de l’absence d’un recours effectif à cet égard. B. Le droit interne pertinent La loi no 4239/2014 La loi no 4239/2014, intitulée « satisfaction équitable au titre du dépassement du délai raisonnable de la procédure devant les juridictions pénales, civiles et la Cour des comptes », est entrée en vigueur le 20 février 2014. La loi précitée introduit, entre autres, un nouveau recours indemnitaire visant à l’octroi d’une satisfaction équitable pour le préjudice moral causé par la prolongation injustifiée d’une procédure devant la Cour des comptes. L’article 3 § 1 dispose: « Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive (...) ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1981. Le requérant est une personne transsexuelle inscrite sur le registre d’état civil comme étant de sexe féminin. Selon ses dires, il a pris conscience dès son jeune âge qu’il se sentait appartenir au sexe masculin, ce qui était en contradiction avec son sexe anatomique. A. L’action judiciaire initiale visant au changement de sexe Le 30 septembre 2005, le requérant, fondant sa demande sur l’article 40 du code civil, saisit le tribunal de grande instance (TGI) de Mersin en vue d’obtenir l’autorisation de recourir à une opération de changement de sexe. Dans sa requête introductive d’instance, l’avocat du requérant motivait ainsi la demande de son client : celui-ci se considérait depuis son jeune âge non comme une femme mais comme un homme ; il avait pour cette raison fait l’objet d’un suivi psychologique depuis l’enfance ; vers l’âge de dix-neuf ou vingt ans, il avait envisagé de se suicider ; son identité biologique actuelle était en conflit avec le sexe auquel il estimait appartenir ; une conversion sexuelle était nécessaire pour lui permettre de parvenir à une harmonie entre la perception intime qu’il avait de lui-même et ses caractéristiques physiques. L’avocat précisait que plusieurs médecins que son client avait eu l’occasion de consulter depuis l’enfance avaient préconisé une conversion sexuelle, et que l’intéressé, âgé de vingt-quatre ans, menait sa vie en tant qu’homme, était en couple depuis quatre ans avec une femme et était accepté par son entourage familial et social en tant qu’homme. Il ajoutait que son client suivait un traitement depuis un an au sein du service psychiatrique de l’hôpital universitaire d’İnönü en vue de l’opération de conversion demandée. Enfin, il sollicitait le secret de la procédure eu égard à l’état psychologique de son client. Le 16 décembre 2005, le TGI fit droit à la demande tendant au secret de la procédure. Le 6 février 2006, il entendit les proches du requérant. La mère de l’intéressé déclara que sa fille, enfant, jouait surtout avec des garçons, et que, adolescente, elle lui avait dit qu’elle se percevait comme un garçon et qu’elle souhaitait en être un. Elle indiqua qu’elle avait alors consulté des psychologues et que ceux-ci avaient estimé que sa fille serait plus heureuse si elle pouvait vivre sa vie en tant qu’homme, ce qu’elle déclara être également son avis. Le frère aîné du requérant déclara lui aussi que sa sœur jouait avec des garçons lorsqu’elle était enfant, qu’elle avait commencé à se comporter comme un garçon à l’adolescence, qu’elle avait eu des petites amies, qu’elle était déterminée à changer de sexe par le biais d’une intervention chirurgicale, qu’elle avait tenté plusieurs fois de se suicider, qu’elle était toujours en thérapie et que, à sa connaissance, les médecins avaient décidé de procéder à l’opération. Au terme de cette audience, le TGI adressa une demande d’information au médecin-chef du centre hospitalier où le requérant était soigné afin de savoir si celui-ci était transsexuel, si le changement de sexe s’imposait pour la préservation de sa santé mentale et s’il était dans l’incapacité définitive de procréer. Le 23 février 2006, un comité médical du centre médical de l’université d’İnönü établit un rapport psychiatrique concluant que le requérant était transsexuel. Le comité estimait en outre qu’il convenait, d’un point de vue psychologique, que le requérant menât désormais sa vie sous une identité masculine. Le 28 février 2006, un comité médical de la branche des maladies féminines et des naissances de ce même centre établit un rapport concluant que Y.Y. était de phénotype féminin (ensemble des caractéristiques extérieures) et qu’il était transsexuel. Le 7 avril 2006, le TGI examina les deux rapports médicaux en provenance de la faculté de médecine de l’université d’İnönü. Il nota que les auteurs du rapport du 23 février 2006 avaient posé un diagnostic de transsexualité et conclu qu’il convenait, d’un point de vue psychologique, que le requérant menât désormais sa vie sous une identité masculine, mais que les auteurs du rapport du 28 février 2006 avaient quant à eux conclu que l’intéressé était de phénotype féminin. Il estima cependant que ces rapports ne répondaient pas aux questions qu’il avait posées, à savoir si le changement de sexe s’imposait pour la préservation de la santé mentale de la partie demanderesse et si celle-ci était dans l’incapacité définitive de procréer. Aussi réitéra-t-il sa demande d’information. Le 20 avril 2006, la directrice du service des maladies féminines et des naissances rattaché aux services de chirurgie de la faculté de médecine de l’université d’İnönü informa par écrit le médecin-chef du centre médical que le requérant avait été examiné à la suite d’une demande de consultation en chirurgie plastique en vue d’un changement de sexe. Elle indiquait qu’il avait été établi, après examen, que l’intéressé était doté d’organes génitaux externes et internes féminins et n’était pas dans l’incapacité définitive de procréer. Le 21 avril 2006, un comité médical du service psychiatrique de la faculté de médecine de l’université d’İnönü informa par écrit le médecin-chef du centre médical que le requérant avait été examiné le 20 avril 2006 et que, à l’issue de cet examen, l’équipe médicale avait conclu qu’il était nécessaire, d’un point de vue psychique, qu’il pût désormais mener sa vie sous une identité masculine. Lors de l’audience du TGI du 5 mai 2006, l’avocat du requérant contesta le rapport du 20 avril 2006 au motif que celui-ci n’avait pas été adopté par un organe collégial. En conséquence, le TGI demanda qu’il fût réalisée une nouvelle expertise sur la capacité du requérant à procréer. Cette expertise fut confiée à un comité médical de la faculté de médecine de l’université de Çukurova. Le 11 mai 2006, deux médecins rattachés au service des maladies féminines et des naissances de la faculté de médecine de l’université de Çukurova procédèrent à une expertise et conclurent, après avoir examiné le requérant, que celui-ci était capable de procréer. Le 27 juin 2006, le TGI, se fondant sur les conclusions des différentes expertises, refusa d’accorder l’autorisation de changement de sexe demandée par le requérant au motif que celui-ci n’était pas définitivement incapable de procréer et qu’il ne répondait pas dès lors à l’une des conditions imposées par l’article 40 du code civil pour pouvoir changer de sexe. Le 18 juillet 2006, le requérant se pourvut en cassation contre ce jugement. Dans son mémoire, son avocat soulignait que son client se considérait depuis l’enfance non comme une femme mais comme un homme et que sa conviction à cet égard n’était pas un simple caprice, qu’il avait suivi une longue thérapie psychologique et qu’au terme de celle-ci les médecins avaient déterminé qu’il était transsexuel et qu’il convenait, d’un point de vue psychologique, qu’il vécût en tant qu’homme. Il soutenait en outre que la capacité de son client à procréer ne l’empêchait nullement de se percevoir comme un homme et qu’il s’agissait là d’un état de fait biologique sur lequel il n’avait aucune prise. Il soulignait également que, en Turquie comme dans les autres pays du monde, les personnes qui, comme le requérant, étaient dans l’incapacité de concilier leur état biologique et leur état psychologique n’étaient pas nécessairement célibataires et dépourvues de la capacité de procréer. À cet égard, il ajoutait qu’il existait de nombreux exemples de personnes ayant une prédisposition au transsexualisme qui s’étaient mariées et avaient eu des enfants avant de recourir à une opération de conversion sexuelle. Il plaidait qu’il n’était pas juste de faire dépendre l’autorisation de changer de sexe biologique de la capacité de la personne transsexuelle à procréer, que cette personne se considérât comme une femme ou comme un homme. Il soutenait en conséquence que les tribunaux, en refusant d’autoriser son client à avoir recours à la chirurgie de conversion sexuelle en vertu de l’article 40 du code civil – lequel n’était pas, selon lui, adapté aux réalités sociales –, avaient limité les droits et libertés de l’intéressé. Il alléguait également que le rejet de la demande du requérant fondé sur la capacité de celui-ci à procréer n’était pas conforme aux lois en vigueur, et il exprimait l’avis qu’il fallait retirer l’expression « définitivement incapable de procréer » de la disposition en question. Le 17 mai 2007, la Cour de cassation, estimant que la juridiction de première instance n’avait commis aucune erreur dans son appréciation des éléments de preuve, confirma le jugement rendu. Le 18 juin 2007, l’avocat du requérant forma un recours en rectification de cette décision. Dans son mémoire, il soutenait qu’aucun des motifs présentés à l’appui du pourvoi du requérant n’avait été pris en compte et qu’aucune observation n’avait été formulée quant aux documents officiels et aux rapports qui avaient été versés au dossier. Il contestait également l’utilisation du rapport du 11 mai 2006 établi par le service des maladies féminines et des naissances de la faculté de médecine de l’université de Çukurova comme fondement de la décision de rejet litigieuse. Il alléguait à cet égard que ce rapport n’avait pas valeur d’expertise, et qu’il avait été établi au terme d’un examen purement superficiel des organes génitaux de son client et été insuffisant pour démontrer la capacité de l’intéressé à procréer. Il soutenait également que, même à supposer que les différents rapports médicaux eussent été suffisants pour démontrer la capacité de son client à procréer, la seule identité sexuelle que l’intéressé était en mesure d’assumer tant sur le plan physique que sur le plan psychologique était une identité masculine. Il affirmait que cette circonstance avait d’ailleurs été établie le 2 mars 2005 dans le rapport du comité de la santé de l’université d’İnönü où son client suivait par ailleurs depuis longtemps une thérapie psychologique. À cet égard, il critiquait l’absence de prise en compte de cette démarche de son client. Enfin, il soutenait que le refus opposé à la demande du requérant qui visait à l’obtention de l’autorisation de recourir à une intervention chirurgicale destinée à lui conférer le sexe que sa nature l’aurait poussé à avoir portait atteinte aux droits de l’intéressé. Le 18 octobre 2007, la Cour de cassation rejeta la demande de rectification formée par le requérant après avoir constaté qu’aucun des motifs d’infirmation énoncés à l’article 440 du code de procédure civile n’était présent en l’espèce. B. La procédure suivie devant les instances nationales après la communication de la requête au Gouvernement Le 5 mars 2013, le requérant, invoquant l’article 40 du code civil, saisit à nouveau le TGI de Mersin d’une demande d’autorisation de chirurgie de changement de sexe. Dans sa requête introductive d’instance, son avocat motivait ainsi la demande : son client se considérait depuis son jeune âge non comme une femme mais comme un homme ; il avait pour cette raison fait l’objet d’un suivi psychologique depuis l’enfance ; des rapports médicaux avaient établi qu’il convenait, d’un point de vue psychologique, qu’il menât désormais sa vie sous une identité masculine ; son identité biologique était en conflit avec le sexe auquel il estimait appartenir ; une conversion sexuelle était nécessaire pour préserver son intégrité psychique et physique ; il avait subi le 27 mars 2012 une mastectomie des deux seins et il prenait différentes hormones afin d’augmenter son taux de testostérone ; il travaillait auprès de son frère en qualité de peintre-décorateur ; il se rendait régulièrement dans une salle de sport et il avait l’apparence physique d’un homme ; âgé désormais de trente-deux ans, il s’était toujours considéré comme un homme ; les amis qu’il avait rencontrés après un certain âge ne le connaissaient qu’en tant qu’homme, et il n’utilisait pas le prénom figurant sur sa pièce d’identité. L’avocat ajoutait que, pour faire correspondre son apparence physique avec sa perception de lui-même, son client avait eu recours à toutes sortes de méthodes aux conséquences néfastes. Il expliquait qu’au quotidien, en particulier lorsqu’il devait présenter ses papiers d’identité aux institutions publiques, le requérant était victime d’agissements dénigrants et humiliants et il se heurtait à de nombreuses difficultés en raison de la différence existant entre son apparence extérieure et l’identité mentionnée sur ses papiers. Il concluait en demandant que son client fût autorisé à entamer les formalités nécessaires à son changement d’identité au registre civil, que sa demande de changement de sexe fût acceptée, que l’autorisation de recourir à la chirurgie de changement de sexe lui fût accordée et que la procédure devant le TGI demeurât secrète. Le 11 avril 2013, après anamnèse et examen du requérant, un comité composé de psychiatres du centre médical de l’université d’İnönü établit un rapport médical d’où il ressortait que le requérant était transsexuel et que la préservation de sa santé mentale passait par son changement de sexe. Le rapport indiquait par ailleurs que la question de savoir si l’intéressé était définitivement privé de la capacité de procréer devait faire l’objet d’une expertise. Le 6 mai 2013, un rapport médicolégal fut établi par un comité du service de médecine légale du centre médical de l’université d’İnönü. Ce rapport indiquait ceci : lors de l’examen qu’il avait passé le 11 avril 2013 au service de médecine légale, le requérant avait déclaré qu’il souhaitait être opéré pour changer de sexe, qu’il avait déjà, par le passé, fait des démarches en ce sens, mais qu’il avait été débouté en justice, qu’il avait alors saisi la Cour européenne des droits de l’homme et que son action avait depuis été relancée ; à l’examen médical, le requérant était de phénotype masculin, il avait de la barbe et de la moustache, ses tissus mammaires avaient été retirés chirurgicalement et il poursuivait un traitement consécutif à cette opération ; il présentait une pilosité masculine sur les bras et les jambes ; il suivait un traitement hormonal ; il avait honte de la couleur de sa pièce d’identité de sorte qu’il l’avait recouverte avant de la placer dans son portefeuille et, enfin, il avait déclaré qu’un changement s’imposait pour lui. Le rapport indiquait en outre que les examens sanguins du requérant révélaient un taux total de testostérone supérieur à 16 000 ng/dl – taux que l’on supposait être lié au traitement hormonal qu’il prenait – mais que pour autant, il n’était pas dans l’incapacité définitive de procréer. Les conclusions du rapport étaient les suivantes : « 1. Est de constitution transsexuelle, le changement de sexe est nécessaire pour sa santé mentale, n’est pas dans l’incapacité définitive de procréer (dans sa nature féminine) (...) » Le 21 mai 2013, le TGI de Mersin fit droit à la demande du requérant et autorisa l’opération chirurgicale de changement de sexe sollicitée. Dans son raisonnement, il estimait établi que le requérant était transsexuel, que la préservation de sa santé mentale nécessitait qu’il changeât de sexe et qu’il ressortait de l’audition des témoins de l’intéressé qu’à tous points de vue il vivait comme un homme, et qu’il souffrait de sa situation de sorte que, eu égard aux éléments de preuve et aux rapports produits, les conditions énoncées à l’article 40 § 2 du code civil étaient réalisées et il fallait répondre favorablement à la demande. Il est indiqué dans ce jugement qu’il est définitif. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Le droit interne pertinent L’article 39 du code civil turc, issu de la loi no 4721 du 22 novembre 2001 publiée au Journal officiel du 8 décembre 2001, dispose qu’une inscription au registre d’état civil ne peut être rectifiée que sur décision judiciaire. Aux termes de l’article 40 du code civil, toute personne qui souhaite changer de sexe peut, par une requête personnelle, saisir le tribunal d’une demande d’autorisation à cette fin. Cependant, pour que l’autorisation soit accordée, le demandeur doit être âgé de dix-huit ans révolus et ne pas être marié ; en outre, il doit avoir une prédisposition transsexuelle et attester, par un rapport obtenu d’une commission officielle de la santé d’un hôpital d’enseignement et de recherche, qu’un changement de sexe est nécessaire pour sa santé psychologique et qu’il est dans l’incapacité définitive de procréer. Lorsqu’un rapport établi par une commission officielle de la santé certifie qu’une opération de changement de sexe a été réalisée en conformité avec l’objectif spécifié par l’autorisation judiciaire et avec les techniques médicales, le tribunal décide qu’il soit procédé à la rectification requise du registre d’état civil. L’article 4 de la loi du 24 mai 1983 sur la planification de la population, publiée au Journal officiel du 27 mai 1983, dispose : « Stérilisation et castration Article 4. La stérilisation est l’intervention visant à détruire la capacité d’un homme ou d’une femme à procréer sans qu’il soit porté atteinte à la satisfaction de ses besoins sexuels. L’opération de stérilisation est effectuée, dès lors qu’il n’y a pas de contreindication d’ordre médical, à la demande d’une personne majeure. (...) » Le règlement relatif à la pratique et au contrôle des services d’ablation de l’utérus et de stérilisation (83/7395), publié au Journal officiel du 18 décembre 1983, dispose : « Troisième partie Stérilisation Opération de stérilisation Article 10. L’opération de stérilisation s’effectue à la demande d’une personne majeure à condition qu’il n’y ait pas de contre-indication d’ordre médical. L’opération de stérilisation des femmes est pratiquée par les spécialistes des maladies féminines et des naissances ou les spécialistes en chirurgie générale. L’opération de stérilisation des hommes est pratiquée par les urologues, les spécialistes des maladies féminines et des naissances ou les spécialistes en chirurgie générale ainsi que par les praticiens ayant obtenu un certificat d’aptitude après avoir suivi des cours au sein des centres de formation ouverts à cet effet par le ministère. Lieux où la stérilisation des femmes est pratiquée et conditions auxquelles ces lieux doivent satisfaire Article 11. L’opération de stérilisation des femmes est pratiquée uniquement dans les centres de soins officiels et les hôpitaux privés (...) » B. Les textes européens et internationaux Textes adoptés sous l’égide du Conseil de l’Europe Le 31 mars 2010, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté la Recommandation CM/Rec(2010)5 sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. L’annexe à cette recommandation énonce notamment ceci : « IV. Droit au respect de la vie privée et familiale Les conditions préalables, y compris les modifications d’ordre physique, à la reconnaissance juridique d’un changement de genre devraient être régulièrement réévaluées afin de lever celles qui seraient abusives. Les États membres devraient prendre les mesures appropriées pour garantir la reconnaissance juridique intégrale du changement de sexe d’une personne dans tous les domaines de la vie, en particulier en permettant de changer le nom et le genre de l’intéressé dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible ; les États membres devraient également veiller, le cas échéant, à ce que les acteurs non étatiques reconnaissent le changement et apportent des modifications correspondantes dans des documents importants tels que les diplômes ou les certificats de travail. (...) VII. Santé Les États membres devraient prendre les mesures appropriées pour que l’accès des personnes transgenres aux services appropriés de changement de sexe, y compris à des spécialistes de la santé des personnes transgenres en psychologie, en endocrinologie et en chirurgie, soit assuré sans être soumis à des exigences déraisonnables ; personne ne devrait être soumis à des procédures de changement de sexe sans son consentement. (...) » En ses passages pertinents en l’espèce, l’exposé des motifs de cette recommandation se lit ainsi : « IV. Droit au respect de la vie privée et familiale (...) 20-21. La question des conditions d’accès aux procédures de changement de sexe et la question de la reconnaissance légale de ce changement sont deux domaines problématiques pour les personnes transgenres. (...) Dans certains États l’accès aux services de changement de genre est subordonné à des procédures telles que la stérilisation irréversible, le traitement hormonal, des traitements chirurgicaux préliminaires et parfois également le fait de devoir démontrer son aptitude à vivre pendant une longue période comme une personne du genre souhaité (appelée « expérience vécue »). Dans ce cadre, les conditions et procédures existantes devraient être révisées afin de supprimer les conditions qui sont disproportionnées. Il y a lieu de noter, en particulier, que certaines personnes ne peuvent, pour des raisons de santé, subir tous les traitements hormonaux et/ou chirurgicaux requis. Des considérations similaires s’appliquent eu égard à la reconnaissance juridique d’un changement de genre, qui peut être conditionnée par de nombreuses procédures et conditions préalables, y compris des changements de nature physique. (...) VII. Santé 35-36. (...) Concernant les conditions exigées par les procédures de changement de genre, le droit international des droits de l’homme prévoit que personne ne peut être soumis sans son consentement à un traitement ou à une expérience médicale. Les traitements hormonaux ou chirurgicaux en tant que conditions pour se voir reconnaître légalement un changement de genre devraient ainsi être limités à ceux strictement nécessaires, et avec le consentement de l’intéressé (...) » Le 29 avril 2010, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution 1728 (2010) relative à la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, laquelle énonce notamment ceci : « (...) Les personnes transgenres se trouvent confrontées à un cycle de discrimination et de privation de leurs droits dans bon nombre d’États membres du Conseil de l’Europe en raison des attitudes discriminatoires et des obstacles qu’elles rencontrent pour obtenir un traitement de conversion sexuelle et une reconnaissance juridique de leur nouveau sexe. De ce fait, les taux de suicide sont relativement élevés parmi les personnes transgenres. (...) Par conséquence, l’Assemblée appelle les États membres à traiter ces questions et, en particulier : (...) 11. à traiter la discrimination et les violations des droits de l’homme visant les personnes transgenres et, en particulier, à garantir dans la législation et la pratique les droits de ces personnes : (...) 11.2. à des documents officiels reflétant l’identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation ou d’autres procédures médicales comme une opération de conversion sexuelle ou une thérapie hormonale ; 11.3. à un traitement de conversion sexuelle et à l’égalité de traitement en matière de soins de santé ; (...) » Le 29 juillet 2009, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a publié un document thématique intitulé « Droits de l’homme et identité de genre », dans lequel il invitait notamment les États membres du Conseil de l’Europe à : « (...) Instaurer des procédures rapides et transparentes de changement de nom et de sexe sur les extraits d’acte de naissance, cartes d’identité, passeports, diplômes et autres documents officiels ; Dans les textes encadrant le processus de changement de nom et de sexe, cesser de subordonner la reconnaissance de l’identité de genre d’une personne à une obligation légale de stérilisation et de soumission à d’autres traitements médicaux ; Rendre les procédures de conversion de genre, telles que le traitement hormonal, la chirurgie et le soutien psychologique, accessibles aux personnes transgenres et en garantir le remboursement par le régime public d’assurance maladie. (...) » En 2011 a également été publié sous l’égide du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe un rapport intitulé « La discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre en Europe », dans lequel le Commissaire aux droits de l’homme formulait notamment les recommandations suivantes à l’intention des États membres du Conseil de l’Europe : « 5. Vie privée : reconnaissance du genre et de la famille Accorder aux personnes transgenres la reconnaissance légale du genre qu’elles ont choisi et instaurer des procédures rapides et transparentes permettant à ces personnes de faire modifier leur nom et leur sexe dans les actes de naissance, les registres d’état civil, les cartes d’identité, les passeports, les diplômes et autres documents analogues. Abolir la stérilisation et les autres traitements médicaux obligatoires susceptibles de porter gravement atteinte à l’autonomie, à la santé ou au bien-être de la personne en tant que conditions nécessaires à la reconnaissance légale du genre choisi par une personne transgenre. (...) Accès aux soins, à l’éducation et à l’emploi (...) Permettre aux personnes transgenres d’accéder, avec leur consentement libre et éclairé, aux procédures de conversion sexuelle, notamment aux traitements hormonaux et chirurgicaux et au soutien psychologique, et veiller à ce qu’elles soient remboursées par l’assurance-maladie. » Texte adopté par le Parlement européen Le 12 septembre 1989, le Parlement européen a adopté une résolution dans laquelle les États membres étaient invités à arrêter des dispositions reconnaissant aux personnes transsexuelles le droit de changer de sexe par le recours aux traitements endocrinologiques, à la chirurgie plastique et aux traitements esthétiques, et à leur garantir notamment la reconnaissance juridique, c’est-à-dire le changement de prénom et la rectification de la mention du sexe dans l’acte de naissance et les papiers d’identité. Texte adopté sous l’égide des Nations unies Le 17 novembre 2011, le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme a présenté au Conseil des droits de l’homme un rapport intitulé « Lois et pratiques discriminatoires et actes de violence dont sont victimes des personnes en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre ». En ses passages pertinents en l’espèce, ce rapport se lit ainsi : « G. Reconnaissance du genre et questions connexes Dans de nombreux pays, les personnes transgenres ne peuvent obtenir la reconnaissance légale de leur genre de préférence, notamment la modification des mentions relatives au sexe et au prénom sur les documents d’identité officiels, si bien qu’elles se heurtent à nombre de difficultés pratiques, notamment lorsqu’elles postulent pour un emploi, sollicitent un logement, un crédit bancaire ou des prestations sociales ou se rendent à l’étranger. La réglementation en vigueur dans les pays qui reconnaissent le changement de genre conditionne souvent, implicitement ou explicitement, cette reconnaissance à la stérilisation. Certains États exigent également des personnes qui demandent la reconnaissance légale de leur changement de genre qu’elles ne soient pas mariées, ce qui oblige les personnes mariées à divorcer. Le Comité des droits de l’homme s’est dit préoccupé par l’absence de dispositions accordant une reconnaissance juridique à l’identité des personnes transgenres. Il a engagé les États à reconnaître le droit des personnes transgenres à changer leur genre en permettant la délivrance de nouveaux actes de naissance et a pris note avec satisfaction de l’adoption de lois facilitant la reconnaissance juridique du changement de genre. (...) VII. Conclusions et recommandations (...) Le Haut-Commissaire recommande aux États membres : (...) h) De faciliter la reconnaissance juridique du genre de préférence des personnes transgenres et de prendre des mesures pour permettre la délivrance de nouveaux documents d’identité faisant mention du genre de préférence et du nom choisi, sans qu’il soit porté atteinte aux autres droits de l’homme. (...) » C. Le droit et la pratique en vigueur dans les États membres du Conseil de l’Europe La Cour a réalisé une étude comparative de la législation de trente-deux États membres du Conseil de l’Europe : l’Albanie, l’Allemagne, l’Andorre, l’Arménie, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bulgarie, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la France, la Géorgie, la Grèce, l’Irlande, l’Islande, l’Italie, la Lettonie, Malte, le Monténégro, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suisse et l’Ukraine. Cette étude montre que la possibilité pour les personnes transsexuelles d’entreprendre un traitement de conversion sexuelle existe dans un certain nombre d’États membres (Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Géorgie, Islande, Italie, Lettonie, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Slovaquie, Slovénie, Suisse et Ukraine). Dans ce groupe de pays, les critères auxquels la personne transsexuelle doit répondre pour avoir accès à un traitement de conversion sexuelle peuvent être établis par la loi, par des réglementations de niveau infra-législatif ou par des recommandations. Cependant, dans certains de ces pays, cette question ne fait pas l’objet de réglementations et relève plutôt de la pratique médicale (Allemagne, Belgique, Bulgarie, Espagne, France, Islande, Lettonie, Pays-Bas, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni et Suisse). Les critères les plus fréquemment retenus d’accession à un traitement de conversion sexuelle (par exemple, un traitement hormonal) comportent des évaluations médicales et psychologiques/psychiatriques, et/ou un diagnostic de « dysphorie de genre »/trouble de l’identité de genre (Allemagne, Autriche, Belgique, Estonie, Finlande, Lettonie, Pays-Bas, Royaume-Uni, Slovaquie et Ukraine). Certains pays exigent que, avant le traitement hormonal, l’intéressé ait suivi une psychothérapie pendant une durée déterminée (Allemagne, Autriche, Islande et Royaume-Uni, par exemple). Au nombre des autres critères d’accession au traitement se trouvent notamment le passage d’un examen endocrinologique et somatique (Ukraine), la réalisation d’une étude génétique (Estonie), l’hétérosexualité, ou encore un potentiel suffisant d’adaptation sociale à de nouvelles conditions de vie ou la maturité sociale nécessaire à la prise d’une décision de changement de sexe et la capacité de l’intéressé à mener à terme de manière adéquate son adaptation sociale (Ukraine). La compétence pour autoriser les traitements de conversion sexuelle appartient dans la plupart des États concernés aux médecins ou aux équipes de médecins des hôpitaux spécialisés. Cependant, certaines réglementations exigent l’autorisation spéciale d’instances administratives ou de commissions ad hoc. En Bulgarie, en Italie, en Pologne et en Roumanie, la chirurgie de conversion sexuelle doit être autorisée par un juge. La procédure de conversion ou de réassignation sexuelle peut comprendre un ou plusieurs types d’opérations chirurgicales. Des critères spécifiques applicables uniquement aux opérations chirurgicales ont été recensés dans plusieurs États. Parmi ces critères, les plus importants sont le traitement hormonal préalable pendant une durée spécifique (Allemagne, Autriche, Belgique pour certaines opérations seulement, Espagne, Pays-Bas, Pologne, Portugal, RoyaumeUni, Slovaquie, Suisse et Ukraine) et le test de vie réelle, selon lequel le demandeur doit avoir vécu en tant que personne du genre revendiqué pendant une période spécifiée (Allemagne, Belgique pour certaines opérations seulement, Espagne, Finlande, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suisse). L’accès à la chirurgie de conversion sexuelle peut être subordonné à d’autres critères, tels qu’un nouveau diagnostic ou un avis psychiatrique (Autriche, Finlande et Roumanie), une psychothérapie pendant une durée spécifique (Allemagne et Russie), une adaptation sociale de l’intéressé (Estonie) ou l’écoulement d’un délai d’observation ou d’un temps d’attente défini (Danemark, Espagne, Estonie, Russie et Suisse). Dans certains États membres du Conseil de l’Europe, les traitements de conversion sexuelle semblent être inexistants ou inaccessibles (par exemple, en Albanie, en Andorre et en Arménie). La législation, la pratique et/ou la jurisprudence permettent la reconnaissance du nouveau genre dans de nombreux États (par exemple en Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, France, Finlande, Géorgie, Irlande, Islande, Italie, Lettonie, Malte, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Russie, Slovaquie, Slovénie, Suisse et Ukraine). Les approches varient d’un État à l’autre quant aux conditions requises pour la reconnaissance juridique du genre revendiqué et à la procédure régissant l’accès aux traitements de conversion sexuelle. Il semble que certaines lois ne distinguent pas la reconnaissance juridique du genre revendiqué et la procédure régissant l’accès aux traitements de conversion sexuelle. Dans certains États, les personnes transsexuelles ne sont pas obligées de subir une intervention chirurgicale de changement de sexe, une stérilisation ou un traitement hormonal de conversion sexuelle pour obtenir la reconnaissance juridique du genre qu’elles revendiquent (Autriche, Croatie, Portugal et Royaume-Uni). En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale a considéré, dans un arrêt du 11 janvier 2011, qu’exiger la stérilité définitive et une intervention chirurgicale de modification des caractéristiques externes était contraire aux garanties constitutionnelles relatives à l’intégrité physique et au droit à l’autodétermination sexuelle. D’autres États posent comme condition à la reconnaissance légale du nouveau sexe que l’intéressé ait suivi un traitement médical aux fins de faire correspondre certaines caractéristiques physiques de sa personne à celles du sexe revendiqué (Espagne, Irlande et Islande), sans pour autant exiger une intervention chirurgicale conduisant à la stérilité. Enfin, dans certains autres États, à savoir la Belgique, le Danemark, la Finlande, la France, la Géorgie, l’Italie, Malte, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suisse et l’Ukraine, la personne doit avoir subi une chirurgie de conversion sexuelle et/ou être incapable de procréer. Si la plupart de ces États se bornent à exiger une chirurgie de conversion sexuelle sans faire référence à la stérilisation, celle-ci est très souvent une condition de fait puisque les interventions chirurgicales les plus intrusives aboutissent nécessairement à la stérilité de la personne. On peut toutefois constater des évolutions dans la pratique ou la législation récente de certains de ces États. Par exemple, en Suisse, l’Office fédéral suisse de l’état civil a demandé aux autorités cantonales, dans un avis du 1er février 2012, de ne pas poser comme condition préalable au changement légal de sexe la réalisation d’une intervention chirurgicale conduisant à la stérilité ou à la construction d’organes génitaux du sexe opposé. En 2013, la Suède a modifié sa loi no 1972/119 sur la détermination du sexe. Parmi les modifications apportées figure la suppression de l’exigence de stérilité préalable à toute reconnaissance du nouveau genre. Aux Pays-Bas, le parlement a adopté le 18 décembre 2013 une loi portant modification du code civil. En vertu de cette loi, qui est entrée en vigueur le 1er juillet 2014, le changement de genre à l’état civil n’est plus subordonné à la condition que la personne soit stérile ou ait subi une réassignation sexuelle (pour autant que la demande soit justifiée d’un point de vue médical et psychologique).
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A. Les circonstances de l’espèce Le requérant est né en 1933 et réside à Ikaria. Le 9 janvier 2003, le requérant saisit le tribunal administratif de première instance de Syros d’une action contre l’État tendant à obtenir l’annulation d’actes fiscaux concernant une succession, à savoir l’acte d’imposition d’une taxe de succession de 3 143 155 drachmes (environ 9 197, 81 euros) et d’une amende fiscale de 800 000 drachmes (environ 2 347, 76 euros). L’audience fut initialement fixée au 11 octobre 2005. Le 7 novembre 2005, le tribunal administratif de première instance de Syros par une décision avant dire droit (no 178/2005) renvoya l’affaire devant l’autorité fiscale, suite à la demande du requérant de résolution extrajudiciaire du litige. Le 3 mai 2006, l’autorité fiscale d’Agios Kirykos par une convocation écrite demanda au requérant de se présenter auprès d’elle. Le 17 mai 2006, le requérant déposa son mémoire devant ladite autorité. Suite à l’échec de la tentative de résolution extrajudiciaire du litige, l’audience fut de nouveau fixée devant le tribunal de première instance au 20 mai 2008. Le 12 septembre 2008, le tribunal, par une décision avant dire droit, ordonna aux parties de produire de pièces supplémentaires (décision no 150/2008). Cette décision leur fut signifiée les 31 décembre 2008 et 2 janvier 2009, respectivement. En exécution de ladite décision le requérant déposa trois mémoires, les 2 février 2009, 4 mai 2009 et 9 octobre 2009. L’autorité fiscale produisit les pièces sollicitées le 5 mars 2009. Une nouvelle audience fut fixée devant ladite juridiction au 13 octobre 2009. Le 30 décembre 2009, le tribunal de première instance rejeta l’action du requérant (jugement no 317/2009). Ce jugement fut communiqué au requérant le 30 juillet 2010. Le 4 octobre 2010, le requérant interjeta appel devant la cour administrative d’appel de Pirée. Après l’échange des observations, le greffe a adressé, le 28 mai 2015, au requérant une lettre, par laquelle il demanda des informations sur l’évolution éventuelle de la procédure devant les juridictions internes. Cette demande est restée sans réponse. B. Le droit interne pertinent La loi no 4055/2012, intitulée « procès équitable et durée raisonnable », est entrée en vigueur le 2 avril 2012. Les articles 53 à 58 de la loi précitée introduisent un nouveau recours indemnitaire visant à l’octroi d’une satisfaction équitable causé par la prolongation injustifiée d’une procédure administrative. L’article 55 § 1 dispose: « Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1952. Il est actuellement détenu en Fédération de Russie. À une date non spécifiée en 1992, il se vit amputer une jambe et porte, depuis lors, une prothèse. A. Le procès pénal à l’encontre du requérant Le 7 août 1996, les autorités moldaves arrêtèrent le requérant et le placèrent en garde à vue. Il était accusé d’évasion des lieux de sa détention, de procuration, fabrication et garde de munitions et de substances explosibles, de vol de munitions et d’explosifs, de chantage associé à des menaces de mort et de kidnapping, et de tentative de meurtre. Durant l’instruction de son affaire pénale, le requérant fut placé en détention provisoire. Le 27 mai 1997, le tribunal de Chişinău jugea le requérant coupable de tous les chefs d’accusation et le condamna à une peine cumulative de vingt-cinq ans d’emprisonnement. Ce jugement fut confirmé par l’arrêt du 4 décembre 1997 de la cour d’appel de la République de Moldova et par la décision définitive du 5 septembre 2000 de la Cour suprême de justice. B. Lieux et conditions de détention du requérant Le requérant connut divers lieux de détention. L’établissement pénitentiaire no 6 de Soroca Dans ses formulaires de requête envoyés à la Cour les 17 mars et 14 avril 2006, le requérant décrivit les conditions de détentions dans l’établissement pénitentiaire (E.P.) no 6 de Soroca. L’enveloppe du courrier du 14 avril 2006 comporte le cachet de l’office postal de Soroca. Les parties ne sont pas d’accord quant aux dates et aux conditions de détention dans cette prison. a) Version du requérant Le requérant affirme avoir été détenu dans l’E.P. no 6 de Soroca durant les périodes suivantes : - du 18 avril 1998 à une date non spécifiée en février 1999 ; - du 10 avril 1999 au 16 août 2001 ; - du 15 septembre au 10 octobre 2001 ; - du 5 mars 2003 au 9 juin 2004 ; - du 15 juin 2004 au 8 mai 2005, et - du 15 août 2005 au 15 avril 2006. Aux dires du requérant, le secteur no 12, dans lequel il était placé à chaque fois, représentait un espace semi enterré du bâtiment de la prison. Cet espace, qui hébergeait soixante détenus, était composé d’un dortoir, des WC et d’un coin lavabo. Le dortoir avait une superficie de quatrevingtdixhuit mètres carrés. La lumière naturelle et celle électrique étaient faibles. Il n’y avait pas de ventilation. Les sols étaient en béton. Une seule poêle servait à chauffer l’intégralité du dortoir. Les draps n’étaient pas fournis. Il y avait des poux, des punaises de lit et des cafards. Le lavabo était muni seulement de quatre robinets. Selon l’intéressé, il y avait de l’eau pendant un quart d’heure, trois fois par jour. Les WC n’étaient pas propres à cause du manque d’eau et une odeur désagréable se répandait jusque dans le dortoir. L’intéressé avait accès aux douches une fois par semaine pour une durée de 3 à 4 minutes, ce qui aurait été insuffisant pour lui en raison de son handicap. D’après le requérant, les personnes atteintes de tuberculose et de maladies vénériennes n’étaient pas séparés des autres détenus. La nourriture servie à la cantine de la prison était impropre à la consommation, d’une faible valeur nutritive et quantitativement en dessous des normes établies par le Gouvernement. À l’instar des autres détenus, le requérant devait utiliser sa propre vaisselle qu’il avait du mal à laver à cause du manque d’eau. La nourriture était servie dans des bidons d’une teneur de cinq à dix litres, prévus pour dix personnes. Le requérant n’avait pas accès à l’eau potable selon ses besoins et il n’avait pas la possibilité d’en stocker. L’administration de la prison ne mettait pas à la disposition des détenus des vêtements de saison. Il n’y avait pas de postes de radio ou de télévision, ni de journaux. b) Version du Gouvernement Selon le Gouvernement, le requérant fut détenu dans l’E.P. no 6 de Soroca entre le 10 avril 1999 et le 16 août 2001, entre le 15 septembre 2001 et le 9 juin 2004 et entre le 15 juin 2004 et le 8 mai 2005. Le Gouvernement indique que le requérant fut à chaque fois placé dans le secteur no 12 de cette prison, situé au rez-de-chaussée. Dans ce secteur seraient notamment détenues les personnes ayant un handicap physique, en particulier celles atteintes de troubles musculo-squelettiques, et les personnes âgées. Le Gouvernement affirme que les toilettes et les douches du secteur no 12 sont adaptées aux besoins des personnes handicapées. Il ajoute que, pour le nettoyage des toilettes, des postes rémunérés ont été créés et que l’administration de la prison supervisait cette tâche. Selon le Gouvernement, les détenus avaient librement accès aux douches, au moins une fois par semaine. S’agissant des draps et de la vaisselle, il indique que les détenus préféraient avoir les leurs, mais que l’administration de la prison en fournissait sur demande. Le Gouvernement affirme enfin que la nourriture servie aux détenus correspondait aux standards établis par les dispositions internes. L’E.P. no 5 de Cahul Dans une lettre envoyée à la Cour le 20 décembre 2006, le requérant décrivit les conditions de sa détention dans l’E.P. no 5 de Cahul. Cette lettre est cosignée par trois codétenus. Les parties ne sont pas d’accord non plus quant aux dates et aux conditions de détention dans cet établissement. a) Version du requérant Le requérant affirme avoir été détenu dans l’E.P. no 5 de Cahul, entre autres, du 11 octobre au 20 décembre 2006. Selon l’intéressé, il fut placé durant cette période dans la cellule no 3 avec trois autres détenus. La cellule mesurait 3,4 m sur 2,2 m et elle était froide, sombre et humide. Elle était pourvue d’une seule fenêtre dont les dimensions étaient de 0,72 m sur 0,33 m. L’éclairage naturel était insuffisant pour lire. Le sol était en béton. Les murs de la cellule étaient humides, sales et moisis. Le WC était insalubre. Il n’y avait pas de lavabo. Le requérant n’avait pas d’accès en permanence à un robinet avec de l’eau potable. Il n’y avait pas de chaises, de cintres, de miroir ou de poubelle. Le requérant devait dormir sans draps sur un matelas sale et humide. Il n’avait droit qu’à une seule promenade d’une heure par jour. La nourriture était servie directement dans les cellules, une fois par jour et dans la vaisselle personnelle des détenus. N’ayant pas sa propre vaisselle, le requérant devait manger en utilisant celle de ses codétenus. Il n’y avait pas de postes de radio ou de télévision ni de journaux, ce qui contribuait, selon le requérant, à sa dégradation spirituelle. b) Version du Gouvernement Selon le Gouvernement, le requérant fut détenu dans l’E.P. no 5 de Cahul du 8 mai 2005 au 21 avril 2006, puis une vingtaine de jours en 2009 et une quinzaine de jours en 2011. Le Gouvernement affirme que les conditions dans l’E.P. no 5 de Cahul étaient appropriées. À titre d’exemple, il indique que, entre le 8 mai et le 8 juin 2005, le requérant fut placé dans une cellule de 12,75 mètres carrés, prévue pour six détenus. Cette cellule était équipée d’un lavabo et d’un WC séparé par un mur. D’après le Gouvernement, le Département des établissements pénitentiaires du ministère de la Justice mena, entre le 18 et le 20 octobre 2006, une inspection dans l’E.P. no 5 de Cahul. La Département en question aurait constaté que les détenus recevaient trois repas chauds par jour, que la qualité de la nourriture était bonne et qu’elle était vérifiée par l’administration de la prison, et qu’il n’y avait pas de plainte de la part des détenus à ce sujet. Le Département aurait en outre consigné que les détenus avait accès aux douches une fois par semaine, qu’on leur distribuait du savon une fois par mois, que les cellules et les bâtiments étaient en général propres, et que l’administration de la prison fournissait des draps aux détenus. L’E.P. no 1 de Taraclia Le 3 juin 2008, le requérant envoya une lettre à la Cour dans laquelle il décrivit pour la première fois les conditions de détention dans l’E.P. no 1 de Taraclia. L’enveloppe de cette lettre comporte le cachet de l’office postal de Taraclia. a) Conditions de détention dans l’E.P. no 1 de Taraclia Les parties divergent sur les conditions de détention dans cet établissement. i. Version du requérant Le requérant affirme avoir été transféré dans l’E.P. no 1 de Taraclia en avril 2006. Selon l’intéressé, la nourriture administrée dans cette prison était de très mauvaise qualité. Il n’aurait pas reçu une alimentation adaptée à son état de santé. Les 7 et 15 février 2008, le requérant se serait plaint en vain à l’administration pénitentiaire de la qualité de la nourriture. À la suite de cela, sa ration alimentaire aurait été diminuée. D’après le requérant, il y avait des coupures quotidiennes d’eau entre 22 heures et 6 heures, et la nuit il n’avait aucun accès à l’eau potable. Il recevait les repas dans la cellule et il devait laver la vaisselle avec de l’eau froide dans le lavabo installé à côté des toilettes. Selon le requérant, les toilettes et les douches n’étaient pas adaptées à ses besoins. Les toilettes ne comportaient pas de cuvette et, même après l’adoption de la décision du juge d’instruction du tribunal de Taraclia du 18 juillet 2011 (paragraphe 42 ci-dessous), la cuvette ne fut pas installée. D’après l’intéressé, il reçut, à une date non spécifiée, un tabouret afin qu’il pût prendre la douche dans des conditions convenables. Cependant, il allègue que, en raison de son handicap, le temps alloué pour la douche, à savoir quinze minutes par détenu, ne lui suffisait pas, même avec un tabouret. ii. Version du Gouvernement Selon le Gouvernement, le requérant fut détenu dans l’E.P. no 1 de Taraclia entre le 21 avril 2006 et le 19 mai 2007, entre le 22 octobre et le 9 décembre 2009, entre le 20 janvier et le 23 mai 2011 et à partir du 7 juin 2011 jusqu’à une date non spécifiée. D’après le Gouvernement, les conditions de détention dans cette prison étaient plus que satisfaisantes sous tous les aspects. b) Plainte du requérant contre l’E.P. no1 de Taraclia Le 10 février 2011, le requérant saisit un juge d’instruction alléguant, entre autres, que les conditions de détention dans l’E.P. no 1 de Taraclia étaient inhumaines et dégradantes. Il se plaignait en particulier des coupures d’eau potable, de l’absence dans les toilettes et les douches d’équipements adaptés aux besoins des handicapés, et de la quantité insuffisante de la nourriture. Par une décision du 18 juillet 2011, un juge d’instruction du tribunal de Taraclia accueillit en partie la plainte du requérant. Les passages de cette décision pertinents en l’espèce se lisent comme suit : « [Le requérant] souffre d’un trouble musculo-squelettique – il a une jambe amputée et utilise une prothèse. Il est capable de se déplacer mais il lui est impossible de s’accroupir et de rester longtemps dans cette position. L’E.P. no 1 de Taraclia est équipé de toilettes turques, sans cuvettes, et, en raison de cela, [le requérant] n’est pas en mesure de satisfaire ses besoins physiologiques dans des conditions non dégradantes. Il a été également établi que dans les douches il n’y pas de chaises ou de support, ce qui empêche [le requérant] de les utiliser dans des conditions normales. (...) Entre 2007 et 2009, l’eau dans l’E.P. no 1 de Taraclia était livrée selon des horaires établis et dans les bâtiments il y avait des tonneaux remplis d’eau potable auxquels les détenus avaient accès librement. Actuellement, l’eau est livrée sans interruption. (...) Il n’a pas été non plus établi que les normes minimales relatives à l’alimentation n’avaient pas été observées à l’égard du requérant. (...) » Le juge conclut à la violation des dispositions légales aux termes desquelles les autorités étaient obligées d’assurer aux détenus la possibilité de satisfaire leur besoins dans des conditions décentes. C. Censure alléguée de la correspondance Le 11 octobre 2010, le requérant rédigea une lettre à l’attention de la Cour. Il était détenu à ce moment-là dans l’E.P. no 12 de Bender. Selon le requérant, il avait mis sa lettre dans une enveloppe fermée sur laquelle il avait indiqué l’adresse de la Cour. Selon le Gouvernement, le requérant avait remis sa lettre sans enveloppe à l’administration de l’E.P. no 12 de Bender, laquelle aurait indiqué par erreur comme destinataire le Centre pour les droits de l’homme de la République de Moldova. À une date non connue, la lettre en question arriva au Centre pour les droits de l’homme qui la renvoya à l’E.P. no 12. Le 17 novembre 2010, le directeur général du Département des établissements pénitentiaires du ministère de la Justice envoya à la Cour la lettre du requérant du 11 octobre 2010 sans enveloppe. Par la suite, le directeur général du Département des établissements pénitentiaires rappela, par une lettre du 26 novembre 2010 à l’attention des directeurs de prison, que les détenus pouvaient, selon les normes en vigueur, soit poster eux-mêmes leurs lettres, soit les transmettre dans des enveloppes fermées à l’administration de la prison. Il insistait sur l’observation à l’avenir de ces normes. Le 28 février 2014, le requérant fut transféré dans un lieu de détention en Fédération de Russie. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Les passages pertinents de la Constitution de la République de Moldova sont ainsi rédigés : « Article 4. Les droits et libertés de l’homme Les dispositions constitutionnelles relatives aux droits et libertés de l’homme sont interprétées et s’appliquent à la lumière de la Déclaration universelle des droits de l’homme, des pactes et des autres traités auxquels la République de Moldova est partie. Lorsqu’il existe des contradictions entre les pactes et les traités relatifs aux droits fondamentaux de l’homme auxquels la République de Moldova est partie et ses lois internes, les réglementations internationales ont priorité. (...) Article 24. Le droit à la vie et à l’intégrité physique et psychique L’État garanti à chaque personne le droit à la vie et à l’intégrité physique et psychique. Personne ne peut être soumis à la torture et aux peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. (...) » Les passages pertinents du code civil du 6 juin 2002 se lisent comme suit : « Article 1404. La responsabilité pour le préjudice causé par une autorité publique ou par une personne dépositaire de l’autorité publique Le préjudice causé par un acte administratif illégal ou par la non-résolution dans le délai légal d’une demande par une autorité publique ou par une personne dépositaire de l’autorité publique, est réparé intégralement par l’autorité publique. La personne dépositaire de l’autorité publique sera tenu solidairement responsable en cas d’intention ou de culpabilité grave. Les personnes physiques ont le droit de demander la réparation du préjudice moral causé par les actions indiquées au paragraphe 1. (...) » Les passages pertinents du code de procédure pénale du 14 mars 2003 sont ainsi libellés : « Article 385. Questions à résoudre par le tribunal lors de l’adoption du jugement (...) Lorsqu’il est constaté, lors de l’enquête pénale ou de la phase judiciaire de l’affaire, qu’il y a eu violation des droits de l’accusé, et qu’il est établi à qui en incombe la faute, le tribunal examine la possibilité de réduire la peine de l’accusé en guise de compensation pour la violation commise. (...) Article 473. Les plaintes contre les actes de l’autorité ou de l’établissement qui exécute le jugement de condamnation Le condamné, ainsi que les autres personnes dont les droits et les intérêts légitimes ont été méconnus par l’autorité ou l’établissement qui exécute le jugement de condamnation, peuvent porter plainte devant le juge d’instruction contre les actes de l’autorité ou de l’établissement en cause (...). » L’article 225 § 4 du code d’exécution du 24 décembre 2004 se lit ainsi : « La norme d’espace de vie établie pour un condamné ne peut pas être inférieure à 4 m 2 » Les passages pertinents du statut de l’exécution de la peine par les condamnés, approuvé par la décision du Gouvernement du 26 mai 2006, sont ainsi rédigés : « 328. L’envoi et/ou la réexpédition du courrier sont supportés intégralement par les détenus et les déductions sont effectuées sur leur compte de pécule. (...) En l’absence d’argent sur le compte de pécule du détenu, les lettres ne sont pas expédiées, ce qui est porté à la connaissance du détenu. (...) 344. Les lettres sont postées dans des boîtes à lettres ou sont transmises aux représentants de l’administration dans des enveloppes fermées. » Le rapport de 2010 (page 142 et suivantes, chapitre « Conditions de détention ») du Centre pour les droits de l’homme (« CDH »), qui représente l’institution de l’ombudsman en République de Moldova, dans ses parties pertinentes, se lit comme suit : « L’observation de la norme établie en matière d’espace de vie (quatre mètres carrés) (...) s’est transformée en une déficience systémique dans les pénitentiaires de tout le pays. (...) La surpopulation est un domaine qui relève directement du mandat de l’ombudsman dans le cadre du Mécanisme national de prévention de la torture, qui a constaté à plusieurs reprises que les établissements pénitentiaires étaient surpeuplés. (...) (...) le Département des établissements pénitentiaires a informé l’ombudsman que la viande et les poissons étaient servies [aux détenus] dans la mesure du possible. (...) À ce titre, le ministère de la Justice a fourni des détails au sujet des frais encourus en 2010 [pour l’alimentation des détenus]. Ces frais se sont élevés à 24 050 000 lei moldaves (MDL), alors que le montant requis pour cette période dans le projet de loi de finances, présenté au ministère des Finances, était de 29 050 000 MDL. Pour l’alimentation d’un détenu en 2010, il a été dépensé 10,24 MDL par jour, alors que le financement estimé nécessaire était de 12,35 MDL. Ce fait a souvent été invoqué par les autorités pénitentiaires pour justifier leur impossibilité de servir aux détenus de la viande et des poissons. (...) Pour ce qui est des conditions sanitaires, de l’illumination et de la ventilation, des problèmes persistent dans la majorité des pièces habitables des prisons de la République de Moldova, sauf dans les établissements pénitentiaires no 1 de Taraclia et no 7 de Rusca. La République de Moldova a hérité de vielles prisons de type goulag, conformes aux standards soviétiques, avec des bâtiments délabrés. Ce type de prison ne correspond pas aux exigences des instruments nationaux et internationaux en la matière, et les ressources financières limitées de l’État ne permettent pas leur reconstruction ou leur rénovation. Dans les établissements pénitentiaires [de la République de Moldova], sauf dans le pénitentiaire no 1 de Taraclia, les détenus sont placés dans des dortoirs de grande capacité insuffisamment équipés pour subvenir aux besoins quotidiens des détenus (...). Les détenus se trouvent dans des espaces extrêmement étroits, sombres, humides, sans ventilation et remplis de fumée de cigarette. Dans certaines prisons, les lits superposés à deux niveaux empêchent d’une manière significative l’accès de la lumière naturelle dans l’espace de vie. Dans certains établissements visités, notamment dans les pénitentiaires no 6 de Soroca, no 3 de Leova et no 18 de Brăneşti, les détenus étaient placés dans des dortoirs de grande capacité qui regroupaient tous ou presque tous les équipements utilisés quotidiennement par les détenus, à savoir l’espace pour dormir, l’espace de jour et les installations sanitaires. L’ombudsman a constamment formulé des objections par rapport à ces modalités d’hébergement dans les prisons. (...) Le risque d’intimidation et de violences y est accru. Ces modalités facilitent le développement des sous-cultures [carcérales]. (...) » La décision explicative de l’Assemblée plénière de la Cour suprême de justice du 24 décembre 2012 relative à l’examen des litiges portant sur la réparation des préjudices moral et matériel causés aux personnes détenues à la suite des violations des articles 3, 5 et 8 de la Convention, dans ses passages pertinents, est ainsi rédigée : « 7. Conformément à l’article 5 du code de procédure civile, personne ne peut se voir refuser la défense judiciaire [de ses droits] au motif de l’inexistence, de l’imperfection, de collision ou d’obscurité de la législation. (...) lorsqu’une action en réparation des préjudices causés par la violation des articles 3, 5 et 8 de la Convention [est introduite] (...), les juges doivent examiner l’affaire en appliquant directement les dispositions de la Convention et la jurisprudence de la Cour européenne [des droits de l’homme]. Lors de l’examen de l’action relative à la violation des articles 3, 5 et 8 de la Convention, il conviendra d’établir si une violation de la Convention a eu lieu et, dans l’affirmative, une compensation devra être allouée en fonction des circonstances de l’espèce. Cette compensation [doit] être « équitable », ne doit pas être manifestement disproportionnée par rapport à la gravité des violations constatées et son montant doit être proche de la somme que la Cour européenne [des droits de l’homme] aurait accordé si elle devait se prononcer dans l’affaire. (...) (...) les principaux points de repère dans l’évaluation des conditions de détention sont : - le dépassement du seuil minimal de gravité pour l’applicabilité de l’article 3 de la Convention (...) ; - l’effet cumulatif de toutes les conditions [de détention] (...) ; - la durée de la détention (...). (...) Pour répondre à la question de savoir si le détenu a reçu les soins médicaux nécessaires, il conviendra de vérifier si celui-ci devait recevoir des soins ou un traitement médical, si ce traitement a été recommandé par un spécialiste, si les autorités connaissaient ou devaient connaitre ce fait, et si le détenu a promptement bénéficié d’un traitement. Ces questions seront examinées en tenant compte de la documentation médicale existante au moment de l’absence alléguée de soins médicaux. (...) Conformément à l’article 385 § 4 du code de procédure pénale, lorsqu’il est constaté, pendant l’enquête pénale ou la phase judiciaire de l’affaire, que les droits de l’inculpé avaient été méconnus, et qu’il est établi à qui en incombe la faute, le tribunal peut réduire la peine afin de réparer ces violations. Lorsque dans le cadre du procès pénal il a été établi que l’inculpé (...) avait été détenu dans des mauvaises conditions ou qu’il n’avait pas reçu des soins médicaux (...) et que la peine a été réduite, il conviendra d’examiner, au cas par cas et conformément à la jurisprudence de la Cour européenne [des droits de l’homme], dans quelle mesure la remise de peine représente une réparation suffisante de la violation des articles 3, 5 et 8 de la Convention. (...) Une éventuelle réduction de peine (...) représente une des formes de redressement des violations alléguées qui, par voie de conséquence, [est à même] soit de réduire le quantum des dédommagements moraux soit de servir de base pour les rejeter en totalité. À la suite de la violation des articles 3, 5 et 8 de la Convention, il conviendra de réparer les préjudices moral et matériel, ainsi que rembourser les frais et dépens. Ceux-ci devront être réparés seulement s’il est établi qu’il y a eu violation de la Convention, qu’il y a eu un préjudice et qu’il y a un lien de causalité entre la violation et le préjudice allégué. (...) (...) La Cour européenne [des droits de l’homme] a établi certains critères pour vérifier l’efficacité d’un recours compensatoire : - l’action doit être examinée dans un délai raisonnable (Scordino c. Italie) ; - les dédommagements doivent être payés promptement et, en règle générale, dans un délai de six mois à partir du moment où l’arrêt devient exécutoire (Gaglione et autres c. Italie) ; - la procédure doit être conforme au principe de l’équité garanti par l’article 6 de la Convention (Simaldone c. Italie) ; - les règles relatives au frais de justice ne doivent pas faire peser un fardeau excessif sur les requérants dont les actions sont fondées ; - le quantum des dédommagements doit être comparable aux sommes accordées par la Cour dans des affaires similaires (...). (...) (...) Le montant du préjudice moral doit être proportionné aux sommes allouées par la Cour européenne [des droits de l’homme] dans des affaires similaires, à savoir dans des affaires ayant trait à des violations similaires de la Convention et dirigées contre la République de Moldova ou contre des pays ayant un niveau de développement économique comparable à celui de la République de Moldova. La charge de la preuve du montant du préjudice moral incombe au requérant et s’apprécie individuellement pour chaque affaire, prenant en compte les arguments des deux parties et la jurisprudence de la Cour européenne [des droits de l’homme]. Selon la jurisprudence de la Cour européenne [des droits de l’homme], les tribunaux nationaux pourront allouer au titre du préjudice moral, pour la violation des articles 3, 5 et 8 de la Convention, les compensations suivantes, à convertir en lei moldaves : - violation de l’article 3 de la Convention – 3 000-5 000 euros ; en fonction des circonstances de l’affaire, cette somme pourra être augmentée ; (...) » III. LES DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants Les passages pertinents du rapport relatif à la visite effectuée en République de Moldova par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« CPT ») du 10 au 22 juin 2001 se lisent comme suit : « 69. Les établissements pénitentiaires visités étaient gravement affectés par la conjoncture économique du pays. Le plafond du budget des dépenses de l’administration pénitentiaire a été fixé par la loi de finances 2001 à 48,7 millions de lei (environ 4,2 millions d’euros), soit 38,9 % du financement estimé nécessaire pour l’année. En conséquence, ils étaient, à tous points de vue, en situation de pénurie sévère. Ainsi, le budget alloué pour l’alimentation journalière d’un détenu était de 2,16 Lei, soit 38,8% seulement de la norme établie par la législation en vigueur. Les établissements pénitentiaires subissaient en outre des coupures d’électricité, d’eau et de chauffage, sans compter le manque de possibilités de s’approvisionner en médicaments appropriés indispensables au traitement des détenus malades. (...) Le CPT reconnaît pleinement les efforts méritoires consentis par l’administration pénitentiaire moldave qui sont à saluer et à soutenir. Toutefois, le Comité a déjà rappelé à plusieurs reprises qu’il est des exigences fondamentales de la vie qui doivent, en toutes circonstances, y compris dans une conjoncture économique grave, être assurées par l’État aux personnes à sa charge. Rien ne saurait jamais exonérer l’État de cette responsabilité. (...) Dans certains établissements, surtout ceux ayant vocation de maison d’arrêt, cette situation était exacerbée par le surpeuplement, parfois grave (comme à la Prison no 3 de Chişinău, qui comptait 1892 détenus pour une capacité, en 2001, de 1480 places). Les autres établissements, qui fonctionnaient à leur capacité officielle, ou juste au-dessus, se sont révélés aussi très engorgés (en effet, ces capacités étaient calculées sur la base - très inadéquate - de 2 m² par détenu). Depuis 1998 (...), les autorités moldaves avaient fait part de leur intention, par voie de réforme législative, de s’engager dans la lutte contre le surpeuplement. Cependant, trois ans plus tard, aucun progrès n’a été enregistré; les seules mesures prises ont consisté dans une modeste extension du parc pénitentiaire. (...) le CPT en appelle aux autorités moldaves pour qu’elles élaborent sans plus attendre une politique globale et cohérente de lutte contre le surpeuplement dans le système pénitentiaire, en tenant dûment compte des principes et mesures énoncés dans la Recommandation no R (99) 22 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe concernant le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale. De plus, le CPT rappelle sa recommandation de porter dès que possible la norme d’espace de vie à au moins 4 m² par détenu. (...) » Les passages pertinents du rapport relatif à la visite effectuée en République de Moldova par le CPT du 20 au 30 septembre 2004 sont ainsi rédigés : « 55. La situation dans la plupart des établissements pénitentiaires visités, éprouvés par la conjoncture économique du pays, restait difficile et l’on retrouvait nombre des problèmes déjà identifiés lors des visites de 1998 et 2001 en termes de conditions matérielles et régimes de détention. À cela s’ajoute le problème du surpeuplement qui reste toujours grave. En effet, même si les établissements visités ne fonctionnaient pas au maximum de leur capacité opérationnelle, (...), ils continuaient d’être extrêmement engorgés. En effet, les capacités d’accueil se fondaient toujours sur la base très critiquable d’un espace de vie de 2 m² par détenu ; lequel, en pratique, était souvent encore plus restreint. » Les passages pertinents du rapport relatif à la visite effectuée en République de Moldova par le CPT du 14 au 24 septembre 2007 se lisent ainsi : « 46. En septembre 2007, le Directeur du Département des Institutions Pénitentiaires au Ministère de la Justice a fourni à la délégation des informations détaillées concernant les mesures déjà prises ou envisagées pour réformer le système pénitentiaire moldave et mettre en œuvre les recommandations du CPT. L’une de ces mesures, qui mérite d’être saluée, réside dans la réduction de la population carcérale du pays. Au moment de la visite de 2007, le nombre total de détenus était de 8 033 (dont 1 290 en détention provisoire), alors qu’il était de 10 591 en 2004. Cette tendance positive peut être attribuée aux réformes législatives intervenues ces dernières années, notamment l’entrée en vigueur d’un nouveau Code d’exécution des peines en juillet 2005 et l’adoption de modifications du Code pénal et du Code de procédure pénale. Il y a eu en conséquence une augmentation du nombre des libérations anticipées conditionnelles, ainsi qu’un recours plus large aux peines de substitution à l’emprisonnement et une application plus sélective de la détention provisoire par les tribunaux. En outre, la mise en œuvre du « Concept de réforme du système pénitentiaire pour la période 2004-2013 » a été facilitée par une augmentation de la dotation budgétaire (de 75,8 millions de lei en 2004 à 166,1 millions de lei en 2007), ainsi que par un apport croissant d’aide étrangère. Cela a permis, entre autres, d’améliorer l’alimentation des détenus et les soins de santé ainsi que de procéder à des travaux de rénovation dans plusieurs établissements pénitentiaires (par exemple, le no1 de Taraclia, le no 7 de Rusca et le no17 de Rezina). Enfin et surtout, il y a eu un important changement de mentalité grâce à l’amélioration des procédures de recrutement et de formation du personnel. La délégation a été informée qu’il y avait eu des changements de directeurs dans de nombreux établissements pénitentiaires dans l’année précédant la visite, à la suite d’un concours et d’une période d’essai. En outre, de nouveaux programmes de formation, qui mettent particulièrement l’accent sur les questions de droits de l’homme, ont été conçus pour le personnel (voir aussi paragraphe 100). Le CPT ne peut que se féliciter des mesures susmentionnées prises par les autorités moldaves. Néanmoins, les informations recueillies par la délégation du Comité pendant la visite de 2007 montrent qu’il reste beaucoup à faire. En particulier, le surpeuplement continue d’être un problème ; malgré le fait que tous les établissements visités fonctionnaient bien au-dessous de leur capacité officielle, il n’y avait en moyenne que 2 m² d’espace de vie par détenu au lieu de la norme de 4 m² prévue par la législation moldave. Le CPT est convaincu que l’adoption de politiques destinées à limiter ou moduler le nombre de personnes envoyées en prison constitue un moyen des plus efficaces pour venir à bout du surpeuplement et d’atteindre durablement la norme d’au moins 4 m² d’espace de vie par détenu dans les cellules collectives. À cet égard, le Comité se doit de souligner la nécessité d’une stratégie concernant à la fois le placement en détention et la remise en liberté pour avoir la certitude que l’emprisonnement est réellement l’ultime recours. Cela suppose, en premier lieu, de mettre l’accent sur les mesures non privatives de liberté pendant la période préalable au prononcé d’une peine et, en second lieu, d’adopter des mesures qui facilitent la réinsertion sociale des personnes qui ont été privées de liberté. Le CPT espère vivement que les autorités moldaves poursuivront leurs efforts visant à lutter contre le surpeuplement carcéral et, ce faisant, s’inspireront de la Recommandation Rec(99)22 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe concernant le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale, ainsi que de la Recommandation Rec(2003)22 concernant la libération conditionnelle. » Les passages pertinents du rapport relatif à la visite effectuée en République de Moldova par le CPT du 1er au 11 juin 2011 sont ainsi rédigés : « 32. La délégation a été informée de la poursuite de la mise en œuvre d’un programme national de rénovation des « isolateurs » de détention provisoire (IDP) de la police. Au moment de la visite, 39 IDP étaient en activité et huit IDP avaient été mis hors service en raison des conditions de détention jugées inadaptées. 134 sur 287 cellules avaient été rénovées ou mises hors service. (...) En début de visite, la délégation a été informée des résultats obtenus en matière de réduction de la population carcérale générale en Moldova. Au total, 6 501 personnes faisaient l’objet d’une incarcération au moment de la visite de 2011 (pour une capacité officielle de 8 580 places), contre 8 033 lors de la visite de 2007. Cette baisse vaut pour les prévenus, même si elle est moins marquée : la population carcérale comprenait 1 190 personnes placées en détention avant jugement au moment de la visite, contre 1 290 lors de la visite de 2007. D’après les autorités moldaves, les progrès enregistrés jusqu’à présent étaient le fruit de plusieurs types d’action, tels que les modifications législatives visant à élargir le recours aux mesures alternatives à l’incarcération38. En dépit de ces résultats encourageants, dans le cadre des observations préliminaires présentées en fin de visite, la délégation a souligné que la norme nationale d’au moins 4 m² d’espace de vie par détenu était loin d’être respectée dans les établissements pénitentiaires visités (...). (...) En ce qui concerne les taux d’occupation dans les cellules des établissements pénitentiaires visités, la délégation a constaté que les détenus étaient le plus souvent hébergés dans des conditions de promiscuité totalement inacceptables. L’espace de vie par détenu dans les cellules, toilettes intégrées compris, était généralement inférieur à 3,5 m² et pouvait se réduire à 1,5 m² (par exemple, 18 détenus dans une cellule d’environ 28 m² à Bălţi et quatre détenus dans une cellule de 11 m², comptant six lits, à Rezina). La vétusté des locaux au sein de ces établissements constituait un véritable défi. À quelques exceptions près, les conditions matérielles dans les cellules étaient très modestes (...). » B. Décisions adoptées par le Comité des Ministres lors de la 1186e réunion (3-5 décembre 2013) Lors de la 1186e réunion (3-5 décembre 2013), le Comité des Ministres a adopté des décisions relatives à l’exécution d’un groupe d’affaires à l’encontre de la République de Moldova ayant trait aux conditions de détention. Les passages pertinents des décisions en question sont ainsi rédigés : « Les Délégués rappellent que ce groupe d’affaires concerne plus particulièrement le problème des mauvaises conditions de détention en République de Moldova, l’absence d’accès aux soins médicaux en détention ainsi que l’absence de recours internes effectifs ; relèvent avec satisfaction la coopération technique qui s’est établie entre les autorités moldaves, des experts internationaux et le Service de l’Exécution des arrêts de la Cour européenne en vue d’identifier les réponses adéquates à apporter aux problèmes susvisés, (...) ; (...) relèvent les efforts entrepris par les autorités moldaves en vue d’améliorer les conditions de détention tant dans les établissements placés sous l’autorité du ministère de l’Intérieur que ceux sous l’autorité du ministère de la Justice et encouragent vivement les autorités à poursuivre leurs efforts et initiatives en ce domaine ; invitent, à cet égard, les autorités moldaves à clarifier la manière dont elles veillent au strict respect dans la pratique des dispositions législatives et réglementaires prohibant le placement d’une personne privée de liberté dans un établissement du ministère de l’Intérieur au-delà du délai légal de 72 heures, et dont les transgressions sont sanctionnées ; soulignent, en outre, qu’il importe que la stratégie d’amélioration des conditions de détention dans les établissements pénitentiaires se fonde sur des priorités à mettre en œuvre, définies à partir d’une évaluation des besoins résultant d’un état des lieux précis du parc pénitentiaire et de son utilisation, assorties d’un calendrier de mise en œuvre des mesures en réponse à ses besoins ; encouragent, de plus, les autorités moldaves à intensifier leurs efforts de lutte contre le surpeuplement, notamment s’agissant des mesures alternatives à la détention ; encouragent, plus généralement, les autorités moldaves à tenir dûment compte des recommandations du CPT comme de toute recommandation pertinente du Comité des Ministres ; notent avec intérêt la décision explicative de l’Assemblée plénière de la Cour suprême de justice du 24 décembre 2012 en matière de recours compensatoire et encouragent vivement les autorités à progresser rapidement dans leur réflexion concernant la mise en place de recours préventifs, (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1977 et réside à Sofia. Le 19 septembre 1999, la requérante, qui était alors âgée de 22 ans et était étudiante, partit de Sofia vers Blagoevgrad dans un véhicule en compagnie de deux jeunes hommes, B.Z. et S.P., et d’une autre jeune femme, qu’elle fréquentait à l’époque et dont elle avait fait connaissance par l’intermédiaire d’un de ses amis proches, H.I. Durant le trajet, les deux hommes lui firent part de leur intention de la « vendre » comme prostituée à des individus avec lesquels ils étaient en contact à Blagoevgrad, puis de la « reprendre » ensuite, après avoir reçu l’argent. La requérante refusa mais fut menacée par B.Z. Arrivé à Blagoevgrad, le groupe rencontra dans différents cafés de la ville plusieurs individus, qui étaient apparemment impliqués dans des réseaux de prostitution à l’étranger et qui discutèrent avec B.Z. et S.P. de l’envoi de la requérante en Grèce, en Italie ou en Macédoine afin qu’elle se prostitue et de son expérience supposée dans ce domaine. Parmi les individus rencontrés figuraient trois hommes, au sujet desquels on indiqua à la requérante qu’ils étaient policiers. La requérante fut ensuite emmenée et retenue dans un appartement où, durant environ 48 heures, elle fut battue et violée à plusieurs reprises par plusieurs hommes. Elle parvint à s’échapper au bout de 48 heures et se réfugia dans un immeuble voisin dont les occupants appelèrent la police. Lors de sa première audition par la police, la requérante tenta de se jeter par la fenêtre et fut à cette occasion hospitalisée en hôpital psychiatrique. Elle fit l’objet d’un suivi psychologique par la suite. Une instruction pénale pour enlèvement et séquestration, enlèvement dans le but de contraindre à la prostitution et viol fut ouverte par le parquet de district de Blagoevgrad. La requérante identifia certains des hommes qui l’avaient agressée, ainsi que deux policiers que le groupe avait rencontré avant sa séquestration. Elle relata que ces hommes faisaient partie d’un groupement criminel impliqué dans la traite d’êtres humains qui voulaient la forcer à se prostituer en Europe de l’Ouest. Par une ordonnance du 19 octobre 1999, le procureur militaire de Blagoevgrad considéra qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments pour poursuivre les deux policiers, Z.B. et Y.G., qui avaient été mis en examen pour enlèvement, et mit fin aux poursuites à leur égard. Le procureur observa en particulier qu’après avoir dans un premier temps identifié les deux policiers, la requérante n’avait ensuite pas soutenu qu’ils avaient participé à son enlèvement et à sa séquestration. L’ordonnance du procureur était susceptible d’un recours judiciaire mais il n’apparaît pas que la requérante ait fait usage de cette possibilité. Au courant de 1999 et 2000, plusieurs des personnes impliquées furent interrogées, une expertise médicale fut réalisée. L’instruction fut clôturée et le dossier transmis au procureur afin qu’il se prononce sur le renvoi en jugement de l’affaire. Toutefois, le 12 avril 2001, le procureur décida de retourner le dossier pour un complément d’instruction en raison d’irrégularités constatées et de la nécessité de rassembler des preuves supplémentaires concernant la participation dans les faits de H.I. et d’un autre individu, G.M. Par la suite, le dossier fut retourné pour un complément d’instruction à trois reprises encore. Ainsi, par une ordonnance du 2 novembre 2001, le procureur constata que l’enquêteur n’avait accompli aucun acte d’instruction à la suite du renvoi du dossier. Il nota par ailleurs plusieurs irrégularités dans les actes de mise en examen des différents prévenus, telles que des inexactitudes dans les dates, des qualifications juridiques inexactes ou des incohérences entre les faits exposés et la qualification juridique retenue. Le procureur releva également que l’instruction avait été menée en l’absence d’un des prévenus sans qu’un avocat ne soit commis d’office et que certaines des mises en examen devaient être modifiées, notamment pour tenir compte du fait que la requérante avait tenté de se suicider, ce qui constituait une circonstance aggravante. Dans une ordonnance du 16 octobre 2002, le procureur nota que rien n’avait été fait en exécution de sa précédente décision. Par une nouvelle ordonnance du 12 mars 2004, il constata que les instructions données n’avaient pas été suivies dans leur globalité, notamment que les mises en examen n’avaient pas été modifiées. L’instruction fut une nouvelle fois clôturée et transmise au procureur le l3 novembre 2005. Le 23 décembre 2005, le procureur décida de mettre fin aux poursuites contre H.I. et G.M., poursuivis respectivement pour enlèvement dans le but de contraindre à la prostitution et incitation à la prostitution, au motif que les infractions n’étaient pas constituées. Sur recours de la requérante, cette décision fut annulée par le tribunal le 29 mars 2006. L’instruction fut clôturée en mai 2007 et la requérante se vit notifier le dossier de l’instruction. Elle demanda à cette occasion qu’un des hommes qu’elle avait identifié sur photographie, Y.Y.G., soit également mis en examen pour viol. Sa demande fut rejetée le 7 juin 2007 par le procureur de district, qui considéra ne pas disposer d’éléments à charge suffisants, seul le témoignage de la requérante impliquant cette personne dans l’agression. Le 26 juin 2007, une partie de l’instruction, qui concernait les faits que la requérante attribuait à Y.Y.G. et K.M., fut disjointe de la procédure principale et une nouvelle procédure contre X fut ouverte. Le 12 septembre 2007, le parquet d’appel de Blagoevgrad confirma le refus du procureur de mettre en examen Y.Y.G., notant que si de nouveaux éléments de preuve apparaissaient, les enquêteurs pourraient procéder à des mises en examen dans le cadre de la procédure ouverte contre X. Le 15 février 2008, cette procédure fut suspendue au motif que les responsables n’avaient pas été identifiés. À une date non précisée en 2007, sept accusés furent renvoyés en jugement devant le tribunal de district de Blagoevgrad pour séquestration, viol, incitation à la prostitution ou enlèvement dans le but de contraindre à la prostitution. Le 5 décembre 2007, la requérante demanda à être constituée comme partie accusatrice et partie civile et introduisit une action en dommages et intérêts. À l’audience du 9 mai 2008, le tribunal admit cette demande. Le tribunal de district de Blagoevgrad tint 22 audiences. Une dizaine d’entre elles furent ajournées, le plus souvent au motif de citations irrégulières des accusés ou de témoins. Le procès eut lieu en l’absence d’un des accusés, S.P., qui n’avait pu être retrouvé par les autorités. Par un jugement du 27 mars 2012, le tribunal reconnut L.D. et M.K. coupables de viols en réunion, aggravés par le fait que la victime avait commis une tentative de suicide, et de séquestration aggravée. Ils furent condamnés à six ans d’emprisonnement. B.Z. et S.P. furent déclarés coupables d’avoir enlevé la requérante dans le but de la contraindre à la prostitution et condamnés à des peines respectives de six et quatre ans d’emprisonnement. S.D. fut reconnu coupable de séquestration et condamné à une amende de 3 000 levs (BGN). Le tribunal constata l’écoulement de la prescription absolue concernant l’infraction d’incitation à la prostitution pour laquelle G.M. était poursuivi et termina les poursuites à son égard. Il reconnut enfin H.I. non coupable du chef d’enlèvement dans le but de contraindre à la prostitution au motif que l’infraction n’était pas constituée dans la mesure où H.I. n’était pas présent au moment des évènements. Les cinq accusés dont la culpabilité avait été reconnue furent condamnés à verser des dommages et intérêts à la requérante, alors que la demande contre les deux autres accusés fut rejetée. Les cinq accusés reconnus coupables interjetèrent appel. La requérante interjeta appel uniquement contre la partie du jugement concernant S.D. et demanda l’imposition d’une peine plus lourde et l’augmentation du montant alloué au titre de dommages et intérêts. Devant le tribunal régional de Blagoevgrad, sept audiences furent ajournées en raison de l’absence de l’un des accusés ou de leurs avocats. Une première audience sur le fond eut lieu le 8 novembre 2013. Deux des accusés, S.P. et G.M. n’ayant pas comparus, le tribunal décida d’examiner l’affaire en leur absence. Par un arrêt définitif du 11 février 2014, le tribunal annula la condamnation de S.D. et mit un terme aux poursuites à son égard en raison de l’écoulement de la prescription absolue. Il modifia le jugement concernant les autres accusés : la qualification des faits pour lesquels L.D. et M.K. avaient été reconnus coupables fut légèrement modifiée et la peine qui leur avait été infligée fut réduite à cinq ans d’emprisonnement. La peine imposée à B.Z. fut réduite à trois ans d’emprisonnement et la condamnation de S.P. à quatre ans d’emprisonnement fut confirmée. Le tribunal diminua également les sommes accordée à la requérante au titre de dédommagement moral. Il alloua à la requérante un montant total de 39 000 BGN, soit l’équivalent d’environ 20 000 euros (EUR), condamnant L.D. et M.K. à verser chacun 15 000 BGN à la requérante, et B.Z, S.P. et S.D. à lui verser respectivement 4 000 BGN, 3 000 BGN et 2 000 BGN. Durant la procédure judiciaire, la requérante, qui habitait Sofia, dût se rendre à de nombreuses reprises à Blagoevgrad pour assister aux audiences. Elle fut appelée à témoigner à sept reprises. Selon un avis médical produit par la requérante, chaque convocation devant le tribunal aurait provoqué une aggravation de son état psychologique. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Le code pénal Les dispositions pertinentes du code pénal, telles qu’applicables aux faits de l’espèce, se lisent comme suit : Article 152 « (1) Quiconque a des relations sexuelles avec une personne de sexe féminin : (...) en la contraignant par la force ou la menace ; (...) est puni d’une peine d’emprisonnement de deux à huit ans. (...) (3) Le viol est puni d’une peine de trois à quinze ans d’emprisonnement : s’il est effectué en réunion ; si une tentative de suicide s’en est suivie ; (...) » Article 155 « Quiconque incite une personne de sexe féminin à la prostitution, à des actes de débauche ou à des relations sexuelles est passible d’une peine d’emprisonnement jusqu’à trois ans ou à une amende (...) » Article 156 « (1) Quiconque enlève une personne de sexe féminin dans le but de la soumettre à des actes de débauche est puni de : (...) (2) (...) trois à douze ans d’emprisonnement lorsque : (...) L’enlèvement est effectué dans un but de la soumettre à des actes de débauche dans un pays étranger. » Article 142a « (1) Quiconque prive autrui de sa liberté de manière illégale est puni d’une peine d’emprisonnement jusqu’à deux ans. (4) Si [la privation de liberté] (...) a duré plus de 48 heures, la peine est de trois à dix ans d’emprisonnement. » En vertu de l’article 80 du code pénal, l’action publique est prescrite si des poursuites n’ont pas été engagées dans un délai déterminé. Ce délai varie en fonction de la peine dont l’infraction est passible et peut aller de deux à trente-cinq ans. Il est interrompu par tout acte de poursuite (article 81, alinéa 2 du code). Toutefois, indépendamment des actes de poursuite effectués et des interruptions et suspensions de la prescription, l’action pénale s’éteint avec l’écoulement du délai de la prescription dite « absolue », qui correspond à une fois et demi le délai de prescription normal (article 81, alinéa 3). Dans pareil cas, les poursuites doivent être clôturées (article 24, alinéa 1 (3) du code de procédure pénale). B. Les recours destinés à remédier aux durées excessives des procédures judiciaires Par une loi modificative de la loi sur le pouvoir judiciaire, publiée au Journal officiel le 3 juillet 2012 et entrée en vigueur le 12 octobre 2012, un nouveau chapitre 3A (article 60a et suivants) a été introduit dans cette loi, mettant en place un recours administratif pour indemniser le préjudice résultant de la durée excessive des procédures judiciaires. Ce recours, introduit auprès de l’Inspection du conseil supérieur de la magistrature, permet de recevoir une indemnisation pouvant aller jusqu’à 10 000 BGN (5 114 EUR) en cas de constat de méconnaissance du délai raisonnable des procédures judiciaires déjà terminées. Par ailleurs, une loi modificative de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage, publiée le 11 décembre 2012 et entrée en vigueur le 15 décembre 2012, a créé la possibilité d’introduire une action judiciaire en responsabilité contre l’État du fait des durées excessives des procédures judiciaires (article 2b de la loi). Pour les procédures judiciaires déjà terminées, l’action judiciaire ne peut être introduite qu’après épuisement du recours administratif en application de la loi sur le pouvoir judiciaire. Elle peut être introduite à tout moment pour les procédures en cours. Le montant de l’indemnisation n’est pas limité par la loi. Le texte des dispositions susmentionnées et les motifs de la réforme ont été reproduits dans la décision de la Cour (Balakchiev et autres c. Bulgarie (déc.), no 65187/10, §§ 20-34, 18 juin 2013). III. SOURCES INTERNATIONALES PERTINENTES A. La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains Cette Convention, entrée en vigueur le 1er février 2008 et ratifiée par la Bulgarie, dispose en ses parties pertinentes : Article 4 – Définitions « Aux fins de la présente Convention : a L’expression « traite des êtres humains » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ; » Article 18 – Incrimination de la traite des êtres humains « Chaque Partie adopte les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale aux actes énoncés à l’article 4 de la présente Convention, lorsqu’ils ont été commis intentionnellement. » Article 30 – Procédures judiciaires « Dans le respect de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, notamment son article 6, chaque Partie adopte les mesures législatives ou autres nécessaires pour garantir au cours de la procédure judiciaire : a la protection de la vie privée des victimes et, lorsqu’il y a lieu, de leur identité ; b la sécurité des victimes et leur protection contre l’intimidation, selon les conditions prévues par son droit interne (...) » En ce qui concerne plus particulièrement les procédures judiciaires, le rapport explicatif de la convention indique : « 299. Les procédures judiciaires concernant la traite des êtres humains, comme souvent celles concernant les formes graves de criminalité, sont susceptibles d’entraîner des conséquences néfastes pour les victimes. (...) 309. L’utilisation de moyens audio et vidéo pour la réception des témoignages et des auditions peut permettre d’éviter, dans la mesure du possible, la répétition des auditions, de certaines confrontations, et atténuer de ce fait le caractère traumatisant de la procédure judiciaire. Ces dernières années, nombre d’États ont développé l’usage de ces moyens techniques dans le cadre judiciaire en adaptant si nécessaire les règles procédurales applicables au recueil de témoignage et à l’audition des victimes. C’est notamment le cas pour les victimes d’agressions sexuelles. (...) 310. Outre la possibilité d’utiliser des moyens audio et vidéo pour éviter une répétition traumatisante des témoignages, il faut relever que parfois les victimes peuvent être influencées par la pression psychologique née de la confrontation directe avec l’accusé dans la salle d’audience. Pour assurer efficacement leur protection, il convient parfois d’éviter qu’elles ne soient présentes en même temps que l’accusé dans le prétoire et de les autoriser à témoigner à partir d’autres salles. (...) De telles mesures sont nécessaires afin de leur épargner tout stress ou désarroi inutile au moment de la déposition ; il faut donc organiser le procès de manière à éviter, dans toute la mesure du possible, toute influence pernicieuse entravant la recherche de la vérité et, plus précisément, risquant de dissuader les victimes et témoins de faire des déclarations. » B. Les Lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe Les Lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe pour éliminer l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme, adoptées le 30 mars 2011, rappellent aux États membres la nécessité de mettre en œuvre des mesures afin d’éradiquer l’impunité concernant de telles violations, qu’elles soient le fait d’agents ou autorités de l’État ou de particuliers. Ce texte dispose notamment : « Lorsqu’elle existe, l’impunité est causée ou facilitée notamment par le manque de réaction diligente des institutions ou des agents de l’État face à de graves violations des droits de l’homme. Dans ces circonstances, il se peut que des fautes soient observées au sein des institutions étatiques ainsi qu’à tous les stades des procédures judiciaires ou administratives. Les États ont le devoir de lutter contre l’impunité afin de rendre justice aux victimes, de dissuader la commission ultérieure de violations des droits de l’homme et de préserver l’État de droit ainsi que la confiance de l’opinion publique dans le système judiciaire. (...) La lutte contre l’impunité exige qu’il y ait une enquête effective dans les affaires de violations graves des droits de l’homme. Cette obligation a un caractère absolu. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérantes sont respectivement la directrice de publication et la société éditrice de l’hebdomadaire Paris Match. Mme Anne-Marie Couderc est née en 1950 et réside à Levallois-Perret. La société Hachette Filipacchi Associés a son siège social à Levallois-Perret. A. Le contexte factuel de l’affaire Le 3 mai 2005, le quotidien britannique Daily Mail publia un article intitulé « Is this boy the heir to Monaco ? » (« Ce garçon est-il l’héritier de Monaco ? »), relatant les révélations d’une femme, Mme Coste, qui affirmait que le père de son fils était Albert Grimaldi, prince régnant de Monaco (ciaprès, « le prince ») à la suite de la mort de son père, survenue le 6 avril 2005. L’article mentionnait une publication à venir dans Paris Match, dont il présentait les éléments essentiels. Il était assorti de trois photographies, dont une montrant le prince avec l’enfant dans les bras et sous-titrée « His successor to the throne ? Prince Albert with Alexandre » (« Son successeur au trône ? Le prince Albert avec Alexandre »). Informé de l’imminence de la parution d’un article dans Paris Match, le prince adressa aux requérantes le jour même, par acte d’huissier, une mise en demeure de ne pas le publier. Le 4 mai 2005, l’hebdomadaire allemand Bunte publia l’interview de Mme Coste. La couverture du magazine était intitulée « Prinz Albert ist der Vater meines Kindes » (« Le prince Albert est le père de mon enfant »). Elle montrait deux photographies du prince : sur l’une, il apparaissait avec Mme Coste, sur l’autre, il tenait l’enfant dans les bras. Le même jour, différents sites Internet reprirent cette information. En France, sur le site Internet de la radio RTL, des éléments de l’article à paraître dans Paris Match furent intégrés dans un article intitulé « Le prince Albert II aurait un fils, silence au Rocher ». La chaîne LCI publia quant à elle sur son site Internet un article intitulé « Albert : la rumeur d’un fils ». L’information figurait également sur le site Internet du MEDEF (Mouvement des entreprises de France), sous la forme suivante : « L’enfant caché du prince Albert de Monaco : selon certains journaux britanniques et allemands, Albert de Monaco serait le papa d’un petit garçon de 19 mois ». Le 5 mai 2005, malgré la mise en demeure du prince, l’hebdomadaire Paris Match publia, dans son édition no 2920, un article annoncé en page de couverture par le titre « Albert de Monaco : Alexandre, l’enfant secret », accompagné d’une photographie reproduite en médaillon, montrant le prince avec l’enfant dans les bras. L’article, publié aux pages 50 à 59 du magazine, était consacré à un entretien avec Mme Coste, qui répondait aux questions d’un journaliste et affirmait que le père de son fils Alexandre, né le 24 août 2003, était le prince. L’entretien relatait notamment les circonstances dans lesquelles Mme Coste avait rencontré le prince, leur relation intime, leurs sentiments, ainsi que la manière dont le prince avait réagi à l’annonce de la grossesse et dont il s’était comporté à l’égard de l’enfant à sa naissance et par la suite. Les passages pertinents de cet entretien étaient les suivants : « Paris Match. À quelle occasion avez-vous rencontré Albert de Monaco ? Nicole Coste. Il y a huit ans, sur un vol Nice-Paris (...) Avant d’atterrir, il m’a demandé mon numéro de téléphone. Deux semaines après, j’avais un message sur mon téléphone portable (...) (...) Il voulait m’inviter à Monaco (...) J’y suis allée le week-end suivant (...) Nous avons passé une nuit très tendre l’un à côté de l’autre, très fleur bleue ! Après ce week-end, il m’a rappelée pour me dire qu’il avait passé un moment très agréable et qu’il voulait me revoir. (...) Au fil des mois, je suis tombée très amoureuse. J’ai passé des week-ends à Monaco. Il m’emmenait partout avec lui lorsqu’il n’avait pas d’obligations (...) (...) J’avais l’impression qu’il se passait quelque chose. Il ne disait pas ses sentiments, mais j’entendais battre son cœur. Il y a des signes qui ne trompent pas quand on est dans les bras de quelqu’un... Il ne me disait rien et je ne lui demandais rien. Simplement, il avait des regards et des gestes de tendresse à mon égard, même en public, et même devant d’autres jeunes femmes. Je crois qu’il appréciait mon affection. Il disait à ses copains que j’étais très très tendre, qu’il aimait mon côté maternel. Moi, je le trouvais émouvant. Paris Match. Vous vous retrouviez souvent ? Nicole Coste. Les cinq premières années, je venais environ une fois par mois à Monaco (...) Il lui arrivait de m’emmener dans des événements officiels par exemples les World Music Awards ou les tournois de tennis (...) Paris Match. Avez-vous rencontré son père, le prince Rainier ? Nicole Coste. Oui. Lors d’un dîner d’une vingtaine de convives. Albert m’a dit que nous ne pouvions pas y assister ensemble car son père y était. L’après-midi, il m’a fait sa plus belle déclaration, de manière indirecte, en disant devant tout le monde à un ami « Prends bien soin de Nicole. Elle m’est chère. » Et il m’a embrassée (...) Paris Match. Que vous a-t-il confié de son entretien avec son père ? Nicole Coste. Nous en avons parlé le lendemain. Je le trouvais bizarre. Je me suis inquiétée. « J’ai réfléchi, m’a-t-il répondu. Je pense qu’il vaut mieux que nous restions amis. » Paris Match. Comment avez-vous réagi ? Nicole Coste. (...) J’étais en pleurs. Je l’ai appelé pour savoir si c’était vraiment fini. « Si tu étais à ma place, que ferais-tu ? » Il m’a répondu : « J’attendrais. Pas longtemps, mais j’attendrais (...) » (...) Paris Match. On a le sentiment que l’entretien d’Albert avec son père a été un tournant dans votre histoire. Nicole Coste. C’est vrai, la relation s’est dégradée. Mais d’un autre côté, il semblait avoir peur de s’engager, hésitant, faisant un pas en avant et deux pas en arrière (...) (...) Albert n’est pas quelqu’un qui exprime ses sentiments ou qui se dispute. Il a beaucoup d’humour. Moi, j’avais l’impression qu’il éprouvait toujours quelque chose. On se voyait à peu près à la même cadence, mais moins longtemps, un jour au lieu de trois. J’avais comme l’impression qu’il avait peur de trop s’attacher. En décembre 2002, je voulais que nous fêtions mon anniversaire (...) Il m’a proposé de venir à Monaco (...) nous sommes allés boire un verre (...) Pas mal de filles gravitaient autour de lui et je lui ai fait comprendre que cela ne me plaisait pas. De retour à l’appartement, nous sommes redevenus amants, ce que je ne souhaitais pas cette nuitlà. La soirée m’avait énervée. Paris Match. C’est à ce moment-là que vous êtes tombée enceinte ? Nicole Coste. Oui. Ce n’était voulu ni de lui ni de moi. Je prenais mes précautions (...) Lorsque j’ai vu Albert, ce 11 décembre, j’avais les seins douloureux. Je lui ai dit : « Et si j’étais enceinte, qu’est-ce qu’on fait ? ». Il m’a répondu : « Si tu es enceinte, il faut que tu le gardes ». Cela venait du cœur. Il s’est tout de suite mis à chercher des prénoms de garçon et moi des prénoms de fille, car des garçons, j’en avais déjà deux. Il m’a dit : « Je cherche des prénoms de garçon. Tu ne sais faire que ça ! » (...) (...) Peu de temps après, mon test de grossesse se révèle positif (...) Je voulais qu’il prenne une décision très vite (...) j’étais bien consciente de ce que représentait un enfant pour Albert étant donné sa situation. Pour moi, c’était à lui de décider (...) Il m’a dit « Garde-le. Je m’en occuperai. Vous ne manquerez jamais de rien. Je ne te promets pas de t’épouser, mais garde-le et ne t’inquiète pas : je le ferai petit à petit entrer dans la famille. J’aimerais que cela reste entre nous pour l’instant. La seule personne à qui je dois le dire c’est mon conseil et mon ami d’enfance que tu connais bien ». Paris Match. A-t-il pris de vos nouvelles pendant votre grossesse ? Nicole Coste. De temps à autre. Il me parlait très gentiment. Puis un jour, il est venu me voir à Paris avec son conseil (...) J’étais enceinte de trois mois. Il paraissait avoir changé d’avis, mais pour moi, c’était trop tard. Son conseil m’a dit : « Tu te rends compte, si c’est un garçon, on se servira de ça pour qu’Albert ne monte pas sur le trône et le trône, l’enfant pourrait le revendiquer ». Ça m’a surprise qu’il aille dans ce qui était pour moi des détails. Je n’y pensais même pas (...) il est clair pour moi qu’un enfant né hors mariage ne peut régner. Paris Match. Que s’est-il passé ensuite ? Nicole Coste. J’ai su que j’attendais un garçon. J’étais très perturbée (...) Je lui ai demandé si ça posait un problème que ce soit un garçon (...) « Non, pas plus que si c’était une fille ». Il posait sa main sur mon ventre et nous avons reparlé des prénoms (...) (...) À cinq mois et demi de grossesse, je l’ai appelé. Il n’était pas comme d’habitude, j’ai compris qu’il s’était passé quelque chose et qu’il voulait couper les ponts. Il m’a dit : « [J]’ai tourné tout ça dans ma tête. J’ai demandé conseil. L’enfant est impossible ». (...) Je suis allée voir un avocat, lequel a prévenu celui d’Albert. Albert m’a aussitôt appelé, très fâché : « Tu m’a piégé... ». Il me parlait comme s’il était conditionné. J’étais à huit mois de grossesse et elle a eu lieu six ans après notre première rencontre. J’aurais eu tant de fois l’occasion de tomber enceinte. Paris Match. Comment s’est passé l’accouchement ? Nicole Coste. Ce 24 août 2003 n’est pas mon meilleur souvenir. J’étais très seule. Le jour de ma sortie de l’hôpital (...) j’ai reçu la visite d’un laboratoire français, accrédité par l’Institut médico-légal suisse, pour un prélèvement ADN de mon fils. C’était organisé par son conseil. (...) Mes deux aînés ne savaient toujours pas qui était le père de leur petit frère (...) Alexandre dormait dans ma chambre, dans un couffin (...) Il faisait de l’asthme et a été hospitalisé à un mois et demi... J’ai affronté cela toute seule sans personne à qui me confier. (...) Paris Match. Quand a-t-il vu Alexandre pour la première fois ? Nicole Coste. Deux mois et demi après sa naissance (...) le plus important pour moi, c’était la reconnaissance d’Alexandre. Il n’était pas question que mon enfant n’ait pas de père. Je leur ai dit ça comme ça. La non-reconnaissance aurait été pour moi le seul motif d’une action en justice. C’était à Albert de voir comment s’organiser pour que ce petit bébé ait une vie plus ou moins normale, même si, dans les tout premiers temps, il avait fallu le cacher. Mais je n’avais pas envie qu’il grandisse comme Mazarine par exemple. Je ne pensais qu’à ça, et pas une seconde au fait qu’il représente un héritier potentiel. Parallèlement à cela, Albert me versait tous les trois mois une somme que je perçois toujours. Paris Match. Que s’est-il passé par la suite ? Nicole Coste. N’ayant plus confiance en mon avocat, j’en ai contacté un autre, à qui j’ai expliqué que la seule chose qui comptait était qu’Albert reconnaisse son enfant. Dans mon esprit, la non-reconnaissance, pour un enfant, cela revient à lui refuser ses racines (...) (...) Paris Match. Albert a-t-il mesuré à quel point il était important pour vous qu’il reconnaisse cet enfant ? Nicole Coste. Finalement oui, à mon grand bonheur : le 15 décembre 2003, il m’a donné rendez-vous chez un notaire, avec son conseil (...) Paris Match. Comment s’est déroulé le rendez-vous chez le notaire ? Nicole Coste. Albert a signé l’acte de reconnaissance. Il l’a fait par respect pour moi, en donnant comme consigne que cet acte ne soit transcrit en mairie qu’au décès de son père. Paris Match. Avez-vous une copie de cet acte de reconnaissance ? Nicole Coste. On ne m’a donné aucun papier, je n’ai que le numéro d’enregistrement de l’acte. J’ai réclamé plusieurs fois une attestation du notaire disant qu’il avait un acte concernant mon fils. On m’a répondu « plus tard ». Après les funérailles de Rainier, j’ai à nouveau demandé au notaire que l’engagement d’Albert soit tenu, que l’officialisation de la reconnaissance de la paternité de notre fils soit enregistrée à l’état civil. À nouveau, le notaire m’a dit que cela pouvait attendre (...) J’ai alors redemandé une copie de l’acte. Il me l’a refusée (...) Paris Match. Et votre appartement ? Avez-vous finalement déménagé ? Nicole Coste. (...) J’ai trouvé une maison en avril 2004, qui est actuellement en travaux. Paris Match. À qui appartient-elle ? Nicole Coste. À une S.C.I. 50 % des parts sont au nom d’Alexandre (...) Paris Match. Quels sont vos rapports avec Albert depuis la reconnaissance chez le notaire ? Nicole Coste. Je voulais qu’il voie régulièrement son fils, qu’il prenne aussi de ses nouvelles. Il l’a fait (...) Lors d’une de ses visites, je lui ai dit : « Ce n’est pas parce qu’on a un enfant qu’il faut que tout s’arrête ». Il m’a répondu : « Pour l’instant, je préfère que ça s’arrête parce que si ça continue, on aura un deuxième enfant ! » (...) Paris Match. Pourquoi vous décidez-vous à parler ? Nicole Coste. Je vous en ai donné quelques raisons. Je veux qu’Alexandre grandisse normalement avec un père. Que cessent les mensonges. Moi, je n’en peux plus de mentir, de me cacher et de passer pour la maîtresse de ses amis. À cause de ce silence, je n’ai plus d’identité et je vis presque dans l’illégalité. J’ai peur pour l’équilibre psychologique de mon fils. J’aimerais le baptiser au plus vite avec son acte de naissance en règle. J’apprends de plus que des rumeurs circulent à propos de cet enfant et je veux rétablir la vérité pour que ses deux frères aînés aient une image digne de leur mère. (...) » Cet entretien était illustré de cinq photographies du prince avec l’enfant et de trois photographies du prince avec Mme Coste. Notamment, était publiée en double page (pages 50 et 51) une photographie du prince avec l’enfant dans les bras, assortie du titre « Alexandre « c’est le fils d’Albert » dit sa mère », suivi de ce texte : « Un petit garçon qui ne sait dire que deux mots : papa et maman. Un petit garçon qu’un grand écart entre ses cultures d’origine n’a pas l’air de troubler. Il s’appelle Alexandre, un prénom de conquérant, un prénom d’empereur. Et il est né le 24 août 2003, à Paris. Sa mère demande qu’il ne grandisse pas « comme Mazarine », dans le secret. Et c’est pourquoi elle révèle aujourd’hui son existence qui ne met en péril aucune république, aucune dynastie. Parce qu’au Togo, le pays de sa famille maternelle, tous les enfants, de couples légitimes ou non, ont droit à un père officiel. Pour le moment, le petit garçon aux boucles noires se fiche de savoir s’il est prince ou pas. Il lui suffit que sa mère se penche vers lui, pour être heureux. Et puis il y a déjà un roi à la maison... C’est lui. » La photographie était également accompagnée des légendes suivantes : « À 47 ans, on ne connaissait au nouveau souverain monégasque aucune liaison durable. Aujourd’hui Nicole Coste, une hôtesse de l’air rencontrée il y a huit ans, affirme qu’ils ont eu un fils. » « Un sourire comme on ne lui en a jamais vu : le prince Albert a succombé au charme d’Alexandre. » En pages 52, 53, 56 et 57 étaient publiées quatre photographies du prince avec l’enfant dans les bras, également assorties de légendes et/ou de sous-titres. Notamment, on pouvait lire, en légende page 52, « Douceur, tendresse et patience, des mots-clés pour un prince qui aime les enfants », et en page 53, « Le cœur du Prince a toujours battu pour les enfants » ainsi que « Albert, président du Comité olympique monégasque, porte un maillot des J.O., avec Alexandre dans les bras ». En pages 56 et 57 figurait le sous-titre suivant : « Alexandre à 6 mois. Il veut déjà se mettre debout. C’est une de ses toutes premières rencontres avec Albert. Il dort dans la chambre de sa mère. Nicole et ses trois enfants se sont déjà installés dans un appartement du XVIe arrondissement de Paris. » Enfin, en pages 58 et 59 étaient publiées trois photographies du prince avec Mme Coste. La photographie en page 58 comportait la légende suivante : « Ils se sont rencontrés sur un vol Nice-Paris, Nicole était hôtesse de l’air. Elle avait quitté Lomé, au Togo, huit ans plus tôt, à 17 ans. « Chez nous, un père aurait forcé son fils à reconnaître son enfant. » Les photographies en page 59 étaient sous-titrées comme suit : « Nicole assiste aussi à des manifestations officielles. En mai 2001, elle est à la droite du prince, qui reçoit le chanteur Yannick, lors des Monte-Carlo Music Awards. À gauche, en 2002, ils sont à la tribune princière, pendant le Grand Prix. » Le 10 mai 2005, Mme Coste établit une attestation dans laquelle elle déclarait avoir accordé à Paris Match une interview destinée à être publiée dans le numéro du 5 mai 2005, en avoir attentivement relu les termes, et avoir elle-même remis les photographies montrant le prince avec Alexandre. Elle précisait être l’auteure de ces photographies et les avoir prises avec le plein assentiment du prince. Elle établit par ailleurs une autre attestation dans laquelle elle déclarait avoir remis ces clichés aux médias pour publication sans contrepartie financière. Elle ajoutait que son fils avait été reconnu devant notaire, que l’acte notarié avait été signé le 15 décembre 2003 et qu’à cette date, il avait été convenu que l’acte serait envoyé à la mairie du 14e arrondissement dès le décès du prince Rainier. Elle exposait qu’elle avait essayé par tous les moyens amiables de transiger avec l’avocat du prince et que c’était le fait que celui-ci ait manqué à son engagement qui l’avait poussée à porter cette affaire à la connaissance du public. En ce qui concernait les médias, elle déclarait : « Ces derniers n’ont fait que nous aider mon fils et moi à obtenir la reconnaissance officielle d’Alexandre ». B. La procédure devant les juridictions françaises Le 19 mai 2005, estimant que la publication de l’article paru dans Paris Match portait atteinte à ses droits à la vie privée et à l’image, le prince assigna les requérantes, dans le cadre d’une procédure à jour fixe, sur le fondement de l’article 8 de la Convention et des articles 9 et 1382 du code civil, aux fins de voir condamner la société éditrice à lui payer des dommages-intérêts et à publier la décision qui serait prise à l’issue de la procédure en première page du magazine, et ce avec le bénéfice de l’exécution provisoire. Le 29 juin 2005, le tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre condamna la société Hachette Filipacchi associés à verser au prince 50 000 euros (EUR) au titre du dommage moral. Il ordonna également la publication de la condamnation, sous astreinte et aux frais de la société éditrice, sur l’intégralité de la page de couverture du magazine, sous le titre : « Condamnation judiciaire de Paris Match à la demande du Prince Albert II de Monaco ». Ce jugement était assorti de l’exécution provisoire. Le TGI releva notamment que, dès sa page de couverture, le magazine mis en cause révélait la paternité naturelle du prince par le titre « Albert de Monaco : Alexandre, l’enfant secret », accompagné d’une photographie montrant l’enfant dans les bras du prince. Il observa également que cet article traitait de la question de la filiation princière de cet enfant sur dix pages intérieures, sous la forme d’une interview dont les questions avaient conduit Mme Coste à s’exprimer sur ses relations avec le prince, sur les sentiments du couple, sur la vie privée et les réactions du prince et sur la reconnaissance de l’enfant devant notaire. Il souligna que le journal avait choisi à dessein de nombreuses photographies réalisées dans le cadre de l’intimité de la vie privée des intéressés pour illustrer et accréditer la révélation, et que ces photographies étaient accompagnées de légendes fournies, propres au journal, se rapportant également à la vie sentimentale du prince et aux circonstances de sa rencontre avec l’interviewée, analysant son comportement et ses réactions face à la jeune femme et à l’enfant, et supputant ses sentiments à l’égard de cet enfant secret. Le TGI estima que l’article entier, y compris ses illustrations, relevait de la sphère la plus intime de la vie sentimentale et familiale, et qu’il ne se prêtait à aucun débat d’intérêt général. Il ajouta notamment : « (...) l’avènement du demandeur comme souverain de la principauté de Monaco ne le privait pas du droit au respect de sa vie privée ni du droit dont il dispose sur son image, face à de simples rumeurs sur l’état civil d’un enfant qui ne sauraient en tout état de cause servir de légitime prétexte à l’information d’un public indiscret et curieux de la vie des personnalités, de leurs sentiments et de leurs comportements privés, pour être médiatisées dans les colonnes d’un organe de presse qui ne peut sérieusement prétendre se substituer au prétoire où sont légalement défendus les droits des enfants sans préjudice de ceux des femmes ; Attendu qu’il s’ensuit que l’article querellé, qui donne à des rumeurs un traitement sensationnel tant par son texte que par ses illustrations dépourvues de toute pertinence puisqu’elles participent à l’atteinte à la vie privée dénoncée, constitue une violation caractérisée et délibérée des droits essentiels de la personnalité du plaignant, lequel avait expressément mis la société éditrice en demeure de les respecter par acte extra judiciaire du 3 mai 2005 (...) » Les requérantes interjetèrent appel de ce jugement. Par un communiqué de presse du 6 juillet 2005, le prince reconnut publiquement être le père d’Alexandre. Le 13 juillet 2005, la cour d’appel de Versailles suspendit l’exécution provisoire dont était assorti le jugement du TGI quant à la publication judiciaire. Le 24 novembre 2005, la cour d’appel de Versailles rendit son arrêt. Elle constata que l’article incriminé était consacré, au travers de l’interview de Mme Coste, à la révélation de la naissance d’Alexandre, présenté comme né de relations intimes entretenues par l’interviewée avec le prince depuis 1997. Elle releva également que si, à la date de parution de l’article, ce dernier avait pu déposer en l’étude d’un notaire – et donc dans des conditions intentionnelles de confidentialité – une déclaration de reconnaissance de l’enfant, cette déclaration n’avait pas fait l’objet d’une transcription en marge de l’état civil de l’enfant, de sorte que la naissance et la filiation de celui-ci demeuraient inconnues du public. La cour d’appel énonça en outre que la vie sentimentale, amoureuse et familiale, la paternité et la maternité relevaient de la sphère de la vie privée et étaient à ce titre protégées tant par l’article 9 du code civil que par l’article 8 de la Convention, et que ces dispositions n’établissaient pas de distinction entre personnes anonymes et personnes publiques, quelles que fussent leurs fonctions civiles, politiques ou religieuses. Elle releva cependant que ce principe souffrait exception chaque fois que les faits révélés pouvaient susciter un débat à raison de l’impact ou des conséquences qu’ils pouvaient avoir relativement au statut ou aux fonctions des personnes concernées, auquel cas le devoir d’information primait sur le respect de la vie privée. Elle tint le raisonnement suivant : « Considérant que dès lors que la paternité d’Albert Grimaldi n’avait été l’objet d’aucune reconnaissance publique, que la constitution monégasque exclut qu’un enfant né hors mariage puisse accéder au trône et qu’Albert Grimaldi n’avait pas consenti à la révélation de sa possible paternité à l’égard de l’enfant de Madame Coste en ayant signifié à la société Hachette Filipacchi Associés son opposition à la publication de ces faits, la société Hachette Filipacchi Associés a violé délibérément les dispositions de l’article 9 du code civil et celles de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme sans pouvoir justifier cette infraction par les nécessités inexistantes de l’actualité, la légitimité de l’information et le droit à l’information des lecteurs dont ne relevait pas la paternité secrète d’Albert Grimaldi quand bien même il serait devenu depuis le décès de son père en avril 2005 prince régnant de la Principauté ; Que cette intrusion dans la sphère de sa vie privée, l’article ne se contentant pas de la révélation de l’existence d’un enfant « secret » mais contenant force digressions tirées des confessions de Madame Coste quant aux circonstances de leur rencontre, les sentiments de l’intimé, ses réactions les plus intimes à l’annonce de la grossesse de Madame Coste et son comportement envers l’enfant lors des rencontres dans l’intimité de son appartement, ne trouve sa justification ni dans la publication concomitante de ces faits dans le magazine Bunte ni dans l’impact médiatique causé par la teneur de l’article, ni par le fait que d’autres publications ont par la suite repris ces faits devenus par la faute de la société éditrice notoires, ni dans la prétendue légitimité d’une telle révélation, l’enfant n’ayant aucun statut officiel qui ferait de sa naissance et de la révélation de l’identité du père un sujet dont les médias et au cas particulier la société Hachette Filipacchi Associés devraient dans le droit fil de leur devoir d’information assumer la divulgation auprès du public, ni dans le fait qu’Albert Grimaldi, confronté contre son gré aux conséquences médiatiques de la révélation d’un fait de sa vie privée dont il entendait conserver le secret sinon la confidentialité, a été contraint de s’expliquer publiquement, ni dans le ton de l’article dont la société Hachette Filipacchi Associés précise, sans pertinence, qu’elle a veillé à ce qu’il soit particulièrement bienveillant envers l’intimé ; Considérant que si les photographies, pour celles représentant l’intimé avec l’enfant, qui accompagnent l’article ont été prises par Madame Coste avec le consentement d’Albert Grimaldi et si Madame Coste seule investie de l’autorité parentale sur l’enfant les a remises à Paris Match en vue de leur publication, il demeure qu’Albert Grimaldi n’a pas consenti à leur publication laquelle vient au soutien d’un article attentatoire à sa vie privée de telle sorte que leur publication est fautive (...) » La cour d’appel conclut que la publication incriminée avait causé au prince un dommage irréversible en ce que sa paternité, qu’il souhaitait garder secrète et qui l’était restée depuis la naissance de l’enfant jusqu’à l’article litigieux, était devenue brusquement et contre son gré de notoriété publique. Elle estima que le préjudice moral ainsi causé justifiait que soit ordonnée à titre de réparation complémentaire une mesure de publication judiciaire et que, compte tenu de la nature de l’atteinte et de la gravité de ses conséquences, une telle mesure n’était pas disproportionnée au regard des intérêts en présence et constituait au contraire la réparation la plus adéquate dans les circonstances de la cause. Elle confirma donc le jugement déféré sauf pour ce qui était des modalités de la publication judiciaire ordonnée, qui ne devait plus mentionner d’intitulé et ne devait occuper qu’un tiers de la page de couverture. La cour d’appel ordonna donc la publication en page de couverture du premier numéro à paraître dans les huit jours suivant la signification de l’arrêt, sous astreinte de 15 000 EUR par numéro de retard passé ce délai, d’un bandeau sur fond blanc couvrant le tiers inférieur de la page, contenant le texte suivant, en lettres rouges : « Par arrêt de la cour d’appel de Versailles confirmant le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Nanterre, la société HACHETTE FILIPACCHI Associés a été condamnée pour avoir porté atteinte à la vie privée et au droit à l’image de Albert II de Monaco dans le numéro 2920 daté du 5 mai 2005 du journal Paris Match dans un article intitulé « Albert de Monaco : Alexandre. L’enfant secret. » Ce communiqué fut publié sur la couverture du numéro 2955 de l’hebdomadaire, en date du 5 janvier 2006, sous une photographie du prince. La couverture du magazine était intitulée « Albert de Monaco. La vérité condamnée ». Ce titre était assorti du commentaire suivant : « Paris Match avait révélé l’existence de son fils, Alexandre. La justice sanctionne la liberté d’informer. La presse internationale réagit et nous soutient. » Les requérantes formèrent par ailleurs un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel. Dans leur mémoire ampliatif, elles développèrent les arguments suivants : la révélation de la paternité d’un prince souverain en exercice constituait un événement d’actualité relatif à la vie publique en raison des fonctions de l’intéressé et du caractère héréditaire de la transmission du pouvoir dans la principauté de Monaco ; la divulgation de cette information était nécessaire à l’information du public ; la publication de commentaires et digressions accompagnant l’annonce d’un événement d’actualité tel que la paternité d’un prince souverain était licite dès lors qu’ils étaient anodins et se bornaient à mettre l’information en perspective ; et la publication des photographies prises dans le cercle familial qui illustraient l’événement d’actualité relaté dans l’article n’était pas de nature à porter atteinte au respect de l’intimité et de la vie privée. Invoquant l’article 10 de la Convention et citant la jurisprudence de la Cour, les requérantes arguaient en outre que le public avait le droit d’être informé, et que ce droit s’étendait aux informations concernant la vie privée de certaines personnes publiques. Elles estimaient notamment que la décision de la Cour eût été inverse dans l’affaire Von Hannover c. Allemagne (no 59320/00, §§ 62 et 76, CEDH 2004VI), si le membre de la famille princière concerné avait été, comme c’était le cas en l’espèce, le prince lui-même, chef de l’État monégasque. Elles citaient à l’appui de cette thèse l’affaire Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche (no 34315/96, 26 février 2002), dont il ressortait selon elles que la qualité d’homme politique fait entrer celui qui l’assume dans la sphère de la vie publique, avec les conséquences que cela comporte. Elles soutenaient de plus que la Cour de cassation reconnaissait également le droit à l’information du public y compris sur des faits concernant la vie privée, et ce même si la personne concernée n’exerçait pas de fonctions publiques. Enfin, elles avançaient que la prééminence du droit d’informer et du droit d’être informé était consacrée, dans des conditions similaires, même lorsque le droit à l’image d’une personne était en cause. Les requérantes arguaient, notamment, que dans une monarchie héréditaire, l’absence de descendance connue du prince était déjà un sujet de débat, et que l’existence d’un enfant était de nature à nourrir ce débat. Elles soutenaient en outre que l’enfant était potentiellement héritier du trône monégasque puisqu’à tout moment, son père pouvait le légitimer. Elles estimaient que, même improbable, cette hypothèse demeurait juridiquement possible, et donc de nature à faire l’objet d’un débat général sur l’avenir de la monarchie monégasque, et que, de surcroît, le fait que l’enfant soit d’origine togolaise pouvait nourrir un débat d’intérêt général de nature à modifier l’image d’une principauté particulièrement conservatrice. Les requérantes tiraient également argument des liens très forts unissant selon elles la principauté de Monaco à la France. Elles soutenaient de plus que le retentissement mondial de l’information litigieuse, y compris dans les journaux les plus sérieux et les plus prestigieux, prouvait que l’information révélée par Paris Match était de nature à nourrir un débat d’intérêt général et qu’il ne s’agissait pas d’un simple article de divertissement. Elles arguaient en outre que les photographies accompagnant l’article et présentant le prince avec l’enfant ou avec Mme Coste illustraient un événement d’actualité, et qu’il n’en résultait aucune atteinte au respect de la dignité humaine puisque le prince était présenté de manière bienveillante. Elles faisaient valoir que ces photographies n’avaient pas été prises à l’insu du prince, mais par Mme Coste elle-même, et elles précisaient que celle-ci les avait remises à Paris Match en vue de leur publication volontairement et gratuitement. Enfin, elles soulignaient que le magazine Bunte avait publié en Allemagne un article tout à fait similaire le 4 mai 2005, avant la parution de l’article incriminé, et que les juridictions allemandes avaient débouté le prince de son action dirigée contre ce journal. Par un arrêt rendu le 27 février 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, notamment pour les motifs suivants : « (...) toute personne, quel que soit son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir a droit au respect de sa vie privée ; (...) l’arrêt relève d’une part que, à la date de la parution de l’article, l’existence et la filiation de l’enfant étaient inconnues du public, que d’autre part, la Constitution de la principauté exclut que, né hors mariage, il puisse accéder au trône, situation que, du reste, les conclusions de la société ne soutenaient ni être en débat dans les sociétés française ou monégasque, ni être étudiée par la publication litigieuse, et, enfin, que l’article comportait de nombreuses digressions sur les circonstances de la rencontre et de la liaison de Mme [Coste] et du prince Albert, les réactions de celui-ci à l’annonce de la grossesse et son comportement ultérieur à l’égard de l’enfant ; (...) au vu de ces constatations et énonciations, la cour d’appel a exactement retenu l’absence de tout fait d’actualité comme de tout débat d’intérêt général dont l’information légitime du public aurait justifié qu’il fût rendu compte au moment de la publication litigieuse ; (...) par ailleurs, la publication de photographies représentant une personne pour illustrer des développements attentatoires à sa vie privée porte nécessairement atteinte à son droit au respect de son image (...) » C. La procédure devant les juridictions allemandes Le 12 mai 2005, après la première parution du 4 mai 2005 (paragraphe 11 ci-dessus), l’hebdomadaire Bunte publia un nouvel article consacré à la révélation de la paternité du prince, assorti cette fois de plusieurs photographies montrant le prince avec l’enfant. Le prince assigna l’hebdomadaire en référé afin d’interdire toute nouvelle publication, mais il fut débouté par un jugement du 19 juillet 2005 du tribunal régional (Landgericht) de Fribourg, confirmé le 18 novembre 2005 par le tribunal régional supérieur (Oberlandesgericht) de Karlsruhe. Le tribunal régional de Fribourg releva notamment que, en tant que personnalité absolue de l’histoire contemporaine, le prince devait supporter les empiètements litigieux sur sa vie privée, étant donnée la valeur informative du reportage. Il releva que la véracité des éléments concernant les déclarations de la mère de l’enfant et la paternité du demandeur publiés par l’hebdomadaire n’était contestée concrètement sur aucun point. Il estima également que la publication n’était pas intolérable du point de vue de la protection de la sphère intime, les révélations faites faisant partie non de cette sphère, mais de la sphère privée, moins protégée. Il considéra que le droit à l’information du public résultait de la position sociale du demandeur et que la pression qu’il avait pu subir du fait de ces révélations, visant à le forcer à reconnaître son enfant, n’interdisait pas la publication mais en était simplement une conséquence inévitable qu’il devait supporter. Il nota que les clichés publiés avaient été pris avec l’accord du demandeur, dans sa sphère privée, et mis à la disposition de la presse par une personne aussi légitime que lui pour ce faire. Il considéra que la protection de la sphère privée du demandeur et de son droit à l’image s’effaçait devant la liberté de la presse du fait de l’important intérêt qu’il y avait à communiquer au public des informations relatives au fils naturel de l’intéressé et à la mère de l’enfant. Enfin, il estima qu’il appartenait à la mère, et non au prince, qui n’avait pas reconnu l’enfant, de décider si la révélation de l’existence de celui-ci relevait ou non de la sphère privée protégée. À la suite de l’appel interjeté par le prince, le tribunal régional supérieur imposa au magazine de ne pas republier ni faire publier une photographie parue dans le numéro du 4 mai 2005 de Bunte qui montrait l’intéressé avec Mme Coste, dans l’intimité. Il estima en revanche que la question de l’existence d’une descendance masculine du prince de Monaco – monarchie héréditaire constitutionnelle – revêtait une importance décisive, et que l’intérêt que portaient à cette question non seulement les Monégasques mais aussi de nombreuses personnes vivant hors de la Principauté méritait d’être protégé et ne devait pas être supplanté par l’intérêt du demandeur à faire protéger sa sphère privée, au motif que la situation juridique actuelle permettait uniquement aux enfants légitimes de prétendre au trône. II. LES TEXTES DE DROIT FRANÇAIS ET MONÉGASQUE ET LES TEXTES EUROPÉENS PERTINENTS A. Le droit interne pertinent Les dispositions pertinentes du code civil se lisent comme suit : Article 9 « Chacun a droit au respect de sa vie privée. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée ; ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé. » Article 1382 « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » B. La Constitution de la Principauté de Monaco En ses passages pertinents en l’espèce, l’article 10 de la Constitution du 17 décembre 1962 de la Principauté de Monaco (modifiée par la loi no 1.249 du 2 avril 2002) dispose : « La succession au Trône, ouverte par suite de décès ou d’abdication, s’opère dans la descendance directe et légitime du Prince régnant, par ordre de primogéniture avec priorité masculine au même degré de parenté. À défaut de descendance directe et légitime, la succession s’opère au profit des frères et sœurs du Prince régnant et de leurs descendants directs et légitimes, par ordre de primogéniture avec priorité masculine au même degré de parenté. Si l’héritier qui aurait été appelé à monter sur le Trône en vertu des alinéas précédents est décédé ou a renoncé avant l’ouverture de la succession, la dévolution s’opère au profit de ses propres descendants directs et légitimes, selon l’ordre de primogéniture avec priorité masculine au même degré de parenté. Si l’application des paragraphes ci-dessus ne permet pas de pourvoir à la vacance du Trône, la succession s’opère au profit d’un collatéral désigné par le Conseil de la Couronne sur avis conforme du Conseil de régence. Les pouvoirs princiers sont provisoirement exercés par le Conseil de régence. La succession au Trône ne peut s’opérer qu’au profit d’une personne ayant la nationalité monégasque au jour de l’ouverture de la succession. (...) » C. Les textes européens pertinents La résolution 1165 (1998) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe En ses parties pertinentes en l’espèce, la résolution 1165 (1998) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée, adoptée le 26 juin 1998, est ainsi libellée : L’Assemblée rappelle le débat d’actualité qu’elle a consacré au droit au respect de la vie privée au cours de sa session de septembre 1997, quelques semaines après l’accident qui a coûté la vie à la princesse de Galles. À cette occasion, certaines voix se sont élevées pour demander un renforcement au niveau européen de la protection de la vie privée, notamment des personnes publiques, au moyen d’une convention, tandis que d’autres étaient d’avis que la vie privée était suffisamment protégée par les législations nationales et la Convention européenne des Droits de l’Homme, et qu’il ne fallait pas porter atteinte à la liberté d’expression. Pour approfondir la réflexion sur ce sujet, la commission des questions juridiques et des droits de l’homme a organisé une audition à Paris le 16 décembre 1997 avec la participation tant de personnes publiques ou de leurs représentants que des médias. Le droit au respect de la vie privée, garanti par l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, a déjà été défini par l’Assemblée dans la déclaration sur les moyens de communication de masse et les droits de l’homme contenue dans la Résolution 428 (1970) comme « le droit de mener sa vie comme on l’entend avec un minimum d’ingérence ». Pour tenir compte de l’apparition des nouvelles technologies de la communication permettant de stocker et d’utiliser des données personnelles, il convient d’ajouter à cette définition le droit de contrôler ses propres données. L’Assemblée est consciente que le droit au respect de la vie privée fait souvent l’objet d’atteintes, même dans les pays dotés d’une législation spécifique qui la protège, car la vie privée est devenue une marchandise très lucrative pour certains médias. Ce sont essentiellement des personnes publiques qui sont les victimes de ces atteintes, car les détails de leur vie privée représentent un argument de vente. En même temps, les personnes publiques doivent se rendre compte que la position particulière qu’elles prennent dans la société, et qui est souvent la conséquence de leur propre choix, entraîne automatiquement une pression élevée dans leur vie privée. Les personnes publiques sont celles qui exercent des fonctions publiques et/ou utilisent des ressources publiques et, d’une manière plus générale, toutes celles qui jouent un rôle dans la vie publique, qu’il soit politique, économique, artistique, social, sportif ou autre. C’est au nom d’une interprétation unilatérale du droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, que bien souvent les médias commettent des atteintes au droit au respect de la vie privée, estimant que leurs lecteurs ont le droit de tout savoir sur les personnes publiques. Il est vrai que certains faits relevant de la sphère de la vie privée des personnes publiques, en particulier des politiciens, peuvent avoir un intérêt pour les citoyens et qu’il est donc légitime de les porter à la connaissance des lecteurs qui sont aussi des électeurs. Il est donc nécessaire de trouver la façon de permettre l’exercice équilibré de deux droits fondamentaux, également garantis par la Convention européenne des Droits de l’Homme : le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression. L’Assemblée réaffirme l’importance du droit au respect de la vie privée de toute personne, et du droit à la liberté d’expression, en tant que fondements d’une société démocratique. Ces droits ne sont ni absolus ni hiérarchisés entre eux, étant d’égale valeur. L’Assemblée rappelle toutefois que le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme doit protéger l’individu non seulement contre l’ingérence des pouvoirs publics, mais aussi contre celle des particuliers et des institutions privées, y compris les moyens de communication de masse. L’Assemblée considère que, tous les États membres ayant désormais ratifié la Convention européenne des Droits de l’Homme, et par ailleurs de nombreuses législations nationales comportant des dispositions garantissant cette protection, par conséquent, il n’est pas nécessaire de proposer l’adoption d’une nouvelle convention pour garantir le droit au respect de la vie privée. (...) » La Déclaration des devoirs et des droits des journalistes La Déclaration des devoirs et des droits des journalistes, adoptée à Munich les 24 et 25 novembre 1971 par les organisations professionnelles de journalistes des États membres de la Communauté européenne, a été entérinée par la Fédération internationale des journalistes lors du congrès d’Istanbul de 1972. Elle énonce notamment ceci : « Préambule Le droit à l’information, à la libre expression et à la critique est une des libertés fondamentales de tout être humain. Ce droit du public de connaître les faits et les opinions procède l’ensemble des devoirs et des droits des journalistes. La responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l’égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics. La mission d’information comporte nécessairement des limites que les journalistes eux-mêmes s’imposent spontanément. Tel est l’objet de la déclaration des devoirs formulés ici. Mais ces devoirs ne peuvent être effectivement respectés dans l’exercice de la profession de journaliste que si les conditions concrètes de l’indépendance et de la dignité professionnelle sont réalisées. Tel est l’objet de la déclaration des droits qui suit. Déclaration des devoirs Les devoirs essentiels du journaliste, dans la recherche, la rédaction et le commentaire des événements, sont : 1) respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître ; 2) défendre la liberté de l’information, du commentaire et de la critique ; 3) publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ; ne pas supprimer les informations essentielles et ne pas altérer les textes et les documents ; 4) ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents ; 5) s’obliger à respecter la vie privée des personnes ; 6) rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte ; 7) garder le secret professionnel et ne pas divulguer la source des informations obtenues confidentiellement ; 8) s’interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement ainsi que de recevoir un quelconque avantage en raison de la publication ou de la suppression d’une information ; 9) ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste ; n’accepter aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs ; 10) refuser toute pression et n’accepter de directives rédactionnelles que des responsables de la rédaction. Tout journaliste digne de ce nom se fait un devoir d’observer strictement les principes énoncés ci-dessus ; reconnaissant le droit en vigueur dans chaque pays, le journaliste n’accepte, en matière d’honneur professionnel, que la juridiction de ses pairs, à l’exclusion de toute ingérence gouvernementale ou autre. Déclaration des droits 1) Les journalistes revendiquent le libre accès à toutes les sources d’information et le droit d’enquêter librement sur tous les faits qui conditionnent la vie publique. Le secret des affaires publiques ou privées ne peut en ce cas être opposé au journaliste que par exception en vertu de motifs clairement exprimés. 2) Le journaliste a le droit de refuser toute subordination qui serait contraire à la ligne générale de son entreprise, telle qu’elle est déterminée par écrit dans son contrat d’engagement, de même que toute subordination qui ne serait pas clairement impliquée par cette ligne générale. 3) Le journaliste ne peut être contraint à accomplir un acte professionnel ou à exprimer une opinion qui serait contraire à sa conviction ou sa conscience. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1917 et réside à Ternopil. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. A. Le contexte factuel de l’affaire Depuis 1997, la requérante revendique, en vain jusqu’à présent, la propriété d’une partie d’une maison, en la possession de M. M. au moment des faits, et du terrain sur lequel celle-ci est bâtie. Ses prétentions reposent principalement sur la thèse suivante : cette partie de la maison aurait été construite à ses frais et aux frais de son défunt époux ; ce dernier en aurait régulièrement acquis la propriété et elle en aurait hérité par la suite ; le bien n’aurait pas été vendu à M. M., ce malgré un accord initialement conclu entre lui et le fils de la requérante ; et le contrat de vente sur la base duquel M. M. se dit propriétaire du bien serait un faux. Les juridictions internes examinèrent à de nombreuses reprises la demande en revendication immobilière de la requérante. En définitive, après que l’affaire eut été réattribuée par la Cour suprême à des juridictions inférieures ayant un autre ressort territorial, la requérante fut déboutée. Se fondant sur les dépositions de dix-sept témoins, dont l’un avait été entendu en personne, et sur des documents produits par M. M., les tribunaux de deux degrés de juridiction estimèrent que M. M. avait acheté au fils de la requérante en 1993 les fondations d’une partie de la maison en question, puis bâti celle-ci à ses propres frais. Ils en conclurent que M. M. était le propriétaire légal de cette partie de la maison et qu’il avait le droit de jouir du terrain sur lequel celle-ci avait été construite. La décision définitive, confirmant les conclusions des juridictions inférieures, fut rendue par la Cour suprême le 22 août 2002. B. L’arrêt rendu par la Cour dans la première affaire Le 17 juillet 2001, la requérante saisit la Cour d’une requête. Elle y alléguait en particulier que son procès devant les juridictions internes avait manqué d’équité. Elle s’y plaignait en outre de la durée de ce procès et voyait dans le résultat auquel celui-ci avait abouti une violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention. Le 3 mai 2007, la Cour rendit au sujet de cette requête un arrêt qui devint définitif le 3 août 2007. Elle conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison des circonstances de la réattribution de l’affaire par la Cour suprême et de l’insuffisance de la motivation des décisions de justice internes, ces aspects ayant été considérés de manière combinée et de manière cumulative (Bochan, précité, § 85). L’arrêt comportait notamment le passage suivant : « 74. (...) La Cour suprême a ordonné la réattribution [de l’affaire] après avoir expressément récusé les conclusions des juridictions inférieures sur les points de fait et exposé sa position sur l’une des questions centrales en l’espèce (...), avant même le réexamen et l’appréciation des moyens de preuve par lesdites juridictions (...) La Cour suprême n’ayant de surcroît pas motivé sa décision de réattribuer l’affaire, la Cour estime que les craintes de la requérante, laquelle redoutait que les magistrats de la haute juridiction, notamment son vice-président, ne se fussent déjà fait une idée de l’issue de l’affaire et que les juges saisis du dossier le 9 octobre 2000 ne l’examinassent conformément aux vues de la Cour suprême, pouvaient passer pour objectivement justifiées. La Cour estime en outre que, globalement, cette situation procédurale a aussi porté atteinte au principe de la sécurité juridique (Riabykh c. Russie, no 52854/99, §§ 51-52, CEDH 2003IX). La divergence de vues entre la Cour suprême et les juridictions inférieures sur cette affaire ne pouvait à elle seule motiver les multiples réexamens de celle-ci. Les juridictions supérieures ne devraient exercer leur pouvoir de contrôle que pour corriger les dénis de justice et les erreurs judiciaires, et non pour substituer leur appréciation des faits à celle des juridictions inférieures. » La Cour constata en outre que les juridictions internes n’avaient apporté aucune réponse aux arguments soulevés par la requérante en raison d’un manque de fiabilité des dépositions des témoins et d’une invalidité des preuves documentaires, alors que ces questions étaient déterminantes pour l’issue de l’affaire (Bochan, précité, §§ 81-84). S’appuyant sur les conclusions reprises ci-dessus formulées par elle sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour jugea qu’il ne lui était pas nécessaire de se prononcer sur le grief de la requérante fondé sur l’article 1 du Protocole no 1, considérant que celui-ci ne soulevait aucune question distincte (Bochan, précité, § 91). Elle rejeta pour défaut de fondement les griefs soulevés par la requérante en raison de la durée de la procédure et d’une discrimination contraire à l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention (Bochan, précité, §§ 87 et 93). Au titre de la satisfaction équitable, la Cour accorda à la requérante 2 000 euros (EUR) pour dommage moral. Elle releva également que « le droit ukrainien permet[tait] à la requérante de demander un nouveau procès à la lumière de son constat d’une violation de l’article 6 commise par les juridictions internes en l’espèce » (Bochan, précité, §§ 97-98). À ce jour, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe n’a pas encore terminé la surveillance de l’exécution de cet arrêt qui lui incombe en vertu de l’article 46 § 2 de la Convention. C. Le « pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles » formé par la requérante Le 14 juin 2007, la requérante saisit la Cour suprême d’un « pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles », sur la base notamment des articles 353 à 355 du code de procédure civile de 2004 (« le code » – paragraphe 24 ci-dessous). S’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour le 3 mai 2007, elle priait la haute juridiction d’annuler les décisions de justice adoptées dans son procès et de rendre un nouvel arrêt lui donnant gain de cause sur tous les points. Elle joignait à son pourvoi copie de l’arrêt de la Cour et des décisions de justice internes. Par une décision du 14 mars 2008, après en avoir délibéré en chambre du conseil, une formation de dix-huit juges de la chambre civile de la Cour suprême, se fondant sur l’article 358 du code (reproduit au paragraphe 24 ci-dessous), débouta la requérante. Les parties pertinentes de cette décision se lisent ainsi : « Par un arrêt du 3 mai 2007, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré recevables les griefs de manque d’équité de la procédure et de violation de l’article 1 du Protocole no 1 formulés par la requérante, et irrecevable le reste de la requête. Elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 (...) dans cette affaire. [La Cour] a condamné l’État défendeur à verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt serait devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros), pour dommage moral (...) Au paragraphe 64 de son arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a relevé que les griefs de la requérante portaient surtout sur les quatre questions suivantes : a) Les juridictions saisies de l’affaire avaient-elles été indépendantes et impartiales ? b) Le fait que le procès se fût tenu devant le tribunal municipal de Tchemerovetsk avait-il empêché la requérante d’y être associée ? c) Le principe de l’égalité des armes avait-il été respecté, alors que les juridictions internes n’avaient pas entendu les témoins dont elles avaient admis les dépositions écrites à titre de preuve ? d) Les décisions définitives rendues par les juridictions de première instance, d’appel et de cassation étaient-elles suffisamment motivées ? Ainsi qu’il ressort des pièces du dossier, la requérante a été représentée au cours de la procédure [interne] par son fils, avocat de profession (...) À aucun moment de cette procédure elle n’a comparu, alors que les dates des audiences lui avaient été dûment communiquées. Aucun des participants à la procédure, pas même M. B.I. [le fils de la requérante], n’a demandé la convocation des témoins (...) M. B.I. n’a produit aucune déposition de témoin (...) susceptible de prouver que la maison avait été bâtie à ses frais (ou aux frais de son père ou de sa mère). Aucune des parties, pas même M. B.I., n’a récusé le juge [de première instance]. M. B.I. n’a tiré grief d’un manque d’objectivité du tribunal (...) qu’une fois le jugement prononcé. Ainsi qu’il ressort des pièces du dossier, la validité du contrat de vente du 18 mars 1993, aux termes duquel M. M. achetait à M. B.I. la moitié des fondations et certains des matériaux de construction, n’a pas été contestée (...) En outre, un document confirme que la partie gauche de la maison avait été construite aux frais de M. M. et un autre indique que M. M. avait versé à M. B.I. 1 550 000 000 karbovanets [la monnaie provisoire ukrainienne qui avait cours avant septembre 1996] pour les fondations de la partie gauche de la maison. L’expertise conduite en l’espèce n’a pas permis de réfuter ces éléments. Dans son arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a constaté en outre que la requérante (...) n’avait produit aucun élément prouvant que l’issue de son procès civil lui avait fait subir dans la jouissance de son droit de propriété une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Elle a estimé que les griefs formulés par la requérante [sur le terrain de ces dispositions] devaient être rejetés pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention. Elle a conclu que les décisions des juridictions [internes] étaient licites et fondées et elle n’a décidé d’allouer à la requérante une indemnité de 2 000 EUR qu’au motif que les tribunaux ukrainiens n’avaient pas respecté l’exigence de « délai raisonnable ». Au vu de ce qui précède, il n’y a pas lieu d’annuler, sur la base des moyens exposés dans le pourvoi de Mme Bochan, les décisions rendues par les tribunaux en l’espèce. Sur la base de [l’article] 358 du [code de procédure civile ukrainien], le collège de juges de la chambre civile de la Cour suprême d’Ukraine [Décide] De ne pas faire droit à la demande [de Mme M.I. Bochan] tendant à la révision, à la lumière de circonstances exceptionnelles, du jugement rendu par le tribunal municipal de Tchemerovetsk (région de Khmelnytsk) le 19 janvier 2001, de la décision rendue par la cour d’appel régionale de Khmelnytsk le 1er mars 2001 et de la décision rendue par la Cour suprême d’Ukraine le 22 août 2002. » Le 8 avril 2008, la requérante saisit la Cour suprême d’un nouveau « pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles ». Soutenant que la décision du 14 mars 2008 reposait sur une mauvaise « interprétation » de l’arrêt rendu par la Cour le 3 mai 2007, elle priait la haute juridiction de réexaminer l’affaire au fond à la lumière des constats, repris au paragraphe 15 ci-dessus, opérés par la Cour sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention dans ledit arrêt. Le 5 juin 2008, se fondant sur l’article 356 du code, une formation de sept juges de la chambre civile de la Cour suprême jugea le pourvoi irrecevable au motif qu’il ne renfermait aucun des moyens, énumérés à l’article 354 du code, susceptibles de justifier la révision de l’affaire à la lumière de circonstances exceptionnelles (voir le texte de l’article 354 et les extraits pertinents de l’article 356 du code au paragraphe 24 ci-dessous). II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Le code de procédure civile de 2004 Les extraits pertinents de ce code, tels que libellés à l’époque des faits, se lisent ainsi : Article 353 – Droit de contester une décision de justice à la lumière de circonstances exceptionnelles « 1. Toute partie à la procédure (...) a le droit de contester devant la Cour suprême d’Ukraine, à la lumière de circonstances exceptionnelles, une décision de justice en matière civile ayant fait l’objet d’une révision en cassation. » Article 354 – Moyens du pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles « 1. Une décision de justice en matière civile ayant fait l’objet d’une révision en cassation peut être révisée à la lumière de circonstances exceptionnelles si un pourvoi fondé sur les moyens [suivants] est formé contre elle : 1) une divergence dans l’application de la loi par une ou plusieurs juridictions de cassation ; 2) un constat, par une autorité judiciaire internationale dont la compétence est reconnue par l’Ukraine, de violation par une décision de justice [interne] des engagements internationaux de l’Ukraine. » Article 355 – Introduction du pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles « 1. Le pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles est formé dans le délai d’un mois à compter de la découverte de celles-ci. Le pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles est formé conformément aux règles régissant les pourvois en cassation. (...) » Article 356 – Recevabilité du pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles « 1. Une formation de sept juges se prononce, en chambre du conseil, sur la recevabilité du pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles (...) Le pourvoi est déclaré recevable (...) si au moins trois des juges l’estiment tel (...) La décision sur la recevabilité du pourvoi (...) est insusceptible de recours (...) Une copie de la décision par laquelle le pourvoi est déclaré recevable (...) est adressée aux parties (...) Si le pourvoi a été déclaré recevable (...), le tribunal peut surseoir à l’exécution des décisions en cause. Les règles énoncées aux paragraphes 1 à 4 du présent article ne sont pas applicables à un pourvoi dans lequel est soulevé le moyen prévu au paragraphe 2 de l’article 354 du présent code. » Article 357 – Procédure d’examen à la lumière de circonstances exceptionnelles « 1. L’examen d’une affaire à la lumière de circonstances exceptionnelles est une forme de pourvoi en cassation (різновидом касаційного провадження). L’affaire est examinée par une formation judiciaire composée d’au moins les deux tiers des membres de la chambre civile de la Cour suprême d’Ukraine (...) (...) L’examen d’une affaire à la lumière de circonstances exceptionnelles est conduit conformément aux règles régissant la procédure en cassation. » Article 358 – Pouvoirs de la Cour suprême d’Ukraine saisie d’un pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles « 1. Lorsqu’elle est saisie d’un pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles, la Cour suprême d’Ukraine peut : 1) rejeter le pourvoi et laisser inchangée la décision attaquée (...) ; 2) annuler, en totalité ou en partie, la décision attaquée et renvoyer l’affaire devant la juridiction de première instance, d’appel ou de cassation pour qu’elle soit rejugée (...) ; 3) annuler la décision d’appel ou de cassation attaquée et confirmer la décision de première instance erronément annulée (...) ; 4) annuler les décisions rendues en l’espèce et prononcer la clôture de la procédure (...) ; 5) réformer la décision attaquée ou en adopter une nouvelle sur le fond (...) » Article 360 – Force obligatoire des décisions de la Cour suprême « Les décisions rendues par la Cour suprême d’Ukraine à la lumière de circonstances exceptionnelles ont force de loi dès leur prononcé et elles ne sont pas susceptibles de recours. » B. La loi du 23 février 2006 sur l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et l’application de la jurisprudence de celle-ci Les parties pertinentes de cette loi, telle que libellée à l’époque des faits, se lisent ainsi : « La présente loi régit les relations nées de l’obligation pour l’État d’exécuter les arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires dirigées contre l’Ukraine ; de la nécessité d’éliminer les causes des violations par l’Ukraine de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et des Protocoles à celle-ci ; de la nécessité d’intégrer les normes européennes de protection des droits de l’homme dans la pratique juridique et administrative en Ukraine ; et de la nécessité de créer les conditions de nature à faire baisser le nombre de requêtes dirigées contre l’Ukraine devant la Cour européenne des droits de l’homme. » Article 1 – Définitions « 1. Aux fins de la présente loi, les termes ci-dessous sont définis comme suit : (...) La Convention – la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 et les Protocoles à celle-ci dont [le parlement ukrainien] a reconnu la force obligatoire ; La Cour – la Cour européenne des droits de l’homme ; (...) Le bénéficiaire – a) requérant devant la Cour européenne des droits de l’homme dans une affaire dirigée contre l’Ukraine en faveur duquel la Cour a rendu un arrêt ou dans le cas duquel les parties sont parvenues à un règlement amiable ou ses représentants ou ayants droit (...) ; (…) L’exécution d’un arrêt [de la Cour] – a) le versement d’une indemnité au bénéficiaire et l’adoption de mesures individuelles ; b) l’adoption de mesures générales ; (...) » Article 2 – Exécution des arrêts [de la Cour] « 1. Tout arrêt [de la Cour] lie l’Ukraine et doit être exécuté par celle-ci conformément à l’article 46 de la Convention. La procédure d’exécution des arrêts de la Cour est régie par la présente loi, par la loi sur les voies d’exécution et par d’autres textes normatifs, eu égard aux dispositions expresses de la présente loi. » Article 10 – Mesures individuelles additionnelles « 1. Outre le versement d’une indemnité, des mesures individuelles sont adoptées en vue du rétablissement dans ses droits du bénéficiaire lésé. Par mesures individuelles on entend notamment : a) le rétablissement, dans la mesure du possible, du bénéficiaire dans la situation juridique qui était la sienne avant la violation de la Convention (restitutio in integrum) ; (...) Le bénéficiaire est rétabli dans sa situation juridique antérieure notamment par les moyens suivants : a) le réexamen de l’affaire par un tribunal, y compris la réouverture de la procédure en cause ; b) le réexamen de l’affaire par un organe administratif. » Article 11 – Démarches à accomplir par le bureau de l’agent du Gouvernement en matière de mesures individuelles « 1. Dans les trois jours à compter de la notification par la Cour du caractère définitif de l’arrêt, le bureau de l’agent du Gouvernement : a) adresse au bénéficiaire un avis lui signifiant son droit d’entamer une action en révision de l’affaire et/ou de rouvrir la procédure conformément au droit en vigueur ; (...) » III. LE DROIT ET LA PRATIQUE AU SEIN DES ÉTATS MEMBRES DU CONSEIL DE L’EUROPE Une étude comparative de la législation et de la pratique de trente-huit États membres du Conseil de l’Europe montre que bon nombre d’entre eux ont mis en place des mécanismes internes permettant de demander, sur la base d’un constat de violation de la Convention formulé par la Cour, le réexamen d’une affaire civile tranchée par une décision de justice définitive. En particulier, dans vingt-deux de ces États, le code de procédure civile national habilite expressément tout justiciable en faveur de qui la Cour européenne des droits de l’homme ou toute autre juridiction internationale a rendu une décision concluant que ses droits avaient été enfreints dans le cadre d’une affaire civile à demander le réexamen de l’affaire sur la base de cette décision. Ces États sont les suivants : l’Albanie, l’Allemagne, Andorre, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Croatie, l’Estonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Géorgie, la Lettonie, la Lituanie, la République de Moldova, le Monténégro, la Norvège, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, la Russie, la Serbie, la Slovaquie, la Suisse et la Turquie. Dans tous ces pays, le réexamen doit être demandé devant le juge, mais le niveau de juridiction varie d’un État membre à l’autre. Pour certains, c’est la plus haute juridiction qui doit être saisie, c’est-à-dire la Cour suprême (l’Albanie, l’Azerbaïdjan, l’Estonie et la Lituanie) ou la Cour constitutionnelle (la République tchèque). Pour d’autres, le réexamen doit être demandé devant la juridiction qui a rendu la décision litigieuse (la Croatie, l’ex-République yougoslave de Macédoine et la Serbie). En principe, le réexamen n’est pas de droit, mais il doit satisfaire à des critères de recevabilité tels que le respect de délais, la qualité du demandeur pour ester et la motivation de la demande (c’est le cas, par exemple, en Albanie, en ex-République yougoslave de Macédoine, en Géorgie, au Monténégro et en Turquie). Certaines législations nationales prévoient d’autres conditions ; il faut, par exemple, que les conséquences graves de la violation persistent (la Roumanie), que la réparation n’ait pas remédié à la violation (la Slovaquie) ou qu’il soit impossible de dédommager le requérant par un quelconque autre moyen (l’Estonie). Si, dans seize des trente-huit États membres étudiés (l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la France, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, le Liechtenstein, le Luxembourg, Monaco, les Pays-Bas, la Pologne, le Royaume-Uni (Angleterre et pays de Galles), la Slovénie et la Suède), le réexamen en matière civile sur la base d’un constat de violation de la Convention formulé par la Cour n’est à ce jour pas expressément prévu dans les dispositions légales en vigueur, les requérants qui ont obtenu une décision concluant à la violation de la Convention ont toujours la possibilité, dans certains desdits États (en l’occurrence en France, aux Pays-Bas et en Pologne), de demander le réexamen de leur affaire par le biais de la procédure en révision en plaidant l’apparition d’éléments nouveaux ou l’existence de vices de procédure. IV. LA RECOMMANDATION No R (2000) 2 DU COMITÉ DES MINISTRES Dans sa Recommandation no R (2000) 2, adoptée le 19 janvier 2000 lors de la 694e réunion des Délégués des Ministres, le Comité des Ministres a indiqué qu’il se dégageait de la pratique relative au contrôle de l’exécution des arrêts de la Cour qu’il y avait des circonstances exceptionnelles dans lesquelles le réexamen d’une affaire ou la réouverture d’une procédure se révélait être le moyen le plus efficace, voire le seul, pour réaliser la restitutio in integrum. Il a donc invité les États à instaurer des mécanismes de réexamen pour les affaires concernées par des constats de violation de la Convention formulés par la Cour, surtout dans les cas suivants : « i) la partie lésée continue de souffrir des conséquences négatives très graves à la suite de la décision nationale, conséquences qui ne peuvent être compensées par la satisfaction équitable et qui ne peuvent être modifiées que par le réexamen ou la réouverture, et ii) il résulte de l’arrêt de la Cour que a) la décision interne attaquée est contraire sur le fond à la Convention, ou b) la violation constatée est causée par des erreurs ou défaillances de procédure d’une gravité telle qu’un doute sérieux est jeté sur le résultat de la procédure interne attaquée. »
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A. Les circonstances de l’espèce Les démarches des requérants devant les autorités et juridictions internes sont précisées dans le tableau ci-dessous. Il est à noter qu’en ce qui concerne la requête no 19065/10, la date à laquelle l’arrêt no 1974/2009 de la Cour de Cassation fut mis au net et certifié conforme ne ressort pas du dossier. En outre, il ressort des dossiers que les requérants dans les requêtes nos 9453/10 et 19065/10 ont demandé l’ajournement de leurs affaires à une et quatre reprises, respectivement. B. Le droit interne pertinent La loi d’accompagnement du Code civil L’article 105 de la loi d’accompagnement du Code civil se lit comme suit : Article 105 « L’État est tenu de réparer le dommage causé par les actes illégaux ou omissions de ses organes lors de l’exercice de la puissance publique, sauf si l’acte ou l’omission a eu lieu en méconnaissance d’une disposition destinée à servir l’intérêt public. La personne fautive est solidairement responsable avec l’État, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité des ministres. » La loi no 4239/2014 La loi no 4239/2014, intitulée « satisfaction équitable au titre du dépassement du délai raisonnable de la procédure devant les juridictions pénales, civiles et la Cour des comptes », est entrée en vigueur le 20 février 2014. Elle introduit, entre autres, un nouveau recours indemnitaire prévoyant l’octroi d’une satisfaction équitable en raison de la prolongation injustifiée d’une procédure devant la Cour des comptes. L’article 3 § 1 dispose : « Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. La genèse de l’affaire À l’époque de l’effondrement de l’URSS, l’oblast autonome du Haut-Karabagh (« OAHK ») était une région autonome de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan (« la RSS d’Azerbaïdjan »). Situé sur le territoire de cette république, l’OAHK s’étendait sur une superficie de 4 388 km2. À ce moment-là, il n’y avait pas de frontière commune entre le Haut-Karabagh (en arménien, Artsakh) et la République socialiste soviétique d’Arménie (« la RSS d’Arménie »), qui étaient séparés par le territoire azerbaïdjanais ; la zone où ils étaient le plus rapprochés était le district de Latchin, qui comprenait une bande de terre de moins de 10 km de largeur souvent appelée « corridor de Latchin ». Selon le recensement soviétique de 1989, l’OAHK comptait environ 189 000 habitants, dont 77 % d’Arméniens, 22 % d’Azéris et quelques membres des minorités russe et kurde. Au début de l’année 1988, des manifestations eurent lieu à Stepanakert, la capitale régionale de l’OAHK, ainsi qu’à Erevan, la capitale arménienne. Les manifestants demandaient le rattachement du Haut-Karabagh à l’Arménie. Le 20 février, le soviet de l’OAHK présenta aux soviets suprêmes de la RSS d’Arménie, de la RSS d’Azerbaïdjan et de l’URSS une demande tendant à ce que cette région fût autorisée à se séparer de l’Azerbaïdjan et à être rattachée à l’Arménie. Le 23 mars, le soviet suprême de l’URSS rejeta cette demande. En juin, le soviet suprême d’Azerbaïdjan la rejeta à son tour, celui de l’Arménie votant de son côté en faveur de l’unification. Tout au long de l’année 1988, les manifestations appelant à l’unification se succédèrent. Le district de Latchin fit l’objet d’attaques et de barrages routiers. De nombreuses personnes furent victimes d’affrontements, et des réfugiés, qui se comptaient par centaines de milliers des deux côtés, passèrent d’Arménie en Azerbaïdjan et réciproquement. En conséquence, le 12 janvier 1989, l’URSS plaça l’OAHK sous le contrôle direct de Moscou. Puis, le 28 novembre de la même année, le contrôle de la région fut rendu à l’Azerbaïdjan. Quelques jours plus tard, le 1er décembre, le soviet suprême de la RSS d’Arménie et le conseil régional du Haut-Karabagh adoptèrent une résolution conjointe sur la réunification du Haut-Karabagh et de l’Arménie. Au début de l’année 1990, le conflit s’étant aggravé, les troupes soviétiques investirent Bakou et le Haut-Karabagh, lequel fut placé sous état d’urgence. De violents affrontements, dans lesquels intervinrent parfois les forces soviétiques, continuèrent cependant d’opposer les Arméniens et les Azéris. Le 30 août 1991, l’Azerbaïdjan proclama son indépendance à l’égard de l’Union soviétique. Cette déclaration fut ensuite officialisée par l’adoption, le 18 octobre 1991, de la loi constitutionnelle sur l’indépendance nationale. Le 2 septembre 1991, le soviet de l’OAHK annonça la fondation de la « République du Haut-Karabagh » (« RHK »), comprenant l’OAHK et le district azerbaïdjanais de Chahoumian, et déclara que cette république ne relevait plus de la juridiction azerbaïdjanaise. Le 26 novembre 1991, le parlement azerbaïdjanais abolit l’autonomie dont bénéficiait jusque-là le Haut-Karabagh. Lors d’un référendum organisé dans cette région le 10 décembre 1991, 99,9 % des votants se prononcèrent en faveur de la sécession. Toutefois, la population azérie avait boycotté la consultation. Le même mois, l’Union soviétique fut dissoute et les troupes soviétiques commencèrent à se retirer de la région. Le contrôle militaire du Haut-Karabagh passa rapidement entre les mains des Arméniens du Karabagh. Le 6 janvier 1992, la « RHK », s’appuyant sur les résultats du référendum, réaffirma son indépendance à l’égard de l’Azerbaïdjan. Au début de l’année 1992, le conflit dégénéra peu à peu en une véritable guerre. À la fin de l’année 1993, les troupes d’origine arménienne contrôlaient la quasi-totalité du territoire de l’ancien OAHK et sept régions azerbaïdjanaises limitrophes (Latchin, Kelbajar, Jabrayil, Gubadly et Zanguelan, ainsi que de grandes parties d’Agdam et de Fizuli). Le 5 mai 1994, à la suite d’une médiation de la Russie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la « RHK » signèrent un accord de cessez-le-feu (le Protocole de Bichkek), qui devint effectif le 12 mai 1994. Dans un rapport de décembre 1994 intitulé « Azerbaïdjan : sept ans de conflit dans le Haut-Karabagh » (Azerbaijan: Seven Years of Conflict in Nagorno-Karabakh), l’association Human Rights Watch estimait qu’entre 1988 et 1994, 750 000 à 800 000 Azéris avaient été contraints de quitter le Haut-Karabagh, l’Arménie et les sept districts azerbaïdjanais limitrophes du Haut-Karabagh. Selon des informations communiquées par les autorités arméniennes, le conflit a fait 335 000 réfugiés arméniens en provenance d’Azerbaïdjan et 78 000 personnes déplacées à l’intérieur de l’Arménie (ayant quitté des régions d’Arménie frontalières de l’Azerbaïdjan). B. La situation actuelle Selon le gouvernement arménien, la « RHK » contrôle 4 061 km2 de l’ancien OAHK. Il y a controverse sur la superficie exacte qu’elle occupe dans les deux districts partiellement conquis, mais il apparaît que, dans les sept districts limitrophes, le territoire occupé représente une superficie totale de 7 500 km². Les estimations relatives au nombre actuel d’habitants dans le Haut-Karabagh se situent entre 120 000 et 145 000 personnes, dont 95 % d’ethnie arménienne. Il ne reste pratiquement plus d’Azerbaïdjanais. Le conflit n’est toujours pas réglé sur le plan politique. L’indépendance autoproclamée de la « RHK » n’a été reconnue par aucun État ni aucune organisation internationale. Des violations récurrentes de l’accord de cessez-le-feu de 1994 le long des frontières ont fait de nombreux morts, et le discours des autorités demeure hostile. De plus, selon plusieurs rapports internationaux, la tension s’est accrue ces dernières années et les dépenses militaires ont fortement augmenté en Arménie comme en Azerbaïdjan. Plusieurs propositions avancées en vue d’un règlement pacifique du conflit ont échoué. Des négociations ont été menées sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et de son groupe de Minsk. À Madrid, en novembre 2007, les trois pays assurant la coprésidence du groupe – la France, la Russie et les États-Unis d’Amérique – ont présenté à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan un ensemble de principes de base en vue d’un accord. Ces principes, qui ont par la suite été actualisés, appellent notamment au retour sous contrôle azerbaïdjanais des territoires entourant le Haut-Karabagh, à l’instauration dans le Haut-Karabagh d’un statut provisoire prévoyant des garanties en matière de sécurité et d’autonomie, à la mise en place d’un couloir reliant l’Arménie au Haut-Karabagh, à la définition ultérieure du statut définitif du Haut-Karabagh au moyen d’un référendum juridiquement contraignant, au droit pour toutes les personnes déplacées à l’intérieur de leur pays et pour tous les réfugiés de retourner là où ils résidaient précédemment, et à la mise en place de garanties pour la sécurité internationale, au nombre desquelles devait figurer une opération de maintien de la paix. L’idée sous-jacente était que l’approbation de ces principes par l’Arménie et l’Azerbaïdjan permettrait de rédiger un accord complet et détaillé. Après un va-et-vient intense des diplomates du groupe de Minsk et un certain nombre de rencontres entre les présidents des deux pays en 2009, la dynamique s’est essoufflée en 2010. À ce jour, les parties au conflit n’ont pas signé d’accord formel sur les principes de base. Le 24 mars 2011, le groupe de Minsk a présenté un rapport sur la mission d’évaluation sur le terrain menée par les coprésidents du groupe de Minsk dans les territoires occupés d’Azerbaïdjan entourant le Haut-Karabagh (Report of the OSCE Minsk Group Co-Chairs’ Field Assessment Mission to the Occupied Territories of Azerbaijan Surrounding Nagorno-Karabakh), dont le résumé apporte les informations suivantes : « Les coprésidents du groupe de Minsk de l’OSCE se sont rendus du 7 au 12 octobre 2010 en mission d’évaluation sur le terrain dans les sept territoires occupés d’Azerbaïdjan entourant le Haut-Karabagh afin d’y apprécier la situation générale, notamment sur le plan humanitaire. Ils étaient accompagnés du représentant personnel du président de l’OSCE en exercice et de son équipe, laquelle leur a apporté un appui logistique, ainsi que de deux experts du HCR et d’un membre de la mission d’enquête dépêchée sur place en 2005 par l’OSCE. Il s’agissait de la première mission menée par la communauté internationale dans ces territoires depuis 2005 ; c’était également la première fois depuis dix-huit ans que des représentants de l’ONU se rendaient sur place. En parcourant plus d’un millier de kilomètres dans ces territoires, les coprésidents ont pu constater à quel point les conséquences du conflit du Haut-Karabagh et de l’absence de règlement pacifique étaient désastreuses. Des villes et villages qui existaient avant le conflit ont été abandonnés et sont quasiment des champs de ruines. Il n’existe pas de chiffres fiables, mais selon des estimations approximatives, la population totale est de 14 000 personnes, qui vivent dans de petites colonies et dans les villes de Latchin et de Kelbajar. Les coprésidents estiment qu’il n’y a pas eu d’accroissement significatif de la population depuis 2005. Les colons, pour la plupart des personnes d’ethnie arménienne provenant d’autres régions d’Azerbaïdjan et relogées dans les territoires, vivent dans des conditions précaires, avec une infrastructure rudimentaire, peu d’activité économique et un accès limité aux services publics. Beaucoup n’ont pas de pièces d’identité. Sur le plan administratif, les sept territoires, l’ancien oblast du Haut-Karabagh et d’autres régions ont été regroupés en huit districts nouveaux. La constatation de la dureté de la situation qui prévaut dans les territoires a renforcé la conviction des coprésidents que le statu quo est inacceptable et que seul un règlement pacifique issu de négociations pourra donner la perspective d’un avenir meilleur et moins précaire aux anciens habitants de ces territoires comme aux nouveaux. Ils exhortent les dirigeants de toutes les parties à s’abstenir de mener sur ces territoires ou sur d’autres zones contestées des activités qui seraient préjudiciables à la conclusion d’un accord définitif ou qui modifieraient le caractère de ces régions. Ils recommandent également la prise de mesures pour préserver les cimetières et les lieux de culte situés dans ces territoires et pour clarifier la situation des colons qui n’ont pas de pièces d’identité. Ils ont l’intention de mener d’autres missions dans d’autres zones touchées par le conflit du Haut-Karabagh, en compagnie d’experts des institutions internationales compétentes susceptibles de participer à la mise en œuvre d’un accord de paix. » Le 18 juin 2013, les présidents des pays exerçant la coprésidence du groupe de Minsk ont publié une déclaration conjointe sur le conflit dans le Haut-Karabagh : « Nous, présidents de la République française, de la Fédération de Russie et des États-Unis d’Amérique, pays exerçant la coprésidence du groupe de Minsk de l’OSCE, restons déterminés à aider les parties du conflit du Haut-Karabagh pour parvenir à un règlement pacifique et durable. Nous regrettons profondément que, plutôt que d’essayer de trouver une solution basée sur des intérêts mutuels, les parties ont continué à rechercher un avantage unilatéral dans le processus de négociation. Nous continuons de croire fermement que les éléments décrits dans les déclarations de nos pays au cours des quatre dernières années doivent être le fondement de tout règlement juste et durable du conflit du Haut-Karabagh. Ces éléments doivent être considérés comme un tout intégré, aussi toute tentative de sélectionner certains éléments au détriment d’autres rendra impossible l’atteinte d’une solution équilibrée. Nous réaffirmons que seul un règlement négocié peut mener à la paix, la stabilité et la réconciliation, ouvrant des opportunités pour le développement régional et la coopération. L’utilisation de la force militaire qui a déjà créé la situation actuelle de la confrontation et [de] l’instabilité ne résoudra pas le conflit. Une reprise des hostilités serait catastrophique pour la population de la région, entraînant des pertes de vie, plus de destruction, d’autres réfugiés, et d’énormes coûts financiers. Nous appelons instamment les dirigeants de tous les côtés [à] réaffirmer les principes d’Helsinki, en particulier ceux relatifs à la non-utilisation de la force ou de la menace de la force, à l’intégrité territoriale, à l’égalité des droits et à l’autodétermination des peuples. Nous les appelons aussi à s’abstenir de toute action ou déclaration susceptible de faire monter la tension dans la région et de conduire à une escalade du conflit. Les dirigeants doivent préparer leur peuple à la paix, pas à la guerre. Nos pays continueront à agir en lien étroit avec les parties. Toutefois, la responsabilité de mettre un terme au conflit du Haut-Karabagh reste à chacun d’eux. Nous croyons fermement que tarder plus à parvenir à un accord équilibré pour le cadre d’une paix globale est inacceptable, et nous exhortons les dirigeants de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie à se concentrer avec une énergie renouvelée sur les questions qui restent non résolues. » C. Le requérant et les biens qu’il allègue posséder à Golestan Le requérant, qui est d’ethnie arménienne, déclare que sa famille et lui-même résidaient dans le village de Golestan, dans la région de Chahoumian, en RSS d’Azerbaïdjan. Il dit y avoir possédé une maison et des dépendances. Située au nord de l’OAHK, la région de Chahoumian avait une frontière commune avec l’OAHK. Elle ne faisait pas partie du territoire de l’OAHK, mais fut ultérieurement revendiquée par la « RHK » (paragraphe 19 ci-dessus). Selon le requérant, 82 % de la population de Chahoumian étaient d’ethnie arménienne avant le conflit. En février 1991, la région administrative de Chahoumian fut supprimée et officiellement incorporée à la région actuelle de Goranboy, en République d’Azerbaïdjan. En avril-mai 1991, les forces intérieures de l’URSS et les unités spéciales de la milice de la RSS d’Azerbaïdjan déclenchèrent une opération militaire dont l’objectif affiché était de « contrôler les passeports » des militants arméniens de la région et de les désarmer. Cependant, selon différentes sources, les forces gouvernementales, utilisant cette opération comme un prétexte, expulsèrent la population arménienne d’un certain nombre de villages de la région de Chahoumian, chassant les villageois de leurs maisons et les contraignant à fuir vers le Haut-Karabagh ou l’Arménie. Ces expulsions s’accompagnèrent d’arrestations et d’actes de violence envers la population civile. En 1992, lorsque le conflit dégénéra en une véritable guerre, la région de Chahoumian fut attaquée par les forces azerbaïdjanaises. Thèses et éléments de preuve présentés par les parties Les versions des parties divergent quant au point de savoir si le requérant a résidé à Golestan et y a possédé des biens. a) Le requérant Le requérant soutient qu’il a passé la plus grande partie de sa vie à Golestan, jusqu’à son déplacement forcé en 1992. À l’appui de cette allégation, il a communiqué une copie de son ancien passeport soviétique, délivré en 1979, où il est mentionné qu’il est né à Golestan. Il a fourni également son certificat de mariage, qui atteste qu’il s’y est marié en 1955 et que son épouse est elle aussi née dans le village. Il a déclaré par ailleurs avoir grandi à Golestan, en être parti quelques années pour faire son service militaire et pour travailler dans la ville de Soumgait, avant d’y retourner quelques années après son mariage et d’y vivre jusqu’en juin 1992. Le requérant a communiqué au moment de l’introduction de sa requête une copie d’un document officiel (« passeport technique »), daté du 20 mai 1991, selon lequel était enregistrée à son nom à Golestan une maison de deux étages avec dépendances d’une surface totale de 167 m² sur un terrain de 2 160 m². Il a également transmis un plan détaillé de la maison d’habitation. Selon le passeport technique, les 167 m² de surface construite se répartissaient en une maison d’habitation de 76 m² et différentes dépendances (dont une étable) occupant les 91 m² restants. Par ailleurs, un verger et un jardin potager occupaient 1 500 des 2 160 m² de terrain. Le document comporte en outre des informations de nature technique (précisant notamment les matériaux de construction utilisés) relatives à la maison d’habitation et aux dépendances. Le requérant a expliqué qu’il avait obtenu le terrain sur autorisation du conseil du village dans le cadre de la division de la parcelle de son père entre son frère et lui. Cette décision figurerait dans les archives du conseil du village. Aidés par des parents et des amis, le requérant et sa femme auraient ensuite bâti leur maison sur cette parcelle en 1962-1963. Leurs quatre enfants auraient grandi dans la maison et eux-mêmes auraient continué à y vivre jusqu’à ce qu’ils prennent la fuite en juin 1992. Le requérant a déclaré en outre qu’avant de quitter Golestan, il était professeur au collège du village et gagnait sa vie en partie grâce à son salaire et en partie en cultivant sa terre et en y élevant du bétail, tandis que sa femme travaillait à la ferme collective du village depuis les années 1970. Outre le passeport technique et le plan de la maison susmentionnés, le requérant a communiqué des photographies de la maison et des déclarations écrites datées d’août 2010 émanant de deux anciens membres du conseil de village, Mme Khachatryan et M. Meghryan. Mme Khachatryan dit dans sa déclaration avoir été secrétaire du conseil du village de 1952 à 1976. Elle confirme que le conseil avait autorisé le requérant à diviser la parcelle de son père entre son frère et lui. M. Meghryan dit avoir été membre du bureau du conseil du village pendant quelques années dans les années 1970. Mme Khachatryan et M. Meghryan indiquent que les attributions de terres aux habitants de Golestan étaient toujours inscrites dans le registre du conseil du village. Plusieurs autres déclarations écrites datées de mai 2010 et émanant de membres de la famille du requérant (dont sa femme, deux de leurs enfants et son gendre), d’anciens voisins et d’amis originaires de Golestan décrivent le village et confirment que le requérant y était professeur et y avait une parcelle de terrain et une maison de deux étages. Elles confirment aussi que la maison était entourée de plusieurs dépendances, d’un verger et d’un potager, et que le requérant et sa famille y ont vécu jusqu’en juin 1992. Le requérant indique que la région de Chahoumian a fait l’objet d’un blocus opéré par le gouvernement azerbaïdjanais au début des années 1990 et a été attaquée par les forces armées à partir de 1992. Le village de Golestan aurait été directement attaqué par les forces azerbaïdjanaises en juin 1992. Il aurait été lourdement bombardé les 12 et 13 juin. Tous les habitants, y compris le requérant et sa famille, auraient alors pris la fuite, craignant pour leur vie. Les témoignages susmentionnés décrivent également le blocus de la région de Chahoumian pendant le conflit, l’attaque sur le village et la fuite de ses habitants. Le requérant se serait enfui en Arménie avec sa famille. Sa femme et lui auraient ensuite vécu comme réfugiés à Erevan. En 2002, le requérant obtint la nationalité arménienne. En 2004, il tomba gravement malade. Il décéda le 13 avril 2009 à Erevan. b) Le Gouvernement Le Gouvernement soutient qu’on ne peut pas vérifier si le requérant a bien vécu à Golestan et s’il y a réellement eu des biens. Pour la période allant de 1988 à nos jours, les services compétents de la région de Goranboy n’auraient aucun document relatif à la parcelle de terrain, à la maison ou aux autres bâtiments censés appartenir au requérant. De plus, certaines archives de l’ancienne région de Chahoumian, dont celles de l’état civil et du bureau des passeports, auraient été détruites au cours des hostilités. Il ne resterait plus aujourd’hui dans les archives régionales de Goranboy aucun document relatif au requérant. À l’appui de sa thèse, le Gouvernement a communiqué les documents suivants : une déclaration du colonel Maharramov, chef des services de police de la région de Goranboy, datée du 22 juillet 2007, qui confirme que les archives de l’état civil et du bureau des passeports de l’ancienne région de Chahoumian ont été détruites pendant le conflit ; une lettre du service national du cadastre, datée du 31 juillet 2007, qui indique que les archives régionales du service en question ne contiennent aucun document relatif aux droits allégués du requérant sur les biens en cause ; une déclaration de M. Mammadov, président de la commission nationale du territoire et de la cartographie de la République d’Azerbaïdjan, datée du 5 mars 2012, selon laquelle seul le comité exécutif du soviet des représentants du peuple des districts et des villes avait le pouvoir d’attribuer des terres en vertu du code foncier de la RSS d’Azerbaïdjan. D. La situation à Golestan Les versions des parties divergent en outre en ce qui concerne la situation actuelle à Golestan. Le gouvernement arménien, tiers intervenant, a aussi communiqué des observations sur ce point. Thèses des parties a) Le requérant Le requérant affirme que l’Azerbaïdjan contrôle Golestan et, en particulier, qu’elle tient des positions à l’intérieur même du village et aux abords de celui-ci. Selon lui, rien ne prouve que Golestan se trouve, comme le soutient le Gouvernement, sur la ligne de contact entre les forces azerbaïdjanaises et celles de la « RHK ». Au stade antérieur à la décision sur la recevabilité, le requérant a soumis une déclaration écrite datée du 11 août 2010 qui émanerait d’un officier supérieur des forces de la « RHK » ayant souhaité conserver l’anonymat et dans laquelle il est indiqué que Golestan se trouve de facto sous le contrôle des forces militaires azerbaïdjanaises (paragraphes 51 et 58 ci-dessous). Il ajoute que d’autres habitants du village ont à plusieurs reprises tenté d’y retourner mais ont chaque fois renoncé à y entrer, préférant, selon lui, ne pas courir le risque de se faire tirer dessus par les forces azerbaïdjanaises. b) Le Gouvernement Le Gouvernement a admis tout au long de la procédure que Golestan se trouvait sur le territoire internationalement reconnu de la République d’Azerbaïdjan. Dans ses déclarations antérieures à la décision sur la recevabilité, il affirmait que le village était situé physiquement sur la ligne de contact entre les forces azerbaïdjanaises et les forces arméniennes établie par l’accord de cessez-le-feu de mai 1994, qu’il était abandonné et que la ligne de contact était gardée par des forces armées stationnées de part et d’autre et par l’usage à grande échelle de mines antipersonnel. Il considérait donc qu’il ne pouvait exercer aucun contrôle sur cette zone ni même y accéder. Postérieurement à la décision sur la recevabilité, le Gouvernement a déclaré qu’il n’exerçait pas un contrôle suffisant sur le village. S’appuyant sur les déclarations de plusieurs militaires ayant servi dans la région de Goranboy et qui témoignaient de la situation à Golestan (paragraphe 62 ci-dessous), il a indiqué en particulier que le village, situé sur la rive nord de la vallée en V de la rivière Indzachay, se trouvait sur la ligne de contact, de sorte qu’il était pris entre les forces armées azerbaïdjanaises d’un côté (au nord et à l’est) et arméniennes de l’autre (au sud et à l’ouest). Il a expliqué que les forces arméniennes occupaient des positions stratégiquement favorables sur une pente raide et boisée au sud de la rivière, tandis que les positions azerbaïdjanaises, sur la rive nord, se trouvaient sur un terrain situé en contrebas et relativement ouvert. Ainsi, selon lui, Golestan n’était en fait sous le contrôle effectif d’aucun des deux camps. Il s’agissait d’un territoire contesté et dangereux : le village et ses environs étaient minés, et les violations du cessez-le-feu y étaient fréquentes. Il n’y avait pas de bâtiments sûrs dans cette zone, le village ayant été détruit et abandonné. À l’audience du 5 février 2014, le Gouvernement a expliqué au cours de sa plaidoirie que Golestan était exposé aux tirs émanant des positions tenues par les militaires arméniens de l’autre côté de la rivière sur un terrain en pente raide. Il a argué que le rapport établi sur Golestan par l’AAAS (paragraphes 74-75 ci-dessous) confirmait non seulement que le village se trouvait sur le territoire azerbaïdjanais, mais aussi que la région qui l’entourait était montagneuse, qu’elle était le théâtre d’une activité militaire soutenue, et que le village avait été détruit. Il a affirmé que la zone était minée et totalement inaccessible aux civils. c) Le gouvernement arménien, tiers intervenant Le gouvernement arménien a soutenu tout au long de la procédure que le Gouvernement exerçait un contrôle plein et effectif sur Golestan. À l’audience du 15 septembre 2010, il a contesté l’affirmation du Gouvernement consistant à dire que Golestan était situé sur la ligne de contact. L’agent du gouvernement arménien a déclaré qu’il était personnellement présent lorsque l’officier supérieur des forces armées de la « RHK » en service près de Golestan avait livré sous le couvert de l’anonymat, le 11 août 2010, la déclaration communiquée par le requérant, et il en a certifié l’exactitude. Sur le fondement de cette déclaration, le gouvernement arménien a affirmé que, dans la zone en cause, la ligne de front entre les forces armées de la « RHK » et celles de la République d’Azerbaïdjan suivait les gorges de la rivière Indzachay. Pour lui, Golestan, situé sur la rive nord, était sous le contrôle des forces armées azerbaïdjanaises, qui tenaient des positions militaires dans le village même et aux abords de celui-ci, tandis que les forces de la « RHK » étaient stationnées sur l’autre rive. À cet égard, le gouvernement arménien, renvoyant à des images filmées du village figurant sur le DVD communiqué à la Cour par le requérant en 2008 (paragraphe 56 ci-dessous), a affirmé que l’individu que l’on y voyait marcher entre les maisons était un soldat azerbaïdjanais. Il a ajouté que ni les forces de la « RHK » ni aucun Arménien ne pouvaient accéder au village. Postérieurement à la décision sur la recevabilité, le gouvernement arménien a dévoilé, à la demande de la Cour, l’identité de l’officier supérieur de la « RHK » qui avait fait la déclaration anonyme : il s’agit du colonel Manoukian, de l’armée de défense de la « RHK ». Il a ajouté que, grâce à une autorisation des autorités de la « RHK », son agent, M. Kostanyan, avait pu se rendre dans la région de Golestan en mai 2012, d’où il avait rapporté des DVD et les transcriptions des entretiens qu’il y avait eus avec trois officiers de la « RHK » qui lui avaient décrit la situation sur le terrain à Golestan et aux alentours (paragraphe 71 ci-dessous). À la question de la Cour relative à l’affirmation formulée par lui à l’audience du 15 septembre 2010 et selon laquelle l’homme que l’on voyait marcher entre les ruines sur le DVD communiqué par le requérant en 2008 était un soldat azerbaïdjanais, le gouvernement arménien a répondu qu’il n’était pas en mesure de se prononcer sur l’identité de cet homme, mais que, d’après des officiers de la « RHK », des positions militaires étaient tenues à Golestan par des Azerbaïdjanais, sans qu’aucun civil n’y fût présent. À l’audience du 5 février 2014, le gouvernement arménien a donné de nouveau la même description de la situation à Golestan. Il a ajouté que la présence militaire azerbaïdjanaise dans la région était aussi confirmée par le rapport de l’AAAS. Éléments communiqués par les parties Les parties ont communiqué une documentation volumineuse à l’appui de leurs thèses respectives. Les paragraphes qui suivent décrivent brièvement les principaux éléments fournis. a) Le requérant i. Carte de Golestan Carte de Golestan et de ses environs – Cette carte paraît être une copie d’une carte officielle. Les noms y sont indiqués en azéri. Elle situe la totalité du village sur la rive nord d’un cours d’eau (l’Indzachay). Les positions alléguées des forces azerbaïdjanaises sont les suivantes : l’une au milieu du village, quelques autres à son extrémité nord, d’autres encore réparties le long de la rive nord de la rivière mais plus loin, la plupart se trouvant apparemment sur les hauteurs qui entourent le village. ii. DVD DVD joint aux observations du 21 février 2008, contenant des images filmées de Golestan et de ses environs – On y voit un village situé à flanc de colline, où bon nombre de maisons sont en ruines. Quelques-unes ont cependant le toit intact. De la fumée s’élève de certaines des cheminées. À un moment de l’enregistrement, on voit un homme marcher dans les ruines. Sur une colline située à une certaine distance du village, on peut voir des constructions qui paraissent être des postes de tir. iii. Déclarations d’agents de la « RHK » et d’anciens habitants du village de Golestan Lettre du ministre de la Défense de la « RHK » datée du 14 février 2008, dans laquelle le ministre décrit la situation sur le terrain à Golestan et affirme en particulier que les forces armées azerbaïdjanaises tiennent quelques postes et points de tir à l’intérieur même du village. Déclaration faite le 11 août 2010 par un officier supérieur des forces de la « RHK » servant dans une unité tenant une position près du village de Golestan depuis 2005 (voir le résumé de cette déclaration au paragraphe 51 ci-dessus) – La déclaration est accompagnée d’une carte de Golestan et de ses environs, dessinée à la main, et de plusieurs photographies de la région. L’identité de l’officier, qui a dans un premier temps gardé l’anonymat, a ensuite été divulguée : il s’agit du colonel Manoukian, de l’armée de défense de la « RHK ». Déclaration de M. Aloyan, collaborateur du représentant du requérant, qui a recueilli le témoignage de l’officier de la « RHK » sur place, c’est-à-dire dans les locaux de l’unité militaire proche de Golestan – M. Aloyan confirme la teneur de ce témoignage et atteste que les photographies ont été prises depuis une position militaire de la « RHK ». Déclaration de M. Kostanyan, agent du gouvernement arménien, en présence de qui le témoignage de l’officier supérieur de la « RHK » a été recueilli dans les locaux de l’unité militaire proche de Golestan. Déclarations faites en mars 2012 par trois anciens habitants de Golestan qui disent avoir vainement tenté d’y retourner entre 2002 et 2004 – Ils s’en seraient approchés depuis la zone qui relève de la « RHK » en vertu de l’accord de cessez-le-feu. Deux d’entre eux indiquent que, depuis les hauteurs de Napat, ils ont pu voir le village situé en contrebas, mais que les soldats de la « RHK » qui les accompagnaient ne les ont pas laissés s’engager plus avant en raison du risque d’être pris pour cible par des tireurs embusqués des forces adverses. L’un d’entre eux affirme que, à l’aide de jumelles, il a pu voir plusieurs tranchées creusées dans le village et un soldat qui s’y tenait debout. b) Le Gouvernement i. Cartes Carte de Golestan et de ses environs – Sur cette carte, le village est situé entièrement sur la rive nord de l’Indzachay, les positions militaires azerbaïdjanaises se trouvent également sur la rive nord, essentiellement sur les hauteurs qui entourent le village, et les positions de la « RHK » sont sur la rive sud, la plus proche du village se trouvant juste en face de celui-ci. Carte du Haut-Karabagh communiquée par le gouvernement arménien dans l’affaire Chiragov et autres c. Arménie ([GC], no 13216/05, CEDH 2015). Sur cette carte, Golestan se trouve exactement à la frontière de la « RHK », au nord d’une rivière. Carte de l’Azerbaïdjan publiée en 2006 par la commission nationale du territoire et de la cartographie de la République d’Azerbaïdjan – Sur cette carte, Golestan se trouve exactement à la frontière de la zone occupée par la « RHK ». Les territoires occupés sont grisés et délimités par une ligne rouge. Golestan se trouve sur cette ligne rouge, mais en dehors de la zone grisée, au nord d’une rivière. ii. DVD Deux DVD contenant des images filmées de Golestan et de ses environs (communiqués l’un en septembre 2008, l’autre en juillet 2012) – Sur le premier DVD, on voit un village dans un paysage de collines, où bon nombre de maisons sont en ruines, et quelques constructions qui paraissent être des postes de tir au sommet d’une colline. Le second DVD montre à nouveau le village (des maisons en ruines et des engins agricoles détruits) et ses environs. Il est accompagné d’un texte qui explique notamment qu’il n’y a aucune habitation dans le village et que celui-ci est contrôlé, à l’aide d’armes de gros calibre, par des forces arméniennes stationnées sur une pente boisée, les forces azerbaïdjanaises se tenant à 2,5 km environ et n’ayant sur le village qu’un contrôle visuel. iii. Déclarations d’officiers de l’armée azerbaïdjanaise, d’agents de l’État azerbaïdjanais et d’habitants des villages voisins Déclarations faites en mars 2012 par six officiers de l’armée azerbaïdjanaise (le colonel Babayev, qui a servi dans une unité stationnée dans la région de Goranboy de 1994 à 1997, et les lieutenants-colonels Abdulov, Mammadov, Ahmadov, Abbasov et Huseynov, qui ont servi dans des unités stationnées dans la région de Goranboy à différentes périodes entre 1999 et 2009) – Voici comment ces militaires décrivent la situation sur le terrain à Golestan : – Golestan serait sur la rive nord de l’Indzachay. – Les positions militaires azerbaïdjanaises se trouveraient elles aussi sur la rive nord, à l’est et au nord-est de Golestan, en contrebas, à des distances de 1 à 3 km du village, qui serait détruit. – Les positions militaires arméniennes seraient sur la rive sud, à l’ouest et au sud-ouest de Golestan, sur des emplacements stratégiquement plus favorables car en hauteur (terrain en pente raide couvert de forêts). La distance des positions arméniennes les plus proches varie, selon l’auteur de la déclaration, entre 200 à 300 m et 1 km. – Les violations du cessez-le-feu par les forces arméniennes seraient fréquentes. – Contrairement aux affirmations du gouvernement arménien, aucune des maisons du village n’aurait été réparée et ne serait utilisée comme position militaire par les forces azerbaïdjanaises. – Les positions azerbaïdjanaises et le village lui-même seraient à portée de tir des positions arméniennes (avec des armes automatiques à gros calibre), et les militaires azerbaïdjanais ne pourraient donc pas se déplacer librement mais seraient contraints d’emprunter certains itinéraires précis. – Il n’y aurait pas de civils dans le village. – La plupart des bâtiments du village (soit une centaine de maisons) auraient été détruits pendant les hostilités. Le village ayant été complètement abandonné en 1992, les maisons se seraient délabrées, les toits se seraient effondrés et des arbres pousseraient maintenant à l’intérieur des bâtiments détruits. Il n’y aurait plus aucun bâtiment habitable. Après les hostilités, les forces arméniennes auraient miné le terrain, et les mines seraient parfois déclenchées par des animaux. – Le lieutenant-colonel Abdulov déclare avoir vu des militaires arméniens se déplacer dans les ruines de la partie sud de Golestan. Le lieutenant-colonel Mammadov dit avoir vu des artilleurs arméniens quitter leurs positions pour se rapprocher de la rivière. Les lieutenants-colonels Abbasov et Huseynov disent avoir vu les forces militaires arméniennes détruire des bâtiments et utiliser les matériaux ainsi récupérés pour ériger leurs propres remparts. Informations en provenance du ministère de la Défense azerbaïdjanais concernant la période allant de 2003 à 2010 – Ces informations font état de pertes humaines dans la région de Golestan dues à des explosions de mines (cinq soldats tués le 5 août 2003) ou à des violations du cessez-le-feu (un soldat tué le 25 février 2005), violations qui seraient devenues plus fréquentes à partir de 2008 (vingt violations en 2008, trente-cinq en 2009 et cinquante-deux en 2010). Lettre du directeur de l’Agence nationale de lutte contre les mines datée du 12 juillet 2010 indiquant que le village de Golestan dans la région de Goranboy est « défini comme une zone truffée de mines et de munitions non explosées ». Déclarations de huit habitants des localités voisines (le village de Meshali et la ville de Yukhari Aghjakand) datant de mars 2012 – Selon ces déclarations, le village de Golestan est abandonné et ses environs sont minés et régulièrement en proie à des tirs provenant des positions arméniennes. iv. Communiqués de presse Deux communiqués de presse de source arménienne d’octobre 2006 se rapportant à une mission de surveillance de la ligne de démarcation entre le Haut-Karabagh et l’Azerbaïdjan près du village de Golestan réalisée par l’OSCE. Plusieurs communiqués de presse de l’Agence de presse azérie émis entre juin 2010 et mai 2012 faisant état de violations du cessez-le-feu en différents lieux, dont la région de Golestan – Ces communiqués sont en général formulés ainsi : « les forces armées arméniennes ont tiré sur les forces armées azerbaïdjanaises depuis des postes établis près du village de Golestan » ou « (...) depuis des postes établis sur des hauteurs sans nom près du village de Golestan », ou encore « des unités ennemies ont fait feu sur les positions des forces armées azerbaïdjanaises depuis des postes (...) établis près du village de Golestan, dans la région azerbaïdjanaise de Goranboy ». L’un de ces communiqués, daté du 3 mars 2012, rapporte que « le lieutenant azerbaïdjanais Gurban Huseynov a marché sur une mine dans le village de Golestan, situé sur la ligne de front dans la région de Goranboy, en conséquence de quoi il a perdu une jambe ». Déclaration de la Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel (International Campaign to Ban Landmines) datée du 20 septembre 2013 et exprimant des préoccupations relatives à la multiplication des mines antipersonnel posées par les autorités du Haut-Karabagh le long de la ligne de contact entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à l’est et au nord du territoire contesté. c) Le gouvernement arménien, tiers intervenant i. Carte Carte de Golestan et de ses environs – Sur cette carte, le village se situe entièrement sur la rive nord de l’Indzachay, les positions militaires azerbaïdjanaises se trouvent également sur la rive nord, très proches du village (à l’est, à l’ouest et à la limite nord de celui-ci), et les positions de la « RHK » sont sur la rive sud, la plus proche se trouvant juste en face du village. ii. DVD DVD communiqué en juillet 2012 et contenant des images filmées de Golestan et de ses environs ainsi que des entretiens réalisés sur place par l’agent du gouvernement arménien, M. Kostanyan, avec trois officiers de l’armée de la « RHK » servant dans l’unité postée près de Golestan (la teneur de ces entretiens est rapportée au paragraphe 71 ci-dessous) – On y voit le village, où la plupart des maisons sont en ruines, et les alentours. Vers la fin de la vidéo, un troupeau de moutons et quelques personnes se déplacent à l’arrière du village détruit. iii. Déclarations d’officiers de la « RHK » Transcriptions des entretiens, enregistrés en mai 2012, avec le commandant d’unité Sevoyan, le sergent Petrosyan et l’officier Vardanyan, servant dans l’unité militaire de la « RHK » postée près de Golestan – Ces officiers décrivent comme suit la situation sur le terrain : – Les forces militaires azerbaïdjanaises tiendraient des positions dans le village et y effectueraient parfois des missions de combat, mais leur point de stationnement permanent serait à l’arrière. – Il n’y aurait pas de civils dans le village. – Il n’y aurait pas de mines à l’intérieur du village, mais les environs auraient été minés par les forces azerbaïdjanaises (de temps à autre, un animal déclencherait une mine). – Les Azerbaïdjanais violeraient parfois le cessez-le-feu ; les militaires de la « RHK » qui n’y prendraient pas garde risqueraient d’être pris pour cible par des tireurs azerbaïdjanais. – À plusieurs reprises, d’anciens habitants de Golestan seraient venus dans la région avec l’intention de se rendre au village. Eu égard à la présence de tireurs embusqués et aux coups de feu tirés à partir des positions azerbaïdjanaises, les militaires de la « RHK » ne les auraient pas laissés s’approcher du village. Les éléments que la Cour s’est procurés Le 12 septembre 2013, la Cour a demandé à l’AAAS, dans le cadre du programme sur les « technologies géospatiales et les droits de l’homme » (Geospatial Technologies and Human Rights) de cette organisation, de lui fournir un rapport sur l’emplacement des structures militaires telles que tranchées et remparts dans le village et aux abords de celui-ci pour la période comprise entre la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan (15 avril 2002) et aujourd’hui, ainsi que sur l’état de conservation dans lequel se trouvaient les bâtiments et les cimetières du village de Golestan à ladite date. L’AAAS a communiqué son rapport à la Cour en novembre 2013. Sur le fondement de l’interprétation d’images satellites en haute résolution prises en 2005, 2009 et 2012, et obtenues de sources publiques, ce rapport fournit les informations ci-dessous. En ce qui concerne les structures militaires, le rapport fait état de la présence de tranchées et de remparts en bordure et à l’intérieur du village sur les images de 2005 et 2009, en nombre plus important sur celles de 2009. Il semble en revanche qu’après 2009 les tranchées n’aient plus été utilisées : elles sont en effet moins visibles sur l’image de 2012. Autour de Golestan, l’activité militaire est visible. Les aménagements militaires réalisés entre 2005 et 2009 (tranchées, remparts, bâtiments militaires, véhicules et pistes carrossables) ont été poursuivis entre 2009 et 2012, mais sous une forme différente : les tranchées et les remparts ont été peu à peu abandonnés, tandis que le nombre de bâtiments et de véhicules militaires a continué d’augmenter. En ce qui concerne l’état des bâtiments, le rapport indique que la plupart des quelque 250 maisons du village ont été détruites, ce terme étant employé pour signifier qu’elles ne sont plus intactes. Le délabrement des bâtiments et la couverture végétale empêchent de bien discerner l’emplacement des bâtiments et rendent difficile leur dénombrement. Alors qu’en 2005 on comptait environ trente-trois bâtiments demeurés intacts, il n’en restait plus que dix-sept en 2009 et treize en 2012. Dans la plupart des bâtiments détruits, les murs extérieurs et intérieurs ont été préservés, mais les toits se sont effondrés. L’état des bâtiments laisse supposer qu’ils ont pu être incendiés, mais le rapport souligne que l’imagerie satellite ne permet pas de déterminer la cause exacte de leur destruction et qu’il n’est pas toujours possible de dire si la destruction a été délibérée ou non. Aucun cimetière n’était reconnaissable sur les images satellites. Les auteurs du rapport supposent que cela peut être dû à la croissance de la végétation, qui aurait tout recouvert. II. L’ENGAGEMENT CONJOINT DE L’ARMÉNIE ET DE L’AZERBAÏDJAN Avant leur adhésion au Conseil de l’Europe, l’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont engagés auprès du Comité des Ministres et de l’Assemblée parlementaire à régler pacifiquement le conflit du Haut-Karabagh (voir les avis 221 (2000) et 222 (2000) de l’Assemblée parlementaire et les résolutions Res(2000)13 et Res(2000)14 du Comité des Ministres). Les paragraphes pertinents de l’avis 222 (2000) de l’Assemblée parlementaire sur la demande d’adhésion de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe sont les suivants : « 11. L’Assemblée prend note de la lettre du président de l’Azerbaïdjan dans laquelle il réitère l’engagement de son pays dans la résolution pacifique du conflit du Haut-Karabagh et souligne que l’adhésion de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe contribuerait de façon importante au processus de négociation et à la stabilité dans la région. (...) L’Assemblée parlementaire prend note des lettres du président de l’Azerbaïdjan, du président du parlement, du Premier ministre, ainsi que des présidents des partis politiques représentés au parlement, et constate que l’Azerbaïdjan s’engage à respecter les engagements énumérés ci-dessous : (...) 2 en matière de règlement du conflit du Haut-Karabagh : a. à poursuivre les efforts pour résoudre ce conflit exclusivement par des moyens pacifiques ; b. à régler les différends internationaux et internes par des moyens pacifiques et selon les principes de droit international (obligation qui incombe à tous les États membres du Conseil de l’Europe), en rejetant résolument toute menace d’employer la force contre ses voisins ; » La résolution Res(2000)14 du Comité des Ministres invitant l’Azerbaïdjan à devenir membre du Conseil de l’Europe renvoie aux engagements pris par ce pays tels qu’ils figurent dans l’avis 222 (2000) de l’Assemblée parlementaire et aux assurances pour leur mise en œuvre données par le gouvernement azerbaïdjanais. III. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Les lois de la RSS d’Azerbaïdjan Les lois de la RSS d’Azerbaïdjan pertinentes pour établir le droit de propriété du requérant sur les biens revendiqués étaient la Constitution de 1978, le code foncier de 1970 et le code du logement de 1983. La Constitution de 1978 La Constitution de 1978 prévoyait ceci : Article 13 « La base des biens personnels des citoyens de la RSS d’Azerbaïdjan est constituée du revenu de leur travail. Les biens personnels peuvent comprendre des biens d’équipement ménager, de consommation personnelle, de confort et d’utilité, une maison, et des revenus du travail économisés. Les biens personnels des citoyens et le droit d’en hériter sont protégés par l’État. Les citoyens peuvent se voir attribuer des parcelles de terrain conformément à la loi aux fins de la pratique d’une agriculture vivrière (y compris l’élevage de bétail et de volaille), du jardinage et de la construction d’un logement individuel. Ils sont tenus d’utiliser cette terre de manière rationnelle. Les fermes d’État et les fermes collectives apportent aux citoyens une assistance pour l’exploitation de leurs petites parcelles. Les citoyens ne peuvent tirer, au détriment de l’intérêt public, de leurs biens personnels ou de ceux dont ils ont la jouissance un revenu ne provenant pas du travail. » Le code foncier de 1970 Les dispositions pertinentes du code foncier prévoyaient ceci : Article 4 Propriété publique (du peuple) de la terre « En vertu de la Constitution de l’URSS et de la Constitution de la RSS d’Azerbaïdjan, la terre appartient à l’État – elle est le bien commun de tout le peuple soviétique. En URSS, la terre appartient exclusivement à l’État, qui n’en concède que l’usage. Tout agissement violant directement ou indirectement le droit de propriété de l’État sur la terre est interdit. » Article 24 Documents certifiant le droit d’usage de la terre « Le droit d’usage que détiennent les fermes collectives, les fermes d’État et d’autres [entités ou individus] sur les parcelles de terrain est attesté par un certificat de l’État. La forme de ce certificat est déterminée par le soviet des ministres de l’URSS conformément à la législation foncière de l’URSS et des républiques de l’Union. Le droit d’usage temporaire sur une terre est attesté par un certificat dont la forme est déterminée par le soviet des ministres de la RSS d’Azerbaïdjan. » Article 25 Règles relatives à la délivrance des certificats attestant le droit d’usage de la terre « Les certificats d’État relatifs au droit d’usage indéfini sur une terre et les certificats relatifs au droit d’usage temporaire sur une terre sont délivrés aux fermes collectives, aux fermes d’État et à d’autres institutions, agences et organismes publics d’État ou coopératifs ainsi qu’aux citoyens par le comité exécutif du soviet des représentants du peuple du district ou de la ville sur le territoire desquels se trouve la parcelle de terrain à attribuer (sous l’autorité de la République). » Article 27 Utilisation de la terre aux fins indiquées « Les utilisateurs de la terre ont le droit et l’obligation d’utiliser les parcelles de terrain qui leur sont attribuées dans le but pour lequel elles leur ont été attribuées. » Article 28 Droits des utilisateurs de la terre sur les parcelles qui leur ont été attribuées « En fonction du but précisé pour l’utilisation de la terre attribuée, les utilisateurs de cette terre ont le droit d’y faire ce qui suit, dans le respect des règles applicables : – construire des bâtiments d’habitation, des bâtiments industriels ou des bâtiments publics ainsi que d’autres types de bâtiments et de structures ; – planter des espèces cultivables, boiser ou planter des arbres fruitiers, décoratifs ou autres ; – utiliser les zones de cultures et de pâture et les autres terres agricoles ; – utiliser les ressources naturelles souterraines abondantes, la tourbe et les étendues d’eau à des fins économiques et utiliser les autres ressources de la terre. » Article 126-1 Droit d’utiliser la terre en cas d’héritage d’un droit de propriété sur un bâtiment « Si la propriété d’un bâtiment sis dans un village est transmise par succession et si les héritiers n’ont pas le droit d’acheter une parcelle pour le jardinage familial en vertu de la procédure applicable, il leur est attribué un droit d’usage sur la parcelle de terrain nécessaire pour qu’ils puissent conserver le bâtiment. La taille de cette parcelle est déterminée par le soviet des ministres de la RSS d’Azerbaïdjan. » Article 131 Attribution de parcelles de terrain à des citoyens aux fins de la construction de logements personnels « Des parcelles de terrain destinées à la construction de logements individuels qui deviendront des biens personnels sont attribuées aux citoyens qui résident dans les agglomérations de la RSS d’Azerbaïdjan où la construction de logements personnels n’est pas interdite par la législation en vigueur. Ces parcelles sont prélevées sur les terres appartenant aux villes et aux agglomérations urbaines, sur les terres des villages qui ne sont pas utilisées par des fermes collectives, par des fermes d’État ou par d’autres entreprises agricoles, sur les terres de la réserve de l’État, ou sur les terres du fond forestier de l’État qui ne sont pas comprises dans les zones d’espaces verts des villes. Elles sont attribuées dans un but précis conformément à la procédure prévue par (...) le présent code. La construction de logements personnels dans les villes et les agglomérations ouvrières se fait sur des zones vides qui ne nécessitent pas de dépenses aux fins de leur usage ou de leur préparation technique et, en principe, près des voies de chemin de fer et des voies de circulation routière qui permettent un transit régulier, sous la forme de districts ou d’agglomérations indépendants. » Le code du logement de 1983 L’article 10.3 du code du logement était ainsi libellé : « Les citoyens ont le droit de détenir une maison en tant que bien personnel conformément à la législation de l’URSS et de la RSS d’Azerbaïdjan. » L’instruction de 1985 sur les règles d’enregistrement des habitations En son article 2, l’instruction de 1985, que le Service central des statistiques de l’URSS avait approuvée par l’ordonnance no 380 du 15 juillet 1985, énumérait les documents servant à prouver les droits réels sur une maison d’habitation. L’article 2.1 mentionnait les différents types de documents constituant une preuve directe de l’existence d’un droit de propriété. L’article 2.2 énonçait que, en l’absence de pareille preuve, le droit de propriété pouvait être démontré indirectement au moyen d’autres documents, parmi lesquels : « des documents d’inventaire technique lorsqu’ils contiennent une référence exacte à la possession par le propriétaire d’un document dûment établi certifiant son droit sur la maison d’habitation ». L’article 2.3 prévoyait ceci : « Dans les zones rurales, ainsi que dans les agglomérations rurales situées à l’intérieur des limites d’une ville (d’un village) ou réorganisées en ville (en village), constituent la base de l’enregistrement effectué en vertu de la présente instruction la liste des exploitations rurales, des extraits de cette liste, les déclarations du comité exécutif du soviet des représentants du peuple du village ou de la région, et les autres documents attestant d’un droit réel sur les bâtiments visés aux articles 2.1 et 2.2 de la présente instruction. » La Charte de 1958 sur les conseils de village des représentants des travailleurs de la RSS d’Azerbaïdjan Le requérant soutient que la Charte du 23 avril 1958 sur les conseils de village des représentants des travailleurs de la RSS d’Azerbaïdjan est également pertinente pour l’établissement des droits qu’il pouvait avoir sur la terre au début des années 1960. Le Gouvernement conteste cette thèse. L’article 2 § 9 de cette charte se lisait ainsi : « Dans le domaine de l’agriculture, le conseil de village des représentants des travailleurs : (...) j) gère les biens-fonds publics des villages, prélève sur ceux-ci des parcelles de terrain qu’il attribue aux habitants à des fins de construction privée, contrôle le respect de la législation sur l’occupation des terres. » L’article 2 § 19 prévoyait ceci : « Dans le domaine du maintien de l’ordre public et de la protection des droits des habitants, le conseil de village des représentants des travailleurs : (...) e) enregistre la répartition des biens familiaux dans les fermes collectives (coopératives agricoles). » B. Les lois de la République d’Azerbaïdjan L’ordonnance de 1991 sur le relogement des citoyens contraints de quitter leur lieu de résidence (réfugiés) Le 6 novembre 1991, le soviet suprême de la République d’Azerbaïdjan édicta une ordonnance sur le relogement des citoyens contraints de quitter leur lieu de résidence (réfugiés). Cette ordonnance visait notamment à encadrer le développement de la pratique des échanges de propriétés entre les Arméniens quittant l’Azerbaïdjan et les Azerbaïdjanais quittant l’Arménie, le Haut-Karabagh et les provinces limitrophes. Article 8 « Donner pour instruction aux soviets des représentants du peuple des villes de Soumgaït, Gandja, Mingachevir, Ievlakh, Ali-Bayramli, Lankaran, Naftalan et Sheki et des districts et à leurs autorités exécutives locales de fournir, dans un délai de deux mois, un logement aux autres familles de réfugiés qui détiennent un mandat ou un autre document relatif à l’échange de maisons ou d’appartements entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Eu égard au fait qu’une proportion très élevée de réfugiés ont échangé leur maison, qu’ils détenaient en propriété privée, contre des appartements en ville appartenant à l’État, donner pour instruction aux autorités exécutives locales de transférer ces appartements dans la propriété privée des réfugiés, après l’adoption de la loi pertinente sur la privatisation. Déclarer propriété privée des réfugiés qui s’y sont établis les logements construits par différents ministères, institutions et organismes de la République d’Azerbaïdjan après 1988 en zone rurale aux fins du relogement des réfugiés, et donner pour instruction aux autorités exécutives locales de délivrer à ces familles les documents correspondants. Transférer les propriétés privées libres des familles qui ne les ont pas échangées ou vendues lorsqu’elles ont quitté la République dans la propriété privée des familles de réfugiés qui sont arrivés en République d’Azerbaïdjan et qui résident de manière permanente dans ces lieux, à titre d’indemnisation pour les domiciles en Arménie qu’elles ont dû quitter sous la contrainte et sans indemnisation. » L’ordonnance de 1991 est toujours en vigueur. Hormis ce texte, aucune loi n’a été adoptée relativement aux biens abandonnés par les Arméniens ayant quitté l’Azerbaïdjan en raison du conflit du Haut-Karabagh. En conséquence, pour les biens qui ne relèvent pas de cette ordonnance, ce sont les règles générales en matière de propriété décrites dans les paragraphes ci-après qui s’appliquent. Le 9 novembre 1991, la République d’Azerbaïdjan promulgua des lois sur les biens qui, pour la première fois, désignaient la terre comme objet de propriété privée. Ce n’est toutefois qu’en 1996 que la loi sur la réforme foncière fixa des règles détaillées sur la privatisation des parcelles de terrain attribuées aux citoyens. La loi de 1991 sur les biens La loi de 1991 sur les biens en République d’Azerbaïdjan, entrée en vigueur le 1er décembre 1991, prévoyait notamment ceci : Article 21 Objets de droits de propriété du citoyen « 1. Un citoyen peut posséder : – des parcelles de terrain ; – des maisons, des appartements, des maisons de campagne, des garages, des équipements domestiques et des biens d’usage privé ; – des actions, des obligations et d’autres titres financiers ; – des médias de masse ; – des entreprises et des complexes de production de biens de consommation et de biens destinés au marché social et au marché culturel, à l’exception de certains types de biens qui, en vertu de la loi, ne peuvent, pour des raisons de sûreté de l’État ou de sécurité publique ou en raison d’obligations internationales, être possédés par des citoyens. (...) Un citoyen qui possède un appartement, une maison d’habitation, une maison de campagne, un garage ou un autre bien immobilier a le droit d’en disposer à sa guise : il peut les vendre, les léguer, les donner, les louer ou prendre à leur égard toute autre mesure n’enfreignant pas la loi. » Le code foncier de 1992 Le nouveau code foncier, entré en vigueur le 31 janvier 1992, contenait les dispositions suivantes : Article 10 Propriété privée de parcelles de terrain « Les parcelles de terrain sont attribuées en propriété privée aux citoyens de la République d’Azerbaïdjan conformément aux demandes formulées par les autorités exécutives locales en vertu de décisions du soviet des représentants du peuple du district ou de la ville aux fins visées ci-dessous : 1) construction de maisons privées et de dépendances et développement d’une agriculture vivrière, pour les personnes résidant de manière permanente sur le territoire ; 2) exploitation des fermes et des autres organismes participant à la production de produits agricoles destinés à la vente ; 3) construction de maisons de campagne privées ou collectives et de garages privés dans l’enceinte de la ville ; 4) construction de bâtiments liés à des activités commerciales ; 5) activités de production ethnique traditionnelle. En vertu de la législation de la République d’Azerbaïdjan, des parcelles de terrain peuvent être attribuées en propriété privée à des citoyens à d’autres fins. » Article 11 Conditions d’attribution de parcelles de terrain en propriété privée « Aux fins prévues à l’article 10 du présent code, le droit de propriété sur une parcelle de terrain est concédé gratuitement. Les parcelles de terrain attribuées à des citoyens avant la date d’entrée en vigueur du présent code pour qu’ils y érigent leur maison individuelle, leur maison de campagne ou leur garage deviennent leur propriété. Un droit de propriété privée ou de jouissance perpétuelle transmissible par succession sur une parcelle de terrain ne peut être accordé aux personnes physiques ou morales étrangères. Une parcelle de terrain ne peut être restituée à ses anciens propriétaires ni à leurs héritiers. Ceux-ci peuvent obtenir un droit de propriété sur la parcelle de terrain dans les conditions posées dans le présent code. » Article 23 Attribution de parcelles de terrain « Le droit de propriété, de jouissance, d’usage ou de location sur une parcelle de terrain est attribué aux citoyens, aux entreprises et aux organisations par décision du soviet des représentants du peuple du district ou de la ville conformément à la procédure d’attribution de terres et aux documents relatifs à l’utilisation des terres. L’utilisation à laquelle est destinée la parcelle de terrain est indiquée dans le certificat d’attribution de la terre. La procédure d’introduction et d’examen des demandes d’attribution ou de saisie de parcelles de terrain, y compris la saisie de parcelles de terrain pour des motifs de nécessité d’État ou de nécessité publique, est déterminée par le conseil des ministres de la République d’Azerbaïdjan. Les demandes d’attribution de parcelles de terrain introduites par les citoyens sont examinées dans un délai de un mois au maximum. » Article 30 Documents attestant le droit de propriété et le droit de jouissance et d’usage perpétuel sur des terres « Le droit de propriété et le droit de jouissance et d’usage perpétuel sur des terres sont attestés par un certificat de l’État délivré par le soviet des représentants du peuple du district ou de la ville. La forme dudit certificat d’État est approuvée par le conseil des ministres de la République d’Azerbaïdjan. » La Constitution de 1995 La Constitution de 1995 protège le droit de propriété et dispose que la responsabilité de l’État est engagée pour tout dommage consécutif à des actions ou omissions illégales de ses organes ou agents. Les dispositions pertinentes de la Constitution sont ainsi libellées : Article 29 « I. Chacun a le droit de posséder des biens. II. Aucun type de propriété ne l’emporte sur l’autre. La loi protège le droit de propriété, y compris celui des propriétaires privés. III. Chacun peut posséder des biens meubles ou immeubles. Le droit de propriété confère à son titulaire le droit de posséder des biens, d’en user et d’en disposer individuellement ou conjointement avec d’autres. IV. Nul ne peut être privé de ses biens autrement que par une décision de justice. La privation totale de propriété est interdite. Le transfert de propriété au bénéfice de l’État ou d’autres institutions publiques n’est possible que moyennant une juste et préalable indemnité. V. L’État garantit les droits successoraux. » Article 68 « I. La loi protège les droits des victimes d’infractions ou d’usurpation de fonctions. Les victimes ont le droit de participer au processus judiciaire et de demander réparation du préjudice subi. II. Chacun a le droit d’être indemnisé par l’État pour le préjudice subi du fait d’actions ou omissions illégales d’organes ou de représentants de l’État. » Le code civil Dispositions du code civil qui étaient en vigueur avant le 1er septembre 2000 : Article 8 Application de la législation civile des autres républiques de l’Union en RSS d’Azerbaïdjan « La législation civile des autres républiques de l’Union s’applique en RSS d’Azerbaïdjan selon les règles suivantes : 1) Les relations découlant du droit de propriété sont régies par la loi du lieu de situation du bien. (...) 4) Les obligations nées de l’infliction d’un dommage sont soumises à la loi du for ou, à la demande de la partie lésée, à la loi du lieu de survenance du dommage ; (...) » Article 142 Recouvrement d’un bien auprès d’un tiers le détenant illégalement « Le propriétaire a le droit de recouvrer son bien auprès d’un tiers le détenant illégalement. » Article 144 Recouvrement de biens de l’État, de biens détenus en propriété coopérative ou d’autres biens publics transférés illégalement « Les biens de l’État, des kolkhozes ou d’autres organismes coopératifs ou publics qui ont été transférés illégalement par quelque moyen que ce soit peuvent être recouvrés auprès de tout acquéreur par les organismes en question. » Article 146 Règlement du recouvrement d’un bien détenu illégalement « Lorsqu’il recouvre un bien détenu illégalement par un tiers, le propriétaire a le droit de demander au détenteur, si celui-ci savait ou aurait dû savoir qu’il détenait le bien illégalement (détenteur de mauvaise foi), une indemnisation pour tout revenu que ce tiers a retiré ou aurait dû retirer de ce bien pendant l’intégralité de la durée de la détention. Si le détenteur est de bonne foi, le propriétaire peut lui demander une indemnisation pour tout revenu que celui-ci a retiré ou aurait dû retirer du bien à partir du moment où il a eu connaissance du fait qu’il détenait le bien illégalement ou a reçu du propriétaire une notification en exigeant la restitution. » Article 147 Protection des droits du propriétaire contre les violations sans dépossession « Le propriétaire a le droit de demander réparation de toute violation de ses droits, même si les violations en question n’ont pas entraîné de dépossession. » Article 148 Protection des droits des personnes possédant des biens sans en être propriétaires « Les droits visés aux articles 142 à 147 du présent code sont également conférés aux personnes qui, sans être propriétaires de biens, en ont la possession conformément à la loi ou à un contrat. » Article 571-3 La loi applicable au droit de propriété « Le droit de propriété sur un bien donné est déterminé conformément à la loi du pays où le bien est situé. Sous réserve d’éventuelles dispositions contraires de la législation de l’URSS et de la RSS d’Azerbaïdjan, le droit de propriété sur un bien naît et s’éteint conformément à la loi du pays où le bien se situe au moment où survient l’acte ou le fait à l’origine de la création ou de l’extinction du droit de propriété. » Article 571-4 La loi applicable aux obligations résultant de la survenance d’un dommage « Les droits et les devoirs des parties relativement aux obligations découlant de la survenance d’un dommage sont déterminés conformément à la loi du pays où s’est produit l’acte ou le fait à l’origine d’une demande de réparation. » Dispositions du code civil en vigueur depuis le 1er septembre 2000 : Article 21 Compensation des pertes « 21.1 Les personnes fondées à demander la réparation intégrale de leurs pertes ne peuvent le faire que si une réparation d’un montant inférieur n’est pas prévue par la législation ou par un contrat. 2 On entend par pertes les dépenses qu’une personne dont un droit a été violé a engagées ou devra engager pour rétablir le droit violé ou pour compenser sa perte ou le dommage causé à ses biens (damnum emergens) ainsi que le montant des bénéfices qu’elle aurait pu dégager dans des conditions normales de transactions civiles si son droit n’avait pas été violé (lucrum cessans). » Article 1100 Responsabilité pour les pertes causées par des organes de l’État, des organes de collectivités locales ou leurs agents « Les pertes causées à une personne physique ou morale par des actions ou omissions illégales d’organes de l’État, d’organes de collectivités locales ou de leurs agents, y compris l’adoption par lesdits organes d’une mesure illicite, doivent être réparées par la République d’Azerbaïdjan ou par la municipalité compétente. » Le code de procédure civile Dispositions du code de procédure civile qui étaient en vigueur avant le 1er juin 2000 : Article 118 Introduction d’une action au lieu de résidence du défendeur « Les actions sont introduites devant le tribunal du lieu de résidence du défendeur. Les actions dirigées contre une personne morale sont introduites à l’adresse de celle-ci ou à celle où se trouve le bien lui appartenant. » Article 119 Compétence au choix du demandeur « (...) Les actions en indemnisation d’un dommage causé aux biens d’une personne physique ou morale peuvent également être introduites au lieu de survenance du dommage. » Dispositions du code de procédure civile en vigueur depuis le 1er juin 2000 : Article 8 Égalité de tous devant la loi et les tribunaux « 8.1 En matière civile et dans les litiges d’ordre économique, justice est rendue dans le respect du principe d’égalité de tous devant la loi et les tribunaux. 2 Les tribunaux traitent de manière identique toutes les parties à l’affaire, sans considération de race, de religion, de sexe, d’origine, de fortune, de situation commerciale, de croyances, d’appartenance politique, syndicale ou associative, de résidence ou de subordination et indépendamment du type de propriété ou de tout autre motif non prévu par la législation. » Article 307 Affaires concernant l’établissement de faits ayant une importance juridique « 307.1 Le tribunal établit les faits conditionnant la création, la modification ou l’extinction des droits personnels et des droits réels des personnes physiques et morales. 307.2 Le tribunal examine les affaires relatives à l’établissement des faits dans les cas suivants : (...) 307.2.6 en matière de droit de propriété, la possession, l’usage ou la disposition des biens immeubles (...) » Article 309 Introduction d’une action « 309.1 Les actions relatives à l’établissement de faits ayant une importance juridique sont introduites devant le tribunal du lieu de résidence du demandeur. 309.2 En matière de droit de propriété, les actions relatives à l’établissement de la possession, de l’usage ou de la disposition d’un bien immeuble sont introduites devant le tribunal du lieu où se trouve le bien. » Article 443 Compétence des tribunaux de la République d’Azerbaïdjan dans les affaires impliquant des étrangers « 443.0 Les tribunaux de la République d’Azerbaïdjan sont habilités à examiner les affaires auxquelles participent des étrangers dans les cas suivants : (...) 443.0.6 lorsque, dans des affaires de compensation de pertes entraînées par un dommage causé à un bien, l’acte ou le fait à l’origine de l’action en indemnisation s’est produit sur le territoire de la République d’Azerbaïdjan. » IV. LA DÉCLARATION ÉMISE PAR L’ÉTAT DÉFENDEUR LORSQU’IL A RATIFIÉ LA CONVENTION L’instrument de ratification déposé par la République d’Azerbaïdjan le 15 avril 2002 contient la déclaration suivante : « La République d’Azerbaïdjan déclare qu’elle n’est pas en mesure de garantir l’application des dispositions de la Convention dans les territoires occupés par la République d’Arménie jusqu’à ce que ces territoires soient libérés de cette occupation (...) » V. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT L’article 42 du Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (La Haye, 18 octobre 1907, ci-après « le Règlement de La Haye de 1907 ») définit l’occupation belligérante comme suit : « Un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie. L’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité est établie et en mesure de s’exercer. » Il y a donc occupation au sens du Règlement de La Haye de 1907 lorsqu’un État exerce de fait son autorité sur le territoire ou sur une partie du territoire d’un État ennemi. L’avis majoritaire est que l’on entend par « autorité de fait » un contrôle effectif. On considère qu’un territoire ou une partie d’un territoire est sous occupation militaire lorsque l’on parvient à démontrer que des troupes étrangères y sont présentes et que ces troupes sont en mesure d’exercer un contrôle effectif, sans le consentement de l’autorité souveraine. La plupart des experts estiment que la présence physique de troupes étrangères est une condition sine qua non de l’occupation, autrement dit que l’occupation n’est pas concevable en l’absence de présence militaire sur le terrain ; ainsi, l’exercice d’un contrôle naval ou aérien par des forces étrangères opérant un blocus ne suffit pas. Les règles du droit international humanitaire ne traitent pas expressément de la question de l’impossibilité pour des individus d’accéder à leur domicile ou à leurs biens, mais l’article 49 de la Convention IV de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (« la quatrième Convention de Genève ») envisage le cas des déplacements forcés à l’intérieur des territoires occupés ou depuis ces territoires. Il est ainsi libellé : « Les transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre État, occupé ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif. Toutefois, la Puissance occupante pourra procéder à l’évacuation totale ou partielle d’une région occupée déterminée, si la sécurité de la population ou d’impérieuses raisons militaires l’exigent. Les évacuations ne pourront entraîner le déplacement de personnes protégées qu’à l’intérieur du territoire occupé, sauf en cas d’impossibilité matérielle. La population ainsi évacuée sera ramenée dans ses foyers aussitôt que les hostilités dans ce secteur auront pris fin. La Puissance occupante, en procédant à ces transferts ou à ces évacuations, devra faire en sorte, dans toute la mesure du possible, que les personnes protégées soient accueillies dans des installations convenables, que les déplacements soient effectués dans des conditions satisfaisantes de salubrité, d’hygiène, de sécurité et d’alimentation et que les membres d’une même famille ne soient pas séparés les uns des autres. La Puissance protectrice sera informée des transferts et évacuations dès qu’ils auront eu lieu. La Puissance occupante ne pourra retenir les personnes protégées dans une région particulièrement exposée aux dangers de la guerre, sauf si la sécurité de la population ou d’impérieuses raisons militaires l’exigent. La Puissance occupante ne pourra procéder à la déportation ou au transfert d’une partie de sa propre population civile dans le territoire occupé par elle. » L’article 49 de la quatrième Convention de Genève est applicable en territoire occupé en l’absence de règles spécifiques relatives au déplacement forcé sur le territoire d’une partie au conflit. Cependant, le droit des personnes déplacées « de regagner volontairement et dans la sécurité leur foyer ou leur lieu de résidence habituel dès que les causes de leur déplacement ont cessé d’exister » est considéré comme une règle de droit international coutumier (voir la règle 132 de l’étude du Comité international de la Croix Rouge (CICR) sur le droit international humanitaire coutumier), qui s’applique à tout type de territoire. VI. LES DOCUMENTS PERTINENTS DES NATIONS UNIES ET DU CONSEIL DE L’EUROPE A. Nations unies Les « Principes concernant la restitution des logements et des biens dans le cas des réfugiés et des personnes déplacées » (Nations unies, Commission des droits de l’homme, Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme, 28 juin 2005, E/CN.4/Sub.2/2005/17, Annexe), également dénommés « principes de Pinheiro », sont les normes les plus complètes existant sur la question. Ces principes, qui s’appuient sur les normes existantes du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire, visent à fournir aux États, aux institutions des Nations unies et à la communauté internationale dans son ensemble des normes internationales et une orientation pratique quant à la manière de traiter au mieux les problèmes juridiques et techniques complexes que soulève la restitution de logements et de biens. On y trouve notamment les normes suivantes : Le droit à la restitution des logements et des biens « 2.1 Tous les réfugiés et personnes déplacées ont le droit de se voir restituer tout logement, terre et/ou bien dont ils ont été privés arbitrairement ou illégalement, ou de recevoir une compensation pour tout logement, terre et/ou bien qu’il est matériellement impossible de leur restituer, comme établi par un tribunal indépendant et impartial. 2 Les États privilégient le droit à la restitution comme moyen de recours en cas de déplacement et comme élément clef de la justice réparatrice. Le droit à la restitution existe en tant que droit distinct, sans préjudice du retour effectif ou du non-retour des réfugiés ou des personnes déplacées ayant droit à la restitution de leur logement, de leurs terres et de leurs biens. » Le droit de ne pas faire l’objet de discrimination « 3.1 Toute personne a le droit d’être protégée contre la discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale ou sociale, la pauvreté, l’incapacité, la naissance ou toute autre situation. 2 Les États veillent à ce que la discrimination pour les motifs susmentionnés soit interdite en droit et en fait et à ce que toutes les personnes, y compris les réfugiés et les personnes déplacées, soient égales devant la loi. » Procédures, institutions et mécanismes nationaux « 12.1 Les États devraient mettre en place en temps utile et soutenir des procédures, institutions et mécanismes équitables, indépendants, transparents et non discriminatoires en vue d’évaluer les demandes de restitution des logements, des terres et des biens et d’y faire droit. (...) (...) 5 En cas d’effondrement général de l’État de droit, ou lorsque les États ne sont pas à même de mettre en œuvre les procédures, institutions et mécanismes nécessaires pour faciliter le processus de restitution des logements, des terres et des biens de façon équitable et en temps voulu, les États devraient demander l’assistance technique et la coopération des organismes internationaux compétents afin d’instituer des régimes transitoires qui permettraient aux réfugiés et aux personnes déplacées de disposer de recours utiles en vue de la restitution. 6 Les États devraient inclure des procédures, institutions et mécanismes de restitution des logements, des terres et des biens dans les accords de paix et les accords de rapatriement librement consenti. (...) » Facilité d’accès aux procédures de traitement des demandes de restitution « 13.1 Quiconque a été arbitrairement ou illégalement privé de son logement, de ses terres et/ou de ses biens devrait être habilité à présenter une demande de restitution et/ou d’indemnisation à un organe indépendant et impartial, qui se prononcera sur la demande et notifiera la décision à l’intéressé. Les États ne devraient pas subordonner le dépôt d’une demande de restitution à des conditions préalables. (...) 5 Les États devraient s’efforcer de mettre en place des centres et bureaux de traitement des demandes de restitution dans toutes les régions touchées où résident des requérants potentiels. Les demandes devraient être présentées en personne mais, afin que le processus soit accessible au plus grand nombre, elles devraient également pouvoir être soumises par courrier ou par procuration. (...) (...) 7 Les États devraient veiller à ce que les formules de demande soient simples et faciles à comprendre (...) (...) 11 Les États devraient veiller à ce qu’une assistance juridique adéquate soit fournie, si possible gratuitement (...) » Registre des logements, des terres et des biens et documentation en la matière « (...) 7 Dans les situations de déplacement massif, où il n’existe guère de justificatifs des titres de propriété ou de jouissance, les États peuvent présumer que les personnes qui ont fui leur foyer pendant une période marquée par des violences ou une catastrophe l’ont fait pour des raisons en rapport avec ces événements et ont donc droit à la restitution de leur logement, de leurs terres et de leurs biens. En pareil cas, les autorités administratives et judiciaires peuvent, de manière indépendante, établir les faits en rapport avec les demandes de restitution non accompagnées de pièces justificatives. (...) » Indemnisation « 21.1 Tous les réfugiés et toutes les personnes déplacées ont droit à une indemnisation intégrale et effective en tant que partie intégrante du processus de restitution. L’indemnisation peut se faire en numéraire ou en nature. Afin de se conformer au principe de la justice réparatrice, les États veillent à ce qu’il ne soit procédé à une indemnisation en tant que moyen de recours que lorsque la restitution n’est pas possible dans les faits ou que la partie lésée accepte l’indemnisation en lieu et place de la restitution, en connaissance de cause et de son plein gré, ou lorsque les termes d’un accord de paix négocié prévoient d’associer restitution et indemnisation. (...) » B. Conseil de l’Europe Les organes du Conseil de l’Europe se sont exprimés à maintes reprises sur la problématique de la restitution de biens aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (« personnes déplacées ») et aux réfugiés. Les résolutions et recommandations citées ci-dessous sont particulièrement pertinentes dans le contexte de la présente affaire. » Résolution des problèmes de propriété des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays », Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), résolution 1708 (2010) Dans cette résolution, l’Assemblée parlementaire notait que pas moins de 2,5 millions de réfugiés et de personnes déplacées sont confrontés à une situation de déplacement dans les États membres du Conseil de l’Europe, notamment dans les régions du Caucase du Sud et du Nord, dans les Balkans et en Méditerranée orientale, et qu’il s’agissait souvent d’un problème de longue durée, dans la mesure où nombre des personnes déplacées étaient dans l’incapacité de rentrer chez elles ou d’accéder à leur foyer et à leurs terres depuis les années 1990 et même avant (paragraphe 2). Elle soulignait en ces termes l’importance de la restitution : « 3. La destruction, l’occupation et la confiscation des biens abandonnés portent atteinte aux droits des personnes concernées, perpétuent le déplacement et compliquent la réconciliation et le rétablissement de la paix. Par conséquent, la restitution des biens – c’est-à-dire le fait de restaurer les anciens occupants déplacés dans leurs droits et la possession physique de leurs biens – ou la compensation sont des formes de réparation nécessaires pour restaurer les droits individuels et l’État de droit. L’Assemblée parlementaire considère la restitution comme une réponse optimale à la perte de l’accès aux logements, aux terres et aux biens – et des droits de propriété y afférents. C’est en effet la seule voie de recours qui donne le choix entre trois « solutions durables » au déplacement : le retour des personnes déplacées dans leur lieu de résidence d’origine, dans la sécurité et la dignité ; l’intégration dans le lieu où elles ont été déplacées ; ou la réinstallation dans un autre endroit du pays d’origine ou hors de ses frontières. » L’Assemblée parlementaire faisait ensuite référence aux instruments de protection des droits de l’homme du Conseil de l’Europe (Convention européenne des droits de l’homme, Charte sociale européenne, Convention-cadre pour la protection des minorités nationales) et aux principes de Pinheiro (Nations unies), et elle appelait les États membres à prendre un certain nombre de mesures : « 9. Au vu de ce qui précède, l’Assemblée appelle les États membres à régler les problèmes postconflits liés aux droits de propriété des logements, des terres et des biens que rencontrent les réfugiés et les personnes déplacées, en tenant compte des principes de Pinheiro, des instruments pertinents du Conseil de l’Europe et de la recommandation Rec(2006)6 du Comité des Ministres. Étant donné ces normes internationales applicables et l’expérience des programmes de restitution de biens et d’indemnisation qui ont été mis en œuvre en Europe à ce jour, les États membres sont invités : 1 à garantir une réparation effective, dans des délais raisonnables, pour la perte de l’accès aux logements, terres et biens – et des droits y afférents – abandonnés par les réfugiés et les personnes déplacées, sans attendre les négociations concernant le règlement des conflits armés ou le statut d’un territoire donné ; 2 à veiller à ce que la réparation se fasse sous forme de restitution, en confirmant les droits juridiques des réfugiés et des personnes déplacées sur leurs biens et en rétablissant leur accès physique, en toute sécurité, à ces biens, ainsi que leur possession. Lorsque la restitution n’est pas possible, il convient d’octroyer une compensation adéquate en confirmant les droits antérieurs sur les biens et en offrant une somme d’argent ou des biens d’une valeur raisonnablement proche de leur valeur marchande, ou selon toute autre modalité garantissant une juste réparation ; 3 à veiller à ce que les réfugiés et les personnes déplacées dont les droits n’étaient pas officiellement reconnus avant leur déplacement, mais qui bénéficiaient de fait d’un droit de jouissance de leur propriété validé par les autorités, se voient accorder un accès égal et effectif aux voies de recours, et le droit d’obtenir réparation de leur dépossession. Cela est particulièrement important lorsque les personnes concernées sont socialement vulnérables ou appartiennent à des groupes minoritaires ; (...) 5 lorsque les titulaires des droits de location et d’occupation ont été contraints d’abandonner leur domicile, à veiller à ce que leur absence du logement soit réputée justifiée jusqu’à ce que les conditions d’un retour volontaire, dans la sécurité et la dignité, aient été rétablies ; 6 à mettre en place des procédures de demande de réparation rapides, faciles d’accès et efficaces. Lorsque le déplacement et la dépossession ont eu un caractère systématique, il convient de mettre en place des instances de décision habilitées à statuer sur ces demandes, qui appliqueront des procédures accélérées comprenant l’assouplissement des normes en matière de preuve et [la] facilitation de la procédure. Tous les régimes de propriété propres à assurer l’hébergement et la subsistance des personnes déplacées devraient relever de leur compétence, notamment les propriétés à usage résidentiel, agricole et commercial ; 7 à garantir l’indépendance, l’impartialité et l’expertise des instances de décision, notamment en établissant des règles appropriées relatives à leur composition, qui peuvent prévoir la présence de membres internationaux. (...) (...) » » Réfugiés et personnes déplacées en Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie », APCE, résolution 1497 (2006) Dans cette résolution, l’Assemblée appelait notamment l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie : « 12.1 à concentrer tous leurs efforts sur la recherche d’un règlement pacifique des conflits de la région afin de créer les conditions pour le retour volontaire, chez eux, des réfugiés et des personnes déplacées en toute sécurité et dans la dignité ; (...) 4 à faire du retour des personnes déplacées une priorité et à faire tout leur possible lors des négociations pour que ces personnes puissent effectuer ce retour en toute sécurité, avant même un règlement général ; (...) 15 à développer une coopération pratique tendant à enquêter sur le sort des personnes disparues, ainsi qu’à faciliter la restitution de documents ou de propriétés, en particulier en se servant de l’expérience des Balkans dans le traitement de problèmes similaires. » Recommandation du Comité des Ministres aux États membres relative aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, Rec(2006)6 100. Le Comité des Ministres recommandait notamment ceci : « 8. Les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays ont le droit de jouir de leurs biens, conformément aux droits de l’homme. Elles ont en particulier le droit de recouvrer les biens qu’elles ont laissés à la suite de leur déplacement. Lorsque les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays sont privées de leur propriété, elles devraient se voir offrir un dédommagement adéquat ; »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1977. A. La procédure relative à l’expulsion et la détention du requérant Le requérant était agent de l’État en Iran. Opposant au régime, il publiait de manière régulière des articles dans la presse critiquant le régime iranien. Il allègue avoir présenté sa démission à ses supérieurs mais que celle-ci n’a pas été accueillie. Le requérant aurait été arrêté et détenu pendant cinquante jours. Il aurait subi des tortures et ensuite accusé de s’être livré à travers son activité politique et ses publications dans la presse à des activités antigouvernementales. Il fut condamné à une peine d’emprisonnement et, après avoir purgé sa peine, il décida de quitter son pays d’origine. Il arriva en Grèce le 2 août 2010. Il soutient avoir demandé l’asile politique, mais les autorités n’enregistrèrent pas sa demande. Il ajoute que les autorités jetèrent à la poubelle les documents qu’il aurait soumis pour prouver qu’il était un dissident politique en Iran. Récupérés dans la poubelle, puis confisqués par les autorités nationales, ils lui ont été restitués le 26 août 2010. Le requérant fut présenté devant le procureur près le tribunal correctionnel d’Alexandroupoli. Le 4 août 2010, ce dernier décida de ne pas exercer de poursuites pénales afin de renvoyer le requérant vers son pays d’origine. Toutefois, ce renvoi ne fut pas effectué. Le 5 août 2010, le chef de la police d’Alexandroupoli décida de placer le requérant en détention provisoire jusqu’à ce qu’une décision concernant son expulsion soit prise dans un délai de trois jours. Par une décision du 8 août 2010, le chef de la police d’Alexandroupoli ordonna l’expulsion du requérant pour infraction à l’article 83 de la loi no 3386/2005. Il ordonna aussi son maintien en détention pour une période ne pouvant pas dépasser six mois au motif qu’il risquait de fuir. La décision précisait que le requérant avait été informé dans une langue qu’il comprenait bien (l’anglais) de ses droits et des raisons de sa détention. Elle précisait aussi qu’en cas de recours de sa part, son application serait suspendue seulement en ce qui concernait l’expulsion. Le 12 août 2010, le requérant fut transféré dans les locaux de la police des frontières de Venna. Le même jour, le requérant réitéra par fax, par l’intermédiaire du Conseil grec pour les réfugiés, son souhait que sa demande d’asile soit enregistrée. À une date non précisée, le requérant fut transféré au poste-frontière de Kipoi afin d’être expulsé vers la Turquie mais son expulsion fut finalement reportée. Le requérant allègue que le 21 août 2010, des policiers lui rendirent visite dans les locaux de la police des frontières de Venna où il était détenu et lui auraient expliqué que s’il déposait lui-même et non pas à travers la police sa demande d’asile à Athènes, il serait remis en liberté au bout de quelques jours. Ensuite, ils lui auraient présenté un document à signer dont le contenu lui était incompréhensible. Le 23 août 2010, le Conseil grec pour les réfugiés demanda de nouveau par fax à la direction de police de Rodopi d’enregistrer la demande d’asile du requérant. Le 25 août 2010, le requérant fut transféré dans les locaux de la police des frontières de Soufli. Ses représentantes lui rendirent visite et l’informèrent que le document qu’il avait signé attestait qu’il ne souhaitait pas soumettre une demande d’asile, du fait qu’il n’était pas poursuivi en Iran et qu’il avait quitté son pays pour des raisons non pas politiques mais économiques. Le jour même, le Conseil grec pour les réfugiés envoya un fax à la direction de police d’Alexandroupoli, réitérant que le requérant leur avait exprimé à nombreuses reprises le souhait de déposer une demande d’asile et soulignant que cette demande n’avait pas à ce jour été enregistrée. Le 26 août 2010, le requérant déposa par écrit une nouvelle demande d’asile. Les autorités enregistrèrent cette demande. Le même jour, le requérant demanda au ministère de la Solidarité sociale de lui trouver une structure d’accueil conformément au décret no 220/2007. Le 30 août 2010, le requérant formula devant le tribunal administratif d’Alexandroupoli des objections contre sa détention. Il demandait l’examen de la légalité de celle-ci, eu égard à la demande d’asile et aux conditions de détention insupportables. Le 3 septembre 2010, la présidente du tribunal administratif d’Alexandroupoli considéra que la détention était légale et rejeta les objections. Elle admit notamment que l’introduction d’une demande d’asile de la part du requérant ne rendait pas automatiquement illégale la continuation de sa détention en vue d’expulsion. Elle releva que la détention était imposée pour des raisons d’intérêt public, notamment la lutte contre l’immigration illégale. Elle affirma qu’il ne ressortait pas du dossier de l’affaire que le requérant avait été empêché de soumettre sa demande d’asile. Enfin, elle considéra que le requérant n’avait pas démontré, avec des allégations « suffisamment sérieuses », que les autorités avaient refusé de traiter le problème des conditions de détention et souligna que la pratique administrative révélait une « volonté d’améliorer les conditions de détention dans les lieux de détention » (décision no P80/2010). Le 6 octobre 2010, le requérant présenta de nouvelles objections contre sa détention devant le président du tribunal administratif. Il releva notamment que sa détention n’était pas nécessaire, du fait qu’il pouvait être hébergé à Athènes par son compatriote M.H., que son expulsion ne pouvait pas être effectuée en raison du fait que sa demande d’asile était toujours pendante et que ses conditions de détention se dégradaient. Il décrivit à cet effet le surpeuplement, le manque d’hygiène et d’accès à la lumière naturelle et produisit, entre autres, la lettre du représentant en Grèce du Haut Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés qui faisait état des constats d’une visite au poste frontière de Soufli, effectuée du 29 septembre au 1er octobre 2010. Le 8 octobre 2010, le président du tribunal administratif d’Alexandroupoli examina les nouvelles objections et y fit droit. Il fit notamment référence à la demande d’asile soumise par le requérant, qui était pendante, et au fait que celui-ci n’était pas détenu dans des « locaux appropriés » (σε χώρο κατάλληλο) pour une détention s’étalant sur une période de six mois (décision no P106/2010). En vertu de la décision 9760/20-3224/1-ε du chef de la police d’Alexandroupoli, la détention du requérant fut levée. Selon la même décision, le requérant devait quitter le territoire grec au bout d’une période de trente jours. Le 19 octobre 2010, le requérant eut un entretien en vue de l’obtention de l’asile devant la Commission consultative pour les réfugiés siégeant à Alexandroupoli. Il prétend que pendant cet entretien, les interprètes (un afghan et un policier) n’avaient pas de compétences linguistiques suffisantes de sorte que ses allégations ne furent pas transcrites avec précision. En outre, il affirme que les autorités firent des commentaires négatifs à son égard et contestèrent sans raison la validité des documents qu’il avait apportés pour prouver la véracité de ses allégations. Après son entretien, le requérant se vit accorder un certificat de demandeur d’asile. Le 2 novembre 2010, le directeur de la direction de la police d’Alexandroupoli rejeta la demande d’asile du requérant et ordonna l’exécution de la décision d’expulsion dans un délai de soixante jours à compter de la notification de cette décision de rejet. La décision du directeur de la police était motivée comme suit : « Eu égard (...) aux éléments du dossier et à l’entretien, la Commission a estimé, à l’unanimité, que le requérant ne réunit pas les conditions légales pour être reconnu comme réfugié et se voir accorder l’asile. Dans sa demande initiale, il a déclaré qu’il avait fui son pays car sa vie était en danger, qu’il craignait d’être poursuivi et privé de sa liberté (...) du fait qu’il était journaliste et ancien officier de l’armée et a été emprisonné (...) à cause de ces convictions politiques pour cinquante jours, où il a subi des tortures. Il a été libéré après avoir versé à titre de caution 100 000 000 RIAL (...). Par la suite il a été condamné à deux ans d’emprisonnement et détenu (...) pendant un an. Toutefois, devant la Commission, il a déclaré qu’il a été arrêté et emprisonné car il écrivait des articles critiquant le régime politique de son pays, sans avoir subi de tortures. Il a affirmé qu’il a racheté sa peine et qu’il a été libéré avec l’obligation de résider dans une autre ville d’Iran, obligation qu’il n’a pas voulu remplir et il a décidé alors de quitter l’Iran pour un autre pays. En Iran il servait l’armée comme officier et en même temps il rédigeait des articles contre le gouvernement. Ces allégations ne peuvent pas fonder une crainte de persécution par les autorités de son pays pour des motifs raciaux, religieux, ou liés à la nationalité, à une classe sociale ou à des convictions politiques, qui permettrait de lui reconnaître la qualité de réfugié. (...) Par conséquent sa demande est manifestement mal fondée et abusive, car il ressort de ce qui précède qu’il utilise la demande et la procédure d’asile pour faciliter son séjour ici et pour trouver du travail et améliorer ses conditions de vie. » Il ressort du dossier que le requérant quitta la Grèce à une date non précisée et se trouve actuellement en Suède, où il s’est vu accordé le statut de réfugié. Le 22 novembre 2010 fut publié le décret 114/2010 relatif au statut du réfugié. Ce décret réintroduisit le droit des demandeurs d’asile de solliciter le réexamen de leur demande par l’administration (une commission composée d’un représentant du ministère de l’Intérieur ou du ministère de la Justice, d’un représentant du HCR et d’un juriste expert en droits de l’homme ou en droit des réfugiés). En vertu de l’article 32 du décret, le requérant disposait d’un délai de trois mois pour solliciter ce réexamen. Le requérant soutient qu’il avait quitté la Grèce avant la notification de la décision rejetant sa demande d’asile. Dès lors, il n’a pas fait usage de cette possibilité. B. Les conditions de détention du requérant La version du requérant Le requérant fut détenu aux postes frontières de Soufli et de Venna. En particulier, lors de son arrestation, il fut détenu au poste frontière de Soufli et, ensuite, transféré au poste frontière de Venna ; une semaine après, il fut renvoyé à Soufli. Il souligne que les conditions de détention dans ces endroits rendent impossible même une détention de courte durée. Il prétend que pendant sa détention, il ne sortit jamais des bâtiments et ne vit jamais le ciel, ce qui eut une influence néfaste sur sa santé physique et psychologique. La plupart du temps, le poste frontière de Soufli accueillait entre 100-150 hommes, femmes et enfants dans un espace d’une capacité de 35-39 personnes. Certains détenus, dont lui-même, étaient obligés de dormir à même le sol, à proximité des eaux sales des toilettes ou même assis. L’accès au téléphone était très limité et il fallait se procurer une télécarte, ce qui dépendait de la volonté des gardiens. Dans les espaces de détention, il n’y avait ni chaises, ni tables, ni endroit pour ranger. Le requérant n’eut aucun produit de toilette ou d’hygiène. Les quelques couvertures étaient sales, l’eau n’était pas potable (les détenus devaient acheter des bouteilles d’eau minérale) et la nourriture était de mauvaise qualité. Enfin, aucun interprète n’était présent et les détenus, comme le requérant, n’étaient pas informés des raisons et de la durée de leur détention. Aucune information n’était donnée concernant les droits des détenus et la procédure d’asile. Le requérant essaya de protester contre ses conditions de détention sans succès, faute de mécanisme effectif au sein des locaux de la police des frontières de Soufli et de Venna. La version du Gouvernement Le Gouvernement décrit les centres de rétention dans lesquelles le requérant a séjourné comme suit. Dans le centre de rétention de Soufli, malgré le fait que le nombre des détenus était disproportionné par rapport à la capacité, la nourriture des détenus était excellente et était fournie trois fois par jour par la préfecture d’Evros. Des soins médicaux et des médicaments étaient dispensés par des médecins de l’administration sanitaire de la région. Pour les cas qui ne pouvaient être traités sur place, les détenus étaient transférés dans les centres de santé régionaux ou à l’hôpital universitaire d’Alexandroupoli. Un téléphone public à cartes fonctionnait au sein du poste-frontière de Soufli et la communication des détenus avec les avocats était effectuée sans entraves. Des organisations non gouvernementales se rendaient régulièrement au poste-frontière de Soufli pour informer les détenus de leurs droits. Le centre de rétention de Venna, d’une capacité de 220 personnes, en accueillait 150 à l’époque du séjour du requérant dans ce centre (du 12 au 25 août 2010). Les dortoirs étaient chauffés pendant l’hiver et suffisamment aérés et éclairés. Dans chaque dortoir, il y avait une toilette séparée et une douche avec de l’eau chaude. La préfecture fournit des produits d’hygiène aux détenus. Les locaux sont régulièrement désinfectés, désinsectisés et repeints. Chaque détenu dispose d’un lit, un matelas, un oreiller, deux draps et deux ou trois couvertures. Des vêtements étaient donnés aux détenus qui n’en avaient pas suffisamment. Le centre employait un médecin et une infirmière. Des mesures étaient prises pour faire face aux urgences médicales. L’alimentation des détenus est assurée par divers restaurants avec lesquels les autorités ont conclu des contrats. Les restaurants fournissent des repas pour un montant de 5,87 euros par jour et pour chaque détenu. Les repas ne contiennent pas d’aliments interdits par la religion des détenus. Une promenade a lieu quotidiennement en fonction du nombre des détenus et de la saison. Il est possible de faire sortir en une journée les détenus des deux ou trois dortoirs. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits dans les arrêts Bygylashvili c. Grèce (no 58164/10, 25 septembre 2012), Barjamaj c. Grèce (no 36657/11, 2 mai 2013), Horshill c. Grèce (no 70427/11, 1er août 2013), Khuroshvili c. Grèce (no 58165/10, 12 décembre 2013) et B.M. c. Grèce (no 53608/11, 19 décembre 2013). III. LES RAPPORTS DES INSTANCES INTERNATIONALES A. Les constats du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) Dans le rapport du 17 novembre 2010, établi suite à la visite du 17 au 29 septembre 2009 Les locaux de la police des frontières de Venna avaient une capacité officielle de 222 personnes et, au moment de la visite, accueillaient 201 détenus de sexe masculin dans cinq grands dortoirs. Le centre était dans le même état que celui observé en 2007 : mal éclairé, sale et mal entretenu, avec des vitres cassées. Le 8 août 2009, le syndicat de la police locale a envoyé une lettre aux autorités régionales de Rodopi sollicitant des mesures urgentes afin d’améliorer les conditions matérielles et d’hygiène, y compris le nettoyage régulier des dortoirs et l’installation d’une aire pour personnes malades. Les autorités n’ont cependant procédé à aucune démarche en raison du manque de moyens financiers. Malgré l’existence de deux grandes cours, les détenus n’étaient autorisés à sortir que tous les deux jours pendant deux heures. Dans le rapport du 10 janvier 2012, établi suite à la visite du 19 au 27 janvier 2011 Le commissariat de police et le poste frontière de Soufli consistaient en un bâtiment d’un étage destiné à la détention. Le bâtiment incluait deux dortoirs étroits séparés par un paravent ; chacun d’eux avait une plateforme surélevée sur laquelle les détenus dormaient. Il y avait aussi un espace commun donnant accès à une salle de douche et une toilette. La superficie totale de l’espace de détention était 110 m². Le jour de la visite de la délégation du CPT, 146 hommes y étaient détenus. Pour accéder aux dortoirs, il fallait enjamber des corps car chaque centimètre carré du sol était occupé. Certains détenus dormaient même dans l’espace entre le plafond de la douche et le toit. L’odeur des corps était accablante. Une seule toilette fonctionnait ainsi qu’une douche à l’eau froide. Plusieurs personnes ont rapporté à la délégation qu’elles urinaient le matin dans des bouteilles ou des sacs en plastique. L’éclairage et la ventilation étaient insuffisants. Il n’y avait pas de possibilité d’exercice physique à l’extérieur. La nourriture était aussi insuffisante et il y avait des plaintes que les plus forts parmi les détenus empêchaient d’autres de manger leur ration. Environ 65 personnes avaient été détenues dans le centre pour plus de quatre semaines et 13 pour plus de trois mois et demi. B. Le représentant en Grèce du Haut Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés Par une lettre adressée au Conseil grec pour les réfugiés, le représentant en Grèce du Haut Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés faisait état des constats d’une visite au poste frontière de Soufli, effectuée du 29 septembre au 1er octobre 2010. Le représentant constatait que l’espace de détention était composé de deux dortoirs, sans séparation, avec des lits en ciment et des matelas en série. À côté de ceux-ci, dans des couloirs étroits, il y avait des sommiers en bois, couverts de cartons et des couvertures qui servaient de lits pour les détenus en surnombre. L’espace était bondé en raison du grand nombre de détenus et le passage d’un dortoir à l’autre était impossible. L’atmosphère du dortoir était étouffante car insuffisamment ventilé. Les fenêtres étaient en hauteur et n’assuraient ni aération ni éclairage suffisants. Les matelas et les couvertures étaient sales. Les deux toilettes et les deux douches se trouvaient dans l’espace de détention et étaient sales et pleines de détritus. La plupart des détenus étaient couchés car il n’y avait pas d’espace pour circuler. Aucune brochure d’information concernant le statut légal des détenus et leurs droits n’était disponible. Les femmes détenues avait exprimé leur désarroi et leur désespoir pour leurs conditions de détention lesquelles, d’après leurs allégations, étaient insupportables : matelas et couvertures sales, espace commun de détention avec les hommes, toilettes communes sales, impossibilité d’être propre, manque de produits de toilette (savon, shampooing, papier toilette, serviettes hygiéniques, brosse à dents et dentifrice), impossibilité de laver les vêtements et les sous-vêtements et impossibilité de faire de l’exercice physique. Plusieurs détenus se plaignaient de maladies dermatologiques et gastriques ainsi que du fait que le médecin ne rendait pas de visite dans le dortoir pour examiner les détenus, mais distribuait des analgésiques à travers les barreaux de la porte. Si des détenus avaient besoin d’un autre type de soins médicaux, ils devaient en assumer les frais. Les détenus devaient aussi payer pour les photos d’identité prises par les autorités pour les apposer sur les différents documents. La lettre concluait que la situation qui régnait au poste frontière portait atteinte à la dignité humaine et mettait en péril non seulement les droits fondamentaux de l’homme mais leur vie même.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1949 et réside à Makhatchkala, en République du Daguestan (Fédération de Russie). Le décès du fils du requérant Le 25 avril 2006, Murad Nagmetov, le fils du requérant, prit part à un rassemblement public au village de Miskindzha, dans le district Dokuzparinskiy, au Daguestan. Plusieurs centaines de personnes y participèrent et formulèrent des accusations de corruption à l’égard de fonctionnaires locaux. Vers 15 heures, des membres de l’unité mobile spéciale encerclèrent les participants et effectuèrent plusieurs tirs de sommation en l’air. Par la suite, les autorités dispersèrent le rassemblement au moyen d’armes à feu (voir aussi Primov et autres c. Russie, no 17391/06, §§ 15-18, 12 juin 2014). Murad Nagmetov fut touché par une grenade lacrymogène et succomba à ses blessures. Cinq autres personnes furent grièvement blessées et bien d’autres encore subirent des dommages corporels et furent arrêtées. Le même jour, le procureur de la République du Daguestan engagea des poursuites pénales pour meurtre et usage illégal d’armes à feu (articles 105 et 222 du code pénal) et attribua l’affaire à un enquêteur. Un médecin légiste examina la dépouille et procéda à l’extraction des éclats qui avaient causé la mort. Le même jour également, l’enquêteur demanda au service de police scientifique du ministère de l’Intérieur du Daguestan d’établir un rapport balistique aux fins de déterminer quels étaient le type de grenade en cause et le genre de fusil ayant servi à la tirer, et si la grenade comportait des stries pouvant permettre d’identifier l’arme. Le 11 mai 2006, l’expert en balistique remit son rapport, dans lequel il concluait comme suit : « 1. L’expert de police scientifique s’est vu confier pour examen les deux objets suivants : une grenade avec charge spéciale ; un obturateur avec charge spéciale (une cartouche de calibre 23 mm, qui est utilisée avec la carabine de type KS-23 (KS-23M)). Il n’a pas été possible de déterminer la marque précise de la grenade lacrymogène. (...) Il ne serait pas possible d’utiliser l’obturateur sur la coque de la grenade pour identifier l’arme spécifique dont il a été fait usage. Il serait cependant possible d’utiliser l’obturateur séparé pour identifier l’arme employée, si celle-ci était fournie pour examen. » Le 26 juin 2006, l’autorité chargée de l’enquête demanda un nouveau rapport balistique destiné à permettre l’identification du fusil utilisé pour tirer la grenade extraite du corps du fils du requérant. Le 6 juillet 2006, le service de police scientifique du ministère de l’Intérieur du Daguestan refusa de procéder à l’examen et allégua l’absence d’« installations ou équipements permettant de faire des tirs d’essai avec des cartouches de 23 mm à gaz spécial ». À une date qui n’a pas été précisée, il fut procédé à la saisie d’un certain nombre de carabines qui avaient été utilisées par des membres de l’unité mobile spéciale le 25 avril 2006. En juillet et en août 2006, l’autorité d’enquête demanda des rapports balistiques auprès du service de police scientifique du ministère de l’Intérieur du Daguestan et d’un autre établissement d’expertise des environs. Ces rapports ne furent pas produits, en raison semble-t-il de l’absence d’installations techniques suffisantes. Le 6 septembre 2006, l’office fédéral de police scientifique du ministère fédéral de la Justice fut prié d’établir un rapport balistique aux fins de déterminer quelle carabine avait fait feu sur la victime. L’autorité d’enquête fournit à l’office les éclats qui avaient été extraits du corps de la victime, ainsi que treize carabines. Le 19 octobre 2006, les autorités décidèrent d’ouvrir un autre dossier pénal relativement à l’accusation d’abus de pouvoir par un agent de l’État ayant causé la mort (article 286 du code pénal). Il ressort de cette décision qu’elle concernait d’autres personnes que le fils du requérant. Elle se lit comme suit : « Il est établi que des policiers ont fait usage d’armes à feu (...) Des membres de l’unité mobile spéciale ont tiré à l’aide d’armes à feu, utilisant des cartouches de calibre 23 mm, de même que des grenades lacrymogène, agissant ainsi en infraction avec une directive du 5 novembre 1996 et outrepassant leurs attributions (...) Il est interdit de tirer ces projectiles lacrymogènes en direction d’une personne. Ces tirs ont occasionné des blessures à M. N. et à M. A. ». Par la suite, les affaires susmentionnées furent jointes pour faire l’objet d’une enquête commune. Le 8 novembre 2006, l’office fédéral de police scientifique publia un rapport, dont voici des extraits : « (...) Étant donné que les cartouches en question, de calibre 23 mm, n’ont pas été fournies pour des tirs d’essai, une demande portant sur des cartouches Volna de 23 mm a été faite auprès du service compétent du ministère de l’Intérieur de la Fédération de Russie (...) [Note de bas de page : les cartouches Volna sont utilisées dans le cadre de la formation à l’utilisation des carabines KS-23 et KS-23M. Elles sont semblables à celles qui sont généralement employées avec ces carabines, à cela près qu’elles ne contiennent pas de substance chimique irritante.] (...) Recherches (...) (...) Notons que la grenade lacrymogène ne présente pas de stries qui auraient été laissées par la carabine utilisée pour la tirer. Il est possible en effet que la grenade ait été chargée à l’aide de deux obturateurs et de ce fait n’ait pas été en contact avec l’intérieur de la carabine (...) Des tirs d’essai ont été effectués avec les carabines KS-23 et KS-23M soumises pour examen. Ces tirs devaient permettre d’observer les stries laissées sur les obturateurs des grenades tirées avec ces carabines et de les comparer à celles laissées sur l’obturateur de la grenade utilisée contre la victime. Pour les tirs d’essai, j’ai utilisé des cartouches Volna de calibre 23 mm. Elles sont semblables à celles qui ont été fournies pour l’examen (...) (...) En raison des variations obtenues dans les résultats des tirs d’essai, il s’est avéré impossible d’identifier la carabine concernée à partir des stries laissées sur les obturateurs (...), du fait notamment de l’élasticité et de la faible thermorésistance du matériau employé dans les obturateurs (...) » Le 15 novembre 2006, une nouvelle enquête balistique fut demandée auprès de l’institut de police scientifique du Service fédéral de sécurité (« l’institut »). Comme précédemment, l’institut se vit confier treize carabines ainsi que les éclats extraits du corps de la victime. Le 26 février 2007, une experte de l’institut rendit un rapport dans lequel elle indiquait qu’il n’était pas possible de déterminer laquelle des carabines examinées avait servi à tirer la cartouche. Elle expliqua que pour ses recherches et tirs d’essai on lui avait fourni des cartouches Volna, alors que les éclats extraits du corps de la victime étaient des morceaux de grenade. Elle précisa que les cartouches Volna et les grenades lacrymogènes avaient des « paramètres géométriques différents et [étaient] composées de matériaux aux caractéristiques distinctes ». Le 26 février 2007, l’autorité d’enquête suspendit l’enquête. Le 30 août 2007, M. Rafik Nagmetov, fils du requérant, engagea une procédure judiciaire pour protester contre l’inaction alléguée de l’autorité d’enquête. Par un jugement du 8 octobre 2007, le tribunal du district Sovetski de Makhatchkala le débouta. Il se prononça ainsi : « Plus de soixante-dix personnes ont été interrogées au cours de l’enquête. Il a été procédé aux examens nécessaires (sur les plans médical, balistique et criminologique) (...) Toutes les carabines qui avaient été utilisées par les policiers ont été saisies (...) Tous les policiers concernés ont été identifiés (...) Les registres relatifs à la distribution des armes et des munitions ont été étudiés (...) À trois reprises, trois établissements d’expertise différents ont été invités à établir des rapports balistiques. Ces demandes n’ont pas abouti, en raison de l’absence de l’équipement nécessaire (...) Des tentatives ont été faites dans d’autres établissements d’expertise aux fins de l’identification du fusil en cause (...) Ces établissements n’étaient pas équipés pour ce type d’examens balistiques (...) Par la suite, l’office fédéral de police scientifique s’est trouvé dans l’incapacité d’identifier l’arme (...) Une autre demande est pendante auprès de l’institut de police scientifique du Service fédéral de sécurité (...) Ainsi, l’autorité d’enquête a mis en œuvre toutes les mesures d’investigation qui étaient possibles en l’absence d’un suspect identifié. » Le 14 janvier 2008, la Cour suprême de la République du Daguestan confirma ce jugement. Le fils du requérant, M. Rafik Nagmetov, demanda également un contrôle juridictionnel de la décision de suspendre l’enquête prise le 26 février 2007. Le 25 juillet 2008, le tribunal de district déclara que la suspension de l’enquête était justifiée. Le 8 septembre 2008, la cour d’appel infirma toutefois ce jugement et ordonna le réexamen de la plainte. Par un jugement du 6 octobre 2008, le tribunal de district accueillit la plainte et considéra que l’autorité d’enquête, du fait qu’elle n’avait pas fourni à l’expert de police scientifique de matériel approprié pour comparaison, n’avait pas pris des « mesures exhaustives destinées à permettre l’identification de l’auteur du tir mortel ». À une date qui n’a pas été précisée, le requérant apprit que les éclats qui avaient été extraits du corps de son fils avaient été perdus. En novembre 2009, il pria les autorités de demander une enquête balistique complémentaire et se plaignit de la perte des éléments en question. Le 16 décembre 2009, l’enquête reprit son cours. Il apparaît que l’autorité d’enquête prit des mesures afin de faire la lumière sur ce qu’il était advenu des éléments de preuve. Ainsi, des armuriers de l’unité mobile spéciale furent interrogés. Par ailleurs, l’enquêteur s’adressa à l’institut et évoqua ses difficultés à interpréter le rapport du 26 février 2007. On ne sait pas clairement quelle réponse fut donnée à cette demande. Selon le Gouvernement, la demande de renseignements au sujet de la perte des éléments de preuve ne produisit aucun résultat particulier, en raison notamment du décès de l’enquêteur chargé de l’affaire et du redéploiement de l’unité d’enquête. Le 16 janvier 2010, l’enquêteur suspendit à nouveau l’enquête. Le 21 février 2011, le procureur par intérim de la République du Daguestan constata que cette décision était illégale et ordonna la reprise de l’enquête. Il s’exprima ainsi : « Après examen du dossier, je conclus que l’enquête n’a pas épuisé l’ensemble des mesures visant à l’établissement des circonstances du crime, à la collecte des éléments de preuve et à l’identification du fusil qui a causé la mort de la victime (...) Singulièrement, la demande d’enquête balistique adressée à l’institut a été soumise accompagnée de cartouches Volna, au lieu de cartouches du type de celles qui ont provoqué le décès de la victime. Les paramètres géométriques différents de ces cartouches ont empêché les experts d’identifier la carabine employée contre la victime (...) Après la reprise de l’enquête en décembre 2009, l’enquêteur s’est contenté de demander des renseignements au lieu de fournir des grenades à des fins de recherche comparative (...) Le rapport d’expertise du 26 février 2007 n’indique pas qu’il était impossible d’identifier le fusil ; la condition préalable aurait été la mise à disposition de cartouches du type concerné. Les éclats extraits du corps de la victime ont été examinés dans le cadre de l’expertise susmentionnée. L’indisponibilité actuelle de ces éléments n’empêche donc pas de demander un nouveau rapport balistique auprès du même établissement. » Après la reprise de l’enquête, l’enquêteur s’enquit auprès de l’institut de la possibilité de procéder à un examen balistique en l’absence des éclats extraits du corps de la victime. Si l’on ne sait pas clairement quelle fut la réponse de l’institut, il ne semble pas qu’un nouvel examen balistique ait été effectué. Le 17 avril 2011, l’autorité d’enquête suspendit l’enquête. Sa décision se lit comme suit : « Il ressort des éléments versés au dossier que, le 25 avril 2006, des habitants des villages voisins ainsi que d’autres personnes ont bloqué la route à l’aide de pierres et de bûches (...) En réponse à des ordres légitimes de dispersion donnés par la police, des personnes non identifiées ont jeté des pierres sur les policiers, causant des lésions corporelles diverses à onze d’entre eux. En représailles, les policiers ont fait usage d’armes à feu (...) Des membres de l’unité mobile spéciale ont tiré vers la foule à l’aide de leurs fusils à pompe, utilisant des cartouches de calibre 23 mm ainsi qu’une grenade lacrymogène. Ce faisant, ils ont enfreint une directive du 5 novembre 1996 (...) et outrepassé leurs attributions. En conséquence, [le fils du requérant] et d’autres personnes ont été blessés par balles (...) et [le fils du requérant] est décédé sur place. (...) Il est impossible de demander une autre enquête balistique en l’absence du projectile. Il n’a pas été possible d’identifier la personne qui a tiré sur [le fils du requérant]. » Le requérant ne contesta pas cette décision. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 413 du code de procédure pénale, qui définit les modalités de réouverture des affaires pénales, énonce en ses passages pertinents : « 1. En cas de faits nouveaux ou nouvellement découverts, les jugements et décisions de justice passés en force de chose jugée peuvent être annulés et la procédure pénale peut être rouverte. (...) Par faits nouveaux il faut entendre : (...) 2) une violation d’une disposition de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales commise par une juridiction [de la Fédération de Russie] au cours de l’examen d’une affaire pénale et constatée par la Cour européenne des droits de l’homme, à raison de : a) l’application d’une loi fédérale allant à l’encontre des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; b) d’autres violations des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née au Pakistan en 1963 et vit actuellement dans une résidence médicalisée (betreutes Wohnen) à Haina (Land de Hesse, Allemagne). En 1990, la requérante épousa un pakistanais et se convertit à la religion de ce dernier, la religion ahmadie. La requérante et son mari partirent s’installer en Allemagne en 1991. L’époux de la requérante se vit reconnaître le statut de réfugié mais la requérante elle-même fut déboutée de sa demande en ce sens. En sa qualité d’épouse de réfugié, elle obtint un permis de séjour temporaire le 16 juin 1994. Le 11 février 1995, la requérante donna naissance à un fils. En 1998, la requérante et son époux se séparèrent. Leur fils resta avec la requérante. Dès lors, la requérante travailla comme femme de ménage dans différentes entreprises. Le 7 septembre 2001, elle reçut un permis de séjour permanent. En mars 2004, la requérante se retrouva au chômage à la suite de problèmes de comportement qui semblaient d’origine psychologique. En juillet 2004, elle divorça. En 2005, le tribunal aux affaires familiales transféra à son époux le droit de garde sur son fils qui vécut désormais chez son père. Le 31 mai 2004, la requérante tua une de ses voisines en l’étranglant et en la précipitant dans les escaliers. Elle fut placée en détention provisoire. Après une tentative d’automutilation, elle fut internée dans un hôpital psychiatrique sur décision de justice. Le 13 juillet 2005, le tribunal régional de Giessen conclut à la commission, par la requérante, d’un homicide involontaire alors qu’elle se trouvait dans un état d’incapacité mentale. À l’époque des faits, elle était atteinte d’une psychose aiguë. Un expert médical attesta qu’elle présentait des symptômes de schizophrénie et de déficience mentale. Elle n’était pas consciente de son état psychique. La juridiction interne jugea donc qu’elle représentait toujours un danger pour autrui et ordonna un placement permanent en hôpital psychiatrique. Un tuteur légal fut également désigné. Le 4 juin 2009, l’autorité administrative compétente de Waldeck-Frankenthal ordonna l’expulsion de la requérante. S’appuyant sur l’article 55 § 2 de la loi relative au séjour, à l’activité professionnelle et à l’intégration des étrangers (Aufenthaltsgesetz, voir paragraphe 25 cidessous, ci-après « loi relative au séjour des étrangers »), l’autorité fit référence à l’infraction commise par la requérante qui avait entraîné son internement dans l’hôpital psychiatrique et plus généralement à son état psychologique. L’autorité conclut que la requérante constituait un danger pour la sûreté publique. Dans un tel cas, sa situation personnelle, à savoir son long séjour en Allemagne et son statut de résident, étaient secondaires. La requérante n’était ni intégrée économiquement ni capable de communiquer à suffisance en allemand, ce qui faisait obstacle à sa thérapie. Elle n’entretenait avec son ex-époux et son fils que des contacts limités cependant qu’elle était toujours imprégnée de la culture pakistanaise. Au Pakistan, elle pourrait bénéficier des soins nécessaires à son état et recevoir le soutien de sa famille. En novembre 2009, la requérante se vit octroyer un certain nombre d’avantages, tels des jours de liberté, dans l’hôpital où elle était internée, sans que cela soulevât d’opposition. Elle commença également à travailler à plein temps dans la buanderie de la clinique. Tout cela était rendu possible par l’amélioration de son état de santé mentale. Au cours de la procédure visant au sursis provisoire à l’expulsion, les autorités s’engagèrent elles-mêmes à ne pas exécuter la décision d’expulsion tant qu’un tribunal ne se serait pas prononcé au fond. Le 1er mars 2011, le tribunal administratif de Kassel débouta la requérante de son action contre la décision d’expulsion. Il confirma celle-ci au nom de la grave infraction commise par la requérante, du défaut de conscience, chez elle, de son état et du risque élevé de récidive. Il souligna également le défaut d’intégration de la requérante dans la société allemande, en raison surtout de ses faibles connaissances en allemand. Selon lui, l’article 8 ne s’appliquait pas en l’espèce dès lors que la requérante n’avait pas de liens familiaux importants. Le tribunal releva qu’en principe, au Pakistan, les soins médicaux de base pour les malades mentaux étaient assurés dans les grandes villes comme Lahore et que la requérante pourrait se permettre un traitement du fait qu’elle recevrait une petite pension de quelque 250 euros (EUR). Le tribunal releva certes qu’en réponse aux questions de l’ambassade d’Allemagne, les membres de la famille de la requérante au Pakistan avaient expressément exclu de l’accueillir. Il estima cependant qu’il n’était pas impossible que les proches de la requérante l’aident à organiser le traitement requis en échange du paiement de modiques sommes en euros. Par ailleurs, la requérante n’était pas connue pour ses positions en faveur de la religion ahmadie en sorte qu’elle ne courait aucun danger sur ce plan. Le 23 mai 2011, la cour administrative d’appel de Hesse rejeta la demande d’autorisation d’appel. Elle fit observer que le tribunal administratif avait pris en considération l’ensemble des faits pertinents de l’espèce. La requérante allégua en vain la violation de son droit à être entendue (Gehörsrüge). Elle soutenait qu’il n’avait pas été dûment tenu compte de ses observations sur l’amélioration de son état de santé, la mort de sa sœur au Pakistan et les conditions de vie qui seraient les siennes dans ce pays. Elle affirmait de surcroît avoir d’étroits contacts avec son fils qui lui rendait régulièrement visite. Le 24 novembre 2011, le tribunal régional de Marburg leva l’ordonnance portant obligation de soins hospitaliers sur la recommandation d’un rapport médical et libéra la requérante sous conditions pour une période de cinq ans. La requérante devait rester en contact régulier avec le personnel médical de l’hôpital et continuer à prendre les médicaments prescrits. Le tribunal estima que le traitement avait suffisamment diminué le danger de récidive pour que le risque résiduel soit tolérable. Le rapport médical précité relevait par ailleurs qu’après quelques difficultés dans les premiers temps, la requérante était désormais accessible mais qu’elle souffrait toujours de troubles cognitifs. La barrière linguistique créait des problèmes lors d’un certain nombre de séances de thérapie et les déficiences cognitives ne permettaient pas d’amélioration sur ce point même avec l’aide d’un interprète. La requérante travaillait toujours dans la buanderie, prenait normalement ses médicaments et, les derniers temps, avait un comportement équilibré. Son fils lui rendait régulièrement visite et souhaitait s’investir davantage dans son traitement. Cette implication serait toutefois limitée puisque l’intéressé était un jeune adulte en début d’études. La requérante satisfaisait à toutes les exigences et était bien intégrée dans le milieu stable dans lequel elle vivait. Le pronostic la concernant pouvait être considéré comme favorable. La requérante fut transférée dans un lieu de vie protégé près de l’hôpital, lieu qui offrait une structure adaptée à son état. Le 13 décembre 2011, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable le recours constitutionnel formé par la requérante contre la décision d’expulsion. Le 19 septembre 2013, la requérante fut informée de l’échec de la pétition la concernant qui avait été présentée au parlement du Land de Hesse. À ce jour, aucune date n’a été fixée pour l’expulsion de la requérante vers le Pakistan. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT La loi relative au séjour, à l’activité professionnelle et à l’intégration des étrangers (« loi relative au séjour des étrangers ») Article 53 Expulsion obligatoire « Un étranger sera expulsé lorsqu’il a été condamné pour un ou plusieurs délits intentionnels à une peine privative de liberté ou à une peine d’emprisonnement pour mineurs d’au moins trois ans passées en force de chose jugée ou que, au cours d’une période de cinq ans, il a été condamné pour délits intentionnels à plusieurs peines privatives de liberté ou peines d’emprisonnement pour mineurs passées en force de chose jugée et totalisant au moins trois ans, ou qu’une détention à titre de sûreté a été ordonnée lors de sa dernière condamnation définitive ou a été condamné pour un délit intentionnel et visé par la loi sur les stupéfiants, pour atteinte à la paix publique dans les conditions énoncées à l’article 125a, phrase 2 du code pénal ou pour une atteinte à la paix publique commise dans le cas d’une réunion publique interdite ou d’un cortège interdit et définie à l’article 125 du code pénal à une peine d’au moins deux ans d’emprisonnement pour mineurs ou à une peine privative de liberté passées en force de chose jugée, et que l’exécution de la peine n’a pas été assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve, ou (...) » Article 54 Expulsion régulière « Un étranger sera en général expulsé lorsque : il a été condamné pour un ou plusieurs délits intentionnels à une peine d’emprisonnement pour mineurs d’au moins deux ans ou à une peine privative de liberté, passées en force de chose jugée et que l’exécution de la peine n’a pas été assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve, (...) il cultive, fabrique, importe, fait transiter, exporte des stupéfiants, les vend, les cède à un tiers ou les met sur le marché d’une autre façon, en fait le commerce ou est l’instigateur d’une telle action ou encore prête concours à son exécution, en violation des dispositions de la loi sur les stupéfiants et sans autorisation, il se livre en tant qu’auteur ou complice dans une réunion publique ou dans un cortège interdits ou dissous à des actes de violence contre des personnes ou des biens, commis collectivement par un groupe d’individus d’une manière présentant une menace pour la sécurité publique, des faits permettent de conclure qu’il adhère ou a adhéré à une association qui soutient le terrorisme ou qu’il soutient ou a soutenu une telle association ; la décision d’expulsion ne peut se fonder sur des adhésions ou des actes de soutien passés que dans la mesure où ceux-ci sont à l’origine d’un danger actuel, 5a. il compromet l’ordre constitutionnel libéral et démocratique ou la sécurité de la République fédérale d’Allemagne, ou participe à des actes de violence ou appelle publiquement au recours à la violence dans la poursuite d’objectifs politiques ou menace de recourir à la violence, 5b. des faits permettent de conclure qu’il prépare ou a préparé au sens de l’article 89a § 2 du code pénal un acte de violence grave présentant un danger pour l’État visé à l’article 89a § 1 du code pénal ; la décision d’expulsion ne peut se fonder sur des actes préparatoires passés que dans la mesure où ceux-ci sont à l’origine d’un danger spécial et actuel, (...) ou il a compté parmi les dirigeants d’une association qui a été définitivement interdite parce que sa finalité ou son activité vont à l’encontre des lois pénales ou qu’elle s’oppose à l’ordre constitutionnel ou à l’idée de rapprochement des peuples. » Article 55 Expulsion discrétionnaire « (1). Un étranger peut être expulsé lorsque son séjour porte atteinte à la sécurité et à l’ordre public ou à d’autres intérêts majeurs de la République fédérale d’Allemagne. (2) Un étranger peut notamment être expulsé lorsque (...) il a commis une infraction, autre qu’unique ou mineure, aux dispositions légales ou aux décisions ou ordonnances judiciaires ou administratives, ou a commis hors du territoire fédéral un délit qui doit être considéré, sur le territoire fédéral, comme un délit intentionnel, (...) (3) Lors de la décision d’expulsion, seront prises en compte la durée du séjour légal et les liens personnels, économiques et autres, qui sont dignes de protection, de l’étranger sur le territoire fédéral, les conséquences de l’expulsion pour les membres de la famille ou pour le partenaire de l’étranger qui séjournent légalement sur le territoire fédéral et vivent avec lui en communauté de vie familiale ou en partenariat enregistré, les conditions de l’expulsion énoncées à l’article 60a §§ 2 et 2b. Article 56 Protection particulière contre l’expulsion « (1) Un étranger qui est titulaire d’un permis d’établissement et qui a séjourné légalement sur le territoire fédéral depuis au moins cinq ans, (...) jouit d’une protection particulière contre l’expulsion. Il ne sera expulsé que pour de graves motifs de sécurité et d’ordre public. En règle générale, on est en présence de graves motifs de sécurité et d’ordre public dans les cas visés à l’article 53 et à l’article 54, numéros 5, 5a et 7. Si les conditions de l’article 53 sont réunies, l’expulsion de l’étranger sera la règle. Si les conditions de l’article 54 sont réunies, la décision de son expulsion sera prise de façon discrétionnaire.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les faits de la cause peuvent se résumer comme suit. A. Informations générales sur la situation du requérant Le requérant est né en 1968 et purge actuellement une peine de réclusion à perpétuité dans la ville de Solikamsk (région de Perm). Soupçonné de banditisme, de vol qualifié et de meurtre aggravé, il fut arrêté le 21 novembre 1994. Du 21 novembre 1994, date de son arrestation, à l’été 1995, il fut détenu dans plusieurs maisons d’arrêt situées à Ékaterinbourg et Ijevsk, ainsi que dans la ville et dans la région de Perm. Le 13 octobre 1995, la cour régionale de Perm jugea le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à la peine capitale. Le jugement devint définitif le 6 juin 1996. De l’été 1995 à l’automne 1999, le requérant fut détenu à la maison d’arrêt no 1 de la ville de Perm. Après sa condamnation, il fut placé dans une cellule spéciale réservée aux condamnés à mort attendant leur exécution. Le 19 mai 1999, le président russe commua la peine capitale du requérant en réclusion à perpétuité. Le 8 octobre 1999, le requérant fut transféré dans une colonie pénitentiaire à régime spécial réservée aux détenus condamnés à la réclusion à perpétuité, située dans la région de Perm et, le 11 octobre 1999, il commença à purger les dix premières années de sa peine d’emprisonnement au sens de l’article 127 § 3 du code de l’exécution des sanctions pénales. Le requérant relevant de l’exception à la règle générale prévue par cette disposition, ce fut la date de son arrivée dans la colonie pénitentiaire à régime spécial, et non la date de son arrestation initiale en 1994, qui fut prise comme point de départ de ses dix premières années d’emprisonnement. Cette exception s’appliquait uniquement aux détenus qui avaient enfreint le règlement pendant leur détention provisoire (paragraphe 52 ci-dessous). Le requérant contesta ultérieurement cette disposition devant la Cour constitutionnelle, en vain (paragraphe 30 cidessous). Pendant les dix premières années de sa peine, le requérant fut soumis au régime strict prévu par l’article 125 § 3 du code de l’exécution des sanctions pénales (paragraphe 29 ci-dessous). Le 11 octobre 2009, à l’expiration des dix premières années de sa peine, le requérant passa du régime strict au régime ordinaire régi par l’article 125 § 1 du code de l’exécution des sanctions pénales (paragraphe 50 cidessous). B. Visites familiales pendant la détention provisoire et pendant l’emprisonnement ultérieur Le 21 novembre 1994, à la date de son arrestation, le requérant était marié à S. et avait un fils alors âgé de trois ans. Pour le reste, sa famille se composait de ses parents, O. et A., de son frère Se. et de sa grand-mère M. L’intéressé explique que sa famille élargie comptait en tout dix-sept personnes et qu’il souhaitait maintenir des relations avec chacune d’entre elles. La détention du requérant avant son transfert dans la colonie pénitentiaire à régime spécial Du 21 novembre 1994 au 8 octobre 1999, le requérant ne fut pas du tout autorisé à voir sa famille, à l’exception d’une occasion où son épouse lui rendit visite, pendant la semaine suivant le jugement de première instance rendu à l’issue de son procès pénal en octobre 1995. En 1996, à la suite dudit jugement, son épouse demanda et obtint le divorce. Le requérant dit avoir été autorisé à commencer à correspondre avec le monde extérieur à l’entrée en vigueur en janvier 1997 du code de l’exécution des sanctions pénales. Il reprit alors contact avec l’ensemble des membres de sa famille et avec son ex-épouse. La détention du requérant dans la colonie pénitentiaire à régime spécial du 8 octobre 1999 au 11 octobre 2009 Durant cette période, le requérant fut autorisé à recevoir tous les six mois une visite courte de membres de sa famille, d’une durée maximale de quatre heures. À ces occasions, le requérant communiquait avec ses proches à travers une paroi vitrée ou des barreaux métalliques, dans des conditions qui ne permettaient aucun contact physique. Un gardien écoutait les conversations qu’il avait avec ses visiteurs. Le requérant usa de son droit à des visites courtes aussi souvent que possible, et reçut des visites de sa mère, son père et son frère. Ses amis tentèrent également de lui rendre visite, mais l’administration de la prison s’y opposa. Le requérant ne fut pas autorisé à recevoir des visites familiales longues pendant les dix premières années de sa peine. Le requérant soutient que l’ampleur des restrictions apportées à ses relations avec le monde extérieur lui a fait perdre tout contact avec certains membres de sa famille, à commencer par son propre enfant, qu’il n’a pas vu depuis quinze ans. Le fils du requérant refuse de voir son père, mais a accepté de l’aider financièrement. La détention du requérant dans la colonie pénitentiaire à régime spécial à compter du 11 octobre 2009 Après le changement de régime le 11 octobre 2009, le requérant eut droit à des visites familiales longues en plus des visites courtes. Il saisit toutes les occasions d’avoir des visites longues, et vit ainsi les membres de sa famille une fois par semestre – une fois en 2009, et deux fois en 2010, 2011, 2012 et 2013. À chacune de ces occasions, la visite dura trois jours, soit le maximum autorisé, sauf celle du printemps 2013, interrompue à l’initiative du requérant et de sa mère, qui dut partir plus tôt pour prendre son train. Le frère du requérant participa aussi à ces visites. Celles-ci ne dépassèrent pas soixante-douze heures et l’intimité en fut intégralement respectée. Le père du requérant prit part aux visites courtes jusqu’en 2007 mais, en raison de son état de santé, il ne put se déplacer pour les visites longues qui commencèrent en 2009. Selon le Gouvernement, le requérant reçut en tout quatorze visites courtes et neuf visites longues pendant sa détention dans la colonie pénitentiaire à régime spécial. Aucune des demandes de visite présentée par l’intéressé ne fut refusée. C. Procédures devant la Cour constitutionnelle Décision no 257-O du 24 mai 2005 Le 24 août 2004, le requérant saisit la Cour constitutionnelle, alléguant que l’interdiction faite par l’article 125 § 4 du code de l’exécution des sanctions pénales aux détenus condamnés à la réclusion à perpétuité de recevoir pendant dix ans des visites familiales longues était contraire à la Constitution. Il soutenait en particulier que cette disposition était discriminatoire et portait atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale. La Cour constitutionnelle déclara irrecevable le recours du requérant concernant les articles 125 § 3 et 127 § 3, pour les motifs suivants : « (...) Ni les dispositions de l’article 125 § 3 ni celles de l’article 127 § 3 du code de l’exécution des sanctions pénales ne portent atteinte aux droits constitutionnels [du requérant]. L’article 55 § 3 de la Constitution (...) autorise le législateur fédéral à limiter les droits de l’homme et du citoyen aux fins de la protection des fondements de l’ordre constitutionnel, des bonnes mœurs, de la santé, des droits et des intérêts légitimes d’autrui, [et] aux fins de la défense et de la sécurité de l’État. Pareilles restrictions peuvent accompagner en particulier l’application à des délinquants de sanctions pénales prenant la forme de peines d’emprisonnement ou d’autres mesures punitives. (...) L’article 71 o) de la Constitution autorise le législateur fédéral à appliquer pareilles mesures restrictives à des détenus condamnés à une peine qui par nature, comme cela découle de l’article 43 § 1 du code pénal (...), consiste en une privation ou une restriction des droits et libertés du condamné prévue par la loi. En même temps, tant le législateur, lorsqu’il définit la responsabilité qu’implique une infraction, que les autorités chargées de faire respecter la loi, lorsqu’elles décident de faire peser cette responsabilité sur un délinquant, doivent prendre en compte la nature de l’infraction, le risque qu’elle représente pour les valeurs défendues par la Constitution et le droit pénal, sa gravité, son mobile et les autres circonstances ayant entouré sa commission, ainsi que les informations sur le délinquant, sous réserve que la réglementation émise par ces autorités et son application respectent les principes constitutionnels de la responsabilité juridique et les garanties dues à la personne dans ses relations publiques avec l’État. Comme la Cour constitutionnelle l’a noté dans [des décisions antérieures], une législation sur la responsabilité et les sanctions pénales qui ne prendrait pas en compte la personnalité du délinquant et d’autres circonstances objectives et raisonnables permettant d’apprécier correctement le danger que représentent pour la société l’acte criminel lui-même et le délinquant, et qui appliquerait des sanctions identiques pour des infractions entraînant des risques sociaux d’une gravité variable, indépendamment de la part prise par le délinquant dans l’infraction, de sa conduite ultérieure après la commission de l’infraction et pendant l’exécution de la peine qui lui a été infligée ainsi que d’autres facteurs [pertinents] serait contraire tant à l’interdiction de la discrimination posée par la Constitution qu’aux principes d’équité et d’humanisme consacrés par celle-ci. En définissant des sanctions pénales assorties d’un éventail de restrictions correspondant à la gravité de l’infraction commise par le condamné et à la peine infligée, et en déterminant les modalités d’exécution de la peine, le législateur doit partir du principe que le condamné bénéficie globalement des mêmes droits et libertés que les autres citoyens, sous réserve des exceptions liées à sa personnalité et aux infractions qu’il a commises. Les conditions d’exécution des peines, telles que prévues par les articles 125 et 127 du code de l’exécution des sanctions pénales ainsi que par diverses autres dispositions de ce code, visent à adapter les peines à chaque délinquant, à opérer une différenciation dans les sanctions et l’application de celles-ci et à fixer les conditions préalables à la réalisation des objectifs de la peine qui, comme l’indique l’article 43 § 2 du code pénal, sont le rétablissement de la justice, l’amendement du délinquant et la prévention de nouvelles infractions (...) ». Décision no 591-O du 21 décembre 2006 À une date non précisée, le requérant saisit la Cour constitutionnelle, cette fois pour contester la distinction que ferait l’article 127 § 3 du code de l’exécution des sanctions pénales entre deux catégories de détenus purgeant leur peine dans des colonies à régime spécial selon que les intéressés, pendant leur détention provisoire antérieure, avaient ou non contrevenu au règlement de la prison et avaient été punis par une mise à l’isolement. Pour ceux qui ne s’étaient pas rendus coupables d’une telle infraction et n’avaient donc pas été mis à l’isolement, la période de dix ans pendant laquelle ils étaient soumis au régime strict débutait à la date de leur arrestation et détention initiales. Ceux qui avaient antérieurement enfreint le règlement de la prison et avaient en conséquence été mis à l’isolement étaient soumis au régime strict pendant dix ans à compter de la date de leur arrivée dans une colonie à régime spécial. Le requérant alléguait que cette disposition était inconstitutionnelle et discriminatoire. Le 21 décembre 2006, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable le second grief dirigé par le requérant contre la disposition susmentionnée. Elle déclara notamment : « (...) La disposition [susmentionnée] ne porte pas atteinte aux droits [du requérant]. L’article 55 § 3 de la Constitution (...) autorise le législateur fédéral à limiter les droits de l’homme et du citoyen aux fins de la protection des fondements de l’ordre constitutionnel, des bonnes mœurs, de la santé, des droits et des intérêts légitimes d’autrui, [et] aux fins de la défense et de la sécurité de l’État. Pareilles restrictions peuvent accompagner l’application par l’État à des délinquants de sanctions pénales prenant la forme de mesures de contrainte publique, qui ont pour particularité, tout au long de leur mise en œuvre, de priver les intéressés de certains de leurs droits et libertés et de leur imposer des obligations spécifiques. En même temps, les restrictions apportées aux droits et libertés d’un détenu condamné doivent correspondre à l’infraction commise par celui-ci ainsi qu’à sa personnalité. Cette obligation s’impose également dans les cas où [les autorités ont puni] des personnes qui, pendant le procès pénal ou [déjà] pendant qu’elles purgeaient leur peine, ont contrevenu aux règles établies par la loi. La disposition de l’article 127 § 3 du code de l’exécution des sanctions pénales [pour autant qu’elle concerne les règles contestées] vise à adapter les peines à chaque délinquant, à opérer une différenciation dans les conditions d’exécution des peines et à fixer les conditions à la réalisation des objectifs de la peine qui, comme l’indique l’article 43 § 2 du code pénal, sont le rétablissement de la justice, l’amendement du délinquant et la prévention de nouvelles infractions. Si le [requérant] estime que les autorités chargées de faire respecter la loi ont violé ses droits par les actions ou décisions en cause en lui imposant une sanction qui a pris la forme d’une mise à l’isolement pendant son transfert d’une maison d’arrêt à une colonie pénitentiaire ou en calculant la durée pendant laquelle il serait soumis au régime strict, il a le droit de contester ces décisions devant un tribunal (...). » D. Autres faits Le requérant tenta d’engager des actions civiles contre le parquet et contre l’avocat qui l’avait représenté au cours de la procédure pénale. Il contesta devant les tribunaux le refus du procureur d’engager des poursuites pénales et l’absence de réaction du médiateur à ses griefs. Il saisit également la Cour constitutionnelle de plusieurs plaintes. Aucune de ces procédures n’aboutit. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. La Constitution russe Les dispositions suivantes de la Constitution sont pertinentes en l’espèce. Article 23 « 1. Toute personne a droit à l’inviolabilité de sa vie privée, à la confidentialité de ses relations personnelles et familiales, et à la protection de son honneur et de sa réputation. Toute personne a droit au secret de ses communications par lettre, par téléphone, par courriel, par télégraphe ou par tout autre moyen. Toute restriction apportée à ce droit doit être autorisée par une décision judiciaire. » Article 55 « 1. L’énumération dans la Constitution des droits et libertés fondamentaux ne peut être interprétée dans le sens d’une négation ou d’une limitation d’autres droits et libertés généralement reconnus aux personnes et aux citoyens. Aucune loi méconnaissant ou limitant les droits et libertés de l’homme et du citoyen ne peut être adoptée en Fédération de Russie. La loi fédérale ne peut limiter les droits et libertés de l’homme et du citoyen que dans la mesure nécessaire aux fins de la protection des fondements de l’ordre constitutionnel, des bonnes mœurs, de la santé et des droits et des intérêts légitimes d’autrui, [ou] aux fins de la défense et de la sûreté de l’État. » Article 71 o) « La juridiction de la Fédération de Russie s’étend [aux questions concernant] : (...) o) la constitution de l’ordre judiciaire, le parquet, le droit pénal, la procédure pénale, l’exécution des sanctions pénales, l’amnistie et la grâce, le droit civil, la procédure civile et la procédure devant les tribunaux de commerce, ainsi que la législation régissant les droits de propriété intellectuelle ; (...) » B. Le code pénal du 13 juin 1996 Les dispositions suivantes du code pénal sont pertinentes en l’espèce. Dispositions générales Article 43 (Définition et objectifs d’une peine) « 1. Une peine est une mesure de contrainte publique prononcée par un tribunal. Elle s’applique à une personne qui a été reconnue coupable d’une infraction et comprend la privation ou la limitation des droits de cette personne conformément aux dispositions du présent code. Les objectifs d’une peine sont le rétablissement de la justice sociale, l’amendement du condamné et la prévention de nouvelles infractions. » Article 57 (Réclusion à perpétuité) « 1. La réclusion à perpétuité sanctionne la commission d’infractions particulièrement graves portant atteinte à la vie ou à la santé d’autrui, aux bonnes mœurs, à la sécurité, ou à l’inviolabilité sexuelle des mineurs de quatorze ans. La réclusion à perpétuité ne peut être infligée aux femmes, ni aux hommes ayant commis une infraction alors qu’ils avaient moins de 18 ans ou qui, au moment de l’adoption du verdict du tribunal, avaient atteint l’âge de 65 ans. » Article 58 (Choix des établissements pénitentiaires pour les personnes condamnées à une peine d’emprisonnement) « 1. Les personnes condamnées à une peine d’emprisonnement purgent leur peine dans les établissements suivants en fonction de la gravité des infractions qu’elles ont commises : – une colonie résidentielle (колония-поселение) en cas d’infractions commises par négligence ou d’infractions de faible ou moyenne gravité lorsque leur auteur n’a jamais été condamné auparavant à une peine d’emprisonnement ; – une colonie pénitentiaire à régime commun (исправительная колония общего режима) en cas d’infractions graves lorsque leur auteur est un homme qui n’a jamais été condamné auparavant à une peine d’emprisonnement, ou en cas d’infractions graves ou particulièrement graves, y compris en cas de récidive, lorsque leur auteur est une femme qui est condamnée à une peine d’emprisonnement ; – une colonie pénitentiaire à régime strict (исправительная колония строго режима) en cas d’infractions particulièrement graves lorsque leur auteur est un homme qui est condamné pour la première fois à une peine d’emprisonnement, ou en cas de récidive ou de récidive dangereuse lorsque la personne condamnée a déjà purgé une peine d’emprisonnement antérieurement ; – une colonie pénitentiaire à régime spécial (исправительная колония особого режима) dans le cas d’un homme condamné à une peine de réclusion à perpétuité ou d’un récidiviste de sexe masculin particulièrement dangereux ; – une prison (тюрьмы) : en cas d’infractions particulièrement graves lorsque leur auteur est un homme condamné à une peine d’emprisonnement de plus de cinq ans ou un récidiviste particulièrement dangereux, le tribunal compétent a le pouvoir de décider qu’une partie de la peine doit être purgée dans une prison. Les colonies pénitentiaires à régime spécial sont destinées à la détention des catégories suivantes de condamnés : (...) d) les hommes condamnés à une peine de réclusion à perpétuité ainsi que les récidivistes particulièrement dangereux (...) » Article 79 (Libération conditionnelle) « (...) Un détenu condamné à la réclusion à perpétuité peut être admis au bénéfice de la libération conditionnelle avant le terme de sa peine si un tribunal juge qu’il n’est plus nécessaire que l’intéressé continue à exécuter sa peine et si celui-ci a effectivement purgé au moins vingt-cinq ans de sa peine. [Le recours à cette mesure] n’est possible que si la personne condamnée n’a pas enfreint de manière répétée les règles pénitentiaires dans les trois années précédentes. Une personne qui a commis pendant l’exécution de sa peine une autre infraction grave ou particulièrement grave ne peut être admise au bénéfice de la libération conditionnelle avant le terme de sa peine (...) ». La peine de réclusion à perpétuité dans le droit pénal russe La peine de réclusion à perpétuité avait été introduite dans l’ancien code pénal (de 1960), à titre de mesure de clémence, comme peine de substitution à la peine capitale. Elle figure dans le système des peines mis en place par le code pénal de 1996 et entre en jeu pour les infractions particulièrement graves portant atteinte à la vie d’autrui (article 159 § 2 – meurtre aggravé), à l’inviolabilité sexuelle des mineurs de quatorze ans (articles 131 § 5, 132 § 5, 134 § 6 – diverses infractions sexuelles dirigées contre des mineurs), à la sécurité (articles 205 § 3, 205.3 §§ 3 et 4, 211 § 4, 205.1 § 4, 205 § 3, 205.4 § 1, 205.5 § 1, 206 § 4 – différentes infractions liées au terrorisme ; article 210 § 4 – constitution et direction de groupes criminels ; article 211 § 4 – détournement aggravé d’avions, de bateaux ou de trains ; articles 228.1 § 5 et 229.1 § 4 – diverses infractions graves liées à la législation sur les stupéfiants ; article 281 § 3 – sabotage aggravé ; article 295 – tentative d’atteinte à la vie d’une personne administrant la justice ou menant une enquête préliminaire sur des infractions ; article 57 – génocide). La peine de mort peut être infligée à titre exceptionnel pour des infractions pénales particulièrement graves portant atteinte à la vie d’autrui (article 59 § 1). Elle peut être commuée en peine de réclusion à perpétuité à titre de mesure de clémence (article 59 § 3). Un homme condamné à la réclusion à perpétuité doit purger sa peine dans une colonie pénitentiaire à régime spécial, à l’écart des autres détenus (article 58 § 1). Un détenu condamné à perpétuité peut être admis au bénéfice de la libération conditionnelle si un tribunal juge qu’il n’est pas nécessaire que l’intéressé continue à exécuter sa peine et si celui-ci a déjà purgé au moins vingt-cinq ans de sa peine (article 79 § 5). C. Le code de l’exécution des sanctions pénales du 8 janvier 1997 Règles générales sur les contacts avec le monde extérieur En vertu de l’article 89 § 1 de ce code, les détenus condamnés ont le droit de recevoir, dans l’enceinte de l’établissement pénitentiaire, des visites courtes d’une durée maximale de quatre heures et des visites longues de trois jours au plus. Les visites longues se déroulent dans une pièce où l’intimité peut être respectée. Les visites courtes sont l’occasion pour les détenus condamnés de rencontrer les membres de leur famille ou d’autres personnes. Elles durent quatre heures et se déroulent en présence d’un gardien (article 89 §§ 1 et 2), les détenus et leur(s) visiteur(s) étant séparés par une paroi vitrée ou des barreaux métalliques. Dans un nombre limité de circonstances, les détenus condamnés peuvent être autorisés à recevoir une visite longue de cinq jours au maximum en dehors de l’enceinte de l’établissement pénitentiaire. Les visites longues permettent aux détenus de rencontrer leurs conjoint, parents, enfants, beaux-parents, gendres et brus, frères et sœurs, grands-parents, petits-enfants et, sur autorisation du directeur de l’établissement pénitentiaire, d’autres personnes. Dans son arrêt du 29 janvier 2014 en l’affaire no AKPI13-1283, la Cour suprême russe a jugé que le directeur d’une colonie pénitentiaire pouvait refuser une demande de visite dans un nombre limité de cas, notamment si la demande de visite longue était présentée par une personne qui n’avait pas de lien familial avec le détenu condamné (article 89 § 2) ou si la possibilité de visite n’était pas prévue par le code (dans les cas où, par exemple, une visite longue était demandée durant les dix premières années de la peine ou lorsque le nombre de visites autorisées était dépassé). Par ailleurs, en application de l’article 118 du code, les détenus mis à l’isolement pour avoir enfreint les règles en vigueur au sein de l’établissement pénitentiaire ne sont pas autorisés à recevoir des visites. En vertu de l’article 89 § 3, sur demande, une visite longue peut être remplacée par une visite courte et une visite longue ou courte par un appel téléphonique. Tous les détenus condamnés sont en droit de recevoir et d’envoyer un nombre illimité de lettres, de cartes postales et de télégrammes (article 91 § 1). La correspondance des détenus avec leurs proches et les colis qu’ils reçoivent sont soumis à un contrôle systématique par le personnel de la colonie pénitentiaire (articles 90 § 4 et 91 § 1). Types de locaux et de régimes dans les établissements pénitentiaires russes D’après l’article 58 du code pénal (paragraphe 33 ci-dessus), les détenus purgent leurs peines, selon la gravité des infractions dont ils ont été reconnus coupables, dans l’un ou l’autre des cinq principaux types d’établissements pénitentiaires existants. Dans les différents types de colonies, les détenus condamnés sont soumis en fonction de divers facteurs, notamment la gravité des infractions qu’ils ont commises et leur conduite en prison, à l’un ou l’autre des trois régimes pénitentiaires, à savoir le régime ordinaire, le régime assoupli ou le régime strict. Dans les prisons, deux types de régimes coexistent : le régime strict et le régime commun. En vertu de l’article 129 du code de l’exécution des sanctions pénales, les détenus condamnés qui purgent leur peine dans les colonies résidentielles peuvent, sur autorisation du directeur de la colonie, résider avec les membres de leur famille dans l’enceinte de la colonie. En application de l’article 121 du même code, dans les colonies pénitentiaires à régime commun, les contacts des détenus condamnés avec le monde extérieur se limitent à : a) six visites courtes et quatre visites longues par an, et la réception de six gros colis et six petits colis dans le cadre du régime ordinaire (appliqué aux nouveaux arrivants et aux détenus auparavant soumis au régime strict ou au régime assoupli dont le comportement s’est amélioré ou détérioré – article 120) ; b) six visites courtes et six visites longues par an et la réception de quatre gros colis et quatre petits colis dans le cadre du régime assoupli (appliqué aux nouveaux arrivants au terme de leurs six premiers mois de détention, sous réserve que les intéressés aient fait preuve de bonne conduite et d’une attitude positive envers le travail – article 120) ; c) deux visites courtes et deux visites longues par an et la réception de douze gros colis et douze petits colis dans le cadre du régime strict (appliqué aux détenus ayant manqué de manière répétée aux règles en vigueur dans l’établissement pénitentiaire, le retour au régime ordinaire n’étant possible qu’au terme d’une période de six mois – article 120). D’après l’article 123 du code, dans les colonies pénitentiaires à régime strict, les contacts des détenus condamnés avec le monde extérieur se limitent à : a) trois visites courtes et trois visites longues par an, et la réception de trois gros colis et trois petits colis dans le cadre du régime ordinaire (appliqué à tous les nouveaux arrivants – à l’exception des détenus condamnés pour des infractions intentionnelles commises pendant l’exécution de leur peine d’emprisonnement – ainsi qu’aux détenus auparavant soumis au régime strict ou au régime assoupli dont le comportement s’est amélioré ou détérioré – article 122) ; b) quatre visites courtes et quatre visites longues par an, et la réception de quatre gros colis et quatre petits colis dans le cadre du régime assoupli (appliqué aux détenus au terme de leurs neuf premiers mois de détention, sous réserve que les intéressés aient fait preuve de bonne conduite et d’une attitude positive envers le travail – article 122) ; c) deux visites courtes et une visite longue par an et la réception de deux gros colis et de deux petits colis dans le cadre du régime strict (appliqué aux détenus ayant manqué de manière répétée aux règles en vigueur dans l’établissement pénitentiaire, le retour au régime ordinaire n’étant possible qu’au terme d’une période de neuf mois ; les détenus condamnés pour des infractions intentionnelles commises pendant l’exécution de leur peine sont directement soumis à ce régime – article 122). En vertu de l’article 130 du code, deux régimes coexistent dans les prisons : le régime commun et le régime strict. Dans le cadre du régime commun, les contacts des détenus condamnés avec le monde extérieur sont limités à deux visites courtes et deux visites longues par an, alors que les détenus soumis au régime strict ont droit à deux visites courtes par an. Tous les détenus nouvellement arrivés ou les détenus soumis au régime ordinaire ayant manqué de manière répétée aux règles en vigueur dans l’établissement pénitentiaire purgent leur peine dans le cadre du régime strict, le retour au régime ordinaire n’étant possible qu’au terme d’une période initiale de douze mois (article 130). Détention dans les colonies pénitentiaires à régime spécial Dans les établissements de ce type, les détenus condamnés sont soumis à l’un des régimes internes suivants. a) Régime ordinaire Dans le cadre de ce régime, les détenus sont logés dans des dortoirs et ont droit à deux visites familiales courtes et deux visites familiales longues par an (article 125 § 1). Ils peuvent également recevoir trois gros colis et trois petits colis par an. Ce régime est appliqué à tous les nouveaux arrivants, à l’exception des détenus condamnés pour des infractions intentionnelles commises pendant l’exécution de leur peine d’emprisonnement (paragraphe 52 ci-dessous), ainsi qu’aux détenus auparavant soumis au régime strict ou au régime assoupli dont le comportement s’est amélioré ou détérioré (article 124). b) Régime assoupli Dans le cadre de ce régime, les détenus sont logés dans des dortoirs et ont droit à trois visites familiales courtes et trois visites familiales longues par an (article 125 § 2). Ils peuvent également recevoir quatre gros colis et quatre petits colis par an. Les détenus auparavant soumis au régime ordinaire peuvent être soumis à ce régime au terme de leurs douze premiers mois de détention, sous réserve qu’ils aient fait preuve de bonne conduite et d’une attitude positive envers le travail (article 124). c) Régime strict Dans le cadre du régime strict, les détenus condamnés sont logés dans des cellules et ont droit à deux visites courtes par an (article 125 § 3). Selon le code, les détenus condamnés soumis au régime strict ne peuvent bénéficier de visites familiales longues. Les détenus relevant de ce régime peuvent recevoir un gros colis et un petit colis par an (article 125 § 3). Ce régime est appliqué aux détenus ayant manqué de manière répétée aux règles en vigueur dans l’établissement pénitentiaire, le retour au régime ordinaire n’étant possible qu’au terme d’une période initiale de douze mois. Les détenus condamnés pour des infractions intentionnelles commises pendant l’exécution de leur peine sont directement soumis à ce régime (article 124). Les détenus relevant du régime strict ne peuvent passer des appels téléphoniques que dans des circonstances personnelles exceptionnelles (article 92 § 3), et leurs conversations téléphoniques peuvent faire l’objet d’une surveillance par le personnel de la colonie pénitentiaire (article 92 § 5). d) Règles applicables aux détenus condamnés à la réclusion à perpétuité Tous les détenus condamnés à la réclusion à perpétuité se voient appliquer le régime strict à leur arrivée dans une colonie pénitentiaire à régime spécial, et purgent leur peine à l’écart des autres détenus condamnés dans des cellules prévues pour deux personnes au plus (articles 126 et 127 § 3). Les détenus peuvent être transférés au régime ordinaire après avoir purgé au moins dix ans de leur peine, cette période de dix ans étant généralement calculée à compter de la date de l’arrestation (article 127 § 3). Lorsqu’un détenu a été mis à l’isolement en raison d’un comportement gravement répréhensible pendant sa détention provisoire, le début de la période de dix ans est la date de son arrivée dans la colonie pénitentiaire à régime spécial, et non celle de son arrestation. Les détenus condamnés à la réclusion à perpétuité peuvent être soumis au régime assoupli après avoir purgé au moins dix ans de leur peine dans le cadre du régime ordinaire (article 127 § 3). Un détenu condamné qui se rend coupable d’un manquement intentionnel aux règles passera, selon le cas, du régime assoupli au régime ordinaire, ou du régime ordinaire au régime strict. Le retour au régime assoupli ou au régime ordinaire ne peut alors être envisagé qu’au terme d’une période de détention de dix ans (article 127 § 5). D. Règles applicables au sein des établissements pénitentiaires, approuvées par le ministère de la Justice le 3 novembre 2005 (no 205) Les dispositions pertinentes de ces règles se lisent ainsi. Chapitre XIV : Procédure d’autorisation des visites aux détenus condamnés « (...) 68. Toute visite est autorisée par le directeur de l’établissement pénitentiaire ou par son remplaçant, à la demande du détenu condamné ou du visiteur (...) [Les motifs de refus doivent être indiqués]. (...) (...) Il est interdit de regrouper ou de morceler des visites (...) (...) Un détenu condamné est en droit de recevoir (...) la visite de deux adultes au plus qui peuvent être accompagnés par les frères et sœurs, enfants ou petits-enfants mineurs de l’intéressé. Les visites longues de personnes autres que les [membres de la famille] ne peuvent être autorisées que si, de l’avis de l’administration, elles ne sont pas préjudiciables à la personne condamnée (...) (...) Une modification du type de visite ou le remplacement d’une visite par un appel téléphonique doit faire l’objet d’une demande écrite de la personne condamnée. » Chapitre XV : Procédure d’autorisation des appels téléphoniques passés par les détenus condamnés « (...) 85. L’autorisation de passer un appel téléphonique est accordée à tout détenu condamné sur demande écrite de celui-ci indiquant l’adresse et le numéro de téléphone du destinataire de l’appel, ainsi que la durée de l’appel (qui ne peut excéder quinze minutes). Les appels téléphoniques sont passés par les détenus condamnés à leurs propres frais ou aux frais de leurs proches ou d’autres personnes [intéressées]. Un appel téléphonique peut faire l’objet d’une surveillance des autorités pénitentiaires. (...) Les détenus condamnés relevant du régime strict (...) sont autorisés à passer un appel téléphonique uniquement dans des circonstances exceptionnelles (par exemple décès ou maladie grave d’un parent proche, catastrophe naturelle ayant causé de graves dommages matériels au détenu condamné ou à sa famille) (...) ». E. Jurisprudence de la Cour constitutionnelle La Cour constitutionnelle a examiné à plusieurs reprises la question de la constitutionnalité des dispositions régissant les conditions de détention imposées dans le cadre du régime strict appliqué dans les colonies pénitentiaires à régime spécial. Décision no 466-O du 21 décembre 2004 Dans une affaire introduite par G., un détenu condamné, la Cour constitutionnelle s’exprima comme suit : « (...) Dans sa demande, M. G. a invité la Cour à déclarer inconstitutionnel l’article 127 § 3 du code de l’exécution des sanctions pénales, estimant que cette disposition ne prévoyait pas la possibilité d’imputer la période de détention provisoire effectuée par un détenu en maison d’arrêt avant sa condamnation sur la durée pendant laquelle l’intéressé est détenu dans des conditions strictes dans une colonie pénitentiaire à régime spécial, ce qui empêcherait le passage du détenu à un régime moins restrictif [plus tôt qu’il ne serait autrement possible] (...) 1 La Cour constitutionnelle a déjà eu l’occasion d’examiner la question de la constitutionnalité des dispositions du code de l’exécution des sanctions pénales qui énoncent les règles de calcul de la durée de l’exécution d’une peine d’emprisonnement et qui ont des incidences sur la possibilité d’appliquer à un détenu condamné des conditions moins restrictives ou plus favorables d’exécution de sa peine. Dans son arrêt du 27 février 2003 concernant une affaire dans laquelle elle était appelée à contrôler la constitutionnalité des dispositions de l’article 130 § 1 du code de l’exécution des sanctions pénales, la Cour constitutionnelle a conclu que la durée de la détention provisoire devait être imputée sur la durée totale de la peine ainsi que sur la durée d’exécution de la peine prise en compte pour le calcul de la durée de privation de liberté ouvrant droit à la libération conditionnelle. Pareille approche, comme l’a relevé la Cour constitutionnelle, correspond aux normes internationales (...) Eu égard à la position juridique décrite ci-dessus, l’article 127 § 3 du code de l’exécution des sanctions pénales ne saurait être interprété comme interdisant l’imputation de la période de détention provisoire [ou] de la période d’application d’une mesure de contrainte sous la forme d’une arrestation sur la durée de la peine d’emprisonnement, y compris sur la partie qui, conformément à la procédure établie par la loi, doit être exécutée dans des conditions strictes (...) » Décision no 248-O du 9 juin 2005 Dans une affaire introduite par un détenu condamné, M. Z., et l’épouse de celui-ci, la Cour constitutionnelle formula les considérations suivantes : « (...) M. Z. (...), condamné à la réclusion à perpétuité, et son épouse (...) ont demandé à plusieurs reprises à l’administration de l’établissement pénitentiaire l’autorisation de bénéficier d’une visite longue car ils désiraient avoir un enfant (...) ; les demandes de visites ont été refusées sur le fondement des articles 125 § 3 et 127 § 3 du code de l’exécution des sanctions pénales, selon lesquels les détenus purgeant leur peine dans des conditions strictes au sein d’une colonie pénitentiaire à régime spécial ont droit à deux visites courtes par an, et ne peuvent recevoir une première visite longue qu’au terme de leurs dix premières années de détention. Dans leur plainte, Z. et [son épouse] contestent la constitutionnalité de ces dispositions en tant qu’elles les priveraient de la possibilité d’avoir un enfant et violeraient donc leur droit au respect de leur vie privée et familiale, garanti par l’article 23 § 1 de la Constitution, et que les restrictions à leurs droits iraient au-delà de ce que prévoit l’article 55 § 3 de la Constitution. (...) L’article 55 § 3 de la Constitution (...) autorise le législateur fédéral à limiter les droits de l’homme et du citoyen aux fins de la protection des fondements de l’ordre constitutionnel, des bonnes mœurs, de la santé, des droits et des intérêts légitimes d’autrui, [et] aux fins de la défense et de la sécurité de l’État. Pareilles restrictions peuvent accompagner l’application à des délinquants de sanctions pénales prenant la forme de mesures de contrainte publique, qui ont pour particularité, tout au long de leur mise en œuvre, de priver les intéressés de certains de leurs droits et libertés et de leur imposer des obligations spécifiques. (...) L’article 71 o) de la Constitution autorise le législateur fédéral à appliquer pareilles mesures restrictives. Lorsqu’il prévoit une peine d’emprisonnement à titre de punition, l’État agit à la fois dans le sens de ses propres intérêts et dans ceux de la société et de ses membres. En même temps, l’exécution [de cette punition] modifie le rythme de vie de la personne concernée et ses relations avec autrui, et a des conséquences morales et psychologiques spécifiques, puisqu’elle entraîne une restriction non seulement des droits et libertés de cette personne en tant que citoyen mais également de ses droits en tant qu’individu. Cette restriction, qui résulte de la conduite illégale de l’intéressé, procède de la nécessité de restreindre le droit naturel du détenu à la liberté aux fins de la protection des bonnes mœurs et des droits et intérêts légitimes d’autrui. La législation pénale et pénitentiaire définit les sanctions pénales, qui comportent une série de restrictions correspondant à la gravité de l’infraction, ainsi que les modalités d’exécution de ces sanctions. En définissant ces sanctions, le législateur part du principe que le condamné bénéficie globalement des mêmes droits et libertés que les autres citoyens, les exceptions à ce principe étant fonction de la personnalité de l’intéressé, des infractions qu’il a commises et du régime spécifique qui prévaut dans l’établissement pénitentiaire concerné. Les restrictions prévues par les articles 125 et 127 du code de l’exécution des sanctions pénales et par d’autres dispositions de ce code, dont celles qui concernent la procédure de visite de membres de la famille et d’autres personnes, visent à adapter les peines à chaque délinquant, à différencier les conditions d’exécution des peines, et à créer les conditions préalables pour atteindre les objectifs d’une peine qui, comme l’indique l’article 43 § 2 du code pénal, sont le rétablissement de la justice, l’amendement du délinquant et la prévention de nouvelles infractions. La nécessité d’une réglementation législative des visites familiales repose à la fois sur les dispositions de l’Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement, approuvé par l’Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1998, en particulier de son principe 19 (...) La Cour européenne des droits de l’homme a souligné dans ses décisions que, pour préciser les obligations que l’article 8 fait peser sur les États contractants en matière de visites en prison, il fallait avoir égard aux exigences normales et raisonnables de l’emprisonnement et à l’étendue de la marge d’appréciation à réserver en conséquence aux autorités nationales lorsqu’elles réglementent les contacts d’un détenu avec sa famille, en gardant à l’esprit que « toute détention entraîne, par nature, une restriction à la vie privée et familiale de l’intéressé » (...) Les limitations apportées à la fréquence, à la durée et aux modalités des visites en prison sont les conséquences inévitables de la mesure punitive qui consiste à isoler le condamné dans un lieu donné sous surveillance. De ce point de vue, les dispositions contestées par le [requérant] ne représentent pas en soi des restrictions additionnelles à celles qui, au sens de l’article 55 § 3 de la Constitution, résultent de l’essence même d’une peine telle que l’emprisonnement. De même, les restrictions sont diverses et varient avant tout en fonction de la gravité de la peine infligée par le tribunal, qui correspond à la nature et au degré de dangerosité de l’infraction pour la société, aux circonstances de sa commission et à la personnalité de son auteur. Les restrictions les plus nombreuses visent les personnes condamnées à la réclusion à perpétuité, après commutation de la peine capitale, pour les infractions les plus graves contre la vie (article 57 § 1 du code pénal) et les personnes qui purgent leur peine dans des colonies à régime spécial (article 58 § 1, alinéa 2, du code pénal). Le droit à la vie privée (article 23 § 1 de la Constitution) implique la possibilité garantie par l’État à une personne d’exercer un contrôle sur ses informations personnelles et d’empêcher la divulgation d’informations de nature personnelle et intime. La notion de « vie privée » comprend le domaine de l’activité humaine qui est intrinsèquement lié à l’individu, ne concerne que lui et n’est pas soumis à la surveillance de la société et de l’État, sous réserve du respect de la légalité. Toutefois, ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme l’a souligné, « l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics ». En infligeant une peine de prison, l’État, loin d’intervenir de manière arbitraire dans la vie privée d’un citoyen, ne fait que remplir sa mission de protection des intérêts de la société (...) Une personne qui a l’intention de commettre pareilles infractions doit s’attendre à subir en conséquence une privation de liberté et des restrictions à ses droits et libertés, y compris à son droit à la vie privée, au secret de ses communications personnelles et familiales et donc à la possibilité d’avoir un enfant. En commettant une telle infraction, une personne se condamne elle-même et condamne sa famille, en toute conscience, à de telles restrictions. Ainsi, les dispositions litigieuses, qui prévoient que les détenus condamnés à la réclusion à perpétuité pour des infractions particulièrement graves portant atteinte à la vie n’ont pas droit à une visite longue jusqu’à ce qu’ils aient purgé au moins dix ans de leur peine d’emprisonnement, ont été adoptées par la législateur dans les limites de ses pouvoirs et ne rompent pas le juste équilibre entre les intérêts de la société dans son ensemble et les intérêts de l’individu (...). » III. DROIT ET PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Le Conseil de l’Europe Comité des Ministres La Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes, adoptée le 11 janvier 2006, se lit ainsi : « Partie I Principes fondamentaux Les personnes privées de liberté doivent être traitées dans le respect des droits de l’homme. Les personnes privées de liberté conservent tous les droits qui ne leur ont pas été retirés selon la loi par la décision les condamnant à une peine d’emprisonnement ou les plaçant en détention provisoire. Les restrictions imposées aux personnes privées de liberté doivent être réduites au strict nécessaire et doivent être proportionnelles aux objectifs légitimes pour lesquelles elles ont été imposées. Le manque de ressources ne saurait justifier des conditions de détention violant les droits de l’homme. La vie en prison est alignée aussi étroitement que possible sur les aspects positifs de la vie à l’extérieur de la prison. Chaque détention est gérée de manière à faciliter la réintégration dans la société libre des personnes privées de liberté. (...) Partie II (...) Contacts avec le monde extérieur 1 Les détenus doivent être autorisés à communiquer aussi fréquemment que possible – par lettre, par téléphone ou par d’autres moyens de communication – avec leur famille, des tiers et des représentants d’organismes extérieurs, ainsi qu’à recevoir des visites desdites personnes. 2 Toute restriction ou surveillance des communications et des visites nécessaire à la poursuite et aux enquêtes pénales, au maintien du bon ordre, de la sécurité et de la sûreté, ainsi qu’à la prévention d’infractions pénales et à la protection des victimes – y compris à la suite d’une ordonnance spécifique délivrée par une autorité judiciaire – doit néanmoins autoriser un niveau minimal acceptable de contact. 3 Le droit interne doit préciser les organismes nationaux et internationaux, ainsi que les fonctionnaires, avec lesquels les détenus peuvent communiquer sans restrictions. 4 Les modalités des visites doivent permettre aux détenus de maintenir et de développer des relations familiales de façon aussi normale que possible. 5 Les autorités pénitentiaires doivent aider les détenus à maintenir un contact adéquat avec le monde extérieur et leur fournir l’assistance sociale appropriée pour ce faire. (...) Partie VIII Détenus condamnés Objectif du régime des détenus condamnés 102.1 Au-delà des règles applicables à l’ensemble des détenus, le régime des détenus condamnés doit être conçu pour leur permettre de mener une vie responsable et exempte de crime. 102.2 La privation de liberté constituant une punition en soi, le régime des détenus condamnés ne doit pas aggraver les souffrances inhérentes à l’emprisonnement. » Dans son Commentaire de la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes, le Comité européen pour les problèmes criminels (« le CEPC ») observe que la Règle 2 souligne que la perte du droit à la liberté que subissent les détenus ne doit pas être comprise comme impliquant automatiquement le retrait de leurs droits politiques, civils, sociaux, économiques et culturels. Le CEPC estime inévitable que les droits des détenus subissent des restrictions du fait de la privation de liberté mais ajoute que les restrictions supplémentaires doivent être aussi peu nombreuses que possible, être prévues par la loi et être introduites uniquement si elles sont essentielles au maintien de l’ordre, de la sûreté et de la sécurité dans les prisons. Enfin, pour le CEPC, les restrictions imposées ne devraient pas déroger aux Règles pénitentiaires européennes. Selon le CEPC, la Règle 5 implique que les autorités pénitentiaires doivent intervenir activement pour rapprocher le plus possible les conditions de vie en prison de la vie normale. En ce qui concerne les contacts avec le monde extérieur, le CEPC s’exprime ainsi : « La perte de liberté ne doit pas nécessairement entraîner l’absence de contacts avec le monde extérieur. Au contraire, tous les détenus ont droit à certains contacts et les autorités pénitentiaires doivent s’efforcer de créer les conditions leur permettant de maintenir ces contacts du mieux possible. » Évoquant spécifiquement les visites familiales, le CDPC précise ce qui suit : « Le terme « famille » devrait être entendu au sens large afin d’englober la relation que le détenu a établie avec une personne ; relation comparable à celle des membres d’une famille, alors même qu’elle peut ne pas avoir été formalisée. L’article 8 de la CEDH reconnaît le droit de tout individu au respect de sa vie privée et familiale et de sa correspondance et la Règle 24 peut être lue comme définissant les responsabilités des autorités pénitentiaires pour assurer le respect de ces droits dans les conditions fondamentalement restrictives de la prison. La Règle couvre également les visites qui constituent une forme de communication particulièrement importante. (...) » Le Comité des Ministres a adopté une série de résolutions et recommandations sur les détenus condamnés à de longues peines ou à la réclusion à perpétuité. Dans sa Résolution 76(2) du 17 février 1976 sur le traitement des détenus en détention de longue durée, la première sur la question, il recommande notamment aux États membres : « 1. de poursuivre une politique criminelle selon laquelle de longues peines ne doivent être infligées que si elles sont nécessaires à la protection de la société ; d’adopter les mesures législatives et administratives propres à favoriser un traitement adéquat pendant l’exécution de ces peines ; (...) d’encourager le sens de la responsabilité des détenus par l’introduction progressive dans tous les domaines appropriés de systèmes de participation ; (...) de s’assurer que les cas de tous les détenus seront examinés aussitôt que possible pour voir si une libération conditionnelle peut leur être accordée ; d’accorder au détenu la libération conditionnelle, sous réserve des exigences légales concernant les délais, dès le moment où un pronostic favorable peut être formulé, la seule considération de prévention générale ne pouvant justifier le refus de la libération conditionnelle ; d’adapter aux peines de détention à vie les mêmes principes que ceux régissant les longues peines ; de s’assurer que pour les peines de détention à vie l’examen prévu sous 9 ait lieu si un tel examen n’a pas déjà été effectué au plus tard après huit à quatorze ans de détention et soit répété périodiquement ; (...) ». Les passages pertinents de la Recommandation Rec(2003)23 du Comité des Ministres concernant la gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée, adoptée le 9 octobre 2003, se lisent comme suit : « 2. Les buts de la gestion des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée devraient être : – de veiller à ce que les prisons soient des endroits sûrs et sécurisés pour les détenus et les personnes qui travaillent avec eux ou qui les visitent ; – d’atténuer les effets négatifs que peut engendrer la détention de longue durée et à perpétuité ; – d’accroître et d’améliorer la possibilité pour ces détenus de se réinsérer avec succès dans la société et de mener à leur libération une vie respectueuse des lois. (...) Des efforts particuliers devraient être faits pour éviter une rupture des liens familiaux et, à cette fin : – les détenus devraient être affectés, dans toute la mesure du possible, dans des prisons situées à proximité de leurs familles ou de leurs proches ; – la correspondance, les appels téléphoniques et les visites devraient être autorisés avec la plus grande fréquence et intimité possible. Si de telles dispositions compromettent la sûreté ou la sécurité ou si l’évaluation des risques le justifie, ces contacts peuvent être assortis de mesures de sécurité raisonnables comme le contrôle de la correspondance et la fouille avant et après les visites. (...) Pour aider les condamnés à la perpétuité et les autres détenus de longue durée à surmonter le problème particulier du passage d’une incarcération prolongée à un mode de vie respectueux des lois au sein de la société, leur libération devrait être préparée suffisamment à l’avance et prendre en considération les points suivants : – la nécessité d’élaborer des plans spécifiques concernant la prélibération et la postlibération, prenant en compte des risques et des besoins pertinents ; – la prise en compte attentive des possibilités favorisant une libération et la poursuite après la libération de tous programmes, interventions ou traitement dont les détenus auraient fait l’objet pendant leur détention ; – la nécessité d’assurer une collaboration étroite entre l’administration pénitentiaire, les autorités assurant la prise en charge après la libération et les services sociaux et médicaux. L’octroi et la mise en application de la libération conditionnelle pour les condamnés à la perpétuité et les autres détenus de longue durée devraient être guidés par les principes contenus dans la Recommandation Rec(2003)22 sur la libération conditionnelle. » Le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements ou peines inhumains ou dégradants Les passages pertinents du Mémorandum du Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements ou peines inhumains ou dégradants (« le CPT ») du 27 juin 2007 (CPT (2007) 55), intitulé « Condamnations à la perpétuité réelle/effective », sont ainsi libellés : « Contacts avec le monde extérieur Les longues peines et la réclusion à perpétuité tendent à dissoudre les relations conjugales et familiales. La prévention de la rupture de ces relations est d’un grand secours pour protéger la santé mentale des détenus et, souvent, pour les inciter à utiliser positivement leur séjour en prison. Les relations conjugales et familiales tirent leur force de liens émotionnels. C’est pourquoi il est important de veiller autant que possible à ce que les circonstances de la détention de longue durée et de la réclusion à perpétuité ne dissipent pas ces liens. La préservation des relations familiales est favorisée lorsque la famille peut facilement rendre visite au détenu. Il est capital d’adopter un régime de correspondance libéral, aussi bien pour l’expédition que pour la réception de courrier. De même, des visites fréquentes et prolongées, dans des conditions qui autorisent la vie privée et le contact physique, sont essentielles. Les appels téléphoniques sont un moyen supplémentaire de maintenir le contact avec la famille. Les détenus de longue durée et les condamnés à perpétuité devraient pouvoir passer des appels téléphoniques de façon simple. Si l’on craint que les conversations téléphoniques ne soient mises à profit pour organiser des crimes, préparer une évasion ou troubler de toute autre manière la sécurité et l’ordre, elles peuvent être surveillées, à condition que le détenu soit informé qu’il peut être soumis à une telle surveillance si elle est jugée nécessaire. De même, si les lettres ou les visites représentent un risque pour la sûreté et la sécurité, il convient d’envisager leur maintien en appliquant des mesures préventives, comme le contrôle de la correspondance et la pratique de fouilles avant et après les visites. Les effets négatifs de l’institutionnalisation sur les détenus purgeant de longues peines seront moins prononcés, et les détenus seront mieux préparés à leur libération, s’ils ont effectivement la possibilité de rester en contact avec le monde extérieur. Concernant les conditions dans lesquelles se déroulent ces visites, une évaluation individuelle des risques/besoins de cette catégorie de détenus devrait permettre de prendre des décisions d’accorder des visites ouvertes sur une base individuelle. Il faudrait notamment s’efforcer d’éviter la dégradation des relations conjugales et familiales, car cela aura à son tour des conséquences bénéfiques sur la santé mentale du détenu en le motivant souvent pour employer de manière positive son temps en prison. Refuser systématiquement aux condamnés à la perpétuité, pendant des années durant, la possibilité de bénéficier de visites en parloir libre est indéfendable. Accorder ou non des visites en parloir libre devrait être basé sur une évaluation individuelle du risque. » Les normes de 2002 du CPT (révisées en 2011) contiennent les dispositions suivantes (extrait du 2e rapport général d’activités du CPT –CPT/Inf(92) 3) : « 51. Il est également essentiel pour les prisonniers de maintenir de bons contacts avec le monde extérieur. Par-dessus tout, les prisonniers doivent pouvoir maintenir des liens avec leur famille et leurs amis proches. Le principe directeur devrait être de promouvoir le contact avec le monde extérieur ; toute limitation à de tels contacts devrait être fondée exclusivement sur des impératifs sérieux de sécurité ou sur des considérations liées aux ressources disponibles. Le CPT, dans ce contexte, souhaite souligner la nécessité d’une certaine flexibilité dans l’application des règles en matière de visites et de contacts téléphoniques à l’égard des prisonniers dont les familles vivent très loin de la prison (rendant ainsi les visites régulières impossibles). Par exemple, de tels prisonniers pourraient être autorisés à cumuler plusieurs temps de visite et/ou se voir offrir de meilleures possibilités de contacts téléphoniques avec leurs familles. » En ce qui concerne les condamnés à la réclusion à perpétuité et les autres détenus purgeant de longues peines, le CPT a formulé les déclarations suivantes (extrait de son 11e rapport général d’activités (CPT/Inf(2001) 16) : « 33. (...) Au cours de certaines de ses visites, le CPT a constaté que la situation de ces détenus laissait beaucoup à désirer au niveau des conditions matérielles, des programmes d’activités et des possibilités de contacts humains. En outre, nombre de ces détenus étaient soumis à des restrictions spéciales de nature à exacerber les effets délétères associés à un emprisonnement de longue durée ; des exemples de ces restrictions sont (...) des droits de visite limités. Le CPT n’entrevoit aucune justification pour une application de restrictions indifféremment à tous les détenus soumis à un type donné de peines, sans que l’on tienne dûment compte des risques qu’ils peuvent (ou ne peuvent pas) présenter à titre individuel. Tout emprisonnement de longue durée peut entraîner des effets désocialisants sur les détenus. Outre le fait qu’ils s’institutionnalisent, de tels détenus peuvent être affectés par une série de problèmes psychologiques (dont la perte d’estime de soi et la détérioration des capacités sociales) et tendent à se détacher de plus en plus de la société vers laquelle la plupart d’entre eux finiront par retourner. De l’avis du CPT, les régimes proposés aux détenus purgeant de longues peines devraient être de nature à compenser ces effets de manière positive et proactive. » Quant à la situation spécifique des détenus condamnés à de longues peines en Fédération de Russie, le CPT a formulé les déclarations suivantes dans son rapport de pays, à la suite de sa visite du 21 mai au 4 juin 2012 (CPT/Inf(2013/41) : « 113. Enfin, eu égard à la situation qui prévaut à « Vladimirskyï Tsentral », le CPT tient à souligner à nouveau que, de son point de vue, rien ne justifie de séparer systématiquement les condamnés à perpétuité des autres détenus qui purgent leur peine d’emprisonnement. Une telle approche n’est pas conforme à la Recommandation Rec(2003)23 du Comité des Ministres, du 9 octobre 2003, concernant la gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée. Le rapport qui accompagne cette recommandation rappelle que l’on part souvent du principe, à tort, qu’une peine de perpétuité implique qu’un détenu est dangereux en prison. Le placement des personnes condamnées à la réclusion à perpétuité devrait donc résulter d’une évaluation exhaustive et suivie des risques et des besoins, basée sur un plan de déroulement de la peine individualisé, et non pas simplement un résultat de leur condamnation. Le CPT recommande que les autorités russes revoient la législation et la pratique eu égard à la séparation des détenus condamnés à la réclusion à perpétuité dans les établissements du FSIN, compte tenu de ces remarques. » B. Les Nations unies Pacte international de 1996 relatif aux droits civils et politiques et le Comité des droits de l’homme des Nations unies Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le PIDCP ») est entré en vigueur à l’égard de la Russie le 16 octobre 1973. Son article 10 § 3 est ainsi libellé : « Le régime pénitentiaire comporte un traitement des condamnés dont le but essentiel est leur amendement et leur reclassement social. (...) » L’article 17 du même Pacte se lit ainsi : « 1. Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes illégales à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. » Dans son Observation générale no 9 sur l’article 10, le Comité des droits de l’homme (1982) précise au paragraphe 3 : « La possibilité de recevoir la visite de parents (...) s’impose pour des motifs d’humanité. » Dans son Observation générale no 21 sur l’article 10, le Comité des droits de l’homme (1992) déclare aux paragraphes 3 et 4 que les personnes privées de liberté : « (...) ne doivent pas subir de privation ou de contrainte autre que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté ; le respect de leur dignité doit être garanti à ces personnes de la même manière qu’aux personnes libres. Les personnes privées de leur liberté jouissent de tous les droits énoncés dans le Pacte, sous réserve des restrictions inhérentes à un milieu fermé. Traiter toute personne privée de liberté avec humanité et en respectant sa dignité est une règle fondamentale d’application universelle, application qui, dès lors, ne saurait dépendre des ressources matérielles disponibles dans l’État partie. Cette règle doit impérativement être appliquée sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinions politiques ou autres, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. » Il ajoute au paragraphe 10 que : « [a]ucun système pénitentiaire ne saurait être axé uniquement sur le châtiment ; il devrait essentiellement viser le redressement et la réadaptation sociale du prisonnier. » Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus L’ensemble de règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus, adopté le 30 août 1955, contient des dispositions spécifiques sur les détenus condamnés, notamment les principes directeurs suivants : « Contact avec le monde extérieur Les détenus doivent être autorisés, sous la surveillance nécessaire, à communiquer avec leur famille et ceux de leurs amis auxquels on peut faire confiance, à intervalles réguliers tant par correspondance qu’en recevant des visites. 1) Des facilités raisonnables pour communiquer avec leurs représentants diplomatiques et consulaires doivent être accordées aux détenus ressortissants d’un pays étranger. 2) En ce qui concerne les détenus ressortissants des États qui n’ont pas de représentants diplomatiques ou consulaires dans le pays ainsi que les réfugiés et les apatrides, les mêmes facilités doivent leur être accordées de s’adresser au représentant diplomatique de l’État qui est chargé de leurs intérêts ou à toute autorité nationale ou internationale qui a pour tâche de les protéger. Les détenus doivent être tenus régulièrement au courant des événements les plus importants, soit par la lecture de journaux quotidiens, de périodiques ou de publications pénitentiaires spéciales, soit par des émissions radiophoniques, des conférences ou tout autre moyen analogue, autorisés ou contrôlés par l’administration. (...) RÈGLES APPLICABLES À DES CATÉGORIES SPÉCIALES A. Détenus condamnés (...) L’emprisonnement et les autres mesures qui ont pour effet de retrancher un délinquant du monde extérieur sont afflictives par le fait même qu’elles dépouillent l’individu du droit de disposer de sa personne en le privant de sa liberté. Sous réserve des mesures de ségrégation justifiées ou du maintien de la discipline, le système pénitentiaire ne doit donc pas aggraver les souffrances inhérentes à une telle situation. Le but et la justification des peines et mesures privatives de liberté sont en définitive de protéger la société contre le crime. Un tel but ne sera atteint que si la période de privation de liberté est mise à profit pour obtenir, dans toute la mesure du possible, que le délinquant, une fois libéré, soit non seulement désireux, mais aussi capable de vivre en respectant la loi et de subvenir à ses besoins. À cette fin, le régime pénitentiaire doit faire appel à tous les moyens curatifs, éducatifs, moraux et spirituels et autres et à toutes les formes d’assistance dont il peut disposer, en cherchant à les appliquer conformément aux besoins du traitement individuel des délinquants. » Ensemble de principes des Nations unies pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement, adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1988 (A/RES/43/173), sont ainsi libellées : « Principe 3 Si une personne est soumise à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement, il ne peut être admis à son égard aucune restriction ou dérogation aux droits de l’homme reconnus ou en vigueur dans un État en application de lois, de conventions, de règlements ou de coutumes, sous prétexte que le présent Ensemble de principes ne les reconnaît pas ou les reconnaît à un moindre degré. (...) Principe 19 Toute personne détenue ou emprisonnée a le droit de recevoir des visites, en particulier de membres de sa famille, et de correspondre, en particulier avec eux, et elle doit disposer de possibilités adéquates de communiquer avec le monde extérieur, sous réserve des conditions et restrictions raisonnables que peuvent spécifier la loi ou les règlements pris conformément à la loi. Principe 20 Si une personne détenue ou emprisonnée en fait la demande, elle sera placée, si possible, dans un lieu de détention ou d’emprisonnement raisonnablement proche de son lieu de résidence habituel. » Principes fondamentaux des Nations unies relatifs au traitement des détenus Les Principes fondamentaux relatifs au traitement des détenus (adoptés par la Résolution 45/111 du 14 décembre 1990) contiennent les dispositions suivantes : « 1. Tous les détenus sont traités avec le respect dû à la dignité et à la valeur inhérentes à l’être humain. (...) Sauf pour ce qui est des limitations qui sont évidemment rendues nécessaires par leur incarcération, tous les détenus doivent continuer à jouir des droits de l’homme et des libertés fondamentales énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et, lorsque l’État concerné y est partie, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Protocole facultatif qui l’accompagne, ainsi que de tous les autres droits énoncés dans d’autres pactes des Nations Unies. » Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants Dans ses observations finales concernant le cinquième rapport périodique de la Fédération de Russie, adoptées à sa quarante-neuvième session (29 octobre–23 novembre 2012), le Comité des Nations unies contre la torture formule le commentaire suivant : « 9. (...) [Le Comité] s’inquiète en outre de ce que la législation de l’État partie, au lieu de reconnaître à toutes les personnes privées de liberté le droit de communiquer sans délai avec des membres de leur famille dès le début de leur détention, autorise des fonctionnaires de l’État partie à prendre contact avec les proches des détenus en leur nom, et ne prévoit pas que les proches doivent être informés du lieu de détention dans tous les cas. (...) » C. Règlement du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie portant régime de détention des personnes en attente de jugement ou d’appel devant le Tribunal ou détenues sur l’ordre du Tribunal (tel qu’amendé le 21 juin 2005) L’article 61 A) de ce Règlement se lit ainsi : « Tout détenu a le droit de recevoir la visite de sa famille, de ses amis et d’autres personnes, sous réserve seulement des articles 64 et 64 bis ainsi que des restrictions et des mesures de surveillance que peut imposer le Commandant en consultation avec le Greffier. Ces restrictions et mesures de surveillance doivent être nécessaires dans l’intérêt de l’administration de la justice ainsi que pour préserver la sécurité et le bon ordre de la prison et du quartier pénitentiaire. » D. Cour interaméricaine des droits de l’homme et Commission interaméricaine des droits de l’homme Selon la jurisprudence constante de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (« CIDH »), l’État a l’obligation de faciliter et de réglementer le contact entre les prisonniers et leurs familles. À cet égard, la CIDH a déclaré que le droit de visite est un droit fondamental pour assurer le droit relatif à la protection de la vie familiale de toutes les parties concernées. Dans l’affaire X et Y c. Argentine (CIDH, rapport 38/96, affaire 10.506, fond, 15 octobre 1996), la CIDH a souligné que, même si les visites de contact ne sont pas un droit, lorsqu’elles les permettent, les autorités sont tenues de les réglementer dans le respect des droits de l’homme et de la dignité des personnes concernées. Elle a formulé en particulier les considérations suivantes : « 97. Le droit à une vie familiale peut se heurter à certaines limitations qui lui sont propres. Il existe des circonstances spéciales, par exemple l’emprisonnement ou le service militaire qui, sans pour autant suspendre le droit, affectent inévitablement son exercice et empêchent d’en jouir pleinement. S’il est vrai que l’emprisonnement empêche nécessairement de jouir pleinement de la famille, du fait qu’il sépare par la force l’un de ses membres, l’État a l’obligation de faciliter et de réglementer le contact entre les prisonniers et leurs familles, et de respecter les droits fondamentaux de toutes les personnes contre des ingérences abusives et arbitraires de la part de l’État et de ses fonctionnaires publics. La Commission a toujours affirmé que l’État a l’obligation de faciliter le contact entre le prisonnier et sa famille, malgré les restrictions imposées aux libertés personnelles qui découlent de l’emprisonnement. À ce propos, la Commission a déclaré à diverses reprises que le droit de visite est un droit fondamental pour assurer le respect de l’intégrité et de la liberté personnelle des prisonniers et, à titre de corollaire, le droit de protection de la famille de toutes les parties affectées. C’est précisément en raison des circonstances exceptionnelles qui entourent l’emprisonnement que l’État a l’obligation de prendre des mesures qui conduisent à garantir effectivement le droit de maintenir et de développer les relations familiales. C’est pourquoi le caractère nécessaire de toute mesure qui limite ce droit doit s’ajuster aux conditions ordinaires et raisonnables de l’emprisonnement. » Dans l’affaire Oscar Elias Biscet et autres c. Cuba (CIDH, rapport no 67/06, Affaire 12.476, fond, 1er octobre 2006), la Commission a condamné en vertu de l’article VI de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme les restrictions apportées sans raison apparente aux visites familiales. Elle s’est notamment exprimée comme suit : « 237. La Commission relève que, bien que l’emprisonnement entraîne nécessairement la séparation des détenus et de leurs familles, l’État a l’obligation de faciliter et de réglementer les contacts entre eux. Eu égard aux circonstances exceptionnelles que crée la détention, l’État est tenu de prendre des dispositions permettant de garantir effectivement le droit de maintenir et de développer les relations familiales. La nécessité de toute mesure qui limite ce droit doit s’ajuster aux conditions ordinaires et raisonnables de l’emprisonnement. Si l’État réglemente la manière dont les détenus et leurs proches exercent le droit d’établir et de préserver leur vie familiale, il ne peut imposer aucune condition ni mettre en œuvre aucune procédure qui porterait atteinte aux droits reconnus dans la Déclaration américaine. (...) 239. En l’espèce, la Commission observe que la plupart des victimes sont détenues dans des prisons situées loin de leurs familles. Les requérants allèguent même que les autorités ont délibérément incarcéré les victimes dans des établissements éloignés pour entraver les contacts des intéressés avec leurs familles, leurs avocats et les médias. De plus, ils soutiennent que dans la plupart des cas les autorités pénitentiaires ont restreint les visites familiales et conjugales sans raison apparente. 240. La Commission estime que l’État n’a pas respecté son obligation de faciliter les contacts entre les détenus et leurs familles. Eu égard à ces éléments factuels, elle conclut que l’État a violé l’article VI de la Déclaration américaine, au préjudice de l’ensemble des victimes. » IV. droit comparé L’Allemagne, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bulgarie, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la France, la Géorgie, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, l’ex-République yougoslave de Macédoine, Malte, la Moldova, le Monténégro, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni (l’Angleterre et le pays de Galles), la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suède, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine autorisent tous en principe les personnes condamnées à la réclusion à perpétuité ou à des peines de longue durée, à l’instar des autres catégories de détenus, à communiquer avec leurs familles à des intervalles réguliers en recevant des visites conformément à la procédure et aux modalités dictées par le droit interne et en fonction des réalités pratiques des établissements dans lesquels les intéressés sont incarcérés. Ainsi que l’énoncent expressément les dispositions pertinentes édictées par certains États membres, comme l’Allemagne, l’Italie, la Pologne et le Royaume-Uni, pareilles visites visent principalement le maintien des liens familiaux. Dans la plupart des États susmentionnés, la réglementation relative aux visites en prison est la même pour toutes les catégories de détenus, y compris les détenus condamnés à la réclusion à perpétuité et/ou les détenus purgeant de longues peines. Dans certains États membres, comme en Azerbaïdjan, en Bulgarie, en Lituanie, en Pologne, en Serbie et en Turquie, certaines catégories de détenus, notamment les personnes condamnées à la réclusion à perpétuité et/ou purgeant de longues peines, peuvent être soumis à des restrictions supplémentaires, en particulier en ce qui concerne la fréquence et la durée de ces visites et les locaux dans lesquels elles se déroulent. Parmi les États qui autorisent les visites intimes, un État membre, la Moldova, en exclut les détenus condamnés à la réclusion à perpétuité et certaines autres catégories de prisonniers. La situation était similaire en Ukraine jusqu’au 7 mai 2014, date à laquelle est entrée en vigueur l’article 151 modifié du code de l’exécution des peines qui autorise désormais les détenus condamnés à la réclusion à perpétuité à recevoir pareilles visites. La majorité des États susmentionnés ont adopté diverses mesures de contrôle restreignant les contacts physiques directs, le nombre de visiteurs et l’intimité pendant les visites en prison. Il apparaît que seul un petit nombre d’États, comme l’Allemagne, la Croatie, la Suède et la Suisse, autorisent des visites familiales régulières en principe non surveillées, sauf en cas de problème particulier de sécurité ou autre. En général, les visites familiales régulières des détenus condamnés à la réclusion à perpétuité ou à une longue peine se déroulent autour d’une table dans une pièce destinée à cet effet, dans certains cas à côté d’autres détenus et visiteurs (par exemple en Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Pologne, au Royaume-Uni et en Suisse) ou derrière une paroi vitrée (en particulier en Azerbaïdjan, en Bulgarie, en Grèce, en exRépublique yougoslave de Macédoine, en Roumanie et en Slovaquie). Dans certains États membres (par exemple en Autriche, en Espagne, en Finlande, en Turquie et en Ukraine), les deux possibilités existent, en fonction de l’établissement et d’autres conditions. En Allemagne, en Estonie, au Portugal, au Royaume-Uni et en Suède, les visites ont lieu dans une pièce équipée d’une paroi vitrée (ou d’autres dispositifs interdisant le contact physique) pour des raisons de sécurité. Dans les États membres où les visites se déroulent dans une pièce sans obstacle physique, comme en Allemagne, en Belgique, en France, en Irlande, en Italie, au Liechtenstein, au Monténégro, en Pologne, au Portugal, en Serbie, en Suisse, en Suède, en Slovénie et en Turquie (pour ce qui est des visites ouvertes), les contacts physiques sont autorisés dans une certaine mesure entre les visiteurs adultes et les détenus adultes. En revanche, ils sont interdits dans la plupart des cas en Finlande et strictement réglementés aux Pays-Bas et en Slovaquie. La fréquence des visites courtes en prison varie considérablement, une visite courte par mois étant le minimum généralement admis pour la majorité des détenus dans tous les pays ayant fait l’objet de la recherche. Dans certains pays membres, comme en Autriche, en Belgique, en Espagne, en Finlande, en Grèce, en Irlande, à Malte, au Monténégro, aux Pays-Bas, au Portugal, en Slovénie et en Suisse, les visites familiales sont en principe autorisées toutes les semaines. Dans d’autres pays, par exemple en Bulgarie, en Croatie, en ex-République yougoslave de Macédoine, en Pologne, en Roumanie et au Royaume-Uni, pareilles visites sont autorisées deux fois par mois. En Italie le nombre de visites autorisées est de six par mois et en Turquie de quatre par mois. Dans un certain nombre d’États, comme en Allemagne, en Estonie, en Géorgie, en Moldova, en République tchèque, en Serbie, en Slovaquie et en Ukraine, les visites familiales sont autorisées une fois par mois. En Lituanie, les personnes condamnées à la réclusion à perpétuité qui relèvent de la catégorie des détenus soumis à un régime de sécurité moyenne ont l’autorisation de recevoir des visites régulières tous les deux mois. De même, en Azerbaïdjan, où le nombre des visites dépend du régime appliqué à la personne détenue conformément au code pénal, les détenus à perpétuité peuvent bénéficier de six visites régulières par an.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés en 1949 et 1951 respectivement et résident à Ioannina. Le premier requérant est propriétaire et éditeur de « Proïnos Logos », un journal local publié dans la ville d’Ioannina. Le second est le directeur du service des monuments historiques modernes de cette ville après avoir été, par le passé, conseiller municipal et adjoint au maire de cette ville. Le 21 septembre 2004, le second requérant publia dans « Proïnos Logos » un article dans lequel il s’exprimait sur certaines questions concernant la ville et critiquait l’action de F.F., maire de la ville de 1986 à 1994, conseiller municipal et chef de file d’un parti politique de 1982 à ce jour. La publication de cet article se fit dans le contexte d’une querelle entre le second requérant et F.F. Cette querelle avait pour origine la proposition d’une société privée de valoriser l’exploitation de l’immeuble Oase, propriété de la ville d’Ioannina. Cette proposition avait été rejetée par le conseil municipal au motif qu’elle tendait à modifier la destination de l’immeuble. F.F. était de ceux qui s’étaient opposés au projet. Par la suite, la même société déposa une nouvelle proposition qui fut approuvée par le second requérant en sa qualité de directeur du service des monuments historiques modernes de la ville. F.F. saisit alors le ministère de la Culture d’une réclamation tendant à l’annulation de l’approbation donnée par le second requérant. L’article, intitulé « Hôtel Xenia et Alzheimer » et sous-titré « Qu’ils demandent pardon et qu’ils se retirent », contenait notamment les passages suivants : « La référence faite par F.F. à l’occasion de l’examen imminent de la question de la mise en valeur de l’hôtel Xenia d’Ioannina par le Conseil archéologique central ne peut être qualifiée que de farce de mauvais goût. Ce que F.F. a réussi à faire pendant son mandat, c’est de faire fonctionner l’hôtel comme une entreprise « collectiviste » de type brejnévien, ce qui a naturellement conduit à sa banqueroute, à l’instar d’ailleurs de toutes les entreprises municipales (...). Et cette farce n’est pas une de ses farces « infantiles » et immatures qui ont caractérisé sa trajectoire politique immorale qui, comme cela est bien connu, a freiné et même fait régresser l’évolution de la ville. Cette farce souffre d’Alzheimer, car F.F. oublie les efforts qu’il a faits pour que le bâtiment attenant à l’hôtel Xenia (l’ex-maternité, œuvre de Mineïko) ne soit pas classé monument historique à préserver (...), ce qui constitue une première internationale (...). La démence sénile qui caractérise son attitude et son comportement politique est démontrée par le fait qu’il oublie son « idée » de mettre en valeur la villa du bienfaiteur M. (monument historique à préserver) grâce à la méthode qui consiste à donner la villa en échange (antiparokhi) de la construction d’un immeuble !!! Il oublie aussi son souhait de construire une maison de retraite dans le secteur du Xenia, à la place de la « maison des aînés » (KAPI) qui a « brûlé » lors d’un incendie dont j’ignore les causes. Cette « idée » a été abandonnée à la suite de la réaction virulente de l’association culturelle. L’Alzheimer qui caractérise ses prises de position, l’empêche de se souvenir de sa position récente lors de la classification de l’Oase comme monument historique, et dont la mise en service dans quelques jours – je l’espère – lui rafraîchira la mémoire et lui rappellera ainsi les lettres diffamatoires et délatrices (roufianohafiedikes) qu’il envoyait au ministre de la Culture (...) pour « punir » le service qui se donnait à fond afin d’obtenir la restauration [de l’Oase]. (...) En ce qui concerne la lettre récente et « bonne à recevoir des crachats » envoyée (...) au premier ministre et ministre de la Culture, K.K. (au sujet de l’Oase), j’espère qu’ils vont s’en souvenir lors de la réunion du conseil municipal ou lors de l’inauguration de l’Oase (...), compte tenu du fait que ce sont eux qui ont détruit l’Oase et qui ont lutté « bec et ongles » pour tenter d’empêcher sa restauration, fidèles en cela au dogme du « rien faire » pour que leur échec total ne soit pas révélé. (...) Et comme la démence sénile, combinée au « rien faire », constitue un mélange dangereux de décadence et de recul, je voudrais rappeler que des cadres dirigeants de son parti ont tenu le premier rôle, par le biais d’articles de presse brûlants mais biscornus, pour empêcher la construction de l’hôtel Du Lac, qui désormais fait la fierté économique de la ville grâce à son haut niveau de prestations (...). L’Alzheimer qui se trouve à la base de ce comportement devrait – à mon avis – faire l’objet d’examens dans des centres médicaux sérieux, qui cachent plusieurs « secrets », comme le centre médical de l’armée de l’air dans lequel certains jeunes du parti communiste ont fait leur service militaire pendant la junte (...), contre des compensations et des services [eux aussi] secrets. Et si le traitement réussit, le besoin d’un grand pardon pourra alors se faire sentir. Car que peuvent-ils nous dire, ceux qui ont totalement échoué, sinon nous demander pardon ? (...) » Le 18 novembre 2004, F.F. introduisit une action contre les requérants devant le tribunal de première instance d’Ioannina. Par une décision du 16 décembre 2005, le tribunal jugea que l’article litigieux rédigé par le second requérant et publié par le premier, visait à diffamer et insulter F.F., à porter atteinte à son honneur, à sa réputation et de manière générale à sa personne. Selon le tribunal, l’article sortait, dans sa plus grande partie, des limites de la liberté de la presse garantie par l’article 10 de la Convention, car son rédacteur n’avait pas respecté la personne de F.F. et le devoir de vérité. En outre, la décision précisait que les affirmations concernant la banqueroute de l’hôtel Xenia, pendant le mandat de F.F., étaient fausses et que l’auteur de l’article ne pouvait pas l’ignorer. En particulier, le tribunal admit que, bien que les entreprises municipales, dans leur ensemble, firent état de pertes en 1994, dernière année du mandat de F.F., l’hôtel Xenia avait, entre 1986 et 1994 affiché des pertes et des profits. Par ailleurs, selon le tribunal, dans la phrase « cette farce n’est pas une de ses farces ‘infantiles’ et immatures qui ont caractérisé sa trajectoire politique immorale », l’emploi du terme « immorale » démontrait clairement une volonté d’insulte, de contestation de l’intégrité morale de F.F. et de mépris, ce terme n’étant pas nécessaire pour exprimer l’opposition éventuelle du second requérant envers l’action politique du premier. La phrase « cette farce souffre d’Alzheimer » était manifestement insultante pour F.F., car se référant à une personne approchant la soixantaine, elle pouvait de manière raisonnable donner l’impression au lecteur que F.F. souffrait réellement de cette maladie, ce qui aurait eu une influence sur son comportement. De plus, F.F. étant ophtalmologiste-chirurgien, il avait un contact constant avec des patients lui confiant leur santé ; cette phrase était alors clairement insultante et pas nécessaire pour exprimer l’opinion du second requérant à l’égard de la politique de F.F. Le tribunal de première instance considéra que le but évident était de porter atteinte à l’honneur et à la réputation de F.F., comme en témoignaient la manière et le style des informations ainsi présentées. La décision indiquait, en outre, que les propos relatifs à la « démence sénile » caractérisant l’attitude politique et le comportement de F.F., combiné avec des commentaires sur l’Alzheimer, renforçaient le sentiment qu’ils visaient à insulter F.F. et qu’ils tentaient, de manière systématique, à lier son nom à une pathologie mettant en cause son fonctionnement mental, sa mémoire et sa conscience. Toujours selon la décision, les termes « lettres diffamatoires et délatrices (« roufianohafiedikes ») » qui tendaient à désigner F.F. comme étant un mouchard dans sa vie politique, avaient également pour but de l’insulter. Il en était de même pour l’assertion selon laquelle F.F. avait détruit l’Oase, ce qui selon la décision était mensonger et visait à salir sa réputation. Enfin, le tribunal considéra que tous les propos relatifs aux services prétendument rendus par F.F. au régime dictatorial, tendaient à offenser F.F. et à le présenter comme un collaborateur de la junte. Il ajouta que le langage employé et l’imprécision des accusations démontraient que l’auteur de l’article cherchait à diffamer F.F., et à mettre en cause sa moralité en tant qu’homme politique et sa considération au sein de la société. Par contre, le tribunal rejeta l’argument de F.F. selon lequel l’article insinuait sa participation à l’incendie qui avait détruit la « maison des aînés ». De manière plus générale, le tribunal soulignait : « L’[auteur de l’article] savait pertinemment que ce qui était mentionné dans celui-ci (...) n’était pas exact (...) ; il a malgré cela publié cet article, avec l’intention évidente de porter atteinte à l’honneur et à la réputation du plaignant. Cela découle tant de la manière et du style dans lesquels ce qui précède a été exprimé que (...) de l’allégation selon laquelle le plaignant a accompli ces actes afin d’éviter que son échec en tant que maire fût révélé. Il en ressort que [le second requérant] a tenté, en débordant le cadre d’une querelle légitime avec son rival politique, de noircir le nom de celui-ci. » Le tribunal de première instance condamna in solidum les requérants à verser à F.F. la somme de 15 000 euros et leur interdit de porter atteinte à nouveau, par des publications d’un contenu similaire, à son honneur et à sa réputation (décision no 267/2005). La décision fut notifiée aux requérants le 2 février 2006 et devint définitive, les intéressés ayant laissé passer le délai d’appel de quinze jours. Les 7 février et 7 mars 2006 respectivement, les requérants se pourvurent en cassation contre la décision no 267/2005, en invoquant, entre autres, une violation de l’article 10 de la Convention. Ils soulevaient plusieurs moyens de cassation qui correspondaient aux différents considérants de la décision du tribunal de première instance. Ils soutenaient que certains termes utilisés dans l’article et considérés comme insultants par le tribunal, constituaient une appréciation et une critique de nature politique, ayant comme base factuelle réelle la manière dont le maire avait exercé son pouvoir et ne se rapportaient pas à sa personne ou sa moralité. Ils reprochaient à la décision en cause d’avoir isolé ces termes de leur contexte politique et conceptuel, d’avoir altéré le sens de la critique politique afin de la « criminaliser ». Le 16 février 2009, par deux arrêts longs de vingt-deux pages, la Cour de cassation rejeta les pourvois. Après avoir reproduit textuellement l’essentiel des considérants de la décision attaquée, elle conclut ainsi : « Par conséquent, la décision attaquée n’a pas violé les dispositions des articles 14 et 25 de la Constitution, de l’article 10 de la Convention, et des articles 361, 362, 363 et 367 du code pénal. Il s’ensuit que les moyens de cassation fondés sur l’article 559 § 1 du code de procédure civile sont non fondés » (arrêts nos 345 et 346/2009). Lesdits arrêts furent mis au net le 6 avril 2009 et mis aux archives le 13 mai 2009, date à partir de laquelle, selon le certificat de la Cour de cassation daté du 16 juin 2009, la délivrance d’une copie certifiée conforme était possible. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les articles pertinents de la Constitution disposent : Article 14 « 1. Chacun peut exprimer et diffuser ses pensées oralement, par écrit et par voie de presse, en observant les lois de l’État. La presse est libre. La censure et toute autre mesure préventive sont interdites. (...) Toute personne lésée par une publication ou une émission inexacte a un droit de réponse, et le moyen d’information a quant à lui une obligation de rectification complète et immédiate. Toute personne lésée par une publication ou une émission injurieuse ou diffamatoire a également un droit de réponse, et le moyen d’information a quant à lui une obligation de publication ou de diffusion immédiate de la réponse. La loi précise les modalités d’exercice du droit de réponse et garantit la rectification complète et immédiate ou la publication et transmission de la réponse. (...) » Article 25 « 1. Les droits de l’homme, en tant qu’individu et en tant que membre du corps social, et le principe de l’État de droit social sont placés sous la garantie de l’État, tous les organes de l’État sont tenus d’en assurer le libre et efficace exercice. Ces principes sont également valables dans les relations entre particuliers auxquelles ils sont propres. Les restrictions de tout ordre qui peuvent être imposées à ces droits selon la Constitution doivent être prévues soit directement par la Constitution soit par la loi, sans préjudice de celle-ci et dans le respect du principe de proportionnalité. (...) » Les articles pertinents du code civil sont ainsi libellés : Article 57 « Celui qui, d’une manière illicite, subit une atteinte dans les droits de sa personne peut exiger la suppression de l’atteinte et, en outre, l’abstention de toute atteinte à l’avenir (...). En outre, la prétention à des dommages et intérêts, suivant les dispositions relatives aux actes illicites, n’est pas exclue. » Article 59 « Dans les cas prévus par les deux articles précédents, le tribunal peut, par son jugement rendu à la requête de la victime et compte tenu de la nature de l’atteinte, condamner en outre la personne en faute à réparer le préjudice moral de celui qui a été atteint. Cette réparation consiste dans le paiement d’une somme d’argent, dans une mesure de publicité par voie de presse et dans toute autre mesure indiquée par les circonstances. » L’article 559 § 1 du code de procédure civile se lit ainsi : « Le pourvoi en cassation est autorisé seulement si une règle de fond a été violée (...), indépendamment de la question de savoir s’il s’agit d’une loi ou d’une coutume, grecque ou étrangère, d’une disposition du droit interne ou international (...) » Les articles pertinents du code pénal disposent : Article 361 Injure « 1. Quiconque, mis à part les cas de diffamation (articles 367 et 363), porte atteinte, par le biais de propos ou d’actes ou de toute autre manière, à l’honneur d’autrui est puni d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à un an ou d’une amende. L’amende peut être infligée conjointement avec la peine d’emprisonnement. (...) » Article 362 Diffamation « Quiconque formule ou diffuse devant autrui, de quelque manière que ce soit, des allégations susceptibles de nuire à l’honneur ou à la réputation d’autrui est puni d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans ou d’une amende. L’amende peut être infligée conjointement avec la peine d’emprisonnement. » Article 367 « 1. Ne sont pas considérés comme des actes préjudiciables : a) les jugements défavorables portés sur des travaux scientifiques, artistiques ou professionnels (...) c) les actions accomplies dans l’exercice de tâches légales, dans l’exercice légal de pouvoirs, pour la sauvegarde (protection) d’un droit ou pour tout autre intérêt légitime (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1985. À présent, il est incarcéré à la prison de Stara Zagora où il purge une peine de privation de liberté. En février 2009, le parquet régional de Stara Zagora ouvrit des poursuites pénales contre X pour le vol d’une importante somme d’argent de la caisse d’une entreprise locale, survenu le 7 février 2009. Les investigations menées par les organes de l’enquête pénale amenèrent ceux-ci jusqu’au requérant et deux autres jeunes hommes, tous originaires de Kazanlak, une ville située à une trentaine de kilomètres du lieu du vol. Le 26 février 2009, vers 7 heures, une équipe d’intervention de la police, composée d’agents armés et cagoulés, força la porte d’entrée de l’appartement du requérant à Kazanlak et arrêta celui-ci. Le requérant affirme qu’il fut frappé à la tête alors qu’il était encore couché dans son lit. Les policiers le menottèrent et l’amenèrent jusqu’en bas de son immeuble où il fut installé dans une voiture qui l’emmena en direction de la montagne située non loin de la ville. On lui demanda de montrer l’endroit où lui et ses complices présumés avaient enterré l’argent volé. La voiture de police s’arrêta sur une route de montagne, il fut sorti du véhicule et plaqué sur le sol couvert de neige. Les policiers se mirent à le frapper sur la tête, la nuque et le torse. Un des policiers lui brûla les extrémités des doigts avec l’allume-cigare de la voiture. Un autre policier lui attrapa la main gauche, la tordit et introduisit la pointe de son couteau sous les ongles. Le requérant perdit connaissance à plusieurs reprises, mais à chaque fois les policiers le réveillaient et continuaient de le maltraiter. Le même jour, entre 12 h 20 et 13 h 30, une équipe de policiers fouilla un endroit situé près d’une route de montagne que le requérant avait désigné. Les agents y retrouvèrent un bidon en plastique qui contenait une très importante somme d’argent en espèces, des munitions pour un fusil d’assaut et des bijoux en or. À 18 heures, le requérant fut formellement inculpé du vol de 750 000 euros, 330 000 levs et huit bijoux en or, commis le 7 février 2009, avec la complicité de deux autres personnes et accompagné de violences physiques et de menaces vis-à-vis des victimes. Le procureur régional de Stara Zagora ordonna la détention du requérant pour soixante-douze heures. Entre 20 h 33 et 22 h 04, le requérant fit des dépositions devant un juge du tribunal régional de Stara Zagora. Il fut assisté d’un avocat. Y furent également présents le procureur régional adjoint et un enquêteur. Le requérant passa aux aveux et relata les préparatifs effectués par lui et ses deux complices, l’entrée des trois hommes dans la maison de campagne de la comptable de l’entreprise ciblée et la contrainte exercée sur les victimes, la récupération de l’argent des bureaux de la société dans la ville voisine et le dépôt de l’argent dans la cache choisie et préparée auparavant. À la fin de l’interrogatoire, il fut amené dans les locaux de détention provisoire à Stara Zagora. Le 27 février 2009, le requérant fut examiné par un médecin. Dans le certificat médical rédigé le même jour, le médecin décrivit les lésions suivantes : ecchymose sur le sourcil gauche ; plusieurs ecchymoses sur le dos, la poitrine et le ventre ; des éraflures sur les doigts et du sang coagulé sous les ongles des deux mains ; des éraflures et des lésions aux genoux, aux coudes et aux pieds. Le 28 février 2009, le tribunal régional de Stara Zagora plaça le requérant en détention provisoire. Le 25 août 2009, le parquet régional dressa l’acte d’accusation à l’encontre du requérant et de ses deux complices présumés et renvoya ceuxci en jugement devant le tribunal régional de Stara Zagora. Ils furent tous accusés de vol aggravé, sous l’angle de l’article 199, alinéa 2, point 3 du code pénal, et de détention illégale d’une arme à feu, sous l’angle de l’article 339, alinéa 1 du code pénal. Le tribunal régional de Stara Zagora tint sa première audience en l’affaire le 27 octobre 2009. À l’audience du 3 novembre 2009, le requérant expliqua qu’il avait été maltraité par les policiers lors de son arrestation et pendant les quelques heures suivant celle-ci, lorsque les policiers l’auraient forcé de leur montrer l’endroit où était caché l’argent volé. Le 4 novembre 2009, la compagne du requérant fut interrogée par le tribunal régional. Celle-ci expliqua que le matin du 26 février 2009, elle et le requérant avaient été brusquement réveillés par l’entrée de la police à leur domicile. Les policiers s’en étaient pris à son compagnon et lui avaient porté plusieurs coups, alors qu’il était allongé sur le lit. Ensuite, il avait été emmené par la police. Le 5 novembre 2009, le tribunal régional recueillit les dépositions de deux officiers de police, N.N. et K.Y., qui avaient participé aux opérations policières du 26 février 2009 ayant conduit à l’arrestation du requérant et de ses deux complices présumés. K.Y. expliqua devant le tribunal qu’il avait dirigé l’opération d’arrestation du requérant le matin du 26 février 2009. Il affirma ne pas connaître les policiers qui avaient forcé la porte et maîtrisé le requérant. Il confirma que la porte de l’appartement avait été forcée par quelques agents de police, mais ne dit rien quant à un éventuel recours à la force physique par ces derniers. Il expliqua encore qu’un peu plus tard dans la journée, les équipes chargées de l’opération étaient parties à la recherche de l’argent volé. Lui, son collègue N.N. et le requérant voyageaient dans la première voiture du convoi policier. Le requérant leur aurait indiqué l’endroit où était caché l’argent sans y être contraint. N.N. avait participé dans l’arrestation d’un des complices présumés du requérant. Plus tard dans la journée du 26 février 2009, il aurait rejoint son collègue K.Y. et le requérant qui se trouvaient dans une voiture de police garée devant le commissariat local. Ils étaient ensuite partis à la recherche de l’argent et avaient retrouvé celui-ci grâce aux indications que le requérant leur avait volontairement donné. N.N. expliqua que ni lui ni son collègue K.Y. n’avaient frappé le requérant. À l’audience du 10 décembre 2009, à la demande de l’avocat du requérant, le tribunal recueillit les dépositions de G.G., une des voisines de l’intéressé. Elle expliqua que le matin du 26 février 2009, alors qu’elle se trouvait dans son appartement, elle avait entendu un grand bruit provenant de la cage d’escalier de son immeuble. Elle avait ensuite aperçu des hommes cagoulés, vêtus en noir et ne portant aucun signalement qui montaient à l’étage supérieur. Un peu plus tard, ces mêmes hommes avaient emmené le requérant, qui portait un caleçon et un tee-shirt, en bas de l’immeuble. À l’initiative de l’avocat du requérant, le tribunal recueillit comme preuve le certificat médical délivré à l’intéressé le 27 février 2009 et ordonna une expertise médicale visant au constat de la nature et de l’origine des lésions corporelles décrites dans celui-ci. L’expert médical présenta son rapport au tribunal régional le 15 janvier 2010. Il estima que les lésions corporelles sur le torse, la tête et les membres supérieurs et inférieurs du requérant, décrites dans le certificat médical du 27 février 2009, pourraient dater de quelques heures à sept jours avant la date de l’examen médical et pourraient être causées de la manière décrite par le requérant, à savoir par des coups portés par les policiers. Par un jugement du 15 mai 2010, le requérant fut reconnu coupable des charges susmentionnées et condamné à seize ans et six mois d’emprisonnement. Sur la base des preuves recueillies, le tribunal régional estima que le requérant n’avait pas été contraint de passer aux aveux ou de montrer aux policiers l’emplacement de l’argent volé. La condamnation du requérant fut confirmée, par la suite, par la cour d’appel de Plovdiv et par la Cour suprême de cassation. Dans son jugement, la cour d’appel reprit les constats factuels du tribunal régional en estimant que le requérant n’avait pas été forcé de reconnaître les faits reprochés et qu’il avait volontairement montré aux policiers l’endroit où était caché l’argent volé. Le 3 novembre 2010, le requérant envoya des plaintes au procureur général et au ministère de l’Intérieur pour se plaindre des mauvais traitements auxquels il avait été soumis le 26 février 2009. Il apparaît que ces plaintes furent transmises au parquet régional de Stara Zagora qui, par une ordonnance du 23 mars 2011, refusa d’ouvrir des poursuites pénales à l’encontre des policiers mis en cause. Le requérant contesta cette ordonnance devant le parquet d’appel. Le 16 mai 2011, le procureur d’appel de Plovdiv confirma l’ordonnance de non-lieu du procureur régional. La partie pertinente de l’ordonnance en cause se lit comme suit : « Le dossier a été ouvert en application de l’article 213 du CPP, sur la plainte de Milen Bozhidarov Stoykov à l’encontre de l’ordonnance du parquet régional de Stara Zagora, datée du 23 mars 2011, par laquelle celui-ci a refusé d’ouvrir des poursuites pénales (...). La plainte contient des arguments concernant l’absence de justification et l’illégalité de l’ordonnance contestée. Elle contient des allégations d’abus de pouvoir de la part des fonctionnaires de police et de lésions causées au plaignant (...). La plainte est mal fondée. À l’issue de l’enquête, les faits suivants ont été établis : l’enquête policière no 58/2009 a été ouverte par la direction régionale du ministère de l’Intérieur à Stara Zagora pour une infraction pénale réprimée par l’article 199, alinéa 2, point 3 du CP (...). Au cours de l’enquête, les personnes suivantes ont été identifiées comme auteurs des faits : Milen Bozhidarov Stoykov, P.Y.S. et T.S.K. Ceux-ci avaient manifesté un vif intérêt pour la route menant au pic Buzludzha et (...) P.Y.S. était allé à cet endroit sans aucune raison apparente. Le 26 février 2009, en exécution d’un plan d’intervention (...), il a été procédé à l’interpellation des auteurs des faits. Il a été établi que Milen Bozhidarov Stoykov n’habitait pas à son domicile officiel, mais à une autre adresse. Compte tenu des informations disponibles à cette étape de l’enquête, et notamment du fait que cette personne avait participé dans un vol à main armée accompagné de violences, la porte d’entrée de son logement a été forcée. Après l’entrée du groupe d’intervention, afin de briser toute résistance et pour protéger la vie et l’intégrité physique des agents présents sur place, des coups ont été portés sur le corps de Milen Bozhidarov Stoykov : à l’abdomen, à la poitrine et dans le dos ; ses bras ont été tordus et il a été menotté. Les locaux ont ensuite été perquisitionnés. Milen Stoykov s’est rhabillé, puis il a été amené en bas de son immeuble où sa voiture et celle de sa compagne ont été perquisitionnées. Au cours des conversations menées avec Milen Bozhidarov Stoykov, celui-ci a confirmé qu’il emmènerait les enquêteurs jusqu’à l’endroit où était caché l’argent volé, notamment dans un bidon enterré quelque part dans la forêt. Les équipes se sont dirigées vers le pic Buzludzha, une deuxième voiture roulant à une distance de cinquante à soixante mètres derrière l’automobile où se trouvait Milen Stoykov. Les équipes se sont arrêtées à quelques reprises pour permettre à Milen Stoykov de retrouver l’endroit. Après quelques tentatives, celui-ci a indiqué le lieu exact en disant « C’est là ». Le bidon a été déterré et le montant d’argent a été consigné au procèsverbal (...). Il convient de répondre à la question de savoir s’il y a eu une infraction pénale sous l’angle de l’article 131, alinéa 1, point 2 du CP. Il ressort du rapport d’expertise médicale (...) versé au dossier que Milen Bozhidarov Stoykov a eu des ecchymoses au visage, à l’abdomen, dans la partie basse du dos, au genou droit, à la jambe droite, au pied droit et au genou gauche, des éraflures au poignet droit, à la main droite, au coude gauche, au genou droit, au genou gauche, au pied gauche, du sang coagulé sous les extrémités des ongles des doigts, des lésions de type indéterminé au mollet droit et au pied gauche. Le rapport en cause a été rédigé sur la base des pièces versées au dossier et il vient corroborer les circonstances entourant l’arrestation de Milen Bozhidarov Stoykov, effectuée en vertu de la loi sur le ministère de l’Intérieur. L’article 72 de la loi précitée permet de manière expresse le recours à la force physique pour arrêter des individus. La force physique utilisée en l’occurrence était nécessaire au vu des circonstances spécifiques, du caractère de l’infraction et des caractéristiques de la personne arrêtée. Il s’agissait de l’arrestation d’une personne qui avait pénétré au domicile de la victime pendant la nuit, avec deux autres complices, et qui s’était servi d’une arme à feu pour briser la résistance de la victime. Qui plus est, les sévices infligés à la victime, K.P., le fait que les auteurs se sont servis d’un couteau pour couper son oreille et ses doigts, ainsi que le recours à une arme à feu (un fusil d’assaut Kalashnikov) démontraient que les auteurs des faits étaient des personnes particulièrement dangereuses et obligeaient le groupe d’intervention d’agir de manière à prévenir tout danger pour la vie et l’intégrité physique des personnes présentes lors de l’arrestation de Milen Bozhidarov Stoykov. Les faits en cause ont été établis grâce aux dépositions concordantes des témoins et au rapport d’expertise versé au dossier et ils démontrent l’utilisation de force physique lors de l’entrée des agents dans les locaux, au cours de l’arrestation de la personne concernée et lorsque celle-ci a été emmenée à l’extérieur de l’immeuble. Lors de l’entrée des policiers dans le logement du plaignant (...), ils ont pris toutes les mesures nécessaires pour préserver la vie de la personne arrêtée, la vie de l’autre personne présente dans l’appartement, ainsi que leur propre vie. Il n’existe aucune information laissant à penser que la force physique a été utilisée après l’arrestation de la personne en cause. Compte tenu du fait que le recours à la force physique a cessé au moment où son but a été atteint, la disposition de l’article 73, alinéa 4 de la loi sur le ministère de l’Intérieur a été respectée en l’occurrence. Les faits décrits ci-dessus démontrent l’absence de données suffisantes [pour engager des poursuites pénales] sous l’angle de l’article 131, alinéa 1, point 2 du CP. Étant donné que ce sont uniquement ses propres dépositions qui contiennent des informations concernant la maltraitance alléguée de Milen Bozhidarov Stoykov, celles-ci ne peuvent pas constituer des raisons objectives et suffisantes au regard de l’article 207, alinéa 1 du CPP justifiant à elles seules l’ouverture d’une procédure pénale. La confiance dans les propos de Milen Bozhidarov Stoykov est ébranlée par leur caractère contradictoire et incohérent. A la lumière des autres pièces du dossier, son allégation de violence policière reste isolée. Les dépositions de toutes les autres personnes présentes au cours des mesures d’instruction (...) vont dans le même sens, elles décrivent les circonstances entourant l’arrestation de Milen Bozhidarov Stoykov et les mesures d’instruction impliquant celui-ci, mais ne révèlent aucun abus de pouvoir de qui que ce soit. (...) » L’ordonnance du procureur d’appel était définitive. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. La loi sur le ministère de l’Intérieur L’article 72, alinéa 1, point 2, de la loi sur le ministère de l’Intérieur de 2006 (abrogée) autorisait les agents de police à recourir à la force physique ou à des moyens techniques tels que les menottes ou les matraques, pour arrêter un suspect qui refusait d’obtempérer ou opposait de la résistance. Le recours à la force physique et aux moyens techniques était fonction des circonstances, du caractère de l’infraction reprochée et de la personnalité du détenu, les policiers étaient tenus de respecter l’intégrité physique de la personne concernée et le recours à la force devait cesser immédiatement après l’arrestation (article 73, alinéas 2, 3 et 4 de la même loi). B. Le code pénal L’article 131, alinéa 1, point 2 du code pénal érige en infraction pénale le fait de causer des lésions corporelles à autrui dans le cas particulier où l’auteur des faits est un policier agissant dans le cadre de sa fonction officielle. C. Le code de procédure pénale En vertu des articles 207 à 212 du code de procédure pénale (ciaprès le CPP), le procureur est tenu d’ouvrir des poursuites pénales s’il a été informé de la commission d’une infraction pénale et s’il existe suffisamment de données pour conclure que les méfaits en cause constituent une infraction pénale. Le refus du procureur d’ouvrir des poursuites pénales est susceptible de recours devant le procureur supérieur (article 213, alinéa 2 du CPP). D. La loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage Les dispositions pertinentes de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage et la jurisprudence des tribunaux internes en application de celles-ci ont été résumées dans l’arrêt Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 67, CEDH 2013.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. La genèse de l’affaire À l’époque de l’effondrement de l’URSS, l’oblast autonome du HautKarabagh (« OAHK ») était une région autonome de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan (« la RSS d’Azerbaïdjan »). Situé sur le territoire de cette république, l’OAHK s’étendait sur une superficie de 4 388 km2. À ce moment-là, il n’y avait pas de frontière commune entre le Haut-Karabagh (en arménien, Artsakh) et la République socialiste soviétique d’Arménie (« la RSS d’Arménie »), qui étaient séparés par le territoire azerbaïdjanais ; la zone où ils étaient le plus rapprochés était le district de Latchin, qui comprenait une bande de terre de moins de 10 km de largeur souvent appelée « corridor de Latchin ». Selon le recensement soviétique de 1989, l’OAHK comptait environ 189 000 habitants, dont 77 % d’Arméniens, 22 % d’Azéris et quelques membres des minorités russe et kurde. Le district de Latchin présentait quant à lui une démographie différente, la grande majorité de la population (60 000 personnes environ) y étant d’ethnie kurde ou azérie. Seuls 5 à 6 % des habitants du district étaient d’ethnie arménienne. Au début de l’année 1988, des manifestations eurent lieu à Stepanakert, la capitale régionale de l’OAHK, ainsi qu’à Erevan, la capitale arménienne. Les manifestants demandaient le rattachement du HautKarabagh à l’Arménie. Le 20 février, le soviet de l’OAHK présenta aux soviets suprêmes de la RSS d’Arménie, de la RSS d’Azerbaïdjan et de l’URSS une demande tendant à ce que cette région fût autorisée à se séparer de l’Azerbaïdjan et à être rattachée à l’Arménie. Le 23 mars, le soviet suprême de l’URSS rejeta cette demande. En juin, le soviet suprême d’Azerbaïdjan la rejeta à son tour, celui de l’Arménie votant de son côté en faveur de l’unification. Tout au long de l’année 1988, les manifestations appelant à l’unification se succédèrent. Le district de Latchin fit l’objet d’attaques et de barrages routiers. De nombreuses personnes furent victimes d’affrontements et des réfugiés, qui se comptaient par centaines de milliers des deux côtés, passèrent d’Arménie en Azerbaïdjan et réciproquement. En conséquence, le 12 janvier 1989, l’URSS plaça l’OAHK sous le contrôle direct de Moscou. Puis, le 28 novembre de la même année, le contrôle de la région fut rendu à l’Azerbaïdjan. Quelques jours plus tard, le 1er décembre, le soviet suprême de la RSS d’Arménie et le conseil régional du Haut-Karabagh adoptèrent une résolution conjointe sur la réunification du Haut-Karabagh et de l’Arménie. En conséquence de cette résolution, un budget commun aux deux entités fut établi en janvier 1990 et, au printemps de la même année, il fut décidé que le Haut-Karabagh participerait aux élections arméniennes suivantes. Au début de l’année 1990, le conflit s’étant aggravé, les troupes soviétiques investirent Bakou et le Haut-Karabagh, lequel fut placé sous état d’urgence. De violents affrontements, dans lesquels intervinrent parfois les forces soviétiques, continuèrent cependant d’opposer les Arméniens et les Azéris. Le 30 août 1991, l’Azerbaïdjan proclama son indépendance à l’égard de l’Union soviétique. Cette déclaration fut ensuite officialisée par l’adoption, le 18 octobre 1991, de la loi constitutionnelle sur l’indépendance nationale. Le 2 septembre 1991, le soviet de l’OAHK annonça la fondation de la « République du Haut-Karabagh » (« RHK »), comprenant l’OAHK et le district azerbaïdjanais de Chahoumian, et déclara que cette République ne relevait plus de la juridiction azerbaïdjanaise. Le 26 novembre 1991, le parlement azerbaïdjanais abolit l’autonomie dont bénéficiait jusque-là le Haut-Karabagh. Lors d’un référendum organisé dans cette région le 10 décembre 1991, 99,9 % des votants se prononcèrent en faveur de la sécession. Toutefois, la population azérie avait boycotté la consultation. Le même mois, l’Union soviétique fut dissoute et les troupes soviétiques commencèrent à se retirer de la région. Le contrôle militaire du HautKarabagh passa rapidement entre les mains des Arméniens du Karabagh. Le 6 janvier 1992, la « RHK », s’appuyant sur les résultats du référendum, réaffirma son indépendance à l’égard de l’Azerbaïdjan. Au début de l’année 1992, le conflit dégénéra peu à peu en une véritable guerre. Le camp arménien prit plusieurs villages azéris, provoquant la mort de plusieurs centaines de personnes au moins et le départ de la population. Le district de Latchin, et plus particulièrement la ville éponyme, furent attaqués à plusieurs reprises. Selon les requérants, ces attaques étaient le fait tant des troupes du Haut-Karabagh que de celles de la République d’Arménie. Le Gouvernement soutient pour sa part que la République d’Arménie n’a pas participé à ces événements et que les actions militaires ont été menées par les forces de défense du Haut-Karabagh et par des groupes de volontaires. En 1991, pendant près de huit mois, les routes menant à Latchin furent sous le contrôle de troupes d’origine arménienne, qui tenaient des postes de contrôle. La ville de Latchin se retrouva complètement isolée. À la mi-mai 1992, elle subit des bombardements aériens qui causèrent la destruction de nombreuses maisons. Le 17 mai 1992, se rendant compte que les troupes se rapprochaient rapidement, les habitants de Latchin prirent la fuite. Le lendemain, la ville fut prise par des troupes d’origine arménienne. Il semble qu’elle ait été pillée et incendiée au cours des jours suivants. Selon les informations communiquées au Gouvernement par les autorités de la « RHK », la ville de Latchin et les villages environnants, Aghbulag, Chirag et Chiragli, furent complètement détruits pendant le conflit militaire. En juillet 1992, le Parlement arménien décida qu’il ne signerait aucun accord international qui prévoirait que le Haut-Karabagh reste azerbaïdjanais. Selon un rapport de Human Rights Watch de décembre 1994 intitulé « Azerbaïdjan : sept ans de conflit dans le Haut-Karabagh » (Azerbaijan: Seven Years of Conflict in Nagorno-Karabakh), la prise du district de Latchin entraîna le déplacement d’environ 30 000 Azéris, dont beaucoup d’origine kurde. Après avoir pris Latchin, les troupes d’origine arménienne conquirent quatre autres districts azerbaïdjanais situés autour du HautKarabagh (Kelbajar, Jabrayil, Gubadly et Zanguelan) ainsi que de grandes parties de deux autres districts (Agdam et Fizuli). Le 5 mai 1994, à la suite d’une médiation de la Russie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la « RHK » signèrent un accord de cessez-le-feu (le Protocole de Bichkek), qui devint effectif le 12 mai 1994. Dans son rapport susmentionné, l’association Human Rights Watch estimait qu’entre 1988 et 1994, 750 000 à 800 000 Azéris avaient été contraints de quitter le Haut-Karabagh, l’Arménie et les sept districts azerbaïdjanais limitrophes du Haut-Karabagh. Selon des informations communiquées par les autorités arméniennes, le conflit a fait 335 000 réfugiés arméniens en provenance d’Azerbaïdjan et 78 000 personnes déplacées à l’intérieur de l’Arménie (ayant quitté des régions d’Arménie frontalières de l’Azerbaïdjan). B. La situation actuelle Selon le Gouvernement, la « RHK » contrôle 4 061 km2 de l’ancien OAHK. Il y a controverse sur la superficie exacte qu’elle occupe dans les deux districts partiellement conquis, mais il apparaît que, dans les sept districts limitrophes, le territoire occupé représente une superficie totale de 7 500 km² environ. Les estimations relatives au nombre actuel d’habitants dans le HautKarabagh se situent entre 120 000 et 145 000 personnes, dont 95 % d’ethnie arménienne. Il ne reste pratiquement plus d’Azerbaïdjanais. Le district de Latchin compte 5 000 à 10 000 Arméniens. Le conflit n’est toujours pas réglé sur le plan politique. L’indépendance autoproclamée de la « RHK » n’a été reconnue par aucun État ni aucune organisation internationale. Des violations récurrentes de l’accord de cessez-le-feu de 1994 le long des frontières ont fait de nombreux morts et le discours des autorités demeure hostile. De plus, selon plusieurs rapports internationaux, la tension s’est accrue ces dernières années et les dépenses militaires ont fortement augmenté en Arménie comme en Azerbaïdjan. Plusieurs propositions avancées en vue d’un règlement pacifique du conflit ont échoué. Des négociations ont été menées sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et de son groupe de Minsk. À Madrid, en novembre 2007, les trois pays assurant la coprésidence du groupe – la France, la Russie et les États-Unis d’Amérique – ont présenté à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan un ensemble de principes de base en vue d’un accord. Ces principes, qui ont été actualisés par la suite, appellent notamment au retour sous contrôle azerbaïdjanais des territoires entourant le Haut-Karabagh, à l’instauration dans le Haut-Karabagh d’un statut provisoire prévoyant des garanties en matière de sécurité et d’autonomie, à la mise en place d’un couloir reliant l’Arménie au Haut-Karabagh, à la définition ultérieure du statut définitif du Haut-Karabagh au moyen d’un référendum juridiquement contraignant, au droit pour toutes les personnes déplacées à l’intérieur de leur pays et pour tous les réfugiés de retourner là où ils résidaient précédemment et à la mise en place de garanties pour la sécurité internationale, au nombre desquelles devait figurer une opération de maintien de la paix. L’idée sous-jacente était que l’approbation de ces principes par l’Arménie et l’Azerbaïdjan permettrait de rédiger un accord complet et détaillé. Après un va-et-vient intense des diplomates du groupe de Minsk et un certain nombre de rencontres entre les présidents des deux pays en 2009, la dynamique s’est essoufflée en 2010. À ce jour, les parties au conflit n’ont pas signé d’accord formel sur les principes de base. Le 24 mars 2011, le groupe de Minsk de l’OSCE a présenté un rapport sur la mission d’évaluation sur le terrain menée par les coprésidents du groupe dans les territoires occupés d’Azerbaïdjan entourant le Haut-Karabagh (Report of the OSCE Minsk Group Co-Chairs’ Field Assessment Mission to the Occupied Territories of Azerbaijan Surrounding Nagorno-Karabakh), dont le résumé apporte les informations suivantes : « Les coprésidents du groupe de Minsk de l’OSCE se sont rendus du 7 au 12 octobre 2010 en mission d’évaluation sur le terrain dans les sept territoires occupés d’Azerbaïdjan entourant le Haut-Karabagh afin d’y apprécier la situation générale, notamment sur le plan humanitaire. Ils étaient accompagnés du représentant personnel du président de l’OSCE en exercice et de son équipe, laquelle leur a apporté un appui logistique, ainsi que de deux experts du HCR et d’un membre de la mission d’enquête dépêchée sur place en 2005 par l’OSCE. Il s’agissait de la première mission menée par la communauté internationale dans ces territoires depuis 2005 ; c’était également la première fois depuis dix-huit ans que des représentants de l’ONU se rendaient sur place. En parcourant plus d’un millier de kilomètres dans ces territoires, les coprésidents ont pu constater à quel point les conséquences du conflit du Haut-Karabagh et de l’absence de règlement pacifique étaient désastreuses. Des villes et villages qui existaient avant le conflit ont été abandonnés et sont quasiment des champs de ruines. Il n’existe pas de chiffres fiables, mais selon des estimations approximatives, la population totale est de 14 000 personnes, qui vivent dans de petites colonies et dans les villes de Latchin et de Kelbajar. Les coprésidents estiment qu’il n’y a pas eu d’accroissement significatif de la population depuis 2005. Les colons, pour la plupart des personnes d’ethnie arménienne provenant d’autres régions d’Azerbaïdjan et relogées dans les territoires, vivent dans des conditions précaires, avec une infrastructure rudimentaire, peu d’activité économique et un accès limité aux services publics. Beaucoup n’ont pas de pièces d’identité. Sur le plan administratif, les sept territoires, l’ancien oblast du Haut-Karabagh et d’autres régions ont été regroupés en huit districts nouveaux. La constatation de la dureté de la situation qui prévaut dans les territoires a renforcé la conviction des coprésidents que le statu quo est inacceptable et que seul un règlement pacifique issu de négociations pourra donner la perspective d’un avenir meilleur et moins précaire aux anciens habitants de ces territoires comme aux nouveaux. Ils exhortent les dirigeants de toutes les parties à s’abstenir de mener sur ces territoires ou sur d’autres zones contestées des activités qui seraient préjudiciables à la conclusion d’un accord définitif ou qui modifieraient le caractère de ces régions. Ils recommandent également la prise de mesures pour préserver les cimetières et les lieux de culte situés dans ces territoires et pour clarifier la situation des colons qui n’ont pas de pièces d’identité. Ils ont l’intention de mener d’autres missions dans d’autres zones touchées par le conflit du Haut-Karabagh, en compagnie d’experts des institutions internationales compétentes susceptibles de participer à la mise en œuvre d’un accord de paix. » Le 18 juin 2013, les présidents des pays exerçant la coprésidence du groupe de Minsk de l’OSCE ont publié une déclaration conjointe sur le conflit dans le Haut-Karabagh : « Nous, présidents de la République française, de la Fédération de Russie et des États-Unis d’Amérique, pays exerçant la coprésidence du groupe de Minsk de l’OSCE, restons déterminés à aider les parties du conflit du Haut-Karabagh pour parvenir à un règlement pacifique et durable. Nous regrettons profondément que, plutôt que d’essayer de trouver une solution basée sur des intérêts mutuels, les parties ont continué à rechercher un avantage unilatéral dans le processus de négociation. Nous continuons de croire fermement que les éléments décrits dans les déclarations de nos pays au cours des quatre dernières années doivent être le fondement de tout règlement juste et durable du conflit du Haut-Karabagh. Ces éléments doivent être considérés comme un tout intégré, aussi toute tentative de sélectionner certains éléments au détriment d’autres rendra impossible l’atteinte d’une solution équilibrée. Nous réaffirmons que seul un règlement négocié peut mener à la paix, la stabilité et la réconciliation, ouvrant des opportunités pour le développement régional et la coopération. L’utilisation de la force militaire qui a déjà créé la situation actuelle de la confrontation et de l’instabilité ne résoudra pas le conflit. Une reprise des hostilités serait catastrophique pour la population de la région, entraînant des pertes de vie, plus de destruction, d’autres réfugiés, et d’énormes coûts financiers. Nous appelons instamment les dirigeants de tous les côtés à réaffirmer les principes d’Helsinki, en particulier ceux relatifs à la non-utilisation de la force ou de la menace de la force, à l’intégrité territoriale, à l’égalité des droits et à l’autodétermination des peuples. Nous les appelons aussi à s’abstenir de toute action ou déclaration susceptible de faire monter la tension dans la région et de conduire à une escalade du conflit. Les dirigeants doivent préparer leur peuple à la paix, pas à la guerre. Nos pays continueront à agir en lien étroit avec les parties. Toutefois, la responsabilité de mettre un terme au conflit du Haut-Karabagh reste à chacun d’eux. Nous croyons fermement que tarder plus à parvenir à un accord équilibré pour le cadre d’une paix globale est inacceptable, et nous exhortons les dirigeants de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie à se concentrer avec une énergie renouvelée sur les questions qui restent non résolues. » C. Les requérants et les biens qu’ils allèguent posséder dans le district de Latchin Les requérants déclarent être des Kurdes azerbaïdjanais originaires du district de Latchin, où leurs ancêtres auraient vécu pendant des siècles. Le 17 mai 1992, ils auraient été contraints de fuir le district pour se réfugier à Bakou. En raison de l’occupation arménienne, il leur aurait été impossible depuis lors de rentrer chez eux et de reprendre possession de leurs biens. M. Elkhan Chiragov M. Elkhan Chiragov est né en 1950. Il vivait dans le district de Latchin. Alors qu’il avait été indiqué dans la requête qu’il habitait dans le village de Chirag, il ressort de la réponse des requérants aux observations du Gouvernement que son village était en fait Chiragli et qu’il y a exercé la profession d’enseignant pendant quinze ans. Il y aurait possédé une grande maison meublée de 250 m², 55 ruches, 80 têtes de petit bétail, 9 têtes de gros bétail et 5 tapis faits main. Le 27 février 2007, il a communiqué avec la réponse des requérants aux observations du Gouvernement un certificat officiel (« passeport technique ») daté du 19 juillet 1985 et attestant qu’étaient enregistrées à son nom, sur un terrain de 1 200 m², une maison d’habitation de 12 pièces sur deux étages d’une surface totale de 408 m² (répartie en une surface d’habitation de 300 m² et une surface auxiliaire de 108 m²) ainsi qu’une remise de 60 m². Il a également soumis une déclaration de trois anciens voisins affirmant qu’il possédait une maison d’habitation d’une surface de 260 m² composée de 16 pièces sur deux étages et une voiture, ainsi qu’une déclaration de MM. A. Jafarov et A. Halilov, représentants du pouvoir exécutif de la République d’Azerbaïdjan dans la ville de Latchin, attestant qu’il habitait précédemment le village de Chiragli. Devant la Grande Chambre, il a produit notamment les documents suivants : un certificat de mariage attestant qu’il est né à Chiragli et s’y est marié en 1978, les certificats de naissance de son fils et de sa fille, nés à Chiragli en 1979 et en 1990 respectivement, ainsi qu’une lettre de 1979 et un carnet de travail délivré en 1992 par la direction de l’enseignement du district de Latchin et attestant qu’il travaillait comme enseignant à Chiragli. M. Adishirin Chiragov M. Adishirin Chiragov est né en 1947. Il vivait dans le district de Latchin. Alors qu’il avait été indiqué dans la requête qu’il habitait dans le village de Chirag, il ressort de la réponse des requérants aux observations du Gouvernement que son village était en fait Chiragli et qu’il y a exercé la profession d’enseignant pendant vingt ans. Il y aurait possédé une grande maison meublée de 145 m², une voiture neuve de modèle « Niva », 65 têtes de petit bétail, 11 têtes de gros bétail et 6 tapis faits main. Le 27 février 2007, il a communiqué un passeport technique daté du 22 avril 1986 et attestant qu’étaient enregistrées à son nom, sur un terrain de 1 200 m², une maison d’habitation de huit pièces sur deux étages d’une surface totale de 230,4 m² (répartie en une surface d’habitation de 193,2 m² et une surface auxiliaire de 37,2 m²) ainsi qu’une remise de 90 m². Il a également produit une déclaration de trois anciens voisins affirmant qu’il possédait une maison d’habitation composée de huit pièces sur deux étages, ainsi qu’une déclaration de MM. A. Jafarov et A. Halilov, représentants du pouvoir exécutif de la République d’Azerbaïdjan dans la ville de Latchin, attestant qu’il habitait précédemment le village de Chiragli. Devant la Grande Chambre, il a produit notamment les documents suivants : un certificat de mariage attestant qu’il est né à Chiragli et s’y est marié en 1975, les certificats de naissance de son fils et de ses deux filles, nés à Chiragli en 1977, 1975 et 1982 respectivement, ainsi qu’un passeport soviétique délivré en 1981 qui indique qu’il est né à Chiragli et porte un tampon d’enregistrement qui fait apparaître qu’il habitait à Chiragli en 1992. M. Ramiz Gebrayilov M. Ramiz Gebrayilov est né à Chiragli en 1960. Il aurait obtenu en 1988 un diplôme d’ingénieur de l’Institut polytechnique de Bakou. En 1983, pendant ses études à Bakou, il se serait rendu dans la ville de Latchin et y aurait reçu de l’État un terrain de 5 000 m². Il y aurait par la suite bâti une maison de six chambres à coucher et un garage et y aurait vécu avec sa femme et ses enfants jusqu’à son départ forcé en 1992. Il y aurait aussi eu plusieurs étables. Il aurait également possédé, sur un autre terrain de 5 000 m² lui appartenant également, un atelier de réparation automobile appelé « Auto Service », une boutique et un café, ainsi que 12 vaches, 70 agneaux et 150 moutons. M. Gebrayilov n’aurait pas pu retourner à Latchin depuis son départ en 1992. Des amis arméniens qui seraient allés à Latchin en 2001 et auraient filmé l’état des maisons de la ville lui auraient fait visionner une vidéo montrant que sa maison avait été totalement détruite par un incendie. D’autres personnes, qui auraient quitté Latchin après lui, auraient aussi confirmé que sa maison avait été incendiée par les forces arméniennes quelques jours après son départ. Le 27 février 2007, M. Gebrayilov a communiqué un passeport technique daté du 15 août 1986 et attestant qu’était enregistrée à son nom, sur un terrain de 480 m², une maison d’habitation de deux étages d’une surface totale de 203,2 m² (répartie en une surface d’habitation de 171,2 m² et une surface auxiliaire de 32 m²) comprenant huit chambres à coucher. Il a également soumis une déclaration de trois anciens voisins affirmant qu’il possédait une maison d’habitation de huit pièces sur deux étages, ainsi qu’une déclaration de M. V. Maharramov, représentant du pouvoir exécutif de la République d’Azerbaïdjan dans la ville de Latchin, attestant qu’il habitait précédemment à Latchin une maison lui appartenant. Devant la Grande Chambre, il a produit notamment les documents suivants : un certificat de naissance et un certificat de mariage attestant qu’il est né à Chiragli et s’y est marié en 1982, les certificats de naissance de sa fille et de ses deux fils, nés à Latchin en 1982, 1986 et 1988 respectivement, ainsi qu’un livret militaire délivré en 1979. M. Akif Hasanof M. Akif Hasanof est né en 1959 dans le village d’Aghbulag, dans le district de Latchin. Il y aurait exercé la profession d’enseignant pendant vingt ans et y aurait possédé une grande maison meublée de 165 m², une voiture neuve de modèle « Niva », 100 têtes de petit bétail, 16 têtes de gros bétail et 20 tapis faits main. Le 27 février 2007, il a communiqué un passeport technique daté du 13 septembre 1985 et attestant qu’étaient enregistrées à son nom, sur un terrain de 1 600 m², une maison d’habitation de neuf pièces sur deux étages d’une surface totale de 448,4 m² (répartie en une surface d’habitation de 223,2 m² et une surface auxiliaire de 225,2 m²) ainsi qu’une remise de 75 m². Il a également soumis une déclaration de trois anciens voisins affirmant qu’il possédait une maison d’habitation composée de neuf pièces sur deux étages, une étable et des dépendances, ainsi qu’une déclaration de M. V. Maharramov, représentant du pouvoir exécutif de la République d’Azerbaïdjan dans la ville de Latchin, attestant qu’il habitait précédemment à Aghbulag une maison lui appartenant. Devant la Grande Chambre, il a produit notamment les documents suivants : un certificat de naissance, un passeport soviétique délivré en 1976 et un carnet de travail délivré par la direction de l’enseignement du district de Latchin et dont il ressort qu’il est né à Aghbulag et y a été enseignant et directeur d’école de 1981 à 1988. M. Fekhreddin Pashayev M. Fekhreddin Pashayev est né en 1956 dans le village de Kamalli, dans le district de Latchin. Après avoir obtenu un diplôme d’ingénieur de l’Institut polytechnique de Bakou en 1984, il serait retourné à Latchin, où il aurait travaillé au ministère des Transports comme ingénieur, puis, à partir de 1986, comme ingénieur-chef. Il aurait vécu dans la ville de Latchin, au no 50 de la rue 28 Aprel (28 Aprel Kucesi, Lachin Seheri, Lachin Rayonu), dans une maison de deux étages comprenant trois chambres à coucher qui lui aurait appartenu et qu’il aurait construite lui-même. La valeur marchande actuelle de cette maison serait de 50 000 dollars américains (USD – « dollars »). M. Pashayev aurait également possédé le terrain entourant la maison, ainsi qu’une part (d’environ 10 ha) dans une ferme collective à Kamalli et des terrains en « propriété collective ». Le 27 février 2007, il a communiqué un passeport technique daté d’août 1990 et attestant qu’était enregistrée à son nom, sur un terrain de 469,3 m², une maison d’habitation de deux étages d’une surface totale de 133,2 m² (répartie en une surface d’habitation de 51,6 m² et une surface auxiliaire de 81,6 m²). Il a également soumis une déclaration de trois anciens voisins affirmant qu’il possédait une maison d’habitation composée de quatre pièces sur deux étages, ainsi qu’une déclaration de M. V. Maharramov, représentant du pouvoir exécutif de la République d’Azerbaïdjan dans la ville de Latchin, attestant qu’il habitait précédemment rue 28 Aprel à Latchin une maison lui appartenant. Devant la Grande Chambre, il a produit notamment les documents suivants : un certificat de mariage attestant qu’il est né à Kamalli et s’y est marié en 1985, les certificats de naissance de ses deux filles, nées l’une à Kamalli en 1987 et l’autre à Latchin en 1991, le certificat de naissance de son fils indiquant que celui-ci est né à Kamalli en 1993, ainsi qu’un livret militaire délivré en 1978 et un carnet de travail daté de 2000. Il a expliqué que son fils était en fait né à Bakou, mais qu’il était normal dans le système soviétique de propiska d’inscrire comme lieu de naissance d’un enfant le lieu de résidence de ses parents. M. Qaraca Gabrayilov M. Qaraca Gabrayilov est né en 1940 dans la ville de Latchin et décédé le 19 juin 2005. Le 6 avril 2005, lors de l’introduction de la requête, il avait déclaré que le 17 mai 1992, date de son départ forcé, il vivait au no 580 de la rue N. Narimanov à Latchin, dans l’appartement 128a, situé dans une maison familiale de deux étages construite en 1976 qui lui aurait appartenu. D’une surface de 187,1 m², la maison aurait été entourée d’un jardin de 453,6 m². Dans sa requête, M. Gabrayilov avait ajouté qu’il possédait en outre une parcelle de 300 m² dans la même rue. Il avait joint un passeport technique daté d’août 1985 et attestant qu’était enregistrée à son nom une maison de deux étages avec un jardin, dont les surfaces correspondent à celles susmentionnées. Le 27 février 2007, ses représentants ont toutefois indiqué qu’il habitait au no 41 de la rue H. Abdullayev à Latchin, mais qu’il possédait bien les deux propriétés susmentionnées dans la rue N. Narimanov. Ils ont joint à cette communication une déclaration de trois anciens voisins, ainsi qu’une déclaration de M. V. Maharramov, représentant du pouvoir exécutif de la République d’Azerbaïdjan dans la ville de Latchin, qui indiquent que M. Gabrayilov résidait dans sa maison de la rue H. Abdullayev. Étaient également jointes une décision du 29 janvier 1974 par laquelle le soviet des représentants du peuple du district de Latchin allouait au requérant le terrain de 300 m² susmentionné, ainsi que plusieurs factures de fourrage et de matériaux de construction et des pièces justificatives se rapportant aux subventions censées avoir été obtenues pour la construction de ses biens. Le 21 novembre 2007, M. Sagatel Gabrayilov, le fils du requérant, a indiqué que la rue où avait habité la famille s’était appelée rue N. Narimanov, mais que, à une date non précisée, le nom et la numérotation de la rue avaient changé et que l’adresse familiale était ainsi devenue « rue H. Abdullayev ». Les deux adresses mentionnées auraient donc fait référence à la même propriété. Devant la Grande Chambre, les représentants du requérant ont produit notamment les documents suivants : un certificat de naissance et un certificat de mariage attestant qu’il était né à Chiragli et s’y était marié en 1965, le certificat de naissance de son fils, né en 1970 à Alkhasli, un village du district de Latchin, et un livret militaire délivré en 1963. D. Les relations entre la République d’Arménie et la « RHK » Les requérants, le Gouvernement et le tiers intervenant (le gouvernement azerbaïdjanais) ont soumis de très nombreux documents et déclarations sur la question de savoir si la République d’Arménie exerce son autorité ou son contrôle sur la « RHK » et les territoires avoisinants. Les informations qui ressortent de ces communications sont résumées cidessous dans la mesure où la Cour les juge pertinentes. Aspects militaires En 1993, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté quatre résolutions relatives au conflit dans le Haut-Karabagh. En leurs parties pertinentes, elles sont ainsi libellées : Résolution 822 du 30 avril 1993 (S/RES/822 (1993)) « Le Conseil de sécurité, (...) Notant avec une très grande inquiétude l’intensification des affrontements armés, et en particulier l’invasion la plus récente du district de Kelbadjar, en République azerbaïdjanaise, par des forces arméniennes locales, (...) Exige la cessation immédiate de toutes les hostilités et de tous les actes d’hostilité afin que puisse s’instaurer un cessez-le-feu durable, ainsi que le retrait immédiat de toutes les forces occupant le district de Kelbadjar et les autres régions de l’Azerbaïdjan récemment occupées ; (...) » Résolution 853 du 29 juillet 1993 (S/RES/853 (1993)) « Le Conseil de sécurité, (...) Exprimant la vive préoccupation que lui inspirent la détérioration des relations entre la République d’Arménie et la République azerbaïdjanaise ainsi que les tensions entre elles, (...) Notant avec inquiétude l’escalade des hostilités armées et, en particulier, la prise du district d’Agdam dans la République azerbaïdjanaise, (...) Exige qu’il soit mis fin immédiatement à toutes les hostilités et que les forces d’occupation en cause se retirent immédiatement, complètement et inconditionnellement du district d’Agdam et de toutes les autres zones récemment occupées de la République azerbaïdjanaise ; (...) Prie instamment le gouvernement de la République d’Arménie de continuer d’exercer son influence afin d’amener les Arméniens de la région du Haut-Karabagh de la République azerbaïdjanaise à appliquer la résolution 822 (1993) du Conseil ainsi que la présente résolution, et à accepter les propositions du groupe de Minsk de [l’OSCE] ; (...) » Résolution 874 du 14 octobre 1993 (S/RES/874 (1993)) « Le Conseil de sécurité, (...) Se déclarant gravement préoccupé de ce que la poursuite du conflit dans la région du Haut-Karabagh de la République azerbaïdjanaise et aux alentours, ainsi que les tensions entre la République d’Arménie et la République azerbaïdjanaise pourraient mettre en danger la paix et la sécurité dans la région, (...) Demande que soient immédiatement appliquées les mesures réciproques et urgentes que prévoit le « calendrier modifié » du groupe de Minsk de [l’OSCE], y compris le retrait des forces des territoires récemment occupés et la suppression de tous les obstacles aux communications et aux transports ; (...) » Résolution 884 du 12 novembre 1993 (S/RES/884 (1993)) « Le Conseil de sécurité, (...) Notant avec inquiétude l’escalade des hostilités armées, conséquence des violations du cessez-le-feu et de l’usage excessif de la force en réaction à ces violations, en particulier l’occupation du district de Zanguelan et de la ville de Goradiz dans la République azerbaïdjanaise, (...) Demande au gouvernement arménien d’user de son influence pour amener les Arméniens de la région du Haut-Karabagh de la République azerbaïdjanaise à appliquer les résolutions 822 (1993), 853 (1993) et 874 (1993), et de veiller à ce que les forces impliquées ne reçoivent pas les moyens d’étendre leur campagne militaire ; (...) Exige des parties concernées qu’elles cessent immédiatement les hostilités armées et les actes d’hostilité, que les forces d’occupation soient retirées unilatéralement du district de Zanguelan et de la ville de Goradiz et que les forces d’occupation soient retirées des autres zones récemment occupées de la République azerbaïdjanaise, conformément au « calendrier modifié » de mesures urgentes en vue d’appliquer les résolutions 822 (1993) et 853 (1993) du Conseil de sécurité (...), tel qu’il a été modifié lors de la réunion du groupe de Minsk de [l’OSCE] tenue à Vienne du 2 au 8 novembre 1993 ; (...) » Le rapport de décembre 1994 de Human Rights Watch (paragraphe 22 ci-dessus) comporte des descriptions du conflit dans le Haut-Karabagh. Il indique qu’une « offensive militaire menée en mai-juin 1992 par les Arméniens du Karabagh a abouti à la prise d’une grande partie de la province de Latchin », puis résume ainsi les événements survenus en 1993 et 1994 : « (...) les troupes arméniennes du Karabagh ont – souvent avec l’appui des forces de la République d’Arménie – pris le reste des provinces azerbaïdjanaises entourant le Haut-Karabagh (le reste de la province de Latchin et les provinces de Kelbajar, Agdam, Fizuli, Jebrayil, Qubatli et Zanguelan) et forcé les civils azéris à quitter les lieux. » Ce document rapporte différents éléments qui semblent indiquer que l’armée de la République d’Arménie a participé aux opérations menées dans le Haut-Karabagh et les territoires avoisinants (chapitre VII « La république d’Arménie en tant que partie au conflit »). L’Arménie aurait même envoyé des membres de ses propres forces de police maintenir l’ordre dans les territoires occupés. Comme l’indique le rapport, les enquêteurs de Human Rights Watch ont, en avril 1994, passé deux jours à interroger des soldats portant l’uniforme arménien dans les rues d’Erevan. Trente pour cent de ces soldats auraient été des appelés de l’armée arménienne ayant combattu dans le Karabagh ou reçu l’ordre de s’y rendre ou encore demandés expressément à y accomplir leur service. En une seule journée du mois d’avril 1994, les enquêteurs de Human Rights Watch auraient vu cinq bus transportant quelque 300 soldats de l’armée arménienne entrer dans le Haut-Karabagh en provenance d’Arménie. Des journalistes occidentaux leur auraient dit par ailleurs qu’ils avaient vu huit autres bus remplis de soldats de l’armée arménienne venant d’Arménie se diriger vers le territoire azerbaïdjanais. Human Rights Watch estime donc que des soldats de l’armée arménienne ont participé aux opérations menées en Azerbaïdjan et que, d’un point de vue juridique, cela fait de l’Arménie une partie au conflit, lequel serait dès lors bel et bien un conflit armé international entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Plusieurs propositions de résolution du conflit ont été avancées au sein du groupe de Minsk de l’OSCE. En juillet 1997, une proposition de « plan global » prévoyait, sous le titre « Accord I – Fin des hostilités armées », un processus de retrait des forces armées en deux phases. Dans le cadre de la seconde phase, il était prévu que « les forces arméniennes se replient à l’intérieur des frontières de la République d’Arménie ». La démarche « étape par étape » présentée en décembre 1997 prévoyait elle aussi un processus de retrait en deux phases avec, dans la seconde phase, un retrait de « toutes les forces arméniennes stationnées hors des frontières de la République d’Arménie vers des lieux situés à l’intérieur de ces frontières ». La proposition d’« État commun » de novembre 1998 était pour l’essentiel formulée en des termes analogues. Ces documents ont tous été examinés dans le cadre des négociations menées au sein du groupe de Minsk de l’OSCE, mais aucun d’entre eux n’a abouti à un accord entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les requérants renvoient par ailleurs à des déclarations de différents dirigeants et observateurs politiques. Par exemple, en février 1994, M. Robert Kotcharian, alors Premier ministre de la « RHK », avait déclaré dans une interview accordée au journal arménien Golos Armenii que l’Arménie fournissait au Haut-Karabagh des armes anti-aériennes. M. Vazguen Manoukian, ministre de la Défense de l’Arménie en 1992-1993, aurait quant à lui reconnu en octobre 2000 dans une interview accordée au journaliste et écrivain britannique Thomas de Waal que les déclarations publiques selon lesquelles l’armée arménienne n’avait pas participé à la guerre étaient exclusivement destinées à l’étranger : « Vous pouvez être sûrs que, quelles qu’aient été nos déclarations politiques, les Arméniens du Karabagh et l’armée arménienne ont mené ensemble les actions militaires. Que quelqu’un fût du Karabagh ou d’Arménie, pour moi c’était la même chose. » Les rapports annuels 2002, 2003 et 2004 de l’Institut international pour les études stratégiques (International Institute for Strategic Studies – IISS), intitulés « The Military Balance », indiquaient que, sur les 18 000 militaires stationnés dans le Haut-Karabagh, 8 000 appartenaient à l’armée arménienne. Dans le rapport 2013 de ce même institut, on pouvait notamment lire ceci : « depuis 1994, l’Arménie contrôle la plus grande partie du Haut-Karabagh, ainsi que les sept régions adjacentes d’Azerbaïdjan, souvent appelées les « territoires occupés ». Dans son deuxième rapport à la commission des questions politiques sur le conflit du Haut-Karabakh (doc. 10364, 29 novembre 2004), le rapporteur de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), M. David Atkinson, indiquait ceci : « Selon les informations qui me sont parvenues, les Arméniens d’Arménie ont participé à des luttes armées dans la région du Haut-Karabagh aux côtés d’Arméniens locaux d’Azerbaïdjan. Aujourd’hui, l’Arménie a des soldats stationnés dans la région du Haut-Karabagh et les districts environnants, les personnes de cette région ont des passeports arméniens et le gouvernement arménien transfère d’importantes ressources budgétaires à cette zone. » Ce rapport à l’appui, l’Assemblée parlementaire a adopté le 25 janvier 2005 la résolution 1416 (2005) « Le conflit du Haut-Karabagh traité par la Conférence de Minsk de l’OSCE », où elle déclare notamment ceci : « 1. L’Assemblée parlementaire regrette que, plus de dix ans après le début des hostilités, le conflit du Haut-Karabagh ne soit toujours pas résolu. Des centaines de milliers de personnes sont encore déplacées et vivent dans des conditions misérables. Des parties importantes du territoire azerbaïdjanais demeurent occupées par les forces arméniennes et des forces séparatistes conservent le contrôle de la région du Haut-Karabagh. L’Assemblée craint que les opérations militaires et les affrontements ethniques généralisés qui les ont précédées n’aient abouti à des expulsions ethniques massives et à la création de zones monoethniques, faisant resurgir le terrible concept de purification ethnique. L’Assemblée réaffirme que l’indépendance et la sécession d’un territoire qui fait partie d’un État ne peuvent être que l’aboutissement d’un processus légal et pacifique, fondé sur le soutien exprimé démocratiquement par les habitants du territoire en question ; elles ne sauraient être la conséquence d’un conflit armé débouchant sur des expulsions ethniques et sur l’annexion de fait du territoire concerné par un autre État. L’Assemblée rappelle que l’occupation d’un territoire étranger par un État membre constitue une grave violation des obligations qui incombent à cet État en sa qualité de membre du Conseil de l’Europe, et réaffirme le droit des personnes déplacées de la zone du conflit de retourner dans leur foyer dans la sécurité et la dignité. » Dans son rapport du 14 septembre 2005 intitulé « Haut-Karabagh : le conflit vu du terrain » (Nagorno-Karabakh: Viewing the Conflict from the Ground), l’International Crisis Group (ICG) indique ceci à propos des forces armées de la « RHK » (pp. 9-10) : « [Le Haut-Karabagh] est probablement la société la plus militarisée au monde. L’armée de défense du Haut-Karabagh, hautement entraînée et équipée, est avant tout une force terrestre, dont l’armature est pour l’essentiel fournie par l’Arménie. Un responsable du Haut-Karabagh a déclaré à l’ICG que cette armée comptait environ 20 000 soldats, et un expert indépendant [Richard Giragosian, analyste militaire américain, en juillet 2005] a estimé ce nombre à 18 500. Il est avancé que 20 000 à 30 000 réservistes supplémentaires pourraient être mobilisés. Au regard de sa population, le Haut-Karabagh ne peut maintenir une force aussi importante sans l’apport d’un nombre élevé d’éléments extérieurs. Selon une évaluation indépendante [celle de M. Giragosian], l’armée compte 8 500 Arméniens originaires du Karabagh et 10 000 originaires d’Arménie. (...) Néanmoins, beaucoup d’appelés et d’engagés d’Arménie continuent de servir dans le Haut-Karabagh. Le ministre de fait de la Défense reconnaît que ses forces militaires comptent 40 % de personnel contractuel, dont un certain nombre de citoyens arméniens. Il affirme qu’aucun citoyen arménien ne fait l’objet d’une conscription forcée, et il indique que 500 000 Arméniens originaires du Haut-Karabagh vivent en Arménie et que certains d’entre eux servent dans les forces du Haut-Karabagh. Cependant, d’anciens appelés d’Erevan et d’autres villes arméniennes ont déclaré à l’ICG qu’ils avaient été envoyés de manière apparemment arbitraire dans le Haut-Karabagh et dans les districts occupés immédiatement après s’être présentés au bureau de recrutement. Ils nient s’être jamais portés volontaires pour aller dans le Haut-Karabagh ou les territoires occupés adjacents. Ils n’auraient perçu aucune prime pour effectuer leur service militaire hors d’Arménie, pendant lequel ils auraient porté l’uniforme du Haut-Karabagh et auraient été placés sous les ordres du commandement militaire du Haut-Karabagh. De plus en plus de jeunes recrues arméniennes refuseraient de servir dans le HautKarabagh, ce qui pourrait contribuer à expliquer l’apparente diminution du nombre d’individus envoyés sur place. Les forces de l’Arménie et celles du Haut-Karabagh sont largement intégrées. De hauts responsables arméniens reconnaissent fournir au Haut-Karabagh beaucoup de matériel et d’armement. Les autorités du Haut-Karabagh reconnaissent également que des officiers arméniens leur fournissent une assistance à la formation et leur transmettent des compétences spécialisées. Pourtant, Erevan soutient que pas une seule unité militaire arménienne ne se trouve dans le Haut-Karabagh et les territoires occupés qui l’entourent. » Le Gouvernement conteste le rapport de l’ICG, arguant que cette organisation n’a de bureau ni en Arménie ni en « RHK ». Il ajoute que la déclaration relative au nombre de militaires arméniens en « RHK » découle d’une communication électronique avec M. Giragosian, qu’il a contacté et qui lui a répondu en ces termes : « Lorsque j’ai exprimé cette opinion, je ne voulais pas dire que les personnes servant dans les forces armées du Haut-Karabagh étaient des militaires. Je parlais du nombre approximatif de volontaires engagés dans les forces armées du HautKarabagh qui, selon mes calculs, étaient originaires d’Arménie et d’autres États. Je ne peux pas confirmer avec certitude que le nombre que j’ai donné est correct, parce qu’il s’agit d’informations confidentielles et que personne ne connaît les chiffres exacts. Mon opinion reposait sur l’impression que bon nombre d’Arméniens venant de différents endroits du monde sont engagés dans les forces d’autodéfense du Haut-Karabagh. » Le 19 avril 2007, le journal autrichien Der Standard a publié une interview du ministre des Affaires étrangères arménien de l’époque, M. Vardan Oskanian. Évoquant les territoires contestés, M. Oskanian les aurait désignés par l’expression « les territoires qui sont aujourd’hui contrôlés par l’Arménie ». Quelques jours après la parution de cette interview, l’ambassade d’Arménie en Autriche a publié un communiqué de presse indiquant que les propos de M. Oskanian avaient été mal interprétés et qu’en réalité il avait parlé des « territoires qui sont aujourd’hui contrôlés par les Arméniens ». Le 14 mars 2008, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution intitulée « La situation dans les territoires occupés de l’Azerbaïdjan » (A/RES/62/243), dans laquelle elle rappelle expressément les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies en 1993 (paragraphe 59 ci-dessus). En ses passages pertinents, cette résolution est ainsi libellée : « L’Assemblée générale, (...) Exige le retrait immédiat, complet et inconditionnel de toutes les forces arméniennes des territoires occupés de la République d’Azerbaïdjan ; Réaffirme le droit inaliénable de la population qui a été expulsée des territoires occupés de la République d’Azerbaïdjan de retourner chez elle, et souligne qu’il est nécessaire de créer les conditions propices à son retour, notamment le relèvement global des territoires touchés par le conflit ; (...) » Dans le cadre d’une interview accordée au journal Armenia Today publiée le 29 octobre 2008, le politicien d’origine libanaise M. Jirair Sefilian, haut gradé de l’armée arménienne qui avait participé à la prise de Choucha/Chouchi au début du mois de mai 1992 et qui avait par la suite continué de servir à la fois dans les forces armées de la « RHK » et dans celles de l’Arménie, aurait tenu les propos suivants : « Nous devons tourner la page de l’histoire : depuis 1991, nous considérons que le Karabagh est un État indépendant et nous disons qu’il doit mener lui-même les négociations. On ne trompe personne. Le monde entier sait que l’armée de la RHK fait partie des forces armées de l’Arménie, que le budget de la RHK est financé par le budget de l’Arménie, et que les responsables politiques de la RHK sont nommés par Erevan. Il est temps de considérer le Karabagh comme une partie de l’Arménie, comme l’une de ses régions. Dans les négociations, le territoire du Karabagh doit être considéré comme un territoire arménien, dont on ne cèdera pas un pouce. » Dans la résolution 2009/2216(INI) du 20 mai 2010 sur la nécessité d’une stratégie de l’Union européenne en faveur du Caucase du Sud, le Parlement européen a notamment déclaré ceci : « Le Parlement européen, (...) exprime ses vives préoccupations quant au fait que des centaines de milliers de réfugiés et de personnes qui ont fui leur foyer pendant la guerre du Haut-Karabagh ou à cause d’elle en restent éloignées et se voient privés de leurs droits, notamment leur droit au retour, à la propriété et à la sécurité individuelle ; demande à toutes les parties de reconnaître clairement et sans réserve ces droits et la nécessité de leur prompte concrétisation et d’une résolution rapide de ce problème, en assurant le respect des principes du droit international ; exige à cet effet le retrait des forces arméniennes de tous les territoires qu’elles occupent en Azerbaïdjan et parallèlement, le déploiement de forces internationales qui s’organisent, dans le respect de la charte des Nations unies, pour fournir les garanties de sécurité nécessaires pendant une période de transition, qui assurent la sécurité de la population du [Haut]-Karabagh et permettent aux personnes déplacées de réintégrer leurs foyers et d’éviter d’autres conflits qu’elles risqueraient d’occasionner ; invite les autorités de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, ainsi que les dirigeants des communautés en présence, à démontrer leur volonté d’instaurer des relations interethniques pacifiques en prenant des mesures concrètes pour préparer le retour des personnes déplacées ; estime que la situation des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays et des réfugiés doit être réglée conformément aux règles internationales en vigueur, entre autres la récente recommandation no 1877 (2009) de l’APCE sur « Les peuples oubliés de l’Europe : protéger les droits fondamentaux des personnes déplacées de longue date » ; (…) » Le 18 avril 2012, le Parlement européen a adopté la résolution 2011/2315(INI) contenant les recommandations du Parlement européen au Conseil, à la Commission et au Service européen pour l’action extérieure sur les négociations concernant l’accord d’association UE-Arménie, dans laquelle il a notamment relevé qu’il existait « des notifications extrêmement préoccupantes concernant des activités illégales menées par des troupes arméniennes sur les territoires occupés de l’Azerbaïdjan, à savoir des manœuvres militaires régulières, le renouvellement de l’équipement et du personnel militaire et l’approfondissement des échelons défensifs ». Il a recommandé que la conclusion de l’accord d’association UE-Arménie soit conditionnée à des progrès substantiels vers « le retrait des forces arméniennes des territoires occupés dans la périphérie du Haut-Karabagh et le retour de ces territoires sous le contrôle de l’Azerbaïdjan » et que l’on « demand[e] à l’Arménie de cesser d’envoyer des appelés de l’armée régulière pour servir dans le HautKarabagh ». Les requérants affirment que, à plusieurs reprises en 2012 et en 2013, le président de l’Arménie, son ministre de la Défense et des hauts responsables militaires arméniens se sont rendus dans les territoires contestés pour y inspecter les troupes, assister à des exercices militaires et rencontrer des militaires et d’autres responsables de la « RHK ». De même, en juillet 2013, des généraux et d’autres responsables militaires arméniens, dont le ministre de la Défense, auraient rencontré des commandants des forces armées de la « RHK » dans le Haut-Karabagh, afin, notamment, de discuter des mesures à prendre pour renforcer les effectifs militaires arméniens. Le 15 janvier 2013, le président arménien, M. Serge Sargsian, a rencontré les responsables des branches législative, exécutive et judiciaire du ministère de la Défense de la République d’Arménie. Le discours qu’il a prononcé lors de cette rencontre a été publié le jour même sur le site Internet officiel de la présidence de la République d’Arménie. On pouvait notamment y lire ceci : « Il s’est trouvé que dès les premières années de notre indépendance, l’armée a joué un rôle particulier dans notre société. Nous étions en guerre, et cela se ressentait dans toute l’Arménie – en certains endroits plus qu’ailleurs. En ce temps-là, chaque famille avait un parent proche ou lointain dans l’armée arménienne, et l’armée était dans le cœur de chacun. Ce sentiment s’est trouvé renforcé lorsque notre armée est parvenue à la victoire, qui était si importante, qui était vitale. (...) Le but ultime de notre politique étrangère est la transcription définitive dans le droit de la victoire que nous avons remportée face à la guerre d’agression déclenchée par l’Azerbaïdjan contre l’Artsakh. La République du Haut-Karabagh doit être reconnue par la communauté internationale, car rien ne peut expliquer logiquement pourquoi le peuple, qui a exercé son droit à l’autodétermination et qui l’a ensuite protégé dans cette guerre déséquilibrée, devrait faire un jour partie de l’Azerbaïdjan. Pourquoi la destinée de ce peuple devrait-elle être définie par la décision illégale prise jadis par Staline ? (...) L’Arménie et l’Artsakh ne veulent pas la guerre ; mais chacun doit savoir que nous répondrons comme il se doit à toute provocation. Le peuple de l’Artsakh ne risquera plus jamais l’extermination, la République d’Arménie s’en porte garante. (...) La sécurité de l’Artsakh n’est pas pour nous une question de prestige ; c’est une question de vie ou de mort, au sens le plus immédiat de ces termes. Le monde entier doit savoir et comprendre que nous, les structures de pouvoir de l’Arménie et de l’Artsakh, résisterons à cette armée – si tant est que cette horde puisse être appelée une armée – qui rétribue des meurtriers. » Dans un avis établi à la demande du Gouvernement, M. Hari Bucur-Marcu, expert militaire de nationalité roumaine, indiquait qu’il ne voyait rien dans la politique militaire arménienne qui pût être considéré comme une quelconque forme de volonté de contrôle sur les forces de la « RHK » ni aucun signe sur le terrain que les forces arméniennes fussent présentes ou actives en « RHK ». Il concluait que rien ne permettait de penser que l’Arménie exerçât son contrôle ou son autorité sur la « RHK » ou sur la force de défense de celle-ci ni que les forces arméniennes exerçassent quelque contrôle que ce fût sur le gouvernement ou les instances dirigeantes de la « RHK ». Le Gouvernement affirme que M. Bucur-Marcu avait eu la possibilité d’interroger de hauts responsables militaires arméniens et d’accéder à leurs dossiers. Grâce à un accord conclu avec le ministère des Affaires étrangères de la « RHK », il aurait en outre pu se rendre sur place, s’entretenir avec les responsables militaires et politiques et examiner un certain nombre de documents. Le 25 juin 1994, la République d’Arménie et la « RHK » ont conclu un accord de coopération militaire (« l’accord de coopération militaire de 1994 »), qui prévoit notamment ceci : « Le gouvernement de la République d’Arménie et le gouvernement de la République du Haut-Karabagh (ci-après dénommés « les Parties »), Ayant égard à leur intérêt mutuel en matière de coopération militaire, tenant compte de la nécessité de développer leurs relations bilatérales et leur confiance mutuelle par une coopération entre les forces armées de leurs États respectifs, désireux de renforcer leur coopération militaire et militaro-technique, Sont convenus de ce qui suit : (...) Article 3 Les deux Parties entretiendront une coopération militaire axée sur les domaines suivants : 1) établissement de l’armée et réforme des forces armées ; 2) science et instruction militaires ; 3) législation militaire ; 4) logistique des forces armées ; 5) encadrement médical des membres du personnel militaire et de leur famille ; 6) activités culturelles et sportives, tourisme. La coopération pourra intervenir dans d’autres domaines sur accord écrit mutuel. Article 4 Les Parties coopéreront par les moyens suivants : 1) visites et réunions de travail entre les ministres de la Défense, les chefs d’étatmajor ou d’autres représentants habilités par les ministres de la Défense ; 2) consultations, partage de l’expérience, formation du personnel militaire et renforcement des qualifications ; 3) organisation d’exercices militaires communs ; 4) participation à des conférences, des consultations et des séminaires ; 5) échange d’informations, de documents et de services sur la base d’arrangements spécifiques ; 6) manifestations culturelles ; 7) fourniture de services de nature militaire ; 8) mise en place des conditions propices à l’utilisation commune d’éléments de l’infrastructure des forces armées des Parties dans le cadre du présent accord ; 9) formation de spécialistes et de personnel militaire et technique hautement qualifiés. Dans le cadre du présent accord de coopération, les Parties conviennent que les appelés de la République d’Arménie ont le droit d’effectuer leur service militaire à durée déterminée en République du Haut-Karabagh et que ceux de la République du Haut-Karabagh ont le droit d’effectuer le leur en République d’Arménie. Les appelés se trouvant en pareil cas seront exemptés de l’obligation d’effectuer leur service militaire à durée déterminée dans le pays dont ils ont la nationalité. Article 5 Dans le cadre du présent accord, les Parties conviennent également que 1) si un citoyen de la République d’Arménie effectuant son service militaire à durée déterminée en République du Haut-Karabagh commet une infraction militaire, les poursuites pénales dirigées contre lui et le procès subséquent se tiendront sur le territoire de la République d’Arménie et seront menés par les autorités de la République d’Arménie conformément à la procédure prévue par la législation de la République d’Arménie ; 2) si un citoyen de la République du Haut-Karabagh effectuant son service militaire à durée déterminée en République d’Arménie commet une infraction militaire, les poursuites pénales dirigées contre lui et le procès subséquent se tiendront sur le territoire de la République du Haut-Karabagh et seront menés par les autorités de la République du HautKarabagh conformément à la procédure prévue par la législation de la République du Haut-Karabagh. Dans le cadre du présent accord, les Parties s’apportent mutuellement un soutien technique en matière d’armement ainsi qu’en matière de récupération et d’entretien du matériel militaire. La conclusion d’accords avec les professionnels de l’armement et de la récupération et de l’entretien du matériel militaire, de même que la prise en charge sur le territoire de chaque Partie des représentants des entreprises de fabrication, relèvent du ministère de la Défense de l’État client. D’autres formes de coopération pourront être menées sur accord écrit mutuel. (...) » Le Gouvernement affirme que les appelés arméniens qui ont effectué leur service en « RHK » en vertu de l’article 4 de l’accord de coopération militaire de 1994 étaient pour l’essentiel des soldats non gradés qui ne représentaient pas plus de 5 % (1 500 individus au maximum) de l’armée de défense de la « RHK ». Toutefois, il n’exclut pas la possibilité que certains ressortissants arméniens se soient engagés dans l’armée de défense de la « RHK » sur une base contractuelle et volontaire. Parmi ceux qui serviraient dans cette armée, on trouverait, aux côtés d’habitants du Haut-Karabagh, des volontaires d’origine arménienne issus de la diaspora. Les soldats arméniens servant en « RHK » seraient sous le commandement direct de l’armée de défense de la « RHK », laquelle serait la seule force armée opérationnelle dans l’enclave. Le Gouvernement affirme que les appelés arméniens qui ont servi en « RHK » en vertu de l’accord de coopération militaire de 1994 l’ont fait parce qu’ils le voulaient (voir, cependant, le rapport de l’ICG repris au paragraphe 65 ci-dessus). Le Gouvernement ajoute que l’armée arménienne et l’armée de défense de la « RHK » entretiennent au sein d’une alliance de défense une coopération qui passe par des mesures telles que l’échange dans le domaine du renseignement, des rencontres entre hauts gradés, des séminaires, des exercices militaires communs, des défilés d’inspection, etc. Le 11 octobre 2007, la Cour a rendu une décision partielle sur la recevabilité des requêtes de trois militaires qui faisaient grief aux autorités arméniennes de leur avoir fait subir des mauvais traitements et une détention irrégulière (Zalyan, Sargsyan et Serobyan c. Arménie (déc.), nos 36894/04 et 3521/07, 11 octobre 2007). Dans l’affaire en question, les faits révélaient que les requérants avaient été enrôlés dans l’armée arménienne en mai 2003 et qu’ils avaient été affectés à l’unité militaire no 33651, stationnée près du village de Mataghis dans la région de Martakert, en « RHK ». En janvier 2004, deux militaires de la même unité que les requérants furent retrouvés morts. Dans le cadre de l’enquête qui fut menée par la suite, les requérants furent interrogés pendant plusieurs jours en avril 2004 dans le HautKarabagh – d’abord au sein de leur unité, puis au parquet militaire de la garnison de Martakert et enfin dans les locaux de la police militaire de Stepanakert – avant d’être transférés à Erevan pour la suite de la procédure. Parmi les officiers qui les interrogèrent dans le Haut-Karabagh se trouvaient deux enquêteurs du parquet militaire d’Arménie, un enquêteur du parquet militaire de la garnison de Martakert et un membre de la police militaire arménienne. Un chef de bataillon de l’unité militaire était aussi présent au premier interrogatoire. Les requérants furent finalement accusés de meurtre, et leur procès pénal s’ouvrit en novembre 2004 devant le tribunal régional de Syunik siégeant à Stepanakert. Les requérants assistèrent au procès. Le 18 mai 2005, le tribunal les jugea coupables de meurtre et les condamna à quinze ans d’emprisonnement. D’autres cas ont été rapportés par les organisations de défense des droits de l’homme Forum 18 et Human Rights Watch. Celles-ci ont ainsi noté qu’en juin 2004, M. Armen Grigoryan, objecteur de conscience de nationalité arménienne, avait été transféré d’un bureau de recrutement militaire d’Erevan dans une unité militaire stationnée dans le Haut-Karabagh et que, après avoir fui cette unité, il avait été arrêté, puis reconnu coupable de refus d’exécuter le service militaire par un tribunal siégeant à Stepanakert le 9 juin 2005 et condamné à deux ans d’emprisonnement. Liens politiques et judiciaires Plusieurs personnalités politiques arméniennes de premier plan ont exercé, à différents moments, de hautes fonctions tant en République d’Arménie qu’en « RHK » ou ont eu, d’une autre manière, des liens étroits avec le Haut-Karabagh. Le premier président de la République d’Arménie, M. Levon Ter Petrossian, était membre du « Comité Karabagh » arménien qui, à la fin des années 1980, mena le mouvement pour l’unification du Haut-Karabagh avec l’Arménie. En avril 1998 lui succéda M. Robert Kotcharian, qui avait auparavant été Premier ministre de la « RHK » (d’août 1992 à décembre 1994), président de la « RHK » (de décembre 1994 à mars 1997) et Premier ministre de la République d’Arménie (de mars 1997 à avril 1998). En avril 2008, M. Serge Sargsian devint le troisième président de l’Arménie. En août 1993, il fut nommé ministre de la Défense de l’Arménie après avoir été, de 1989 à 1993, président du « Comité des forces d’autodéfense de la République du Haut-Karabagh ». Par ailleurs, M. Seyran Ohanian quitta en 2007 ses fonctions de ministre de la Défense de la « RHK » pour devenir commandant en chef des forces armées arméniennes. En avril 2008, il fut nommé ministre de la Défense de l’Arménie. Les requérants soutiennent que les lois de la République d’Arménie s’appliquent en « RHK ». Le Gouvernement répond à cela que, entre janvier 1992 et août 2006, la « RHK » a adopté 609 lois différentes, l’une des premières étant la « loi sur le fondement de l’indépendance de l’État de la République du Haut-Karabagh », dont l’article 2 dispose que « la RHK tranche en toute indépendance toutes les questions qui concernent ses orientations politiques, économiques, sociales et culturelles ainsi que toutes les questions relatives à son aménagement, à son administration et à ses divisions territoriales ». Il ajoute que la « RHK » dispose de ses propres organes exécutifs et judiciaires, à savoir un gouvernement (le Conseil des ministres), des tribunaux (la Cour suprême et les tribunaux de première instance de la « RHK ») et un ministère public (le parquet de la « RHK »), tous instaurés en janvier 1992, et qu’elle a aussi ses propres président, parlement, force de police ainsi que des collectivités locales, y compris des administrations chargées de gérer les territoires qui l’entourent et dont elle nomme elle-même les représentants. Le Gouvernement indique par ailleurs que des élections présidentielles et législatives se tiennent en « RHK » et que si plusieurs lois ont effectivement été reprises de la législation arménienne, elles ne s’appliquent pas automatiquement, c’est-à-dire suivant les décisions des juridictions arméniennes, mais que les juridictions de la « RHK » les interprètent et les appliquent de manière indépendante, que ce soit dans le district de Latchin ou ailleurs. Appui financier et autre Dans son rapport de 2005 (paragraphe 65 ci-dessus), l’ICG indiquait ceci (pp. 12-13) : « L’économie du Haut-Karabagh était auparavant intégrée à celle de l’Azerbaïdjan soviétique, mais elle a été en grande partie détruite par la guerre. Aujourd’hui, elle est étroitement liée à l’Arménie, dont elle est fortement tributaire financièrement. Toutes les transactions passent par l’Arménie, et les produits originaires du Haut-Karabagh sont souvent étiquetés « produit en Arménie » pour l’exportation. Erevan fournit la moitié du budget. (...) Le Haut-Karabagh est lourdement tributaire de l’appui financier extérieur, qui provient principalement de l’Arménie, mais aussi des États-Unis et de la diaspora arménienne. Il n’est pas en mesure de prélever suffisamment de recettes pour faire face à ses besoins budgétaires et, en termes absolus, il reçoit un appui extérieur croissant. Le budget de 2005 s’élevait à 24,18 milliards de drams (environ 53,73 millions de dollars). Les recettes perçues localement devraient atteindre 6,46 milliards de drams (environ 14,35 millions de dollars), soit 26,7 % des dépenses. Depuis 1993, le Haut-Karabagh bénéficie d’un « prêt inter-États » de l’Arménie. Selon le Premier ministre arménien, ce prêt s’élèvera à 13 milliards de drams (28,88 millions de dollars) en 2005, soit une augmentation considérable par rapport à 2002, où le montant du prêt était de 9 milliards de drams (16,07 millions de dollars). Cependant, le Premier ministre (de fait) du Haut-Karabagh affirme qu’une partie de ce prêt (4,259 milliards de drams, soit environ 9,46 millions de dollars) constitue en fait le reversement des sommes que l’Arménie prélève au titre de la TVA et des droits de douane sur les biens destinés au Haut-Karabagh qui transitent par son territoire. Le reste de la somme est remboursable sur dix ans à un taux d’intérêt insignifiant. Toutefois, bien que l’Arménie accorde ces prêts depuis 1993, rien n’a encore été remboursé. Selon le Premier ministre arménien, Stepanakert « n’est pas encore en mesure de payer (...) Dans les années à venir, nous devrons renouveler ce prêt pour que le pays puisse continuer à bâtir ses infrastructures (...) nous ne pensons pas qu’il puisse se débrouiller seul dans un avenir proche ». Les États-Unis sont le seul autre pays qui apporte au Haut-Karabagh une assistance gouvernementale directe. Le Congrès a désigné le Haut-Karabagh comme bénéficiaire d’une aide humanitaire distincte de l’Azerbaïdjan pour la première fois en 1998. Les fonds américains sont gérés par l’Agence américaine pour le développement international (USAID), qui les verse à des ONG telles que Fund for Armenian Relief, Save the Children ou encore le Comité international de la Croix Rouge. De 1998 à septembre 2004, les États-Unis ont promis au Haut-Karabagh 23 274 992 dollars et lui en ont versé 17 831 608. Les groupes de pression arméniens ont joué un rôle important dans l’obtention de ces fonds. » L’ICG indique également que le « prêt inter-États » arménien représentait 67,3 % du budget de la « RHK » en 2001 (selon l’annuaire statistique du Haut-Karabagh) et 56,9 % en 2004 (selon les informations communiquées à l’ICG par le directeur du Service national des statistiques de la « RHK »). Le prêt consenti par la République d’Arménie à la « RHK » pour les années 2004 et 2005 se serait élevé à 51 millions de dollars. Sur cette somme, 40 millions auraient été utilisés pour reconstruire des établissements d’enseignement, et les 11 autres pour venir en aide aux familles de soldats tués. Le Fonds arménien Hayastan a été créé par un décret présidentiel arménien du 3 mars 1992. Selon son site Internet, sa mission est la suivante : « [U]nir les Arméniens d’Arménie et de l’étranger pour surmonter les difficultés du pays et contribuer au développement durable de l’Arménie et de l’Artsakh. En plus de devoir régler les problèmes résultant de l’éclatement de l’Union soviétique, le gouvernement a dû faire face aux conséquences du tremblement de terre qui a frappé Spitak en 1988 et à un blocus économique, et il lui a fallu tenter de réhabiliter les zones touchées par le conflit dans l’Artsakh. » Le rapport annuel du Fonds pour 2012 comprend des messages de M. Serge Sargsian, président de la République d’Arménie, et de M. Bako Sahakian, président de la « République de l’Artsakh », qui déclarent notamment ceci : M. Sargsian : « Le Fonds arménien Hayastan est l’incarnation de l’unité entre l’Arménie, l’Artsakh et la diaspora. En tant que tel, il transforme constamment, résolument et sous nos yeux notre force intérieure pan-nationale en pouvoir concret. » M. Sahakian : « L’année 2012 a été une année de célébration pour le peuple arménien. En tant que nation, nous avons célébré le vingtième anniversaire de la fondation de l’armée de défense de la RHK et de la libération de Chouchi, victoire magnifique qui a été rendue possible par les efforts conjoints et la volonté inébranlable de l’ensemble du peuple arménien, par la bravoure et l’audace altruistes de ses vaillants fils et filles. » Le Fonds a 25 filiales dans 22 pays. Ses ressources proviennent de dons, versés principalement par des membres de la diaspora arménienne. Il récolte actuellement 21 millions de dollars par an environ. Le Fonds a pour instance dirigeante suprême un conseil d’administration, qui, en vertu de ses statuts, est présidé d’office par le président de la République d’Arménie. Ce conseil d’administration, qui a compté de 22 à 37 membres selon les périodes, comprend de nombreuses personnalités et des représentants des institutions politiques, non gouvernementales, religieuses et humanitaires de l’Arménie et de la diaspora. En étaient membres en 2013, outre le président arménien en exercice, M. Serge Sargsian, son prédécesseur, M. Robert Kotcharian, le Premier ministre arménien, les ministres arméniens des Affaires étrangères, des Finances et de la Diaspora, le président, l’ancien président et le Premier ministre de la « RHK », le président de la Cour constitutionnelle arménienne, le président de l’Assemblée nationale arménienne, le président de la Banque centrale arménienne, quatre responsables religieux arméniens, trois représentants de partis politiques arméniens, un représentant du syndicat des fabricants et des entrepreneurs (employeurs) d’Arménie et des représentants de quatre organisations non gouvernementales de droit américain ou canadien. Le reste des 37 membres était composé de 13 personnes issues de la diaspora arménienne. La composition du conseil d’administration n’a pas varié depuis la création du Fonds. Depuis sa création, le Fonds arménien Hayastan a financé et supervisé de nombreux projets, parmi lesquels la construction ou la rénovation de routes, de logements, d’établissements scolaires, d’hôpitaux et de réseaux d’eau et de gaz. Du milieu à la fin des années 1990, il a construit l’autoroute reliant la ville arménienne de Goris à celles de Latchin et de Choucha/Chouchi et Stepanakert dans le Haut-Karabagh. En 2001, il a financé la construction de l’autoroute nord-sud dans le Haut-Karabagh. Selon son rapport annuel pour 2005, il a financé cette année-là différents projets pour un montant total de quelque 11 millions de dollars, dont environ 6,1 millions de dollars sont allés à des projets réalisés dans le Haut-Karabagh. Selon les chiffres fournis par le Gouvernement, ses dépenses pour 2012, qui n’étaient pas encore définitives, s’élevaient à 10,7 millions de dollars dans le Haut-Karabagh et 3,1 millions de dollars en Arménie. Toujours selon les chiffres du Gouvernement, le Fonds a alloué entre 1995 et 2012 un montant total de 111 millions de dollars – soit 6 millions de dollars par an environ – à des projets dans le Haut-Karabagh. Entre 1992 et 2012, il a alloué 115 millions de dollars à des projets en Arménie. Les requérants et le gouvernement azerbaïdjanais affirment que les résidents de la « RHK » et des territoires avoisinants se voient couramment délivrer des passeports arméniens. Selon l’ICG, « l’Arménie a délivré un passeport arménien à la majorité des habitants afin qu’ils puissent se rendre à l’étranger » (rapport de 2005, susmentionné, p. 5). Le gouvernement azerbaïdjanais indique également que les résidents de ces territoires peuvent obtenir la nationalité arménienne. Il cite à cet égard l’article 13 de la loi de la République d’Arménie sur la citoyenneté de la République d’Arménie (« Acquisition de la citoyenneté par naturalisation »), qui est ainsi libellé : « Toute personne âgée d’au moins dix-huit ans et apte à travailler qui n’est pas citoyenne de la République d’Arménie peut en demander la citoyenneté : 1) si elle a résidé légalement sur le territoire de la République d’Arménie pendant les trois dernières années ; 2) si elle parle couramment arménien ; et 3) si elle connaît la Constitution de la République d’Arménie. Une personne qui n’est pas citoyenne de la République d’Arménie peut obtenir la citoyenneté arménienne nonobstant les points 1) et 2) de la première partie du présent article : 1) si elle épouse un citoyen de la République d’Arménie ou a un enfant de nationalité arménienne ; 2) si ses parents ou au moins l’un de ses parents ont possédé la citoyenneté arménienne par le passé ou si elle est née sur le territoire de la République d’Arménie et a demandé la citoyenneté arménienne dans les trois ans suivant son dix-huitième anniversaire ; 3) si elle est d’origine arménienne (a des ancêtres arméniens) ; ou 4) si elle a renoncé à la citoyenneté arménienne de son plein gré après le 1er janvier 1995. » Le Gouvernement indique pour sa part sur ce point que l’Arménie et la « RHK » ont l’une comme l’autre des dispositions prévoyant la double nationalité, et que par ailleurs, l’Arménie délivre des passeports aux résidents de la « RHK » dans certaines circonstances en vertu d’un accord bilatéral sur l’« organisation du système de passeports » conclu le 24 février 1999. L’article 1 de cet accord est ainsi libellé : « Les Parties conviennent que leurs citoyens ont le droit de libre circulation et de libre établissement sur le territoire de chacune d’elles. Dans le cadre du présent accord, jusqu’à ce que la République du Haut-Karabagh soit internationalement reconnue, les citoyens de celle-ci peuvent, lorsqu’ils souhaitent quitter son territoire ou celui de la République d’Arménie, solliciter la délivrance d’un passeport auprès de la République d’Arménie. Les Parties conviennent que, dans le cadre du présent article, la délivrance à un citoyen de la République du Haut-Karabagh d’un passeport de la République d’Arménie ne lui confère pas la citoyenneté de la République d’Arménie. Ces passeports ne peuvent être utilisés par les citoyens de la République du Haut-Karabagh que pour quitter le territoire de la République d’Arménie ou celui de la République du Haut-Karabagh, et ils ne peuvent servir de pièce d’identité à usage interne ni en République du Haut-Karabagh ni en République d’Arménie. » Un règlement d’application de cet accord a également été adopté en 1999. Il prévoit qu’il n’est délivré de passeport arménien à un résident de la « RHK » que dans des cas exceptionnels, lorsque le voyage à l’étranger est en relation avec un traitement médical, des études ou un autre motif personnel. Le Gouvernement affirme que moins de 1 000 personnes se sont vu délivrer un passeport dans le cadre de l’accord de 1999. D’après les requérants et le gouvernement azerbaïdjanais, le dram arménien est la principale monnaie de la « RHK », tandis que d’après le Gouvernement les euros, les dollars américains, les livres sterling et même les dollars australiens y sont aussi acceptés. Le gouvernement azerbaïdjanais indique que l’atlas national de l’Arménie publié en 2007 par le Comité national du cadastre incorpore systématiquement, dans les différents types de cartes, la « RHK » et les territoires occupés adjacents au territoire national de la République d’Arménie. Il ajoute que le Comité national du cadastre dépend du gouvernement de la République d’Arménie et que ledit atlas constitue donc une publication officielle. Les requérants et le gouvernement azerbaïdjanais affirment que le gouvernement arménien mène une politique visant à inciter des colons originaires d’Arménie et, plus récemment, de Syrie, à s’installer en « RHK ». En février 2005, l’OSCE a publié le rapport de sa mission d’enquête dans les territoires occupés de l’Azerbaïdjan entourant le Haut-Karabagh (« Report of the OSCE Fact-Finding Mission to the Occupied Territories of Azerbaijan Surrounding Nagorno-Karabakh »). Le mandat de la mission était de déterminer s’il existait des colonies dans les territoires ; il excluait strictement les structures et le personnel militaires ainsi que les considérations politiques. Les conclusions formulées dans le rapport à l’égard des colonies dans le district de Latchin sont les suivantes : « D’une manière générale, les origines des colons installés à Latchin sont les mêmes que celles des colons installés dans les autres territoires. Ainsi, la grande majorité d’entre eux proviennent de différentes parties de l’Azerbaïdjan et sont pour la plupart arrivés à Latchin après avoir passé des années dans des abris temporaires en Arménie. Une minorité relativement faible d’entre eux sont des Arméniens venus d’Arménie, à la suite notamment du tremblement de terre. Ils ont entendu dire, de bouche à oreille, dans les médias ou par des membres d’ONG en Arménie et dans le Haut-Karabagh, qu’il était possible de s’installer à Latchin. Il n’y a aucun signe d’installation contrainte ou de recrutement systématique. » Le rapport indiquait en outre ceci : « Il est incontesté que le Haut-Karabagh intervient directement dans le district de Latchin. Il en finance le budget et reconnaît ouvertement en être directement responsable. Les résidents de Latchin participent aussi bien aux élections locales qu’aux élections du Haut-Karabagh. Même si les liens entre le Haut-Karabagh et la République d’Arménie demeurent hors du champ du présent rapport, les membres de la mission précisent qu’ils n’ont constaté aucun signe d’implication directe du gouvernement arménien à Latchin, mais qu’ils se sont entretenus avec certains résidents de Latchin qui détenaient des passeports arméniens et affirmaient participer aux élections arméniennes. » II. L’ENGAGEMENT CONJOINT DE L’ARMÉNIE ET DE L’AZERBAÏDJAN Avant leur adhésion au Conseil de l’Europe, l’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont engagés auprès du Comité des Ministres et de l’Assemblée parlementaire à régler pacifiquement le conflit du Haut-Karabagh (avis nos 221 (2000) et 222 (2000) de l’Assemblée parlementaire et les résolutions Res(2000)13 et Res(2000)14 du Comité des Ministres). Les paragraphes pertinents de l’avis no 221 (2000) de l’Assemblée parlementaire sur la demande d’adhésion de l’Arménie au Conseil de l’Europe sont les suivants : « 10. L’Assemblée prend note de la lettre du président de l’Arménie dans laquelle il s’engage à respecter l’accord de cessez-le-feu jusqu’à ce qu’une solution définitive au conflit [du Haut-Karabagh] soit trouvée et à poursuivre les efforts pour parvenir à son règlement pacifique et négocié, sur la base de compromis acceptables pour toutes les parties concernées. (...) L’Assemblée parlementaire prend note des lettres du président de l’Arménie, du président du parlement, du Premier ministre, ainsi que des présidents des partis politiques représentés au parlement, et note que l’Arménie s’engage à respecter les engagements énumérés ci-dessous : (...) 2 en matière de conflit dans le Haut-Karabagh : a) à poursuivre les efforts pour résoudre ce conflit exclusivement par des moyens pacifiques ; b) à utiliser l’influence considérable qu’elle a sur les Arméniens du Haut-Karabagh pour encourager la résolution du conflit ; c) à régler les différends internationaux et internes par des moyens pacifiques et selon les principes de droit international (obligation qui incombe à tous les États membres du Conseil de l’Europe), en rejetant résolument toute menace d’employer la force contre ses voisins ; (...) » La résolution Res(2000)13 du Comité des Ministres invitant l’Arménie à devenir membre du Conseil de l’Europe renvoie aux engagements pris par ce pays tels qu’ils figurent dans l’avis no 221 (2000) de l’Assemblée parlementaire et aux assurances pour leur mise en œuvre données par le gouvernement arménien. III. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Les lois de la RSS d’Azerbaïdjan Les lois de la RSS d’Azerbaïdjan pertinentes pour déterminer si les requérants avaient des droits de propriété sur les biens revendiqués sont la Constitution de 1978, le code foncier de 1970 et le code du logement de 1983. La Constitution de 1978 La Constitution de 1978 prévoyait ceci : Article 13 « La base des biens personnels des citoyens de la RSS d’Azerbaïdjan est constituée du revenu de leur travail. Les biens personnels peuvent comprendre des biens d’équipement ménager, de consommation personnelle, de confort et d’utilité, une maison, et des revenus du travail économisés. Les biens personnels des citoyens et le droit d’en hériter sont protégés par l’État. Les citoyens peuvent se voir attribuer des parcelles de terrain conformément à la loi aux fins de la pratique d’une agriculture vivrière (y compris l’élevage de bétail et de volaille), du jardinage et de la construction d’un logement individuel. Ils sont tenus d’utiliser cette terre de manière rationnelle. Les fermes d’État et les fermes collectives apportent aux citoyens une assistance pour l’exploitation de leurs petites parcelles. Les citoyens ne peuvent, au détriment de l’intérêt public, tirer de leurs biens personnels ou de ceux dont ils ont la jouissance un revenu ne provenant pas du travail. » Le code foncier de 1970 Les dispositions pertinentes du code foncier prévoyaient ceci : Article 4 Propriété publique (du peuple) de la terre « En vertu de la Constitution de l’URSS et de la Constitution de la RSS d’Azerbaïdjan, la terre appartient à l’État – elle est le bien commun de tout le peuple soviétique. En URSS, la terre appartient exclusivement à l’État, qui n’en concède que l’usage. Tout agissement violant directement ou indirectement le droit de propriété de l’État sur la terre est interdit. » Article 24 Documents certifiant le droit d’usage de la terre « Le droit d’usage que détiennent les fermes collectives, les fermes d’État et d’autres [entités ou individus] sur les parcelles de terrain est attesté par un certificat de l’État. La forme de ce certificat est déterminée par le soviet des ministres de l’URSS conformément à la législation foncière de l’URSS et des républiques de l’Union. Le droit d’usage temporaire sur une terre est attesté par un certificat dont la forme est déterminée par le soviet des ministres de la RSS d’Azerbaïdjan. » Article 25 Règles relatives à la délivrance des certificats attestant le droit d’usage de la terre « Les certificats d’État relatifs au droit d’usage indéfini sur une terre et les certificats relatifs au droit d’usage temporaire sur une terre sont délivrés aux fermes collectives, aux fermes d’État et à d’autres institutions, agences et organismes publics d’État ou coopératifs ainsi qu’aux citoyens par le Comité exécutif du soviet des représentants du peuple du district ou de la ville sur le territoire desquels se trouve la parcelle de terrain à attribuer (sous l’autorité de la République). » Article 27 Utilisation de la terre aux fins indiquées « Les utilisateurs de la terre ont le droit et l’obligation d’utiliser les parcelles de terrain qui leur sont attribuées dans le but pour lequel elles leur ont été attribuées. » Article 28 Droits des utilisateurs de la terre sur les parcelles qui leur ont été attribuées « En fonction du but précisé pour l’utilisation de la terre attribuée, les utilisateurs de cette terre ont le droit d’y faire ce qui suit, dans le respect des règles applicables : – construire des bâtiments d’habitation, des bâtiments industriels ou des bâtiments publics ainsi que d’autres types de bâtiments et de structures ; – planter des espèces cultivables, boiser ou planter des arbres fruitiers, décoratifs ou autres ; – utiliser les zones de cultures et de pâture et les autres terres agricoles ; – utiliser les ressources naturelles souterraines abondantes, la tourbe et les étendues d’eau à des fins économiques et utiliser les autres ressources de la terre. » Article 126-1 Droit d’utiliser la terre en cas d’héritage d’un droit de propriété sur un bâtiment « Si la propriété d’un bâtiment sis dans un village est transmise par succession et si les héritiers n’ont pas le droit d’acheter une parcelle pour le jardinage familial en vertu de la procédure applicable, il leur est attribué un droit d’usage sur la parcelle de terrain nécessaire pour qu’ils puissent conserver le bâtiment. La taille de cette parcelle est déterminée par le soviet des ministres de la RSS d’Azerbaïdjan. » Article 131 Attribution de parcelles de terrain à des citoyens aux fins de la construction de logements personnels « Des parcelles de terrain destinées à la construction de logements individuels qui deviendront des biens personnels sont attribuées aux citoyens qui résident dans les agglomérations de la RSS d’Azerbaïdjan où la construction de logements personnels n’est pas interdite par la législation en vigueur. Ces parcelles sont prélevées sur les terres appartenant aux villes et aux agglomérations urbaines, sur les terres des villages qui ne sont pas utilisées par des fermes collectives, par des fermes d’État ou par d’autres entreprises agricoles, sur les terres de la réserve de l’État, ou sur les terres du fond forestier de l’État qui ne sont pas comprises dans les zones d’espaces verts des villes. Elles sont attribuées dans un but précis conformément à la procédure prévue par (...) le présent code. La construction de logements personnels dans les villes et les agglomérations ouvrières se fait sur des zones vides qui ne nécessitent pas de dépenses aux fins de leur usage ou de leur préparation technique et, en principe, près des voies de chemin de fer et des voies de circulation routière qui permettent un transit régulier, sous la forme de districts ou d’agglomérations indépendants. » Le code du logement de 1983 L’article 10.3 du code du logement était ainsi libellé : « Les citoyens ont le droit de détenir une maison en tant que bien personnel conformément à la législation de l’URSS et de la RSS d’Azerbaïdjan. » L’instruction de 1985 sur les règles d’enregistrement des habitations En son article 2, l’instruction de 1985, que le Service central des statistiques de l’URSS avait approuvée par l’ordonnance no 380 du 15 juillet 1985, énumérait les documents servant à prouver les droits réels sur un bâtiment d’habitation. L’article 2.1 mentionnait les différents types de documents constituant une preuve directe de l’existence d’un droit de propriété. L’article 2.2 énonçait que, en l’absence de pareille preuve, le droit de propriété pouvait être démontré indirectement au moyen d’autres documents, parmi lesquels : « des documents d’inventaire technique lorsqu’ils contiennent une référence exacte à la possession par le propriétaire d’un document dûment établi certifiant son droit sur le bâtiment d’habitation ». B. Les lois de la République d’Azerbaïdjan Après l’indépendance, la République d’Azerbaïdjan a adopté, le 9 novembre 1991, des lois sur les biens qui, pour la première fois, désignaient la terre comme objet de propriété privée. Ce n’est toutefois qu’en 1996 que la loi sur la réforme foncière a fixé des règles détaillées sur la privatisation des parcelles de terrain attribuées aux citoyens. Les requérants ayant quitté Latchin en 1992, ils n’ont donc pas pu demander à devenir propriétaires des terres dont ils avaient l’usage. La loi de 1991 sur les biens La loi de 1991 sur les biens en République d’Azerbaïdjan, entrée en vigueur le 1er décembre 1991, prévoyait notamment ceci : Article 21 Objets de droits de propriété du citoyen « 1. Un citoyen peut posséder : – des parcelles de terrain ; – des maisons, des appartements, des maisons de campagne, des garages, des équipements domestiques et des biens d’usage privé ; – des actions, des obligations et d’autres titres financiers ; – des médias de masse ; – des entreprises et des complexes de production de biens de consommation et de biens destinés au marché social et au marché culturel, à l’exception de certains types de biens qui, en vertu de la loi, ne peuvent, pour des raisons de sûreté de l’État ou de sécurité publique ou en raison d’obligations internationales, être possédés par des citoyens. (...) Un citoyen qui possède un appartement, une maison d’habitation, une maison de campagne, un garage ou un autre bien immobilier a le droit d’en disposer à sa guise : il peut les vendre, les léguer, les donner, les louer ou prendre à leur égard toute autre mesure n’enfreignant pas la loi. » Le code foncier de 1992 Le nouveau code foncier, entré en vigueur le 31 janvier 1992, contenait les dispositions suivantes : Article 10 Propriété privée de parcelles de terrain « Les parcelles de terrain sont attribuées en propriété privée aux citoyens de la République d’Azerbaïdjan conformément aux demandes formulées par les autorités exécutives locales en vertu de décisions du soviet des représentants du peuple du district ou de la ville aux fins visées ci-dessous : 1) construction de maisons privées et de dépendances et développement d’une agriculture vivrière, pour les personnes résidant de manière permanente sur le territoire ; 2) exploitation des fermes et des autres organismes participant à la production de produits agricoles destinés à la vente ; 3) construction de maisons de campagne privées ou collectives et de garages privés dans l’enceinte de la ville ; 4) construction de bâtiments liés à des activités commerciales ; 5) activités de production ethnique traditionnelle. En vertu de la législation de la République d’Azerbaïdjan, des parcelles de terrain peuvent être attribuées en propriété privée à des citoyens à d’autres fins. » Article 11 Conditions d’attribution de parcelles de terrain en propriété privée « Aux fins prévues à l’article 10 du présent code, le droit de propriété sur une parcelle de terrain est concédé gratuitement. Les parcelles de terrain attribuées à des citoyens avant la date d’entrée en vigueur du présent code pour qu’ils y érigent leur maison individuelle, leur maison de campagne ou leur garage deviennent leur propriété. Un droit de propriété privée ou de jouissance perpétuelle transmissible par succession sur une parcelle de terrain ne peut être accordé aux personnes physiques ou morales étrangères. Une parcelle de terrain ne peut être restituée à ses anciens propriétaires ni à leurs héritiers. Ceux-ci peuvent obtenir un droit de propriété sur la parcelle de terrain dans les conditions posées dans le présent code. » Article 23 Attribution de parcelles de terrain « Le droit de propriété, de jouissance, d’usage ou de location sur une parcelle de terrain est attribué aux citoyens, aux entreprises et aux organisations par décision du soviet des représentants du peuple du district ou de la ville conformément à la procédure d’attribution de terres et aux documents relatifs à l’utilisation des terres. L’utilisation à laquelle est destinée la parcelle de terrain est indiquée dans le certificat d’attribution de la terre. La procédure d’introduction et d’examen des demandes d’attribution ou de saisie de parcelles de terrain, y compris la saisie de parcelles de terrain pour des motifs de nécessité d’État ou de nécessité publique, est déterminée par le conseil des ministres de la République d’Azerbaïdjan. Les demandes d’attribution de parcelles de terrain introduites par les citoyens sont examinées dans un délai de un mois au maximum. » Article 30 Documents attestant le droit de propriété et le droit de jouissance et d’usage perpétuel sur des terres « Le droit de propriété et le droit de jouissance et d’usage perpétuel sur des terres sont attestés par un certificat de l’État délivré par le soviet des représentants du peuple du district ou de la ville. La forme dudit certificat d’État est approuvée par le conseil des ministres de la République d’Azerbaïdjan. » Article 31 Officialisation du droit d’usage temporaire de terres « Le droit d’usage temporaire de terres, y compris lorsqu’il résulte d’un bail, fait l’objet d’un accord écrit et d’un certificat. Ces documents sont enregistrés par le soviet des représentants du peuple du district ou de la ville et sont délivrés au bénéficiaire du droit d’usage. La forme de l’accord écrit et du certificat est approuvée par le conseil des ministres de la République d’Azerbaïdjan. » Article 32 Motifs de révocation du droit de propriété, du droit de jouissance et d’usage et du droit de location sur des terres « Le soviet des représentants du peuple du district ou de la ville qui a attribué sur une parcelle de terrain ou sur une partie d’une parcelle un droit de propriété, un droit de jouissance et d’usage ou un droit de location peut révoquer ce droit dans les cas suivants : 1) abandon ou aliénation volontaires de la parcelle par son propriétaire ; 2) expiration de la période pour laquelle la parcelle avait été attribuée ; 3) cessation des activités de l’entreprise, de l’agence, de l’organisation ou de l’exploitation agricole ; 4) utilisation de la terre à des fins autres que celle à laquelle elle était destinée ; 5) fin de la relation de travail sur la base de laquelle la terre avait été attribuée, sauf dans les cas prévus par la loi ; 6) non-respect des termes du bail locatif ; 7) défaut de paiement pendant deux ans consécutifs, sans raison valable, de la taxe foncière prévue par la loi ou du loyer prévu par le bail ; 8) défaut, pendant un an et sans raison valable, d’utiliser la parcelle attribuée à des fins de production agricole ou défaut, pendant deux ans et sans raison valable, d’utiliser la parcelle attribuée à des fins de production non agricole ; 9) nécessité de saisir la parcelle pour des motifs de nécessité d’État ou de nécessité publique ; 10) transfert du droit de propriété ou du droit de gestion opérationnelle sur des bâtiments ou des structures ; 11) décès du bénéficiaire du droit de jouissance. La législation de la République d’Azerbaïdjan peut prévoir d’autres motifs de révocation du droit de propriété, du droit de jouissance et d’usage et du droit de location attribués sur une parcelle de terrain. » IV. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT L’article 42 du Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (La Haye, 18 octobre 1907, ci-après « le Règlement de La Haye de 1907 ») définit l’occupation belligérante comme suit : « Un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie. L’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité est établie et en mesure de s’exercer. » Il y a donc occupation au sens du Règlement de La Haye de 1907 lorsqu’un État exerce de fait son autorité sur le territoire ou sur une partie du territoire d’un État ennemi. L’avis majoritaire est que l’on entend par « autorité de fait » un contrôle effectif. On considère qu’un territoire ou une partie d’un territoire est sous occupation militaire lorsque l’on parvient à démontrer que des troupes étrangères y sont présentes et que ces troupes sont en mesure d’exercer un contrôle effectif, sans le consentement de l’autorité souveraine. La plupart des experts estiment que la présence physique de troupes étrangères est une condition sine qua non de l’occupation, autrement dit que l’occupation n’est pas concevable en l’absence de présence militaire sur le terrain ; ainsi, l’exercice d’un contrôle naval ou aérien par des forces étrangères opérant un blocus ne suffit pas. Les règles du droit international humanitaire ne traitent pas expressément de la question de l’impossibilité pour des individus d’accéder à leur domicile ou à leurs biens, mais l’article 49 de la Convention IV de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (« la quatrième Convention de Genève ») envisage le cas des déplacements forcés à l’intérieur des territoires occupés ou depuis ces territoires. Il est ainsi libellé : « Les transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre État, occupé ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif. Toutefois, la Puissance occupante pourra procéder à l’évacuation totale ou partielle d’une région occupée déterminée, si la sécurité de la population ou d’impérieuses raisons militaires l’exigent. Les évacuations ne pourront entraîner le déplacement de personnes protégées qu’à l’intérieur du territoire occupé, sauf en cas d’impossibilité matérielle. La population ainsi évacuée sera ramenée dans ses foyers aussitôt que les hostilités dans ce secteur auront pris fin. La Puissance occupante, en procédant à ces transferts ou à ces évacuations, devra faire en sorte, dans toute la mesure du possible, que les personnes protégées soient accueillies dans des installations convenables, que les déplacements soient effectués dans des conditions satisfaisantes de salubrité, d’hygiène, de sécurité et d’alimentation et que les membres d’une même famille ne soient pas séparés les uns des autres. La Puissance protectrice sera informée des transferts et évacuations dès qu’ils auront eu lieu. La Puissance occupante ne pourra retenir les personnes protégées dans une région particulièrement exposée aux dangers de la guerre, sauf si la sécurité de la population ou d’impérieuses raisons militaires l’exigent. La Puissance occupante ne pourra procéder à la déportation ou au transfert d’une partie de sa propre population civile dans le territoire occupé par elle. » L’article 49 de la quatrième Convention de Genève est applicable en territoire occupé en l’absence de règles spécifiques relatives au déplacement forcé sur le territoire d’une partie au conflit. Cependant, le droit des personnes déplacées « de regagner volontairement et dans la sécurité leur foyer ou leur lieu de résidence habituel dès que les causes de leur déplacement ont cessé d’exister » est considéré comme une règle de droit international coutumier (règle 132 de l’étude du Comité international de la Croix Rouge (CICR) sur le droit international humanitaire coutumier), qui s’applique à tout type de territoire. V. LES DOCUMENTS PERTINENTS DES NATIONS UNIES ET DU CONSEIL DE L’EUROPE A. Nations unies Les « Principes concernant la restitution des logements et des biens dans le cas des réfugiés et des personnes déplacées » (Nations unies, Commission des droits de l’homme, Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme, 28 juin 2005, E/CN.4/Sub.2/2005/17, Annexe), également dénommés « principes de Pinheiro », sont les normes les plus complètes existant sur la question. Ces principes, qui s’appuient sur les normes existantes du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire, visent à fournir aux États, aux institutions des Nations unies et à la communauté internationale dans son ensemble des normes internationales et une orientation pratique quant à la manière de traiter au mieux les problèmes juridiques et techniques complexes que soulève la restitution de logements et de biens. On y trouve notamment les normes suivantes : Le droit à la restitution des logements et des biens « 2.1 Tous les réfugiés et personnes déplacées ont le droit de se voir restituer tout logement, terre et/ou bien dont ils ont été privés arbitrairement ou illégalement, ou de recevoir une compensation pour tout logement, terre et/ou bien qu’il est matériellement impossible de leur restituer, comme établi par un tribunal indépendant et impartial. 2 Les États privilégient le droit à la restitution comme moyen de recours en cas de déplacement et comme élément clef de la justice réparatrice. Le droit à la restitution existe en tant que droit distinct, sans préjudice du retour effectif ou du non-retour des réfugiés ou des personnes déplacées ayant droit à la restitution de leur logement, de leurs terres et de leurs biens. » Le droit de ne pas faire l’objet de discrimination « 3.1 Toute personne a le droit d’être protégée contre la discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale ou sociale, la pauvreté, l’incapacité, la naissance ou toute autre situation. 2 Les États veillent à ce que la discrimination pour les motifs susmentionnés soit interdite en droit et en fait et à ce que toutes les personnes, y compris les réfugiés et les personnes déplacées, soient égales devant la loi. » Procédures, institutions et mécanismes nationaux « 12.1 Les États devraient mettre en place en temps utile et soutenir des procédures, institutions et mécanismes équitables, indépendants, transparents et non discriminatoires en vue d’évaluer les demandes de restitution des logements, des terres et des biens et d’y faire droit. (...) (...) 5 En cas d’effondrement général de l’État de droit, ou lorsque les États ne sont pas à même de mettre en œuvre les procédures, institutions et mécanismes nécessaires pour faciliter le processus de restitution des logements, des terres et des biens de façon équitable et en temps voulu, les États devraient demander l’assistance technique et la coopération des organismes internationaux compétents afin d’instituer des régimes transitoires qui permettraient aux réfugiés et aux personnes déplacées de disposer de recours utiles en vue de la restitution. 6 Les États devraient inclure des procédures, institutions et mécanismes de restitution des logements, des terres et des biens dans les accords de paix et les accords de rapatriement librement consenti. (...) » Facilité d’accès aux procédures de traitement des demandes de restitution « 13.1 Quiconque a été arbitrairement ou illégalement privé de son logement, de ses terres et/ou de ses biens devrait être habilité à présenter une demande de restitution et/ou d’indemnisation à un organe indépendant et impartial, qui se prononcera sur la demande et notifiera la décision à l’intéressé. Les États ne devraient pas subordonner le dépôt d’une demande de restitution à des conditions préalables. (...) 5 Les États devraient s’efforcer de mettre en place des centres et bureaux de traitement des demandes de restitution dans toutes les régions touchées où résident des requérants potentiels. Les demandes devraient être présentées en personne, mais, afin que le processus soit accessible au plus grand nombre, elles devraient également pouvoir être soumises par courrier ou par procuration. (...) (...) 7 Les États devraient veiller à ce que les formules de demande soient simples et faciles à comprendre (...) (...) 11 Les États devraient veiller à ce qu’une assistance juridique adéquate soit fournie, si possible gratuitement (...) (...) » Registre des logements, des terres et des biens et documentation en la matière « (...) 7 Dans les situations de déplacement massif, où il n’existe guère de justificatifs des titres de propriété ou de jouissance, les États peuvent présumer que les personnes qui ont fui leur foyer pendant une période marquée par des violences ou une catastrophe l’ont fait pour des raisons en rapport avec ces événements et ont donc droit à la restitution de leur logement, de leurs terres et de leurs biens. En pareil cas, les autorités administratives et judiciaires peuvent, de manière indépendante, établir les faits en rapport avec les demandes de restitution non accompagnées de pièces justificatives. (...) » Indemnisation « 21.1 Tous les réfugiés et toutes les personnes déplacées ont droit à une indemnisation intégrale et effective en tant que partie intégrante du processus de restitution. L’indemnisation peut se faire en numéraire ou en nature. Afin de se conformer au principe de la justice réparatrice, les États veillent à ce qu’il ne soit procédé à une indemnisation en tant que moyen de recours que lorsque la restitution n’est pas possible dans les faits ou que la partie lésée accepte l’indemnisation en lieu et place de la restitution, en connaissance de cause et de son plein gré, ou lorsque les termes d’un accord de paix négocié prévoient d’associer restitution et indemnisation. (...) » B. Conseil de l’Europe Les organes du Conseil de l’Europe se sont exprimés à maintes reprises sur la problématique de la restitution de biens aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (« personnes déplacées ») et aux réfugiés. Les résolutions et recommandations citées ci-dessous sont particulièrement pertinentes dans le contexte de la présente affaire. « Résolution des problèmes de propriété des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays », Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), résolution 1708 (2010) 100. Dans cette résolution, l’Assemblée parlementaire notait que pas moins de 2,5 millions de réfugiés et de personnes déplacées étaient confrontés à une situation de déplacement dans les États membres du Conseil de l’Europe, notamment dans les régions du Caucase du Sud et du Nord, dans les Balkans et en Méditerranée orientale, et qu’il s’agissait souvent d’un problème de longue durée, dans la mesure où nombre des personnes déplacées étaient dans l’incapacité de rentrer chez elles ou d’accéder à leur foyer et à leurs terres depuis les années 1990 et même avant (paragraphe 2 de la résolution). Elle soulignait en ces termes l’importance de la restitution : « 3. La destruction, l’occupation et la confiscation des biens abandonnés portent atteinte aux droits des personnes concernées, perpétuent le déplacement et compliquent la réconciliation et le rétablissement de la paix. Par conséquent, la restitution des biens – c’est-à-dire le fait de restaurer les anciens occupants déplacés dans leurs droits et la possession physique de leurs biens – ou la compensation sont des formes de réparation nécessaires pour restaurer les droits individuels et l’État de droit. L’Assemblée parlementaire considère la restitution comme une réponse optimale à la perte de l’accès aux logements, aux terres et aux biens – et des droits de propriété y afférents. C’est en effet la seule voie de recours qui donne le choix entre trois « solutions durables » au déplacement : le retour des personnes déplacées dans leur lieu de résidence d’origine, dans la sécurité et la dignité ; l’intégration dans le lieu où elles ont été déplacées ; ou la réinstallation dans un autre endroit du pays d’origine ou hors de ses frontières. » L’Assemblée parlementaire faisait ensuite référence aux instruments de protection des droits de l’homme du Conseil de l’Europe (Convention européenne des droits de l’homme, Charte sociale européenne, Convention-cadre pour la protection des minorités nationales) et aux principes de Pinheiro (Nations unies), et elle appelait les États membres à prendre un certain nombre de mesures : « 9. Au vu de ce qui précède, l’Assemblée appelle les États membres à régler les problèmes postconflits liés aux droits de propriété des logements, des terres et des biens que rencontrent les réfugiés et les personnes déplacées, en tenant compte des principes de Pinheiro, des instruments pertinents du Conseil de l’Europe et de la recommandation Rec(2006)6 du Comité des Ministres. Étant donné ces normes internationales applicables et l’expérience des programmes de restitution de biens et d’indemnisation qui ont été mis en œuvre en Europe à ce jour, les États membres sont invités : 1 à garantir une réparation effective, dans des délais raisonnables, pour la perte de l’accès aux logements, terres et biens – et des droits y afférents – abandonnés par les réfugiés et les personnes déplacées, sans attendre les négociations concernant le règlement des conflits armés ou le statut d’un territoire donné ; 2 à veiller à ce que la réparation se fasse sous forme de restitution, en confirmant les droits juridiques des réfugiés et des personnes déplacées sur leurs biens et en rétablissant leur accès physique, en toute sécurité, à ces biens, ainsi que leur possession. Lorsque la restitution n’est pas possible, il convient d’octroyer une compensation adéquate en confirmant les droits antérieurs sur les biens et en offrant une somme d’argent ou des biens d’une valeur raisonnablement proche de leur valeur marchande, ou selon toute autre modalité garantissant une juste réparation ; 3 à veiller à ce que les réfugiés et les personnes déplacées dont les droits n’étaient pas officiellement reconnus avant leur déplacement, mais qui bénéficiaient de fait d’un droit de jouissance de leur propriété validé par les autorités, se voient accorder un accès égal et effectif aux voies de recours, et le droit d’obtenir réparation de leur dépossession. Cela est particulièrement important lorsque les personnes concernées sont socialement vulnérables ou appartiennent à des groupes minoritaires ; (...) 5 lorsque les titulaires des droits de location et d’occupation ont été contraints d’abandonner leur domicile, à veiller à ce que leur absence du logement soit réputée justifiée jusqu’à ce que les conditions d’un retour volontaire, dans la sécurité et la dignité, aient été rétablies ; 6 à mettre en place des procédures de demande de réparation rapides, faciles d’accès et efficaces. Lorsque le déplacement et la dépossession ont eu un caractère systématique, il convient de mettre en place des instances de décision habilitées à statuer sur ces demandes, qui appliqueront des procédures accélérées comprenant l’assouplissement des normes en matière de preuve et [la] facilitation de la procédure. Tous les régimes de propriété propres à assurer l’hébergement et la subsistance des personnes déplacées devraient relever de leur compétence, notamment les propriétés à usage résidentiel, agricole et commercial ; 7 à garantir l’indépendance, l’impartialité et l’expertise des instances de décision, notamment en établissant des règles appropriées relatives à leur composition, qui peuvent prévoir la présence de membres internationaux. (...) (...) » « Réfugiés et personnes déplacées en Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie », APCE, résolution 1497 (2006) 101. Dans cette résolution, l’Assemblée appelait notamment l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie : « 12.1 à concentrer tous leurs efforts sur la recherche d’un règlement pacifique des conflits de la région afin de créer les conditions pour le retour volontaire, chez eux, des réfugiés et des personnes déplacées en toute sécurité et dans la dignité ; (...) 4 à faire du retour des personnes déplacées une priorité et à faire tout leur possible lors des négociations pour que ces personnes puissent effectuer ce retour en toute sécurité, avant même un règlement général ; (...) 15 à développer une coopération pratique tendant à enquêter sur le sort des personnes disparues ainsi qu’à faciliter la restitution de documents ou de propriétés, en particulier en se servant de l’expérience des Balkans dans le traitement de problèmes similaires. » Recommandation Rec(2006)6 du Comité des Ministres aux États membres relative aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays 102. Le Comité des Ministres recommandait notamment ceci : « 8. Les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays ont le droit de jouir de leurs biens, conformément aux droits de l’homme. Elles ont en particulier le droit de recouvrer les biens qu’elles ont laissés à la suite de leur déplacement. Lorsque les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays sont privées de leur propriété, elles devraient se voir offrir un dédommagement adéquat ; (…) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1954 et réside à Monaco. A. La genèse de l’affaire En 1998, le requérant eut, devant sa propriété de « Gut Calenberg », une altercation avec un cameraman, au cours de laquelle il frappa celui-ci avec un parapluie. En janvier 2000, la presse se fit l’écho d’une autre empoignade du requérant avec le gérant d’une discothèque sur l’île de Lamu, au large des côtes kenyanes, pour laquelle le requérant fut condamné par la suite pour coups et blessures. Le 27 mars 2000, la société British-American Tobacco (Germany) GmbH (« la société ») lança une campagne publicitaire qui montra pendant dix jours, en pleine page dans des magazines et sur des affiches apposées à des arrêts de bus et à des endroits fortement fréquentés, une publicité qui montrait dans sa partie inférieure un paquet de cigarettes Lucky Strike, couché sur son côté le plus long et tout cabossé. Sur la partie supérieure, il était écrit en grandes lettres : « Etait-ce Ernst ? Ou August ? » Tout en bas de la publicité se trouvait la phrase « Lucky Strike. Sinon rien. » (« Lucky Strike. Sonst nichts. »). Cette campagne fut menée dans 18 villes et sur 6 364 lieux d’affichage, si bien qu’elle toucha environ 2,97 millions de personnes. Les médias en rendirent compte. Le requérant demanda à la société commanditaire et à l’agence de communication ayant conçu la publicité de mettre fin à la campagne en question. L’agence s’y engagea par écrit, la société s’y refusa. Le requérant saisit dès lors le tribunal régional de Hambourg d’une demande en référé. Le 31 mars 2000, le tribunal régional interdit provisoirement toute nouvelle diffusion de la publicité en cause et confirma cette interdiction le 14 avril 2000. Par la suite, la société déclara mettre un terme à cette publicité, mais refusa de rembourser les frais de mise en demeure du requérant. Le 8 mars 2001, le requérant demanda à la société de lui payer 250 000 euros (EUR) à titre de dommages et intérêts. La société ne fit aucune réponse à cette demande. B. Les décisions des tribunaux allemands Le jugement du tribunal régional Le 23 décembre 2003, le requérant saisit le tribunal régional de Hambourg d’une demande tendant à la condamnation de la société et de l’agence de communication ayant conçu la publicité à lui payer 100 000 EUR au titre d’une licence fictive (fiktive Lizenz) et au moins 500 EUR à titre de compensation pour la violation de son droit à la protection de la personnalité, ainsi qu’au remboursement de ses frais de mise en demeure. Le 21 janvier 2005, le tribunal régional accueillit la demande du requérant quant à la licence fictive et aux frais et la rejeta quant à la compensation. Il rappela que, si chacun était en droit de décider s’il permettait ou non l’utilisation de son nom à des fins publicitaires, le droit (général) à la protection de la personnalité (allgemeines Persönlichkeitsrecht) protégeait contre l’utilisation illicite par des tiers du nom d’une personne, y compris dans le domaine de la publicité. Le tribunal régional releva ensuite que, certes, les prénoms « Ernst » et « August » étaient plutôt communs, mais que la combinaison des deux ne l’était pas. De plus, depuis sa liaison avec Caroline de Monaco, le requérant était connu d’un large public et le paquet de cigarettes cabossé constituait clairement une allusion à ses bagarres. Le tribunal rappela que la publicité était aussi protégée par la liberté d’expression dès lors qu’elle contribuait à la formation de l’opinion publique, ce qui, à ses yeux, était le cas de la publicité litigieuse. Il rappela également que les droits à la liberté d’expression et à la protection de la personnalité étaient tous deux protégés par la Loi fondamentale et qu’ils méritaient en principe un égal respect, et précisa que, lorsqu’il s’agissait de l’utilisation non consentie d’une personne à des fins publicitaires, le droit de la protection de la personnalité l’emportait en règle générale. Il ajouta que l’argument de la société, selon lequel le requérant avait lui-même créé, par ses altercations, l’événement utilisé pour la publicité, ne privait pas le requérant d’une protection mais influait sur le degré de l’ingérence et le degré de protection de la liberté d’expression. En résumé, le tribunal régional estima que la mise en balance des intérêts en jeu donnait plus de poids au droit à la protection de la personnalité du requérant qu’au droit à la liberté d’expression de la société dont la publicité contenait avant tout des éléments de divertissement et servait des fins commerciales. En ce qui concernait le dommage matériel subi, le tribunal régional rappela que l’objectif d’une licence fictive était d’éviter que celui qui se servait d’une personne sans autorisation se trouve dans une position plus avantageuse que s’il avait obtenu le consentement de l’intéressé. Il expliqua que le montant d’une telle licence se calculait en fonction de la somme qui aurait été payée au titre d’honoraires raisonnables (angemessen). Prenant en compte notamment le degré de notoriété du requérant, les lieux d’affichage et les supports de publication de la publicité, mais aussi le fait que celle-ci s’était servie uniquement des prénoms du requérant, le tribunal régional fixa le montant du dommage matériel à 60 000 EUR. Il accorda aussi au requérant le remboursement des frais de mise en demeure puisque ceux-ci découlaient de l’action de la société et de l’agence. En revanche, le tribunal régional n’accorda pas au requérant de compensation pour dommage moral au motif qu’il n’y avait pas eu d’ingérence grave dans son droit à la protection de la personnalité. Il souligna que l’intéressé avait publiquement frappé le cameraman et que la publicité n’avait fait que reprendre l’événement. Il ajouta que le caractère simplement moqueur de la publicité ne créait pas le besoin incontournable (unabwendbares Bedürfnis) d’accorder une compensation pécuniaire et que la réparation consistant en l’octroi d’une licence fictive devait être considérée comme suffisante. L’arrêt de la cour d’appel Le 15 mai 2007, la cour d’appel de Hambourg confirma pour l’essentiel le jugement du tribunal régional, l’infirmant uniquement en ce qui concernait le remboursement des frais de mise en demeure réclamé à la société. La cour d’appel observa que la société et l’agence avaient interféré dans le droit du requérant à son nom, et ce sans l’autorisation de celui-ci. À cet égard, elle rappela que même si la publicité n’avait utilisé que les prénoms du requérant, ceux-ci étaient connus d’un large public en raison de la liaison du requérant avec la fille du Prince Rainier III de Monaco et des reportages répétés dans la presse sur les altercations du requérant en 1998 et 2000. Elle poursuivit que la société avait tiré un avantage patrimonial de l’utilisation des prénoms du requérant. Or, d’après la cour d’appel, dans des cas comme la présente affaire où la publicité en cause visait à l’accroissement de la notoriété et de la vente d’une marque de cigarettes, la liberté d’expression cédait en règle générale le pas au droit de la personnalité. Elle considéra que la publicité litigieuse ne contribuait que très peu, voire aucunement, à la formation de l’opinion publique, que, par ailleurs, les empoignades du requérant n’étaient ni un événement politique ni un événement de société, et qu’elles n’étaient exploitées qu’aux fins de divertir un public curieux des comportements de personnalités connues. La cour d’appel indiqua en outre que la publicité en cause avait porté atteinte à la partie patrimoniale du droit à la protection de la personnalité en ce qu’elle avait privé le requérant de son droit de décider lui-même si et de quelle manière son nom pouvait être utilisé à des fins publicitaires. Elle considéra qu’à l’évidence la publicité ne donnait pas l’impression que le requérant s’identifiait avec le produit présenté ou qu’il prônait ses vertus, et qu’elle ne revêtait pas non plus un caractère offensant ou dégradant, mais que, dans le seul but d’augmenter la vente d’une marque de cigarettes, elle se moquait publiquement de l’intéressé en suggérant que celui-ci malmenait même des paquets de cigarettes. En ce qui concernait le montant de la licence fictive, la cour d’appel rappela que l’utilisation non autorisée du nom d’une personne à des fins commerciales équivalait à l’utilisation illicite de l’image d’une personne et portait atteinte au volet patrimonial du droit à la protection de la personnalité. Elle estima que, en utilisant le nom du requérant sans son accord, la société et l’agence avaient montré qu’elles attachaient au nom du requérant une valeur économique. Elle considéra qu’elles étaient de ce fait tenues de verser au requérant la valeur correspondant à l’utilisation de son nom. Elle précisa que cette obligation existait indépendamment de la question de savoir si la personne visée aurait été prête ou non à donner son accord. La cour d’appel déclara ensuite que la valeur de la licence fictive devait être déterminée librement en tenant compte de toutes les circonstances. Elle nota que la publicité litigieuse avait ceci de particulier qu’elle se moquait du requérant et qu’il n’y avait dès lors pas lieu de penser que le requérant l’aurait autorisée. Cependant, elle estima que le montant des honoraires convenus entre des sociétés de publicité et des personnalités connues qui avaient donné leur accord à l’utilisation de leur nom pouvait donner un ordre de grandeur dans la fixation du montant de la licence fictive. À cet égard, elle releva que la société figurait parmi les compagnies de tabac les plus importantes en Allemagne, et que la publicité litigieuse s’inscrivait dans le cadre d’une campagne publicitaire que la société avait lancée en 1989 et qui avait rencontré un succès considérable. Elle nota que la publicité en cause avait paru en pleine page dans plusieurs magazines à tirage national et, à partir du 27 mars 2000, également sous forme d’affiches apposées à des arrêts de bus et autres endroits fortement fréquentés. Soulignant enfin que le requérant était une personnalité connue, elle conclut que la campagne publicitaire avait donc capté l’attention du grand public, ce qui justifiait le montant accordé par le tribunal régional. La cour d’appel autorisa le pourvoi en cassation au motif que la question de savoir si l’utilisation à des fins publicitaires du nom d’une personne connue était justifiée lorsque la publicité faisait référence à un événement de l’histoire contemporaine suscitant exclusivement ou presque un intérêt de divertissement n’avait pas encore été tranchée par la jurisprudence suprême et qu’elle nécessitait une décision de la Cour fédérale de justice afin qu’une jurisprudence uniforme fût développée et garantie. L’arrêt de la Cour fédérale de justice Le 5 juin 2008, la Cour fédérale de justice cassa l’arrêt de la cour d’appel (no I ZR 96/07). Elle considéra que les demandes du requérant n’étaient pas fondées au motif que la société et l’agence n’avaient pas porté atteinte de manière illicite au droit à la protection de la personnalité et au droit au nom du requérant, l’utilisation du nom de l’intéressé dans la publicité litigieuse étant couverte par le droit à la liberté d’expression garantie par l’article 5 § 1 de la Loi fondamentale (voir « Le Droit et la pratique internes pertinents »). Tout en confirmant les constatations de la cour d’appel quant à l’existence d’une ingérence et à la possibilité d’octroyer une licence fictive en vertu du principe de l’enrichissement sans cause, la Haute juridiction estima que la cour d’appel n’avait pas suffisamment tenu compte du fait que les composantes patrimoniales du droit à la protection de la personnalité et du droit au nom n’étaient protégées que par la loi ordinaire alors que la liberté d’expression jouissait d’une protection par le droit constitutionnel. La Cour fédérale de justice précisa d’emblée que le litige porté devant elle ne concernait plus que l’ingérence dans les composantes patrimoniales des droits invoqués, puisque l’allégation du requérant que la publicité avait aussi porté atteinte aux composantes morales de ses droits avait déjà été rejetée par le tribunal régional. Elle rappela que les droits à la protection de la personnalité faisaient partie des droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale dans la mesure où ils protégeaient des intérêts moraux, mais que les composantes patrimoniales n’étaient protégées que par le droit civil et qu’elles n’avaient dès lors pas priorité sur la liberté d’expression. Elle rappela aussi que la protection conférée par l’article 5 § 1 de la Loi fondamentale couvrait aussi la publicité dont le contenu contribuait à la formation de l’opinion publique, tout en précisant que tel n’était pas seulement le cas lorsque la publicité faisait référence à un événement politique ou historique, mais aussi lorsqu’elle répercutait des questions d’intérêt général. Par ailleurs, des reportages ayant un but divertissant pouvaient jouer eux aussi un rôle dans la formation de l’opinion, voire, dans certaines circonstances, stimuler ou influencer la formation de l’opinion plus que ne le feraient des informations strictement factuelles. La Cour fédérale de justice releva que la publicité litigieuse reprenait d’une manière satirique et moqueuse les empoignades du requérant devant sa propriété de « Gut Calenberg » et sur l’île de Lamu. Elle nota que les médias avaient rendu compte de ces événements, en mentionnant le nom du requérant et en publiant des photos de celui-ci, parce qu’il existait un intérêt particulier du public à être informé sur ces faits en raison de la relation du requérant avec la fille du prince Rainier III de Monaco. La Cour fédérale de justice estima que, même si la société n’avait fait que reprendre, dans le cadre de sa campagne publicitaire, les empoignades du requérant, elle pouvait néanmoins invoquer la protection particulière de la liberté d’expression. Elle considéra que le fait que la publicité – en utilisant les prénoms du requérant et en faisant allusion à la propension de celui-ci à provoquer des bagarres – visait avant tout à accroître les ventes de la marque de cigarettes en captant l’attention du public ne signifiait pas, comme l’avait soutenu la cour d’appel, que le droit à la protection de la personnalité l’emportait d’une manière générale. La Cour fédérale de justice poursuivit en ces termes : « Lors de sa mise en balance, la cour d’appel n’a pas suffisamment pris en considération que n’était concernée en l’espèce que la protection des composantes patrimoniales du droit à la protection de la personnalité qui était fondée uniquement sur le droit civil et non sur le droit constitutionnel. Lorsqu’il s’agit d’ingérences dans les composantes patrimoniales du droit à la protection de la personnalité parce que le nom d’une personne connue a été utilisé dans une annonce publicitaire sans le consentement de celle-ci, on ne peut pas tout simplement (ohne weiteres) soutenir que le droit à la protection de la personnalité de l’intéressé l’emporte toujours sur le droit à la liberté d’expression du publicitaire. Il peut au contraire être indiqué de tolérer une atteinte au droit à la protection de la personnalité due à la mention du nom si, d’une part, la publicité fait allusion d’une manière moqueuse et satirique à un événement concernant l’intéressé et faisant l’objet de débats dans l’opinion publique et si, d’autre part, elle n’exploite pas l’image de marque (Imagewert) ou la valeur publicitaire (Werbewert) de l’intéressé en utilisant son nom, et si elle ne donne pas l’impression que l’intéressé s’identifie avec le produit présenté ou en prône la consommation (référence à l’arrêt de la Cour fédérale de justice du 26 octobre 2006, no I ZR 182/04). » La Cour fédérale de justice estima que la publicité litigieuse ne donnait pas une telle impression. Celle-ci se bornait à rappeler les bagarres du requérant aux personnes qui en avaient déjà connaissance et que celles, en revanche, qui n’avaient pas entendu parler de ces événements n’étaient pas en mesure de comprendre le jeu de mots, d’autant que les événements n’étaient pas mentionnés mais suggérés d’une manière particulièrement astucieuse (pfiffig). Aux yeux de la Cour fédérale de justice, la publicité s’inscrivait donc dans le débat public portant sur le caractère belliqueux du requérant. Au-delà de l’allusion moqueuse et satirique aux événements déjà connus du public, elle serait dépourvue de contenu offensant ou sérieusement dégradant à l’égard du requérant. Dès lors qu’elle ne suggérait pas que le requérant s’identifiait d’une manière quelconque avec le produit présenté, il n’y aurait pas lieu de considérer que la publicité était dévalorisante pour le requérant du seul fait qu’il s’agissait d’une publicité pour des cigarettes. La Cour fédérale de justice conclut que l’intérêt du requérant de ne pas être mentionné dans la publicité sans son consentement pesait moins lourd que la liberté d’expression de la compagnie de tabac, et que le requérant ne pouvait dès lors prétendre au droit à une licence fictive ni au remboursement de ses frais de mise en demeure en l’absence d’une violation des composantes patrimoniales ou morales de son droit à la protection de la personnalité. La décision de la Cour constitutionnelle fédérale Le 6 avril 2009, la Cour constitutionnelle fédérale n’admit pas le recours constitutionnel du requérant (no 1 BvR 3141/08). Elle ne motiva pas sa décision. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS La Cour fédérale de justice a reconnu, dans un arrêt du 25 mai 1954 (no I ZR 311/53, le droit général à la protection de la personnalité en vertu des articles 1 § 1 (dignité de l’homme) et 2 § 1 (droit au libre épanouissement de la personnalité) de la Loi fondamentale. Le droit au nom est explicitement protégé par l’article 12 du code civil. La liberté d’expression est garantie par l’article 5 de la Loi fondamentale, ainsi libellé : « 1. Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement son opinion par la parole, par l’écrit et par l’image et de s’informer sans entraves aux sources qui sont accessibles à tous. La liberté de la presse et la liberté d’informer par la radio, la télévision et le cinéma sont garanties. Il n’y a pas de censure. Ces droits trouvent leurs limites dans les dispositions des lois générales, dans les dispositions légales sur la protection de la jeunesse et dans le droit au respect de l’honneur personnel (Recht der persönlichen Ehre). »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est une société de droit portugais ayant son siège à Lisbonne. La requérante était propriétaire de plusieurs terrains, d’une superficie totale de 6 953,9 hectares, lesquels firent l’objet d’une expropriation en 1975 dans le cadre de la politique relative à la réforme agraire. La législation pertinente en la matière prévoyait que les propriétaires pouvaient, sous certaines conditions, exercer leur droit de « réserve » (direito de reserva) sur une partie des terrains afin d’y poursuivre leurs activités agricoles. Elle prévoyait par ailleurs l’indemnisation des intéressés. Le montant, le délai et les conditions de paiement d’une telle indemnisation restaient à définir. La requérante exerça son droit de réserve. Ainsi, au 6 avril 2009, la requérante avait récupéré l’ensemble de ses terrains à l’exception de 605 hectares. Pour la perte définitive des 605 hectares, l’État attribua à la requérante une indemnisation de 30 784 296 escudos portugais (PTE) soit 153 551,42 euros (EUR). S’agissant de la privation temporaire des terrains, par un arrêté ministériel conjoint de la ministre de l’Agriculture et de la secrétaire d’État au Trésor du 29 juillet 2011 et 14 décembre 2011, respectivement, l’indemnisation définitive fut fixée à 414 985 988 PTE, soit 2 069 941, 38 EUR, majorée d’intérêts qui restaient à fixer. De cette somme devaient être déduits 82 445 248 PTE (soit 411 235,16 EUR) et 139 399 PTE (soit 695,32 EUR) qui avaient déjà été payés à la requérante à titre d’indemnisation provisoire et par rapport au solde de compte courant à la date de l’expropriation. Le 17 janvier 2012, l’indemnisation majorée de 1 707 468,83 EUR, à titre d’intérêts fut versée à la requérante. À une date non précisée, la requérante contesta l’indemnisation d’expropriation qui lui avait été octroyée devant le tribunal administratif et fiscal de Beja (procédure interne no 81/12). Cette procédure est toujours pendante. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS L’arrêt Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres c. Portugal (nos 29813/96 et 30229/96, CEDH 2000-I) décrit, en ses paragraphes 31 à 37, le droit et la pratique internes pertinents en matière de réforme agraire. Il convient d’ajouter que le Tribunal constitutionnel a confirmé sa jurisprudence en la matière (arrêt Almeida Garrett précité, § 37) par son arrêt no 85/03/T du 12 février 2003.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est une société immobilière, comme en atteste son nom (« Gürtaş Construction, Commerce et Vente »). À une date non précisée, la requérante décida d’acheter à des particuliers les différentes parts d’un terrain indivis qui était situé à Aliağa, immatriculé sous le numéro de parcelle 836, et dont la superficie était, d’après le grand livre du registre foncier, de 485 200 m². Les feuillets établis au nom de chacun des vendeurs co-indivisaires contenaient entre autres les indications suivantes : Département : İzmir Sous-préfecture : Aliağa Village : Yukarışakran Rue : néant Lieu-dit : Bahçedere Nature : prairie Limites : sur la section du plan Superficie : 485 200 m² À un moment où la procédure de vente se poursuivait, 49 m² du terrain en question furent expropriés pour la construction de pylônes électriques. Le registre foncier fut modifié en conséquence, le feuillet indiquant dès lors une surface de 485 151 m². Le 25 novembre 1998, la direction locale du cadastre informa la requérante, devenue entre-temps propriétaire du terrain, d’une modification qui avait été apportée au registre foncier en raison d’une mention erronée. Elle exposa que des travaux cadastraux concernant les terrains situés à Aliağa avaient été effectués et achevés en 1955 et que la représentation planimétrique réalisée à cette époque indiquait une superficie de 202 000 m² pour la parcelle no 836 et de 485 200 m² pour la parcelle no 860 figurant à la ligne suivante. Elle ajouta qu’une erreur avait été commise lors de la retranscription de ces données au registre foncier et que la parcelle no 836 figurait ainsi avec une superficie de 485 200 m². Elle précisa que le feuillet avait par conséquent fait l’objet d’une rectification et qu’il indiquait désormais la surface réelle du terrain de la requérante, soit 201 951 m² après déduction de la surface expropriée pour la construction des pylônes en question. Elle indiqua enfin que cette mesure de correction pouvait faire l’objet d’une contestation judiciaire. À une date non précisée, la requérante fit procéder à un examen sur place et un arpentage du terrain. La surface totale étant effectivement de 201 951 m², elle décida de ne pas contester la rectification du registre. En revanche, le 29 novembre 1999, elle introduisit devant le tribunal de grande instance d’Aliağa (TGI), d’une part, une demande tendant à engager la responsabilité de l’État sur le fondement de l’article 917 du code civil en vigueur à l’époque, pour préjudice résultant de la tenue des registres fonciers et, d’autre part, une demande en garantie contre les vendeurs. Le TGI rendit son jugement le 25 juin 2001. Il rejeta la demande dirigée contre les vendeurs. À cet égard, il rappela que, en vertu de l’article 215 du code des obligations (voir paragraphe 34 ci-dessous), le vendeur ne pouvait être appelé en garantie par l’acheteur que lorsqu’il s’était expressément engagé à garantir la contenance du terrain et à indemniser l’acheteur. Or, en l’espèce l’acte de vente ne comportait aucune disposition en ce sens. Le TGI conclut que la responsabilité contractuelle des vendeurs ne pouvait par conséquent pas être engagée. S’agissant de l’action dirigée contre l’État, le TGI estima que le préjudice subi par la requérante trouvait sa cause dans la mauvaise tenue des registres fonciers et que, dès lors, la responsabilité des autorités publiques se trouvait engagée. Il condamna l’État à verser à la requérante la somme de 50 976 000 000 anciennes livres turques (TRL - environ 45 000 euros à cette date). Le 7 août 2001, l’État forma un pourvoi contre la partie du jugement la concernant. En l’absence de pourvoi de la requérante, la partie du jugement relative aux vendeurs devint définitive. Dans son mémoire du 11 septembre 2001, la requérante demanda à la Cour de cassation de confirmer la solution retenue par le TGI et de rejeter le pourvoi de l’État. Par un arrêt du 19 mars 2002, la haute juridiction cassa le jugement déféré. L’extrait pertinent de l’arrêt se lit comme suit : « (...) Le bien litigieux avait déjà fait l’objet d’un cadastrage et disposait d’un numéro de parcelle à la date de la vente. En conséquence, les démarcations physiques des limites du bien sont indiquées sur le plan conformément aux articles 645 de l’ancien et 719 du nouveau code civil. En l’espèce, étant donné que le plan ne comporte aucune erreur, celui-ci doit servir de base dans la résolution du litige. Il apparaît que le plan n’est pas inexact et même que le cadastrage a été correctement effectué, mais que la superficie a été mentionnée de manière erronée en raison d’une erreur matérielle. Cette erreur sur la superficie est d’un niveau qui ne pouvait pas ne pas être remarquée puisque [le surplus est] 1.5 fois supérieur à la superficie indiquée sur le plan du bien que la demanderesse a achetée. Dans ces conditions, la demande ne saurait entrer dans le champ des articles 917 de l’ancien et 1007 du nouveau code civil. Il convient dès lors de rejeter la demande (...) » Lors de la reprise de la procédure devant le TGI d’Aliağa, la requérante invoqua un arrêt de la Cour de cassation du 7 février 1994. Elle alléguait que la solution retenue dans son affaire était en contradiction avec celle qui avait été adoptée dans l’arrêt en question qui constituait à ses yeux un précédent (voir paragraphe 33 ci-dessous). Par un jugement du 25 septembre 2003, le TGI se conforma à l’arrêt de la Cour de cassation. En reprenant les termes de cet arrêt, il rejeta la demande de la requérante. Le pourvoi formé par la requérante contre ce jugement fut rejeté par la Cour de cassation par un arrêt du 5 mai 2005. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Le registre foncier En droit turc, le registre foncier se compose, entre autres, du grand livre (tapu kütüğü), du journal (yevmiye defteri), des plans et des pièces justificatives. Chaque bien enregistré au grand livre du registre foncier dispose de son feuillet propre comportant notamment l’état descriptif, l’identité du propriétaire, les gages, les annotations et mentions ainsi que les servitudes. Le plan correspondant représente géométriquement le bien et indique sa situation et ses limites. En vertu de l’article 1020 du nouveau code civil (« le NCC »), entré en vigueur le 1er janvier 2002, lequel reprend les termes de l’article 928 de l’ancien code civil (« l’ACC), le registre foncier est public et toute personne qui fait valoir un intérêt a le droit de le consulter et de s’en faire délivrer des extraits. Cette disposition indique par ailleurs que « nul ne peut se prévaloir d’ignorer une inscription portée au registre foncier ». En vertu de l’article 7 ACC et de l’article 7 NCC, « Les registres publics et les titres authentiques font foi des faits qu’ils constatent et dont l’inexactitude n’est pas prouvée. La preuve que ces faits sont inexacts n’est soumise à aucune forme particulière (...) » L’article 1023 NCC, qui reprend une disposition préexistante, crée une fiction d’exactitude du registre foncier dans les termes suivants : « Celui qui acquiert la propriété ou d’autres droits réels en se fondant de bonne foi sur une inscription du registre foncier est maintenu dans son acquisition. » L’article 719 NCC, qui reprend le contenu de l’article 645 ACC, dispose : « Les limites des immeubles sont déterminées par le plan et par la démarcation sur le terrain. S’il y a contradiction entre les limites du plan et celles du terrain, les limites figurant au plan prévalent. Cette règle ne s’applique pas aux territoires en mouvement permanent désignés comme tels par les autorités compétentes. » B. La responsabilité de l’État quant à la tenue des registres fonciers L’article 1007 NCC, qui reprend les termes l’article 917 ACC, pose le principe selon lequel l’État est responsable de tout dommage résultant d’erreurs dans la tenue du registre foncier. La requérante se réfère à deux arrêts rendus par la Cour de cassation sur le fondement de cette disposition et en présente des extraits. Le premier arrêt date du 7 février 1994 (4e chambre civile, 6800 E. 767 K.) et concerne un préjudice découlant de l’indication erronée au grand livre du registre foncier de la part détenue par le vendeur dans une indivision. Dans cette affaire, d’après les extraits fournis, le vendeur détenait 118/234e d’un terrain de 14 625 m² (soit 369 m²) alors que le feuillet mentionnait de manière erronée une part de 177/234e (soit 738 m²). Cette erreur avait été commise sept ans plus tôt lors d’une fusion de parts. Toujours selon les extraits présentés par la requérante, la haute juridiction avait estimé que l’État devait, sur le fondement de l’article 917 ACC, être tenu pour responsable du préjudice subi par les demandeurs, celui-ci ayant résulté d’une erreur commise dans la tenue du registre. Elle avait estimé que l’on ne pouvait reprocher à l’acheteur de ne pas avoir vérifié que la fusion intervenue sept ans plus tôt avait été correctement retranscrite. Le second arrêt date du 1er mars 1994 (4e chambre civile, 7651 E. 1849 K.) et concerne lui aussi l’inscription d’une information erronée relative à la part du vendeur dans une indivision. Dans cette affaire, toujours d’après les extraits présentés par la requérante, la Cour de cassation avait fait droit à l’action entamée par l’acheteur sur le fondement de l’article 917 ACC, estimant que l’on ne pouvait attendre d’un acheteur qu’il consultât tous les documents du registre tels que le journal, le plan et les pièces justificatives, et qu’il devait pouvoir se fier aux mentions du grand livre. Elle avait précisé que, même si l’intéressé avait fait montre de négligence, cette circonstance ne pouvait justifier qu’on le privât d’indemnisation et qu’elle pouvait tout au plus permettre de diminuer le montant de l’indemnité. C. La garantie du vendeur en matière immobilière Selon l’article 215 du code des obligations (« CO ») en vigueur à l’époque des faits : « Sauf convention contraire, le vendeur est tenu d’indemniser l’acheteur lorsque l’immeuble n’a pas la contenance indiquée dans l’acte de vente. Si l’immeuble vendu n’a pas la contenance portée au registre foncier d’après un mesurage officiel, le vendeur n’est tenu d’indemniser l’acheteur que lorsqu’il s’y est expressément engagé. » D. La bonne foi Aux termes de l’article 3 in fine ACC et de l’article 3 in fine NCC, « La bonne foi est présumée lorsque la loi en fait dépendre la naissance ou les effets d’un droit. Nul ne peut invoquer sa bonne foi si elle est incompatible avec la vigilance que les circonstances permettaient d’exiger de lui. »
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A. Les circonstances de l’espèce La liste des requérants, ainsi que leurs démarches devant les autorités et juridictions internes figurent en annexe. Les requérants se plaignent de la durée de trois procédures devant la Cour des comptes, ainsi que de l’absence d’un recours effectif à cet égard. B. Le droit interne pertinent La loi no 4239/2014, intitulée « satisfaction équitable au titre du dépassement du délai raisonnable de la procédure devant les juridictions pénales, civiles et la Cour des comptes », est entrée en vigueur le 20 février 2014. La loi précitée introduit, entre autres, un nouveau recours indemnitaire visant à l’octroi d’une satisfaction équitable pour le préjudice moral causé par la prolongation injustifiée d’une procédure devant la Cour des comptes. L’article 3 § 1 dispose: « Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive (...). »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1970. Il est actuellement détenu à la prison de Louvain. À l’époque des faits, il était inspecteur de police. Le 25 août 2003, la compagne du requérant fut trouvée morte dans le lit conjugal. Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles du 24 novembre 2005, le requérant fut mis en accusation d’avoir : [traduction] « à Linkebeek, dans l’arrondissement judiciaire de Bruxelles, dans la nuit du 24 au 25 août 2003, volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, commis un homicide sur la personne de [C.V.]. » Selon les termes de l’acte d’accusation du 7 juillet 2006, le requérant alléguait que sa compagne, C.V., le réveilla le 25 août 2003 pendant la nuit en tenant l’arme de service du requérant contre son front. D’après le requérant, il demanda alors quelle était son intention et elle répondit qu’il devait s’occuper des parents à elle. Il essaya ensuite avec sa main gauche de prendre son coude et voulut avec sa main droite prendre l’arme pour la lui enlever. À ce moment, sa compagne appuya sur la détente et se tua. Le commissaire de police, ayant vu la position de la dépouille - couchée sur le ventre avec le bras gauche sous l’oreiller et le bras droit sur le duvet -, ne crut pas à la théorie du suicide. Il fut constaté que le duvet n’était pas froissé et que sur la main droite de la défunte - avec laquelle elle aurait tiré - on ne retrouvait aucune tâche de sang alors que, selon le récit du requérant, elle aurait dû se trouver au milieu de la zone recouverte de sang. L’acte d’accusation poursuivit que le requérant avait par la suite essayé de décrire sa compagne comme une personne dépressive. Toutefois, le médecin généraliste de C.V. déclara qu’il n’y avait jamais eu d’indication de dépression. De plus, dans l’appartement commun du requérant et de la défunte, aucun antidépresseur ou anxiolytique ne fut trouvé. Selon le requérant, C.V. portait un « masque » et arrivait à cacher son état suicidaire. L’acte d’accusation rapporta également qu’en plus de sa relation avec la victime, le requérant avait eu une relation sentimentale avec L.M. de 2000 à 2001 et que depuis juin 2003, le requérant entretenait une relation sentimentale avec L.C. Le requérant avoua cette liaison lors des interrogatoires du 22 octobre 2003 ainsi que l’existence de problèmes relationnels entre lui et C.V. Après le décès de C.V. la relation entre le requérant et L.C. s’intensifia : sept semaines après le décès, ils prirent rendez-vous auprès d’un gynécologue pour faire un test de fertilité. Un autre rapport médico-légal du 14 février 2004 nota également que l’autopsie faisait état d’un tir « à bout touchant » alors que le requérant dit avoir essayé d’enlever l’arme à C.V. Le rapport conclut que le récit du requérant ne correspondait pas avec toutes les constatations médico-légales. Le 5 novembre 2003, un rapport psychologique concernant le requérant conclut que celui-ci montrait une agression cachée ainsi qu’une tendance narcissique et dominante. Un rapport d’anamnèse psychiatrique du 10 novembre 2003 nota que le requérant était sur ses gardes et semblait passer sous silence des informations importantes. Il constata également que pendant l’été 2003 le couple du requérant avec C.V. souffrait clairement d’une crise relationnelle et que l’origine de cette crise semblait être la relation avec L.C. De plus, aucun élément n’indiquait que C.V. souffrait d’une dépression sérieuse. Concernant la nuit du décès de C.V., le rapport ne trouva aucun élément confirmant la théorie du suicide ni un motif pour un meurtre. Le procès du requérant se tint devant la cour d’assises de la province du Brabant flamand du 18 au 26 septembre 2006. Le jury fut appelé à répondre à deux questions soumises par le président de la cour d’assises. Les questions furent libellées comme suit : [traduction] « Première question : Fait principal DEVRIENDT Johan David, accusé ici présent, est-il coupable d’avoir, à Linkebeek, dans l’arrondissement judiciaire de Bruxelles, le 25 août 2003, volontairement, avec intention de donner la mort, commis un homicide sur la personne de [C.V.] ? Deuxième question : Circonstance aggravante L’homicide volontaire avec intention de donner la mort repris à la question précédente a-t-il été commis avec préméditation ? » Le jury répondit par l’affirmative à ces deux questions. Par un arrêt du 26 septembre 2006, la cour d’assises, composée des trois magistrats professionnels et du jury, condamna le requérant à la réclusion à perpétuité. Pour la fixation du montant de la peine, la cour tint compte du fait que les actes étaient particulièrement sérieux, qu’ils témoignaient d’une personnalité dangereuse et d’un intolérable manque de respect pour l’intégrité physique et psychique des autres. Le requérant se pourvut en cassation, développant les mêmes griefs que ceux invoqués devant la Cour. Par un arrêt du 30 janvier 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle jugea notamment que l’article 6 § 1 de la Convention n’imposait au jury aucune obligation de motiver son verdict. Le droit à un procès équitable était garanti si, comme dans le cas d’espèce, l’accusé avait eu la possibilité de faire valoir ses moyens de défense. Le fait que les jurés, à l’inverse d’un tribunal correctionnel ou de police, ne devaient pas répondre aux conclusions de l’accusé concernant la question de sa culpabilité, n’affectait pas le procès, la constitution du jury ainsi que la procédure devant la cour d’assises garantissant la protection contre l’arbitraire. La Cour de cassation considéra également que la loi n’imposait pas aux jurés des règles spéciales pour former leur intime conviction. Elle leur demandait d’examiner l’effet que les preuves présentées à charge et à décharge de l’accusé faisaient sur eux. De ce fait, l’intime conviction des jurés était bel et bien formée à partir des éléments présentés lors du procès. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l’arrêt Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, §§ 22-42, CEDH 2010).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1955 et réside à Braga. A. L’action en responsabilité civile devant le tribunal de Santo Tirso (affaire interne no 541/2000) Le 25 octobre 1997, le requérant fut victime d’un accident de la route alors qu’il circulait comme passager à bord de son véhicule. Gravement blessé, le requérant fut hospitalisé jusqu’au 16 décembre 1997 puis suivi en rééducation jusqu’en avril 1998. La société F., compagnie d’assurance du requérant, remboursa les frais d’hospitalisation et médicaux de ce dernier jusqu’à la fin de l’année 1998. Dans une lettre datée du 15 mars 1999, la compagnie d’assurance informa le requérant qu’il était considéré comme rétabli avec un taux d’incapacité permanente partielle pour le travail de 28,8 %. À une date non précisée, le requérant saisit le tribunal de Santo Tirso d’une action en responsabilité civile dirigée contre la société F., réclamant à celle-ci 91 927 850 escudos portugais (soit environ 459 000 euros – EUR) pour les dommages corporels résultant de l’accident. Ayant souscrit une assurance responsabilité civile obligatoire, le requérant estimait que, en l’espèce, il devait être considéré comme un « tiers », couvert par son contrat, étant donné qu’il ne conduisait pas le véhicule au moment de l’accident. À l’appui de son argumentation, le requérant invoquait la directive 90/232/CEE du Conseil du 14 mai 1990, relative à l’assurance de la responsabilité civile automobile, transposée au niveau interne par le décret-loi 130/94 du 19 mai 1994 ayant amendé le décret-loi 522/85 du 31 décembre 1985. Il soutenait que, à la suite de la transposition de cette directive, le contrat d’assurance responsabilité civile couvrait les dommages corporels subis par le preneur d’assurance qui était victime d’un accident de la circulation alors qu’il se trouvait être passager dans son propre véhicule. Par un jugement du 2 décembre 2002, le tribunal débouta le requérant de sa prétention. Il considéra que le contrat d’assurance souscrit en l’espèce ne couvrait pas les dommages corporels que le requérant avait subis à la suite de l’accident même si l’intéressé ne conduisait pas son véhicule au moment des faits. Le requérant fit appel du jugement devant la cour d’appel de Porto, lui demandant de saisir la Cour de justice des Communautés européennes (ci-après « la CJCE »), désormais Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « la CJUE »), d’une question préjudicielle dans le but de déterminer si la directive 90/232/CEE du Conseil avait étendu la couverture de l’assurance responsabilité civile aux dommages corporels subis par le preneur d’assurance dans le cas où celui-ci était passager de son propre véhicule au moment de l’accident. Le 22 avril 2004, la cour d’appel de Porto prononça un arrêt de rejet, confirmant le jugement du tribunal de Santo Tirso. Par ailleurs, elle jugea qu’il n’y avait pas lieu de saisir la CJCE d’une question préjudicielle pour les motifs suivants : « (...) Il n’est pas non plus justifié d’effectuer un renvoi préjudiciel à la Cour de justice des Communautés européennes de la question posée par le requérant dans la mesure où notre législation a intégré la directive 90/232/CEE du Conseil du 14 mai 1990, citée par le demandeur en appel, à travers le décret-loi 130/94 du 19 mai 1994, étant donné que les doutes allégués ne se posent pas à ce tribunal. (...) » Le requérant forma un pourvoi en cassation devant la Cour suprême, réclamant à nouveau le renvoi préjudiciel devant la CJCE concernant l’interprétation à donner à la directive 90/232/CEE du Conseil. Par un arrêt du 14 décembre 2004, la Cour suprême débouta le requérant de sa demande. S’appuyant notamment sur un arrêt rendu par elle le 18 mars 1997, elle se prononça comme suit : « (...) Les [trois] directives [« automobiles »] n’ont jamais eu pour objectif d’étendre la couverture de l’assurance au preneur d’assurance même. Ce dernier est exclu de la garantie en application de l’article 1 § 1 du décret-loi 522/85, vu le concept même d’assurance obligatoire [conçu] comme assurance en faveur des tiers. Aussi, l’article 7 §§ 1 et 2 du décret-loi 522/85 ne peut être interprété dans le sens que le preneur d’assurance est un tiers aux fins d’une indemnisation par l’assurance pour les préjudices qu’il a subis lorsque le véhicule assuré était conduit par une autre personne. (...) » S’agissant de la demande de renvoi préjudiciel, la Cour suprême jugea : « (...) [le renvoi préjudiciel] n’aurait lieu que s’il s’agissait d’appliquer [en l’espèce] directement le droit communautaire et si le tribunal avait des doutes sur l’interprétation de la directive, ce qui n’est pas le cas, car nous n’appliquons pas directement le droit communautaire, mais le droit national (article 7 §§ 1 et 2 du décret-loi 522/85, dans sa rédaction issue du décret-loi 130/94) et nous n’avons aucun doute quant à l’interprétation à adopter à cet égard. (...) » B. La procédure en responsabilité civile contre l’État devant le tribunal de Braga (affaire interne no 9180/07.3BBRG.G1S1) En décembre 2007, le requérant introduisit devant le tribunal de Braga une action en responsabilité civile extracontractuelle contre l’État, dénonçant une erreur judiciaire résultant selon lui de la procédure qu’il avait engagée contre la société d’assurance F. devant le tribunal de Santo Tirso. Il réclamait le paiement de la somme de 394 550 EUR augmentée des intérêts à compter de la date d’introduction de son action devant le tribunal de Santo Tirso, pour l’indemnisation du préjudice matériel et moral qu’il disait avoir subi. Il demandait aussi le remboursement des frais et dépens engagés pour les procédures devant le tribunal de Santo Tirso et le tribunal de Braga. Le requérant dénonçait une mauvaise interprétation de la directive 90/232/CEE du Conseil du 14 mai 1990. Il invoquait, à l’appui de ses assertions, l’arrêt de la CJCE Katja Candolin e.a. contre Vahinkovakuutusosakeyhtiö Pohjola e.a. (C-537/03) du 30 juin 2005 qui, selon lui, avait reconnu que le fait que le passager victime d’un accident était le propriétaire du véhicule était sans incidence en ce qui concernait l’assurance obligatoire de la responsabilité civile automobile. Il se référait aussi à deux arrêts de la Cour suprême qui, à ses dires, avaient fait droit à l’approche défendue devant le tribunal de Santo Tirso. Par ailleurs, le requérant estimait que la Cour suprême aurait dû saisir la CJCE d’un renvoi préjudiciel concernant la question litigieuse. Par un jugement du 24 juillet 2008, le tribunal de Braga débouta le requérant de sa demande. Le tribunal reconnut que l’article 22 de la Constitution permettait de poursuivre l’État en responsabilité pour les préjudices subis en raison du fonctionnement défectueux de ses services judiciaires à condition que l’erreur judiciaire soit évidente, grave et clairement arbitraire. Il observa que le requérant faisait reposer sa prétention sur une violation du droit communautaire, en l’occurrence la directive 90/232/CEE du Conseil du 14 mai 1990, et le refus du renvoi préjudiciel devant la CJCE prévu à l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne (ci-après « le TCE »). Le tribunal indiqua qu’il n’existait pas de jurisprudence nationale ou communautaire portant sur la question soumise en l’espèce au moment où l’arrêt de la Cour suprême litigieux avait été prononcé. Il jugea par ailleurs que l’obligation de saisir la CJCE d’une question préjudicielle n’était pas absolue et qu’elle comportait des exceptions, notamment lorsqu’il n’existait pas de doute sur la manière de résoudre une question, comme cela avait été le cas en l’espèce. Le tribunal en conclut qu’il n’existait pas d’erreur grave ou évidente dans l’arrêt de la Cour suprême prononcé à l’issue de la procédure civile et que les conditions pour engager la responsabilité de l’État n’étaient donc pas remplies. Le requérant interjeta appel de cette décision devant la cour d’appel de Guimarães. Il estimait que le régime de la responsabilité extracontractuelle de l’État prévu par le décret-loi 67/2007 du 31 décembre 2007 ne s’appliquait pas dans la présente espèce au motif qu’il avait introduit son action avant l’entrée en vigueur dudit décret-loi. Il alléguait par ailleurs que la responsabilité des États membres de la Communauté européenne pour cause de mauvaise interprétation du droit communautaire avait été reconnue par la jurisprudence de la CJCE. Par un arrêt du 23 avril 2009, la cour d’appel de Guimarães fit partiellement droit au recours du requérant. Dans son arrêt, la cour d’appel considéra que l’assurance responsabilité civile automobile obligatoire excluait uniquement les dommages matériels et moraux causés au conducteur du véhicule sinistré, compte tenu de la directive 90/232/CEE du Conseil, transposée au niveau interne par le décretloi 130/94 du 19 mai 1994. Elle estima ainsi que les dommages subis par le preneur d’assurance devaient être pris en charge par l’assurance si ce dernier n’était pas le conducteur du véhicule. La cour d’appel se référa à l’arrêt de la CJCE Katja Candolin e.a. contre Vahinkovakuutusosakeyhtiö Pohjola e.a. (précité) et également à un arrêt de la Cour suprême du 16 janvier 2007 qui avait reconnu que par « tiers » il fallait entendre toute personne pouvant imputer la responsabilité d’un accident à autrui, notamment au conducteur du véhicule. La cour d’appel estima ensuite que la Cour suprême avait failli à l’obligation de renvoi préjudiciel devant la CJCE prévue à l’article 234 du TCE, commettant ainsi une erreur grave et manifeste, en violation du droit communautaire, dans son arrêt du 14 décembre 2004. En tenant compte de la jurisprudence de la CJCE, la cour d’appel considéra que la responsabilité de l’État était établie dès lors qu’il était démontré que les juridictions internes n’avaient pas respecté le droit communautaire. Concernant la responsabilité civile de l’État, elle observa que le décret-loi 67/2007 du 31 décembre 2007 ne s’appliquait pas en l’espèce car il n’était pas encore entré en vigueur au moment où l’action avait été introduite. Ensuite, elle estima qu’il n’était pas nécessaire de discuter sur le point de savoir si l’article 22 de la Constitution couvrait la responsabilité civile de l’État pour dysfonctionnement de ses services judiciaires. Elle souligna alors que, pour que la responsabilité de l’État pour non-respect du droit communautaire soit considérée, il ne s’imposait pas qu’une loi interne la prévoie et qu’il n’était donc pas nécessaire de faire appel au décret-loi 48051 du 21 novembre 1967 même si, pour la doctrine et la jurisprudence, celui-ci couvrait aussi les actes de l’État commis dans l’exercice des fonctions juridictionnelles. Au vu de la conclusion à laquelle elle était parvenue concernant la violation du droit communautaire, la cour d’appel jugea comme établie la responsabilité civile extracontractuelle de l’État dans l’exercice des fonctions juridictionnelles. Tenant compte des préjudices subis par le requérant du fait de l’accident, elle condamna l’État à verser à l’intéressé une indemnisation de 479 091 EUR. En représentation de l’État, le ministère public forma un pourvoi en cassation devant la Cour suprême, contestant notamment l’existence d’une erreur judiciaire grave. À une date non précisée, le requérant présenta son mémoire en réponse, réitérant, entre autres, sa thèse selon laquelle la responsabilité de l’État pour erreur judiciaire découlait d’un non-respect du droit communautaire par les juridictions internes. Par un arrêt du 3 décembre 2009, la Cour suprême fit droit au pourvoi dans les termes suivants : « (...) Nous l’affirmons d’ores et déjà, notre position est d’adhérer à la décision défendue par la première instance ce qui ne signifie pas – loin de là – une concordance avec son argumentation. Allons donc directement à la question. Compte tenu de la temporalité des faits, il n’y a aucun doute que ce qui est prévu dans la loi 67/2007 du 31 décembre [2007], avec les modifications apportées par la loi 31/2008 du 17 juillet [2008], ne trouve pas application en l’espèce. Ceci ne signifie néanmoins pas un total mépris de ce qui est clairement régi par ce texte. La question qui nous est posée est simplement la suivante : est-ce que, au moment des faits, l’État pouvait être tenu pour responsable, comme il a fini par l’être, en raison de la décision qui fait l’objet du présent examen ? Pour répondre à cette question, la loi précitée entre en jeu. En se référant à la responsabilité de l’État pour des actes pratiqués dans l’exercice de la fonction juridictionnelle, son article 13 § 1 dispose : « Sans préjudice du régime spécial applicable dans les cas d’un jugement pénal condamnatoire injuste et [portant] privation de liberté, l’État est civilement responsable pour les dommages découlant de décisions judiciaires manifestement inconstitutionnelles, illégales ou non justifiées en raison d’une erreur judiciaire dans l’appréciation concrète des éléments de fait ». La lecture de cette disposition nous amène à conclure que, à la date d’entrée en vigueur de la loi à laquelle est rattachée ladite disposition, l’État n’était pas responsable des dommages causés par les situations qui y étaient prévues. (...) C’est le législateur [même] qui affirme son intention d’élargir le champ de la responsabilité de l’État aux dommages causés dans l’exercice de la fonction juridictionnelle (...). Aussi, c’est le législateur [même] qui accepte avec clarté que, jusqu’alors, l’État ne pouvait pas être tenu pour responsable des dommages résultant de la fonction juridictionnelle. Cette position est audacieuse dans la mesure où, à l’exception des cas de responsabilisation de l’État relatifs à des jugements pénaux pour condamnation injuste ou à des privations illégales de liberté, il n’existait auparavant rien, au niveau législatif, pour appuyer une demande en réparation pour les dommages causés (...) par une erreur judiciaire de la juridiction civile. (...) Nous n’ignorons pas que la jurisprudence majoritaire n’a pas « navigué dans ces eaux », allant chercher appui dans le décret-loi 48051 du 21 novembre [1967] pour justifier l’attribution d’indemnisations pour les dommages causés par l’activité juridictionnelle en [raison] d’une erreur judiciaire. Nous estimons que, en tenant compte des éclaircissements législatifs apportés, il n’est pas possible d’aboutir à une autre conclusion. (...) Nous ne pouvons pas finir sans laisser un avertissement pour des situations similaires. Cette action n’est pas une action quelconque. Elle constitue plus qu’un recours en révision, tel que prévu aux articles 771 et suivants du code de procédure civile, étant donné que les tribunaux d’instance mêmes agissent en critiquant une décision de la Cour suprême. Le législateur, dans ce type de recours, n’est pas allé aussi loin. (...) Accepter l’action, comme dans le cas d’espèce, a eu le résultat suivant : il a été permis aux instances d’apprécier le fond d’une décision définitive prononcée par (...) la Cour suprême ! (...) » En conséquence, la Cour suprême cassa et annula dans toutes ses dispositions l’arrêt de la cour d’appel de Guimarães, faisant subsister la décision prononcée par le tribunal de Braga. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET COMMUNAUTAIRES PERTINENTS A. Le droit interne La Constitution L’article 22 de la Constitution dispose : « L’État et les autres entités publiques sont civilement responsables, conjointement avec les membres de leurs organes et leurs fonctionnaires ou agents, de toutes les actions ou omissions commises par ceux-ci dans l’exercice ou à cause de l’exercice de leurs fonctions et dont il résulte des violations des droits, libertés et garanties ou un préjudice pour autrui. » Le décret-loi 522/85 du 31 décembre 1985 Au moment des faits, les dispositions pertinentes en l’espèce du décret-loi 522/85 du 31 décembre 1985, dans sa rédaction issue du décretloi 130/94 du 19 mai 1994, se lisaient ainsi : Article 1 Obligation d’assurer « 1. Toute personne pouvant être civilement responsable pour la réparation de dommages matériels et moraux découlant de lésions corporelles ou matérielles causées à des tiers par un véhicule terrestre à moteur, ses remorques ou semi-remorques, doit, pour que ces véhicules puissent circuler, se trouver, en application du présent texte, couverte par une assurance qui garantisse cette même responsabilité. (...) » Article 7 Exclusions « 1. Sont exclues de la garantie d’assurance les dommages découlant de lésions corporelles subies par le conducteur du véhicule assuré. Sont également exclus de la garantie d’assurance tous les dommages résultant de lésions matérielles causées aux personnes suivantes : a) Le conducteur du véhicule et le preneur d’assurance ; b) Tous ceux dont la responsabilité est (...) garantie notamment à raison de la copropriété du véhicule assuré ; c) Les sociétés ou représentants légaux des personnes morales responsables du sinistre alors en exercice dans leurs fonctions ; d) Les époux, ascendants, descendants et enfants adoptés des personnes indiquées aux alinéas a) et b) (...) ; e) Les personnes qui (...) bénéficient d’une prestation compensatoire résultant de liens avec l’une des personnes indiquées aux alinéas précédents ; f) Les passagers, lorsqu’ils sont transportés en violation des règles relatives au transport de passagers figurant dans le code de la route. (...) » Le décret-loi 48051 du 21 novembre 1967 Le régime de la responsabilité civile extracontractuelle de l’État prévu par le décret-loi 48051 du 21 novembre 1967 est exposé dans l’affaire Paulino Tomás c. Portugal ((déc.), no 58698/00, CEDH 2003-VIII). La loi 67/2007 du 31 décembre 2007 Entrée en vigueur le 30 janvier 2008, la loi 67/2007 du 31 décembre 2007 régit pour la première fois au Portugal la responsabilité civile de l’État pour les dommages causés dans l’exercice des fonctions juridictionnelles. En ce qui concerne la responsabilité de l’État pour erreur judiciaire, l’article 13 de la loi se lit ainsi : « 1. Sans préjudice du régime spécial applicable dans les cas d’un jugement pénal condamnatoire injuste et [portant] privation de liberté, l’État est civilement responsable pour les dommages découlant de décisions judiciaires manifestement inconstitutionnelles, illégales ou non justifiées en raison d’une erreur judiciaire dans l’appréciation concrète des éléments de fait. La demande d’indemnisation doit être fondée sur l’annulation préalable de la décision ayant causé le dommage par la juridiction compétente. » Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure civile L’article 732-A du code de procédure civile dans sa rédaction issue du décret-loi 329-A/95 du 12 décembre 1995 se lit ainsi : « 1. Le président de la Cour suprême décide, tant que l’arrêt n’a pas été rendu, que le recours est examiné par l’assemblée plénière (pleno) des chambres civiles, lorsqu’un tel examen s’avère nécessaire ou utile afin d’assurer l’unité de la jurisprudence. L’examen [par l’assemblée plénière des chambres civiles], prévu au paragraphe précédent, peut être requis par l’une des parties ou le ministère public ; il doit être suggéré par le rapporteur, par l’un des juges assesseurs ou par les présidents des chambres civiles, notamment lorsque ceux-ci constatent que, sous l’empire de la même législation et [au sujet de] la même question fondamentale de droit, il serait possible d’aboutir à une solution juridique en contradiction avec une jurisprudence antérieure. » Introduit par le décret-loi 303/2007 du 24 août 2007, l’article 763 du code de procédure civile dispose : « 1. Les parties peuvent faire appel devant l’assemblée plénière des sections civiles de la Cour suprême d’un arrêt rendu par la Cour suprême en contradiction avec un autre arrêt, sous l’empire de la même législation et [au sujet de] la même question de droit. (...) » Par ailleurs, l’article 11 du décret-loi 303/2007 prévoit ce qui suit : « 1. (...) les dispositions du présent décret-loi ne s’appliquent pas aux procédures qui étaient pendantes à la date de son entrée en vigueur. (...) » B. La pratique interne avant l’entrée en vigueur de la loi 67/2007 du 31 décembre 2007 Pour ce qui est des situations survenues avant l’entrée en vigueur de la loi 67/2007 du 31 décembre 2007, en dehors des affaires concernant des jugements condamnatoires prononcés par les juridictions pénales ou des situations de privation injuste de liberté, la jurisprudence de la Cour suprême portant sur les actions en responsabilité civile introduites contre l’État pour erreur judiciaire se présente comme suit : a) Dans des arrêts en date des 8 juillet 1997 (procédure no 97A774), 3 décembre 1997 (procédure no 98A644), 19 février 2004 (procédure no 03B4170), 31 mars 2004 (procédure no 04A051), 29 juin 2005 (procédure no 05A1064), 20 octobre 2005 (procédure no 05B2490) et 18 juillet 2006 (procédure no 06A1979), la Cour suprême a considéré que : - l’article 22 de la Constitution prévoyait la responsabilité de l’État pour erreur judiciaire ; cette disposition était directement applicable même si aucune loi ne la mettait en œuvre ; - il existait une obligation d’indemniser en cas de déni flagrant de justice ou d’erreur grave (erro grosseiro) rendant arbitraire la décision ayant été adoptée. b) Puis, dans un arrêt du 19 juin 2008 (pourvoi no 1091/08), la Cour suprême a estimé que : - aucune loi ne régissait au moment des faits la responsabilité de l’État pour les dommages causés dans le cadre de la fonction juridictionnelle, s’agissant de la procédure civile ; - l’article 22 de la Constitution n’était pas directement applicable ; - la responsabilité civile de l’État pour erreur judiciaire dans le cadre d’une procédure civile ne pouvait donc être engagée. c) Ensuite, dans un arrêt du 8 septembre 2009 (procédure no 368/09.3YFLSB) portant sur un arrêt rendu par elle le 28 juin 2001, la Cour suprême a relevé que : - il appartenait aux tribunaux d’assurer l’application directe de l’article 22 de la Constitution, celui-ci incluant la responsabilité de l’État pour les dommages causés dans l’exercice de la fonction juridictionnelle ; - pour ne pas entraver le fonctionnement de la justice et perturber l’indépendance des juges, une certaine prudence s’imposait. Il fallait donc écarter tout type de responsabilité quant à l’interprétation des normes de droit ou l’appréciation des faits et des éléments de preuve. Dans cette perspective, le mécanisme des recours et la hiérarchie des instances contribuaient au perfectionnement du processus décisionnel, réduisant ainsi l’éventualité qu’un jugement injuste fût rendu ; - dans le cas concret alors soumis à la Cour suprême, la loi 67/2007 du 31 décembre 2007 n’était pas applicable. Les principes qui s’en dégageaient pouvaient néanmoins permettre de mieux définir le concept « d’erreur judiciaire » en application directe de l’article 22 de la Constitution ; - l’erreur judiciaire était une erreur grave, impardonnable, intolérable ayant conduit à une décision définitive, non susceptible de recours, violant les droits et libertés d’autrui. d) Ultérieurement, dans un arrêt du 28 février 2012 (procédure no 825/06.3TVLSB.L1.S1) relatif à un jugement prononcé par un tribunal de première instance en 2004, la Cour suprême a jugé que : - l’article 22 de la Constitution reconnaissait la responsabilité de l’État du fait de l’activité judiciaire, en dehors des cas d’emprisonnement illégal ou de condamnations pénales injustes prévus aux articles 27 § 5 et 29 § 6 de la Constitution ; - indépendamment de l’existence d’une loi qui le mettait en œuvre, l’article 22 de la Constitution était d’application directe ; - la difficulté résidait dans la conciliation du principe de l’indépendance des tribunaux, nécessaire à l’exercice impartial de leurs fonctions, avec le principe de la responsabilité de l’État pour des actes illicites des juges ; - l’erreur judiciaire ne pouvait engager la responsabilité civile de l’État que si elle était tellement grave, évidente et indiscutable qu’elle rendait la décision arbitraire et ses conclusions absurdes. e) Enfin, dans un arrêt du 23 octobre 2014 (procédure no 1668/12.0TVLSB.L1.S1) concernant un jugement d’un tribunal de première instance adopté en 2007, la Cour suprême a exposé que : - elle souscrivait à la position suivie par la jurisprudence majoritaire, qui acceptait l’application directe de l’article 22 de la Constitution à la fonction juridictionnelle de l’État ; - même si la loi 67/2007 du 31 décembre 2007 n’était pas applicable ratione temporis dans le cas concret qui lui était alors soumis, rien n’empêchait d’avoir recours aux principes qui se dégageaient de ladite loi. Ainsi, l’annulation préalable de la décision attaquée par une voie de recours était une condition indispensable dans le cadre d’une action en responsabilité civile introduite contre l’État, non seulement en application de l’article 13 § 2 de la loi 67/2007 mais aussi en application directe de l’article 22 de la Constitution. - ce principe s’appliquait même si la décision litigieuse n’était pas susceptible d’un recours ou si elle avait été confirmée par un tribunal supérieur. - pour donner lieu à un redressement, l’erreur devait être grave, c’estàdire aberrante. C. Le droit et la jurisprudence communautaires La directive 90/232/CEE du Conseil du 14 mai 1990 La directive 90/232/CEE du Conseil du 14 mai 1990 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs (il s’agit de la troisième directive portant sur l’assurance automobile) impose, entre autres, l’obligation de faire bénéficier de la garantie obligatoire d’assurance les passagers du véhicule. Dans son arrêt Katja Candolin e.a. contre Vahinkovakuutusosakeyhtiö Pohjola e.a. (C-537/03) du 30 juin 2005, la CJCE (devenue la CJUE après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne) concluait ainsi : « Dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, les articles 2, paragraphe 1, de la deuxième directive 84/5/CEE du Conseil, du 30 décembre 1983, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs, et 1er de la troisième directive 90/232/CEE du Conseil, du 14 mai 1990, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs, s’opposent à une réglementation nationale qui permet de refuser ou de limiter de façon disproportionnée, sur le fondement de la contribution d’un passager à la réalisation du dommage qu’il a subi, l’indemnisation supportée par l’assurance automobile obligatoire. Le fait que le passager concerné soit le propriétaire du véhicule dont le conducteur a provoqué l’accident est sans incidence. » La procédure de renvoi préjudiciel devant la Cour de justice des Communautés européennes L’article 234 du TCE (correspondant à l’ancien article 177 du Traité instituant la Communauté économique européenne et au nouvel article 267 du Traité de Lisbonne sur le fonctionnement de l’Union européenne, entré en vigueur le 1er décembre 2009) prévoyait la saisine à titre préjudiciel de la CJCE, en ces termes : « La Cour de justice est compétente pour statuer, à titre préjudiciel : a) sur l’interprétation du présent traité, b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions de la Communauté (...) ; (...) Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de justice de statuer sur cette question. Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour de justice. » La jurisprudence communautaire concernant la procédure de renvoi préjudiciel devant la CJCE figure dans l’affaire Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique (nos 3989/07 et 38353/07, §§ 33-34, 20 septembre 2011).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant, M. Francesco Papillo, est un ressortissant italien, né en 1980 et résidant à Schlieren (canton de Zürich). Le requérant fit l’objet d’une enquête pour diverses infractions pénales et fut placé en détention préventive à plusieurs reprises. Le 14 septembre 2004, le parquet de Zürich le mit en accusation du chef de lésions corporelles, contrainte, infraction à la législation en matière d’assurance-chômage, infraction à la législation sur les stupéfiants, violation de la loi sur la circulation routière et infraction à la législation sur les armes. Par décision du 28 septembre 2004, le président de la 4ème chambre du tribunal du district de Zürich (ci-après : « le président du tribunal du district ») rejeta l’acte d’accusation au motif que les antécédents du requérant laissaient planer un doute sur sa santé mentale et qu’il y avait dès lors lieu de le faire examiner par un expert. Alors que le requérant était détenu depuis le 23 décembre 2004, le Dr. K. conclut, dans son rapport du 24 février 2005 à l’attention du parquet, que le requérant était atteint d’une manie avec des symptômes psychotiques « synthymes » et recommanda de le déclarer pénalement irresponsable. Au vu du risque élevé de récidive, l’expert conseilla le placement du requérant dans une clinique psychiatrique, aux fins de traitement, au besoin contre sa volonté, suivi d’un traitement ambulatoire durant plusieurs années. Le 17 mai 2005, le parquet mit à nouveau le requérant en accusation, ajoutant d’autres charges à celles qu’il avait retenues dans la première procédure. Par jugement du 26 septembre 2005, la 4ème chambre du tribunal du district de Zürich ordonna le classement de certaines charges pour cause d’irresponsabilité, tandis qu’il déclarait le requérant coupable d’infractions à la législation en matière d’assurance-chômage, à la législation sur les stupéfiants, à la loi sur la circulation routière et à la loi sur les armes. Il condamna le requérant à une peine ferme de cinq mois de prison, qu’il déclara avoir été compensée par la détention préventive, ainsi qu’à une amende. Il ordonna une mesure institutionnelle (stationäre Massnahme) au sens de l’article 43 chiffre 1 alinéa 1 du Code pénal alors en vigueur du fait de l’irresponsabilité du requérant. Il révoqua, enfin, divers sursis qui avaient été octroyés au requérant précédemment. Dans les considérants de son jugement, le tribunal du district de Zürich précisa que la mesure pouvait aussi être ordonnée contre la volonté du requérant. Le requérant interjeta appel de ce jugement. Par décision du même jour, le président du tribunal du district ordonna le maintien en détention préventive jusqu’au début de l’exécution de la mesure. Par décision du 18 octobre 2005, le président du tribunal du district autorisa avec effet immédiat l’exécution anticipée de la mesure ordonnée dans le jugement du 26 septembre 2005. Le 8 décembre 2005, sur décision de l’office d’exécution des peines, le requérant fut interné au sein de la clinique psychiatrique de Königsfelden (canton de Zürich). Toutefois, le 28 mars 2006, face au comportement du requérant décrit comme « insupportable » (« nicht mehr tragbar ») et compte tenu de ce qu’il refusait d’être traité, l’autorité d’exécution ordonna son placement en détention. Le 30 mars 2006, le requérant quitta la clinique psychiatrique de Königsfelden et fut à nouveau placé en détention. Le 4 avril 2006, le requérant affirma être prêt à se soumettre à un traitement. Les autorités prirent alors contact avec plusieurs institutions dont deux se déclarèrent inaptes à accueillir le requérant. Lorsqu’une troisième institution, la clinique de Rheinau proposa un entretien en vue d’un éventuel traitement, le requérant, par lettre du 5 mai 2006, refusa de s’y rendre. Dès lors, il fut soigné en prison. Par décision du 23 mai 2006, le tribunal de district ordonna la continuation de la détention jusqu’à la mise en place de la mesure institutionnelle. Durant sa détention, le requérant bénéficia de consultations médicales régulières et d’un traitement par neuroleptiques. Une expertise médicale du 7 novembre 2006 considéra l’état de santé du requérant comme « bon et stable » (« gut und stabil »). Le 9 janvier 2007, le requérant demanda à être libéré. Il fut remis en liberté, à condition de poursuivre son traitement, par décision du président de la 2ème chambre pénale de la cour suprême du canton de Zürich, rendue le 25 janvier 2007. Dans son arrêt du 11 avril 2007, la cour suprême du canton de Zürich (ci-après : la « cour suprême ») confirma le classement de certaines infractions pour cause d’irresponsabilité et les déclarations de culpabilité prononcées par la juridiction de première instance – à l’exception de l’infraction à la législation en matière d’assurance-chômage – ainsi que la révocation des sursis précédents. Elle condamna le requérant à une peine globale de dix mois de prison, entièrement compensée par la détention préventive subie, et ordonna le traitement ambulatoire du requérant au sens de l’article 63 alinéa 1 du Code pénal. Elle rejeta toute demande d’indemnité formée par le requérant au motif que l’article 5 de la Convention n’avait pas été violé en l’espèce, alors même que le requérant, atteint d’une maladie psychique, était resté en prison postérieurement à sa condamnation. La cour suprême estima également que les démarches entreprises par les autorités pour soigner le requérant pouvaient être considérées comme suffisantes. Par un arrêt du 15 février 2008, expédié au requérant le 21 février 2008, le Tribunal fédéral rejeta un recours que le requérant avait interjeté contre l’arrêt de la cour suprême. Sur la question du respect de l’article 5 § 1 de la Convention, il adopta le raisonnement de la cour suprême cantonale, tout en ajoutant qu’« on ne pouvait pas reprocher de comportement illégal aux autorités durant la période pendant laquelle le requérant refusait tout traitement médical ». Finalement, le Tribunal fédéral observa que le traitement reçu par le requérant alors qu’il était emprisonné avait permis l’amélioration de son état et conduit à sa libération. La juridiction écarta, par voie de conséquence, toute violation de l’article 5 de la Convention et rejeta les demandes d’indemnisation du requérant. Le requérant est actuellement interné à la clinique de l’université de Zürich. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 43 du Code pénal suisse, dans sa version en vigueur jusqu’au 1er janvier 2007, et appliqué par le tribunal de district en première instance, était rédigé comme suit : « 1 Lorsque l’état mental d’un délinquant ayant commis, en rapport avec cet état, un acte punissable de réclusion ou d’emprisonnement en vertu du présent code, exige un traitement médical ou des soins spéciaux et à l’effet d’éliminer ou d’atténuer le danger de voir le délinquant commettre d’autres actes punissables, le juge pourra ordonner le renvoi dans un hôpital ou un hospice. Il pourra ordonner un traitement ambulatoire si le délinquant n’est pas dangereux pour autrui. Si, en raison de son état mental, le délinquant compromet gravement la sécurité publique et si cette mesure est nécessaire pour prévenir la mise en danger d’autrui, le juge ordonnera l’internement. Celui-ci sera exécuté dans un établissement approprié. Le juge rendra son jugement au vu d’une expertise sur l’état physique et mental du délinquant, ainsi que sur la nécessité d’un internement, d’un traitement ou de soins. 2 En cas d’internement ou de placement dans un hôpital ou un hospice, le juge suspendra l’exécution d’une peine privative de liberté. 3 Lorsqu’il est mis fin à un traitement en établissement faute de résultat, le juge décidera si et dans quelle mesure des peines suspendues seront exécutées. Si le traitement ambulatoire paraît inefficace ou dangereux pour autrui et que l’état mental du délinquant nécessite néanmoins un traitement ou des soins spéciaux, le juge ordonnera le placement dans un hôpital ou un hospice. Lorsque le traitement dans un établissement est inutile, le juge décidera si et dans quelle mesure des peines suspendues seront exécutées. Au lieu de l’exécution des peines, le juge pourra ordonner une autre mesure de sûreté, si les conditions en sont remplies. 4 L’autorité compétente mettra fin à la mesure lorsque la cause en aura disparu. Si la cause de la mesure n’a pas complètement disparu, l’autorité compétente pourra ordonner une libération à l’essai de l’établissement ou du traitement. Le libéré pourra être astreint au patronage. La libération à l’essai et le patronage seront rapportés, s’ils ne se justifient plus. L’autorité compétente communiquera sa décision au juge avant la libération. 5 Après avoir entendu le médecin, le juge décidera si et dans quelle mesure des peines suspendues seront exécutées au moment de la libération de l’établissement ou à la fin du traitement. Il pourra y renoncer totalement s’il y a lieu de craindre que l’effet de la mesure n’en soit sérieusement compromis. La durée de la privation de la liberté consécutive à l’exécution d’une mesure dans un établissement sera imputée sur la peine suspendue lors du prononcé de la mesure. En communiquant sa décision, l’autorité compétente dira si elle considère que l’exécution de la peine porterait préjudice au libéré. » Par une nouvelle loi, entrée en vigueur le 1er janvier 2007, de nombreux articles du Code pénal ont été révisés, notamment ceux relatifs aux mesures prises lorsque les délinquants sont atteints d’une maladie mentale. Les nouvelles dispositions ont été appliquées au requérant par la cour suprême du canton de Zürich au terme de la procédure d’appel. Les articles 59, 62c et 63 du Code pénal se lisent ainsi : « Art. 59 Mesures thérapeutiques institutionnelles / Traitement des troubles mentaux 1 Lorsque l’auteur souffre d’un grave trouble mental, le juge peut ordonner un traitement institutionnel aux conditions suivantes : a. l’auteur a commis un crime ou un délit en relation avec ce trouble ; b. il est à prévoir que cette mesure le détournera de nouvelles infractions en relation avec ce trouble. 2 Le traitement institutionnel s’effectue dans un établissement psychiatrique approprié ou dans un établissement d’exécution des mesures. 3 Le traitement s’effectue dans un établissement fermé tant qu’il y a lieu de craindre que l’auteur ne s’enfuie ou ne commette de nouvelles infractions. Il peut aussi être effectué dans un établissement pénitentiaire au sens de l’art. 76, al. 2, dans la mesure où le traitement thérapeutique nécessaire est assuré par du personnel qualifié. 4 La privation de liberté entraînée par le traitement institutionnel ne peut en règle générale excéder cinq ans. Si les conditions d’une libération conditionnelle ne sont pas réunies après cinq ans et qu’il est à prévoir que le maintien de la mesure détournera l’auteur de nouveaux crimes ou de nouveaux délits en relation avec son trouble mental, le juge peut, à la requête de l’autorité d’exécution, ordonner la prolongation de la mesure de cinq ans au plus à chaque fois. Art. 62c Levée de la mesure 1 La mesure est levée : a. si son exécution ou sa poursuite paraît vouée à l’échec ; b. si la durée maximale prévue aux art. 60 et 61 a été atteinte et que les conditions de la libération conditionnelle ne sont pas réunies ; c. s’il n’y a pas ou plus d’établissement approprié. 2 Si la durée de la privation de liberté entraînée par la mesure est inférieure à celle de la peine privative de liberté suspendue, le reste de la peine est exécuté. Si les conditions du sursis à l’exécution de la peine privative de liberté ou de la libération conditionnelle sont réunies, l’exécution du reste de la peine est suspendue. 3 Le juge peut ordonner une nouvelle mesure à la place de l’exécution de la peine s’il est à prévoir que cette nouvelle mesure détournera l’auteur d’autres crimes ou délits en relation avec son état. 4 Si, lors de la levée d’une mesure ordonnée en raison d’une infraction prévue à l’art. 64, al. 1, il est sérieusement à craindre que l’auteur ne commette d’autres infractions du même genre, le juge peut ordonner l’internement à la requête de l’autorité d’exécution. 5 Si, lors de la levée de la mesure, l’autorité compétente estime qu’il est indiqué d’ordonner une mesure tutélaire, elle le signale aux autorités de tutelle. 6 Le juge peut également lever une mesure thérapeutique institutionnelle, avant ou pendant l’exécution de cette mesure, et ordonner, à la place de cette mesure, une autre mesure thérapeutique institutionnelle s’il est à prévoir que cette nouvelle mesure sera manifestement mieux à même de détourner l’auteur d’autres crimes ou délits en relation avec son état. Art. 63 Traitement ambulatoire / Conditions et exécution 1 Lorsque l’auteur souffre d’un grave trouble mental, est toxico-dépendant ou qu’il souffre d’une autre addiction, le juge peut ordonner un traitement ambulatoire au lieu d’un traitement institutionnel, aux conditions suivantes : a. l’auteur a commis un acte punissable en relation avec son état ; b. il est à prévoir que ce traitement le détournera de nouvelles infractions en relation avec son état. 2 Si la peine n’est pas compatible avec le traitement, le juge peut suspendre, au profit d’un traitement ambulatoire, l’exécution d’une peine privative de liberté ferme prononcée en même temps que le traitement, l’exécution d’une peine privative de liberté devenue exécutoire à la suite de la révocation du sursis et l’exécution du solde de la peine devenu exécutoire en raison d’une décision de réintégration. Il peut ordonner une assistance de probation et imposer des règles de conduite pendant la durée du traitement. 3 L’autorité compétente peut ordonner que l’auteur soit momentanément soumis à un traitement institutionnel initial temporaire si cette mesure permet de passer ensuite à un traitement ambulatoire. Le traitement institutionnel ne peut excéder deux mois au total. 4 Le traitement ambulatoire ne peut en règle générale excéder cinq ans. Si, à l’expiration de la durée maximale, il paraît nécessaire de le poursuivre pour détourner l’auteur d’autres crimes ou délits en relation avec son trouble mental, le juge peut, à la requête de l’autorité d’exécution, le prolonger de un à cinq ans à chaque fois. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant, né en 1969, réside actuellement à Sivas. À l’époque des faits, il se trouvait incarcéré dans le bloc D, dortoir D-3, de la prison de type E de Çanakkale (« la prison de Çanakkale »), en vertu d’une condamnation prononcée le 3 octobre 1995 pour appartenance à l’organisation armée illégale TKEPL. A. L’opération anti-émeute En 2000, de nouveaux établissements pénitentiaires de haute sécurité, de « type F », venaient d’être mis en service en Turquie. Ces établissements, qui présentaient une structure uniforme dans tout le pays, prévoyaient des unités de vie d’une à trois personnes au lieu des dortoirs existant dans les prisons ordinaires, dont celles de type E (pour une description plus complète des prisons de type F, voir Tekin Yıldız c. Turquie, no 22913/04, § 36, 10 novembre 2005). Face au projet des autorités visant au transfert de certaines catégories de détenus dans les prisons de type F, des mouvements de grève de la faim, appelés « jeûne de la mort », et des actes de mutinerie furent déclenchés dans les prisons concernées, en signe de protestation contre le nouveau régime carcéral, qui restreignait notamment les contacts entre les détenus condamnés pour appartenance à des organisations illégales d’extrême gauche (ci-après les « détenus concernés »). Le mouvement ne tarda pas à toucher également la prison de Çanakkale. Concernant la prison de Çanakkale, une intervention fut planifiée à la demande du ministre de l’Intérieur et du parquet de Çanakkale par le commandement départemental de la gendarmerie. Suivant l’ordre d’intervention délivré le 14 décembre 2000 par le ministère de l’Intérieur, des exercices furent effectués durant quatre jours, tant sur le terrain qu’à partir de plans. L’intervention avait pour vocation de libérer les grévistes de la faim « de l’étau des organisations terroristes », de les faire soigner, de désarmer l’établissement et de procéder aux transfèrements des détenus concernés vers les nouvelles prisons de type F. Par une lettre du 17 décembre 2000, le procureur de la République de Çanakkale informa le préfet et la gendarmerie de Çanakkale que certains détenus avaient effectivement entamé un « jeûne de la mort » depuis le 23 octobre 2000, qu’ils refusaient tout traitement médical et que leur état de santé était devenu préoccupant. Il releva qu’un protocole signé entre les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Santé prévoyait, en cas de détérioration de l’état de santé de grévistes de la faim, la possibilité d’une intervention immédiate sur décision d’un médecin spécialiste avec, le cas échéant, le recours à l’aide de la gendarmerie. Il précisa aussi que, selon l’ordre d’intervention susmentionnée du 14 décembre 2000, une opération visant à prendre le contrôle des dortoirs des émeutiers et à assurer une prise en charge médicale des grévistes de la faim allait être menée à la date fixée par le ministère de la Justice. Enfin, il souligna que le recours à la force et aux armes à feu ne devait être envisagé qu’en cas de nécessité absolue. Les groupes d’intervention, composés de militaires appartenant à des unités de gendarmerie de Çanakkale, de Balıkesir et d’Istanbul, devinrent opérationnels dès le 18 décembre 2000, conformément au plan d’intervention. Le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre intervinrent simultanément dans vingt établissements où les mouvements de grève de la faim perduraient, coordonnés par de centaines des détenus concernés. Pendant ces opérations, dites « de retour à la vie », de violents heurts survinrent entre les forces de l’ordre et les prisonniers insurgés ; nombre de morts et de blessés furent déplorés. Quant à la prison de Çanakkale, l’opération fut déclenchée vers 5 heures du matin. Les gendarmes évacuèrent facilement les autres prisonniers vers des endroits sécurisés, prirent le contrôle du couloir principal supérieur et bloquèrent les accès au couloir principal inférieur au niveau des points Z-3 et S-7. Toutefois, ils se heurtèrent à de la résistance dans le bloc D, réservé aux détenus concernés, qui s’étaient barricadés derrière les portails S-1 et S-6. Vers 7 heures, les gendarmes entrevirent les prisonniers, réunis en cercle, derrière le portail S-6. D’après la version officielle, alors que le groupe chantait des marches militaires, deux insurgés furent aperçus en train de traîner de force une détenue, F.K., vêtue de rouge ; celle-ci aurait été sur-le-champ immolée par le feu par le prisonnier İ.E. ; alors que F.K. était en flammes, İ.E. aurait crié qu’ils allaient tous s’immoler un par un et qu’il n’y aurait aucune reddition. Selon les détenus concernés toutefois, F.K. s’était immolée elle-même pour protester contre l’opération. Lorsque les gendarmes tentèrent de secourir F.K., les insurgés répliquèrent par trois coups de feu tirés depuis la barricade et par deux grenades artisanales. Au même moment, les gendarmes postés au point Z-3 essuyèrent trois ou quatre tirs depuis le portail S-1. Vers 13 heures, une unité fut dêpéchée à l’extérieur, devant le bloc B réservé aux femmes, en vue de prévenir une éventuelle riposte armée, d’évacuer les non-belligérants et d’appréhender les mutins qui tenteraient de s’évader. L’ordre étant d’abattre le mur extérieur dudit bloc, ladite unité devait également garantir la sécurité des conducteurs d’engins qui devaient ouvrir une brèche dans les murs extérieurs du bloc. Lors du déploiement de cette unité, vers 13 h 50, le soldat M.M. fut mortellement touché par une balle tirée depuis les fenêtres des dortoirs du bloc B ; il succomba à sa blessure dans l’ambulance. Après l’évacuation des dortoirs du bloc D, l’opération fut interrompue à 17 heures, mais les gendarmes continuèrent à lancer des appels à la reddition jusqu’à 6 h 30 du matin. Lorsque l’opération fut reprise contre les dortoirs du bloc C, les insurgés, tout en se repliant, ouvrirent le feu sur les gendarmes et leur lancèrent des bombes tuyaux. Lorsqu’elles investirent les dortoirs C-1 à C-4, les forces de l’ordre virent que tous les locaux dans lesquels les insurgés s’étaient retranchés avaient été incendiés à l’aide de bonbonnes de gaz converties en lance-flammes. Par la suite, les gendarmes placés au point S-7 prirent le contrôle du portail S-6 et s’avancèrent investirent le bloc B. A l’entrée du réfectoire, elles découvrirent quatre bonbonnes de gaz et deux bouteilles d’oxygène piégées à l’aide d’un détonateur artisanal. Les émeutiers, qui avaient quitté ce niveau dans l’urgence sans avoir pu activer la bombe, poursuivirent leurs tirs sur les bonbonnes et la bouteille pour déclencher une explosion. Les forces de l’ordre se replièrent alors au niveau supérieur du dortoir B-2. Une fois ces engins désamorcés et toutes les barricades aux étages inférieures levées, les gendarmes réussirent à isoler les émeutiers concernés au niveau inférieur du bloc B. Ils interrompirent de nouveau l’opération à 17 h 30, tout en répétant les appels à la reddition et en lançant des grenades lacrymogènes pour briser la résistance des détenus concernés. Tout au long de cet épisode, les gendarmes firent usage, entre autres, de 137 bombes de gaz et de grenades lacrymogènes tirées à l’aide de lancesgrenades montées sur des fusils d’assaut M-16. De leur côté, les prisonniers eurent recours en particulier à des pistolets ainsi qu’à des bombes et lance-flammes artisanaux, fabriqués in situ. Le 21 décembre 2000, vers 7 heures, le bloc A fut investi ; le commandant et le procureur chargés de l’opération sommèrent une dernière fois les insurgés de se rendre avant 7 h 30. Nul n’obtempéra. Les équipes d’intervention forèrent alors le sol du bloc B et, à travers les brèches, des grenades lacrymogènes furent lancées en direction du couloir central, du réfectoire, des dortoirs et du gymnase sis à l’étage inférieur. Simultanément, des machines de chantier commencèrent à démolir les murs externes dudit bloc, au niveau des positions accessibles, afin d’assurer l’aération des lieux et l’évacuation des repentis, alors que les pompiers arrosaient l’intérieur avec de l’eau sous pression. Le chef adjoint des opérations passa une annonce radio à toutes les unités ; il leur ordonna de ne pas utiliser d’armes à feu contre les détenus qui se rendaient et d’agir avec retenue. Á ce moment-là, le requérant se trouvait dans ledit gymnase, où il s’était réfugié deux jours auparavant – après l’intervention dans son dortoir D-3 (paragraphe 11 in limine ci-dessus) – avec d’autres détenus, dont des grévistes de la faim qui subissaient lourdement les effets du gaz lacrymogène. Le requérant relate que le détenu S.S. trouva la mort pendant cet épisode, et que lui-même fut touché par une cartouche de grenade au niveau du bras droit, alors qu’il essayait de protéger les grévistes à l’aide de couvertures. Il explique avoir été envahi d’une sensation de chaleur extrême avant de perdre conscience. A son réveil, il aurait aperçu ses camarades quitter les lieux et aurait essayé de faire de même en empruntant le couloir vers la sortie. D’après le dossier, vers 10 h 30, les gendarmes déployés à l’extérieur entendirent des retentissements des coups de feu et aperçurent certains insurgés essayant d’empêcher leurs camarades de quitter le bâtiment. Vers 11 h 30, les détenus M.K. et S.İ. parvinrent à sortir entre les décombres. Craignant qu’ils ne fussent porteurs de bombes, les forces de l’ordre gardèrent les deux hommes à distance et leur demandèrent de se dévêtir. Par la suite, un groupe de dix-huit prisonniers, dont, semble-t-il, le requérant blessé, sortirent du bâtiment. Vers 12 h 15, l’opération prit fin avec l’évacuation complète des lieux et, à 14 heures, un procès-verbal décrivant le déroulement de l’opération fut rédigé. B. L’après-opération Plus tard dans la journée, des recherches furent menées sur les lieux ; les gendarmes découvrirent les dépouilles des détenus İ.B. et S.S. ainsi que le cadavre calciné de F.K. (paragraphe 9 ci-dessus). Par la suite, ils relevèrent les empreintes palmaires des 138 détenus réunis dans le jardin de la prison, des dépouilles et des vingt-six blessés ; ensuite, ces derniers furent transférés dans des hôpitaux. Neuf d’entre eux furent renvoyés à la prison après avoir reçu les premiers soins ; quatre, dont le requérant, furent admis dans l’unité de soins intensifs, et treize dans les unités carcérales des hôpitaux. Parmi ces derniers, F.S. décéda alors qu’il était au bloc opératoire. De leur côté, les forces de l’ordre comptèrent un mort, un appelé blessé à la joue et cinq autres affectés par le gaz lacrymogène. Le 22 décembre 2000, deux procureurs procédèrent à une reconnaissance des lieux, accompagnés d’un caméraman, d’un photographe et de surveillants pénitentiaires. Le lendemain, en vue d’effectuer des recherches dans la prison et d’en évacuer des objets, les procureurs constituèrent une équipe. Jusqu’au 26 décembre suivant, de nombreuses fouilles furent effectuées dans les locaux de la prison, gravement détériorés et en partie incendiés. Une ultime recherche eut lieu le 4 janvier 2001. Lors des fouilles, une grande quantité d’objets délictueux furent trouvés : un fusil et un pistolet artisanaux, cinq pistolets (numéros de série BB 35883, 981657, 83167, C08081 et 5334 (endommagé)), un pistolet sans numéro de série, un canon et deux crosses de pistolet, deux chargeurs, 219 douilles de calibres différents, 39 projectiles, huit cartouches, un lance-pierre, deux lance-flammes et huit lance-bombes artisanaux, diverses substances explosives, de nombreuses lames et piques, trente et un poignards artisanaux, une mâchette, six bâtons, trente et un cocktails molotov, quatre bonbonnes de gaz et deux bouteilles d’oxygène piégées, un litre de mazout, de la poudre de fer, du mercure, plusieurs masques à gaz artisanaux, treize tuyaux en fer et une massue, ainsi que des objets relatifs à des organisations illégales et du matériel médical. D’après l’expertise spectrophotométrique effectuée sur les empreintes palmaires (paragraphe 16 ci-dessus), dix-huit détenus présentaient des traces de poudre, révélatrices de l’usage d’armes à feu. Le requérant ne figure pas parmi ceux-ci. C. La prise en charge médicale du requérant Le 21 décembre 2000, le requérant fut transporté en ambulance aux urgences de l’hôpital civil de Çanakkale, ce qui, d’après le compte rendu de l’opération susmentionné (paragraphe 15 in fine ci-dessus), aurait eu lieu immédiatement à partir de 12 h 15, et selon les dires du requérant, quatre à cinq heures après son évacuation. Les médecins diagnostiquèrent chez l’intéressé un syndrome aigu de compartiment ostéo-fascial et prodiguèrent le traitement d’urgence consistant à décompresser la plaie par la voie chirurgicale. Le rapport no 42210 établi en conséquence fit état de ce qui suit : « Multi-fracture ouverte au niveau de l’avant-bras droit + objet étranger + syndrome de compartiment. Décompression + fasciotomie effectuées. Pour tout traitement avancé, une prise en charge au service de chirurgie plastique de l’hôpital universitaire de Çapa s’impose. Le transfert doit se faire par ambulance. » Après l’intervention, le requérant subit une consultation cardiovasculaire puis fut admis au service d’orthopédie. Le rapport provisoire rédigé vers 13 h 40, indiquait qu’une cartouche lacrymogène non-explosée avait été extraite du coude droit du requérant et que les jours de celui-ci étaient en danger. Il ressort du dossier que la cartouche extraite fut confiée au procureur chargé de l’instruction en cours. Le procès-verbal y afférent mentionne les actes chirurgicaux réalisés sur trois détenus, dont le requérant, lesquels auraient été « conduits en ambulance à l’hôpital civil de Çanakkale aux alentours de 11 heures ». Le 22 décembre 2000, la direction pénitentiaire tenta, en vain, de transférer le requérant à l’hôpital universitaire de Çapa (paragraphe 19 in fine ci-dessus), cet établissement n’ayant pas de service réservé aux détenus. Le lendemain, le requérant fut présenté au parquet d’Istanbul, qui, vers 18 h 50, assura son transfert au service de chirurgie plastique de l’hôpital universitaire de Cerrahpaşa. Le 5 janvier 2001, le requérant y subit une amputation de son bras droit, au-dessus du coude, et resta hospitalisé jusqu’au 26 janvier 2001. À cette date, le requérant fut envoyé au service de chirurgie générale de l’hôpital civil de Sağmalcılar (Istanbul), où il bénéficia de soins postopératoires, jusqu’au 13 février 2001. Le lendemain, vers 2 heures du matin, il fut transféré à la nouvelle prison de type F d’Edirne et placé dans une cellule individuelle, après avoir été examiné par le médecin pénitentiaire. Aux dires du requérant, à plusieurs reprises, lui-même et son avocate demandèrent, sans succès, à l’administration pénitentiaire son placement dans une cellule avec d’autres détenus, faisant valoir ses difficultés en raison de son handicap. Le 3 mai 2001, Me Çekiç saisit alors la direction générale des établissements pénitentiaires près le ministère de la Justice, pour redemander le transfert de son client dans la cellule où demeurait son camarade İ.K., au motif qu’étant droitier avant l’amputation, le requérant ne parvenait plus à faire face seul à ses besoins personnels. Le lendemain, le requérant fut placé dans une cellule pour trois personnes. Le 2 novembre 2001, le procureur de Çanakkale demanda à son homologue d’Edirne de faire réexaminer le requérant afin d’établir un pronostic, à la lumière du rapport médical provisoire établi le 21 décembre 2000 (paragraphe 19 ci-dessus). Le 29 novembre 2001, l’examen requis eut lieu à l’hôpital civil d’Edirne. Selon l’avis médical émis en conséquence, la vie de l’intéressé avait sans doute été en danger au moment de la blessure, mais en l’état actuel, la seule mesure à préconiser consistait à lui procurer une prothèse myoélectrique. Le 4 décembre 2001, cet avis fut communiqué aux autorités compétentes. D’après le dossier, tel qu’il se présentait en juin 2002, l’état de santé du requérant était considéré comme « bon » et, dans l’intervalle, l’intéressé s’était vu offrir une prothèse. D. Les procédures diligentées en l’espèce Les procédures pénales a. Concernant le requérant et 153 codétenus (dossier no 2001/158) Le 20 avril 2001, 154 détenus concernés, dont le requérant, furent déférés devant la cour d’assises de Çanakkale relativement aux circonstances ayant entouré la mort de l’appelé M.M. et de la prisonnière F.K. (paragraphe 9 et 10 ci-dessus), pour des chefs de fabrication, recel et usage d’armes à feu et explosives ainsi que pour soulèvement armé contre l’administration pénitentiaire. Le 23 mars 2003, le requérant fut admis au bénéfice de la libération conditionnelle. Le 1er juillet 2003, le parquet présenta son réquisitoire. Il demanda l’acquittement de tous les prévenus quant à la mort de F.K. Concernant les dix-huit détenus présumés détenteurs d’armes (paragraphe 18 ci-dessus), le procureur demanda la levée des charges à l’endroit de quatre d’entre eux, pour cause de décès ; pour les quatorze restants, il requit l’acquittement quant à la mort de F.S. et S.S. ainsi que pour le chef d’usage d’armes à feu, faute de pouvoir identifier ceux qui avaient été réellement en possession des sept pistolets mis sous séquestre. Selon le procureur, tous les prévenus devaient aussi être acquittés des chefs de fabrication et recel d’armes et d’explosives, dès lors que les anciens rapports relatifs aux fouilles des cellules ne permettaient pas de leur imputer ces faits. En revanche, le procureur requit la condamnation des quatorze prévenus susmentionnés pour soulèvement armé ainsi que pour participation au meurtre de l’appelé M.M. Il estima que les autres prévenus ne devaient être sanctionnés que pour désobéissance et émeute contre l’administration pénitentaire. Le 26 mai 2004, la cour d’assises prit acte de l’introduction, en date du 25 décembre 2003, de l’action publique no 2003/378 (paragraphe 35 cidessous) à l’encontre des membres des forces de l’ordre impliqués dans l’opération litigieuse. Ainsi, il fut décidé de joindre le dossier no 2001/158 en cours avec le nouveau dossier no 2001/378, et d’examiner l’affaire sous ce dernier numéro. b. Concernant 563 membres des forces de l’ordre (dossier no 2003/378) Le 14 mai 2001, à l’instar de quatre-vingt-deux autres détenus, le requérant porta plainte contre les ministres de la Justice et de l’Intérieur en poste à l’époque, ainsi que contre les membres des forces de l’ordre ayant participé à l’opération litigieuse. Faisant valoir son handicap qui, selon lui, témoignait de la gravité du danger ayant pesé sur sa vie, et soulignant avoir été délaissé longtemps dans le jardin de la prison sans recevoir de soins médicaux, le requérant demanda la condamnation des protagonistes pour tentative d’homicide, coups et blessures et négligence dans l’exercice de fonctions publiques. Le 17 septembre 2003, le requérant saisit à nouveau le parquet de Çanakkale pour s’enquérir de l’état de l’instruction et demanda copie du dossier y afférent. Le même jour, le procureur informa l’avocate du requérant que, par une décision du 3 août 2001, le tribunal correctionnel de Çanakkale avait déclaré la procédure confidentielle de sorte qu’elle ne pouvait ni obtenir copie des pièces du dossier ni les consulter. A une date non-précisée, vraisemblablement le 25 décembre 2003, le procureur de la République de Çanakkale rendit un non-lieu quant aux allégations de mauvais traitements que le requérant et d’autres détenus plaignants affirmaient avoir subis lors de leurs évacuation et transfèrement (voir l’affaire Leyla Alp et autres c. Turquie, no 29675/02, §§ 30 à 32, 10 décembre 2013 qui porte sur des procédures identiques). Après avoir examiné les éléments du dossier d’enquête, le procureur releva que si plusieurs détenus avaient été blessés c’était du fait de leur résistance armée. Il nota que, après la reddition des insurgés, les fouilles et les transferts avaient été effectués dans la cour située devant la prison, au vu et au su de tous et même de la presse. Il constata également que les détenus blessés avaient été évacués vers des hôpitaux et que les autres avaient été transférés vers d’autres prisons après que le médecin eût observé qu’il n’y avait pas d’empêchement à ce faire. Rien n’indique que le requérant ait formé opposition contre cette ordonnance. En revanche, toujours le 25 décembre 2003, le parquet mit en accusation 563 membres des forces de l’ordre à raison de la mort des prisonniers F.S., S.S. et İ.B. ainsi que des blessures infligées aux autres détenus lors de l’opération, dans des circonstances qui outrepassaient le cadre de leurs pouvoirs, étant précisé que l’identité des auteurs de ces infractions restait indéterminée. L’affaire fut enregistrée sous le numéro de dossier 2001/378 et, le jour même, la cour d’assises de Çanakkale ordonna que des mesures soient prises afin de déterminer les adresses des accusés et de recueillir les déclarations des plaignants. L’audience d’ouverture du 30 mars 2004 fut réservée à la vérification des éléments versés jusque-là au dossier. Lors de l’audience suivante du 26 mai 2004, les juges constatèrent que les témoignages de plusieurs plaignants, dont le requérant, avaient été recueillis. Ils ordonnèrent une expertise balistique sur les sept pistolets et les neuf douilles et projectiles scellés, afin d’identifier l’origine du tir ayant tué l’appelé M.M. À cette même date, l’autre formation de la cour d’assises, qui avait examiné le dossier no 2001/158, décida la jonction de celui-ci avec le dossier no 2003/378 (paragraphe 30 ci-dessus). c. La suite de la procédure jointe La cour d’assises, appelée désormais à examiner conjointement les deux affaires, se réunit le 21 juin 2004. A cette occasion, les avocats des détenus réitérèrent leur demande de comparution de ces derniers à l’audience. Les juges notèrent, en particulier, que la cassette vidéo contenant l’enregistrement de l’opération n’avait toujours pas été produite. Lors de l’audience du 29 juillet 2004, les avocats exigèrent à nouveau la comparution de leurs clients, invoquant les droits afférents garantis par la Convention. La cour rejeta cette demande, mais observa que la cassette vidéo attendue lui était finalement parvenue ; copie de celle-ci fut remise aux avocats des détenus. À l’audience suivante du 21 septembre 2004, le requérant fut entendu en sa qualité de prévenu/plaignant. Il s’exprima ainsi : « Je m’en tiens à mon mémoire déposé aux fins de ma constitution de partie intervenante. À la date de l’opération, en tant que condamné du procès de TKEPL, je résidait dans le dortoir D-3 de la prison de Çanakkale. Les évènements ont débuté tôt le matin avec l’arrivé dans l’établissement d’individus masqués. Je n’ai entendu aucune annonce. Ces individus sont entrés dans le bâtiment et l’opération a commencé. Comme notre sécurité était menacée, on n’a pas cherché à sortir du bâtiment. Mon bras droit a été touché par une « bombe de fusil » et il a fallu l’amputer au dessus du coude ; j’utilise actuellement une prothèse. Je conteste toute accusation à mon endroit ». De leur côté, les avocats des détenus contestèrent la valeur probante de la cassette vidéo fournie précédemment, celle-ci ne contenant aucune image prise lors de l’opération même ou dans la morgue. À l’audience du 19 octobre 2004, les avocats soutinrent que la cassette vidéo mise à leur disposition n’était pas celle enregistrée par les gendarmes qui, assurément, détenaient l’original. Les juges invitèrent le commandement de la gendarmerie à s’exprimer à ce sujet. Deux audiences plus tard, le 7 décembre 2004, la cour d’assises réceptionna deux CD envoyés par le commandement ; toutefois, ces enregistrements ne concernaient pas, semble-t-il, l’opération litigieuse. La cour d’assises accusa également réception d’un rapport établi le 29 décembre 2004 par le laboratoire criminalistique de la police d’Ankara. Selon ce rapport, lorsque des relevés d’empreintes étaient effectués deux jours après des tirs – ce qui était le cas dans la présente affaire –, aucune analyse fiable quant à la présence de résidus de tir ne pouvait être réalisée. Lors des sessions tenues les 5 janvier, 2 février et 12 avril 2005, plusieurs pompiers ayant participé à l’opération furent entendus en qualité de témoin. À cette dernière date, les juges décidèrent de s’enquérir du sort des projectiles et douilles provenant des armes utilisées par les forces de l’ordre et observèrent qu’aucune réponse n’avait encore été reçue aux questions relatives aux enregistrements vidéos contestés. À l’audience suivante du 14 juin 2005, la cour donna lecture de la réponse du commandement de la gendarmerie ; selon celle-ci, les enregistrements pertinents étaient ceux déjà versés au dossier. Les avocats des détenus réitérèrent alors leur objection précédente, priant les juges de dénoncer au parquet les autorités militaires pour dissimulation de preuves. Ils demandèrent également l’organisation d’une visite des lieux. Quant à la première demande, les juges expliquèrent qu’il appartenait aux personnes lésées de saisir le parquet d’une telle plainte ; la seconde demande fut rejetée, un constat des lieux aussi tardif ne pouvant être fructueux. Le 22 septembre 2005, les juges ordonnèrent le dépôt des transcriptions des conversations par talkie-walkie entre les membres des forces de l’ordre ainsi que les enregistrements vidéos de l’opération effectués par les agences de presse et chaînes de télévision. Le 29 novembre 2005, les juges prirent acte de l’absence d’une telle transcription. En revanche, les cassettes vidéos fournies par deux chaînes télévisées furent transmises aux avocats des détenus. Les sept audiences tenues entre les 9 décembre 2005 et 23 janvier 2007 ne furent marquées par aucun développement important. À l’audience suivante du 20 mars 2007, les avocats des détenus dénoncèrent l’absence d’un grand nombre d’éléments dans le dossier et contestèrent notamment l’impossibilité pour eux d’interroger les militaires et les policiers accusés, tous entendus en vertu de commissions rogatoires. Les deux audiences subséquentes furent consacrées à des questions procédurales. Le 27 mai 2008, les avocats des détenus demandèrent l’élargissement de l’instruction, compte tenu d’une information parue dans les journaux du 22 décembre 2000 et d’après laquelle les 137 grenades lacrymogènes utilisées lors de l’opération (paragraphe 11 in fine ci-dessus) étaient périmées. Les juges écartèrent cette demande au motif qu’une telle recherche n’influerait pas sur l’issue de l’affaire. Par la suite, le ministère public présenta ses réquisitions finales ; il demanda l’acquittement des membres des forces de l’ordre et la condamnation des détenus, dont le requérant, pour soulèvement contre l’administration pénitentaire, au sens de l’article 296 § 1 de l’ancien code pénal. Le 16 septembre 2008, la cour d’assises prononça son verdict. Elle déclara l’action publique éteinte à l’égard de onze prévenus, décédés en cours d’instance, et d’une autre, frappée entre-temps d’incapacité pénale. Il fut également décidé de disjoindre le dossier dans le chef de soixante et un membres des forces de l’ordre et dix détenus, dont les adresses étaient inconnues, et qui, de ce fait n’avaient pu être entendus en leur défense. Les 563 membres des forces de l’ordre déférés le 25 décembre 2003 (paragraphe 34 ci-dessus) furent disculpés des accusations d’homicide et de coups et blessures, au motif d’absence de preuves suffisantes. Pour asseoir son jugement, la cour d’assises exposa d’abord le contexte régnant dans la prison avant l’opération, ainsi que les raisons qui avaient conduit les autorités à intervenir ; elle reprit ensuite le déroulement de l’opération tel que décrit dans le procès-verbal du 21 décembre 2000 (paragraphes 9 à 12 et 15 in fine ci-dessus) puis cita les éléments de preuve disponibles (pour un résumé des attendus, voir la récapitulation fournie dans Leyla Alp et autres, précité, §§ 42 à 44). À la lumière de l’ensemble de ces éléments, la cour d’assises tint pour établi que les détenus concernés n’avaient pas répondu aux appels à la reddition des forces de l’ordre et qu’ils avaient fait feu sur celles-ci et tué un militaire. Elle nota que de grandes brèches avaient été faites dans les murs extérieurs des dortoirs pour permettre aux mutins de se rendre, que ces derniers avaient poursuivi leurs agissements et mis à feu aux dortoirs et que, pour briser la résistance des insurgés, les forces de l’ordre avaient lancé des grenades lacrymogènes depuis les ouvertures pratiquées sur le toit de la prison. Du reste, il était impossible de déterminer quelle arme avait tué le détenu F.S. dans la mesure où la balle qui l’avait atteint lui avait traversé le corps et demeurait introuvable. Concernant le décès de la détenue S.S., elle nota également que l’objet ayant entraîné sa mort n’avait pas pu être identifié. Enfin, quant au détenu İ.B., elle estima qu’on ne pouvait établir de quel fusil provenait la grenade qui l’avait touché. Par conséquent, pour le décès de ces détenus, elle conclut à l’absence de preuve certaine et convaincante permettant de décider d’une condamnation des agents des forces de l’ordre. Quant au requérant, les juges répressifs ne retinrent finalement aucune charge. Faute de preuves, il fut acquitté des chefs de fabrication d’explosifs et de rétention d’armes ainsi que du meurtre du détenu M.M. et de l’accusation d’incitation au suicide de F.K. Concernant le chef de « mutinerie sans recours à armes », il fut admis au bénéfice de la prescription pénale. Tant le ministère public que certains détenus, dont le requérant, se pourvurent contre ce jugement. Le requérant tira moyen du fait que l’acquittement des membres des forces de l’ordre contrevenait non seulement au droit national, mais aussi aux instruments internationaux de protection des droits de l’homme. A cet égard, il allégua que l’enquête pénale à l’origine de cette disculpation avait été menée en violation des règles de procédure, par un parquet qui n’avait pas été en mesure de prévenir la destruction des preuves par les mis en cause. De fait, aucune mesure n’avait été prise pour établir la vérité et les responsabilités, et toutes les demandes formulées à cette fin par les plaignants avaient sciemment été ignorées. Quant au dispositif le concernant pour chef de mutinerie, le requérant soutint qu’en l’absence de la moindre preuve de son implication à un acte quelconque répréhensible, il aurait simplement dû être acquitté, et que l’extinction de l’action publique à son endroit avait emporté méconnaissance du principe de la présomption d’innocence. Dans son arrêt du 12 décembre 2012, la Cour de cassation écarta le second moyen formulé par le requérant, au motif qu’il n’avait pas intérêt à se pourvoir, soulignant qu’en l’occurrence il aurait fallu qualifier l’acte de mutinerie de « mutinerie à main armée », mais qu’il n’y avait pas lieu de réformer le jugement sur ce point, le délai de prescription étant également expiré pour le délit ainsi requalifié. Quant au premier moyen, la Cour de cassation annula le verdict contre les membres des forces de l’ordre, lesquels, selon elle, avaient dû faire face à une insurrection armée et agi dans le cadre des attributions qui leur étaient reconnues par la loi sur l’organisation, les pouvoirs et les compétences des gendarmes, afin de contenir la situation et protéger la vie des autres détenus. D’après la haute juridiction, les forces de l’ordre avaient recouru à une force tant nécessaire que proportionnelle au regard de la loi no 2803 et de l’article 2 de la Convention, et il y avait donc lieu de considérer leurs agissements sous l’angle de la légitime défense et de décider de leur acquittement sur ce fondement, et non pas pour insuffisance de preuves. Le 13 mars 2013, les débats furent rouverts devant la cour d’assises, laquelle tint sa première audience le 3 mai suivant et la seconde le 17 septembre. La Cour n’est pas informée de l’issue de cette procédure. Recours administratif Le 19 décembre 2001, le requérant adressa une demande préalable de réparation aux ministères de l’Intérieur et de la Justice, faisant valoir les préjudices matériel et moral subis du fait de la perte de son bras lors de l’opération ainsi que des mauvais traitement infligées dans la prison de type F d’Edirne, expliquant qu’il avait été abandonné quatre ou cinq heures dans le jardin de la prison sans bénéficier de soins médicaux et, par la suite, obligé, malgré son handicap, de rester seul dans une cellule pendant plus de quatre mois. Il réclama 100 000 livres turques (« TRY ») pour le dommage matériel et 50 000 TRY pour le préjudice moral. Ces demandes restèrent sans réponse, pareil silence valant refus. Le 15 avril 2002, le requérant introduisit, contre les deux ministères et pour les mêmes motifs, une action de pleine juridiction devant le tribunal administratif de Bursa. Le 9 mai 2002, il se vit accorder l’aide judiciaire. Par un jugement du 21 mai 2003, le tribunal administratif écarta l’action du requérant pour incompatibilité ratione personae, étant entendu qu’en sa qualité de personne condamnée, il aurait dû ester en justice par le truchement de son tuteur légal, désigné le 30 juillet 1996. Le 8 décembre 2003, le requérant se pourvut devant le Conseil d’Etat. Par un arrêt du 7 mars 2006, celui-ci infirma le jugement attaqué, au motif qu’une fois libéré à titre conditionnel (paragraphe 28 ci-dessus), le requérant avait recouvré toute sa capacité à agir. Le tribunal administratif de Çanakkale, saisi de l’affaire, ordonna une expertise aux fins de l’évaluation du préjudice matériel allégué en l’espèce. Dans son rapport du 18 mai 2007, l’expert conclut que le requérant avait subi une perte de capacité de 57 %, ce qui, en termes de manque à gagner, se traduisait par un montant de 137 466,46 TRY. Les ministères en cause contestèrent ces conclusions, au motif que la participation du requérant dans le soulèvement à l’origine de l’opération litigieuse avait rompu le lien de causalité devant exister entre son préjudice et un acte illicite imputable à l’administration. Le tribunal rendit son jugement le 9 juillet 2008. Rappelant qu’en vertu de l’article 125 de la Constitution, l’administration était tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures, les juges administratifs soulignèrent que, s’il y avait sans conteste eu lieu d’intervenir pour redresser la situation inacceptable qui, à l’époque, régnait dans la prison de Çanakkale, il n’en demeurait pas moins que l’État se devait de prendre au préalable les mesures propres à sauvegarder la vie ainsi que l’intégrité physique et psychique des détenus sous sa protection. Ensuite, les juges relevèrent que le nom du requérant n’était pas mentionné sur la liste officielle des prisonniers ayant activement participé à l’émeute, qu’il n’avait pas non plus été parmi les détenus signataires de la pétition concernant le lancement des grèves de la faim, et qu’en fin de compte il avait été « acquitté » du chef de mutinerie armée. Les juges en conclurent que, quel que soit le degré de la faute pouvant être imputée à ce dernier, cet élément pouvait tout au plus jouer dans la détermination de la réparation due, mais pas rompre le lien de causalité entre le préjudice subi et les agissements des forces de l’ordre. Cela dit, le tribunal administratif estima que le requérant, qui ne s’était pas rendu au début de l’opération et qui, par le passé, avait participé à certaines actions au sein de la prison, avait une part de responsabilité conjointe à hauteur de 50 % dans la survenance de l’incident. Aussi le tribunal décida-t-il de lui allouer 57 409,67 TRY au titre du dommage matériel. Quant au dommage moral, il lui accorda 5 000 TRY. Tant les administrations défenderesses que le requérant se pourvurent devant le Conseil d’État. Tout en admettant qu’il avait été disculpé de toute accusation afférente à l’émeute litigieuse, le requérant soutint qu’il était arbitraire de retenir une part de responsabilité quelconque à son endroit. Il contesta également le montant dérisoire de l’indemnité allouée pour le dommage moral. Le 23 février 2009, alors que cette procédure était encore pendante, le requérant initia une procédure d’exécution forcée contre les deux ministères, afin recouvrer la somme allouée de 62 409,67 TRY, plus 126 144,83 TRY, au titre des intérêts échus et 6 092,77 TRY, pour les frais judiciaires. Toutefois, cette démarche n’aboutit pas car dans l’intervalle, le 30 janvier 2009, à la demande des ministères en cause, le Conseil d’État avait décidé qu’il fût sursis à l’exécution du jugement. Le 1er avril 2009, le requérant contesta cette décision qui, selon lui, n’était pas motivée et ne pouvait que prolonger davantage la procédure. Le 22 juillet 2009, le Conseil d’État se prononça sur le sursis à exécution ; il écarta les arguments du requérant et confirma le maintien de cette mesure. Par un arrêt du 28 novembre 2011, le Conseil d’État accueillit les moyens de la partie défenderesse et infirma le jugement attaqué en tant qu’il donnait gain de cause au requérant. D’après le Conseil d’État, une opération devenue inévitable pour restaurer l’ordre et la discipline dans un établissement pénitentiaire ne pouvait permettre de préjuger qu’il y ait forcément eu des agissements fautifs dans l’exécution du service public en question. Après avoir résumé la version officielle sur le déroulement des évènements, le Conseil d’État précisa que le requérant avait été condamné pour appartenance à une organisation terroriste et se trouvait incarcéré dans le dortoir D-3 ; avant qu’une opération anti-émeute ne s’impose, il avait « de temps en temps participé aux mouvements de grève de la faim et aux protestations contre le recensement » des dortoirs. Nombre de procès-verbaux indiquaient « qu’avant l’opération, le requérant se trouvait parmi les détenus porte-paroles du dortoir D-3 qui avaient empêché la fermeture du portail d’accès ». Ensuite, le Conseil d’État relata les interventions effectuées dans les différents locaux de la prison, observant que, « pendant trois jours, le requérant avait résisté aux forces de l’ordre, contrairement à certains détenus qui s’étaient rendus » ; alors que son dortoir D-3 avait été évacué, « il avait encore refusé de se rendre et était passé au bloc B pour continuer la résistance ». Les insurgés avaient finalement été « coincés dans le réfectoire, les dortoirs et les bains sis à l’étage inférieur du bloc B », mais pour briser la résistance, les forces de l’ordre avaient dû ouvrir une brèche au plafond dudit bloc et procéder à « l’application de gaz lacrymogène dans le réfectoire, les dortoirs et l’aire principale ». Ainsi, la haute juridiction parvint à la conclusion suivante : « il est établi qu’en l’espèce le demandeur a agi avec les insurgés qui ont résisté aux forces de l’ordre et qui sont entrés en confrontation armée, que pendant l’opération qui avait duré trois jours, il a refusé d’obéir aux ordres de reddition, et qu’il a été blessé lors des confrontations ». Le Conseil d’État expliqua que le comportement fautif du requérant avait donc entraîné la rupture du lien de causalité entre son préjudice et les actes des forces de l’ordre, lesquelles avaient au demeurant été acquittées du chef de recours à la force disproportionnée ; selon la haute juridiction, aucun acte susceptible d’engager la responsabilité de l’administration ne pouvait donc être établi relativement aux décès et blessures déplorés pendant l’opération, et dont les auteurs demeuraient inconnus. Aussi fallait-il débouter le requérant de ses demandes pour absence d’une faute quelconque imputable à l’administration. Le 18 mai 2012, le requérant introduisit un recours en rectification, affirmant que l’arrêt s’appuyait sur un raisonnement contraire aux réalités de la vie ou au sens commun en l’annonçant comme le seul coupable de ce dont il a été victime. Selon lui, il était insensé de suggérer : – qu’il devait répondre de l’incapacité totale des dirigeants du pays et de l’administration pour prévenir cette tension violente qui s’était envenimée pendant une décennie avant d’en venir là ; – qu’il avait dû trouver le moyen de se sortir sain et sauf d’une atmosphère d’enfer, et il avait dû se réfugier dans le gymnase pour assurer sa propre sécurité puis celle des grévistes de la faim exposés à des centaines de grenades de lacrymogène. Du reste, le motif tiré de son prétendu « refus de reddition », dans une prison où il n’y avait nulle part où aller eu égard aux tirs tous azimuts, était selon lui tout simplement incompréhensible. Par un arrêt du 10 décembre 2013, le recours du requérant fut rejeté et le dossier renvoyé devant le tribunal administratif de Çanakkale. Par un mémoire du 22 mai 2012, le requérant pria les juges de revenir à leur jugement initial. Cette procédure est encore pendante. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS A. Droit interne Concernant la description du droit interne et notamment les attributions de la police et des forces d’intervention rapide dans le cadre des luttes anti-émeutes, telles que fixées par la loi no 2559 du 14 juillet 1934, la Cour renvoie, entre autres, aux arrêts Abdullah Yaşa et autres c. Turquie (no 44827/08, §§ 23 à 28, 16 juillet 2013, et Ataykaya c. Turquie (no 50275/08, §§ 30 à 35, 22 juillet 2014). Il faut rappeler que l’article 25 de ladite loi confère aux gendarmes les mêmes compétences et devoirs que ceux des policiers dans les endroits où il n’y a pas de présence policière. L’article 17 de la directive, édictée par le ministère de l’Intérieur, relative aux établissements pénitentiaires, à la protection extérieure des maisons d’arrêt et à la sécurité des détenus et condamnés lors des transferts et transports, définit les obligations des gendarmes amenés à intervenir lors de la survenance d’une dispute ou d’une émeute au sein d’un établissement pénitentiaire. Aux termes de cette disposition, si, après un avertissement, une dispute ou un soulèvement se poursuit, il est fait usage de bombes lacrymogènes, de crosses, de matraques pour tenter d’y mettre fin et d’obliger les condamnés à retourner dans leurs cellules. Si cela reste sans effet, on peut avoir recours à des armes à feu dans les conditions prévues par la loi. Cette directive puise dans la lex generalis en la matière, à savoir la loi no 2803 du 12 mars 1983 sur l’organisation, la compétence et les attributions de la gendarmerie. L’article 7 a) de cette loi donne pour mission aux gendarmes de prendre toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde de l’ordre et de la sécurité publics ainsi qu’à la prévention de la commission de délits et, plus particulièrement, à la sécurité externe des maisons d’arrêt et des prisons. Dans ce contexte, l’article 11 de cette loi habilite les gendarmes à faire usage d’armes à feu dans l’exercice de leurs fonctions, selon les cas prévus par les lois à cette fin. Le règlement du 3 novembre 1983 sur l’application de la loi no 2803 précise, dans son article 39 k), que les gendarmes peuvent faire usage d’armes pour la répression d’émeutes, de troubles ou de soulèvements dans les établissements pénitentiaires, sous réserve que cela s’impose pour leur légitime défense ou pour parer à une attaque contre la vie d’autrui qu’on ne saurait éviter autrement. En vertu de l’article 40 dudit règlement, recourir à une arme à feu ne veut pas forcément dire faire feu, un tir étant à considérer en ultime ressort. Avant cela, la priorité doit être donnée à l’usage des moyens de défense non létaux, propres à contenir et à contrôler l’individu. Cet article indique d’ailleurs que le terme « arme » peut désigner non seulement les armes à feu mais aussi les armes neutralisantes telles que les matraques, les bombes à gaz, les fumigènes et les jets d’eau. L’article 65 du règlement met en application l’article 7 a) susmentionné de la loi no 2803. Cette disposition prévoit qu’aux fins de la sécurité externe des établissements pénitentiaires, il appartient à la gendarmerie de déployer des unités organisées selon les spécificités de chaque établissement. Les gendarmes ainsi missionnés ont pour tâche de prendre des mesures de sécurisation externe, propres à prévenir toute évasion. Les gendarmes interviennent seulement, à la demande des responsables pénitentiaires, en cas d’actions généralisées ou de troubles que les fonctionnaires en poste ne seraient pas en mesure de réprimer. Ils sont également tenus d’empêcher l’intrusion dans l’établissement des armes, outils et objets interdits. Il est interdit aux gendarmes en faction d’entrer en contact avec les détenus et de s’immiscer dans les affaires internes de l’établissement. Les gendarmes ne peuvent en aucun cas être employés pour les travaux internes de l’établissement ni en tant que gardiens. Pour ce qui est des normes nationales et internationales relatives au recours aux différents types de gaz par les forces de l’ordre, voir l’arrêt précité Abdullah Yaşa et autres (§§ 29 et 30), étant entendu que la circulaire E.G.M. Genelge no : 19 du 15 février 2008 qui y est mentionnée n’était pas en vigueur à l’époque des faits de la présente cause. À cet égard, il convient également de rappeler les « Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois », adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants (La Havane – 27 août au 7 septembre 1990). Ces principes se trouvent récapitulés dans l’arrêt Finogenov et autres c. Russie (nos 18299/03 et 27311/03, §§ 62-63, 20 décembre 2011). B. Rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants Le rapport du 13 décembre 2001 du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT/Inf (2001) 31) relatif aux opérations menées par les forces de l’ordre le 19 décembre 2000 dans les prisons turques est résumé dans l’arrêt İsmail Altun c. Turquie (no 22932/02, § 57, 21 septembre 2010).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1943 et 1938 et résident à Turin. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. Les requérants sont les grands-parents paternels de la mineure M.C., née le 7 août 1997 du mariage entre leur fils, D.N., et M.G.T. Le fils des requérants et M.G.T. se marièrent le 6 juillet 1996. Ils habitèrent ensemble avec leur fille, ainsi qu’avec C., fils de M.G.T. issu d’un premier mariage, dans un appartement appartenant aux requérants et situé à proximité de leur domicile. En mars 1998, les requérants achetèrent un appartement plus grand pour leur fils, sis à quelques kilomètres de Bussoleno, et ce dernier y emménagea avec sa famille. Les requérants se rendaient régulièrement chez leur fils pour voir leur petite-fille et pendant l’été M.C. passait beaucoup de temps chez les grands-parents, où elle avait sa propre chambre et ses jouets. Le 20 mai 2002, Mme M.G.T. communiqua à M. D.N. sa volonté d’engager une procédure judiciaire en séparation de corps. En juin 2002, la directrice de l’école maternelle fréquentée par M.C., soupçonnant des attouchements sexuels sur l’enfant de la part de son père, porta plainte contre D.N. Une procédure pénale fut ouverte contre ce dernier, accusé du délit de violence sexuelle à l’encontre de M.C et C. Le 16 juin 2006, le tribunal de Turin acquitta D.N. pour absence de faits délictueux (« perché il fatto non sussiste »). Entre-temps, le 1er août 2002, M.G.T. avait demandé au tribunal pour enfants de Turin (ci-après, « le tribunal ») de retirer l’autorité parentale à D.N. et de l’empêcher de voir sa fille. Depuis cette date, les requérants n’ont plus vu M.C. A. La procédure devant le tribunal pour enfants Le 9 octobre 2002, le tribunal chargea les services sociaux et les psychologues de suivre M.C., confia la garde de l’enfant aux grands-parents maternels, autorisa la mère à voir librement M.C. et autorisa le père à la voir selon les modalités fixées par les services sociaux. Le 9 décembre 2002, les requérants demandèrent à être consultés par le tribunal, à être autorisés à voir M.C., et déclarèrent être disposés à avoir la garde de l’enfant. Le 3 février 2003, le parquet exprima un avis favorable à ce que les requérants puissent être entendus afin d’exercer leur droit de visite. Il ressort du dossier qu’à partir du 4 février 2003, des contacts réguliers entre les requérants et les services sociaux eurent lieu afin de préparer une reprise des contacts avec l’enfant. Les requérants rencontraient régulièrement l’assistante sociale, par l’intermédiaire de laquelle ils pouvaient avoir des nouvelles de leur petite-fille et faire parvenir des lettres et des cadeaux à l’enfant. Le 1er mars 2003 et le 22 avril 2004, les requérants saisirent le tribunal pour solliciter une décision concernant l’autorisation de rencontres avec M.C. Au cours de l’audience du 21 octobre 2004, le tribunal chargea des psychologues de suivre les requérants et M.C. et de réglementer la reprise des contacts entre eux. Le 1er mars 2005, les requérants s’adressèrent à nouveau au tribunal et alléguèrent que le parcours de soutien psychologique pour préparer les rencontres n’avait pas encore été mis en place par les services sociaux et les psychologues. Ils demandèrent au tribunal de solliciter la mise en place du parcours, conformément à ce qui avait été établi au cours de l’audience du 21 octobre 2004. Le 1er juillet 2005 et le 20 décembre 2005, le parquet donna un avis favorable à ce que le tribunal accueille la demande des requérants de rencontrer M.C. Le 12 décembre 2005, la psychologue chargée par le tribunal de suivre les requérants déposa son rapport, dont il ressortait que les requérants étaient bien disposés à collaborer avec les services sociaux et à suivre un projet de rapprochement avec leur petite-fille. La psychologue autorisa un échange de lettres entre les requérants et M.C. afin de préparer cette dernière aux rencontres avec ses grands-parents. Il ressort du dossier que des échanges réguliers de lettres entre les requérants et M.C., surveillés par les services sociaux, eurent lieu dès le mois d’août 2003, et continuèrent au moins jusqu’à février 2007. Le 28 décembre 2005, l’assistante sociale informa le tribunal qu’un projet de rapprochement entre les requérants et M.C. avait été mis en place. Par une décision déposée au greffe le 16 février 2006, le tribunal autorisa les requérants à rencontrer M.C. tous les quinze jours en présence des assistants sociaux et chargea les services sociaux et la psychologue de poursuivre le suivi de M.C., en leur demandant de déposer un rapport avant le 15 juin 2006. Il ressort du dossier que les rencontres autorisées par le tribunal n’ont jamais eu lieu. Le 1er juin 2006, la psychologue demanda au tribunal de suspendre toute possibilité de rencontre entre les requérants et l’enfant. Selon la psychologue, M.C. manifestait un sentiment de peur et d’angoisse vis-à-vis de son père, elle associait les grands-parents à son père et n’était par conséquent pas prête à les rencontrer. La psychologue souligna que l’enfant avait expressément refusé de rencontrer ses grands-parents et estima que ces derniers, bien que disposés à collaborer avec les services sociaux, montraient des difficultés à avoir une position autonome par rapport à leur fils et à comprendre le malaise de M.C. vis-à-vis d’une rencontre avec eux. Le 14 juin 2006, les services sociaux sollicitèrent du tribunal la suspension des rencontres. Ils alléguèrent que les rencontres avec les grands-parents n’étaient pas conformes à l’intérêt de M.C. et étaient susceptibles de lui causer des souffrances majeures, car les grands-parents n’arrivaient pas à avoir une position autonome et indépendante de celle de leur fils. Par une lettre du 13 février 2007, les requérants dénoncèrent au tribunal les omissions graves des services sociaux, qui en dépit de la décision du tribunal n’avaient jamais organisé les rencontres autorisées. Ils sollicitèrent à nouveau l’organisation de rencontres avec M.C., conformément à la décision du tribunal du 16 février 2006. Il ressort du dossier que les rencontres entre les requérants et M.C. n’eurent jamais lieu. Par une décision, déposée au greffe le 20 juin 2007, le tribunal rendit un non-lieu sur la demande de déchéance de l’autorité parentale du père de M.C., eu égard à son acquittement, et ordonna la suspension des rencontres entre les requérants et M.C., en se fondant sur le rapport des services sociaux. Les requérants interjetèrent appel de cette décision. Ils firent valoir que la décision du tribunal de suspendre les rencontres, fondée sur le prétendu malaise de M.C. vis-à-vis de ses grands-parents à cause du lien de ceux-ci avec son père, ne prenait pas en compte le fait que D.N. avait été acquitté. Par une décision déposée au greffe le 19 avril 2008, la cour d’appel de Turin jugea que le fait que D.N. avait été acquitté n’était pas un élément suffisant pour exclure que le malaise de l’enfant trouvât sa cause dans les attouchements sexuels subis. S’appuyant sur les rapports des services sociaux et des psychologues dénonçant le refus de la mineure de rencontrer ses grands-parents et la difficulté pour ces derniers de comprendre le refus de l’enfant, la cour d’appel confirma l’interdiction pour les requérants de rencontrer l’enfant. Les requérants se pourvurent en cassation. Par une décision déposée au greffe le 17 juin 2009, la Cour de cassation débouta les requérants de leur pourvoi.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1964 et réside à Kleosin. À l’époque des faits, elle était journaliste au quotidien régional Kurier Poranny. A. Les publications de la requérante entre 1999 et 2001 Entre 1999 et 2001, la requérante publia une série d’articles sur l’actualité judiciaire de sa région, en rapport avec l’arrestation de membres présumés d’un réseau mafieux qui étaient soupçonnés de trafic de véhicules et de stupéfiants. Dans ses publications, la requérante s’interrogeait notamment sur les éventuelles imbrications entre les membres dudit réseau et les agents de la justice locale. Le 19 mars 1999, la requérante publia un article intitulé « Les gangsters et le procureur » (« Gangsterzy i prokurator ») dont un passage se lisait ainsi : « L’arrestation du conjoint de l’une des juges de Białystok par les agents du bureau de lutte contre le crime organisé a été l’évènement le plus marquant de ces derniers jours. Les locaux de la société dont il était le dirigeant ont été perquisitionnés. L’arrestation a eu lieu lundi après-midi et mardi dans la soirée il a été libéré après avoir versé une caution entre cinq à dix mille zlotys. Il a été placé sous surveillance policière. D’après nos sources, l’époux de la juge a été interrogé au sujet de l’acquisition d’un véhicule. Son vendeur était... “Myszka” [“Petite Souris”] et le véhicule aurait appartenu à un dénommé “Koral” (ou bien à sa sœur), bien connu des milieux criminels de Białystok. Or celui-ci a disparu il y a un an (...). Parmi les suspects de l’enlèvement de “Koral” est cité “Myszka” (...). L’époux de la juge a payé pour la voiture entre trente-cinq et cinquante mille zlotys. Quelques mois plus tard, la sœur de “Koral” s’est présentée à l’acquéreur du véhicule pour lui demander de lui verser une somme en supplément (...) Selon nos sources, la juge et son époux ont versé en présence du commissaire en chef du IIe commissariat de police (ces faits nous ont été relatés par la police) quinze mille zlotys de plus et la sœur de “Koral” a renoncé à toutes ses prétentions (...). Étant donné que la police a ouvert une enquête dans l’affaire (...), seul le procureur aurait pu décider de l’abandon des poursuites. C’est justement le procureur en chef du parquet de district de Białystok qui devait le faire. Selon l’une de nos sources, l’époux de la juge n’était pas du tout un acquéreur fortuit du véhicule de “Myszka” mais un de ses pions (podstawiony) en raison de la fonction exercée par sa conjointe. Il s’agissait pour lui de faire en sorte qu’elle soit sous sa coupe (chodziło o to by mieć na nią haka) ». Le 30 octobre 1999, la requérante publia un article intitulé « La juge défendait-elle son époux ? » (« Sędzia broniła męża ? ») dont l’un des passages se lisait ainsi : « Pour son manquement aux devoirs de l’état de magistrat, la juge du tribunal régional de Białystok B.L. comparaîtra devant l’autorité disciplinaire de la magistrature de Varsovie. Comme nous en a informés J.D., président de la cour d’appel de Białystok, le médiateur en matière disciplinaire auprès de la cour d’appel a déposé mardi une demande d’ouverture de poursuites disciplinaires. Rappelons que l’élément déclencheur de cette procédure était la lettre du 24 juin 1999, par laquelle H. S., ministre de la Justice, demandait que la lumière soit faite sur les circonstances de la visite que la juge avait effectuée en septembre 1998 au IIe commissariat de Białystok en compagnie de l’ancien procureur de district de Białystok. La juge s’est rendue au commissariat en étant accompagnée du procureur de district qui avait été suspendu – N.D.L.R. : à la suite de la réception par la police d’une plainte au sujet du délit commis par (illisible). L’affaire concerne l’acquisition d’un véhicule. Le même procureur s’occupait du dossier de monsieur L. et a mis fin aux poursuites. (...) Nous avons appris que le manquement aux devoirs de l’état de magistrat aurait consisté dans la visite de B.L. au commissariat, visite à laquelle celle-ci aurait « convoqué » le commissaire en chef, l’ancien procureur de district et la victime qui avait porté plainte à la suite du délit commis par L. On ne sait pas si la juge avait présenté au poste sa carte d’identité professionnelle. Il est cependant indéniable que son identité professionnelle était bien connue de la police et du parquet. La juge a enfreint les règles de la déontologie professionnelle que chaque agent de la justice exerçant une fonction comme la sienne se doit d’observer. Dans sa demande d’ouverture de poursuites disciplinaires, le médiateur exigera que la responsabilité de B.L. pour faute professionnelle, à raison de son manquement aux devoirs de l’état de magistrat, soit mise en jeu – dit le président [de la cour d’appel]. Le président J.D. a refusé de répondre à la question de savoir ce qu’avait exactement fait la juge B.L. (...) - "Je ne peux ni le confirmer ni le démentir", a-t-il répondu lorsqu’on lui a demandé s’il était vrai que le médiateur responsable de la procédure disciplinaire avait joint au dossier de madame B.L. le dossier de l’enquête dirigée contre son époux ainsi que le dossier de l’ex-procureur de Białystok qui avait mis fin aux poursuites contre monsieur L. (...) » Le 2 novembre 1999, la requérante publia un article intitulé « La nomination avant le scandale » (« Nominacja przed skandalem »). Un passage de l’article en question se lisait ainsi : « – La ministre demande des explications (Minister prosi o wyjaśnienie) – La raison de l’ouverture de la procédure était la lettre du 24 juin 1999, par laquelle H. S., ministre de la Justice, demandait que la lumière soit faite sur les circonstances dans lesquelles la juge, accompagnée de l’ancien procureur de district de Białystok, s’était rendue en septembre 1998 au IIe commissariat de police. La juge s’était rendue au commissariat en compagnie du procureur qui avait été suspendu de ses fonctions (...) après avoir été informée d’une infraction commise par son époux. L’affaire concernait l’acquisition d’un véhicule. Ce même procureur traitait l’affaire du monsieur L. et a rendu un non-lieu. – La juge joue-t-elle franc-jeu ? (Sędzia nie w porzadku ?) – Nous avons appris que le manquement de B.L. aux devoirs de l’état de magistrat tiendrait à la visite qu’elle a effectuée au commissariat et à laquelle elle avait “convoqué” le commissaire, l’ancien procureur en chef et la victime qui avait déposé plainte à la suite du délit commis par L. La juge a enfreint les règles de la déontologie professionnelle qu’un membre de la justice exerçant une fonction comme la sienne se doit d’observer. Dans sa demande d’ouverture d’une procédure disciplinaire, le médiateur exigera que la responsabilité de B.L. pour faute professionnelle, à raison de son manquement aux devoirs de l’état de magistrat, soit mise en jeu. Le fait qu’une enquête a été menée signifie que la conduite de madame la juge n’était pas irréprochable – a dit J.D., président de la cour d’appel. (...) ». B) La publication litigieuse de la requérante Le 14 septembre 2007, la requérante publia dans le Kurier Poranny un article intitulé « Tuer les concurrents » (« Zabić konkurencję »). Cette publication traitait d’une affaire alors pendante devant le tribunal régional de Gdańsk, qui portait sur l’enlèvement et la séquestration de T.D., dirigeant d’une société locale de vente de pièces pour automobiles, par S.M., ressortissant biélorusse. Le ravisseur présumé était supposé avoir été commandité par M.L., principal concurrent de T.D. En août 2009, S.M. et M.L. furent condamnés pour les faits qui leur étaient imputés dans cette procédure à des peines d’emprisonnement – respectivement, de trois ans et six mois, et de deux ans et dix mois. La publication de la requérante, issue de son entretien avec la victime du rapt, comportait une section intitulée « Moi, je fais des affaires sérieuses » (« Ja poważne interesy prowadzę ») avec comme sous-titre « Histoire de la juge B. L. » (« Historia sędzi B. L. »). Cette dernière était en effet tout à la fois la mère de M.L. et la responsable des affaires juridiques de sa société. Le passage qui suivait se lisait ainsi : « Il y a cinq ans, après une longue procédure devant la commission de discipline elle a cessé d’être juge, alors qu’elle avait siégé comme telle pendant 24 ans. Elle a été punie pour ses rapports obscurs avec les milieux criminels. Il s’agissait, entre autres, du rôle qu’elle avait joué dans des affaires dans lesquelles était impliqué son époux. Celui-ci exerçait dans le secteur automobile. » (Pięć lat temu, po długim postępowaniu przed Sądem Dyscyplinarnym przestała być sędzią, a sądziła 24 lata. Została ukarana za niejasne związki ze światem przestępczym. M.in. chodziło o rolę, która odegrała w sprawach, w które zamieszany był jej mąż. Działał w samochodowej branży.) Le 11 octobre 2007, l’avocat de B.L. demanda à la rédaction du Kurier Poranny de publier le rectificatif suivant : « Suite à l’article publié par le journal Kurier Poranny le 14 septembre, nous démentons l’indication selon laquelle la juge B. L. a cessé d’être juge en raison “de ses rapports obscurs avec les milieux criminels [et notamment] du rôle qu’elle avait joué dans des affaires dans lesquelles avait été impliqué son conjoint”. Nous nous excusons pour le contenu de cette indication. La juge B.L. a cessé d’être juge pour d’autres motifs. » (W związku z treścią artykułu zawartego w magazynie Kurier poranny z dnia 14 września wskazujemy, że nieprawdziwie podaliśmy, iż sędzia B. L. przestała być sędzią za niejasne związki ze światem przestępczym, m.in. chodziło o rolę, jaką odegrała w sprawach, w które zamieszany był jej mąż, przepraszamy za treść tego zapisu. Sędzia B. L. przestała być sędzią z innych powodów.) Le 23 octobre 2007, B.L. porta plainte contre la requérante pour diffamation calomnieuse (pomówienie). Le 3 novembre 2007, la rédaction du Kurier Poranny publia la rectification exigée par B.L. Par un jugement du 8 décembre 2008, le tribunal de district de Białystok (« le tribunal ») déclara la requérante coupable de diffamation calomnieuse, selon l’article 212 § 2 du code pénal (CP), et lui infligea à ce titre une peine d’amende de 2 000 zlotys polonais (PLN). Le tribunal lui enjoignit d’effectuer une donation de 3 000 PLN au profit d’un établissement de soins, mit à sa charge l’obligation de rembourser à la plaignante les frais de procédure (d’environ 1 200 PLN) et ordonna la publication de son jugement dans le Kurier Poranny. Dans ses motifs, le tribunal nota que, selon l’article 213 § 1 du CP, le délit de calomnie n’était pas constitué lorsque l’affirmation litigieuse était véridique. Toutefois, constata-t-il, celle de la requérante selon laquelle « B.L. a[vait] été punie pour ses rapports obscurs avec les milieux criminels. Il s’agissait, entre autres, du rôle qu’elle avait joué dans des affaires dans lesquelles était impliqué son époux. Celui-ci exerçait dans le secteur automobile » ne l’était pas. Le tribunal observa que les motifs des jugements rendus par les autorités disciplinaires de la magistrature dans l’affaire de B.L. faisaient apparaître que sa révocation de la magistrature était intervenue en conséquence d’une faute professionnelle résultant de sa conduite constitutive d’un manquement aux devoirs de l’état de magistrat et à la dignité attachée à cette fonction. Plus précisément, B.L. avait été punie pour son intervention illégale auprès des autorités instruisant l’affaire criminelle de son conjoint en vue de sa résolution dans un sens favorable pour lui, c’est-à-dire en vue de l’abandon des poursuites. Lors d’un entretien mettant en présence, outre elle-même, la plaignante, un commissaire de police et un procureur, et à l’issue duquel il avait été convenu que le procureur concerné allait instruire l’affaire, B.L. s’était prévalue de sa qualité de juge. Le tribunal releva que les motifs des jugements prononcés à l’encontre de B.L. par les instances disciplinaires de la magistrature permettaient de conclure à une distorsion évidente entre le véritable motif de sa révocation de la magistrature et celui que la requérante avançait dans sa publication. En particulier, il en ressortait clairement que la mesure retenue à l’encontre de B.L. était intervenue en raison d’une « conduite constitutive d’une atteinte à la dignité de magistrat » et non pas de « rapports obscurs avec les milieux criminels » de sa part. Le tribunal nota que l’affirmation de la requérante au sujet des « affaires criminelles dans lesquelles le conjoint de B.L. était impliqué » était également fausse. Contrairement à ce que la requérante laissait entendre, le conjoint de B.L. n’était pas impliqué dans une « série » d’affaires criminelles mais dans une seule affaire – une affaire de recel –, qui de surcroît était encore pendante à l’époque pertinente. Le tribunal jugea que les éléments sur lesquels la requérante affirmait s’être appuyée dans sa publication n’étaient pas probants et ne démontraient pas sa diligence. Ainsi, les informations issues de ses entretiens avec T.D. et W.D., respectivement père et fils, étaient dépourvues de pertinence puisque, en particulier, ceux-ci avaient déclaré ne pas connaître B.L. Il en allait de même pour les notes prises par la requérante lors du procès du fils de B.L., qui ne contenaient aucune information sur cette dernière ni sur la procédure disciplinaire engagée à son encontre. Pour autant que la requérante affirmait que ses propos étaient corroborés par les déclarations de plusieurs autorités publiques, dont le président du tribunal régional de Białystok et le ministre de la Justice d’alors, le tribunal nota que ce dernier avait déclaré à la presse que « l’affaire de la juge B.L. [était] susceptible d’avoir un double aspect : [celui] de ses rapports avec les milieux criminels ou [celui] de l’absence de réaction adéquate à ses agissements de la part du tribunal [c’est-à-dire, de ses supérieurs] ». Le tribunal jugea qu’une telle déclaration ne pouvait être regardée comme contenant des données factuelles, dès lors qu’elle était antérieure à l’achèvement de la procédure disciplinaire contre B.L. et reflétait seulement l’avis de cet homme politique sur l’éventuelle portée de l’affaire en question. Quant aux déclarations du président du tribunal régional de Białystok, elles ne contenaient aucune référence à de quelconques rapports de B.L. avec les milieux criminels. Il en ressortait par ailleurs que le président du tribunal régional n’avait pris connaissance de l’affaire disciplinaire de B.L. que par la presse. Le tribunal retint que, bien qu’elle fût une journaliste expérimentée, la requérante n’avait pas observé les règles d’éthique professionnelle: elle avait délibérément tenu les propos incriminés tout en sachant pertinemment qu’ils n’étaient pas avérés. Le tribunal observa dans ce contexte que les publications de la requérante à l’époque où la procédure disciplinaire concernant B.L. était pendante, en particulier l’article « La nomination avant le scandale », faisaient apparaître qu’elle était parfaitement informée du véritable contexte de cette procédure, et notamment qu’elle savait que celle-ci ne portait pas sur des « rapports de B.L. avec les milieux criminels ». Or, dans sa publication, la requérante avait affirmé que ces rapports sulfureux supposés constituaient le véritable motif de révocation de B.L. de la magistrature. Le tribunal nota que les éléments réunis dans l’affaire démontraient que la requérante n’avait pris aucun soin d’établir, préalablement à sa publication, le véritable motif de révocation de B.L. de la magistrature. Le démenti publié par la rédaction du Kurier Poranny attestait, selon le tribunal, du caractère non véridique des indications incriminées. Le tribunal souligna la gravité du préjudice occasionné à B.L. par la publication de la requérante. En se référant aux déclarations des témoins, dont les employés et les partenaires commerciaux de la société du fils de B.L., le tribunal nota que les propos incriminés avaient exposé celle-ci au mépris public, y compris parmi ses relations professionnelles. Le préjudice subi par B.L. était d’autant plus grave que les déclarations la concernant avaient été publiées dans la presse locale par une journaliste expérimentée. En employant les termes incriminés, la requérante avait agi au détriment de B.L. dans la seule intention de renforcer l’effet sensationnel de l’article et de discréditer le témoignage effectué par B.L. dans la procédure dirigée contre son fils. Le fait que la requérante soit ainsi revenue, de manière inexacte et biaisée, sur cette affaire close depuis plusieurs années, ne contribuait en l’espèce à la préservation d’aucun intérêt légitime. Le tribunal jugea enfin que, compte tenu du caractère non véridique des propos incriminés, le droit de B.L. à la protection de sa réputation l’emportait sur la liberté d’expression de la requérante. Il rappela dans ce contexte que la liberté d’expression n’était pas synonyme de règne de l’arbitraire (dowolności) et ne pouvait se voir reconnaître une primauté absolue sur le droit de l’individu à la protection de son honneur. Tout en soulignant que la peine retenue à l’encontre de la requérante avait pour principal objectif d’amener celle-ci à respecter la loi et les règles d’éthique professionnelle, le tribunal précisa que la publication de son jugement, obligatoire en l’espèce, contribuerait à l’atténuation de l’ombre portée à la réputation de B.L. par sa publication. La requérante fit appel de sa condamnation. Dans ses motifs, elle soutint que ses déclarations n’étaient pas dénuées de base factuelle, en rappelant que B.L. avait été révoquée de la magistrature en raison de son ingérence dans la procédure dirigée contre son conjoint, soupçonné de recel et d’acquisition irrégulière d’un véhicule issu d’un crime. Selon les éléments dont elle pouvait disposer à l’époque des faits, le véhicule en question avait initialement appartenu à un homme d’affaires local. Il avait été ensuite repris en gage du remboursement de ses créances par un groupe de malfaiteurs dirigé par S.W.Z., surnommé « Myszka ». Peu après, l’homme d’affaires concerné avait disparu sans plus jamais être retrouvé par les autorités. La requérante faisait remarquer que, après leur abandon initial par les autorités à la suite de l’intervention irrégulière de B.L., les poursuites contre le conjoint de cette dernière avaient été reprises et jointes à l’affaire pénale des membres de ce même groupe de malfaiteurs, en l’occurrence accusés d’extorsion de rançons avec recours à des armes à feu, de recouvrements irréguliers de créances et de trafic illégal de véhicules. Ce n’était que plus tard, en décembre 2008, que le conjoint de B.L. avait été acquitté du chef de recel, tout en se voyant déclaré coupable de faux et condamné de ce chef à une peine d’emprisonnement assortie d’une mesure de mise à l’épreuve. La requérante rappelait également l’implication antérieure de B.L. en tant que juge dans les affaires dirigées contre S.W.Z. Elle faisait remarquer qu’en décembre 1998, soit quelques mois après son intervention auprès des autorités instruisant les poursuites contre son conjoint, B.L. avait siégé dans la formation de jugement du tribunal régional de Białystok ayant annulé la condamnation pénale de S.W.Z., annulation qui avait été suivie par le renvoi de son dossier pour réexamen. La requérante soutenait que ses propos n’avaient pas été analysés dans leur contexte, c’est-à-dire à la lumière de sa publication entière, laquelle était consacrée à l’affaire d’un autre proche de B.L. : son fils. Entendue dans cette affaire, B.L. avait témoigné dans un sens favorable aux accusés. Puisque ce témoignage de l’ancienne juge, expérimentée en matière pénale, lui paraissait sujet à caution, elle avait estimé opportun de rappeler aux lecteurs le comportement dont B.L. s’était rendue coupable à l’occasion de l’affaire criminelle de son conjoint. La requérante faisait observer que sa publication portait sur un thème d’intérêt général, son objectif étant de mettre en lumière certains maux, en particulier la corruption au sein de la justice et les éventuelles imbrications entre ses agents et les milieux criminels. Malgré sa révocation de la magistrature, le cas de B.L. restait de nature à intéresser l’opinion publique, en particulier dans la mesure où les jugements qu’elle avait rendus à l’époque continuaient d’être appliqués. La requérante soulignait à cet égard qu’en tant que journaliste intervenue sur un thème d’intérêt général, elle aurait dû se voir reconnaître une liberté d’expression étendue. La requérante soutenait encore que les règles d’éthique journalistique avaient bien été observées, dès lors que sa publication était étayée par un certain nombre d’éléments qu’elle avait réunis dans les limites de la loi, notamment à l’occasion de la procédure concernant le conjoint de B.L. Elle expliquait que, en raison du caractère confidentiel de la procédure disciplinaire concernant cette dernière, elle n’avait pas été en mesure de prendre connaissance du contenu des jugements rendus à l’encontre de cette dernière par les autorités du corps de la magistrature. La requérante faisait enfin remarquer que le rectificatif publié à l’égard de ses propos par le Kurier Poranny ne reflétait pas son opinion personnelle sur l’affaire et ne pouvait justifier la conclusion selon laquelle ses propos n’étaient pas avérés. Par une ordonnance du 3 février 2009, en se fondant sur l’article 476 § 2 du code de procédure pénale (CPP), le président de la section pénale du tribunal régional de Białystok attribua l’appel de la requérante à une formation à juge unique du même tribunal. Le 9 février 2009, le président de la section pénale ainsi que cinquante-deux des cinquante-trois autres magistrats du tribunal régional de Białystok se récusèrent, en faisant valoir leurs liens avec la plaignante, ancienne membre de leur juridiction. Le président du tribunal régional de Białystok formula en outre une demande de dépaysement de l’affaire. Par une ordonnance du 9 avril 2009, la cour d’appel de Białystok accueillit l’auto-récusation de l’ensemble des magistrats demandeurs, tout en refusant de consentir à la demande de dépaysement. Dans ses motifs, la cour d’appel observa que l’un des magistrats du tribunal régional de Białystok pouvait examiner l’affaire puisqu’il avait déclaré ne connaître aucune des parties. Or, la formulation de l’article 43 du CPP permettait l’examen de l’appel de la requérante par une formation à juge unique. Partant, le dernier magistrat restant disponible suffisait à constituer une formation de jugement en l’espèce. Par un jugement du 25 mai 2009, le tribunal régional de Białystok, statuant ainsi à juge unique, rejeta l’appel de la requérante. Souscrivant aux conclusions juridiques du tribunal de district, le tribunal régional considéra que dès lors que la requérante avait publié en connaissance de cause des propos non avérés au sujet de la plaignante, elle ne pouvait s’exonérer de sa responsabilité pénale pour diffamation calomnieuse au seul motif que sa publication tendait à la défense d’intérêts légitimes. Dans ses motifs, le tribunal régional nota que B.L. avait été révoquée de la magistrature pour son intervention auprès des fonctionnaires instruisant l’affaire pénale de son conjoint, cette conduite ayant été jugée contraire aux devoirs de l’état de magistrat. Il s’était cependant agi d’une action isolée de la plaignante, insusceptible d’être assimilée à des « rapports obscurs avec les milieux criminels », soit avec des délinquants se livrant continuellement à des activités criminelles. B.L. ne s’était jamais vu imputer de tels liens par les autorités de la magistrature et ceux-ci n’avaient pas non plus été établis dans une quelconque autre procédure. Le tribunal régional jugea que le fait que la requérante n’avait pas pu accéder au dossier disciplinaire de B.L. importait peu, dans la mesure où, comme l’avait correctement établi le tribunal de district, elle était très bien informée par ailleurs du véritable motif de la révocation de B.L. du corps de la magistrature. Le tribunal régional se référa aux publications de la requérante à l’époque où l’affaire disciplinaire de B.L. était pendante, en observant que l’intéressée avait décrit de manière détaillée tant le déroulement de la « visite » effectuée par B.L. au commissariat que les poursuites qui s’en étaient suivies contre cette dernière et le procureur en chef du district. Plus particulièrement, dans l’article « Les gangsters et le procureur », la requérante avait décrit les circonstances de l’acquisition du véhicule par le conjoint de B.L., le déroulement des entretiens auxquels elle avait procédé au poste de police de Białystok ainsi que l’abandon des poursuites contre monsieur L. par le procureur M.Z. De même, dans l’article « La nomination avant le scandale », la requérante avait indiqué, comme motif d’ouverture des poursuites disciplinaires contre B.L., « une atteinte à la dignité de la fonction de magistrat, consistant dans sa visite au commissariat à laquelle avaient été convoqués le commissaire, l’ancien procureur en chef du district et la victime ayant porté plainte au sujet de l’infraction commise par monsieur L. » Le tribunal observa que dans le même article, la requérante avait cité la déclaration du président de la cour d’appel de Białystok selon laquelle « la juge B.L. allait répondre devant l’organe disciplinaire de la magistrature d’une atteinte à la dignité de magistrat consécutive à sa « visite » au commissariat et aux entretiens auxquels elle y avait procédé ». La requérante avait en outre rappelé les paroles du président du tribunal régional de Białystok, qui avait déclaré que « s’il avait été informé de la visite de la juge au commissariat, il n’aurait pas fait de demande en vue de sa promotion à un poste au sein du tribunal régional ». Le tribunal observa enfin que dans l’article « La juge défendait-elle son époux ? », la requérante avait décrit les motifs d’ouverture des poursuites disciplinaires contre B.L. d’une manière identique à celle de son article « La nomination avant le scandale ». Le tribunal observa que les termes employés par la requérante dans sa publication avaient pour l’objectif d’amplifier la coloration très péjorative qu’elle-même attribuait aux actions de B.L. et de son époux. En présentant comme motif de révocation de B.L. de la magistrature des faits beaucoup plus graves que ceux dont cette dernière s’était réellement rendue coupable, la requérante avait tenté de discréditer le témoignage de la plaignante effectué dans le procès de son fils – et, par-là, de faire croire au public que celui-ci était coupable des faits qui lui étaient imputés. Le recours à de tels moyens d’expression dans la publication traitant du procès du fils de B.L. s’apparentait à une manipulation à l’égard de l’opinion publique. La requérante voulait faire croire aux lecteurs que la famille L. tout entière était impliquée dans des activités criminelles dans le secteur automobile – le conjoint de B.L. commettant des infractions dans le cadre de son activité professionnelle, tandis que son épouse s’ingérait dans les procédures consécutives y afférentes en tant que juge présentée comme ayant des « rapports obscurs avec les milieux criminels ». Or, cela était inacceptable dans la mesure où le procès du fils de B.L. était en cours et celui de son conjoint n’avait aucunement établi l’implication de ce dernier dans les activités de milieux criminels. Le tribunal considéra que les termes employés par la requérante laissaient entendre que les prétendus rapports de B.L. avec les milieux criminels étaient réguliers et dépassaient le cadre de la seule affaire de son conjoint. Le tribunal nota que le rectificatif apporté aux propos de la requérante par le Kurier Poranny faisait apparaître que le motif de la révocation de B.L. de la magistrature ne permettait pas d’inférer des « rapports obscurs avec les milieux criminels » à son sujet. Par ailleurs, les déclarations des autorités publiques auxquelles la requérante se référait ne pouvaient attester de sa diligence professionnelle, dès lors qu’il avait été établi à la lumière de ses publications antérieures qu’elle connaissait le véritable motif de la révocation de B.L. de la magistrature. Le tribunal régional jugea que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme n’avait pas été violé, au motif que cette disposition ne protégeait pas les déclarations non avérées et diffamatoires, quand bien même celles-ci concerneraient des personnalités publiques : de tels propos n’étaient pas couverts par le droit garanti à la presse de participer au débat sur les thèmes d’intérêt général, la presse étant avant tout censée informer le public et non pas l’induire en erreur. Le 10 juillet 2009, la requérante demanda par l’intermédiaire de son avocat au Médiateur de se pourvoir en cassation en sa faveur en arguant, entre autres, du défaut d’impartialité du tribunal ayant examiné son appel. Elle faisait valoir que le refus de la cour d’appel d’ordonner le dépaysement de l’affaire – en dépit de l’auto-récusation de la quasi-totalité des magistrats du tribunal régional de Białystok – avait eu pour conséquence que celle-ci avait été examinée par une juridiction dont la plaignante avait été membre. La requérante soutenait que la formation de jugement de la cour d’appel ayant rejeté la demande de dépaysement était elle-même composée de magistrats dont l’impartialité était sujette à caution, compte tenu du fait qu’ils connaissaient la plaignante. La requérante critiquait enfin la décision du président de la section pénale du tribunal régional d’attribuer son recours à une formation de jugement à juge unique : selon elle, compte tenu des circonstances justifiant sa propre récusation de l’affaire, le président n’aurait pas dû exercer cette prérogative non plus. Par une lettre du 31 décembre 2009, le Médiateur refusa de déférer à la demande de la requérante. Tout en concédant que la situation qu’elle avait dépeinte ne contribuait pas à accroître la confiance des justiciables en la justice, le Médiateur ne s’estima en présence d’aucune violation des règles de procédure susceptible d’avoir eu une incidence sur le contenu du jugement (brak naruszenia prawa mogący mieć wpływ na treść rozstrzygnięcia) et d’en justifier la cassation. En particulier, selon le Médiateur, les articles 37 et 476 § 2 du CPP (voir paragraphe 44 ci-dessous) n’avaient pas été violés. Le Médiateur observa en effet que la décision du président de la section pénale du tribunal régional de Białystok n’était pas contraire à la loi, dès lors qu’elle était antérieure à la récusation de ce juge et de ses collègues. Le refus de la cour d’appel d’ordonner le dépaysement du dossier ne lui parut pas davantage entaché d’une quelconque illégalité. Le Médiateur observa également que l’appel de la requérante avait été examiné par un magistrat dont l’impartialité n’avait jamais été mise en cause. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Les dispositions du code pénal concernant la calomnie Selon l’article 212 § 1 du CP, celui qui impute à autrui (...) un comportement ou des qualités susceptibles de le rabaisser aux yeux de l’opinion publique ou de mettre en péril la confiance nécessaire à l’exercice de sa fonction, de sa profession ou d’une activité donnée, est passible d’une peine d’amende ou d’une mesure restrictive de liberté. Selon l’article 212 § 2, lorsque l’infraction ainsi définie est commise par des moyens de communication de masse, son auteur est passible d’une amende, d’une mesure restrictive de liberté ou d’une peine d’emprisonnement pour une durée d’un an au maximum. Selon l’article 213 § 2 du CP, l’infraction en question n’est pas constituée lorsque les propos tenus publiquement sont véridiques et concernent une personne investie d’une fonction d’intérêt général ou contribuent à la défense d’un intérêt public légitime (obrona społecznie uzasadnionego interesu). B. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale L’article 40 du CPP énumère les motifs admissibles de récusation des juges. L’article 41 § 1 prévoit que tout juge peut être récusé en cas d’existence prouvée de circonstances permettant de douter de son impartialité. Selon l’article 42 § 1, le juge peut se déporter d’office ou peut être récusé sur demande d’une partie. Selon la jurisprudence des juridictions polonaises, une telle demande peut être motivée aussi bien par des circonstances « subjectives » – en rapport notamment avec la situation personnelle du juge par rapport à l’une des parties – que par des circonstances à caractère « objectif ». L’article 34 du CPP autorise le dépaysement d’une affaire lorsque, à la suite de la récusation des juges chargés d’instruire une affaire donnée, celle-ci ne peut plus être traitée par la juridiction initialement saisie. En pareil cas, le tribunal de niveau supérieur transmet l’affaire à une juridiction de même niveau que celle qui se voit dessaisie. L’article 476 § 2 du CPP prévoit que le président du tribunal régional peut décider qu’en appel, l’affaire sera examinée par une formation de jugement à juge unique.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1957 et réside à Popeşti. A. L’incident du 14 août 2007 Dans la soirée du 14 août 2007, le requérant, retraité, se trouvait sur la terrasse d’un restaurant à Mădăraşi en compagnie de trois amis, S.I., S.G. et M.M.N. Une dispute éclata entre S.I. et deux serveuses. La police fut appelée sur les lieux par les gérants du restaurant, Z.F. et B.C. Quatre agents de police conduits par C.O. arrivèrent rapidement. S.I. refusa de décliner son identité aux policiers et les insulta. Le policier C.O. appela des renforts. Le policier R.A.T., accompagné par le policier S.P. et le témoin certificateur B.A., arrivèrent sur les lieux. Les policiers procédèrent par la force à l’interpellation de S.I. et le menottèrent. C.O. et G.C. l’emmenèrent vers une voiture de police. Par la suite, le policier R.A.T. ordonna que le requérant et ses amis fussent conduits au commissariat de police. S.G. opposa de la résistance. Le requérant et son ami M.M.N. acceptèrent d’accompagner les policiers à leur voiture. Le requérant et S.G. furent conduits à une voiture de police par le policier H.I. Les parties divergent sur le déroulement des événements lors de la montée dans la voiture. Le requérant indique que les policiers C.O. et R.A.T. lui ont reproché de marcher trop lentement. Devant la voiture, le policier R.A.T. l’aurait forcé à baisser la tête et lui aurait tordu le bras gauche dans le dos. Puis R.A.T. l’aurait frappé à coups de poing à la tête et au cou. C.O. lui aurait donné un coup de pied dans l’abdomen. Une fois installé dans la voiture auprès de S.G., le requérant aurait commencé à se plaindre de douleurs au cou. Déclarant se fonder sur le constat des juridictions internes (paragraphe 35 ci-dessous), le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas été blessé par les policiers lors de son interpellation. Les parties s’accordent à dire que, à son arrivée au commissariat, le requérant a été placé dans une salle d’interrogatoire avec M.M.N. et qu’il se plaignait de violentes douleurs dans le cou. Le policier R.A.T. appela une ambulance et le requérant fut transporté à l’hôpital en urgence. B. Les examens médicolégaux effectués sur le requérant Le requérant fut pris en charge par le médecin S.M. Un policier assista à l’examen du requérant. Après avoir constaté que l’intéressé respirait difficilement et que ses voies respiratoires étaient obstruées par la présence d’un hématome, S.M. ordonna son transfert en urgence au service ORL. Le requérant fut hospitalisé du 15 au 28 août 2007 pour traumatisme laryngien avec hématome, insuffisance respiratoire et otite chronique. Dressé à la suite de l’examen médicolégal du requérant, le 20 août 2007, un rapport établissait que l’intéressé souffrait de « traumatisme laryngien ; hématome laryngien, insuffisance respiratoire aiguë, imminence d’asphyxie et dysphonie ». Il comportait les constatations suivantes : « – au niveau de l’abdomen droit (...) une ecchymose violacée de 6 x 4 cm, sur un fond de grande sensibilité lors de la palpation ; – [au niveau de] l’hémithorax gauche postérieur (...), une ecchymose violacée de 5 x 4 cm ; – [le requérant] présente une douleur à l’épaule gauche avec incapacité à soulever à l’horizontale le membre supérieur gauche ; – [il] souffre de maux de tête et de vertiges ; – [il] présente une dysphagie et une dysphonie accentuées lors de la déglutition ; voix cassée ; – il est hospitalisé au service ORL. » Le même rapport médicolégal concluait que le requérant présentait des lésions post-traumatiques causées le 14 août 2007 « par des contacts avec des objets durs comportant des bords et des coins et par des coups portés avec des objets durs. » Le rapport indiquait en outre que les lésions nécessitaient vingt-deux jours de soins médicaux. Le 29 octobre 2007, le requérant fut examiné au service de médecine légale de l’hôpital départemental de Bihor. Le rapport médicolégal établi à cette occasion concluait comme suit : « Les lésions les plus importantes étaient situées au niveau du cou, de l’abdomen et de l’hémithorax gauche postérieur. Les ecchymoses ne nécessitent pas, habituellement, de jours de soins médicaux. Les ecchymoses mentionnées dans les documents médicaux ont pu être causées par des coups (donnés avec les membres supérieurs ou inférieurs). Le traumatisme laryngien avec hématome nécessite quinze jours de soins médicaux. Ces lésions peuvent avoir été produites par un coup porté avec un objet dur au niveau de la région cervicale antérieure (par exemple avec un poing). La pathologie chronique au niveau de l’organe auditif (l’otite chronique) a été localisée au niveau de l’oreille droite. Cette pathologie ne présente pas de lien de causalité avec le traumatisme subi le 14 août 2007. » Un nouveau rapport médicolégal fut établi le 21 novembre 2007 par l’institut de médecine légale de Timişoara sur demande du parquet près la cour d’appel d’Oradea aux fins d’élucider les raisons de l’écart entre le nombre de jours de soins médicaux mentionnés par les deux rapports médicolégaux présentés ci-dessus. Ce rapport indiquait que, lors du premier examen, en raison de la gravité des symptômes présentés par le patient, un nombre de vingt-deux jours de soins médicaux avait été estimé nécessaire. Il précisait que le rapport du 29 octobre 2007 avait pris en compte le fait que l’intéressé avait été hospitalisé pendant quatorze jours et non pendant les vingt-deux jours préconisés par le rapport antérieur du 20 août 2007, ce qui aurait expliqué la diminution du nombre de jours de soins médicaux. C. L’enquête pénale diligentée contre les policiers À une date non précisée, le requérant forma une plainte pénale auprès du parquet près la cour d’appel d’Oradea (« le parquet ») contre les policiers R.A.T. et C.O. qu’il accusait de comportement abusif, infraction réprimée par l’article 250 du code pénal. Il leur reprochait de l’avoir soumis à des mauvais traitements lors de l’incident du 14 août 2007, alors même que son comportement lors de l’interpellation n’aurait aucunement justifié l’usage de la force. Il s’appuyait à cet égard sur la déclaration de S.G., qui confirmait ses dires. Le parquet interrogea les personnes impliquées dans l’incident. Les policiers R.A.T. et C.O. nièrent avoir agressé le requérant. Le médecin S.M., qui avait soigné le requérant lors de son arrivée à l’hôpital, déclara que ce dernier lui avait dit avoir été frappé sans indiquer par qui et il confirma qu’un policier avait assisté à l’examen médical. S.G. déclara que le requérant avait été frappé par les policiers R.A.T. et C.O. sur la terrasse du restaurant et que l’intéressé s’était ensuite déplacé avec difficulté jusqu’à la voiture. Lors de la montée dans le véhicule, le policier R.A.T. lui aurait donné encore plusieurs coups. S.G. déclara également qu’au commissariat il avait été placé dans une autre salle que le requérant et qu’il avait entendu ce dernier parler d’une voix cassée. M.M.N. déclara qu’il n’avait pas vu les policiers frapper le requérant. Il indiqua également que, au commissariat, il avait été placé dans une salle dans laquelle le requérant, assis à une table, aurait reçu du policier C.O. l’ordre de rédiger une déclaration. Il précisa que le requérant se plaignait d’une voix cassée qu’il avait mal à la gorge. Il ajouta que le policier R.A.T. était entré dans la salle et qu’il avait demandé au requérant de décliner son identité en lui mettant une main sur le cou et une autre sur l’épaule. Il indiqua qu’il était alors intervenu pour dire à R.A.T. que le requérant ne se sentait pas bien et lui demander de le laisser tranquille. R.A.T se serait tourné vers lui en lui demandant son nom puis l’aurait emmené dans un autre bureau. L’un des serveurs du restaurant déclara qu’il n’avait entendu aucune dispute sur la terrasse, qu’il avait observé l’arrivée successive des sept policiers dont l’intervention ne lui aurait pas paru nécessaire eu égard à la situation. Il indiqua également que S.I. avait été menotté et que les trois autres personnes avaient été emmenées vers les voitures de police. V.C. et B.C., qui se trouvaient sur la terrasse du restaurant lors de l’incident, déclarèrent que seul S.I. avait été immobilisé par les policiers et que le requérant avait été accompagné à la voiture de police. C.S., l’un des membres de la famille du requérant, déclara qu’il avait rendu visite à ce dernier à l’hôpital où il aurait rencontré S.I. et M.M.N. Il soutint que ces derniers s’interrogeaient sur les raisons qui auraient poussé les policiers R.A.T. et C.O. à agresser le requérant alors que ce dernier se serait soumis à leurs ordres. Une confrontation eut lieu entre le requérant et le policier C.O., lors de laquelle chacun maintint sa version des faits. À une date non précisée, le requérant fut invité à reconnaître son agresseur dans un groupe de personnes. Il ne reconnut pas le policier C.O. et désigna une autre personne. Dans un réquisitoire du 5 mars 2008, le parquet ordonna le renvoi en jugement des policiers R.A.T. et C.O. du chef de comportement abusif. La cour d’appel d’Alba Iulia interrogea des témoins, dont des membres de la famille du requérant, des policiers et des personnes présentes dans le restaurant lors de l’incident. Tous les témoins déclarèrent que le requérant n’avait pas opposé de résistance lors de son interpellation et qu’il n’avait pas été agressé sur la terrasse du restaurant. Le témoin S.G. déclara que le requérant avait été agressé par les policiers au moment de monter dans la voiture de police. Le témoin M.M.N. ajouta qu’il n’avait pas vu les policiers agresser le requérant et que le seul geste de R.A.T. au commissariat aurait été de poser sa main sur son épaule. Par un jugement du 29 janvier 2009, la cour d’appel d’Alba Iulia, se fondant sur l’article 10 c) du code de procédure pénale, acquitta les deux policiers au motif qu’ils n’avaient pas commis les faits reprochés. La cour d’appel s’exprimait dans ces termes : « (...) La cour [d’appel] relève qu’en l’espèce il est évident que la partie lésée Andrişcă Viorel a souffert d’une agression, confirmée par l’ensemble des documents médicaux figurant au dossier. Ce qui est controversé, (...) c’est l’identité de la personne qui a causé les lésions de la victime. L’accusation selon laquelle la victime aurait été agressée par R.A.T. et C.O. n’est confirmée, de manière directe, que par la partie lésée et le témoin S.G., et, de manière indirecte, que par les parents de la victime qui lui ont rendu visite à l’hôpital mais qui n’avaient pas assisté à l’incident. En l’espèce, la cour [d’appel] écarte ces preuves indirectes, au motif qu’elles ne constituent pas un fondement solide découlant de la description de faits incontestés. S’agissant de la déclaration du témoin S.G. qui était présent lors des deux premières étapes de l’incident supposé (à savoir sur la terrasse du restaurant (...) et lors du déplacement vers la voiture), la cour [d’appel] l’écarte au motif qu’elle est unique et qu’elle est totalement contredite par les dépositions des autres témoins. (...) La cour [d’appel] estime, après avoir confronté les déclarations des témoins présents, à savoir H.I., G.C., M.M.N., I.B. et G.C., que la partie lésée Andrişcă Viorel n’a pas été agressée sur la terrasse du restaurant, son bon comportement n’ayant pas nécessité l’intervention des organes de la police. Cet aspect est reconnu de manière unanime par tous les témoins, tant ceux à charge que ceux à décharge, proposés par les inculpés, témoins qui ont affirmé constamment que la partie lésée Andrişcă Viorel (...) n’avait opposé aucune résistance (...) Dans ce contexte, la cour [d’appel] estime que l’attitude docile de la victime ne pouvait faire naître la nécessité d’un acte d’immobilisation de la part des agents de police. Quant à l’incident qui aurait eu lieu lors de la montée dans le véhicule de la police, la cour [d’appel] constate que les allégations formulées à l’encontre des deux accusés sont fondées sur des preuves insuffisantes et qui ont été interprétées de manière erronée par le parquet. Les seuls à avoir dénoncé l’agression sur la victime sont S.G. et la victime elle-même. Leurs déclarations contiennent une série d’inexactitudes et elles sont infirmées par l’ensemble des preuves instruites dans l’affaire, ce qui convainc la cour [d’appel] de leur manque de véracité. Ainsi, les témoins oculaires I.C.B., G.G.I., M.M.N., B.C. et V.C. affirment de manière unanime que l’inculpé R.A.T. n’a pas accompagné les quatre personnes, dont la partie lésée, jusqu’à la voiture de police et qu’il est resté sur la terrasse afin de faire soigner ses blessures. (...) Partant, il est exclu que l’inculpé ait participé à l’agression de la victime lors de sa montée dans la voiture, et les accusations sont sans fondement. Un autre aspect qu’il convient de retenir est celui de la manière dont les personnes étaient réparties dans les deux voitures de police : la partie lésée Andrişcă Viorel et le témoin S.G. sont montés dans l’une des voitures avec l’agent H.I. ; S.I. a été accompagné à la voiture par l’inculpé C.O. et l’agent de police G.C., le témoin M.M.N. s’étant déplacé de son plein gré, accompagné par l’agent de police B.R. Dans ces circonstances, qui ont été confirmées par les autres témoins présents et par les deux inculpés, la cour [d’appel] constate que l’inculpé C.O. n’a pas eu de contact direct avec la victime et qu’il était donc dans l’incapacité de l’agresser lors de sa montée dans la voiture. Les déclarations des témoins oculaires V.C. et K.L. confirment cette hypothèse. Ceux-ci ont déclaré que la portière de la voiture dans laquelle la victime était montée avait été ouverte par un homme vêtu d’un tee-shirt rouge et non pas par l’un des inculpés. S’agissant des affirmations selon lesquelles la victime a été agressée au commissariat, la cour [d’appel] constate qu’elles sont mal fondées, compte tenu de ce que l’inculpé R.A.T. était présent dans un autre bureau que celui dans lequel la partie lésée et le témoin M.M.N. avaient été placés. (...) Un autre argument pour exclure toute accusation contre l’inculpé C.O. est l’incapacité pour la partie lésée de le reconnaître dans un groupe. Ainsi, les preuves administrées démontrent sans doute aucun que, bien que la partie lésée ait indiqué C.O. comme agresseur, elle a été dans l’impossibilité de le reconnaître, ayant désigné à sa place le témoin J.C.I. La cour [d’appel] estime que, compte tenu de ce qui précède, les accusations formulées contre les deux inculpés ne sont pas suffisamment solides pour fonder leur condamnation. Les inculpés ont constamment nié la réalité des faits allégués et le rapport de constatation technico-scientifique a conclu à l’absence de comportement simulé de l’inculpé R.A.T. En l’espèce, il ne s’agit pas de chercher à savoir si ces derniers ont outrepassé leurs fonctions (quand bien même la situation l’aurait imposé), mais il convient de noter que les accusations formulées n’ont aucun fondement réel. (...) En l’espèce, la coexistence de présomptions graves de culpabilité ou de faits qui pouvaient mener, au-delà de tout doute raisonnable, à la conclusion que les inculpés R.A.T. et C.O. ont agressé la partie lésée, n’a pas été établie. Les accusations formulées ne peuvent pas être basées de manière objective uniquement sur la déclaration de la victime et d’un témoin, dont la déposition est subjective dans le contexte, ou sur les perceptions de certaines personnes qui, sans avoir un minimum de connaissances quant aux responsabilités des agents de police, se sont avancées à faire des commentaires sur l’affaire (tels que « la présence d’un nombre si important de policiers sur la terrasse ne s’imposait pas », « leur intervention n’était pas nécessaire », etc.) Il n’y a pas de doute que la partie lésée Andrişcă Viorel a subi une réelle agression qui a nécessité quinze jours de soins médicaux, agression qui s’est probablement produite lors des événements du 14 août 2007. La cour [d’appel] souligne toutefois que cet aspect n’entraîne pas automatiquement, en l’absence de preuves solides de culpabilité, la condamnation des deux inculpés. » Le parquet et le requérant formèrent des pourvois en recours. Le parquet soutenait que la cour d’appel avait fait une interprétation erronée des déclarations des témoins et qu’elle n’avait aucunement justifié les lésions causées à la victime. Le requérant sollicita la cassation du jugement rendu en première instance et la condamnation des policiers. Par un arrêt définitif du 7 juillet 2009, la Haute Cour de cassation et de justice rejeta les recours et confirma le bien-fondé du jugement rendu en première instance. Elle jugea que la cour d’appel avait interprété correctement les déclarations des témoins d’où il ressortait que les accusés n’avaient pas commis les faits reprochés. D. La condamnation de S.G. pour outrage à agent Entre-temps, le 20 août 2007, le policier R.A.T. avait saisi le parquet près le tribunal de première instance de Salonta d’une plainte pénale contre S.I. et S.G. pour insultes à son égard lors de l’incident du 14 août 2007. À la suite de cette plainte, S.G. avait été condamné pénalement pour outrage à agent. E. Les actions en dédommagement engagées par les policiers contre le requérant La plainte pénale du chef de diffamation Le 10 août 2009, le policier R.A.T. saisit le parquet d’une plainte pénale contre le requérant pour diffamation. Il lui reprochait de l’avoir accusé de comportement abusif, d’avoir poussé le témoin S.G. à faire des faux témoignages contre lui et d’avoir proposé des témoins fictifs dans la procédure pénale diligentée contre lui pour abus de fonction. Des poursuites pénales furent entamées contre le requérant du chef de diffamation. Par une ordonnance du 22 juin 2010, le parquet près la cour d’appel d’Oradea mit fin aux poursuites et rendit un non-lieu en faveur du requérant. Il estimait que le seul acquittement de R.A.T. ne pouvait justifier la condamnation du requérant pour diffamation dès lors qu’il n’aurait été apporté aucune preuve de mauvaise foi dans ses déclarations. Pour ce qui était de l’implication de témoins fictifs dans la procédure pénale, le parquet notait qu’en effet le requérant avait proposé un témoin qui n’avait pas pu être localisé, mais qu’il avait par la suite renoncé à sa citation. Le parquet en concluait qu’il n’était pas prouvé que le requérant eût tenté d’utiliser des témoins fictifs pour accuser R.A.T. Cette ordonnance fut confirmée par un arrêt définitif du tribunal départemental de Bihor du 18 février 2011. L’action en responsabilité civile délictuelle Le 21 juillet 2011, se fondant sur les articles 998 et 999 du code civil en vigueur à l’époque des faits, R.A.T. saisit les juridictions internes d’une action en responsabilité civile délictuelle contre le requérant, arguant que la plainte pénale pour comportement abusif que ce dernier avait formulée contre lui s’était soldée par son acquittement. Il alléguait notamment qu’en réalité, le 14 août 2007, le requérant avait été agressé par le témoin S.G., lequel aurait été, par ailleurs, condamné pour outrage à agent. Dans les observations qu’il formula en réponse, le requérant indiquait qu’il avait été acquitté du chef de diffamation et que sa plainte pénale n’avait causé aucun préjudice à R.A.T. Il contestait l’arrêt de la cour d’appel d’Alba Iulia par lequel R.A.T. avait été acquitté, alléguant que la décision de renvoyer R.A.T. en jugement avait appartenu au parquet, qui, selon le requérant, avait estimé qu’il y avait des preuves suffisantes dans l’affaire pour réaliser cet acte procédural. Le policier C.O. se constitua partie intervenante dans la procédure et sollicita la réparation du préjudice qu’il disait avoir subi en raison de sa mise à disposition (a fost pus la dispoziţie) au cours de la procédure pénale engagée contre lui à la suite de la plainte pénale du requérant. Par un jugement du 10 juillet 2012, le tribunal de première instance de Marghita fit partiellement droit à l’action de R.A.T. et de C.O. et condamna le requérant à leur verser respectivement 8 500 lei roumains (RON) et 11 000 RON pour dommage moral, ainsi que 18 635 RON et 320 RON pour dommage matériel. Le tribunal de première instance notait que, selon les décisions d’acquittement, les faits d’agression sur le requérant avaient été commis par des personnes autres que les deux policiers mis en cause. Or, pendant toute la période pendant laquelle les policiers avaient été renvoyés en jugement, ils auraient été mis à disposition et par conséquent leurs salaires auraient diminué. En outre, des témoins proposés par les policiers auraient attesté du stress et des difficultés matérielles des policiers pendant cette période. Le tribunal de première instance estimait que le préjudice des policiers avait été causé par la négligence ou l’imprudence avec laquelle le requérant avait agi en déposant sa plainte pénale. Il relevait que, dans l’action pénale contre les policiers, la Haute Cour de cassation et de justice avait jugé de manière irrévocable que les accusations du requérant « ne présentaient aucun fondement réel » et qu’il « n’y avait aucune preuve certaine de la culpabilité des inculpés ». Ce jugement fut confirmé par un arrêt définitif du tribunal départemental de Bihor no 1015/2013. Les policiers engagèrent une exécution forcée contre le requérant afin d’obtenir le paiement des sommes accordées à l’issue de cette procédure. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 250 du code pénal incriminant le comportement abusif était ainsi libellé à l’époque des faits : « (1) La profération d’injures à l’égard d’une personne par un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions est passible d’une peine d’un mois à un an d’emprisonnement ou d’une amende. (...) (3) Les coups ou autres actes de violence commis par un fonctionnaire dans les conditions décrites au premier alinéa sont passibles d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement ou d’une amende. (4) L’infraction de coups et blessures aggravée commise par un fonctionnaire dans les conditions décrites au premier alinéa est passible d’une peine de trois à douze ans d’emprisonnement. » L’article 10 du code de procédure pénale était ainsi rédigé à l’époque des faits dans sa partie pertinente en l’espèce : « L’action publique ne peut pas être déclenchée et, lorsqu’elle a été déclenchée, elle ne peut pas être poursuivie si : (...) c) les faits n’ont pas été commis par le suspect ou par l’inculpé (fapta nu a fost comisă de învinuit sau de inculpat). » Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 218/2002 relative à l’organisation et au fonctionnement de la police roumaine, en vigueur à l’époque des faits, se lisaient ainsi : Article 31 (1) Dans l’accomplissement de ses tâches, le policier est dépositaire de l’autorité publique et il a les droits et obligations suivants : (...) b) accompagner au commissariat de police les personnes qui, par leurs actions, mettent en péril la vie des individus, l’ordre public ou d’autres valeurs sociales, ainsi que celles qui sont suspectées d’avoir commis des faits illégaux et dont l’identité n’a pas pu être établie dans les conditions prévues par la loi ; en cas de non-respect des ordres d’un agent de police, celui-ci est autorisé à recourir à la force ; (...) » Les articles 998 et 999 du code civil régissant la responsabilité civile délictuelle, tels qu’en vigueur à l’époque des faits, sont présentés dans l’arrêt Iambor c. Roumanie (no 1), (no 64536/01, § 142, 24 juin 2008).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1990 et réside à Kaboul (Afghanistan). La demande d’asile du requérant en Roumanie Le 3 mars 2010, le requérant entra en Roumanie et fut arrêté par la police des frontières alors qu’il tentait de passer illégalement la frontière de la Roumanie vers la Hongrie. Le 31 mars 2010, il déposa une demande d’asile devant l’Office roumain pour l’immigration (ORI). Le requérant bénéficia d’un entretien avec un officier de l’ORI, en présence d’un interprète. Il affirma que, en cas de retour en Afghanistan, il risquait d’être soumis à la torture et à des mauvais traitements par les talibans. À cet égard, il déclara ce qui suit au sujet de son père : ce dernier était chauffeur d’un camion-citerne et transportait du pétrole du Pakistan vers l’Afghanistan ; il avait été recherché en 2007 par les talibans qui, ne l’ayant pas trouvé à son domicile, avaient tiré dans une jambe du requérant à titre d’avertissement ; il avait été tué ultérieurement par les talibans lors d’une attaque contre un convoi américain dont il faisait partie. Le requérant déclara également ce qui suit : par la suite, il avait rencontré une jeune fille chiite qui avait accepté de partir avec lui sans l’accord de sa famille ; les proches de la jeune fille avaient alors déposé plainte ; la jeune fille et luimême avaient ensuite été retrouvés par la police et le requérant avait été emprisonné, sans qu’un procès eût lieu, pendant un an et dix mois. Le père de la jeune fille aurait fait tuer la mère du requérant. Avec l’aide de son oncle, le requérant aurait versé un pot-de-vin aux autorités et celles-ci auraient décidé de sa remise en liberté. Par la suite, le requérant aurait quitté l’Afghanistan à l’aide d’un passeur. Par une décision du 9 août 2010, l’ORI rejeta la demande d’asile du requérant, considérant que les déclarations de ce dernier manquaient de crédibilité. L’ORI releva les contradictions suivantes dans les déclarations en question successives : l’intéressé avait affirmé qu’il était né en 1990 puis dit qu’il n’avait pas de documents d’identité ; il avait indiqué qu’il avait suivi les cours de l’école primaire et du collège puis déclaré qu’il était analphabète ; il avait déclaré que son père, chauffeur, transportait du pétrole pour les Américains puis dit qu’il transportait des produits alimentaires ; et il avait affirmé que son père avait été tué par les talibans puis indiqué qu’il ne savait pas avec précision si son père avait été tué par les talibans, ajoutant que cette information lui avait été fournie par son oncle sans autre précision. Après avoir noté que le requérant ne pouvait pas fournir d’informations quant aux circonstances concrètes dans lesquelles ses parents étaient décédés et qu’il était resté encore en Afghanistan après l’incident de 2007, l’ORI décida que l’intéressé n’avait pas prouvé l’existence d’un danger personnel, immédiat et réel d’être soumis à la torture et à des mauvais traitements. L’ORI se référa dans sa décision à des documents internationaux de 2009 contenant des renseignements sur le pays d’origine du jeune homme. Le requérant contesta cette décision devant le tribunal de première instance de Bucarest. Dans la procédure judiciaire d’asile, le requérant fut assisté par un avocat mis à sa disposition par une organisation non gouvernementale, le Conseil national roumain pour les réfugiés (« le CNRR »), agissant dans le cadre d’un programme d’assistance judiciaire. Le requérant fut cité à comparaître pour une audience qui devait se tenir le 17 décembre 2010 à 8 h 30 devant le tribunal de première instance de Bucarest. Il reçut la citation en roumain et il la signa. Il se présenta à l’audience du 17 décembre 2010 assisté par un avocat. Le requérant fut interrogé par le tribunal le 23 février 2011, en présence d’un interprète et de son avocat. Par un jugement rendu le même jour, le tribunal de première instance de Bucarest confirma la décision contestée. Le tribunal jugea que les craintes de l’intéressé quant aux risques de persécutions ou de mauvais traitements en cas de retour en Afghanistan n’étaient pas étayées. Cette décision fut communiquée au requérant le 13 juillet 2011 à son ancienne adresse – à savoir au centre des réfugiés –, bien qu’à cette date l’intéressé ne se trouvât plus à cet endroit. Le requérant forma un pourvoi en recours contre ce jugement et, le 28 juillet 2011, il demanda à recevoir la citation dans le centre pour les réfugiés d’Arad où il avait été transféré. Le requérant fut ensuite transféré dans le centre pour les étrangers d’Otopeni. Il fut présent aux audiences tenues les 14 novembre et 12 décembre 2011 dans le cadre de la procédure d’asile. Il ressort des documents du dossier qu’à cette dernière audience le requérant a été assisté par un avocat. Par un arrêt définitif du 22 décembre 2011, le tribunal départemental de Bucarest confirma le jugement rendu en première instance. Le tribunal départemental jugea que le requérant n’avait aucunement apporté de preuves étayant ses craintes quant aux risques de persécutions en cas de retour dans son pays, et il considéra que ses affirmations n’étaient pas confirmées par les renseignements sur son pays d’origine. Il nota que le requérant avait fait des déclarations contradictoires, qu’il avait déposé sa demande d’asile en Roumanie après avoir été interpellé par les autorités roumaines alors qu’il essayait de traverser frauduleusement la frontière de la Roumanie vers la Hongrie et que le tribunal de première instance avait examiné la situation concrète de l’intéressé en se reportant aux dispositions légales applicables. La procédure engagée par le parquet aux fins de déclaration du requérant comme personne indésirable et de placement dans un centre pour les étrangers Le 16 décembre 2010, le service roumain de renseignements (Serviciul român de informații, ci-après « le SRI ») soumit au parquet près la cour d’appel de Bucarest (« le parquet ») une proposition visant à la déclaration du requérant comme personne indésirable et à son interdiction de séjour en Roumanie pour une période de quinze ans, au motif que des informations sérieuses indiquaient que l’intéressé menait des activités de nature à mettre en danger la sécurité nationale. Le SRI fonda sa demande sur des documents et renseignements présentés au parquet, classés secret d’État de niveau « top secret » (strict secret). Par une décision rendue le même jour, le parquet saisit la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel ») d’une demande de déclaration du requérant comme personne indésirable pour une période de quinze ans, pour des raisons liées à la sécurité nationale. Il fonda sa demande sur l’article 85 alinéa 1 de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 12 décembre 2002 sur le régime des étrangers en Roumanie (« l’OUG no 194/2002 »), combiné avec l’article 3 i) et l) de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale (« la loi no 51/1991 »), et sur l’article 44 de la loi no 535/2004 sur la prévention et la lutte contre le terrorisme (« la loi no 535/2004 »). Il demanda également que la garde de l’intéressé soit confiée aux autorités publiques jusqu’à l’exécution de la reconduite à la frontière (plasarea în custodie publică). Le parquet indiquait qu’il ressortait des documents mis à sa disposition par le SRI que le requérant avait mené des activités ayant pour objectif de favoriser des actes terroristes. Le 16 décembre 2010, le requérant, qui se trouvait dans le centre pour les réfugiés de Bucarest, fut cité à comparaître pour une audience qui devait se tenir le 17 décembre 2010 à 12 heures devant la cour d’appel de Bucarest. La citation rédigée en roumain et comportant la mention manuscrite en roumain « j’ai été informé » fut signée par le requérant. a) La procédure devant la cour d’appel Les documents fournis par le SRI, à l’appui de sa demande, au parquet furent versés au dossier de l’affaire pour que la cour d’appel puisse les examiner. L’ORI fut cité à comparaître dans la procédure en tant que partie défenderesse. Le requérant ne se présenta pas à l’audience du 17 décembre 2010 devant la cour d’appel et ne versa aucun document au dossier. Par un arrêt no 133 CC rendu le jour de l’audience, la cour d’appel fit droit à la demande du parquet, déclara le requérant personne indésirable pour une période de quinze ans et ordonna son placement dans un centre spécial jusqu’à l’exécution de l’arrêt. La cour d’appel indiqua dans sa décision que : « En examinant les renseignements communiqués par le SRI, classés secret d’État de niveau "top secret", la cour constate que ceux-ci prouvent que le citoyen étranger mène des activités qui sont de nature à mettre en danger la sûreté nationale ». Elle cita ensuite intégralement les textes de l’article 3 i) et l) de la loi no 51/1991, de l’article 44 de la loi no 535/2004, de l’article 147 de l’OUG no 194/2002 et de l’article 32 de la loi no 46/1991 portant adhésion de la Roumanie à la Convention sur le statut des réfugiés. La cour d’appel conclut ainsi : « Compte tenu de ce qui précède et eu égard à l’article 85 alinéa 5 de l’OUG no 194/2002, selon lequel, lorsque l’étranger est déclaré indésirable pour des raisons liées à la sécurité nationale, la décision ne mentionne pas les données et les informations qui justifient cette mesure, la cour d’appel fait droit à la demande [du parquet] et déclare le citoyen afghan N.M. (...) personne indésirable pour une période de quinze ans. La cour d’appel ordonne le placement du requérant dans un centre spécial, en application de l’article 97 alinéa 4 de l’OUG no 194/2002 (...), jusqu’à l’exécution de cette décision, dans les conditions prévues par l’article 85 alinéa 8 [de la même ordonnance]». La cour d’appel indiqua dans son arrêt que celui-ci était susceptible d’un pourvoi en recours dans un délai de quinze jours à partir de sa communication. Le même jour, à 13 h 15, l’ORI, chargé de l’exécution de l’arrêt no 133 CC de la cour d’appel, interpella le requérant dans la rue. L’ORI rendit une décision informant le requérant que, par son arrêt no 133 CC du 17 décembre 2010, la cour d’appel l’avait déclaré personne indésirable pour une période de quinze ans. L’intéressé fut également informé que son droit de séjour en Roumanie avait pris fin le 17 décembre 2010 et que, sur le fondement de l’article 85 § 8 de l’OUG no 194/2002, il devait être placé dans un centre spécial jusqu’à son éloignement du territoire. Cette décision, qui était rédigée en roumain et en anglais, fut présentée personnellement au requérant qui la signa. S’agissant du placement du requérant dans un centre spécial (măsura luării în custodie publică), par une autre décision du même jour, rédigée en roumain et en anglais, l’ORI informa le requérant que, par son arrêt no 133 CC, la cour d’appel avait décidé de ce placement en conformité avec l’article 97 §§ 1 et 4 de l’OUG no 194/2002 et que cette mesure cessait par l’exécution de l’arrêt susmentionné conformément à l’article 85 § 8 de l’OUG no 194/2002. Il était noté enfin, dans la même décision, que « la mesure de placement dans un centre spécial pouvait être contestée dans un délai de dix jours à partir de la communication, devant la Haute Cour de cassation et de justice. » Toujours le 17 décembre 2010, le requérant fut transféré du centre des réfugiés au centre pour les étrangers d’Otopeni situé à Bucarest (« le centre pour les étrangers d’Otopeni »). Le 21 décembre 2010, l’arrêt du 17 décembre 2010 de la cour d’appel fit l’objet d’une communication par voie d’affichage, au nom du requérant, dans le centre des réfugiés d’Arad. Étant donné que le requérant n’était pas dans ce centre, il ne prit pas connaissance de cette communication. b) La procédure devant la Haute Cour de cassation et de justice Du 17 décembre 2010 au 17 juin 2011, le requérant fut placé dans le centre pour les étrangers d’Otopeni. Le 17 juin 2011, il fut transféré dans le centre pour les étrangers d’Arad où il resta jusqu’au 1er novembre 2011. Entre-temps, le 2 septembre 2011, le requérant, représenté par une avocate, avait formé un pourvoi en recours devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») contre l’arrêt du 17 décembre 2010 susmentionné. Il demandait la réouverture du délai de recours contre l’arrêt, ce délai étant de dix jours à partir de la communication de la décision. Il indiquait qu’il avait été cité à comparaître devant la cour d’appel par une citation écrite en roumain, soutenant qu’il ne connaissait pas cette langue et qu’il n’avait pas compris le contenu de la citation. Il ajoutait qu’il n’avait pas pu se présenter à l’audience devant la cour d’appel au motif que, le même jour, il devait être présent à une audience dans le cadre de la procédure d’asile. Il précisait également que l’arrêt contesté ne lui avait pas été communiqué le 21 décembre 2010 à l’adresse exacte, à savoir au centre pour les étrangers d’Otopeni où il se trouvait à cette date. S’agissant du fond de son recours, le requérant alléguait que, pendant la procédure, il n’avait pas bénéficié de garanties suffisantes contre l’arbitraire, dans la mesure où il n’avait pas eu accès aux documents soumis par le parquet à la cour d’appel et où la décision de cette dernière instance n’aurait été aucunement motivée. Il indiquait que sa privation de liberté était irrégulière. Le 8 septembre 2011, la Haute Cour cita le requérant à comparaître pour une audience qui devait avoir lieu le 16 septembre 2011. Le requérant, qui se trouvait dans le centre pour les étrangers d’Arad, ne fut pas amené à l’audience à laquelle il fut représenté par l’avocat de son choix. Lors de l’audience du 16 septembre 2011, l’avocate du requérant releva que ce dernier se trouvait dans le centre pour les étrangers d’Arad, qu’il y avait été cité à comparaître en roumain et qu’il n’avait pas été amené à l’audience alors que l’objet de l’affaire aurait dû imposer sa présence. La Haute Cour rejeta ces arguments, indiquant que l’intéressé avait été légalement cité et que ses droits étaient garantis par la présence de son avocate. Par un arrêt définitif du 16 septembre 2011, la Haute Cour rejeta le recours du requérant pour tardiveté. La Haute Cour nota que le délai prévu en droit commun pour former un pourvoi en recours était de quinze jours, sauf dispositions contraires de la loi, et que, en l’espèce, la loi prévoyait un délai spécial pour former un recours contre l’arrêt rendu sur le fondement de l’article 85 de l’OUG no 194/2002, ce délai spécial étant de dix jours à partir de la communication. La Haute Cour releva que, s’il était vrai que la communication de l’arrêt contesté avait été faite au requérant par voie d’affichage au centre des réfugiés d’Arad alors qu’il ne s’y trouvait pas, il n’en restait pas moins que l’intéressé avait été informé de cet arrêt. Elle nota ainsi que, le 17 décembre 2010, l’ORI avait informé le requérant en roumain et en anglais de ce que, par l’arrêt no 133 CC de la cour d’appel, il avait été déclaré personne indésirable pour une durée de quinze ans et qu’il devait être éloigné sous escorte du territoire du pays. Elle nota aussi que le requérant avait signé le document l’informant de la mesure ordonnée contre lui et qu’il avait été immédiatement transféré au centre pour les étrangers d’Otopeni en vue de son éloignement du territoire. Elle observa également que, comme cette mesure n’avait pas pu être immédiatement mise à exécution, l’intéressé avait été ensuite transféré au centre pour les étrangers d’Arad. Compte tenu de ces éléments, la Haute Cour conclut que les affirmations du requérant concernant son impossibilité de prendre connaissance de l’arrêt contesté dans un « délai suffisant (în timp util) » n’étaient pas crédibles, et elle rejeta la demande de l’intéressé visant à la réouverture du délai légal aux fins d’introduction d’un pourvoi en recours contre l’arrêt du 17 décembre 2010. Le régime subi par le requérant dans le centre pour les étrangers d’Otopeni Le requérant fut placé dans le centre pour les étrangers d’Otopeni du 17 décembre 2010 au 17 juin 2011 et du 1er novembre 2011 au 12 janvier 2012, date de son transfert vers Kaboul. Du 17 juin au 1er novembre 2011, le requérant demeura au centre pour les étrangers d’Arad. a) Version du requérant Le requérant indique qu’il a été isolé des autres étrangers et que tout contact avec le monde extérieur lui était interdit dans le centre pour les étrangers d’Otopeni. b) Version du Gouvernement Le Gouvernement décrit comme suit le régime auquel le requérant a été soumis dans le centre pour les étrangers d’Otopeni. Pendant son séjour dans le centre, le requérant a été hébergé séparément des autres étrangers s’y trouvant, mais il a bénéficié de tous les droits prévus par la loi. Il a eu accès à un avocat et à un interprète qui l’ont assisté dans la procédure d’asile. Il avait le droit d’utiliser ses objets personnels, y compris son téléphone portable pour lequel il reçut une carte SIM le 18 juillet 2011. Le 22 juin 2011, il reçut divers articles, achetés pour lui, tels du thé et des cigarettes. Il demanda l’autorisation de recevoir la visite d’un compatriote et l’obtint. Le 12 janvier 2012, le requérant fut renvoyé à Kaboul. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 122/2006 sur l’asile en Roumanie, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées : Article 10 « Toutes les données et [tous] les renseignements concernant la demande d’asile sont confidentiels. L’obligation de respecter la confidentialité s’impose à toutes les autorités, aux organisations qui mènent des activités liées à l’asile ou aux personnes impliquées dans la procédure d’asile ou qui entrent en possession de tels documents de manière occasionnelle. » Article 17 « 1. Pendant la procédure d’asile, l’étranger qui sollicite une forme de protection a les droits suivants : a) [le droit] de rester sur le territoire de la Roumanie jusqu’à l’expiration d’un délai de quinze jours après la finalisation de la procédure d’asile (...) ; La procédure d’asile prévue au premier alinéa est finalisée (...) à la date du prononcé de la décision de la juridiction de recours. » L’article 3 i) et l) de la loi no 51/1991, l’article 44 de la loi no 535/2004, l’article 147 de l’OUG no 194/2002 et l’article 32 de la loi no 46/1991 portant adhésion de la Roumanie à la Convention sur le statut des réfugiés sont exposés dans la décision S.C. c. Roumanie ((déc.), no 9356/11, 6 mars 2012). Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’OUG no 194/2002 sur le régime des étrangers en Roumanie, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées : Article 85 – La déclaration d’un étranger comme personne indésirable « 1. La déclaration qu’un étranger est indésirable est une mesure prise à l’encontre d’une personne qui a mené ou mène des activités de nature à mettre en danger la sécurité nationale ou l’ordre public, ou s’il existe des informations suffisantes montrant qu[e cette personne] a l’intention de mener de telles activités. La mesure prévue au paragraphe précédent est prise par la cour d’appel de Bucarest, sur proposition du procureur désigné à cet effet, nommé auprès du parquet près la cour d’appel de Bucarest. Le procureur saisit la cour d’appel, sur proposition des institutions ayant des attributions dans le domaine de l’ordre public et de la sécurité nationale qui disposent d’informations ou d’indices allant dans le sens du paragraphe premier. Les données et les renseignements qui fondent la proposition de déclarer un étranger indésirable pour des raisons liées à la sécurité nationale sont mis à la disposition de la juridiction, dans les conditions établies par les actes normatifs qui régissent les activités liées à la sûreté nationale et la protection des renseignements classés. La demande prévue au deuxième alinéa est jugée en chambre du conseil, avec la citation des parties. La cour d’appel informe l’étranger des faits qui fondent la demande, dans le respect des dispositions des actes normatifs qui régissent les activités liées à la sûreté nationale et la protection des renseignements classés. La cour d’appel rend un arrêt motivé, dans un délai de dix jours à compter de la demande formulée dans les conditions prévues à l’alinéa 2. L’arrêt de la juridiction est définitif. Lorsque l’étranger est déclaré indésirable pour des raisons liées à la sécurité nationale, les données et les renseignements qui justifient la décision ne sont pas mentionnés dans le contenu de ladite décision. L’arrêt est communiqué à l’étranger et à l’Office roumain pour l’immigration, pour être mis à exécution. Le droit de séjour de l’étranger cesse à la date du prononcé de l’arrêt le déclarant indésirable. L’exécution de l’arrêt par lequel l’étranger a été déclaré indésirable est réalisée par la reconduite de l’étranger à la frontière ou dans son pays d’origine, par le personnel spécialisé de l’Office roumain pour l’immigration. L’étranger peut être déclaré indésirable pour une période de cinq à quinze ans (...) » Article 86 – Le recours contre l’arrêt prévu à l’article 85 alinéa 5 « 1. L’arrêt prévu à l’article 85 alinéa 5 peut être contesté par un pourvoi en recours, dans un délai de dix jours à partir de la date de sa communication, devant la Haute Cour de cassation et de justice. La Haute Cour rend une décision dans un délai de cinq jours à compter de la date du dépôt du pourvoi en recours. L’utilisation de la voie de recours prévue à l’alinéa 1 n’a pas d’effet suspensif sur l’exécution de l’arrêt par lequel l’étranger a été déclaré indésirable (...) » Article 97 - Le placement des étrangers dans un centre spécial « 1. Le placement dans un centre spécial (luarea in custodie publica) vise à la restriction temporaire de la liberté de mouvement sur le territoire de l’État roumain, il ordonné par un magistrat à l’encontre d’un étranger (...) qui a été déclaré indésirable (...) ; Le tribunal peut ordonner que l’étranger à l’encontre duquel une mesure d’expulsion a été ordonnée soit placé dans un centre spécial jusqu’à ce que l’expulsion soit réalisée par les organes de police, conformément aux normes du code de procédure pénale, sans que le placement dans le centre puisse dépasser deux ans. Le placement d’un étranger déclaré indésirable dans un centre spécial est ordonné par la juridiction qui a déclaré la personne indésirable par un arrêt [rendu conformément] à l’article 85 alinéa 5. Le placement cesse lors de l’exécution de l’arrêt, dans les conditions prévues par l’article 85 alinéa 8. » Article 99 – Les droits et les obligations des étrangers hébergés dans des centres « 1. Les étrangers hébergés dans des centres bénéficient des droits prévus par la loi, ainsi que de ceux prévus par les traités et les accords internationaux en la matière et auxquels la Roumanie est partie. Les étrangers hébergés dans des centres ont droit à l’assistance juridique, médicale et sociale, ainsi qu’au respect de leurs propres opinions et de leurs spécificités en matière de religion, philosophie et culture. Les étrangers hébergés dans des centres ont le droit d’être informés immédiatement après avoir été amenés dans ces lieux, dans leur langue ou dans une autre langue qu’ils comprennent, des motifs principaux qui ont mené à la prise de la mesure, des droits et obligations qu’ils ont pendant leur séjour dans ces centres (...) Pendant toute la période de séjour dans les centres, les étrangers sont assurés de la possibilité de communiquer avec les représentants diplomatiques et consulaires de leur État d’origine. Le personnel des centres traite les étrangers sans discrimination fondée sur la race, le sexe, l’âge, la culture, la nationalité, la religion ou l’appartenance à un certain groupe social. Pendant toute la période de séjour dans les centres, les étrangers sont obligés de respecter les règles, le programme journalier et l’ordre intérieur établis par le règlement d’organisation et de fonctionnement [desdits centres]. (...) ». Article 101 - Mesures spéciales « 1. Les étrangers placés dans des centres spéciaux, condamnés par une décision de justice définitive, sont hébergés séparément des autres catégories d’étrangers. Pendant toute la période au cours de laquelle les étrangers visés à l’alinéa 1 se trouvent soumis à la mesure de placement dans des centres spéciaux, leur déplacement en dehors de ces centres est réalisé sous escorte. » L’article 97 de l’OUG no 194/2002 tel que reproduit ci-dessus a été modifié par la loi no 157/2011 portant modification des actes normatifs concernant le régime des étrangers, entrée en vigueur le 31 juillet 2011. Il prévoit désormais ce qui suit : Article 97 - Le placement des étrangers dans un centre spécial « 3. La mesure [de placement dans un centre spécial] peut être ordonnée par un tribunal lorsqu’il prononce un arrêt par lequel l’étranger est déclaré personne indésirable ou [lorsqu’il] ordonne son expulsion. Dans ce cas, le placement dans un centre spécial est ordonné jusqu’à l’éloignement du territoire de la Roumanie, mais il ne peut pas dépasser dix-huit mois. » III. LE RAPPORT DU COMITÉ EUROPÉEN POUR LA PRÉVENTION DE LA TORTURE ET DES PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS OU DÉGRADANTS CONCERNANT LA ROUMANIE Le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») relatif à sa visite effectuée en Roumanie du 8 au 19 juin 2006, y compris dans le centre pour les étrangers d’Otopeni, publié le 11 décembre 2008, est ainsi rédigé : « 47. Les conditions matérielles de détention dans l’ancienne partie du centre de détention d’Otopeni avaient été qualifiées de satisfaisantes dans le rapport du CPT relatif à la visite de 2002. En outre, tous les dortoirs du bâtiment récemment construit étaient en très bon état et bien équipés, et n’appellent pas de commentaire particulier. Pour ce qui est du régime, certaines améliorations ont été constatées depuis la dernière visite. Tous les jours, de 9 heures à 12 heures, les détenus pouvaient disposer d’une possibilité d’exercice en plein air sur une terrasse d’environ 90 m² et avaient accès à diverses activités à l’intérieur (par exemple, salle de remise en forme, ping-pong, bibliothèque) et à des installations sportives en plein air (volley-ball, par exemple). Cela étant, la délégation a été surprise d’apprendre que, dans la pratique, les étrangers étaient enfermés dans leur dortoir pendant les 21 heures restantes de la journée, bien que le personnel lui ait affirmé au début de la visite que les dortoirs étaient d’ordinaire uniquement fermés la nuit entre 20 heures et 8 heures. En réalité, le règlement intérieur dispose que les détenus doivent en principe avoir accès aux activités hors des dortoirs pendant trois heures le matin, trois heures l’après-midi et trois heures le soir. Toutefois, en raison d’effectifs insuffisants, les activités à l’extérieur des dortoirs restaient très limitées dans le temps. De plus, de nombreux détenus n’avaient pratiquement rien qui puisse les occuper à l’intérieur de leur dortoir. Il n’y avait guère de postes de radio ni de télévision, et le choix de livres et magazines qui pouvaient être empruntés à la bibliothèque était très restreint. Le CPT recommande que des mesures soient prises dans le centre de détention d’Otopeni pour accroître de manière significative le temps que les ressortissants étrangers peuvent passer à l’extérieur de leur dortoir et pour leur proposer un plus grand choix d’activités à l’intérieur des dortoirs (notamment la fourniture de postes de radio et, si possible, de télévision). Ces activités devraient être d’autant plus diversifiées que la période de privation de liberté se prolonge. La délégation a observé que le seul ressortissant étranger qui était soumis à une décision judiciaire d’expulsion était strictement séparé des autres étrangers qui faisaient eux l’objet d’une décision administrative d’expulsion. En conséquence, il était de fait placé en régime d’isolement. Selon le personnel, la stricte séparation de ces deux catégories d’étrangers était une exigence de la réglementation en vigueur. Dans ce contexte, le CPT estime qu’il n’est pas justifié d’empêcher tout contact entre des étrangers ayant purgé leur peine d’emprisonnement ou bénéficiant d’une libération conditionnelle et des étrangers en attente de leur éloignement sur décision administrative. Le Comité invite les autorités roumaines à revoir leur approche en la matière. » La réponse du Gouvernement de la Roumanie au rapport du CPT relatif à la visite effectuée en Roumanie du 8 au 19 juin 2006 est ainsi rédigée dans sa partie concernant les conditions de détention dans le centre pour les étrangers d’Otopeni : « Pour ce qui est du temps libre destiné au déroulement de l’activité culturelle-sportive-éducative tant à l’intérieur, qu’à l’extérieur, les membres du CPT ont affirmé que les étrangers (au 1 juillet 2007 a été créé l’Office Roumain pour l’Immigration, par la réorganisation de l’Autorité pour les Étrangers et l’Office National pour les Réfugiés) ont la possibilité de sortir en plein air de 9 heures à 12 heures et également qu’ils sont enfermés dans leur dortoir 21 heures par jour. Nous voulons souligner les aspects suivants, qui ont été oubliés dans le rapport du CPT: - de 08.00 heures à 09.00 heures le petit déjeuner, une demi-heure pour les étrangers qui [séjournent illégalement] en Roumanie et une autre demi-heure pour les étrangers faisant l’objet d’une décision d’expulsion; - de 09.00 heures à 12.00 heures les étrangers qui [séjournent illégalement] en Roumanie jouissent du programme libre d’activités; - de 13.00 heures à 14.00 heures le déjeuner une demi-heure pour les étrangers qui [séjournent illégalement] en Roumanie et une autre demi-heure pour les étrangers faisant l’objet d’une décision d’expulsion; - de 14.00 heures à 18.00 heures les étrangers faisant l’objet d’une décision d’expulsion jouissent du programme libre d’activités; - de 18.00 heures à 19.00 heures le dîner, une demi-heure pour chaque catégorie, étrangers qui [séjournent illégalement] en Roumanie et ceux faisant l’objet d’une décision d’expulsion; - de 12.00 heures à 13.00 heures et de 19.00 heures à 20.00 heures des activités en plein air pour les étrangers déclarés indésirables. Des conditions nécessaires ont été assurées pour que les étrangers du centre puissent recevoir trois visites chaque semaine, d’une demi-heure chacune, pour consulter un médecin ou un psychologue, pour bénéficier de l’assistance offerte par les ONG et les services d’un avocat ; de même, si nécessaire, ceux-ci seront transférés dans une unité sanitaire proche. Suite aux recommandations du CPT nous avons [mis en place] des modifications concernant le programme quotidien. À présent, les étrangers sont hébergés séparément, par catégories. Pour ce qui est du temps libre à disposition nous n’avons plus empêché le rapport entre les deux catégories de détenus du centre, le programme quotidien se déroule actuellement en commun pour tous les étrangers. En ce qui concerne la mise à disposition des radio[s] et tv, en 2007 nous avons l’intention d’acheter 20 appareils radio et tv. » IV. LE DROIT PERTINENT DE L’UNION EUROPÉENNE La Directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres est ainsi libellée dans sa partie pertinente en l’espèce : Article 6 « 1. Les États membres font en sorte que les demandeurs reçoivent, dans un délai de trois jours après le dépôt de leur demande auprès des autorités compétentes, un certificat délivré à leur nom attestant leur statut de demandeur d’asile ou attestant qu’ils sont autorisés à demeurer sur le territoire de l’État membre pendant que leur demande est en attente ou en cours d’examen. » Le paragraphe 13 du préambule de la Directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres se lit comme suit : La Directive no 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (« la Directive no 2008/115/CE ») est entrée en vigueur le 13 janvier 2009. Les dispositions pertinentes en l’espèce de cette directive sont présentées dans l’arrêt Amie et autres c. Bulgarie, (no 58149/08, §§ 53-55, 12 février 2013). Le paragraphe 9 du préambule et l’article 2 de ladite directive, non exposés dans l’arrêt Amie et autres susmentionné, sont également pertinents en l’espèce ; ils se lisent respectivement comme suit : « Conformément à la directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres (2), le ressortissant d’un pays tiers qui a demandé l’asile dans un État membre ne devrait pas être considéré comme étant en séjour irrégulier sur le territoire de cet État membre avant qu’une décision négative sur sa demande ou une décision mettant fin à son droit de séjour en tant que demandeur d’asile soit entrée en vigueur. » Article 2 Champ d’application « 1. La présente directive s’applique aux ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1982 et réside à Manisa (Turquie). A. Le contexte de l’affaire À partir des années 2000, le requérant devint successivement sympathisant des partis turcs suivants : le Parti de la démocratie du peuple, le Parti de l’assemblée démocratique et le Parti démocratique du peuple (« DEHAP »). En 2003, le requérant fut condamné en Turquie à une peine de prison pour des infractions liées à des activités jugées comme terroristes et considérées comme en rapport avec le PKK, à savoir pour avoir encouragé des jeunes à s’enrôler dans les troupes de la guérilla. Il exécuta sa peine de 2003 à 2005. Par un jugement du 14 décembre 2007, le tribunal de première instance d’Istanbul condamna le requérant à une peine de six ans et trois mois de prison, pour avoir envoyé des jeunes rejoindre les troupes de la guérilla. Selon l’intéressé, ce jugement a été confirmé par la Cour suprême d’Ankara dans un arrêt du 30 mars 2010. Le requérant n’a soumis à la Cour ni ce dernier arrêt ni les décisions par lesquelles il avait été condamné en 2003 et en 2007. B. Les entrées du requérant en Roumanie Le 22 septembre 2008, le requérant entra en Roumanie en se prévalant d’un visa de travail. Le 2 décembre 2008, l’Office roumain pour l’immigration (« l’ORI ») rendit une décision ordonnant le retour du requérant vers la Turquie. Deux semaines plus tard, le requérant quitta la Roumanie pour la Turquie, sans demander l’asile. Le 16 juin 2009, le consulat roumain d’Ankara délivra au requérant un visa de cinq jours pour transiter par la Roumanie vers la République de Moldova. Le 27 juin 2009, le requérant entra en Roumanie en se prévalant de ce visa de transit. C. La demande d’asile du requérant Le 1er juillet 2009, le requérant déposa une demande d’asile devant l’ORI. Le 16 juillet 2009, il eut un entretien avec un officier de l’ORI, en présence d’un interprète de langue kurde. Lors de l’entretien, il refusa la présence d’un avocat. Par une décision du 31 juillet 2009, l’ORI rejeta la demande d’asile de l’intéressé. Après avoir noté que les allégations de ce dernier concernant ses condamnations pénales constituaient un élément important à prendre en considération pour décider du bien-fondé de la demande, l’ORI considéra que, dans l’ensemble, les déclarations du requérant manquaient de crédibilité. Il nota à cet égard les déclarations successives contradictoires de l’intéressé quant à la date de sa première condamnation et à celle de l’exécution de sa peine, quant à l’existence de son casier judiciaire, quant à sa situation familiale et quant à ses affinités politiques avec le DEHAP. L’ORI souligna que l’intéressé n’avait rencontré aucune difficulté pour quitter la Turquie, pour se voir délivrer un passeport et pour obtenir des visas, malgré son casier judiciaire et la procédure pénale pendante à son encontre. Après avoir cité des documents internationaux sur la situation des personnes persécutées dans le pays d’origine, l’ORI conclut que la demande était mal fondée. Le requérant contesta cette décision devant le tribunal de première instance de Bucarest (« le tribunal de première instance »). Par un jugement du 28 mai 2010, le tribunal de première instance rejeta la contestation du requérant. Sur recours du requérant, par un arrêt définitif du 14 février 2011, le tribunal départemental de Bucarest confirma le bien-fondé du jugement rendu en première instance. D. La procédure aux fins de déclaration du requérant comme personne indésirable et de placement dans un centre pour les étrangers Le 24 août 2010, le Service roumain de renseignements (« le SRI ») soumit au parquet près la cour d’appel de Bucarest (« le parquet ») une proposition visant à la déclaration du requérant comme personne indésirable et à son interdiction de séjour en Roumanie pour une période de quinze ans, au motif que des informations sérieuses indiquaient que l’intéressé menait des activités de nature à mettre en danger la sécurité nationale. Le SRI fonda sa demande sur des documents et renseignements présentés au parquet classés secret d’État de niveau « top secret » (strict secret). Par une décision rendue le même jour, le parquet saisit la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel ») d’une demande de déclaration du requérant comme personne indésirable pour une période de quinze ans, pour des raisons liées à la sécurité nationale. Il fonda sa demande sur l’article 3 i) et l) de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale (« la loi no 51/1991 »), sur l’article 44 de la loi no 535/2004 sur la prévention et la lutte contre le terrorisme (« la loi no 535/2004 ») et sur l’article 147 de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 194 du 12 décembre 2002 sur le régime des étrangers en Roumanie (« l’OUG no 194/2002 »). Il demanda également que la garde de l’intéressé soit confiée aux autorités publiques (plasarea în custodie publică). Le parquet indiquait qu’il ressortait des documents mis à sa disposition par le SRI que le requérant avait mené des activités ayant pour objectif de favoriser des activités terroristes. La procédure devant la cour d’appel Les documents classés secret d’État de niveau « top secret » fournis par le SRI, à l’appui de sa demande, au parquet furent versés au dossier de l’affaire pour que la cour d’appel puisse les examiner. Le requérant n’eut pas accès à ces documents. L’ORI fut cité à comparaître dans la procédure en tant que partie défenderesse. Le 24 août 2010, une citation à comparaître à une audience fixée au 25 août 2010 à 11 heures devant la cour d’appel, rédigée en roumain, fut délivrée au requérant. L’intéressé, qui se trouvait dans un centre pour demandeurs d’asile de Bucarest, signa ce document. Le requérant ne se présenta pas à l’audience du 25 août 2010 devant la cour d’appel, et il ne déposa pas de mémoire en défense. Lors de cette audience, le parquet présenta oralement les faits reprochés au requérant, à savoir qu’il ressortait des documents fournis par le SRI que l’intéressé, ayant été condamné en Turquie à trois ans de prison du chef d’appartenance à des formations terroristes, était lié à des activités terroristes. Le parquet indiqua également que les activités du requérant étaient de nature à mettre en danger la sécurité nationale et que l’intéressé était d’ailleurs surveillé par les organes spécialisés en la matière. Par un arrêt du 25 août 2010, la cour d’appel fit droit à la demande du parquet, déclara le requérant indésirable pour une période de quinze ans et ordonna son placement dans un centre spécial jusqu’à l’exécution de la décision. La cour d’appel reprit dans la partie introductive de son arrêt les faits reprochés au requérant par le parquet (paragraphe 22 ci-dessus). Après avoir noté que la demande d’asile du requérant avait d’abord été rejetée par le tribunal de première instance et qu’un pourvoi en recours était pendant, la cour d’appel s’exprima dans les termes suivants : « En examinant les renseignements communiqués par le SRI, classés secret d’État de niveau "top secret", la cour constate que ceux-ci prouvent que le citoyen étranger mène des activités qui sont de nature à mettre en danger la sûreté nationale ». La cour d’appel cita ensuite intégralement les textes de l’article 3 i) et l) de la loi no 51/1991, de l’article 44 de la loi no 535/2004, de l’article 147 de l’OUG no 194/2002 et de l’article 32 de la loi no 46/1991 portant adhésion de la Roumanie à la Convention sur le statut des réfugiés. La cour d’appel conclut ainsi : « Compte tenu de ce qui précède et eu égard à l’article 85 alinéa 5 de l’OUG no 194/2002 selon lequel, lorsque l’étranger est déclaré indésirable pour des raisons liées à la sécurité nationale, la décision ne mentionne pas les données et les informations qui justifient cette mesure, la cour d’appel fait droit à la demande [du parquet] et déclare le citoyen turc S.C. (...) personne indésirable pour une période de quinze ans. La cour d’appel confie la garde du citoyen étranger aux autorités publiques, en application de l’article 97 alinéa 4 de l’OUG no 194/2002 (...), jusqu’à l’exécution de cette décision, dans les conditions prévues par l’article 85 alinéa 8 [de la même ordonnance]». La cour d’appel indiqua dans son arrêt que celui-ci était susceptible d’un pourvoi en recours dans un délai de quinze jours à partir de sa communication. Le même jour, après le prononcé de l’arrêt, un officier spécialisé se déplaça au centre pour les demandeurs d’asile où le requérant était logé pour lui communiquer l’arrêt. Ne trouvant pas le requérant, l’officier afficha l’arrêt dans le centre, conformément aux normes légales en la matière. Le même jour, à 14 heures, le requérant fut interpellé en ville et il fut conduit au siège de l’ORI pour vérification de son identité. À 17 heures, l’ORI transféra le requérant au centre pour les étrangers d’Otopeni. L’ORI rendit une première décision, rédigée en anglais et en roumain, lors du placement du requérant dans le centre. Cette décision informait l’intéressé que la cour d’appel l’avait déclaré personne indésirable par un arrêt du 25 août 2010, que son droit de rester (dreptul de sedere) en Roumanie avait pris fin le même jour et que, sur le fondement de l’article 85 § 8 de l’OUG no 194/2002, les agents de l’ORI procéderaient à son éloignement du territoire sous escorte. Par une autre décision rédigée le même jour également en anglais et en roumain, l’ORI informa le requérant que sa garde avait été confiée aux autorités, conformément à l’article 97 alinéas 1 et 4 de l’OUG no 194/2002, et que cette mesure pouvait être prolongée tous les trente jours et être contestée dans un délai de dix jours à partir de la communication. La procédure devant la Haute Cour de cassation et de justice Le 25 octobre 2010, le requérant mandata une avocate pour le représenter dans la procédure. Le même jour, à la demande de cette avocate, l’arrêt du 25 août 2010 fut communiqué à l’intéressé. Le 29 octobre 2010, le requérant, représenté par son avocate, forma un recours devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») contre l’arrêt du 25 août 2010 susmentionné. Il indiquait que l’arrêt précité ne lui avait pas été communiqué, et il demandait la réouverture du délai légal pour former son pourvoi en recours. La Haute Cour rouvrit le délai aux fins d’introduction d’un pourvoi en recours aux motifs que l’arrêt contesté avait été communiqué par affichage au requérant et qu’il n’y avait pas de preuves que ce dernier avait effectivement reçu communication de cet arrêt. Pour l’audience fixée au 11 novembre 2010, le requérant demanda l’ajournement de l’affaire afin que son avocate puisse faire une demande d’accès aux documents classés du dossier devant l’Office du registre national des informations classées secret d’État (« l’ORNISS »). Il indiqua également qu’il avait besoin de temps pour se procurer la décision interne définitive rendue contre lui en Turquie, et ce afin de prouver qu’il avait été condamné pénalement pour avoir soutenu une organisation terroriste et non pour en avoir été membre. Dans ses moyens de pourvoi en recours, le requérant indiqua également qu’il avait été cité à comparaître devant la cour d’appel par une note écrite en roumain, précisant qu’il ne connaissait pas cette langue, et que c’était pour cette raison qu’il ne s’était pas présenté bien que le document eût été une citation. Il indiqua ensuite que, pendant la procédure, il n’avait pas bénéficié de garanties suffisantes contre l’arbitraire, étant donné qu’il n’avait pas eu accès aux documents soumis par le parquet à la cour d’appel et que, à ses dires, la décision de cette dernière juridiction n’était aucunement motivée. Il soutint que sa privation de liberté était irrégulière. Il indiqua comme dernier argument de son pourvoi en recours que, « [par la remise de] [s]a garde (...) aux autorités afin de [procéder à] son éloignement du territoire, il y avait eu méconnaissance de l’article 5 § 1 f) de la Convention ». Le requérant saisit en même temps la Haute Cour d’une demande de sursis à l’exécution de l’arrêt du 25 août 2010 contesté jusqu’à ce qu’il soit statué sur son pourvoi en recours. Il indiquait qu’il devrait exécuter une peine de prison à son retour en Turquie, et il alléguait que, de manière générale, les détenus appartenant à la minorité kurde étaient maltraités en prison, et ce, à ses dires, sans aucune sanction des gardiens qu’il qualifiait d’agresseurs. Par un arrêt définitif du 11 novembre 2010, la Haute Cour rejeta d’abord la demande du requérant d’ajournement de l’affaire, au motif que les affaires portant sur la déclaration d’un étranger comme personne indésirable devaient être jugées en urgence. Elle souligna que l’avocate du requérant avait été mandatée depuis le 25 octobre 2010 pour le représenter dans l’affaire et qu’elle avait donc bénéficié du temps utile pour faire les démarches nécessaires devant l’ORNISS. Par le même arrêt, la Haute Cour rejeta le pourvoi en recours du requérant comme mal fondé. Après avoir noté que l’intéressé avait été légalement cité à comparaître, elle considéra que la cour d’appel avait fait une application correcte des dispositions légales applicables en l’espèce. Elle jugea que, malgré la demande d’asile en cours, le requérant pouvait être déclaré personne indésirable dès lors que des éléments liés à la sécurité nationale étaient en jeu. Elle souligna que les dispositions de la loi no 122/2006 sur le droit d’asile en Roumanie ne pouvaient pas être appliquées en priorité lorsque des raisons liées à la sécurité nationale ou à l’ordre public imposaient l’éloignement d’un étranger du territoire, précisant que tel était le cas en l’espèce. Enfin, elle rejeta la demande de sursis à l’exécution de l’arrêt du 25 août 2010 comme étant sans objet. Après le prononcé de l’arrêt, le requérant resta enfermé dans le centre pour les étrangers d’Otopeni jusqu’au 17 mai 2011, date à laquelle il fut transféré vers la Turquie à 8 h 20. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 122/2006 sur l’asile en Roumanie, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées : Article 10 « Toutes les données et [tous] les renseignements concernant la demande d’asile sont confidentiels. L’obligation de respecter la confidentialité s’impose à toutes les autorités, aux organisations qui mènent des activités liées à l’asile ou aux personnes impliquées dans la procédure d’asile ou qui entrent en possession de tels documents de manière occasionnelle. » Article 17 « 1. Pendant la procédure d’asile, l’étranger qui sollicite une forme de protection a les droits suivants : a) [le droit] de rester sur le territoire de la Roumanie jusqu’à l’expiration d’un délai de quinze jours après la finalisation de la procédure d’asile (...) ; La procédure d’asile prévue au premier alinéa est finalisée (...) à la date du prononcé de la décision de la juridiction de recours. » Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’OUG no 194/2002 sur le régime des étrangers en Roumanie, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées : Article 85 - La déclaration d’un étranger comme personne indésirable « 1. La déclaration qu’un étranger est indésirable est une mesure prise à l’encontre d’une personne qui a mené ou mène des activités de nature à mettre en danger la sécurité nationale ou l’ordre public, ou s’il existe des informations suffisantes montrant qu[e cette personne] a l’intention de mener de telles activités. La mesure prévue au paragraphe précédent est prise par la cour d’appel de Bucarest, sur proposition du procureur désigné à cet effet, nommé auprès du parquet près la cour d’appel de Bucarest. Le procureur saisit la cour d’appel, sur proposition des institutions ayant des attributions dans le domaine de l’ordre public et de la sécurité nationale qui disposent d’informations ou d’indices allant dans le sens du paragraphe premier. Les données et les renseignements qui fondent la proposition de déclarer un étranger indésirable pour des raisons liées à la sécurité nationale sont mis à la disposition de la juridiction, dans les conditions établies par les actes normatifs qui régissent les activités liées à la sûreté nationale et la protection des renseignements classés. La demande prévue au deuxième alinéa est jugée en chambre du conseil, avec la citation des parties. La cour d’appel informe l’étranger des faits qui fondent la demande, dans le respect des dispositions des actes normatifs qui régissent les activités liées à la sûreté nationale et la protection des renseignements classés. La cour d’appel rend un arrêt motivé, dans un délai de dix jours à compter de la demande formulée dans les conditions prévues à l’alinéa 2. La décision de la juridiction est définitive. Lorsque l’étranger est déclaré indésirable pour des raisons liées à la sécurité nationale, les données et les renseignements qui justifient la décision ne sont pas mentionnés dans le contenu de ladite décision. L’arrêt est communiqué à l’étranger et à l’Office roumain pour l’immigration, pour être mis à exécution. Le droit de séjour de l’étranger cesse à la date du prononcé de l’arrêt le déclarant indésirable. L’exécution de l’arrêt par lequel l’étranger a été déclaré indésirable est réalisée par la reconduite de l’étranger à la frontière ou dans son pays d’origine, par le personnel spécialisé de l’Office roumain pour l’immigration. L’étranger peut être déclaré indésirable pour une période de cinq à quinze ans (...) » Article 86 – Le recours contre l’arrêt prévu à l’article 85 alinéa 5 « 1. L’arrêt prévu à l’article 85 alinéa 5 peut être contesté par un pourvoi en recours devant la Haute Cour de cassation et de justice, dans un délai de dix jours à partir de la date de sa communication. La Haute Cour rend une décision dans un délai de cinq jours à compter de la date du dépôt du pourvoi en recours. L’utilisation de la voie de recours prévue à l’alinéa 1 n’a pas d’effet suspensif sur l’exécution de l’arrêt par lequel l’étranger a été déclaré indésirable. Dans des cas bien fondés et afin de prévenir des dégâts imminents, l’étranger peut demander au tribunal d’ordonner la suspension de l’exécution de la décision le déclarant indésirable, jusqu’à [ce qu’il soit statué sur le] recours. Le tribunal tranche la demande de suspension en urgence, la décision prononcée dans ce cas étant exécutoire de droit. » Article 92 - L’interdiction de l’éloignement « 1. L’éloignement d’un étranger du territoire est interdit dans les cas suivants : (...) e) s’il y a des craintes justifiées que sa vie soit mise en danger ou qu’il soit soumis à la torture, à des traitements dégradants et inhumains dans l’État où il doit être envoyé ; f) si l’éloignement est interdit par les traités internationaux auxquels la Roumanie est partie. (...) Sont exclus de l’application d[u] paragraphe 1 (...) les étrangers qui présentent un danger pour l’ordre public, pour la sécurité nationale ou qui souffrent d’une maladie [représentant une] menace pour la santé publique et qui refusent de se soumettre aux mesures établies par les autorités médicales. » Article 97 - Le placement des étrangers dans un centre spécial «1. Le placement dans un centre spécial (luarea in custodie publica), ordonné par un magistrat à l’encontre d’un étranger (...) qui a été déclaré indésirable (...), vise à la restriction temporaire de la liberté de mouvement sur le territoire de l’État roumain. Le placement d’un étranger déclaré indésirable dans un centre spécial est ordonné par la juridiction qui a déclaré la personne indésirable par un arrêt [rendu conformément] à l’article 85 alinéa 5. Le placement cesse lors de l’exécution de l’arrêt, dans les conditions prévues par l’article 85 alinéa 8. » Article 147 - L’application des réglementations spéciales « Les dispositions de la loi no 122/2006 sur l’asile en Roumanie prévalent sur l’application des dispositions de la présente ordonnance, à l’exception des cas dans lesquels des raisons liées à la sécurité nationale ou à l’ordre public imposent l’éloignement des étrangers du territoire de la Roumanie. » L’article 97 de l’OUG no 194/2002 tel que reproduit ci-dessus a été modifié par la loi no 157/2011 portant modification des actes normatifs concernant le régime des étrangers, entrée en vigueur le 31 juillet 2011. Il prévoit désormais ce qui suit : Article 97 - Le placement des étrangers dans un centre spécial « 3. La mesure [de placement dans un centre spécial] peut être ordonnée par un tribunal lorsqu’il prononce un arrêt par lequel l’étranger est déclaré personne indésirable ou [lorsqu’il] ordonne son expulsion. Dans ce cas, le placement dans un centre spécial est ordonné jusqu’à l’éloignement du territoire de la Roumanie, mais il ne peut pas dépasser dix-huit mois. » L’article 3 de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce : « Constituent une menace pour la sûreté nationale de la Roumanie : (...) i) les actes terroristes, leur conception ou le soutien apporté à de tels actes (...) ; l) la création ou la constitution d’une organisation (...) ayant pour finalité l’une des activités énumérées aux points a) à k) ci-dessus, ainsi que le fait pour des organisations et groupes constitués en conformité avec la loi de se livrer en secret à de telles activités. » L’article 44 de la loi no 535/2004 sur la prévention et la lutte contre le terrorisme, en vigueur à l’époque des faits, était ainsi rédigé dans sa partie pertinente en l’espèce : « 1. À l’encontre des citoyens étrangers ou apatrides pour lesquels existent des données ou des indices raisonnables [montrant] qu’ils ont l’intention de réaliser des actes terroristes ou de favoriser le terrorisme est ordonnée la mesure de déclaration comme personnes indésirables en Roumanie ou d’interdiction de séjour dans le pays, si la mesure d’interdiction de quitter le pays n’a pas été prise contre eux. Les dispositions du premier alinéa sont applicables également aux demandeurs d’asile (...) » L’article 32 de la loi no 46/1991 portant adhésion de la Roumanie à la Convention sur le statut des réfugiés était ainsi rédigé à l’époque des faits : « 1. Les États contractants n’expulsent un réfugié qui se trouve légalement sur leur territoire que pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public. » III. LE DROIT PERTINENT DE L’UNION EUROPÉENNE La Directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres est ainsi libellée dans sa partie pertinente en l’espèce : Article 6 « 1. Les États membres font en sorte que les demandeurs reçoivent, dans un délai de trois jours après le dépôt de leur demande auprès des autorités compétentes, un certificat délivré à leur nom attestant leur statut de demandeur d’asile ou attestant qu’ils sont autorisés à demeurer sur le territoire de l’État membre pendant que leur demande est en attente ou en cours d’examen. » Le paragraphe 13 du préambule de la Directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres se lit comme suit : La Directive no 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (« la Directive no 2008/115/CE ») est entrée en vigueur le 13 janvier 2009. Les dispositions pertinentes en l’espèce de cette directive sont présentées dans l’arrêt Amie et autres c. Bulgarie, (no 58149/08, §§ 53-55, 12 février 2013). Le paragraphe 9 du préambule et l’article 2 de ladite directive, non exposés dans l’arrêt Amie et autres susmentionné, sont également pertinents en l’espèce ; ils se lisent respectivement comme suit : « Conformément à la directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres (2), le ressortissant d’un pays tiers qui a demandé l’asile dans un État membre ne devrait pas être considéré comme étant en séjour irrégulier sur le territoire de cet État membre avant qu’une décision négative sur sa demande ou une décision mettant fin à son droit de séjour en tant que demandeur d’asile soit entrée en vigueur. » Article 2 Champ d’application « 1. La présente directive s’applique aux ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1979 et réside à Calais. A. Quant aux faits survenus au Soudan Le requérant, originaire de Muhajiriya dans la région du Darfour du Sud, est membre de la tribu « Birqid », une tribu non arabe du Darfour. Le requérant indique qu’entre 2005 et 2006, l’un de ses frères a rejoint le Mouvement pour la justice et l’égalité (JEM), l’un des principaux mouvements de rébellion existant au Darfour, et que ce dernier combat dans leurs rangs depuis cette date. Bien que partageant lui aussi les idées des mouvements rebelles, le requérant a en revanche toujours refusé de s’impliquer dans leurs actions armées. Il explique avoir été sollicité par le JEM à deux reprises, en 2001 puis entre 2007 et 2008, mais avoir décliné leur proposition de recrutement. Il précise cependant qu’il a rendu quelques services aux membres du mouvement, notamment en réparant leurs voitures, mais qu’il refusa toujours de porter les armes. Dans le cadre de ses activités professionnelles, le requérant travaillait parfois comme conducteur de camion, transportant des marchandises entre la ville de Nyala et les villages environnants. À une date non précisée, le requérant et quatre autres personnes travaillant avec lui furent interpellées par des membres des milices Janjawids alors qu’ils se trouvaient dans la forêt de Hamada, au nord-est de Muhajiriya, en train de charger du bois dans le camion du requérant. Les Janjawids les accusèrent d’espionnage et leur posèrent des questions sur les mouvements rebelles darfouris. Le requérant fut alors frappé par des crosses d’armes, des bâtons et des fouets afin qu’il avoue son appartenance à la résistance darfourie. Il fut ensuite contraint de creuser une fosse dans laquelle les Janjawids le forcèrent à descendre en lui disant que ce serait sa tombe. Après quelques minutes, il fut autorisé à ressortir de la fosse avant d’être de nouveau questionné et violemment frappé, à la fois car il refusait toujours d’avouer ses liens avec les mouvements rebelles et car il refusait de récolter des informations pour les Janjawids. Ces derniers finirent par laisser partir le requérant et les personnes qui l’accompagnaient tout en les menaçant de les tuer s’ils les croisaient de nouveau. Le requérant et les quatre autres personnes se rendirent à l’hôpital de Nyala afin d’y être soignés. Des certificats médicaux leur furent délivrés. Ils se rendirent ensuite au poste de police pour déposer plainte sans préciser toutefois, compte tenu du soutien gouvernemental dont bénéficient les Janjawids, que leur agression était le fait de ces derniers. Craignant que les Janjawids ne le retrouvent, le requérant se cacha durant deux jours chez un ami habitant dans un autre village. Il revint ensuite chez lui mais s’abstint de retourner dans la forêt de Hamada. En janvier 2009, son village fut attaqué par les forces armées gouvernementales, les forces de police et les milices Janjawids. Selon le requérant, son village aurait été visé notamment en raison de sa situation géographique, celui-ci étant situé sur la route qui mène à Khartoum et constituant de ce fait un emplacement privilégié pour les mouvements rebelles darfouris qui se postaient parfois à proximité du village pour prélever des impôts et voler des véhicules. Le requérant relate que l’attaque de son village a été menée avec une grande violence. Une trentaine de véhicules militaires et des hommes à cheval étaient présents. De nombreuses personnes furent tuées par balle, dont l’un de ses frères, et d’autres furent arrêtées. Pour sa part, le requérant fut emmené avec d’autres hommes au poste de police de Nyala où il fut violemment frappé avant d’être placé dans une cellule. Au bout d’environ trente minutes, il fut conduit dans un premier local où il fut interrogé sur ses liens avec le JEM avant d’être transféré dans le bureau des services de sécurité. Sur place, les personnes qui l’interrogèrent le soumirent à des actes de torture durant environ une heure, notamment en le suspendant à une corde attachée au plafond par un crochet, en lui versant sur le visage un produit irritant et en lui frappant les articulations avec des pinces. Le requérant indique avoir été maintenu en détention durant environ quinze jours et soumis à des actes de torture durant sept d’entre eux. À la suite de l’intervention d’un des responsables de sa tribu, le requérant fut libéré après s’être engagé à rester à la disposition des autorités. Avant de le laisser partir, les autorités prirent ses empreintes digitales et lui firent signer un document au travers duquel il s’engagea à se présenter au poste de police deux fois par semaine afin de fournir des informations. Le requérant produit, à l’appui de ses dires, un certificat médical établi au centre hospitalier de Calais, en date du 10 juin 2011 ainsi libellé : « Je soussigné docteur L., certifie avoir examiné ce jour M. A.A. Il présente des cicatrices de lésions type arme blanche sur le thorax et les bras ainsi que des cicatrices séquelles d’hématome au niveau des deux jambes. » Le requérant indique ensuite être retourné dans son village et s’être soumis au contrôle judiciaire qui lui était imposé sans toutefois livrer d’information particulière aux autorités. En avril 2009, le requérant fit l’objet d’une nouvelle arrestation. Il fut d’abord détenu pendant deux jours dans les bureaux des services de sécurité puis transféré dans la prison de Kuria, à Nyala. Le requérant indique à cet égard ne pas avoir été avisé des raisons de son arrestation mais avoir seulement été informé, sans autre précision, de ce qu’aucune décision n’avait encore été prise pour son cas. Le requérant ajoute néanmoins que la plupart des détenus avec lesquels il partageait sa cellule étaient considérés comme liés à l’opposition. Après trois semaines de détention, le requérant fut libéré grâce à une nouvelle intervention des membres de sa tribu. Il reçut une semaine plus tard une convocation du tribunal de Nyala à laquelle il déféra. Il précise n’avoir eu le droit devant ce tribunal ni de se défendre, ni de se faire assister par un avocat ni même de parler. En mai 2009, il fut finalement condamné à trois mois de prison et à une amende de 500 guinées pour avoir appartenu aux forces d’opposition et les avoir soutenues. En application de la peine prononcée, le requérant fut renvoyé dans la prison de Nyala où il fut astreint aux « travaux forcés » dans des conditions de détention qu’il qualifie de mauvaises. À l’issue de sa peine, il retourna à Muhajiriya. Estimant au regard des derniers événements que les autorités ne diminueraient pas les pressions à son égard, sa famille et les membres de sa tribu lui conseillèrent de quitter le pays. En août 2009, le requérant quitta son village pour se rendre à Omdourman puis à Wadi Halfa. Il réussit ensuite, par l’intermédiaire d’un passeur, à se rendre en Égypte, puis en Turquie et enfin en Grèce. Il demeura en Grèce durant neuf mois. Durant cette période, la police grecque l’arrêta une fois, préleva ses empreintes digitales et lui remit un document lui enjoignant de quitter le territoire grec dans les trente jours. Le requérant partit alors pour l’Italie où il séjourna dix jours avant d’arriver en France en octobre 2010. B. Quant aux faits survenus en France Peu après son arrivée sur le territoire français, le requérant décida de se rendre au Royaume-Uni sur le conseil de ressortissants soudanais qui avaient été déboutés de leurs demandes d’asile en France. Il se rendit donc à Calais où il fut interpellé par les autorités françaises le 28 octobre 2010. Le 29 octobre 2010, le requérant se vit notifier un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière et fut placé en rétention. Il contesta l’arrêté préfectoral devant le tribunal administratif de Lille qui le débouta de sa demande, le 5 novembre 2010, aux motifs notamment qu’il « n’apport[ait] aucun élément probant à l’appui de ses allégations tendant à justifier le caractère personnel, direct et actuel des risques encourus ; que dans ces conditions le moyen tiré de la violation de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales [devait] être écarté ». Après dix-sept jours de rétention, le requérant fut libéré en raison de l’absence de rendez-vous avec les autorités consulaires soudanaises pour la délivrance d’un laissez-passer. Après cette date, il fit l’objet d’une dizaine d’interpellations suivies de placements en garde à vue. Il fut, à chaque fois, libéré au bout de quelques heures. Le 14 mars 2011, le requérant fut de nouveau interpellé par les autorités françaises. Le 15 mars 2011, le préfet du Pas-de-Calais prit, sur la base de la décision du 29 octobre 2010, un nouvel arrêté fixant le Soudan comme pays de renvoi et ordonnant le placement en rétention du requérant. En rétention, le requérant s’abstint de saisir l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Selon l’association France Terre d’Asile, le requérant craignait en effet que cette demande soit vouée à l’échec et l’empêche par ailleurs de demander l’asile au Royaume-Uni. Le 21 mars 2011, le requérant saisit la Cour et formula une demande de mesure provisoire sur le fondement de l’article 39 de son règlement. Le 25 mars 2011, le président de la chambre à laquelle l’affaire fut attribuée décida d’indiquer au Gouvernement français, en application de la disposition précitée, de ne pas renvoyer le requérant vers le Soudan pour la durée de la procédure devant la Cour. À une date non précisée, le requérant fut libéré de rétention. Le 6 juin 2011, il déposa une demande d’asile qui fut enregistrée selon la procédure dite prioritaire. La demande du requérant fut rejetée le 21 novembre 2011, par une décision de l’OFPRA estimant que son récit était peu crédible. Le 10 janvier 2012, le requérant saisit la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) d’un recours contre la décision de l’OFPRA. Par une décision en date du 13 février 2012, le recours du requérant fut rejeté en tant qu’il avait été exercé tardivement. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les principes généraux régissant la procédure d’asile dite prioritaire appliquée aux demandeurs en rétention et le recours devant le tribunal administratif contre un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière sont résumés dans l’arrêt I.M. c. France (no 915209, §§ 49-63 et §§ 64-74, 2 février 2012). III. TEXTES ET DOCUMENTS INTERNATIONAUX A. Sur la situation actuelle au Darfour Le Human Rights Watch, Darfur: UN Should End Silence on Rights Abuses, publié le 22 août 2014 rapporte : “The human rights situation in Darfur, Sudan has deteriorated sharply in 2014, Human Rights Watch said. Rapid Support Forces, a Sudanese government force consisting largely of former militias, attacked scores of villages in South, Central, and North Darfur between February and April. Dozens of civilians died, tens of thousands of people fled, and there was massive destruction and looting of civilian property.” [...] “From mid-February to late March, the Rapid Support Forces, consisting of former militia under the command of the Sudanese National Intelligence and Security Services, moved into Darfur from the Kordofan region, where they had been deployed to fight rebels in Southern Kordofan. The forces are led by former militia leader, Brig. Gen. Mohammed Hamdan Dagolo, known as “Hemmeti”. These forces, with other security forces and militia, carried out massive ground attacks on dozens of villages in South and North Darfur, targeting areas where they accused the population of sympathizing with rebel forces. They burned homes and shops, looted livestock, killed and robbed civilians, and forced tens of thousands of residents to flee to towns and camps for displaced people.” Le UN Security Council, Report of the Secretary-General on the African Union-United Nations Hybrid Operation in Darfur, publié le 15 avril 2014 rapporte : “An upsurge in violence is currently destabilizing Darfur at three interconnected levels. First, the deteriorating economic situation has led to increasing conflict among tribes over land and resources. Those conflicts have, in some areas, been manipulated (especially in North and South Darfur) by unresolved political rivalries among prominent political figures. Second, the deployment to the region of Government aligned militia, known as Rapid Support Forces, has seriously undermined the security of civilians, their property and livelihoods, particularly in South Darfur and increasingly in North Darfur. Third, the security situation continues to be aggravated by attacks by rebel groups against Government forces and indiscriminate bombardments by the Sudanese Armed Forces in areas of rebel control. “The deployment of the Rapid Support Force coincided with a series of large - scale attacks on armed groups and villages in South then in North Darfur. Attacks attributed to the Rapid Support Force included the targeting of civilians, the destruction and burning of villages, looting of property and theft of livestock.” Le UN News Service, Darfur: UN official urges support for peace process amid unfolding ‘new dynamics’, publié le 24 April 2014 rapporte : “Stepped-up rebel attacks, clashes fuelled by local political rivalries, and mass displacement sparked by the abuses of a pro-Government militia have again left long-troubled Darfur at a crossroads, said the United Nations peacekeeping chief today, appealing to the Security Council and its African Union (AU) counterpart for political support to move the warring factions towards lasting peace. Once again, Darfur finds itself at a crossroads. Since the beginning of 2014, new dynamics have emerged, with considerable impact on the civilian population, said Hervé Ladsous, Under-Secretary-General for UN Peacekeeping Operations, as he briefed the Council on the latest developments in the strife-torn western region of Sudan, as well as on the work of the joint AU-UN mission there, known as UNAMID. Mr. Ladsous said Darfur is currently experiencing renewed violence after a relative lull, marked by massive movements of displaced persons and by very "notable and strong discord" among local allies of the Sudanese Government. The growing political rivalries were most evident in North Darfur. "At stake is not merely the local government, but also the hoarding of mineral resources, [particularly] gold deposits." All of this has led to fighting between the groups and serious loss of civilian life. Moreover, he explained that the "very difficult" regional context is aggravating the situation.” B. Sur la situation des populations civiles originaires du Darfour et les individus suspectés de liens avec les mouvements rebelles Le Country of Origin Information Report publié le 11 septembre 2012 par le United Kingdom: Home Office rapporte notamment : “The UN’s High Commissioner for Human Rights, ‘Tenth Periodic report of the UN High Commissioner for Human Rights on the situation of human rights in Sudan’, dated 28 November 2008, observed: “Darfurians in the Khartoum area are at heightened risk of being subjected to arbitrary arrests, in particular if they are suspected of maintaining links with Darfurian rebel groups or political movements. Darfurians may raise the suspicion of the security forces by the mere fact of travelling from other parts of Sudan to Darfur, by having travelled abroad, or by having been in contact with individuals and organizations abroad. Over the past three years, United Nations human rights officers have conducted numerous interviews with Darfurians who have been arbitrarily arrested and detained. Many reported that they were ill-treated and tortured. Reports on the questioning which they underwent in detention indicate that most of the detentions were carried out to obtain information about Darfurian political groups and rebel movements.” Le Operational Guidance Note: Sudan publié en août 2012 par le United Kingdom: Home Office rapporte : “The Tribunal found in AA (Non Arab Darfurians – relocation) Sudan CG [2009] UKAIT 00056, that all non-Arab Darfuris, regardless of their political or other affiliations, are at risk of persecution in Darfur and cannot reasonably be expected to relocate elsewhere in Sudan. Therefore claimants who do not fall within the exclusion clauses are likely to qualify for asylum.” UNHCR reported in 2008 that ―Darfurians in Khartoum are at heightened risk of arbitrary arrest if they are suspected of links with Darfur rebel groups or movements. Of particular concern is the view that, ―Darfurians may raise the suspicion of the security forces by the mere fact of travelling from other parts of Sudan to Darfur, by having travelled abroad, or by having been in contact with individuals and organisations abroad. [...] Members of opposition groups and perceived government critics, including students, journalists and human rights defenders are subjected to harassment, intimidation, arbitrary arrest, incommunicado detention, and are at risk of ill treatment and persecution. [...] The UN report of the independent expert on the situation of human rights in the Sudan highlighted ―Cases of arbitrary arrest and detention by the National Security Service (NSS)‖ and ―allegations of incommunicado detention, torture and other forms of ill-treatment of detainees by the NSS‖.112. In May 2012, Freedom House also noted that the NISS is accused of ―systematically detaining and torturing opponents of the government, including Darfuri activists, journalists, and students.” “The interim national constitution prohibits such practices; however, government security forces continued to torture, beat, and harass suspected political opponents and others. In Darfur and other areas of conflict, government forces, rebel groups, and tribal factions committed torture and abuse. [...] According to nongovernmental organization (NGO) and civil society activists in Khartoum, government security forces beat and tortured persons in detention, including members of the political opposition, civil society activists, and journalists. These persons were often subsequently released without charge.”
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1986 et réside à Mulhouse. A. Sur les faits qui se sont déroulés au Soudan selon le requérant Le requérant est un ressortissant soudanais de l’ethnie tunjur, originaire du sud du Darfour. En 2006, au moment où le conflit armé battait son plein dans la région du Darfour, il rejoignit l’université d’Eljazira à Khartoum. Au cours de l’année universitaire, il participa, à plusieurs reprises, avec d’autres étudiants, à un groupe de discussion sur le Darfour et sur les actes de violence perpétrés par le régime avec l’aide des Janjawids. En avril 2007, des agents de la sûreté l’arrêtèrent sur le campus universitaire avec deux de ses camarades. Après leur avoir lié les mains dans le dos et bandé les yeux, ils les emmenèrent en véhicule dans un endroit inconnu où se trouvaient des bureaux des services de sécurité soudanais. Le requérant fut détenu pendant deux semaines et interrogé, sous la torture, sur ses liens avec la rébellion. Il fut finalement relâché dans une zone désertique qu’il ne connaissait pas. Après avoir réussi à retourner par ses propres moyens à Khartoum, le requérant reprit ses activités de soutien aux victimes du Darfour. Il dit s’être néanmoins senti surveillé et menacé au cours de cette période. Pendant ses vacances en août 2007, il retourna dans son village pour rendre visite à sa famille. S’apercevant de la présence des Janjawids dans la région et de la crainte dans laquelle vivaient ses proches en raison de leurs raids réguliers, il convainquit ses parents de fuir. En septembre 2007, ils s’installèrent tous les trois dans le village de Muhadjirya où résidait son oncle maternel. Le 8 octobre 2007 cependant, à l’occasion d’une attaque par les forces gouvernementales, le village fut bombardé, l’oncle du requérant fut assassiné et sa maison fut brûlée. Le requérant et sa famille fuirent alors vers le camp de réfugiés de Kalma. Après quelque temps, le requérant décida de quitter le camp et revint étudier à Khartoum. Déterminé à dénoncer les agissements du régime, il continua à participer à des groupes de discussion. Le 10 mai 2008, le Mouvement armé pour la justice et l’égalité (JEM), l’un des principaux mouvements de rébellion existant au Darfour, mena un raid violent sur la ville d’Omdurman. Les jours qui suivirent, les forces de sécurité arrêtèrent de nombreuses personnes dans l’espoir de retrouver les auteurs de l’attaque. C’est ainsi que, le 13 mai 2008, le requérant fut à nouveau arrêté, devant son université, et conduit dans un lieu inconnu. Il fut détenu pendant 66 jours, torturé et interrogé sur l’identité de membres du JEM et notamment ceux ayant fomenté l’attaque contre la ville d’Omdurman. Ses tortionnaires lui promirent de le relâcher s’il acceptait de donner des informations et s’il témoignait contre plusieurs de ses camarades originaires du Darfour. Le requérant fut finalement libéré après avoir signé un document l’engageant à ne pas quitter Khartoum et à signaler sa présence au poste de police deux fois par semaines. À son retour à l’université, il découvrit qu’il avait été rayé des listes des inscrits. En août 2008, ayant appris par un de ses camarades que sa mère était gravement malade, le requérant rejoignit sa famille dans le camp de Kalma. Le 25 août 2008, l’armée soudanaise attaqua le camp, prétextant que les réfugiés camouflaient des armes et des rebelles. Le requérant fut arrêté au cours de cette attaque. Détenu au centre pénitentiaire de Nyala pendant trois mois avant d’être transféré au centre pénitentiaire de Khartoum, le requérant y fut à nouveau interrogé sous la torture. Il fut libéré un mois plus tard à la condition de signaler sa présence quotidiennement au poste de police durant plus de cinq mois. Le 10 juin 2009, alors qu’il rendait visite à sa sœur, étudiante à l’université de Khartoum, le requérant assista à une bagarre entre des filles originaires du Darfour et des agents de sécurité. Ayant tenté d’intervenir, il fut interpellé puis détenu pendant trois jours, interrogé et battu. Une fois libéré, il se rendit à Omdurman chez un ami pour se faire soigner. En janvier 2010, il participa à une manifestation contre une loi décrétant l’état d’urgence et fut à nouveau arrêté avant d’être relâché trois jours plus tard. Le 10 février 2010, l’un de ses amis fut arrêté puis exécuté par les agents de la sûreté. Le requérant et plusieurs de ses amis décidèrent alors de se rendre à la morgue pour obtenir le rapport d’autopsie et, in fine, dénoncer ce crime aux organismes de protection des droits de l’homme. Une fois à la morgue, ils furent tous interpellés par les services de police. Après avoir été détenu et frappé, le requérant fut relâché six jours plus tard. Il n’eut plus de nouvelles des camarades qui l’accompagnaient. Craignant pour sa sécurité, le requérant s’enfuit dans le camp de Kalma où il retrouva ses parents. Ces derniers lui remirent de l’argent afin de financer son départ. Le requérant quitta le Soudan le 10 mars 2010. B. Sur les faits tels qu’ils se sont déroulés après l’arrivée en France Peu après son arrivée sur le territoire français, le requérant effectua une demande d’asile qui fut rejetée le 21 juin 2011 par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) aux motifs suivants : « (...) les déclarations de l’intéressé (...) ont été évasives et parfois confuses au sujet de l’ethnie tunjur et de la région dont il serait originaire. Ses propos ont été vagues et peu personnalisés à propos de son arrestation d’avril 2007 et peu vraisemblables concernant sa présence à Mouhadjirya lors de l’attaque du 8 octobre 2007. Par ailleurs, ses déclarations se sont avérées peu crédibles et parfois inexactes au sujet de son séjour au camp de Kalma, de sa présence lors de l’attaque dont le camp aurait été l’objet le 25 septembre 2008 et de l’arrestation qui s’en serait suivie. Enfin, ses propos ont été peu personnalisés et peu convaincants concernant les accusations à caractère politique et les détentions dont il dit avoir été l’objet en 2008 et 2010. » Le requérant introduisit un recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) à l’appui duquel il produisit de nombreuses pièces, dont un certificat médical daté du 18 août 2011 faisant état de plusieurs cicatrices que le médecin considère compatibles avec ses allégations de torture, une attestation de l’Union du Darfour au Royaume-Uni, datée du 2 février 2012 confirmant son appartenance à l’ethnie tunjur et une lettre du JEM, datée du 18 janvier 2012, attestant que le requérant aurait fait l’objet « de poursuites et d’arrestations répétées ». Le 28 mars 2012, la CNDA confirma la décision de l’OFPRA, reprochant au requérant son manque de précision concernant les différents événements allégués par lui, estimant les attestations fournies dépourvues de force probante et jugeant que le certificat médical produit ne pouvait être regardé comme établissant un lien entre les constatations relevées lors de l’examen du requérant et les sévices dont il déclare avoir été victime. Le 15 janvier 2013, le requérant sollicita le réexamen de sa demande d’asile. Il produisit, à l’appui de son recours, une lettre du secrétaire général du JEM, datée du 8 mai 2012, attestant de son engagement au sein du mouvement et réaffirmant ses craintes en cas de retour. Le 27 février 2013, l’OFPRA rejeta la demande, considérant que la lettre du JEM constituait un élément de preuve nouveau se rapportant à des faits précédemment soutenus et qu’elle n’était dès lors pas recevable. Le 31 juillet 2013, le requérant fit l’objet d’un arrêté portant refus de titre de séjour et obligation de quitter le territoire qu’il contesta vainement devant le tribunal administratif de Strasbourg. Dans son jugement du 5 novembre 2013, le tribunal administratif constata, en effet, que les différentes demandes du requérant en vue de se voir reconnaître la qualité de réfugié avaient toutes été rejetées par les autorités nationales compétentes, essentiellement en raison du caractère jugé peu vraisemblable de son récit et qu’il n’avait produit à l’administration aucun élément nouveau de nature à remettre en cause le bien-fondé de ces décisions de rejet. Après avoir tenté de déposer une demande d’asile sous une fausse identité, le requérant fut interpellé, le 10 décembre 2013, et placé le même jour en centre de rétention. Saisi par le requérant, le tribunal administratif de Strasbourg, le 13 décembre suivant, refusa d’annuler la décision de placement en rétention. Le 14 décembre 2013, le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Metz ordonna la prolongation du maintien du requérant en rétention pour une durée de vingt jours. Le 19 décembre 2013, le requérant saisit la Cour d’une demande de mesure provisoire sur le fondement de l’article 39 de son règlement. Le lendemain, le président de la chambre à laquelle l’affaire fut attribuée décida d’indiquer au Gouvernement français, en application de la disposition précitée, qu’il était souhaitable de ne pas expulser le requérant vers le Soudan pour la durée de la procédure devant la Cour. II. TEXTES ET DOCUMENTS INTERNATIONAUX A. Sur la situation au Soudan à l’époque des faits rapportés par le requérant Sur l’attaque du village de Muhadjirya le 8 octobre 2007 L’International Crisis Group, dans un rapport du 26 novembre 2007 intitulé Darfur’s New Security Reality (Africa Report no 134), et le Représentant spécial de l’Union européenne pour le Soudan, l’ambassadeur Torben Brylle, dans son discours à l’occasion de l’ouverture des négociations de paix pour le Darfour en Libye le 27 octobre 2007, condamnent « les attaques menées par les forces gouvernementales sur la ville de Muhadjirya le 8 octobre 2007. » Sur l’attaque du JEM à Omdurman le 10 mai 2008 Dans son rapport du 22 juillet 2008 intitulé Country of Origin Information Bulletin – Sudan: The Justice and Equality Movement (JEM) Attack on Omdurman, 10 May 2008, le Home Office britannique relève : « 10 May – The Darfur rebel group, the Justice and Equality Movement (JEM), launched an armed attack on Omdurman, one of the three towns that form greater Khartoum. Amnesty International reported on 23 May that the organisation was seriously concerned by the government’s security forces’ crackdown following the attack on Khartoum by the JEM. « The crackdown has been characterized by serious human rights violations including hundreds of arbitrary arrests, cases of ill-treatment, as well as extra-judicial executions. These violations have mostly been targeted at Darfuris. » On 23 May, Amnesty International also reported on the arrests of several Darfurians in Khartoum over the previous two weeks accused of supporting the JEM. « Many of those arrested are reported to be held incommunicado in national security detention facilities in the capital or at unknown locations. All the detainees are at risk of torture or other ill-treatment, and may even be killed or subjected to enforced disappearance by the authorities. » Sur l’attaque du camp de Kalma le 25 août 2008 Le Haut Commissaire aux droits de l’homme des Nations Unies, dans son 11e rapport périodique sur la situation des droits de l’homme au Soudan, indique : « A January 2009 document from the UN Office of the High Commissioner for Human Rights, under the heading "Background and context", states: The incident at Kalma IDP camp should be analysed in the context of the long-standing tension between the residents of the camp and the Government of Sudan regarding control of the camp. South Darfur governmental authorities have frequently asserted that there is a presence of political, criminal and armed movement elements within the camp. Kalma camp was established in February 2004. As one of the largest camps in Darfur, the total population of Kalma camp is estimated at approximately 80,000 individuals: the majority being from the Fur, followed by the Dajo, Zaghawa Massalit, Birgit and Tunjer tribes. The camp is one to two kilometres long and extends seven kilometres’ along the railway track from east to west.” (UN Office of the High Commissioner for Human Rights (23 January 2009). » Dans un communiqué du 17 décembre 2008, l’Institute for War and Peace Reporting observe : « In August, Sudanese government, GoS, forces and allied janjaweed militias are reported to have surrounded the Kalma camp near Nyala in south Darfur, before allegedly pounding it with machine-gun fire, in an apparent bid to root out rebels they believed to be stashing weapons there. [...] Kalma is one of the largest internal refugee camps in Darfur, housing about 90,000 displaced people, or IDPs. [...] ICC prosecutors are aware of the attack, and during a briefing in early December, chief prosecutor Luis Moreno-Ocampo raised the matter with the United Nations Security Council, UNSC. On 25 August in Kalma, Sudanese government forces entered the camp, reportedly to disarm IDPs, killed 31 displaced persons and wounded 65, he said. » B. Sur la situation actuelle au Soudan Le Human Rights Watch, Darfur: UN Should End Silence on Rights Abuses, publié le 22 août 2014 rapporte : « The human rights situation in Darfur, Sudan has deteriorated sharply in 2014, Human Rights Watch said. Rapid Support Forces, a Sudanese government force consisting largely of former militias, attacked scores of villages in South, Central, and North Darfur between February and April. Dozens of civilians died, tens of thousands of people fled, and there was massive destruction and looting of civilian property. » [...] « From mid-February to late March, the Rapid Support Forces, consisting of former militia under the command of the Sudanese National Intelligence and Security Services, moved into Darfur from the Kordofan region, where they had been deployed to fight rebels in Southern Kordofan. The forces are led by former militia leader, Brig. Gen. Mohammed Hamdan Dagolo, known as "Hemmeti". These forces, with other security forces and militia, carried out massive ground attacks on dozens of villages in South and North Darfur, targeting areas where they accused the population of sympathizing with rebel forces. They burned homes and shops, looted livestock, killed and robbed civilians, and forced tens of thousands of residents to flee to towns and camps for displaced people. » Le UN News Service, Darfur: UN official urges support for peace process amid unfolding new dynamics, publié le 24 Avril 2014 rapporte : « Stepped-up rebel attacks, clashes fuelled by local political rivalries, and mass displacement sparked by the abuses of a pro-Government militia have again left long-troubled Darfur at a crossroads, said the United Nations peacekeeping chief today, appealing to the Security Council and its African Union (AU) counterpart for political support to move the warring factions towards lasting peace. Once again, Darfur finds itself at a crossroads. Since the beginning of 2014, new dynamics have emerged, with considerable impact on the civilian population, said Hervé Ladsous, Under-Secretary-General for UN Peacekeeping Operations, as he briefed the Council on the latest developments in the strife-torn western region of Sudan, as well as on the work of the joint AU-UN mission there, known as UNAMID. Mr. Ladsous said Darfur is currently experiencing renewed violence after a relative lull, marked by massive movements of displaced persons and by very "notable and strong discord" among local allies of the Sudanese Government. The growing political rivalries were most evident in North Darfur. "At stake is not merely the local government, but also the hoarding of mineral resources, [particularly] gold deposits." All of this has led to fighting between the groups and serious loss of civilian life. Moreover, he explained that the "very difficult" regional context is aggravating the situation. » Le Country of Origin Information Report publié le 11 septembre 2012 par le United Kingdom: Home Office rapporte notamment : « The UN’s High Commissioner for Human Rights, ‘Tenth Periodic report of the UN High Commissioner for Human Rights on the situation of human rights in Sudan’, dated 28 November 2008, observed: Darfurians in the Khartoum area are at heightened risk of being subjected to arbitrary arrests, in particular if they are suspected of maintaining links with Darfurian rebel groups or political movements. Darfurians may raise the suspicion of the security forces by the mere fact of travelling from other parts of Sudan to Darfur, by having travelled abroad, or by having been in contact with individuals and organizations abroad. Over the past three years, United Nations human rights officers have conducted numerous interviews with Darfurians who have been arbitrarily arrested and detained. Many reported that they were ill-treated and tortured. Reports on the questioning which they underwent in detention indicate that most of the detentions were carried out to obtain information about Darfurian political groups and rebel movements. » Le Operational Guidance Note: Sudan publié en août 2012 par le United Kingdom: Home Office rapporte : « The Tribunal found in AA (Non Arab Darfurians – relocation) Sudan CG [2009] UKAIT 00056, that all non-Arab Darfuris, regardless of their political or other affiliations, are at risk of persecution in Darfur and cannot reasonably be expected to relocate elsewhere in Sudan. Therefore claimants who do not fall within the exclusion clauses are likely to qualify for asylum. UNHCR reported in 2008 that Darfurians in Khartoum are at heightened risk of arbitrary arrest if they are suspected of links with Darfur rebel groups or movements. Of particular concern is the view that Darfurians may raise the suspicion of the security forces by the mere fact of travelling from other parts of Sudan to Darfur, by having travelled abroad, or by having been in contact with individuals and organisations abroad. [...] The largest ethnic group within Darfur are the Fur people, who consist mainly of settled subsistence farmers and traditional cultivators. Other non-Arab, African groups include the Zaghawa nomads, the Meidob, Massaleit, Dajo, Berti, Kanein, Mima, Bargo, Barno, Gimir, Tama, Mararit, Fellata, Jebel, Sambat and Tunjur. The mainly pastoralist Arab tribes in Darfur include Habania, Beni Hussein, Zeiyadiya, Beni Helba, Ateefat, Humur, Khuzam, Khawabeer, Beni Jarrar, Mahameed, Djawama, Rezeigat, and the Ma’aliyah. [...] Members of opposition groups and perceived government critics, including students, journalists and human rights defenders are subjected to harassment, intimidation, arbitrary arrest, incommunicado detention, and are at risk of ill treatment and persecution. [...] The UN report of the independent expert on the situation of human rights in the Sudan highlighted "Cases of arbitrary arrest and detention by the National Security Service (NSS)" and ".allegations of incommunicado detention, torture and other forms of ill-treatment of detainees by the NSS.112". In May 2012, Freedom House also noted that the NISS is accused of "systematically detaining and torturing opponents of the government, including Darfuri activists, journalists, and students". » « The interim national constitution prohibits such practices; however, government security forces continued to torture, beat, and harass suspected political opponents and others. In Darfur and other areas of conflict, government forces, rebel groups, and tribal factions committed torture and abuse. [...] According to non-governmental organization (NGO) and civil society activists in Khartoum, government security forces beat and tortured persons in detention, including members of the political opposition, civil society activists, and journalists. These persons were often subsequently released without charge. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. Le requérant Le requérant est né en 1942 et réside à Ankara. Il est docteur en droit et président du Parti des travailleurs de Turquie. B. Les propos en cause En 2005, le requérant participa à trois événements publics en Suisse. Au cours du premier, une conférence de presse qui se tint devant le Château d’Ouchy à Lausanne (canton de Vaud) le 7 mai 2005, il s’exprima ainsi en langue turque : [Traduction du greffe] « Je m’adresse à l’opinion publique européenne depuis Berne et Lausanne : les allégations de « génocide arménien » sont un mensonge international. Un mensonge international peut-il exister ? Oui, Hitler fut à une époque le maître de ces mensonges, actuellement ce sont les impérialistes des États-Unis d’Amérique et de l’Union européenne qui le sont. Des documents provenant non seulement des archives de la Turquie mais aussi de celles de la Russie contredisent ces menteurs internationaux. Selon ces documents, les responsables des violents débordements entre musulmans et Arméniens sont les impérialistes de l’Occident et de la Russie tsariste. Les grandes puissances, qui voulaient partager l’Empire ottoman, ont provoqué une partie des Arméniens, avec qui nous avions vécu en paix pendant des siècles, et les ont incités à la violence. Les Turcs et les Kurdes ont défendu leur patrie contre ces attaques. Il ne faut pas oublier que Hitler a usé des mêmes méthodes, c’est-à-dire l’instrumentalisation des groupes ethniques et des communautés, afin de diviser les pays pour servir ses desseins impérialistes, poussant les peuples à s’entre-tuer. Le mensonge du « génocide arménien » a été inventé pour la première fois en 1915 par les impérialistes anglais, français et de la Russie tsariste, qui voulaient partager l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale. Comme Chamberlain l’a plus tard avoué, il s’agissait d’une propagande de guerre (...) Les États-Unis d’Amérique ont occupé et divisé l’Irak avec les guerres du Golfe entre 1991 et 2003, ils ont créé un État fantoche dans le nord. Ils ont ensuite ajouté à cet État les champs pétroliers de Kirkouk. On impose aujourd’hui à la Turquie d’être le gardien de cet État fantoche. Nous faisons face à un encerclement impérialiste. Les mensonges sur le « génocide arménien », les pressions liées à la mer Égée et à Chypre sont interdépendants et ont pour but de nous diviser et de nous prendre en otages (...) L’adoption de décisions successives qui considèrent même notre guerre de libération comme un « crime d’humanité » montre que les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne incluent la question arménienne dans leurs stratégies pour l’Asie et le Moyen-Orient (...) Les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne ont manipulé pour leur campagne de mensonges sur le « génocide arménien » des personnes possédant des cartes d’identité de la Turquie. Notamment, les services secrets américains et allemands ont acheté certains historiens et engagé des journalistes pour les transporter d’une conférence à une autre (...) Ne croyez pas aux mensonges de type hitlérien tels que celui de « génocide arménien ». Cherchez, comme Galilée, la vérité, et défendez-la. » Le deuxième événement, une conférence, eut lieu le 22 juillet 2005 à l’hôtel Hilton d’Opfikon (canton de Zurich) à l’occasion de la commémoration du Traité de Lausanne de 1923 (Traité de paix signé à Lausanne le 24 juillet 1923 entre l’Empire britannique, la France, l’Italie, le Japon, la Grèce, la Roumanie et l’État serbe-croate-slovène, d’une part, et la Turquie, d’autre part, Société des Nations, Recueil des Traités, vol. 28, no 701). Au cours de cette conférence, le requérant prit la parole, d’abord en turc puis en allemand, et déclara ceci : [Traduction du greffe] « Donc, avant tout, le problème kurde et le problème arménien n’étaient pas un problème et, d’ailleurs, ils n’ont même pas existé (...) » Après cela, le requérant distribua des exemplaires d’un opuscule rédigé par lui, intitulé Les grandes puissances et la question arménienne, dans lequel il refusait la qualification de génocide aux événements survenus en 1915 et les années suivantes. Le troisième événement était un rassemblement du Parti des travailleurs de Turquie organisé à Köniz (canton de Berne) le 18 septembre 2005, au cours duquel le requérant s’exprima ainsi en allemand : [Traduction du greffe] « (...) même Lénine, Staline et les autres chefs de la révolution soviétique ont écrit sur la question arménienne. Ils disaient dans leurs textes que les autorités turques n’avaient pas perpétré de génocide contre le peuple arménien. Ces propos ne visaient pas à servir de propagande à l’époque. Dans leurs documents secrets, les dirigeants soviétiques disaient – c’est très important –, et les archives soviétiques le confirment, qu’à l’époque il y avait eu des cas de conflits ethniques, de destructions et de massacres ethniques entre Arméniens et musulmans. Or la Turquie était dans le camp de ceux qui défendaient leur patrie alors que les Arméniens se trouvaient dans celui des puissances impérialistes et en étaient les instruments (...) et nous en appelons à Berne, au Conseil national suisse et à toutes les parties de Suisse : « S’il vous plaît, intéressez-vous à la vérité et oubliez vos préjugés. » C’est ce que j’observe, et j’ai lu chaque article consacré à la question arménienne : il ne s’agit que de préjugés. S’il vous plaît, oubliez ces préjugés et ralliez-vous (??), à ce qu’il dit de ces préjugés ; voici la vérité : il n’y a pas eu de génocide des Arméniens en 1915. Il s’agissait d’une bataille entre peuples et nous avons subi de nombreuses pertes (...) Les officiers russes à l’époque étaient très déçus parce que les troupes arméniennes s’étaient livrées à des massacres de Turcs et de musulmans. Ces vérités ont été proférées par un commandant russe (...) » C. La procédure pénale dirigée contre le requérant à raison de ces propos Le 15 juillet 2005, l’Association Suisse-Arménie porta plainte contre le requérant pour la première des déclarations susmentionnées. L’enquête fut ensuite élargie aux deux autres discours. Le 23 juillet 2005, le requérant fut interrogé par le procureur de Winterthur au sujet des propos tenus par lui à l’hôtel Hilton d’Opfikon. Le 20 septembre 2005, il fut interrogé par un juge d’instruction cantonal du canton de Vaud. Par une décision du 27 avril 2006, au motif que ces trois discours tombaient sous le coup de l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal suisse (« le code pénal » ; paragraphe 32 ci-dessous), le juge d’instruction cantonal compétent du canton de Vaud renvoya le requérant en jugement. Le procès eut lieu les 6 et 8 mars 2007 devant le tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne (« le tribunal de police »). Le 6 mars 2007, le tribunal de police entendit le requérant, le procureur et l’Association Suisse-Arménie, laquelle s’était constituée partie civile, puis six historiens professionnels – un Américain, trois Français, un Allemand et un Britannique – ainsi qu’un sociologue que les parties avaient invité à témoigner. Le 8 mars 2007, le conseil du requérant demanda au tribunal de police un complément d’instruction sur les événements survenus en 1915 et les années suivantes. Le tribunal de police rejeta cette requête au motif qu’elle était dilatoire et qu’elle donnerait lieu à un renvoi des débats. Il estima surtout qu’à ce stade il n’était pas nécessaire de recueillir davantage de preuves à ce sujet, les événements ayant été analysés par « des centaines d’historiens depuis des décennies » et ayant « fait l’objet d’innombrables publications ». Il dit avoir déjà recueilli de telles preuves en entendant les historiens que la défense et la partie civile estimaient être les plus compétents en la matière. Selon lui, un complément d’instruction n’aurait apporté rien de plus. Par un jugement du 9 mars 2007, le tribunal de police reconnut le requérant coupable de l’infraction visée à l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal (paragraphe 32 ci-dessous) et le condamna à une peine de quatre-vingt-dix jours-amende à 100 francs suisses (CHF) (soit 62 euros (EUR) courants) le jour, assortie d’un sursis de deux ans, à une amende de 3 000 CHF (soit 1 859 EUR courants) substituable par trente jours de privation de liberté, ainsi qu’au paiement d’une indemnité pour tort moral de 1 000 CHF (soit 620 EUR courants) en faveur de l’Association Suisse-Arménie. Il dit ceci : « I. L’ACCUSÉ Doğu Perinçek est né le 17 juin 1942 à Gaziantep en Turquie. C’est un homme politique turc qui vit dans son pays. Après avoir travaillé une dizaine de mois en Allemagne comme ouvrier entre 1962 et 1963, il a étudié le droit à l’université d’Ankara et obtenu son doctorat en 1968. C’est le fondateur d’une revue d’extrême gauche. En 1969, il fonde le Parti ouvrier paysan révolutionnaire de Turquie. On peut définir Doğu Perinçek comme un extrémiste de gauche, se réclamant de Lénine ou de Mao. Il a purgé plusieurs années de prison dans les années huitante à cause de ses idées politiques. Actuellement, c’est le président général du Parti des travailleurs de Turquie, qui représente 0,5 % de l’électorat turc. Doğu Perinçek se décrit comme une personne cultivée et connaissant fort bien l’histoire. Il parle couramment l’allemand. Sur le plan personnel, cet accusé est marié et père de quatre enfants, dont trois sont majeurs. Il dit gagner environ 3 000 CHF par mois. Ses revenus proviennent pour partie de droits d’auteur et d’une rente de vieillesse. Il bénéficie aussi des revenus de son épouse. Sa situation financière est saine, selon lui. Il n’a jamais été condamné en Suisse. On ne tiendra pas compte des condamnations prononcées en Turquie, puisqu’elles ont trait, à la connaissance du Tribunal, à des délits politiques. On peut au surplus noter que la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Turquie, par deux fois, dans des affaires concernant l’accusé. On tiendra donc pour acquis qu’il s’agit d’un délinquant primaire. II. LES FAITS ET LE DROIT En soi, la présente cause ne présente pas de problème factuel. Par mesure de simplification, on peut annexer au présent jugement une copie de l’ordonnance de renvoi rendue par le juge d’instruction cantonal le 27 avril 2006, en précisant que Doğu Perinçek a été renvoyé contradictoirement devant ce Tribunal et non par défaut, comme le retient l’acte d’accusation. Il faut retenir que Doğu Perinçek a déclaré publiquement, le 7 mai 2005 à Lausanne, puis le 18 septembre 2005 à Köniz/BE, que le génocide des Arméniens était un mensonge international. Le 22 juillet 2005, l’accusé reconnaît également avoir déclaré au sujet du génocide des Arméniens que le problème des Arméniens, comme celui des Kurdes, n’avait jamais été un problème et que cela (le génocide) n’avait jamais existé (point 2 de l’ordonnance de renvoi). Il n’y a pas de problème factuel car Doğu Perinçek reconnaît nier le génocide des Arméniens. Il entre ainsi dans les vues de l’art. 261bis CP qui lui est précisément reproché. Doğu Perinçek admet qu’il y a eu des massacres, mais les justifie au nom du droit de la guerre et soutient que les massacres ont tout autant eu lieu dans le camp des Arméniens que dans celui des Turcs. Il admet aussi que l’Empire turc ottoman a fait déplacer des milliers d’Arméniens des frontières russes vers l’actuelle Syrie ou l’actuel Irak, mais conteste absolument le caractère génocidaire de ces déportations. Il admet tout au plus que ces déportations répondaient à un besoin sécuritaire. Il a même fait valoir que les soldats ottomans agissaient dans le but de protéger les Arméniens dans le conflit opposant l’Empire turc ottoman à la Russie. Il a d’ailleurs souvent répété aux débats que les Arméniens, ou du moins une partie d’entre eux, étaient des traîtres car ils s’étaient alliés aux Russes contre les troupes de l’Empire. L’accusé a plus ou moins été rejoint dans ses vues par les historiens qu’il a fait citer à la barre. Il a été complètement contredit par les historiens cités par la partie civile. On peut à cet égard relever qu’en raison des propos tenus par Doğu Perinçek, l’Association Suisse-Arménie a porté plainte contre ce dernier le 15 juillet 2005. On examinera les conclusions civiles prises par cette association ultérieurement. Avec les parties, le Tribunal admet que la négation de n’importe quel massacre, aussi large soit-il, ne tombe pas sous le coup de l’art. 261bis CP. Comme le dit très clairement la loi, il doit s’agir d’un génocide tel que le définit par exemple la Convention internationale du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime [de] génocide et l’art. 6 du Statut de Rome. Dans sa plaidoirie, la défense a soutenu que le législateur n’avait à l’esprit que le génocide des Juifs survenu lors de la Seconde Guerre mondiale lorsqu’il a élaboré l’art. 261bis CP. La défense a encore relevé qu’il fallait nécessairement que le génocide soit reconnu par une Cour internationale de justice pour qu’il puisse prétendre à la protection prévue par l’art. 261bis CP. Elle a insisté sur le fait que le génocide des Arméniens n’était pas reconnu par tous, en particulier pas par la Turquie et que certains historiens entraient dans les vues de Doğu Perinçek. Elle a conclu que dans la mesure où la situation n’était pas claire d’une part et que, d’autre part et surtout, que le génocide des Arméniens n’avait pas été reconnu par une Cour internationale de justice, Doğu Perinçek, en niant le génocide des Arméniens, ne pouvait pas tomber sous le coup de l’art. 261bis CP. Elle a relevé à l’attention du Tribunal que ce dernier ne pouvait pas faire œuvre d’historien et a rappelé qu’elle avait précisément soulevé un incident lors des débats demandant à ce que le Tribunal mette en œuvre une commission neutre d’historiens chargés de dire s’il y a eu ou non génocide lors des massacres survenus entre 1915 et 1917. Pour la partie civile et le ministère public, il faut et il suffit qu’un génocide soit largement reconnu et il appartient au Tribunal de prendre acte de cette reconnaissance internationale. Il n’a pas à se muer en historien autodidacte. Un tribunal dit le fait et le droit. Pour la partie civile et le ministère public, le génocide des Arméniens est un fait notoire, qu’il ait été ou non reconnu par une Cour internationale de justice. Les parties adverses sont au moins d’accord sur un point, soit celui de dire qu’il n’appartient pas au Tribunal de faire l’histoire. Le Tribunal est du même avis que toutes les parties. On ne verra donc aucune lacune dans le présent jugement si ce dernier ne fait pas référence aux témoignages des historiens qui sont venus déposer à la barre ou aux pièces qui ont été produites soit par la partie civile, soit par la défense. La première question qui doit donc se poser est celle de savoir si seuls les génocides reconnus par une cour internationale de justice sont ceux entendus par la loi pénale suisse. Le Tribunal dispose de plusieurs modes d’interprétation pour résoudre cette question. En recourant à une interprétation littérale, on constate que l’art. 261bis CP parle uniquement de génocide. Il ne dit pas, par exemple, « un génocide reconnu par une Cour de justice internationale ». Il ne dit pas non plus « le génocide des Juifs, à l’exclusion du génocide des Arméniens ». S’agit-il d’une omission du législateur ? L’interprétation historique à laquelle on peut aussi recourir fournit la réponse. Ainsi, si l’on se réfère au Bulletin officiel du Conseil national, on constate que le législateur s’est explicitement référé à la Convention internationale pour [la prévention et] la répression du crime [de] génocide du 9 décembre 1948 en citant, à titre d’exemple, le génocide des Kurdes et des Arméniens (BO/CN 1993, p. 1076). On peut donc retenir qu’historiquement, le génocide des Arméniens a servi d’exemple au législateur lors de ses travaux visant à l’élaboration de l’art. 261bis CP (rapport Comby). On doit ainsi admettre que le législateur n’avait pas uniquement en vue le génocide des Juifs lorsqu’il a rédigé l’art. 261bis CP. En se référant expressément au génocide des Arméniens et des Kurdes, le législateur a aussi voulu montrer qu’il n’était pas nécessaire que le génocide soit reconnu par une Cour internationale de justice. Il y a en effet, comme on l’a vu, une référence explicite à la Convention du 9 décembre 1948 réprimant le génocide. La doctrine est également du même avis. Ainsi, pour Corboz (Bernard Corboz, Les infractions en droit suisse, vol. Il, p. 304), il faut que le génocide soit avéré. On peut déduire de cette phrase qu’il faut et il suffit que le génocide soit reconnu, sans pour autant qu’il l’ait été par une Cour internationale de justice ou par tout autre organe supranational qui serait propre à lier le juge (on peut songer à une commission d’historiens ayant valeur d’experts internationaux). Pour Trechsel (Stefan Trechsel, Kurzkommentar, ad art. 261bis no 35), la doctrine allemande parle volontiers, au sujet de la négation d’un génocide, du « mensonge d’Auschwitz », mais la négation d’un autre génocide tombe aussi sous le coup de l’art. 261bis CP. Dans sa thèse, Alexandre Guyaz est du même avis (Alexandre Guyaz, L’incrimination de la discrimination raciale, thèse, Lausanne, 1996 p. 300). On peut à cet égard citer l’extrait suivant : « Le droit pénal consacre ici une conception élargie du révisionnisme, l’art. 261bis al. 4 ne visant pas exclusivement la négation des crimes contre l’humanité commis par le régime national-socialiste. Ce vaste champ d’application a été confirmé sans équivoque par le Conseil national qui, en deuxième lecture, a corrigé le texte français en remplaçant « le génocide » par « un génocide », en faisant ainsi allusion à tous ceux qui peuvent malheureusement se produire. » Il faut donc et il suffit que l’on soit en présence d’un génocide. Mais ce génocide doit être connu et reconnu : Corboz parle d’un génocide avéré (Corboz, même citation). Qu’en est-il dès lors de notre pays ? S’agissant de la Suisse, le Tribunal constate que le Conseil national a adopté un postulat reconnaissant le génocide (postulat De Buman). L’adoption du postulat date du 16 décembre 2003. Comme on l’a vu plus haut, le génocide des Arméniens a servi de base à l’élaboration de l’art. 261bis CP (rapport Comby). L’adoption de ce postulat s’est fait contre l’avis du Conseil fédéral qui considérait que la question devait revenir aux historiens. Mais c’est ce même Conseil fédéral qui cite expressément le génocide des Arméniens dans son message du 31 mars 1999 relatif à la Convention pour la prévention et la répression du crime [de] génocide qui servira de base à l’actuel art. 264 CP réprimant le génocide (Feuille fédérale, 1999, pp. 4911 et ss). L’université de Lausanne, en publiant un ouvrage de droit humanitaire, prend comme exemple le génocide des Arméniens. Les manuels scolaires d’histoire traitent du génocide des Arméniens. On peut aussi rappeler que les gouvernements vaudois et genevois ont reconnu le génocide des Arméniens : le 5 juillet 2005 pour le canton de Vaud et le 25 juin 1998 pour la République et le Canton de Genève, dont la présidente était Micheline Calmy-Rey, notre actuelle ministre des Affaires étrangères. Ce rapide tour d’horizon permet au juge de tenir pour établi que le génocide des Arméniens est un fait historique avéré selon l’opinion publique helvétique. La position actuelle du Conseil fédéral, empreinte d’une très grande prudence lorsqu’elle n’est pas contradictoire, n’y change absolument rien. Il est aisé de comprendre qu’un gouvernement préfère ne pas aborder des sujets particulièrement délicats, afin de ne pas mettre en péril les relations internationales. L’écho international qu’a eu cette affaire est révélateur. Si l’on sort de nos frontières, plusieurs États, dont la France, ont reconnu le génocide des Arméniens. Pour ne parler que de la France, la loi du 29 janvier 2001 a reposé, selon le témoignage d’Yves Ternon, sur l’avis [d’]un collège composé d’une centaine d’historiens. Si l’on se reporte à la pièce 15 du bordereau no I de la défense, Jean-Baptiste Racine, dans son livre consacré au génocide des Arméniens, relève que la reconnaissance par les États a souvent été prise à l’initiative d’une communauté de chercheurs. Il ne s’agit donc pas de décisions prises à la légère, ce d’autant plus que la reconnaissance du génocide des Arméniens met à mal les relations internationales que peut nouer tel ou tel pays avec la Turquie. Le génocide des Arméniens a aussi fait l’objet d’une reconnaissance par des instances internationales. Il est vrai que le génocide des Arméniens ne tient qu’une place très réduite au sein de l’ONU. Seule la mention de cet événement dans le rapport Whitaker est réellement significative (Jean-Baptiste Racine, op. cit. p. 73, point 96). En revanche, le Parlement européen a envisagé dès 1981 de traiter la question arménienne. Le rapporteur de la commission dont Jean-Baptiste Racine dit du rapport qu’il est fortement argumenté et documenté, relève : « Les événements dont les Arméniens de Turquie ont été victimes durant les années de guerre 1915-1917 doivent être considérés comme un génocide au sens de la Convention des Nations unies contre la répression et la prévention du crime contre le génocide. » Le 18 juin 1987, le Parlement européen a finalement adopté une résolution reconnaissant le génocide des Arméniens. Le Conseil de l’Europe a lui aussi reconnu le génocide des Arméniens. On rappelle pour mémoire que le Conseil de l’Europe compte une cinquantaine d’États membres. Il se destine à la défense des valeurs de la démocratie et des droits de l’homme. C’est dans son cadre que siège, à Strasbourg, la Cour européenne des droits de l’homme, chargée d’appliquer la Convention du même nom de 1950 (sur toutes ces questions, voir Jean-Baptiste Racine, op. cit. p. 66 et ss). Il faut admettre que le génocide des Arméniens est un fait historique avéré. Il reste à se poser la question de savoir si Doğu Perinçek a agi intentionnellement. Cela revient à se demander si, de bonne foi, Doğu Perinçek pouvait penser qu’il n’agissait pas mal, soit qu’il ne niait pas l’évidence lorsqu’il a affirmé, en tout cas par trois fois, que le génocide des Arméniens n’avait jamais existé ; qu’il s’agissait d’un « mensonge international ». Doğu Perinçek a reconnu à l’enquête et aux débats qu’il savait que la Suisse, comme bien d’autres pays d’ailleurs, reconnaissait le génocide des Arméniens. Au reste, il n’aurait jamais qualifié le génocide des Arméniens de « mensonge international » s’il n’avait pas su que la Communauté internationale le considérait comme tel. Il a même déclaré qu’il jugeait la loi suisse anticonstitutionnelle. L’accusé est docteur en droit. C’est un politicien. Il se dit écrivain et historien. Il a eu connaissance des arguments de ses contradicteurs. Il a purement et simplement préféré les évacuer pour proclamer que le génocide des Arméniens n’a jamais existé. Doğu Perinçek ne peut dès lors pas prétendre, ni d’ailleurs croire, à l’inexistence du génocide. D’ailleurs, comme l’a relevé le ministère public dans son réquisitoire, Doğu Perinçek a déclaré formellement qu’il ne changerait jamais de position, même si une commission neutre affirmait un jour que le génocide des Arméniens a bel et bien existé. Sans se tromper, on peut dire que pour l’accusé, la négation du génocide est sinon une profession de foi, du moins un slogan politique aux relents nationalistes. La doctrine, unanime, estime qu’il faut un mobile raciste. À l’évidence, les mobiles poursuivis par Doğu Perinçek s’apparentent à des mobiles racistes et nationalistes. On est très éloigné du débat historique. Comme l’a relevé l’accusation, Doğu Perinçek parle de complot fomenté par des impérialistes pour nuire à la grandeur de la Turquie. Pour justifier les massacres, l’accusé a recouru au droit de la guerre. Il a décrit les Arméniens comme étant les agresseurs du peuple turc. Il se réclame de Talaat Pacha – l’accusé est membre du comité éponyme – qui, historiquement, est, avec ses deux frères, l’initiateur, l’instigateur et le moteur du génocide des Arméniens. Doğu Perinçek remplit toutes les conditions subjectives et objectives remplies par l’art. 261bis CP. Il doit être condamné pour discrimination raciale. III. LA PEINE Doğu Perinçek est apparu comme une personne intelligente et cultivée. Son entêtement est d’autant moins compréhensible. C’est un provocateur. Il a fait preuve d’une arrogance certaine vis-à-vis du Tribunal en particulier, et des lois suisses en général. Il ne peut faire valoir aucune circonstance atténuante. Il y a concours d’infractions puisque par trois fois l’accusé a discriminé, en des lieux différents, le peuple arménien en niant leur histoire douloureuse. Le mode de faire s’apparente à l’agitateur. Les termes utilisés (« mensonge international ») sont particulièrement violents. Dans ces conditions, avec le ministère public, le Tribunal considère qu’une peine de nonante jours est adéquate pour sanctionner les agissements de l’accusé. Dans son réquisitoire, le ministère public a proposé que l’on fixe la valeur du jour-amende à 100 CHF. On a vu, au chapitre des renseignements personnels, que la situation financière de Doğu Perinçek était saine. Il est certain qu’un salaire de 3 000 CHF en Turquie est un bon salaire. L’accusé a pu confier sa défense à un mandataire de choix. Il a fait le déplacement de Turquie en Suisse et a logé, durant les quelques jours du procès, au Beau-Rivage Palace (p. 61). Tout cela montre une aisance certaine et le montant de 100 CHF proposé n’est de loin pas surfait. Sous l’ancien droit, il n’aurait pas été possible au Tribunal d’émettre un pronostic favorable à l’endroit de Doğu Perinçek. Aujourd’hui, le sursis est la règle sauf circonstances particulièrement défavorables qui ne sont pas remplies en l’espèce. Doğu Perinçek est étranger à notre pays. Il retournera dans le sien. Il a été formellement averti par le juge que s’il persistait à nier le génocide des Arméniens, il pourrait faire l’objet d’une nouvelle enquête pénale et risquer une nouvelle condamnation avec, à la clé, la révocation de ce sursis. Cette menace paraît à elle seule suffisante pour détourner l’accusé de la récidive, si bien que, tout juste, on assortira la peine pécuniaire à prononcer du sursis. On prononcera une amende de 3 000 CHF à titre de sanction immédiatement sensible, équivalent à une peine de substitution de 30 jours. IV. CONCLUSIONS CIVILES ET FRAIS L’Association Suisse-Arménie, par son conseil, réclame une indemnité pour tort moral de 10 000 CHF ainsi que des dépens pénaux de 10 000 CHF également. L’Association Suisse-Arménie, par ses statuts et par la loi (art. 49 CO) a qualité pour prétendre à une indemnité pour tort moral. Il est difficile d’allouer à une association une indemnité de cette nature puisque, par définition, la personne morale est dépourvue de sentiment. On s’en tiendra à une indemnité symbolique qui sera arrêtée à 1 000 CHF. La cause était suffisamment compliquée pour justifier l’intervention d’un conseil. L’ampleur du travail consenti par ce mandataire professionnel conduit le Tribunal à allouer un montant de 10 000 CHF à la partie civile à titre de participation aux honoraires de son avocat. Il n’y a pas lieu d’allouer personnellement ces montants à Sarkis Shahinian qui est le représentant de cette association. Doğu Perinçek supportera l’intégralité des frais de la cause. » Le requérant introduisit un recours contre ce jugement ; il demandait l’annulation de ce dernier et un complément d’instruction notamment sur l’état des recherches et la position des historiens concernant les événements survenus en 1915 et les années suivantes. L’Association Suisse-Arménie forma elle aussi un recours, mais le retira par la suite. Par une décision du 13 juin 2007, la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal du canton de Vaud rejeta ce recours. Cette décision est ainsi libellée en ses parties pertinentes : « C. En temps utile, Doğu Perinçek a recouru contre ce jugement. Il conclut principalement à son annulation et à la mise en œuvre d’un complément d’instruction portant notamment sur l’état des recherches et la position des historiens sur la question arménienne. Subsidiairement, il conclut à la réforme du jugement entrepris en ce sens que Doğu Perinçek est libéré de l’accusation de discrimination raciale au sens de l’article 261bis alinéa 4 2e phrase CP, libéré des frais et libéré de toute obligation de verser à la plaignante et la partie civile une indemnité ou des dépens pénaux. L’Association Suisse-Arménie, qui avait aussi recouru, a retiré son recours avant de déposer un mémoire. En droit Le recourant ayant pris des conclusions tant en nullité qu’en réforme, il appartient à la Cour de cassation de déterminer la priorité d’examen des moyens invoqués, d’après la nature de ceux-ci et les questions soulevées (Bersier, Le recours à la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal en procédure vaudoise, in JT 1996 III 66 ss, spéc. pp. 106 s. et les réf. cit. ; Besse-Matile et Abravanel, Aperçu de jurisprudence sur les voies de recours à la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal vaudois, in JT 1989 III 98 ss, spéc. p. 99 et les réf. cit.). À titre de moyens de nullité, le recourant invoque la violation de l’article 411, lettres f, g, h, i CPP. Ces dispositions constituent des causes relatives de nullité qui ne justifient une annulation de la décision que si l’irrégularité constatée exerce ou est de nature à exercer une influence sur le jugement (Bersier, op. cit., p. 78). De façon générale, les moyens de réforme sont examinés avant les moyens de nullité relative (Bovay, Dupuis, Moreillon, Piguet, Procédure pénale vaudoise, Code annoté, Lausanne 2004, n. 1.4. ad art. 411). En l’occurrence, les moyens de nullité soulevés par le recourant visent principalement des questions factuelles qui ne doivent être élucidées que dans la mesure où elles sont utiles à la solution juridique. Dans le cas particulier, il convient tout d’abord d’examiner le moyen de réforme, soit le sens et la portée de l’article 261bis CP, et de déterminer si le juge, dans ce cadre, peut à titre exceptionnel, dire l’histoire (cf. Chaix et Bertossa, La répression de la discrimination raciale : Loi d’exception ? in SJ 2002, p. 177, spéc. p. 184). I. Recours en réforme a) Le recourant reproche au premier juge d’avoir appliqué l’article 261bis CP. Il soutient notamment qu’il appartient au juge de faire œuvre d’historien et qu’il doit à ce titre déterminer l’existence d’un génocide arménien avant d’appliquer l’article 261bis CP. Il soutient quant à lui qu’un tel génocide n’est pas avéré. Il considère ainsi que le tribunal s’est mépris sur la notion de génocide et sur la portée de l’article 261bis à ce propos. b) Selon l’article 261bis alinéa 4 CP, est punissable celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité. L’article 261bis CP concrétise en droit interne l’engagement pris par la Suisse lorsqu’elle a signé la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 (ci-après CDR) entrée en vigueur le 29 décembre 1994 (RS 0.104 ; Favre, Pellet, Stoudmann, Code pénal annoté, 2e édition, Lausanne 2004, n. 1.1. ad art. 261bis CP). L’origine conventionnelle de l’article 261bis CP s’inscrit dans une tendance actuelle à intégrer en droit interne des dispositions issues de textes internationaux. La particularité de la norme antiraciste réside cependant dans le fait que le législateur national a décidé, s’agissant notamment du génocide ou d’autres crimes contre l’humanité, d’aller au-delà des minima fixés par la CDR (Chaix et Bertossa, op. cit., spéc. p. 179). c) La notion de génocide est désormais définie par l’article 264 CP. Cette définition, issue de la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, doit guider le juge chargé d’appliquer l’article 261bis alinéa 4 CP. Sa tâche n’est cependant pas de punir l’éventuel génocide dont il est question, mais de réprimer la personne qui nie son existence (Chaix et Bertossa, op. cit., spéc. p. 183). S’agissant de la portée de la notion de génocide, plusieurs auteurs relèvent que le message du Conseil fédéral ne mentionne que le génocide des Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale (FF 1992 III 308 ; Chaix et Bertossa, op. cit., spéc. p. 183). Toutefois, le législateur a clairement consacré une conception élargie du révisionnisme, l’article 261bis·alinéa 4 CP ne visant pas exclusivement la négation des crimes contre l’humanité commis par le régime national-socialiste. Ce vaste champ d’application a été confirmé sans équivoque par le Conseil national qui, en deuxième lecture, a corrigé le texte français en remplaçant « le génocide » par « un génocide » (Guyaz, L’incrimination de la discrimination raciale, thèse 1996, p. 300). À cet égard, le législateur a justifié cette modification par le fait que le texte légal devait s’appliquer à tous les génocides qui peuvent malheureusement se produire, en citant à titre d’exemple le massacre des Arméniens, notamment (BO/CN 1993, p. 1076). Historiquement, il apparaît donc que le législateur n’entendait pas limiter l’application de l’article 261bis alinéa 4 CP au génocide des Juifs, mais avait à l’esprit, en acceptant la modification du texte, qu’il s’applique à tous les génocides, notamment à celui des Arméniens. S’agissant du génocide des Arméniens, les tribunaux n’ont par conséquent pas à recourir aux travaux d’historiens pour admettre son existence dès lors que ce cas entre précisément dans les prévisions de la loi et du législateur au même titre que le génocide des Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il faut donc admettre que le génocide des Arméniens est un fait considéré comme avéré. d) En l’espèce, le premier juge a expressément dit qu’il n’entendait pas faire preuve d’historien, même s’il s’est laissé entraîner sur ce terrain en tentant de dégager [quelle] était l’opinion générale des institutions en Suisse et à l’étranger à ce propos. Il n’y avait pas lieu de le faire car seule importe la volonté du législateur qui a clairement affirmé lors des débats préparatoires que le texte de l’article 261bis CP s’appliquait également au génocide des Arméniens. Faisant référence au message du Conseil fédéral (FF 1992 III 308), c’est donc à tort que le recourant soutient qu’il n’est pas établi que le texte de l’article 261bis CP incluait le génocide des Arméniens. Quant à la jurisprudence du Tribunal fédéral, elle n’est pas déterminante car dans chaque cas d’espèce où il est entré en matière, il s’agissait des Juifs de la dernière guerre et du révisionnisme. En définitive, le génocide des Arméniens étant un fait historique reconnu comme avéré par le législateur lui-même, on ne se trouve pas ici dans un cas exceptionnel qui requerrait une instruction très large et une approche historique pour déterminer l’existence d’un génocide. Mal fondé, le moyen de réforme portant sur le sens et la portée de la notion de génocide doit être rejeté. a) Pour être punissable, le comportement réprimé par l’article 261bis CP doit être intentionnel et dicté par des mobiles de haine ou de discrimination raciale ; le dol éventuel suffit (ATF 124 IV 125 cons. 2b, 123 IV 210 cons. 4c). Selon Corboz, il convient d’être strict sur l’exigence d’un mobile discriminatoire ; l’acte doit s’expliquer principalement par l’état d’esprit de l’auteur, qui déteste ou méprise les membres d’une race, d’une ethnie ou d’une religion. L’article 261bis CP ne doit pas s’appliquer dans le cas d’une recherche scientifique objective ou à un débat politique sérieux, exempt d’animosité ou de préjugés racistes (Corboz, Les infractions en droit suisse, volume II, Berne 2002, n. 37 ad art. 261bis CP). b) En l’espèce, le recourant tente d’expliquer ses prises de positions sur le terrain du débat entre historiens dans lequel doit être respectée la liberté d’expression. Il fait valoir en outre qu’il n’a fait que nier la qualification de génocide, mais n’a jamais contesté l’existence de massacres et de déportations d’Arméniens qu’il justifie par le droit de la guerre. Cet argument relève de l’aspect subjectif de l’infraction. Il se heurte toutefois au fait que le qualificatif de génocide a, notamment, été accolé à ceux de « mensonge international », termes qualifiés par le tribunal de particulièrement violents. À cet égard, on relève que les propos litigieux ont été proférés à l’occasion de manifestations publiques à relents nationalistes très éloignés d’un débat historique sérieux et exempt de préjugés racistes. À ces occasions, l’accusé, qui se dit écrivain et historien, a purement et simplement évacué les arguments de ses contradicteurs pour proclamer que le génocide des Arméniens n’avait jamais existé. Le recourant, qui sait la large reconnaissance dont celui-ci fait l’objet, voulait uniquement faire de la politique et non de l’histoire comme il le prétend et ce n’est pas un hasard si les propos litigieux ont notamment été tenus dans le cadre de manifestations relatives à la commémoration du Traité de Lausanne de 1923. La cour de céans ne peut que donner raison au premier juge d’avoir considéré que les mobiles poursuivis par l’accusé s’apparentent à des mobiles racistes et nationalistes. En définitive, ce n’est pas uniquement la négation d’un génocide en tant que terme utilisé qui est reproché, mais aussi la manière et l’ensemble des textes qui l’entourent et qui font que Doğu Perinçek nie explicitement et intentionnellement un fait historique – le génocide des Arméniens – tenu pour avéré, et cela à plusieurs reprises sans qu’il soit disposé à modifier son point de vue. Mal fondé, le moyen doit être rejeté. a) Le recourant conclut à sa libération de toute obligation de verser une indemnité pour tort moral. b) En vertu de l’article 49 alinéa 1 CO, celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité a droit à une somme d’argent à titre de réparation morale, pour autant que la gravité de l’atteinte le justifie et que l’auteur ne lui ait pas donné satisfaction autrement. L’article 49 alinéa 1 CO exige que cette atteinte dépasse la mesure de ce qu’une personne doit normalement supporter, que ce soit sur le plan de la durée des souffrances ou de leur intensité (Bucher, Personnes physiques et protection de la personnalité, 4e éd., Bâle, Genève, Munich 1999, n. 603, p. 141 ; Tercier, op. cit., n. 2047 ss pp. 270 s. ; Deschenaux et Tercier, op. cit., n. 24 s., p. 93). L’ampleur de la réparation dépend avant tout de la gravité de l’atteinte – ou, plus exactement, de la gravité des souffrances physiques ou psychiques consécutives à cette atteinte – et de la possibilité d’adoucir sensiblement, par le versement d’une somme d’argent, la douleur morale qui en résulte (ATF 125 III 269, c. 2a ; ATF 118 II 410, c. 2a). Sa détermination relève du pouvoir d’appréciation du juge. En raison de sa nature, l’indemnité pour tort moral, qui est destinée à réparer un dommage ne pouvant que difficilement être réduit à une simple somme d’argent, échappe à toute fixation selon des critères mathématiques, de sorte que son évaluation en chiffres ne saurait excéder certaines limites ; l’indemnité allouée doit toutefois être équitable. Le juge en proportionnera donc le montant à la gravité de l’atteinte subie et évitera que la somme accordée n’apparaisse dérisoire à la victime (ATF 125 III 269, précité ; ATF 118 II 410, précité). La fixation de l’indemnité pour tort moral est une question d’application du droit fédéral, que la cour de céans examine donc librement (art 415 al. 1 et 3. et art. 447 al. 1 CPP). Dans la mesure où cette question relève pour une part importante de l’appréciation des circonstances, l’autorité de recours intervient avec retenue, notamment si l’autorité inférieure a mésusé de son pouvoir d’appréciation en se fondant sur des considérations étrangères à la disposition applicable, en omettant de tenir compte d’éléments pertinents ou encore en fixant une indemnité inéquitable parce que manifestement trop faible ou trop élevée (ATF 125 III 269, précité ; ATF 118 II 410, précité). Toutefois, comme il s’agit d’une question d’équité – et non pas d’une question d’appréciation au sens strict, qui limiterait son pouvoir d’examen à l’abus ou à l’excès du pouvoir d’appréciation – l’autorité de recours examine librement si la somme allouée tient suffisamment compte de la gravité de l’atteinte ou si elle est disproportionnée par rapport à l’intensité des souffrances morales causées à la victime (ATF 125 III 269, précité ; ATF 123 III 10, c. 4c/aa ; ATF 118 II 410, précité). c) En l’espèce, le recourant s’est rendu coupable de discrimination raciale. Sa responsabilité civile est donc engagée. Le premier juge a considéré qu’il était difficile d’allouer à une association une indemnité pour tort moral de l’ordre de 10 000 francs, puisque, par définition, la personne morale est dépourvue de sentiment. Pour ce motif, il a réduit la prétention du plaignant et lui a alloué une indemnité symbolique de 1 000 francs. Cette appréciation n’est pas arbitraire et le montant alloué, adéquat. Mal fondé, le moyen doit être rejeté, ainsi que l’entier du recours en réforme. a) Le recourant conclut à sa libération de toute obligation de verser des dépens pénaux. b) Le plaignant est de plein droit partie civile (art. 94 CPP). Les dépens auxquels une partie civile peut prétendre en vertu de l’article 97 CPP sont alloués selon le principe posé à l’article 163 alinéa 2 CPP, qui prévoit que les règles concernant les frais sont applicables par analogie. Le droit aux dépens a son fondement dans la loi cantonale de procédure. Selon la jurisprudence, la partie civile ne peut, en principe, obtenir des dépens que lorsque l’accusé est condamné à une peine ou qu’il est astreint à payer des dommages-intérêts (JT 1961 III 9). La fixation des dépens dus à la partie civile relève du pouvoir d’appréciation du premier juge, la Cour de cassation n’intervenant dans ce domaine qu’en cas de fausse application manifeste de la loi ou d’abus du pouvoir d’appréciation, notamment quant au montant des dépens alloués (JT 1965 III 81). c) En l’occurrence, l’examen du dossier démontre que toutes les conditions nécessaires à l’octroi de dépens pour frais d’intervention pénale sont réunies dans le cas particulier. Le tribunal a relevé que la cause était suffisamment compliquée pour justifier l’intervention d’un avocat et a alloué à l’Association Suisse-Arménie un montant de 10 000 francs à titre de dépens pénaux. Compte tenu de l’ampleur du travail consenti par l’avocat, le tribunal n’a pas outrepassé son pouvoir d’appréciation. Mal fondé, le moyen doit être rejeté, ainsi que l’entier du recours en réforme. II. Recours en nullité Invoquant une violation de l’article 411, lettres f, g, h, i CPP, le recourant considère, en substance, que l’état de fait est lacunaire en ce sens que le tribunal ignorerait les documents produits et les témoignages de certains historiens. Il soutient également qu’il existerait des doutes sur les faits de la cause, voire une appréciation arbitraire des preuves quant aux citations de certains ouvrages historiques relatifs au massacre des Arméniens. Il fonde enfin son recours en nullité sur le fait que le tribunal a rejeté une requête incidente tendant à des compléments d’instruction pour obtenir des documents et des informations visant à mieux circonscrire la question arménienne de 1915 et déterminer si on peut ou non parler de génocide. Ces moyens doivent être rejetés dès lors qu’ils visent uniquement des questions de fait dont l’élucidation n’est pas de nature à exercer une influence sur le jugement (Bersier, op. cit., p. 78). En effet, s’agissant de la question du génocide arménien, le juge n’a pas à faire œuvre d’historien dès lors qu’au vu des débats parlementaires, son existence est considérée comme avérée (supra, cons. 2c). Mal fondé, le recours en nullité doit être rejeté. En définitive, le recours est mal fondé, tant en nullité qu’en réforme. Il doit donc être rejeté dans son intégralité. Vu le sort du recours, les frais de deuxième instance seront mis à la charge du recourant. » Le requérant forma devant le Tribunal fédéral un recours contre cette décision. Il demandait principalement la réforme de l’arrêt entrepris en vue d’être libéré de toute condamnation sur les plans tant civil que pénal. En substance, il reprochait aux juridictions cantonales, sous l’angle aussi bien de l’application de l’art. 261bis, alinéa 4, du code pénal que de l’examen de la violation alléguée de ses droits fondamentaux, de ne pas avoir procédé à une instruction suffisante quant à la matérialité des circonstances de fait permettant de qualifier de génocide les événements survenus en 1915 et les années suivantes. Par un arrêt du 12 décembre 2007 (6B_398/2007), le Tribunal fédéral débouta le requérant dans les termes suivants : « 3.1 L’art. 261bis al. 4 CP réprime le comportement de celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité. Dans une première approche littérale et grammaticale, on peut constater que la formulation de la loi (par l’utilisation de l’article indéfini « un génocide »), ne fait expressément référence à aucun événement historique précis. La loi n’exclut donc pas la répression de la négation d’autres génocides que celui commis par le régime nazi ; elle ne qualifie pas non plus expressément la négation du génocide arménien au plan pénal comme acte de discrimination raciale. 2 L’art. 261bis al. 4 CP a été adopté lors de l’adhésion de la Suisse à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 (RS 0.104). Dans sa formulation initiale, le texte du projet de loi du Conseil fédéral ne faisait aucune mention expresse de la négation de génocides (FF 1992 III 326). L’incrimination du révisionnisme, respectivement de la négation de l’Holocauste, devait être incluse dans le fait constitutif de déshonorer la mémoire d’un défunt figurant à l’alinéa 4 du projet d’article 261bis CP (message du Conseil fédéral du 2 mars 1992 concernant l’adhésion de la Suisse à la Convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes formes de discrimination raciale et la révision y relative du droit pénal ; FF 1992 III 265 ss, spéc. 308 s.). Ce message ne comporte aucune référence expresse aux événements de 1915. Lors des débats parlementaires, la Commission des affaires juridiques du Conseil national proposa d’ajouter à l’art. 261bis al. 4 CP le texte « [...] ou qui pour la même raison, minimisera grossièrement ou cherchera à disculper le génocide ou d’autres crimes contre l’humanité » (...) Le rapporteur de langue française de la commission, le conseiller national Comby, précisa qu’il y avait une confusion entre le texte allemand et le texte français en indiquant que l’on parlait évidemment de tout génocide, et non seulement de l’Holocauste (BO/CN 1992 II 2675 s.). Le projet de la commission n’en fut pas moins adopté par le Conseil national dans la forme proposée (BO/CN 1992 II 2676). Devant le Conseil des États, la proposition de la commission des affaires juridiques de ce conseil d’adhérer à la formulation de l’art. 261bis al. 4 CP adoptée par le Conseil national fut opposée à une proposition Küchler, qui ne remettait cependant pas en question la phrase « ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier le génocide ou d’autres crimes contre l’humanité » (BO/CE 1993 96 ; sur la portée de cette proposition, v. ATF 123 IV 202 consid. 3c, p. 208, ainsi que Poncet, ibidem). Cette proposition fut adoptée sans qu’il ait été fait plus ample référence à la négation du génocide arménien durant le débat. Lors de l’élimination des divergences, la Commission des affaires juridiques du Conseil national proposa, par l’intermédiaire de M. Comby, d’adopter les modifications introduites par le Conseil des États, à l’exception du 4e paragraphe, où elle proposait de parler d’« un génocide », en faisant allusion à tous ceux qui peuvent se produire. Le rapporteur de langue française relevait que plusieurs personnes avaient parlé notamment des massacres kurdes ou d’autres populations, par exemple des Arméniens, tous ces génocides devant entrer en ligne de compte (BO/CN 1993 I 1075 s.). Il fut encore brièvement fait allusion à la définition du génocide et à la manière selon laquelle un citoyen turc s’exprimerait à propos du drame arménien ainsi qu’au fait que la disposition ne devait pas viser, dans l’esprit de la commission un seul génocide, mais tous les génocides, notamment en Bosnie-Herzégovine (BO/CN 1993 I 1077 ; intervention Grendelmeier). En définitive, le Conseil national adopta le texte de l’alinéa 4 dans la formulation suivante : « [...] toute autre manière, porte atteinte à la dignité humaine d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ou qui, pour la même raison, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide » (BO/CN 1993 I 1080). Dans la suite des travaux parlementaires, le Conseil des États maintint sa position, en adoptant à titre de simple modification rédactionnelle du texte français la locution « un génocide », et le Conseil national se rallia finalement à la décision du Conseil des États, sans que soit à nouveau évoquée la négation du génocide arménien (BO/CN 1993 I 1300, 1451 ; BO/CE 1993 452, 579). Il ressort ainsi clairement de ces travaux préparatoires que l’art. 261bis al. 4 CP ne vise pas exclusivement la négation des crimes nazis mais également d’autres génocides. (...) 4 On ne peut en revanche interpréter ces travaux préparatoires en ce sens que la norme pénale viserait certains génocides déterminés que le législateur avait en vue au moment de l’édicter, comme le suggère l’arrêt entrepris. 4.1 La volonté de combattre les opinions négationnistes et révisionnistes en relation avec l’Holocauste a certes constitué un élément central dans l’élaboration de l’art. 261bis al. 4 CP. Dans sa jurisprudence, le Tribunal fédéral a cependant jugé que la négation de l’Holocauste réalise objectivement l’état de fait incriminé par l’art. 261bis al. 4 CP parce qu’il s’agit d’un fait historique généralement reconnu comme établi ((...) ATF 129 IV 95 consid. 3.4.4, p. 104 s.), sans qu’il ait été fait référence dans cet arrêt à la volonté historique du législateur. Dans le même sens, de nombreux auteurs y voient un fait notoire pour l’autorité pénale (Vest, Delikte gegen den öffentlichen Frieden, n. 93, p. 157), un fait historique indiscutable (Rom, op. cit., p. 140), une qualification (« génocide ») qui ne fait aucun doute (Niggli, Discrimination raciale, n. 972, p. 259, qui relève simplement que ce génocide a été à l’origine de la création de la norme ; dans le même sens : Guyaz, op. cit., p. 305). Seules quelques rares voix ne font référence qu’à la volonté du législateur de reconnaître le fait comme historique (v. p. ex. Ulrich Weder, Schweizerisches Strafgesetzbuch, Kommentar [Andreas Donatsch Hrsg.], Zurich 2006, art. 261bis al. 4, p. 327 ; Chaix et Bertossa, op. cit., p. 184). 4.2 La démarche consistant à rechercher quels génocides le législateur avait en vue lors de l’édiction de la norme se heurte par ailleurs déjà à l’interprétation littérale (v. supra, consid. 3.1), qui démontre clairement la volonté du législateur de privilégier sur ce point une formulation ouverte de la loi, par opposition à la technique des lois dites « mémorielles » adoptées notamment en France (loi no 90-615 du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot ; loi no 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, dite loi Taubira ; loi no 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915). L’incrimination de la négation de l’Holocauste au regard de l’art. 261bis al. 4 CP repose ainsi moins sur l’intention du législateur au moment où il a édicté la norme pénale de viser spécifiquement le négationnisme et le révisionnisme que sur la constatation qu’il existe sur ce point un consensus très général, duquel le législateur participait sans nul doute possible. Il n’y a donc pas de raison non plus de rechercher si une telle intention animait le législateur en ce qui concerne le génocide arménien (contra Niggli, Rassendiskriminierung, 2e éd., Zurich 2007, n. 1445 s., p. 447 s.). On doit au demeurant constater sur ce point que si certains éléments du texte ont été âprement discutés par les parlementaires, la qualification des événements de 1915 n’a fait l’objet d’aucun débat dans ce contexte et n’a en définitive été invoquée que par deux orateurs pour justifier l’adoption d’une version française de l’art. 261bis al. 4 CP ne permettant pas une interprétation exagérément limitative du texte, que la version allemande n’imposait pas. 4.3 Doctrine et jurisprudence ont, par ailleurs, déduit du caractère notoire, incontestable ou indiscutable de l’Holocauste qu’il n’a plus à être prouvé dans le procès pénal (Vest, ibidem ; Schleiminger, op. cit., art. 261bis CP, n. 60). Les tribunaux n’ont donc pas à recourir aux travaux d’historiens sur ce point (Chaix et Bertossa, ibidem ; arrêt non publié 6S.698/2001, consid. 2.1). Le fondement ainsi déterminé de l’incrimination de la négation de l’Holocauste dicte, en conséquence également, la méthode qui s’impose au juge lorsqu’il s’agit de la négation d’autres génocides. La première question qui se pose dès lors est de savoir s’il existe un consensus comparable en ce qui concerne les faits niés par le recourant. La question ainsi posée relève du fait. Elle porte moins directement sur la qualification comme génocide des massacres et déportations imputés à l’Empire ottoman que sur l’appréciation portée généralement sur cette qualification, dans le public et au sein de la communauté des historiens. C’est ainsi qu’il faut comprendre la démarche adoptée par le tribunal de police, qui a souligné qu’il ne lui incombait pas de faire l’histoire, mais de rechercher si ce génocide est « connu et reconnu », voire « avéré » (jugement, consid. II, p. 14) avant d’acquérir sa conviction sur ce dernier point de fait (jugement, consid. II, p. 17), qui fait partie intégrante de l’arrêt cantonal (arrêt cantonal, consid. B, p. 2). 1 Une telle constatation de fait lie le Tribunal fédéral (...) 2 En ce qui concerne le point de fait déterminant, le tribunal de police a fondé sa conviction non seulement sur l’existence de déclarations de reconnaissance politiques, mais il a également souligné que la conviction des autorités dont elles émanent a été forgée sur la base de l’avis d’experts (notamment un collège d’une centaine d’historiens en ce qui concerne l’Assemblée nationale française lors de l’adoption de la loi du 29 janvier 2001) ou de rapports qualifiés de fortement argumentés et documentés (Parlement européen). Aussi, en plus de s’appuyer sur l’existence de reconnaissances politiques, cette argumentation constate, dans les faits, l’existence d’un large consensus de la communauté, que traduisent les déclarations politiques, et qui repose lui-même sur un large consensus scientifique sur la qualification des faits de 1915 comme génocide. On peut y ajouter, dans le même sens, que lors du débat qui a conduit le Conseil national à reconnaître officiellement le génocide arménien, il a été fait référence aux travaux de recherche internationaux publiés sous le titre Der Völkermord an den Armeniern und die Shoa (BO/CN 2003 2017 ; intervention Lang). Enfin, le génocide arménien constitue l’un des exemples présentés comme « classiques » dans la littérature générale consacrée au droit pénal international, respectivement à la recherche sur les génocides (v. Marcel Alexander Niggli, Rassendiskriminierung, n. 1418 s., p. 440 et les très nombreuses références citées ; v. aussi n. 1441 p. 446 et les références). 3 Dans la mesure où l’argumentation du recourant tend à contester l’existence d’un génocide ou la qualification juridique des événements de 1915 comme génocide – notamment en soulignant l’absence de jugement émanant d’un tribunal international ou de commissions spécialisées, respectivement l’absence de preuves irréfutables établissant que les faits correspondant aux conditions objectives et subjectives posées par l’art. 264 CP ou à celles de la Convention de l’ONU de 1948, en soutenant qu’il n’y aurait en l’état que trois génocides internationalement reconnus –, elle est sans pertinence pour la solution du litige, dès lors qu’il s’agit de déterminer tout d’abord s’il existe un consensus général, historique en particulier, suffisant pour exclure du débat pénal sur l’application de l’art. 261bis al. 4 CP le débat historique de fond sur la qualification des événements de 1915 comme génocide. Il en va de même en tant que le recourant reproche à la cour cantonale d’être tombée dans l’arbitraire en n’examinant pas les moyens de nullité soulevés dans le recours cantonal, en relation avec les mêmes faits et les mesures d’instruction qu’il avait requises. Il n’y a donc lieu d’examiner son argumentation qu’en tant qu’elle porte spécifiquement sur la constatation de ce consensus. 4 Le recourant relève qu’il a requis que l’instruction soit complétée quant à l’état actuel des recherches et la position actuelle des historiens dans le monde sur la question arménienne. Il ressort également çà et là de ses écritures qu’il considère qu’il n’y a pas d’unanimité ou de consensus des États, d’une part, et des historiens, d’autre part, quant à la qualification des faits de 1915 comme génocide. Son argumentation s’épuise cependant à opposer sa propre conviction à celle de l’autorité cantonale. Il ne cite, en particulier, aucun élément précis qui démontrerait l’inexistence du consensus constaté par le tribunal de police, moins encore qui démontrerait l’arbitraire de cette constatation. Le recourant indique certes que nombre d’États ont refusé de reconnaître l’existence d’un génocide arménien. Il convient cependant de rappeler, sur ce point, que même la résolution 61/L.53 de l’ONU votée en janvier 2007 et condamnant la négation de l’Holocauste n’a réuni que 103 voix parmi les 192 États membres. Le seul constat que certains États refusent de déclarer sur la scène internationale qu’ils condamnent la négation de l’Holocauste, ne suffit de toute évidence pas à remettre en cause l’existence d’un consensus très général sur le caractère génocidaire de ces actes. Consensus ne signifie pas unanimité. Le choix de certains États de ne pas condamner publiquement l’existence d’un génocide ou de ne pas adhérer à une résolution condamnant la négation d’un génocide peut être dicté par des considérations politiques sans relations directes avec l’appréciation réelle portée par ces États sur la manière dont les faits historiques doivent être qualifiés et ne permet pas, en particulier, de remettre en question l’existence d’un consensus sur ce point, notamment au sein de la communauté scientifique. 5 Le recourant relève également qu’il serait à son avis contradictoire pour la Suisse de reconnaître l’existence du génocide arménien et de soutenir, dans ses relations avec la Turquie, la création d’une commission d’historiens. Cela démontrerait selon lui que l’existence d’un génocide n’est pas établie. On ne peut toutefois déduire ni du refus répété du Conseil fédéral de reconnaître, par une déclaration officielle, l’existence d’un génocide arménien, ni de la démarche choisie, consistant à soutenir auprès des autorités turques la création d’une commission internationale d’experts que la constatation selon laquelle il existerait un consensus général sur la qualification de génocide serait arbitraire. Selon la volonté clairement exprimée du Conseil fédéral, sa démarche est guidée par le souci d’amener la Turquie à opérer un travail de mémoire collective sur son passé (BO/CN 2001 168 : réponse du conseiller fédéral Deiss au postulat Zisyadis ; BO/CN 2003 2021 s. : réponse de la conseillère fédérale Calmy-Rey au postulat Vaudroz – Reconnaissance du génocide des Arméniens de 1915). Cette attitude d’ouverture au dialogue ne peut être interprétée comme la négation de l’existence d’un génocide et rien n’indique que le soutien exprimé en 2001 par le Conseil fédéral à la création d’une commission d’enquête internationale n’aurait pas procédé de la même démarche. On ne peut en déduire, de manière générale, qu’il existerait un doute suffisant dans la communauté, scientifique en particulier, sur la réalité du caractère génocidaire des faits de 1915 pour rendre la constatation de ce consensus arbitraire. 6 Cela étant, le recourant ne démontre pas en quoi le tribunal de police serait tombé dans l’arbitraire en constatant qu’il existe un consensus général, scientifique notamment, sur la qualification des faits de 1915 comme génocide. Il s’ensuit que les autorités cantonales ont, à juste titre, refusé de souscrire à la démarche du recourant tendant à ouvrir un débat historico-juridique sur ce point. Au plan subjectif, l’infraction sanctionnée par l’art. 261bis al. 1 et 4 CP suppose un comportement intentionnel. Aux ATF 123 IV 202 consid. 4c, p. 210, et 124 IV 121 consid. 2b, p. 125, le Tribunal fédéral a jugé que ce comportement intentionnel devait être dicté par des mobiles de discrimination raciale. Cette question débattue en doctrine a ensuite été laissée ouverte aux ATF 126 IV 20 consid. 1d, spéc. p. 26, et 127 IV 203 consid. 3, p. 206. Elle peut demeurer ouverte en l’espèce également, comme on le verra. 1 En ce qui concerne l’intention, le tribunal correctionnel a retenu que [le recourant], docteur en droit, politicien, soi-disant écrivain et historien, avait agi en toute connaissance de cause, déclarant qu’il ne changerait jamais de position, même si une commission neutre affirmait un jour que le génocide des Arméniens a bel et bien existé. Ces constatations de la volonté interne du recourant de nier un génocide relèvent du fait (ATF 110 IV 22 consid. 2, 77, consid. 1c, 109 IV 47 consid. 1, 104 IV 36 consid. 1 et cit.), si bien que le Tribunal fédéral est lié sur ce point (art. 105 al. 1 LTF). Le recourant ne formule d’ailleurs aucun grief à ce propos. Il ne tente pas de démontrer que ces constatations de fait seraient arbitraires ou procéderaient d’une violation de ses droits de niveau constitutionnel ou conventionnel, si bien qu’il n’y a pas lieu d’examiner cette question (art. 106 al. 2 LTF). On ne voit pas, pour le surplus, que les autorités cantonales, qui ont déduit l’intention du recourant d’éléments extérieurs (ATF 130 IV 58 consid. 8.4, p. 62) auraient méconnu sur ce point la notion même d’intention du droit fédéral. 2 Quant aux mobiles du recourant, le tribunal correctionnel a retenu qu’ils s’apparentaient à des mobiles racistes et nationalistes et ne relevaient pas du débat historique, en soulignant en particulier qu’il décrivait les Arméniens comme étant les agresseurs du peuple turc et qu’il se réclamait lui-même de Talaat Pacha, qui fut historiquement, avec ses deux frères, l’initiateur, l’instigateur et le moteur du génocide des Arméniens (jugement, consid. II, p. 17 s.). Il n’est pas contesté en l’espèce que la communauté arménienne constitue un peuple, soit tout au moins une ethnie (sur la notion, v. Niggli, Rassendiskriminierung, 2e éd., n. 653, p. 208), qui se reconnaît en particulier dans son histoire marquée par les événements de 1915. Il s’ensuit que la négation du génocide arménien – respectivement la représentation prônée par le recourant du peuple arménien comme agresseur – constitue déjà une atteinte à l’identité des membres de cette communauté (Schleiminger, op. cit., art. 261bis CP, n. 65 et la référence à Niggli). Le tribunal correctionnel, qui a retenu l’existence de mobiles s’apparentant au racisme a, par ailleurs, exclu que la démarche du recourant ressortît au débat historique. Ces constatations de fait, au sujet desquelles le recourant n’élève aucun grief (art. 106 al. 2 LTF) lient le Tribunal fédéral (art. 105 al. 1 LTF). Elles démontrent suffisamment l’existence de mobiles qui, en plus du nationalisme, ne peuvent relever que de la discrimination raciale, respectivement ethnique. Il n’est dès lors pas nécessaire de trancher en l’espèce le débat doctrinal évoqué au consid. 6 ci-dessus. Pour le surplus, le recourant n’élève non plus aucun grief relatif à l’application du droit fédéral sur ce point. Le recourant invoque encore la liberté d’expression garantie par l’art. 10 CEDH, en relation avec l’interprétation donnée par les autorités cantonales à l’art. 261bis al. 4 CP. Il ressort cependant des procès-verbaux d’audition du recourant par le ministère public de Winterthur/Unterland (23 juillet 2005) qu’en s’exprimant en public, à Glattbrugg notamment, le recourant entendait « aider le peuple suisse et le Conseil national à corriger l’erreur » (ndr : la reconnaissance du génocide arménien). Il connaissait par ailleurs l’existence de la norme sanctionnant la négation d’un génocide et a déclaré qu’il ne changerait jamais de position, même si une commission neutre affirmait un jour que le génocide des Arméniens a bel et bien existé (jugement, consid. II, p. 17). On peut déduire de ces éléments que le recourant n’ignorait pas qu’en qualifiant le génocide arménien de « mensonge international » et en déniant explicitement aux faits de 1915 la qualification de génocide, il s’exposait en Suisse à une sanction pénale. Le recourant ne peut dès lors rien déduire en sa faveur de l’absence de prévisibilité de la loi qu’il invoque. Ces éléments permettent en outre de retenir que le recourant tente essentiellement, par une démarche de provocation, d’obtenir des autorités judiciaires suisses une confirmation de ses thèses, au détriment des membres de la communauté arménienne, pour lesquels cette question joue un rôle identitaire central. La condamnation du recourant tend ainsi à protéger la dignité humaine des membres de la communauté arménienne, qui se reconnaissent dans la mémoire du génocide de 1915. La répression de la négation d’un génocide constitue enfin une mesure de prévention des génocides au sens de l’art. I de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide conclue à New York le 9 décembre 1948, approuvée par l’Assemblée fédérale le 9 mars 2000 (RS 0.311.11). On doit, au demeurant constater que le recourant ne conteste l’existence ni des massacres ni des déportations (supra, consid. A), que l’on ne peut qualifier, même en faisant preuve de réserve, que comme des crimes contre l’humanité (Niggli, Discrimination raciale, n. 976, p. 262). Or la justification de tels crimes, fût-ce au nom du droit de la guerre ou de prétendues raisons sécuritaires, tombe déjà sous le coup de l’art. 261bis al. 4 CP, si bien que même considérée sous cet angle et indépendamment de la qualification de ces mêmes faits comme génocide, la condamnation du recourant en application de l’art. 261bis al. 4 CP n’apparaît pas arbitraire dans son résultat, pas plus qu’elle ne viole le droit fédéral. » D. Les poursuites pénales engagées en 2008 contre le requérant En 2008, le requérant fut arrêté et inculpé dans le cadre du procès dit Ergenekon (dont on peut trouver un bref descriptif dans les affaires Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 6, 8 juillet 2014, Şık c. Turquie, no 53413/11, § 10, 8 juillet 2014, Tekin c. Turquie (déc.), no 3501/09, §§ 316, 18 novembre 2014, et Karadağ c. Turquie (déc.), no 36588/09, §§ 3-16, 18 novembre 2014). Par un jugement du 5 août 2013, la cour d’assises d’Istanbul le reconnut coupable en même temps que de nombreuses autres personnes et le condamna à la réclusion à perpétuité. Ce jugement fit l’objet d’un pourvoi dont la Cour de cassation turque est actuellement saisie (décisions précitées Tekin, § 17, et Karadağ, § 17, ainsi que Yıldırım c. Turquie (déc.), no 50693/10, § 14, 17 mars 2015). Sa détention provisoire fut levée en mars 2014. E. Autres éléments produits par les tiers intervenants Dans leurs tierces observations, l’Association turque des droits de l’homme, le centre « Vérité Justice Mémoire » et l’Institut international pour l’étude du génocide et des droits de l’homme se réfèrent aux versions en ligne de deux articles de journaux turcs. Le premier article, publié dans le quotidien Vatan le 26 juillet 2007, rapportait que, après l’assassinat de Hrant Dink, le requérant avait adressé une lettre ouverte au patriarche arménien d’Istanbul, dans laquelle il dénonçait cet assassinat comme étant une provocation des États-Unis d’Amérique contre la Turquie et invitait le patriarche à dire ouvertement que les États-Unis d’Amérique en étaient les instigateurs et ainsi, en sa qualité de chef des Arméniens de Turquie, à montrer l’exemple aux défenseurs de l’unité de la nation turque. Le second article, tiré du quotidien Milliyet du 19 mai 2007, ne mentionnait pas le requérant. Il faisait état de menaces anonymes proférées contre des écoles arméniennes à Istanbul en rapport avec la position adoptée par les Arméniens quant aux événements survenus en 1915 et les années suivantes. Il ajoutait que, en réaction à ces menaces, le directeur des services régionaux de l’éducation avait cherché à rassurer les Arméniens et prié les autorités de prendre des mesures de précaution. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. La Constitution de la Confédération suisse Intitulé « Dignité humaine », l’article 7 de la Constitution de la Confédération suisse de 1999 (« la Constitution »), laquelle a remplacé la Constitution de 1874, dispose : « La dignité humaine doit être respectée et protégée. » Intitulé « Libertés d’opinion et d’information », l’article 16 de la Constitution dispose, dans ses parties pertinentes : « 1. La liberté d’opinion et la liberté d’information sont garanties. Toute personne a le droit de former, d’exprimer et de répandre librement son opinion. » Intitulé « Restriction des droits fondamentaux », l’article 36 de la Constitution dispose : « 1. Toute restriction d’un droit fondamental doit être fondée sur une base légale. Les restrictions graves doivent être prévues par une loi. Les cas de danger sérieux, direct et imminent sont réservés. Toute restriction d’un droit fondamental doit être justifiée par un intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui. Toute restriction d’un droit fondamental doit être proportionnée au but visé. L’essence des droits fondamentaux est inviolable. » B. L’article 261bis du code pénal Le texte de l’article Adopté le 18 juin 1993, l’article 261bis du code pénal, intitulé « Discrimination raciale », figure dans le chapitre de celui-ci consacré aux crimes ou délits contre la paix publique. Entré en vigueur le 1er janvier 1995, il est ainsi libellé : « Celui qui, publiquement, aura incité à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ; celui qui, publiquement, aura propagé une idéologie visant à rabaisser ou à dénigrer de façon systématique les membres d’une race, d’une ethnie ou d’une religion ; celui qui, dans le même dessein, aura organisé ou encouragé des actions de propagande ou y aura pris part ; celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité ; celui qui aura refusé à une personne ou à un groupe de personnes, en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse, une prestation destinée à l’usage public, sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. » La genèse de l’article C’est l’adhésion de la Suisse à la Convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CEDR ; paragraphe 62 ci-dessous) qui est à l’origine de l’adoption de cet article. Dans un message du 2 mars 1992 (publié in FF 1992, vol. III, pp. 265-340) sur l’adhésion de la Suisse à ce traité et sur la nécessité en conséquence de réformer son droit pénal, le gouvernement suisse a examiné les obligations nées en particulier de l’article 4 de la CEDR (paragraphe 62 ci-dessous) et a émis l’avis, à la page 297, qu’à l’exception de l’interdiction de la discrimination par les autorités posée à l’article 4 c) de la CEDR, qui était couverte par l’article 4 de la Constitution suisse de 1874 alors en vigueur, les lois suisses ne répondaient pas, ou ne répondaient que de façon incomplète, aux exigences de la CEDR. Le gouvernement suisse a évoqué, aux pages 298 à 301, le conflit potentiel entre, d’une part, la répression pénale de la propagande raciste et des idéologies qui visent à diffamer ou à discréditer certaines parties de la population et, d’autre part, les droits constitutionnels à la liberté d’opinion et d’association. Il a relevé que la CEDR cherchait à résoudre ce type de conflit par une disposition de son article 4 qui impose de « [tenir] compte des principes formulés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ». Il a constaté que l’opinion prévalait largement au sein de la doctrine suisse qu’il s’agissait d’intérêts du même niveau méritant la même protection et que la solution ne pouvait donc se trouver que dans leur pesée, mais que, d’une part, la discrimination raciale, en tant qu’atteinte à la dignité humaine, violait les droits constitutionnels à la liberté individuelle et à l’égalité devant la loi, et était proscrite en droit international public. Il a observé d’autre part qu’il ne fallait pas sous-estimer le rôle important joué par la liberté d’opinion et la liberté d’association dans le débat politique au sein d’une société démocratique. Il a exposé que, bien que n’ayant pas d’incidence sur la substance de ces droits, la répression proposée de la discrimination raciale faisait obstacle à l’incrimination de tous les types de discours envisagés par l’article 4 de la CEDR. Il a noté que cette répression pouvait par exemple conduire dans certains cas à des restrictions injustifiées d’études sociologiques ou ethnologiques. Il a donc estimé que l’accent devait être mis sur l’incitation à la haine raciale et à la discrimination ainsi que sur le mépris et la calomnie, qui constituaient l’élément essentiel et vraiment répréhensible des théories de supériorité raciale dont découlent la haine raciale et la xénophobie. Il a considéré que l’article 4 permettait de tenir compte des autres aspects des libertés fondamentales quand il s’agit d’édicter des normes pénales en vue de satisfaire aux exigences de la CEDR. Il en a conclu que l’importance particulière que revêtent la liberté d’opinion et la liberté d’association dans les démocraties occidentales en général, et dans le système suisse de démocratie semi-directe en particulier, justifiait largement de faire usage de cette possibilité. Il était donc nécessaire selon lui d’émettre une réserve à l’article 4 de la CEDR (paragraphe 63 ci-dessous). Le libellé proposé de ce qui allait devenir l’article 261bis, alinéa 4 (ibidem, p. 304) se lisait ainsi : « [C]elui qui aura, publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, porté atteinte à la dignité humaine d’une personne ou d’un groupe de personnes, en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ou qui aura, pour la même raison, déshonoré la mémoire d’un défunt (...) sera puni de l’emprisonnement ou de l’amende. » D’après le message du gouvernement suisse (pp. 308-309) : « Le fait de déshonorer la mémoire d’un défunt a été inclus dans la définition de l’infraction pour pouvoir s’en prendre aux falsifications d’histoire des révisionnistes qui diffusent dans leurs ouvrages pseudo-scientifiques des théories qu’on désigne sous le nom de « Mensonge sur Auschwitz ». Il s’agit de l’affirmation selon laquelle l’Holocauste n’aurait jamais eu lieu et les chambres à gaz n’auraient pas existé. Ce ne seraient pas six millions de Juifs qu’on aurait fait mourir, mais beaucoup moins, et par ailleurs, les Juifs retireraient des avantages économiques de l’Holocauste. Cette falsification de l’histoire ne peut être considérée comme une simple querelle d’historiens. Elle cache souvent une tendance de propagande raciste qui se révèle particulièrement dangereuse lorsqu’elle s’adresse à des auditeurs jeunes dans le cadre de l’enseignement. » Au cours des débats qui s’ensuivirent au sein de l’Assemblée fédérale (le parlement suisse), un membre du Conseil national souligna que ni la CEDR ni la nouvelle disposition ne se limitaient à l’Holocauste, mais qu’elles avaient pour objet la lutte contre la xénophobie, le racisme, l’intolérance et l’antisémitisme en général (BO/CN 1992, vol. VI 2650-2679, p. 2654). Le rapporteur de la commission parlementaire compétente signala une disparité entre le texte allemand et le texte français de la disposition et indiqua, lors de la séance du Conseil national tenue le 17 décembre 1992, qu’il était fait référence à « tout génocide, en faisant allusion au principal génocide, à l’Holocauste des juifs, mais [qu’]il [était] clair que tous les crimes de cette nature [devaient] être condamnés. C’est la raison pour laquelle selon lui il [fallait] plutôt écrire « tout génocide » plutôt que « le génocide » (ibidem, p. 2675). Au cours de débats parlementaires ultérieurs tenus le 8 juin 1993, le rapporteur de la commission du Conseil national précisa ainsi la portée de ce qui allait devenir l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal (BO/CN 1993, vol. III, pp. 1075-1076) : « Par ailleurs, la commission s’est prononcée sur les quelques divergences entre le Conseil des États et le Conseil national et, finalement, elle vous propose (...) d’adopter les modifications introduites par le Conseil des États, à l’exception du quatrième paragraphe qui concerne le génocide, où la commission propose de parler d’« un génocide », en faisant allusion à tous ceux qui peuvent malheureusement se produire. Plusieurs personnes ont parlé notamment des massacres des Kurdes [spécialement ceux perpétrés par l’ancien régime irakien] ou d’autres populations, par exemple des Arméniens. Tous ces génocides doivent entrer en ligne de compte. En ce qui concerne les critères à retenir, (...) il y a la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide. Il faudrait se référer à cette convention internationale pour définir la notion de génocide. » Cette approche fut confirmée par la conseillère nationale, Mme Grendelmeier, (ibidem, p. 1077) en ces termes : [Traduction du greffe] « La question de la définition du génocide a elle aussi été débattue. Il a été dit qu’un ressortissant turc n’emploierait probablement pas le mot « génocide » pour qualifier les événements tragiques que le peuple arménien a connus. La commission a estimé que, puisqu’est employée l’expression générique « génocide », c’est le génocide en général et non « le » génocide ou « un » génocide en particulier qui doit être punissable partout, par exemple aussi celui perpétré en Bosnie-Herzégovine. Lorsqu’un peuple est non seulement privé de son droit à l’existence mais aussi effectivement conduit à l’extinction, il y a génocide et cela doit constituer une infraction pénale. » L’article 261bis, alinéa 4, fut adopté par les deux chambres de l’Assemblée fédérale le 18 juin 1993, par 114 voix contre 13 au sein du Conseil national, et par 34 voix contre zéro au sein du Conseil des États. Cependant, ayant été contesté, il ne pouvait entrer en vigueur qu’après confirmation par le peuple suisse au moyen d’un référendum (FF 1993, vol. II, pp. 868-869). Le référendum eut lieu le 25 septembre 1994, avec un taux de participation de 45,9 %. 54,7 % des votants se prononcèrent en faveur de l’article, soit 1 132 662 personnes pour et 939 975 contre (Office fédéral de la Statistique, Miroir statistique de la Suisse, 1996, pp. 378 et suiv.) Depuis la promulgation de l’article 261bis du code pénal, il y a eu seize propositions tendant à l’abroger ou à en restreindre la portée. Toutes ont été rejetées par l’Assemblée fédérale. Application à des propos tenus antérieurement à ceux du requérant concernant les événements survenus en 1915 et les années suivantes En avril 1997, à la suite du dépôt de deux pétitions adressées à l’Assemblée fédérale par des Arméniens en septembre 1995 et par des Turcs en janvier 1996, la première tendant à qualifier et la seconde à ne pas qualifier de génocide les événements survenus en 1915 et les années suivantes, l’Association Suisse-Arménie porta plainte en tant que partie civile, sur la base de l’article 261bis, alinéa 4, contre certains des signataires de la pétition turque. Par une décision du 16 juillet 1998, le tribunal d’arrondissement de Berne-Laupen classa cette plainte sans suite au motif qu’une association, par opposition à un individu, ne pouvait se prétendre victime d’actes contraires à l’article 261bis, alinéa 4. Le 10 février 1999, saisie d’un recours formé par cette association, la Cour suprême du canton de Berne confirma cette décision. En réaction à cette décision, le 18 avril 2000, deux ressortissants suisses d’origine arménienne portèrent plainte en tant que partie civile, sur la base de l’article 261bis, alinéa 4, contre douze des signataires de la pétition turque. Par un jugement du 14 septembre 2001, le tribunal d’arrondissement de Berne-Laupen acquitta les accusés. Il releva notamment qu’à l’inverse des lois autrichienne et française réprimant la négation de l’Holocauste, qui se limitaient à celui-ci, l’article 261bis, alinéa 4, ne se bornait pas à viser un événement historique précis. Cependant, après avoir examiné en détail la situation concernant les événements survenus en 1915 et les années suivantes, il décida de ne pas trancher la question de savoir si ces événements pouvaient être constitutifs d’« un génocide » au sens de cet article, jugeant que les accusés devaient de toute manière être acquittés puisque l’intention délictueuse faisait défaut chez eux : ayant été élevés et ayant fait leurs études en Turquie, c’était selon lui sous l’influence du système éducatif turc qu’ils avaient nié que les événements survenus en 1915 et les années suivantes constituaient un génocide, et ils n’avaient donc pas agi avec un mobile raciste. Les deux auteurs de la plainte firent appel devant la Cour suprême du canton de Berne. Par un arrêt du 16 avril 2002, celle-ci les débouta au motif qu’il n’était pas possible de déposer une plainte en tant que partie civile au titre de l’article 261bis, alinéa 4, car cette disposition ne protégeait que la paix publique et non des intérêts juridiques individuels, la négation d’un génocide ne pouvant en elle-même léser un individu, quel que soit son passé. Le pourvoi formé contre cet arrêt fut rejeté par le Tribunal fédéral suisse le 7 novembre 2002 (ATF 129 IV 95). Ce dernier jugea notamment que l’infraction prévue à l’article 261bis, alinéa 4, était d’ordre public et que les droits individuels n’étaient qu’indirectement protégés par ses dispositions. Il estima donc que des victimes individuelles ne pouvaient être associées à une action contre l’auteur allégué. Il précisa que la simple négation, la minimisation grossière ou la tentative de justification d’un génocide au sens de l’article 261bis, alinéa 4, n’étaient pas des actes de discrimination raciste au sens strict du terme. Il ajouta que, si de tels propos pouvaient toucher des individus, le préjudice, fût-il grave, demeurait indirect. C. Autres dispositions pertinentes du code pénal suisse En son article 264, intitulé « Génocide », le code pénal définit comme suit cette infraction : « Sera puni d’une peine privative de liberté à vie ou d’une peine privative de liberté de dix ans au moins celui qui, dans le dessein de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, racial, religieux ou ethnique : a. aura tué des membres du groupe ou aura fait subir une atteinte grave à leur intégrité physique ou mentale ; b. aura soumis les membres du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; c. aura ordonné ou pris des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; d. aura transféré ou fait transférer de force des enfants du groupe à un autre groupe. » D. Le postulat no 02.3069 Le 18 mars 2002, le conseiller national Jean-Claude Vaudroz présenta au Conseil national un postulat, c’est-à-dire une motion non contraignante, tendant à la reconnaissance comme génocide des événements survenus en 1915 et les années suivantes. À la suite de la cessation des fonctions de M. Vaudroz, la proposition fut reprise le 8 décembre 2003 par M. Dominique de Buman. À l’appui de celle-ci, il était souligné que l’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman au cours de la Première Guerre mondiale avait servi de point de référence à l’invention du mot « génocide » par Raphael Lemkin et que les règles énoncées dans la Convention adoptée par la suite correspondaient au processus de destruction subi par le peuple arménien. Il était ajouté que, par la reconnaissance du génocide des Arméniens, la Suisse rendrait justice aux victimes, aux rescapés et à leurs descendants, contribuerait à la prévention d’autres crimes contre l’humanité et montrerait son engagement pour les droits de l’homme, le respect des minorités et la justice pénale internationale. Il était fait mention d’autres organes qui auraient reconnu ces événements comme étant un génocide et il était souhaité que l’adoption du postulat contribue à l’établissement d’une paix durable entre Turcs et Arméniens, qui ne pourrait s’établir que sur une vision de l’histoire commune et conforme à la vérité. Le 15 mai 2002, le gouvernement suisse se déclara opposé à cette proposition, indiquant que, bien qu’il eût à plusieurs reprises regretté et condamné les tragiques déportations en masse et les massacres qui avaient fait de très nombreuses victimes dans la population arménienne de l’Empire ottoman, il estimait que cette question relevait de la recherche historique. Il ajoutait que, s’agissant d’un épisode douloureux de l’histoire, l’effort de mémoire collective devait être réalisé avant tout par les pays concernés. Il faisait valoir que la politique extérieure de la Suisse voulait contribuer à l’entente turco-arménienne par le dialogue politique qui s’était instauré entre la Suisse et la Turquie en 2000 et qui portait notamment sur les droits de l’homme. Il concluait que l’adoption du postulat risquerait de porter atteinte au dialogue officiel et régulier qui avait été établi. Selon lui, les cosignataires du postulat voulaient que leur démarche contribue à une paix durable entre la Turquie et l’Arménie en adressant un message de justice aux victimes arméniennes, mais l’acceptation de ce postulat pouvait avoir l’effet contraire et ajouter encore à la charge émotionnelle qui pesait sur les relations entre la Turquie et l’Arménie. Le 16 décembre 2003, après un débat en séance plénière, le Conseil national adopta le postulat par 107 voix contre 67 et 11 abstentions. Portant le numéro 02.3069, il est ainsi libellé : « Le Conseil national reconnaît le génocide des Arméniens de 1915. Il demande au Conseil fédéral d’en prendre acte et de transmettre sa position par les voies diplomatiques usuelles. » E. La loi de 2005 sur le Tribunal fédéral suisse L’article 106, alinéa 2, de la loi de 2005 sur le Tribunal fédéral suisse dispose que celui-ci n’examine la violation de droits fondamentaux ainsi que celle de dispositions de droit cantonal et intercantonal que si le grief a été soulevé et motivé par le recourant. III. LE DROIT INTERNATIONAL ET EUROPÉEN PERTINENT A. Droit international général En matière de génocide La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Convention sur le génocide ; Recueil des Traités des Nations unies (RTNU), vol. 78, p. 277), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1948, est entrée en vigueur le 12 janvier 1951. La Suisse y a adhéré le 7 septembre 2000. Son adhésion a pris effet le 6 décembre 2000 (RTNU, vol. 2121, p. 282). Voici les parties pertinentes de ce traité : Article premier « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir. » Article II « Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. » Article III « Seront punis les actes suivants : a) Le génocide ; b) L’entente en vue de commettre le génocide ; c) L’incitation directe et publique à commettre le génocide ; d) La tentative de génocide ; e) La complicité dans le génocide. » (...) Article V « Les Parties contractantes s’engagent à prendre, conformément à leurs constitutions respectives, les mesures législatives nécessaires pour assurer l’application des dispositions de la présente Convention, et notamment à prévoir des sanctions pénales efficaces frappant les personnes coupables de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III. » Article VI « Les personnes accusées de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III seront traduites devant les tribunaux compétents de l’État sur le territoire duquel l’acte a été commis, ou devant la cour criminelle internationale qui sera compétente à l’égard de celles des Parties contractantes qui en auront reconnu la juridiction. » (...) Article IX « Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend. » L’article 6 du Statut du Tribunal militaire international, annexé à l’Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe, conclu à Londres le 8 août 1945 (RTNU, vol. 82, p. 279), réprimait les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Il était libellé comme suit dans sa partie pertinente : « (...) Les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle : (...) c) Les « Crimes contre l’humanité » : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. » Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« le Statut de Rome » et CPI ; RTNU, vol. 2187, p. 3), adopté le 17 juillet 1998 et ratifié par la Suisse le 12 octobre 2001 (RTNU, vol. 2187, p. 6), est entré en vigueur le 1er juillet 2002. Ses parties pertinentes se lisent ainsi : Article 5 Crimes relevant de la compétence de la Cour « 1. La compétence de la Cour est limitée aux crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale. En vertu du présent Statut, la Cour a compétence à l’égard des crimes suivants : a) Le crime de génocide ; b) Les crimes contre l’humanité ; c) Les crimes de guerre ; d) Le crime d’agression. (...) » Article 6 Crime de génocide « Aux fins du présent Statut, on entend par crime de génocide l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. » Article 7 Crimes contre l’humanité « 1. Aux fins du présent Statut, on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque : a) Meurtre ; b) Extermination ; c) Réduction en esclavage ; d) Déportation ou transfert forcé de population ; e) Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ; f) Torture ; g) Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ; h) Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ; i) Disparitions forcées de personnes ; j) Crime d’apartheid ; k) Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale. (...) » Dans son jugement du 2 septembre 1998 rendu en l’affaire Le Procureur c. Akayesu (ICTR-96-4-T), la Chambre de première instance I du Tribunal international chargé de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 (TPIR) a souligné le trait distinctif du crime de génocide : « 498. Le génocide se distingue d’autres crimes en ce qu’il comporte un dol spécial, ou dolus specialis. Le dol spécial d’un crime est l’intention précise, requise comme élément constitutif du crime, qui exige que le criminel ait nettement cherché à provoquer le résultat incriminé. Dès lors, le dol spécial du crime de génocide réside dans « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». » Le TPIR y a articulé aussi le crime de génocide par rapport aux autres crimes réprimés par son Statut (concours des infractions) : « 469. Eu égard à son Statut, la Chambre est d’avis que les infractions visées dans le Statut – génocide, crimes contre l’humanité et violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève et du Protocole additionnel II – comportent des éléments constitutifs différents et, surtout, leur répression vise la protection d’intérêts distincts. On est dès lors fondé à les retenir à raison des mêmes faits. En outre, il pourrait, suivant le cas, être nécessaire d’obtenir une condamnation pour plus d’une de ces infractions afin de donner la mesure des crimes qu’un accusé a commis. Par exemple, le général qui donnerait l’ordre de tuer tous les prisonniers de guerre appartenant à un groupe ethnique donné, dans l’intention d’éliminer ainsi ledit groupe serait coupable à la fois de génocide et de violations de l’article 3 commun, bien que pas nécessairement de crimes contre l’humanité. Une condamnation pour génocide et violations de l’article 3 commun donnerait alors pleinement la mesure du comportement du général accusé. 470. En revanche, la Chambre ne considère pas qu’un acte quelconque de génocide, les crimes contre l’humanité et/ou les violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève et du Protocole additionnel II constituent des formes mineures les uns des autres. Le Statut du Tribunal n’établit pas une hiérarchie des normes ; il traite toutes les trois infractions sur un pied d’égalité. Si l’on peut considérer le génocide comme le crime le plus grave, rien dans le Statut n’autorise à dire que les crimes contre l’humanité ou les violations de l’article 3 commun et du Protocole additionnel II sont, en toute hypothèse, accessoires au crime de génocide et constituent, par suite, des infractions subsidiaires de celui-ci. Ainsi qu’il est dit, et c’est là un argument connexe, ces infractions renferment des éléments constitutifs différents. Une fois de plus, cette considération autorise les condamnations multiples du chef de ces infractions à raison des mêmes faits. » Le TPIR a dit ceci au sujet du crime d’incitation directe et publique à perpétrer un génocide (notes de bas de page omises) : « 557. Le caractère « direct » de l’incitation veut que l’incitation prenne une forme directe et provoque expressément autrui à entreprendre une action criminelle et qu’une simple suggestion, vague et indirecte, soit quant à elle insuffisante pour constituer une incitation directe. En Civil Law, on considère que la provocation, équivalent de l’incitation, est directe si elle tend à l’accomplissement d’une infraction précise : l’Accusation doit pouvoir prouver le lien certain de cause à effet entre l’acte qualifié d’incitation, ou, en l’espèce de provocation, et une infraction particulière. La Chambre considère toutefois qu’il est approprié d’évaluer le caractère direct d’une incitation à la lumière d’une culture et d’une langue donnée. En effet, le même discours prononcé dans un pays ou dans un autre, selon le public, sera ou non perçu comme « direct ». De plus, la Chambre rappelle qu’une incitation peut être directe et néanmoins implicite. Ainsi, le délégué polonais avait indiqué, lors de la rédaction de la Convention sur le génocide, qu’il suffit d’agir habilement sur la psychologie des foules en jetant la suspicion sur certains groupes en insinuant qu’ils sont responsables de difficultés économiques ou autres pour créer l’atmosphère propice à l’exécution du crime. 558. La Chambre évaluera donc au cas par cas si elle estime, compte tenu de la culture du Rwanda et des circonstances spécifiques de la cause, que l’incitation peut être considérée comme directe ou non, en s’appuyant principalement sur la question de savoir si les personnes à qui le message était destiné en ont directement saisi la portée. 559. À la lumière de ce qui précède, l’on constate en définitive que, [quel que] soit le système juridique, l’incitation directe et publique doit être définie (...) comme le fait de directement provoquer l’auteur ou les auteurs à commettre un génocide, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, des imprimés vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou affiches, exposés aux regards du public, soit par tout autre moyen de communication audiovisuelle. » Dans son arrêt rendu le 28 novembre 2007 en l’affaire Nahimana et consorts c. Le Procureur (ICTR-99-52-A), la Chambre d’appel du TPIR a dit ceci au sujet du crime d’incitation à commettre un génocide (notes de bas de page omises) : « 692. La Chambre d’appel considère qu’il y a une différence entre le discours haineux en général (ou l’incitation à la discrimination ou à la violence) et l’incitation directe et publique à commettre le génocide. En effet, il y aura incitation directe à commettre le génocide si le discours constitue un appel direct à commettre un [acte] de génocide (...) ; une suggestion vague et indirecte ne suffira pas. Dans la plupart des cas, une incitation directe et publique à commettre le génocide pourra être précédée ou accompagnée de discours haineux, mais seule l’incitation directe et publique à commettre le génocide est prohibée [en tant que telle]. Cette conclusion est confirmée par les travaux préparatoires de la Convention sur le génocide. 693. La Chambre d’appel conclut donc que lorsque l’accusé est inculpé [pour incitation directe et publique à perpétrer un génocide], il ne peut être tenu responsable pour des discours haineux qui n’appellent pas directement à commettre le génocide. La Chambre d’appel est aussi d’avis que, étant donné que tous les discours haineux ne constituent pas de l’incitation directe à commettre le génocide, la jurisprudence relative à l’incitation à la haine, à la discrimination et à la violence n’est pas immédiatement applicable pour déterminer ce qui caractérise une incitation directe à commettre le génocide. (...) » Dans son arrêt rendu le 26 février 2007 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) (CIJ Recueil 2007, p. 43), la Cour internationale de justice (CIJ) a relevé ce qui suit : « 8) La question de l’intention de commettre le génocide 186. La Cour relève que le génocide, tel que défini à l’article II de la Convention, comporte à la fois des « actes » et une « intention ». Il est bien établi que les actes suivants – « a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; et e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe » – comprennent eux-mêmes des éléments moraux. Le « meurtre » est nécessairement intentionnel, tout comme l’« atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ». Dans les litt. c) et d) de l’article II, ces éléments moraux ressortent expressément des mots « intentionnelle » et « visant », et implicitement aussi des termes « soumission » et « mesures ». De même, le transfert forcé suppose des actes intentionnels, voulus. Ces actes, selon les termes de la CDI, sont par leur nature même des actes conscients, intentionnels ou délibérés (Commentaire relatif à l’article 17 du projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité de 1996, rapport de la CDI 1996, Annuaire de la Commission du droit international, 1996, vol. II, deuxième partie, p. 47, par. 5). 187. À ces éléments moraux, l’article II en ajoute un autre. Il exige que soit établie l’« intention de détruire, en tout ou en partie, [le] groupe [protégé] (...), comme tel ». Il ne suffit pas d’établir, par exemple aux termes du litt. a), qu’a été commis le meurtre de membres du groupe, c’est-à-dire un homicide volontaire, illicite, contre ces personnes. Il faut aussi établir une intention supplémentaire, laquelle est définie de manière très précise. Elle est souvent qualifiée d’intention particulière ou spécifique, ou dolus specialis ; dans le présent arrêt, elle sera généralement qualifiée d’« intention spécifique (dolus specialis) ». Il ne suffit pas que les membres du groupe soient pris pour cible en raison de leur appartenance à ce groupe, c’est-à-dire en raison de l’intention discriminatoire de l’auteur de l’acte. Il faut en outre que les actes visés à l’article II soient accomplis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe comme tel. Les termes « comme tel » soulignent cette intention de détruire le groupe protégé. 188. La spécificité de l’intention et les critères qui la distinguent apparaissent clairement lorsque le génocide est replacé, comme il l’a été par la chambre de première instance du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (dénommé ci-après le « TPIY » ou le « Tribunal ») en l’affaire Kupreškić et consorts, dans le contexte d’actes criminels qui lui sont apparentés, notamment les crimes contre l’humanité et la persécution : « [L’]élément moral requis pour la persécution est plus strict que pour les crimes contre l’humanité habituels, tout en demeurant en deçà de celui requis pour le génocide. Dans ce contexte, la chambre de première instance souhaite insister sur le fait que la persécution, en tant que crime contre l’humanité, est une infraction qui relève du même genus que le génocide. Il s’agit, dans les deux cas, de crimes commis contre des personnes qui appartiennent à un groupe déterminé et qui sont visées en raison même de cette appartenance. Ce qui compte dans les deux cas, c’est l’intention discriminatoire : pour attaquer des personnes à cause de leurs caractéristiques ethniques, raciales ou religieuses (ainsi que, dans le cas de la persécution, à cause de leurs opinions politiques). Alors que dans le cas de la persécution, l’intention discriminatoire peut revêtir diverses formes inhumaines et s’exprimer par le biais d’une multitude d’actes, dont l’assassinat, l’intention requise pour le génocide doit s’accompagner de celle de détruire, en tout ou en partie, le groupe auquel les victimes appartiennent. S’agissant de l’élément moral, on peut donc dire que le génocide est une forme de persécution extrême, sa forme la plus inhumaine. En d’autres termes, quand la persécution atteint sa forme extrême consistant en des actes intentionnels et délibérés destinés à détruire un groupe en tout ou en partie, on peut estimer qu’elle constitue un génocide. » (IT-95-16-T, jugement du 14 janvier 2000, par. 636.) » Dans ce même arrêt, la CIJ a principalement fondé ses constats de fait à l’origine de la conclusion que le massacre de Srebrenica était constitutif d’un génocide sur ceux du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (TPIY), malgré la multitude d’autres éléments produits devant elle (paragraphes 212-224 et 278-297 de l’arrêt). Dans son arrêt rendu le 3 février 2015 en l’affaire de l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie) (http://www.icj-cij.org/docket/files/118/18423.pdf, consulté pour la dernière fois le 5 juin 2015), la CIJ, après avoir examiné les nombreux éléments de preuve écrits et oraux produits par les parties, et tenu compte en particulier des constats de fait du TPIY, a conclu à l’existence d’une « ligne de conduite » de la part de l’Armée populaire yougoslave et des forces serbes dans leurs actions contre les Croates (paragraphes 407-416 de l’arrêt). Cependant, au vu du contexte et de l’opportunité que ces forces avaient eue de se livrer à des actes de violence, elle ne s’est en définitive pas déclarée convaincue que la seule déduction raisonnable qui pouvait être tirée de cette ligne de conduite ait été l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe des Croates, et que les actes constituant l’élément matériel du génocide, au sens des alinéas a) et b) de l’article II de la Convention sur le génocide (paragraphe 52 ci-dessus), aient été commis par l’Armée populaire yougoslave et les forces serbes dans l’intention spécifique requise pour être qualifiés d’actes de génocide. Elle a donc estimé que la Croatie n’avait pas démontré son allégation selon laquelle un génocide avait été commis (paragraphes 417-441 de l’arrêt). Elle a tiré la même conclusion au sujet de la demande reconventionnelle de la Serbie voyant un génocide dans les faits perpétrés par la Croatie contre la population serbe de la Krajina après avoir estimé que l’existence du dolus specialis (l’élément intentionnel du génocide) n’avait pas été démontrée (paragraphes 500-515 de l’arrêt). La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CEDR ; RTNU, vol. 660, p. 195), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 21 décembre 1965 et ouverte à la signature le 7 mars 1966, est entrée en vigueur le 4 janvier 1969. La Suisse y a adhéré le 29 novembre 1994 ; son adhésion a pris effet le 29 décembre 1994 (RTNU, vol. 1841, p. 337). En voici les parties pertinentes : Article premier « 1. Dans la présente Convention, l’expression « discrimination raciale » vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique. (...) » Article 2 « 1. Les États parties condamnent la discrimination raciale et s’engagent à poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer toute forme de discrimination raciale et à favoriser l’entente entre toutes les races, et, à cette fin : (...) d) Chaque État partie doit, par tous les moyens appropriés, y compris, si les circonstances l’exigent, des mesures législatives, interdire la discrimination raciale pratiquée par des personnes, des groupes ou des organisations et y mettre fin ; (...) » Article 4 « Les États parties condamnent toute propagande et toutes organisations qui s’inspirent d’idées ou de théories fondées sur la supériorité d’une race ou d’un groupe de personnes d’une certaine couleur ou d’une certaine origine ethnique, ou qui prétendent justifier ou encourager toute forme de haine et de discrimination raciales ; ils s’engagent à adopter immédiatement des mesures positives destinées à éliminer toute incitation à une telle discrimination, ou tous actes de discrimination, et, à cette fin, tenant dûment compte des principes formulés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et des droits expressément énoncés à l’article 5 de la présente Convention, ils s’engagent notamment : a) À déclarer délits punissables par la loi toute diffusion d’idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale, toute incitation à la discrimination raciale, ainsi que tous actes de violence, ou provocation à de tels actes, dirigés contre toute race ou tout groupe de personnes d’une autre couleur ou d’une autre origine ethnique, de même que toute assistance apportée à des activités racistes, y compris leur financement ; b) À déclarer illégales et à interdire les organisations ainsi que les activités de propagande organisée et tout autre type d’activité de propagande qui incitent à la discrimination raciale et qui l’encouragent et à déclarer délit punissable par la loi la participation à ces organisations ou à ces activités ; (...) » Article 5 « Conformément aux obligations fondamentales énoncées à l’article 2 de la présente Convention, les États parties s’engagent à interdire et à éliminer la discrimination raciale sous toutes ses formes et à garantir le droit de chacun à l’égalité devant la loi sans distinction de race, de couleur ou d’origine nationale ou ethnique, notamment dans la jouissance des droits suivants : (...) d) Autres droits civils, notamment : (...) viii) Droit à la liberté d’opinion et d’expression ; (...) » Article 6 « Les États parties assureront à toute personne soumise à leur juridiction une protection et une voie de recours effectives, devant les tribunaux nationaux et autres organismes d’État compétents, contre tous actes de discrimination raciale qui, contrairement à la présente Convention, violeraient ses droits individuels et ses libertés fondamentales, ainsi que le droit de demander à ces tribunaux satisfaction ou réparation juste et adéquate pour tout dommage dont elle pourrait être victime par suite d’une telle discrimination. » À l’occasion de son adhésion à la CEDR, la Suisse a émis au sujet de l’article 4 la réserve suivante (RTNU, vol. 1841, p. 337) : « La Suisse se réserve le droit de prendre les mesures législatives nécessaires à la mise en œuvre de l’article 4, en tenant dûment compte de la liberté d’opinion et de la liberté d’association, qui sont notamment inscrites dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. » Au paragraphe 71 de son rapport initial au Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale – l’organe composé d’experts indépendants chargé de surveiller la mise en œuvre de la CEDR – (« le Comité EDR » ; ONU, documents officiels, CERD/C/270/Add.1), publié le 14 mars 1997, la Suisse a déclaré que l’intérêt général à l’exercice de la liberté d’expression devait céder devant l’intérêt prépondérant de la victime d’une discrimination, laquelle avait droit à la protection de sa personnalité. Elle a ajouté que c’était la raison pour laquelle l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal (paragraphe 32 ci-dessus) rendait punissables les actes de discrimination, quand bien même la CEDR ne l’exigeait pas expressément. D’après elle, il en allait de même de l’interdiction de la négation ou des tentatives de justification des crimes commis par le régime nazi. Aux paragraphes 102 et 109 de son troisième rapport périodique au Comité EDR (CERD/C/351/Add.2), publié le 22 mai 2001, la Suisse a indiqué que, dans son premier arrêt concernant l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal (ATF 123 IV 202), le Tribunal fédéral suisse avait dit que cette disposition protégeait non seulement la paix publique, mais aussi la dignité de l’individu. Elle a toutefois ajouté que l’élément essentiel était que la paix publique n’était protégée qu’indirectement, comme conséquence de la protection accordée à la dignité humaine. Alors qu’en 1997 il avait reproché à l’Allemagne et à la Belgique de n’avoir pas élargi à tous les génocides leurs lois réprimant la négation de l’Holocauste (ONU, documents officiels, A/52/18(Supp), paragraphes 217 et 226), le Comité EDR a dit ceci aux paragraphes 14 et 15 de sa Recommandation générale no 35 du 26 septembre 2013 sur la lutte contre les discours de haine raciale (CERD/C/GC/35 ; notes de bas de page omises) : « Le Comité recommande que la négation ou les tentatives publiques de justification de crimes de génocide et de crimes contre l’humanité, tels que définis en droit international, soient déclarées délits punissables par la loi, à condition qu’elles constituent clairement un acte d’incitation à la haine ou à la violence raciale. Le Comité souligne aussi que « l’expression d’opinions sur des événements du passé » ne devrait pas être interdite ni punie. L’article 4 [de la CEDR] exige que certaines formes de comportement soient déclarées délits punissables par la loi mais n’offr[e] pas d’orientations détaillées aux fins de l’incrimination des différentes formes de comportement. Pour qualifier les actes de discrimination et d’incitation de délits punissables par la loi, le Comité considère que les éléments ci-après devraient être pris en compte : – Le contenu et la forme du discours − déterminer si le discours est provocateur et direct, comment il est construit et sous quelle forme il est distribué, et le style dans lequel il est délivré ; – Le climat économique, social et politique dans lequel le discours a été prononcé et diffusé, notamment l’existence de formes de discrimination à l’égard de groupes ethniques et autres, notamment des peuples autochtones. Les discours qui dans un contexte sont inoffensifs ou neutres peuvent s’avérer dangereux dans un autre ; dans ses indicateurs sur le génocide, le Comité a insisté sur l’importance du lieu lorsqu’il s’agit d’évaluer la signification et les effets potentiels des discours de haine raciale ; – La position et le statut de l’orateur dans la société et l’audience à laquelle le discours est adressé. Le Comité ne cesse d’appeler l’attention sur le rôle joué par les personnalités politiques et autres décideurs dans l’apparition d’un climat négatif envers les groupes protégés par la Convention, et a encouragé ces personnes et organes à témoigner d’une attitude plus positive envers la promotion de la compréhension et l’harmonie interculturelles. Le Comité est pleinement conscient de l’importance particulière de la liberté d’expression dans les domaines politiques mais sait aussi que l’exercice de cette liberté comporte des responsabilités et des devoirs particuliers ; – La portée du discours − notamment la nature de l’audience et les modes de transmission : si le discours a été diffusé via les médias classiques ou Internet, ainsi que la fréquence et la portée de la communication, en particulier lorsque la répétition du discours témoigne de l’existence d’une stratégie délibérée visant à susciter l’hostilité envers des groupes ethniques et raciaux ; – Les objectifs du discours − le discours consistant à protéger ou à défendre les droits fondamentaux de personnes et de groupes ne devrait pas faire l’objet de sanctions pénales ou autres. » Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP ; RTNU, vol. 999, p. 171) a été adopté le 16 décembre 1966 et ouvert à la signature le 19 décembre 1966. Ses dispositions de fond sont entrées en vigueur le 23 mars 1976. La Suisse y a adhéré le 18 juin 1992 ; son adhésion a pris effet le 18 septembre 1992 (RTNU, vol. 1678, p. 394). En voici les parties pertinentes : Article 19 « 1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix. L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires : a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; b) À la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. » Article 20 « 1. Toute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi. Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi. » À l’occasion de l’adhésion de la Suisse au PIDCP en 1992, le gouvernement suisse a indiqué que le code pénal, tel qu’alors en vigueur, ne couvrait que certains aspects de l’article 20 § 2 du PIDCP et que la Suisse aurait donc à y émettre une réserve. Il a toutefois ajouté que l’adoption d’une nouvelle disposition pénale était prévue dans l’optique de l’adhésion prochaine de la Suisse à la CEDR (paragraphe 62 ci-dessus) et que, une fois l’article 261bis du code pénal entré en vigueur (paragraphe 32 ci-dessus), la réserve serait retirée (FF 1991, vol. 1, pp. 1139-1140). La réserve était ainsi libellée (RTNU, vol. 1678, p. 395) : « La Suisse se réserve le droit d’adopter une disposition pénale tenant compte des exigences de l’article 20, paragraphe 2, à l’occasion de l’adhésion prochaine à la Convention de 1966 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. » Elle a été retirée le 16 octobre 1995, avec effet immédiat (RTNU, vol. 1891, p. 393). Lors de sa 102e session (2011), le Comité des droits de l’homme des Nations unies – l’organe composé d’experts indépendants chargé de surveiller la mise en œuvre du PIDCP – a adopté l’Observation générale no 34 à propos de l’article 19 du PIDCP (CCPR/C/GC/34), dont les parties pertinentes se lisent ainsi (notes de bas de page omises) : « Liberté d’opinion Le paragraphe 1 de l’article 19 exige la protection du droit de ne pas « être inquiété pour ses opinions ». C’est un droit pour lequel le Pacte n’autorise ni exception ni limitation. La liberté d’opinion s’étend au droit de l’individu de changer d’avis quand il le décide librement, et pour quelque raison que ce soit. Nul ne peut subir d’atteinte à l’un quelconque des droits qu’il tient du Pacte en raison de ses opinions réelles, perçues ou supposées. Toutes les formes d’opinion sont protégées et par là on entend les opinions d’ordre politique, scientifique, historique, moral ou religieux. Ériger en infraction pénale le fait d’avoir une opinion est incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 19. Le harcèlement, l’intimidation ou la stigmatisation, y compris l’arrestation, la détention, le jugement ou l’emprisonnement, en raison des opinions que la personne peut professer constitue une violation du paragraphe 1 de l’article 19. Toute forme de tentative de coercition visant à obtenir de quelqu’un qu’il ait ou qu’il n’ait pas une opinion est interdite. La liberté d’exprimer ses opinions comporte nécessairement la liberté de ne pas exprimer ses opinions. Liberté d’expression Le paragraphe 2 exige des États parties qu’ils garantissent le droit à la liberté d’expression, y compris le droit de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce sans considération de frontières. Ce droit couvre l’expression et la réception de communications sur toute forme d’idée et d’opinion susceptible d’être transmise à autrui, sous réserve des dispositions du paragraphe 3 de l’article 19 et de l’article 20. Il porte sur le discours politique, le commentaire de ses affaires personnelles et des affaires publiques, la propagande électorale, le débat sur les droits de l’homme, le journalisme, l’expression culturelle et artistique, l’enseignement et le discours religieux. Il peut aussi porter sur la publicité commerciale. Le champ d’application du paragraphe 2 s’étend même à l’expression qui peut être considérée comme profondément offensante, encore que cette expression puisse être restreinte conformément aux dispositions du paragraphe 3 de l’article 19 et de l’article 20. (...) Application du paragraphe 3 de l’article 19 (...) Le premier des motifs légitimes de restriction énoncés au paragraphe 3 est le respect des droits ou de la réputation d’autrui. Le terme « droits » vise les droits fondamentaux tels qu’ils sont reconnus dans le Pacte et plus généralement dans le droit international des droits de l’homme. Par exemple, il peut être légitime de limiter la liberté d’expression afin de protéger le droit de voter consacré à l’article 25, ainsi que les droits consacrés à l’article 17 (voir par. 37). Ces restrictions doivent être interprétées avec précaution : s’il peut être licite de protéger les électeurs contre des formes d’expression qui constituent un acte d’intimidation ou de coercition, de telles restrictions ne doivent pas empêcher le débat politique, même dans le cas de l’appel au boycottage d’une élection qui n’était pas obligatoire. Le terme « autrui » vise d’autres personnes individuellement ou en tant que membres d’une communauté. Ainsi, il peut par exemple viser des membres d’une communauté définie par sa foi religieuse ou son origine ethnique. Le deuxième motif légitime de restriction est la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. (...) Quand un État partie invoque un motif légitime pour justifier une restriction à la liberté d’expression, il doit démontrer de manière spécifique et individualisée la nature précise de la menace ainsi que la nécessité et la proportionnalité de la mesure particulière prise, en particulier en établissant un lien direct et immédiat entre l’expression et la menace. Le Comité se réserve la possibilité d’apprécier si, dans une situation donnée, il peut y avoir eu des circonstances qui ont rendu nécessaire une mesure restreignant la liberté d’expression. À ce propos, le Comité rappelle que l’étendue de cette liberté ne doit pas être évaluée en fonction d’une « certaine marge d’appréciation » et pour que le Comité puisse décider, l’État partie doit, dans une affaire donnée, démontrer de manière spécifique la nature précise de la menace qui pèse sur l’un quelconque des éléments énoncés au paragraphe 3 de l’article 19, et qui l’a conduit à restreindre la liberté d’expression. (...) Portée limitative des restrictions à la liberté d’expression dans certains domaines spécifiques (...) Les lois qui criminalisent l’expression d’opinions concernant des faits historiques sont incompatibles avec les obligations que le Pacte impose aux États parties en ce qui concerne le respect de la liberté d’opinion et de la liberté d’expression. Le Pacte ne permet pas les interdictions générales de l’expression d’une opinion erronée ou d’une interprétation incorrecte d’événements du passé. Des restrictions ne devraient jamais être imposées à la liberté d’opinion et, en ce qui concerne la liberté d’expression, les restrictions ne devraient pas aller au-delà de ce qui est permis par le paragraphe 3 ou exigé par l’article 20. Relation entre l’article 19 et l’article 20 Les articles 19 et 20 sont compatibles l’un avec l’autre et se complètent. Les actes visés à l’article 20 tombent tous sous le coup des restrictions énoncées au paragraphe 3 de l’article 19. De ce fait, une limite qui est justifiée par l’invocation de l’article 20 doit également être conforme au paragraphe 3 de l’article 19. Ce qui distingue les actes visés à l’article 20 d’autres actes qui peuvent également être soumis à une restriction conformément au paragraphe 3 de l’article 19, c’est que pour les premiers le PIDCP indique la réponse précise attendue de l’État : leur interdiction par la loi. Ce n’est que dans cette mesure que l’article 20 peut être considéré comme une lex specialis à l’égard de l’article 19. Les États parties ne sont tenus d’interdire expressément par une loi que les formes d’expression spécifiques indiquées à l’article 20. Dans tous les cas où l’État restreint la liberté d’expression, il est nécessaire de justifier les interdictions et les dispositions qui les définissent, dans le strict respect de l’article 19. » Dans son rapport soumis à l’Assemblée générale des Nations unies le 7 septembre 2012, intitulé « Promotion et protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression » (ONU, documents officiels, A/67/357), le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression a dit ceci au paragraphe 55, qui se trouve dans le chapitre consacré aux législations nationales contraires aux règles et aux normes internationales : « l’on doit pouvoir débattre des événements historiques, et, comme l’indique le Comité des droits de l’homme, les lois qui pénalisent l’expression d’opinions sur des faits historiques sont incompatibles avec les obligations que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques impose aux États parties en relation avec le respect de la liberté d’opinion et d’expression (...) En exigeant que les écrivains, les journalistes et les citoyens ne donnent que la seule version des faits qui est approuvée par les pouvoirs publics, les États peuvent ainsi subordonner la liberté d’expression à la version officielle des événements. » Au paragraphe 56 e) de son rapport soumis au Conseil des droits de l’homme des Nations unies le 1er juillet 2013 (ONU, documents officiels, A/HRC/24/38), l’expert indépendant des Nations unies sur la promotion d’un ordre international démocratique et équitable a recommandé que les États « abroge[nt] les dispositions législatives incompatibles avec les articles 18 et 19 du PIDCP, en particulier les lois (...) sur la mémoire et toutes les lois faisant obstacle à une discussion ouverte sur des événements politiques ou historiques ». Il a formulé une recommandation similaire au paragraphe 69, point j) du rapport qu’il a soumis à l’Assemblée générale des Nations unies le 7 août 2013 (ONU, documents officiels, A/68/284). B. Instruments et textes pertinents du Conseil de l’Europe Le Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité Le Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité, relatif à l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques (Série des traités européens, no 189 ; RTNU, vol. 2466, p. 205 ; « le Protocole »), ouvert à la signature le 28 janvier 2003, est entré en vigueur le 1er mars 2006. Il a été signé par trente-six des quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe (plus deux autres États : le Canada et l’Afrique du Sud), mais n’a jusqu’à présent été ratifié que par vingt-quatre d’entre eux, dont trois (le Danemark, la Finlande et la Norvège) ont, par le biais d’une réserve, fait usage de la possibilité offerte par l’article 6 § 2 de ne pas appliquer, en tout ou en partie, l’article 6 § 1, qui impose d’ériger en infractions pénales les actes y visés (paragraphes 75-76 ci-dessous). La Suisse a signé le Protocole le 9 octobre 2003 mais ne l’a pas ratifié et, conformément à l’article 10 § 2, il n’est pas entré en vigueur à son égard. L’article 6 du Protocole, intitulé « Négation, minimisation grossière, approbation ou justification du génocide ou des crimes contre l’humanité », est ainsi rédigé : « 1. Chaque Partie adopte les mesures législatives qui se révèlent nécessaires pour ériger en infractions pénales, dans son droit interne, lorsqu’ils sont commis intentionnellement et sans droit, les comportements suivants : la diffusion ou les autres formes de mise à disposition du public, par le biais d’un système informatique, de matériel qui nie, minimise de manière grossière, approuve ou justifie des actes constitutifs de génocide ou de crimes contre l’humanité, tels que définis par le droit international et reconnus comme tels par une décision finale et définitive du Tribunal militaire international, établi par l’accord de Londres du 8 août 1945, ou par tout autre tribunal international établi par des instruments internationaux pertinents et dont la juridiction a été reconnue par cette Partie. Une Partie peut : a) soit prévoir que la négation ou la minimisation grossière, prévues au paragraphe 1 du présent article, soient commises avec l’intention d’inciter à la haine, à la discrimination ou à la violence contre une personne ou un groupe de personnes, en raison de la race, de la couleur, de l’ascendance ou de l’origine nationale ou ethnique, ou de la religion, dans la mesure où cette dernière sert de prétexte à l’un ou l’autre de ces éléments ; b) soit se réserver le droit de ne pas appliquer, en tout ou en partie, le paragraphe 1 du présent article. » Le rapport explicatif au Protocole précise, dans ses parties pertinentes (notes de bas de page omises) : « 39. Ces dernières années, diverses affaires ont été traitées par des tribunaux nationaux où des personnes (dans le public, dans les médias, etc.) ont élaboré des idées ou des théories visant à minimiser, nier ou justifier les crimes graves commis au cours de la seconde guerre mondiale (en particulier l’Holocauste). La motivation de tels comportements est souvent présentée sous le prétexte de la recherche scientifique, alors qu’en réalité, le but exact est de soutenir et d’encourager la motivation politique qui avait donné lieu à l’Holocauste. De plus, ces comportements ont aussi inspiré ou même stimulé et développé les activités illégales de groupes racistes et xénophobes, y compris par le biais de systèmes informatiques. L’expression de ces idées insulte (la mémoire de) toute personne qui a été victime de l’Holocauste, ainsi que [sa] famille. Elle porte en outre atteinte à la dignité de la communauté humaine. L’article 6 du Protocole, qui a une structure similaire à celle de l’article 3, traite ce problème. Les rédacteurs [conviennent] qu’il est important d’incriminer toute expression qui nie, minimise de manière grossière, approuve ou justifie des actes constitutifs de génocide ou de crimes contre l’humanité, tels que définis par le droit international et reconnus comme tels par une décision finale et définitive du Tribunal militaire international établi par l’accord de Londres du 8 [août] 1945. Ceci à cause du fait que les actes qui ont donné lieu à des génocides et à des crimes contre l’humanité se sont déroulés entre 1940 et 1945. Toutefois, les rédacteurs ont relevé que, depuis lors, d’autres cas de génocide et de crimes contre l’humanité, qui étaient motivés par des idées et des théories de nature raciste et xénophobe, ont été perpétrés. Les rédacteurs ont dès lors considéré qu’il était nécessaire de ne pas limiter le champ d’application de cette disposition aux seuls crimes commis par le régime nazi pendant la seconde guerre mondiale, et établis comme tels par le Tribunal de [Nuremberg], mais de l’étendre aussi aux génocides et crimes contre l’humanité constatés par d’autres tribunaux internationaux établis après 1945 par des instruments internationaux pertinents (par exemple, des Résolutions du Conseil de Sécurité des Nations unies, des traités multilatéraux, etc.). De tels tribunaux pourraient être, par exemple, les Tribunaux pénaux pour l’ex-Yougoslavie, pour le Rwanda, la Cour Pénale Internationale. Cet article permet de se référer à des décisions finales et obligatoires de tribunaux internationaux futurs, dans la mesure où la juridiction de tels tribunaux est reconnue par la Partie à ce Protocole. Cette disposition vise à poser clairement le principe que des faits, dont la vérité historique a été judiciairement établie, ne peuvent pas être niés, minimisés de manière grossière, approuvés ou justifiés pour soutenir ces théories et ces idées détestables. La Cour européenne des Droits de l’Homme a d’ailleurs indiqué clairement que la négation ou la révision de « faits historiques clairement établis – tel[s] que l’Holocauste – [...] se verrait soustraite par l’article 17 à la protection de l’article 10 » de la CEDH (voir à cet égard l’arrêt Lehideux et Isorni du 23 septembre 1998). Le paragraphe 2 de l’article 6 donne la faculté aux Parties (i) soit d’exiger, à travers une déclaration, que la négation ou la minimisation grossière mentionnées au paragraphe 1 de l’article 6, soient commises avec l’intention d’inciter à la haine, à la discrimination ou à la violence contre une personne ou un groupe de personnes, en raison de la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, ou la religion dans la mesure où cette dernière sert de prétexte à l’un ou l’autre de ces éléments, (ii) soit de formuler une réserve, qui leur permettrait de ne pas appliquer, en tout ou en partie, cette disposition. » La Résolution no (68) 30 du Comité des Ministres Dans sa Résolution no (68) 30, adoptée le 31 octobre 1968, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe recommande notamment aux gouvernements des États membres du Conseil de l’Europe a) de signer et ratifier, pour autant qu’ils ne l’ont pas déjà fait, la CEDR et b) à l’occasion de cette ratification, de « souligne[r] par une déclaration explicative l’importance qu’ils attachent (...) au respect des droits énoncés dans la Convention (...) ». La Recommandation no R (97) 20 du Comité des Ministres sur le « discours de haine » Le 30 octobre 1997, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté la Recommandation no R (97) 20 concernant le « discours de haine », dont voici les parties pertinentes : « Considérant que le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres afin notamment de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun ; Rappelant la Déclaration des chefs d’État et de gouvernement des États membres du Conseil de l’Europe, adoptée le 9 octobre 1993 à Vienne ; Rappelant que la Déclaration de Vienne a sonné l’alarme sur la résurgence actuelle du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme, ainsi que sur le développement d’un climat d’intolérance ; rappelant également que cette déclaration contient un engagement pour agir contre toutes les idéologies, les politiques et les pratiques incitant à la haine raciale, à la violence et à la discrimination, ainsi que contre tout acte ou langage de nature à renforcer les craintes et les tensions entre groupes d’appartenances raciale, ethnique, nationale, religieuse ou sociale différentes ; Réaffirmant son profond attachement à la liberté d’expression et d’information, tel qu’exprimé dans la Déclaration sur la liberté d’expression et d’information du 29 avril 1982 ; Condamnant, dans le prolongement de la Déclaration de Vienne et de la Déclaration sur les médias dans une société démocratique, adoptée à la 4e Conférence ministérielle européenne sur la politique des communications de masse (Prague, 7-8 décembre 1994), toutes les formes d’expression qui incitent à la haine raciale, à la xénophobie, à l’antisémitisme et à toutes formes d’intolérance, car elles minent la sécurité démocratique, la cohésion culturelle et le pluralisme ; Notant que ces formes d’expression peuvent avoir un impact plus grand et plus dommageable lorsqu’elles sont diffusées à travers les médias ; Considérant que la nécessité de combattre ces formes d’expression est encore plus urgente dans des situations de tension et pendant les guerres et d’autres formes de conflits armés ; Estimant qu’il est nécessaire de donner des lignes directrices aux gouvernements et aux États membres sur la manière de traiter ces formes d’expression, tout en reconnaissant que la plupart des médias ne peuvent pas être blâmés pour de telles formes d’expression ; Ayant à l’esprit l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne sur la télévision transfrontière, ainsi que la jurisprudence des organes de la Convention européenne des Droits de l’Homme relative aux articles 10 et 17 de cette dernière Convention ; Vu la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et la Résolution (68) 30 du Comité des Ministres sur les mesures à prendre contre l’incitation à la haine raciale, nationale et religieuse ; Constatant que tous les États membres n’ont pas signé, ratifié et mis en œuvre cette convention dans le cadre de leur législation nationale ; Conscient de la nécessité de trouver un équilibre entre la lutte contre le racisme et l’intolérance, et la nécessité de protéger la liberté d’expression, afin d’éviter le risque de saper la démocratie au motif de la défendre ; Conscient également de la nécessité de respecter pleinement l’indépendance et l’autonomie éditoriales des médias, Recommande aux gouvernements des États membres : d’entreprendre des actions appropriées visant à combattre le discours de haine sur la base des principes énoncés en annexe à la présente recommandation ; de s’assurer que de telles actions s’inscrivent dans le cadre d’une approche globale qui s’attaquerait aux causes profondes – sociales, économiques, politiques, culturelles et autres – de ce phénomène ; si cela n’a pas déjà été fait, de procéder à la signature, à la ratification et à la mise en œuvre effective dans le droit interne de la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, conformément à la Résolution (68) 30 du Comité des Ministres sur les mesures à prendre contre l’incitation à la haine raciale, nationale et religieuse ; d’examiner leurs législations et pratiques internes, afin de s’assurer de leur conformité aux principes figurant en annexe à la présente recommandation. » Une annexe à cette recommandation définit le « discours de haine » comme « couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance, y compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration ». Elle énonce un certain nombre de principes applicables au discours de haine. Voici ceux à retenir : Principe 2 « Les gouvernements des États membres devraient établir ou maintenir un cadre juridique complet et adéquat, composé de dispositions civiles, pénales et administratives portant sur le discours de haine. Ce cadre devrait permettre aux autorités administratives et judiciaires de concilier dans chaque cas le respect de la liberté d’expression avec le respect de la dignité humaine et la protection de la réputation ou des droits d’autrui. À cette fin, les gouvernements des États membres devraient étudier les moyens : – d’encourager et de coordonner des recherches sur l’efficacité des législations et des pratiques juridiques existantes ; – de réexaminer le cadre juridique existant afin d’assurer son adéquation aux divers nouveaux médias, services et réseaux de communications ; – de développer une politique coordonnée d’action du ministère public fondée sur des lignes directrices nationales respectueuses des principes établis dans la présente recommandation ; – d’ajouter à l’éventail des sanctions pénales des mesures alternatives consistant à réaliser des services d’intérêt collectif ; – de renforcer les possibilités de combattre le discours de haine par le biais du droit civil, par exemple en donnant aux organisations non gouvernementales intéressées la possibilité d’entamer des procédures civiles, en octroyant des dommages-intérêts aux victimes du discours de haine, et en prévoyant la possibilité pour les tribunaux de prendre des décisions permettant aux victimes d’exercer un droit de réponse ou d’ordonner une rétractation ; – d’informer le public et les responsables des médias sur les dispositions juridiques applicables au discours de haine. » Principe 3 « Les gouvernements des États membres devraient veiller à ce que, dans le cadre juridique mentionné au principe 2, toute ingérence des autorités publiques dans la liberté d’expression soit étroitement limitée et appliquée de façon non arbitraire conformément au droit, sur la base de critères objectifs. En outre, conformément au principe fondamental de l’État de droit, toute limitation ou ingérence dans la liberté d’expression doit faire l’objet d’un contrôle judiciaire indépendant. Cette exigence est particulièrement importante dans des cas où la liberté d’expression doit être conciliée avec le respect de la dignité humaine et la protection de la réputation ou des droits d’autrui. » Principe 4 « Le droit et la pratique internes devraient permettre aux tribunaux de tenir compte du fait que des expressions concrètes de discours de haine peuvent être tellement insultantes pour des individus ou des groupes qu’elles ne bénéficient pas du degré de protection que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme accorde aux autres formes d’expression. Tel est le cas lorsque le discours de haine vise à la destruction des autres droits et libertés protégés par la Convention, ou à des limitations plus amples que celles prévues dans cet instrument. » Principe 5 « Le droit et la pratique internes devraient permettre que, dans les limites de leurs compétences, les représentants du ministère public ou d’autres autorités ayant des compétences similaires examinent particulièrement les cas relatifs au discours de haine. À cet égard, ils devraient notamment examiner soigneusement le droit à la liberté d’expression du prévenu, dans la mesure où l’imposition de sanctions pénales constitue généralement une ingérence sérieuse dans cette liberté. En fixant des sanctions à l’égard des personnes condamnées pour des délits relatifs au discours de haine, les autorités judiciaires compétentes devraient respecter strictement le principe de proportionnalité. » Les travaux de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) – l’organe du Conseil de l’Europe chargé de la lutte contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie, l’antisémitisme et l’intolérance – dit, au paragraphe 18 e) de sa Recommandation de politique générale no 7 du 13 décembre 2002 sur la législation nationale pour lutter contre le racisme et la discrimination raciale (CRI(2003)8), que la loi doit ériger en infractions pénales, « [si elles] sont intentionnel[le]s », « la négation, la minimisation grossière, la justification ou l’apologie publiques, dans un but raciste, de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre ». Dans l’exposé des motifs relatif à cette recommandation, elle précise que le paragraphe 18 e) se réfère « aux crimes de génocide, aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre ». Elle ajoute que le crime de génocide doit « s’entendre tel que défini à l’article II de la Convention [sur le génocide] et à l’article 6 du Statut de [Rome] » et que les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre doivent « s’entendre tels que définis aux articles 7 et 8 du Statut de [Rome] ». Dans son rapport du 10 décembre 2010 (CRI(2011)5), adopté dans le cadre du quatrième cycle de monitoring concernant la Turquie, l’ECRI a relevé notamment ce qui suit (notes de bas de page omises) : « 83. (...) Il est difficile d’évaluer la taille des différents groupes minoritaires vivant actuellement en Turquie, les estimations officielles les plus récentes datant de 2000 et ne couvrant pas l’ensemble des groupes concernés. (...) D’après [c]es estimations (...), la population arménienne en Turquie représenterait entre 50 000 et 93 500 personnes ; (...) Outre les problèmes liés à la restitution de biens aux fondations, la minorité arménienne signale également des difficultés dans le domaine de l’enseignement dans la langue minoritaire, en raison d’un manque de manuels en arménien et d’enseignants formés à cette langue. Cette situation aurait contribué à une diminution progressive du nombre de parents choisissant de scolariser leurs enfants dans des écoles arméniennes ; de plus, certains parents refuseraient d’envoyer leurs enfants dans ces écoles par crainte de menaces contre eux ou leurs enfants. L’ECRI note que, en 2008, un documentaire de propagande intitulé « La fiancée blonde : la vérité derrière la question arménienne » a été distribué par le ministère de l’Éducation nationale à toutes les écoles primaires, avec l’instruction de le diffuser ; ce documentaire montrait des images sanglantes de massacres, et les enfants étaient invités à faire une rédaction sur ce qu’ils ressentaient après l’avoir visionné. Bien que le ministère de l’Éducation ait mis fin à la distribution du documentaire à la suite de nombreuses plaintes de parents, les DVD n’ont pas été récupérés dans les écoles, et la décision de le diffuser ou non a été laissée à l’appréciation des autorités scolaires concernées. L’ECRI estime que la diffusion et la projection de tels contenus dans les écoles va directement à l’encontre de l’objectif de bâtir une société plus ouverte et plus tolérante, et déplore en particulier le fait que ce documentaire ait été destiné aux enfants. L’ECRI note que le ministère de l’Éducation nationale a approuvé le 23 juillet 2009 la nomination au sein d’écoles arméniennes d’enseignants de la langue arménienne, de la culture religieuse et d’éthique. Ces enseignants doivent être des ressortissants turcs d’origine arménienne et être titulaires d’un diplôme d’enseignant délivré par une faculté reconnue par le Conseil de l’Éducation turc. Ils peuvent bénéficier d’une formation continue. L’ECRI espère que l’amélioration des relations entre la Turquie et l’Arménie fournira une occasion supplémentaire de résoudre certains des problèmes concrets évoqués précédemment, tels que la formation des enseignants et la mise à disposition de manuels dans les écoles des minorités arméniennes. L’ECRI note qu’à ce jour, et bien que cette situation soit loin d’être idéale, l’Arménie est la seule source plausible d’obtention d’un ensemble adéquat de manuels en arménien. (...) 137. (...) En janvier 2007, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire bilingue arménien-turc Agos, Hrant Dink, a été assassiné, après avoir reçu des menaces de mort dont les autorités auraient eu connaissance. (...) À ces actes de violence spécifiques et très médiatisés s’ajoutent les courriers électroniques, lettres et appels téléphoniques de menaces qui auraient été reçus par des écoles minoritaires, des hommes d’affaires et des institutions religieuses. (...) 142. (...) Certaines déclarations ponctuelles faites par des responsables politiques, notamment en ce qui concerne la question du génocide arménien, ont également mis en exergue le risque de voir se développer le ressentiment et la méfiance réciproques, à moins d’exercer une grande prudence dans le domaine du discours politique lorsque des sujets sensibles sont abordés. (...) 151. (...) [F]in 2008/début 2009 [un] boycott des entreprises juives a (...) été organisé, et certains commerces d’Eskişehir affichaient des pancartes interdisant l’entrée aux Juifs, aux Arméniens et aux chiens. Ce n’est qu’après la publication des photographies de ces pancartes dans un journal, accompagnée d’un article demandant ce qu’attendait le ministère de la Justice pour intervenir, que ce dernier a engagé des poursuites dans cette affaire. » C. Droit pertinent de l’Union européenne La décision-cadre 2008/913/JAI sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal, adoptée le 28 novembre 2008 par le Conseil de l’Union européenne (JO L 328, pp. 55-58 ; « la décision-cadre »), prévoit un rapprochement des législations des États membres de l’Union européenne en matière d’infractions relevant du racisme et de la xénophobie. Tout d’abord proposée par la Commission européenne en novembre 2001 (proposition de décision-cadre du Conseil concernant la lutte contre le racisme et la xénophobie, COM (2001) 664 final, JO C 75 E. 26/03/2002, pp. 269-273), la décision-cadre a été adoptée par le Conseil de l’Union européenne le 28 novembre 2008. Elle est entrée en vigueur le 6 décembre 2008. En son article 10 § 1, elle impose aux États membres de l’Union européenne de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à ses dispositions au plus tard le 28 novembre 2010. Voici les parties pertinentes du préambule de la décision-cadre : « 6. Les États membres sont conscients que la lutte contre le racisme et la xénophobie nécessite différents types de mesures qui doivent s’inscrire dans un cadre global et qu’elle ne peut se limiter à la matière pénale. La présente décision-cadre vise uniquement à lutter contre des formes particulièrement graves de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal. Étant donné que les traditions culturelles et juridiques des États membres diffèrent dans une certaine mesure, et en particulier dans ce domaine, une harmonisation complète des législations pénales n’est pas possible dans l’état actuel des choses. (...) La présente décision-cadre respecte les droits fondamentaux et les principes reconnus par l’article 6 du traité sur l’Union européenne et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, notamment ses articles 10 et 11, et inscrits dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, notamment ses chapitres II et VI. Des considérations tenant à la liberté d’association et à la liberté d’expression, en particulier la liberté de la presse et la liberté d’expression dans d’autres médias, ont donné lieu, dans le droit national de nombreux États membres, à des garanties procédurales ou à des règles particulières concernant la détermination ou la limitation de la responsabilité. » L’article premier de la décision-cadre, intitulé « Infractions relevant du racisme et de la xénophobie », dispose, dans ses parties pertinentes : « 1. Chaque État membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que les actes intentionnels ci-après soient punissables : (...) c) l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe ; d) l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes définis à l’article 6 de la charte du Tribunal militaire international annexée à l’accord de Londres du 8 août 1945, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique, lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe. Aux fins du paragraphe 1, les États membres peuvent choisir de ne punir que le comportement qui est soit exercé d’une manière qui risque de troubler l’ordre public, soit menaçant, injurieux ou insultant. (...) Tout État membre peut, lors de l’adoption de la présente décision-cadre ou ultérieurement, faire une déclaration aux termes de laquelle il ne rendra punissables la négation ou la banalisation grossière des crimes visés au paragraphe 1, points c) et/ou d), que si ces crimes ont été établis par une décision définitive rendue par une juridiction nationale de cet État membre et/ou une juridiction internationale ou par une décision définitive rendue par une juridiction internationale seulement. » L’article 7 de la décision-cadre, intitulé « Règles constitutionnelles et principes fondamentaux », dispose : « 1. La présente décision-cadre ne saurait avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux, y compris la liberté d’expression et d’association, tels qu’ils sont consacrés par l’article 6 du traité sur l’Union européenne. La présente décision-cadre n’a pas pour effet d’obliger les États membres à prendre des mesures contraires aux principes fondamentaux relatifs à la liberté d’association et à la liberté d’expression, et en particulier à la liberté de la presse et à la liberté d’expression dans d’autres médias, tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles ou des règles régissant les droits et responsabilités de la presse ou d’autres médias ainsi que les garanties de procédure en la matière, lorsque ces règles portent sur la détermination ou la limitation de la responsabilité. » Dans son rapport publié le 27 janvier 2014 sur la mise en œuvre de la décision-cadre (COM (2014) 27 final), la Commission européenne a noté que, parmi les pays membres qui réprimaient expressément en droit pénal le comportement visé à l’article 1 § 1 c) de ce texte (paragraphe 85 ci-dessus), la France, l’Italie, la Lettonie, le Luxembourg et la Roumanie n’exigeaient pas que le comportement fût exercé d’une manière risquant d’inciter à la violence ou à la haine, tandis que la Bulgarie, l’Espagne, le Portugal et la Slovénie requéraient plus d’éléments qu’une simple probabilité d’incitation. Elle a relevé ensuite que treize États membres – l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, les Pays-Bas, la République tchèque, le Royaume-Uni et la Suède – ne possédaient pas de dispositions spécifiques criminalisant cette forme de comportement. Elle a ajouté que l’Allemagne et les Pays-Bas avaient déclaré que la jurisprudence nationale applicable à la négation de l’Holocauste ou à sa banalisation s’appliquait également au comportement visé par cet article. La Commission européenne a constaté que certains États membres avaient fait usage de la faculté offerte, à l’article 1 § 2 de la décision-cadre (paragraphe 85 ci-dessus), de ne punir que les discours de haine soit prononcés d’une manière qui risque de troubler l’ordre public soit menaçants, injurieux ou insultants, Chypre et la Slovénie ayant opté pour chacune de ces possibilités. Elle a ajouté que l’Allemagne subordonnait tous les comportements susmentionnés à leur capacité à troubler la paix publique et que, de même, la jurisprudence hongroise subordonnait ce type de comportements à la probabilité qu’ils troublent la paix publique. Elle a relevé que, à Malte et en Lituanie, le crime d’apologie, de négation ou de banalisation était soumis à l’une ou l’autre des deux options. La Commission européenne a noté que, en ce qui concerne la négation ou la banalisation grossière des crimes définis dans le Statut de Rome, Chypre, la France, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, la Roumanie et la Slovaquie avaient choisi d’avoir recours à la possibilité prévue par l’article 1 § 4 de la décision-cadre de ne réprimer les comportements de ce type que si ces crimes avaient été établis par une juridiction nationale ou internationale compétente (paragraphe 85 ci-dessus). La Commission européenne en a conclu qu’un certain nombre d’États membres n’avaient pas encore transposé entièrement ou correctement les dispositions de la décision-cadre et a décidé que, dans le courant de l’année 2014, elle entamerait des discussions bilatérales avec ces États en vue de veiller à la bonne transposition de ce texte, tout en tenant dûment compte de la liberté d’expression. IV. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ Devant la chambre, le gouvernement suisse avait produit une étude de droit comparé (avis 06-184), publiée le 19 décembre 2006 par l’Institut suisse de droit comparé. Cette étude analysait les législations de quatorze pays européens (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède) ainsi que celles des États-Unis d’Amérique et du Canada, relatives à l’infraction de négation de crimes contre l’humanité, en particulier du génocide. En voici la synthèse : « L’étude de la négation des crimes contre l’humanité et du génocide dans les différents pays soumis à notre examen révèle une situation très contrastée. L’Espagne, la France et le Luxembourg ont tous trois adopté une approche extensive de l’interdiction de la négation de ces crimes. La législation espagnole vise de façon générique la négation d’actes dont il est établi que l’objet était de faire disparaître, totalement ou en partie, un groupe ethnique, racial ou religieux. L’auteur encourt une peine d’un à deux ans d’emprisonnement. En France et au Luxembourg, la législation vise la négation des crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par l’article 6 du Statut du Tribunal militaire de Nuremberg annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 (...) Cette limitation du champ matériel de l’incrimination de la négation des crimes contre l’humanité est atténuée au Luxembourg par le fait qu’une disposition spéciale vise la négation des crimes de génocide. La négation de tels crimes est punie des mêmes peines [emprisonnement de huit jours à six mois et/ou une amende de 251 à 25 000 euros] que la négation de crimes contre l’humanité mais la définition du génocide retenue est, cette fois, celle de la loi luxembourgeoise du 8 août 1985, laquelle est générale [et] abstraite, ne se limitant pas aux actes commis pendant la seconde guerre mondiale. Le champ d’application limité des dispositions françaises a été critiqué et il faut souligner, à cet égard, qu’une proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 12 octobre 2006. Dès lors, il apparaît que seuls le Luxembourg et l’Espagne incriminent dans leur législation de façon générique, et sans se limiter à des épisodes historiques particuliers, la négation des crimes de génocide. En outre, aucun pays n’incrimine à ce jour la négation des crimes contre l’humanité envisagés dans leur globalité. À cet égard, un groupe de pays auquel il est possible, à l’analyse des textes, de rattacher la France, incrimine la négation des seuls actes commis pendant la seconde guerre mondiale. L’Allemagne punit ainsi d’une peine allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement ou d’une amende, quiconque nie ou minimise publiquement ou au cours d’une réunion les actes commis en vue de faire disparaître totalement ou en partie, un groupe national, religieux ou ethnique pendant le régime national-socialiste. L’Autriche punit d’une peine allant jusqu’à dix ans d’emprisonnement quiconque, agissant de manière à ce que sa prise de position puisse être connue d’un grand nombre de personnes, nie ou minimise gravement le génocide ou les autres crimes contre l’humanité commis par le régime national-socialiste. Suivant la même approche, le droit belge punit d’une peine allant de huit jours à un an d’emprisonnement quiconque nie ou minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve le génocide commis par le régime national-socialiste allemand. Dans d’autres pays, à défaut d’incriminations spéciales dans la loi, le juge est intervenu pour veiller à ce que le négationnisme soit sanctionné. En particulier, la Cour suprême néerlandaise a affirmé que les dispositions du Code pénal prohibant les actes discriminatoires devaient être appliquées pour sanctionner la négation des crimes contre l’humanité. En outre, un projet de loi visant à incriminer le négationnisme est en cours d’examen dans ce pays. Au Canada, le Tribunal des droits de l’homme s’est appuyé sur l’incrimination d’exposition d’autrui à la haine ou au mépris retenue dans la loi canadienne sur les Droits de l’homme pour condamner le contenu d’un site internet négationniste. La position des juges aux États-Unis est moins tranchée, ce pays protégeant de façon extrêmement stricte, pour des raisons historiques et culturelles, la liberté d’expression. On peut toutefois noter que, de façon générale, les victimes de discours outrageants ont, jusqu’à ce jour, réussi à obtenir indemnisation de leur préjudice dès lors qu’elles avaient pu légitimement ressentir une menace pour leur intégrité physique. Par ailleurs, il existe toute une série de pays dans lesquels la négation des crimes contre l’humanité n’est pas directement envisagée par la loi. Pour certains de ces pays, il est possible de s’interroger sur la qualification, dans ce cas, d’infractions pénales plus générales. Le droit italien sanctionne ainsi l’apologie des crimes de génocide, or la frontière entre apologie, minimisation et négation de crimes est extrêmement mince. Le droit norvégien sanctionne quiconque fait une déclaration officielle discriminatoire ou haineuse. L’applicabilité d’une telle incrimination au négationnisme est envisageable. La juridiction suprême n’a, à ce jour, pas eu l’occasion de se prononcer sur cette question. Dans d’autres pays, par exemple le Danemark et la Suède, les juges du fond ont pris position et accepté de contrôler l’applicabilité des incriminations pénales relatives aux déclarations discriminatoires ou haineuses aux cas de négationnisme, sans toutefois les retenir dans les espèces qui leur étaient soumises. En Finlande, le pouvoir politique s’est prononcé en faveur de l’inapplicabilité de telles dispositions au négationnisme. Pour finir, le droit au Royaume-Uni et le droit irlandais ne traitent pas du négationnisme. » La chambre a relevé ensuite que, depuis la publication de cette étude en 2006, des changements importants étaient intervenus en France et en Espagne. Le 29 janvier 2001 fut adoptée en France une loi (no 2001-70) composée d’une unique phrase : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. » Ultérieurement, le 23 janvier 2012, le Parlement français vota une loi dont l’article premier réprimait l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que « définis de façon non exclusive » par les articles 6, 7 et 8 du Statut de Rome, par les articles 211-1 et 212-1 du code pénal français et par l’article 6 du Statut du Tribunal militaire international « et qui auront fait l’objet d’une reconnaissance par la loi, une convention internationale signée et ratifiée par la France ou à laquelle celle-ci aura adhéré, par une décision prise par une institution communautaire ou internationale, ou qualifiés comme tels par une juridiction française, rendue exécutoire en France ». L’article 2 de cette loi élargissait la liste des associations pouvant se constituer parties civiles dans des procès de ce type. Dans une décision du 28 février 2012 (no 2012-647 DC), le Conseil constitutionnel français déclara cette loi contraire à la Constitution en ces termes : « (...) Considérant que, selon les auteurs des saisines, la loi déférée méconnaît la liberté d’expression et de communication proclamée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ainsi que le principe de légalité des délits et des peines résultant de l’article 8 de cette Déclaration ; qu’en réprimant seulement, d’une part, les génocides reconnus par la loi française et, d’autre part, les génocides à l’exclusion des autres crimes contre l’humanité, ces dispositions méconnaîtraient également le principe d’égalité ; que les députés requérants font en outre valoir que le législateur a méconnu sa propre compétence et le principe de la séparation des pouvoirs proclamé par l’article 16 de la Déclaration de 1789 ; que seraient également méconnus le principe de nécessité des peines proclamé à l’article 8 de la Déclaration de 1789, la liberté de la recherche ainsi que le principe résultant de l’article 4 de la Constitution selon lequel les partis exercent leur activité librement ; Considérant que, d’une part, aux termes de l’article 6 de la Déclaration de 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale... » ; qu’il résulte de cet article comme de l’ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l’objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative ; Considérant que, d’autre part, aux termes de l’article 11 de la Déclaration de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ; que l’article 34 de la Constitution dispose : « La loi fixe les règles concernant... les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques » ; que, sur ce fondement, il est loisible au législateur d’édicter des règles concernant l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer ; qu’il lui est également loisible, à ce titre, d’instituer des incriminations réprimant les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers ; que, toutefois, la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ; que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ; Considérant qu’une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s’attache à la loi ; que, toutefois, l’article 1er de la loi déférée réprime la contestation ou la minimisation de l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide « reconnus comme tels par la loi française » ; qu’en réprimant ainsi la contestation de l’existence et de la qualification juridique de crimes qu’il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression et de communication ; que, dès lors, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, l’article 1er de la loi déférée doit être déclaré contraire à la Constitution ; que son article 2, qui n’en est pas séparable, doit être également déclaré contraire à la Constitution, DÉCIDE : Article 1er. La loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi est contraire à la Constitution. (...) » Comme l’a également relevé la chambre, par un arrêt du 7 novembre 2007 (no 235/2007 ; BOE-T-2007-21161), le Tribunal constitutionnel espagnol a jugé inconstitutionnelle l’infraction de négation de génocide visée à l’article 607 § 2 du code pénal espagnol. Dans sa rédaction antérieure à l’arrêt, cette disposition érigeait en infraction pénale la diffusion, par tout moyen, « d’idées ou de doctrines niant ou justifiant » le génocide. En conséquence de cet arrêt, les mots « niant ou » ont été supprimés. Dans cet arrêt, le Tribunal constitutionnel espagnol a noté que l’Espagne n’était pas dotée d’une « démocratie militante » et que sa Constitution, dépourvue d’une disposition analogue à l’article 17 de la Convention, n’interdisait pas les propos contraires à sa substance même sauf s’ils étaient concrètement susceptibles de porter atteinte à des droits constitutionnels. Il a ajouté que l’incitation au génocide ou à la haine raciale ou ethnique était réprimée par d’autres dispositions du code pénal, conformément aux obligations internationales de l’Espagne. Il a constaté que certains autres États, particulièrement touchés par le génocide perpétré sous la férule du national-socialisme, avaient eux aussi incriminé la négation de l’Holocauste. Examinant la compatibilité de l’article 607 § 2 du code pénal avec le droit constitutionnel à la liberté d’expression, il a recherché la bonne interprétation à donner à cette disposition. Il a relevé que cette disposition incriminait aussi bien la négation que la justification du génocide. Il a estimé que, par « négation », il fallait entendre l’assertion que certains actes n’ont pas eu lieu ou n’ont pas été exécutés de manière à pouvoir être qualifiés de génocide, tandis que la justification signifiait non pas le déni pur et simple de l’existence d’un génocide mais sa relativisation ou le refus de reconnaître son caractère illicite, par une certaine identification avec ses auteurs. Il a estimé que la question essentielle était de savoir si ces deux formes d’expression étaient des « discours de haine », au sens de la jurisprudence de la Cour, et que la simple négation ne l’était pas, car elle ne pouvait à elle seule créer un climat d’hostilité contre un groupe victime d’un génocide dont la réalité serait contestée. Il a dit aussi que la négation ne pouvait donc être proscrite que si elle était susceptible de provoquer de l’hostilité à l’égard d’un tel groupe – d’autant plus que de simples conclusions sur l’existence ou non de certains faits, non assorties de jugements de valeur concernant ceux-ci ou leur illégalité, relevaient aussi du champ de la liberté scientifique, à laquelle la Constitution conférait un degré de protection encore plus élevé. Or il a observé que l’article 607 § 2 ne renfermait aucune réserve de ce type et qu’il interdisait donc un comportement qui n’était même pas constitutif d’un danger potentiel et ne pouvait donc être constitutionnellement réprimé. Il a en revanche précisé que, étant un jugement de valeur, la justification pouvait parfois être regardée comme un moyen d’incitation indirecte au génocide. Il a conclu que, dans l’hypothèse où elle présenterait un génocide comme un droit et encouragerait ainsi la haine contre tel ou tel groupe, la justification pouvait conduire à un climat d’hostilité et de violence et méritait donc bel et bien d’être punie. Selon lui, un comportement irrespectueux ou avilissant pour un groupe de personnes pouvait donc très bien être proscrit. Enfin, la chambre a cité les règles pénales pertinentes du Luxembourg. Outre les éléments ci-dessus, la Grande Chambre dispose de plusieurs traités et articles (M. Whine, Expanding Holocaust Denial and Legislation Against It, in I. Hare et J. Weinstein (dir.), Extreme Speech and Democracy, OUP, Oxford, 2009, pp. 538-556 ; C. Tomuschat, Prosecuting Denials of Past Alleged Genocides, in The UN Genocide Convention, A Commentary, P. Gaeta (dir.), OUP, Oxford, 2009, pp. 513-530 ; M. Imbleau, Denial of the Holocaust, Genocide, and Crimes Against Humanity: A Comparative Overview of Ad Hoc Statutes, in L. Hennebel et T. Hochmann (dir.), Genocide Denials and the Law, OUP, Oxford, 2011, pp. 235-277 ; N. Droin, État des lieux de la répression du négationnisme en France et en droit comparé, RTDH 2014, no 98, pp. 363-393, et P. Lobba, A European Halt to Laws Against Genocide Denial?, European Criminal Law Review, volume 4, no 1 (avril 2014), pp. 59-77) qui donnent des informations sur les développements récents intervenus dans cette branche du droit. Une analyse de ces matériaux, complétée par les éléments ci-dessus et par les dernières informations communiquées à la Grande Chambre, montre qu’il existe aujourd’hui dans ce domaine parmi les Hautes Parties contractantes grosso modo quatre types de régimes, en fonction de la portée de l’infraction de négation de génocide : a) les États comme l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la France, les Pays-Bas et la Roumanie, qui ne criminalisent que la négation de l’Holocauste ou plus généralement des crimes nazis (la Roumanie de plus réprime l’extermination des Roms par les nazis, et la Grèce, outre l’Holocauste et les crimes nazis, réprime la négation des génocides reconnus par un tribunal international ou par son propre Parlement) ; b) les États comme la Pologne et la République tchèque, qui criminalisent la négation des crimes nazis et communistes ; c) les États comme Andorre, Chypre, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Hongrie, la Lettonie, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, la Slovaquie, la Slovénie et la Suisse, qui criminalisent la négation de tout génocide (la Lituanie réprime expressément aussi la négation des crimes commis par les Soviétiques et les nazis contre les Lituaniens, tandis que Chypre ne réprime que la négation des génocides reconnus comme tels par une juridiction compétente) ; et d) les États comme l’Espagne (à la suite de l’arrêt rendu en 2007 par son Tribunal constitutionnel, cité au paragraphe 96 ci-dessus), la Finlande, l’Italie, le Royaume-Uni et les États scandinaves, qui n’ont aucune disposition expresse réprimant pareil comportement.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1963 et réside à Livada. A. L’incident du 27 juin 2009 D’après le jugement du 9 juin 2011 du tribunal départemental de Cluj, le 27 juin 2009, les serveuses d’un bar local avaient appelé la police de la commune de Livada, car le requérant aurait été en état d’ivresse et les aurait insultées. Toujours d’après ce jugement, le policier S., accompagné par le patron du bar, était arrivé sur place et avait immobilisé et menotté le requérant parce que le patron du bar l’aurait averti que le requérant avait pour habitude de porter un couteau sur lui et qu’il pouvait donc être armé. Le requérant affirme que le policier l’a battu pendant une heure à coups de poing et de pied à la tête et dans l’estomac, et qu’il lui a marché sur les doigts pour les écraser. Le même jour, le policier dressa un procès-verbal de constat de l’incident en présence de quatre témoins : le patron du bar, les deux serveuses et un villageois présent dans le bar au moment des faits. Ce procès-verbal ne mentionnait pas le risque que le requérant eût pu être armé ni une quelconque crainte du policier à cet égard. Le policier y indiquait que, dès son entrée dans le bar, le requérant avait proféré des injures à son encontre et qu’il l’avait alors saisi par le bras en lui demandant de sortir. Le requérant aurait alors tenté de se dégager violemment de l’emprise du policier, ce qui aurait nécessité de l’immobiliser par terre et de lui passer les menottes. Le procès-verbal précisait en outre que, au moment où le policier avait mis le requérant à terre et l’avait menotté, celui-ci « a[vait] heurté, accidentellement d’abord, puis intentionnellement, sa tête contre le plancher dur du local ». Par la suite, le requérant aurait continué à s’automutiler en se cognant contre les murs et contre un panneau de bois se trouvant à l’intérieur du local, ce qui aurait occasionné des plaies ouvertes à la tête. Le procèsverbal mentionnait en outre, sans en préciser l’origine, des blessures que le requérant aurait eues aux deux mains. Il indiquait par ailleurs que le requérant était sous traitement médical psychiatrique et qu’il avait un comportement violent, raison pour laquelle une demande d’internement aurait été faite immédiatement. Il précisait que le requérant était connu dans la commune comme une personne violente qui aurait déjà été condamnée par le passé pour viol et meurtre. Le procès-verbal indiquait enfin que le policier avait appelé une ambulance, car les blessures du requérant saignaient abondamment. Le requérant fut emmené le jour même à l’hôpital de Gherla et, par la suite, à l’hôpital psychiatrique de Dej, où il fut interné sous surveillance et soumis à un traitement sédatif puissant. B. Les blessures constatées chez le requérant Incarcéré le 3 juillet 2009, en exécution d’une mesure de détention provisoire pour outrage envers le policier S., le requérant fut soumis à l’examen médical qui était obligatoirement pratiqué lors de toute incarcération. La fiche médicale mentionnait notamment que le requérant présentait une forte contusion faciale avec paresthésie, des blessures à plusieurs doigts et trois plaies suturées. Selon le dossier médical du requérant, on lui avait retiré les fils de suture de sa lésion tempo-pariétale le 6 juillet 2009 ; le même jour, il avait reçu des soins dentaires en relation avec sa contusion faciale ; le 10 juillet 2009, il avait été soigné pour des lésions aux articulations de la main droite et de quatre doigts de cette main, ainsi que pour des lésions de la même nature à deux doigts de la main gauche ; le 15 juillet 2009, une radiographie avait révélé une fracture de la main droite. Selon un certificat médical établi le 2 février 2010 par le service de neurologie de l’hôpital militaire de Cluj, le requérant présentait encore des séquelles de son traumatisme de juin 2009, notamment une parésie et une paresthésie faciale du côté gauche. C. Le non-lieu à l’égard du policier accusé de mauvais traitements Entre-temps, le 1er juillet et le 3 juillet 2009, le requérant avait saisi respectivement la police et le parquet de Gherla d’une plainte contre le policier S. pour comportement abusif. Dans ces plaintes, le requérant décrivait de manière détaillée le déroulement de l’incident, les coups infligés par le policier, y compris l’écrasement des mains, et mentionnait qu’il avait aussi heurté luimême la porte à deux reprises. Il demanda en outre à être présenté à l’institut médicolégal (« l’IML ») de Cluj en vue d’une expertise. Le 27 juillet 2009, il réitéra sa demande d’être présenté à l’IML. Malgré ses demandes, il ne fut pas présenté au service médicolégal. Par une lettre du 29 juillet 2009 du parquet près le tribunal de première instance de Gherla, les plaintes du requérant et sa demande d’expertise médicolégale du 27 juillet 2009 furent renvoyées, pour des motifs de compétence, au parquet près le tribunal départemental de Cluj. Aucune mesure d’investigation ne fut prise tout de suite concernant la plainte du requérant pour comportement abusif. Celle-ci fut versée au dossier d’une autre affaire pénale relative à une dénonciation par laquelle le requérant accusait le patron du bar où l’incident du 27 juin 2009 avait eu lieu de faire travailler ses employées illégalement. Le 19 novembre 2009, le procureur chargé de l’enquête concernant le patron du bar entendit le requérant. À cette occasion, celui-ci réitéra sa plainte contre le policier pour violences. Par un acte (referat) du 4 décembre 2009, le procureur en charge de l’affaire concernant le patron du bar ordonna l’enregistrement séparé de la plainte du requérant contre le policier S. L’affaire fut attribuée à un autre procureur, qui rendit un non-lieu le 18 février 2010. Le procureur avait examiné la déclaration du policier recueillie le 21 janvier 2010 et une déposition du témoin B., une des deux employées du bar qui auraient été insultées par le requérant, recueillie le 12 février 2010. Ni le requérant ni les trois autres témoins mentionnés dans le procès-verbal du 27 juin 2009 ne furent entendus dans le cadre de cette enquête. Les déclarations du policier et du témoin indiquaient que le requérant s’était automutilé, y compris après l’arrivée des ambulanciers. Ces derniers ne furent pas convoqués par le parquet pour être entendus. Le policier précisait dans sa déclaration qu’il avait effectivement immobilisé et menotté le requérant au sol, mais il niait l’avoir frappé. Dans sa décision de non-lieu, le procureur considérait, au sujet des blessures du requérant, qu’il s’était automutilé lors de son arrestation et que dès lors « une expertise médicolégale était inutile ». Le 6 avril 2010, à la suite d’un recours hiérarchique formé par le requérant, le procureur en chef du parquet près du tribunal départemental de Cluj confirma le non-lieu. Par un jugement du 9 juin 2011, le tribunal départemental de Cluj rejeta la contestation formée par l’intéressé contre la décision du procureur. Il considérait que, deux ans après les événements, aucune expertise médicolégale ne serait à même de déceler la cause de lésions remontant au 27 juin 2009. D. La plainte du requérant du fait de sa non-présentation au médecin légiste À une date non précisée, le requérant déposa séparément une autre plainte fondée sur le refus des enquêteurs de le présenter au médecin légiste après l’incident du 27 juin 2009. Un non-lieu fut rendu à cet égard le 13 novembre 2012 par le parquet près le tribunal départemental de Cluj et confirmé le 27 décembre 2012. Sur contestation du requérant contre ce non-lieu, le tribunal départemental de Cluj, par un jugement du 9 avril 2013, fit partiellement droit à l’intéressé en ce qu’il renvoya l’affaire au parquet à qui il demanda un complément d’enquête au sujet du refus de présenter le requérant à un examen médicolégal. Ce jugement est ainsi rédigé dans ses parties pertinentes en l’espèce : « Le tribunal considère qu’il est nécessaire d’enquêter sur les circonstances dans lesquelles Vereş Cornel a demandé à être présenté à l’institut de médecine légale Cluj (IML) au sujet de ses lésions subies à l’occasion de l’incident du 27 juin 2009 ; et, s’il l’a demandé, [d’indiquer] les raisons pour lesquelles il n’a pas été donné suite à sa demande ; et [de vérifier] si ces raisons ne sont pas contraires à la Convention européenne des droits de l’homme ; (...) Puisque aucune mesure d’enquête n’a encore été réalisée à cet égard, le tribunal n’est pas en mesure de fournir une liste exhaustive de moyens de preuve à administrer afin d’élucider les circonstances indiquées ci-dessus. En revanche, il en déduit qu’il est nécessaire d’entendre toutes les personnes impliquées et présentes dans le local du bar B., y compris l’équipe de la police, le personnel médical administratif de l’hôpital municipal de Dej auquel le requérant a aussi demandé à être présenté à l’IML (...), ainsi que le personnel médical de l’hôpital municipal de Gherla. Les documents soumis par le requérant devront également être pris en compte. » Par une décision du 24 juillet 2013, un procureur du parquet près le tribunal départemental de Cluj déclina sa compétence en faveur du parquet près la cour d’appel de Cluj pour enquêter au sujet des procureurs responsables de l’enquête concernant la plainte pénale pour violences déposée par le requérant au sujet de l’incident du 27 juin 2009. Dans cette décision, il était noté que le requérant avait fait l’objet, le 3 juillet 2009, d’un examen médicolégal psychiatrique, et que cet examen, de par sa nature, n’avait pas concerné les lésions traumatiques du requérant. Par la même décision du 24 juillet 2013, le procureur rendit un nonlieu concernant le personnel médical et le policier, concluant qu’il ne leur incombait pas de présenter le requérant à un médecin légiste. Ce nonlieu fut confirmé, après contestation du requérant, par un jugement du tribunal départemental de Cluj rendu le 28 novembre 2013. Saisi du restant de l’affaire pour autant qu’elle concernait la responsabilité des procureurs ayant mené l’enquête sur la plainte du requérant pour violences quant au fait de n’avoir pas ordonné une expertise médicolégale, le parquet près la cour d’appel de Cluj rendit un non-lieu le 13 novembre 2013. Sur contestation du requérant, par un arrêt du 15 janvier 2014, la cour d’appel de Cluj confirma le non-lieu du 13 novembre 2013, au motif qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier que le procureur responsable de l’enquête sur les violences infligées au requérant eût mal accompli ses obligations professionnelles. La cour d’appel retint que, d’après le dossier, le requérant s’était auto-agressé et qu’il n’avait pas expressément demandé à être examiné par un médecin légiste. E. La procédure pénale contre le requérant Il ressort du dossier de l’affaire qu’à la suite de l’incident du 27 juin 2009, le parquet près le tribunal de première instance de Gherla renvoya le requérant en jugement des chefs d’outrage au policier, d’outrage contre les bons mœurs et trouble à l’ordre public et de provocation des organes judiciaires (sfidarea organelor judiciare), infractions punies par les articles 239, 321 et 272 § 1 du code pénal en vigueur à l’époque des faits. Par un arrêt définitif du 22 avril 2010, la cour d’appel de Cluj condamna le requérant à une peine de sept ans, deux mois et vingt-six jours de prison des chefs susmentionnés. À une date non précisée en septembre 2014, le requérant fut remis en liberté conditionnelle. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS Les dispositions pertinentes en l’espèce du droit interne, notamment le code pénal et le code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits, sont décrites dans l’arrêt Antochi c. Roumanie (no 36632/04, §§ 28-34, 12 juillet 2011). Plus précisément, le code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits énonçait aux articles 114-116 que, en cas d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, les organes de poursuite pouvaient demander aux médecins légistes de procéder à un examen médicolégal des traces présentes sur le corps de la victime. Les constatations et les recommandations du Comité européen pour la prévention de la torture pertinentes en la matière sont résumées dans les arrêts Antochi (précité, §§ 35-36) et Carabulea c. Roumanie (no 45661/99, § 82, 13 juillet 2010). Dans ses rapports publiés à la suite des visites effectuées dès 1999 dans plusieurs lieux de détention en Roumanie, le CPT a constaté plusieurs défaillances dans le fonctionnement des services de santé. Il a relevé que dans certains cas, l’accès à un médecin, y compris un médecin légiste, était retardé, voire refusé, et que les examens médicaux étaient sommaires et effectués de manière formelle (voir les rapports CPT/Inf(2003)25, § 30, CPT/Inf(2004)10, § 44, et CPT/Inf(2008)41, § 19). Dans le rapport du CPT du 19 février 1998 cité dans l’arrêt Carabulea (précité, § 82), il est fait mention du peu d’intérêt que les procureurs attachent aux allégations de mauvais traitements de la part des suspects. L’extrait pertinent du rapport se lit ainsi : « 26. Il convient d’insister particulièrement sur le rôle crucial qui incombe aux procureurs dans la prévention des mauvais traitements. Ils sont chargés de diriger et de contrôler le travail de la police à l’occasion de poursuites pénales et, c’est à eux que doivent être adressées en premier lieu les plaintes contre des mesures ou des actes de la poursuite pénale (article 275 du code de procédure pénale). Il semblerait qu’il y ait matière à amélioration dans ce domaine. De nombreuses personnes avec lesquelles la délégation s’est entretenue et qui ont allégué avoir été maltraitées ont affirmé qu’elles avaient eu trop peur de mentionner ce fait au procureur, la police les ayant averties que ceci ne serait pas dans leur intérêt - ces avertissements étaient pris d’autant plus au sérieux qu’il était fort probable que ces personnes retournent dans des lieux de détention de la police (cf. paragraphe 14). D’autres personnes ont affirmé qu’elles avaient informé le procureur des mauvais traitements qu’elles avaient subis mais que celui-ci n’avait témoigné que peu d’intérêt à l’examen de la question, faisant même parfois montre d’une attitude ouvertement partisane en faveur de la police. Le CPT doit souligner que l’entretien que sa délégation a eu avec un procureur attaché à une section de la police à Bucarest a ajouté foi aux exposés que les détenus ont faits de leur expérience. Lorsqu’on a demandé à ce procureur comment il agirait en présence d’un suspect alléguant avoir été maltraité par la police, la réponse suivante a été donnée : "Les policiers sont mes collègues. Je considérerais cette allégation comme un mensonge d’un récidiviste". »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les faits de la cause tels qu’ils ont été présentés par les parties peuvent se résumer comme suit. Le requérant est né en 1946 et réside à Bologne. Le requérant a écopé de plusieurs peines pour des délits graves. Il ressort du dossier que sa dernière condamnation a été prononcée par la cour d’assises d’appel de Palerme pour association de malfaiteurs de type mafieux (article 416bis du code pénal) par un arrêt du 31 janvier 2001 devenu définitif le 17 février 2003. Le requérant affirme avoir été détenu pendant les périodes suivantes : du 12 janvier 1976 au 9 juin 1978 ; du 18 octobre 1985 au 25 mai 1987 ; du 21 février au 26 juin 1990 ; du 13 août 1993 au 8 octobre 2007. Par une décision du 25 octobre 1999 (no 8390/99), le tribunal de l’application des peines de Naples accorda au requérant une remise de peine (liberazione anticipata) de quatre-vingt-dix jours par rapport à la période de détention du 23 mai 1998 au 23 mai 1999. Le 11 juin 2003, le tribunal de l’application des peines de Bologne accorda au requérant une remise de peine de trois cent soixante jours par rapport à huit semestres pour la période de 1998 à 2003. À une date non précisée, le requérant demanda une nouvelle remise par rapport à la période de détention du 12 janvier 1976 au 23 mai 1998. Par une décision du 17 juin 2004 (no R.G. 1627/03), compte tenu de la participation positive du requérant aux programmes de réinsertion sociale, le juge de l’application des peines de Bologne, R.R., accorda une remise de quatre-vingt-dix jours calculée sur la période du 23 mai 2003 au 23 mai 2004. Il rejeta la demande pour la période de détention antérieure à mai 1998 au motif que, pour la période du 12 janvier 1976 au 23 mai 1998, le requérant avait été condamné par la cour d’assises d’appel de Palerme pour un délit commis après le 23 mai 1998 (association de malfaiteurs de type mafieux). Le 3 septembre 2004, le requérant saisit le tribunal de l’application des peines de Bologne, arguant que le refus opposé par le juge de l’application des peines aurait été fondé sur une constatation erronée, à savoir la commission d’un délit après 1998. Par une décision du 21 octobre 2004 (no R.T.S. 3531/04), le tribunal, prenant en considération seulement la période du 12 janvier 1976 au 9 juin 1978, rejeta la demande au motif que le requérant aurait commis d’autres délits. Le 6 novembre 2004, le requérant se pourvut en cassation et, par un arrêt déposé le 25 mai 2005 (no 19864/05), il obtint la cassation de la décision du tribunal en raison : a) de l’absence de motivation par rapport à l’identification des délits commis ; b) de l’absence d’évaluation de l’éventuel impact de ces délits sur la décision d’octroyer la remise de peine ; c) de la non-prise en considération par la juridiction de la participation du requérant aux programmes de réinsertion sociale. L’affaire fut renvoyée devant le tribunal de l’application des peines de Bologne pour un nouvel examen. Par une décision du 9 décembre 2005, le parquet calcula la nouvelle durée de la détention que le requérant devait encore purger. Il ressort de ce document que les délits pour lesquels le requérant avait été condamné par la cour d’assises d’appel de Palerme avaient été commis jusqu’au mois de septembre 1989 et non pas 1998. Par un jugement du 28 septembre 2006 (no R.T.S. 3199/05), le tribunal de l’application des peines de Bologne, présidé par le juge R.R., confirma la décision du 21 octobre 2004 au motif que, selon le casier judiciaire du requérant, le délit pour lequel il avait été condamné par la cour d’assises de Palerme avait été commis jusqu’au mois de septembre 1998. Le 3 octobre 2006, le requérant se pourvut en cassation. D’une part, il affirmait avoir droit à la remise au moins par rapport aux semestres postérieurs à 1993 et, d’autre part, il dénonçait l’existence d’une erreur quant à la date à prendre pour commission du délit litigieux (septembre 1989 et non pas septembre 1998). Il indiquait que cette dernière circonstance était démontrée par plusieurs documents : l’arrêt de la cour d’assises d’appel de Palerme du 31 janvier 2001, la décision du 9 décembre 2005 du parquet relative à la détermination de la peine qui restait à purger et les données consignées dans le registre des matricules. Enfin, le requérant reprocha au tribunal un manque d’impartialité découlant selon lui de la présence en son sein du juge R.R. Par une décision déposée le 6 juillet 2007 (no 26132/07), la haute juridiction, sans motivation concernant le grief relatif à l’impartialité, rejeta le pourvoi, estimant que la commission du délit d’association de malfaiteurs de type mafieux aurait pu continuer bien au-delà de 1993, l’état de détention n’excluant pas, en principe, la possibilité de commettre un tel délit. Le 4 juin 2007, le requérant introduisit une nouvelle demande de remise de peine. À la date du 12 juillet 2007, le casier judiciaire du requérant fut modifié : il ressort dudit document que les délits pour lesquels le requérant avait été condamné par la cour d’assises d’appel de Palerme avaient été commis jusqu’au mois de septembre 1989. Par une décision déposée au greffe le 8 octobre 2007 (no 807/07, no SIUS 2900/07), le juge de l’application des peines de Bologne, R.L.R., accorda au requérant une remise de peine de quatre cent cinq jours pour bonne conduite, au sens de l’article 54 de la loi no 354/1975, pour la période du 23 novembre 1993 au 23 mai 1998. Le requérant affirme avoir été remis en liberté le 8 octobre 2007. Selon lui, le juge n’aurait pas pris en considération la période du 23 novembre 2006 au 8 octobre 2007 pour calculer la totalité des jours de remise de peine auxquels il avait droit. Le requérant ne saisit pas le tribunal de l’application des peines. Selon les informations fournies par le requérant et confirmées par le Gouvernement (observations du 18 avril 2011), le terme de la peine étant initialement prévu au 28 février 2008, l’application de cette remise aurait permis la libération du requérant le 19 janvier 2007. Il ressort des documents envoyés par le Gouvernement à l’appui de ses observations du 18 avril 2011 que, par une note du 31 mars 2011, le ministère de la Justice avait exprimé l’avis que la décision du juge de l’application des peines de Bologne du 8 octobre 2007 était « illégitime », au motif que la décision du tribunal de l’application de peines de Bologne du 28 septembre 2006, qui avait refusé la remise de peine, était devenue définitive. Par une décision du 4 octobre 2011, déposée le 18 novembre 2011, le tribunal de l’application des peines de Bologne rejeta la demande introduite par le parquet visant à la révocation de la décision de remise de peine. La juridiction constatait que, comme le requérant l’aurait affirmé à juste titre, le casier judiciaire du 7 mars 2005, sur la base duquel les décisions de rejet de la demande de remise de peine avaient été rendues, était entaché d’une erreur matérielle, à savoir l’indication selon laquelle le requérant avait continué à enfreindre la loi jusqu’en septembre 1998 au lieu de septembre 1989. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS L’article 54 (intitulé « Remise de peine » – Liberazione anticipata) de la loi sur l’administration pénitentiaire (no 354/1975) se lit ainsi : « (...) toute personne condamnée à une peine de réclusion ayant participé aux programmes de réadaptation peut bénéficier d’une réduction de peine de quarante-cinq jours pour chaque semestre de peine purgée (...) » Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, les juges jouissent d’une marge d’appréciation dans leur évaluation des conditions requises pour l’obtention de la remise de peine. Ils doivent aussi vérifier que la participation aux programmes de réinsertion n’est pas purement fictive ou n’a pas exclusivement comme but l’obtention de bénéfices tels que la remise de peine et qu’elle représente une réelle volonté de réinsertion sociale (Cour de cassation, no 29779 du 3 juillet 2012, déposé le 20 juillet 2012). Toutefois, cette marge d’appréciation n’est pas dépourvue de limites et les décisions sur la remise de peine doivent être dûment motivées (voir, entre autres, Cour de cassation, no 10756 du 7 février 2013, déposé le 7 mars 2013, et no 32985 du 5 juillet 2011, déposé le 1er septembre 2011). À titre d’exemple, la commission d’un délit ou d’une faute disciplinaire ne suffit pas, en soi, à priver l’intéressé du bénéfice d’une remise de peine ; il incombe aux juges de démontrer en quoi la commission d’un tel délit est révélatrice de l’absence d’implication de l’intéressé dans le parcours de rééducation (Cour de cassation, no14359 du 13 février 2013 et déposé le 26 mars 2013). Ainsi, tout en étant libres dans leur appréciation des conditions requises pour l’obtention de la remise de peine, les juges nationaux ne peuvent pas, lorsque les conditions sont remplies, refuser l’octroi de la mesure demandée. Selon l’article 69bis de la loi no 354/1975, introduit par l’article 1 § 4 de la loi no 277/2002, l’alinéa 5 de l’article 30bis de la loi pénitentiaire est applicable à la procédure concernant les demandes de remise de peine. Cette dernière disposition est ainsi libellée : « Le magistrat de l’application des peines (...) ne fait pas partie du collège qui tranche un recours concernant une décision adoptée par lui-même. » En ce qui concerne le droit à réparation pour une détention provisoire « injuste » (ingiustizia sostenziale), l’article 314 du code de procédure pénale (CPP) prévoit un droit à réparation dans deux cas distincts : lorsque, à l’issue de la procédure pénale sur le fond, l’accusé est acquitté (réparation pour injustice dite « substantielle ») ou lorsqu’il est établi que le suspect a été placé ou maintenu en détention provisoire au mépris des articles 273 et 280 CPP (réparation pour injustice dite « formelle »). L’article 314 §§ 1 et 2 CPP se lit comme suit : « 1. Quiconque est relaxé par un jugement définitif au motif que les faits reprochés ne se sont pas produits, qu’il n’a pas commis les faits, que les faits ne sont pas constitutifs d’une infraction ou qu’ils ne sont pas érigés en infraction par la loi a droit à une réparation pour la détention provisoire subie, à condition de ne pas avoir provoqué [sa détention] ou contribué à la provoquer intentionnellement ou par faute lourde. Le même droit est garanti à toute personne relaxée pour quelque motif que ce soit ou à toute personne condamnée qui, au cours du procès, a fait l’objet d’une détention provisoire, lorsqu’il est établi par une décision définitive que l’acte ayant ordonné la mesure a été pris ou prorogé alors que les conditions d’applicabilité prévues aux articles 273 et 280 n’étaient pas réunies. » L’article 273 § 1 CPP dispose : « Nul ne peut être soumis à des mesures de détention provisoire s’il n’y a pas à sa charge de graves indices de culpabilité. » L’article 280 CPP prévoit qu’une mesure de précaution peut être adoptée seulement si la peine maximale pour l’infraction prétendument commise est supérieure à trois ans d’emprisonnement.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant, instituteur dans une école primaire publique, est né en 1975 et réside à Kırklareli. À l’époque des faits, il était secrétaire de la section locale du Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası (« Eğitim-Sen » – Syndicat des salariés de l’éducation et de la science), rattaché au Kamu Emekçileri Sendikaları Konfederasyonu (Kesk – Confédération syndicale des salariés du secteur public). Le 7 avril 2006, le président de la section locale du Demokratik Toplum Partisi (DTP – Parti pour une société démocratique, mouvement pro-kurde de gauche) invita le syndicat Eğitim-Sen à participer à un panel devant se tenir le 10 avril 2006 sur « les problèmes de la Turquie et les voies pour trouver une solution ». Le 10 avril 2006, en sa qualité de secrétaire de la section locale de Eğitim-Sen, le requérant assista à ce panel. Le 30 mars 2007, le requérant fut informé de l’ouverture d’une enquête disciplinaire à son encontre en raison de sa participation au panel précité. Il lui fut demandé de présenter ses observations en défense. Le 12 avril 2007, le requérant présenta son mémoire en défense. Il déclara qu’il avait assisté audit panel non pas comme fonctionnaire mais en tant que citoyen et syndicaliste sensible aux problèmes du pays, et que ni son statut de fonctionnaire ni le droit en vigueur ne l’empêchaient de participer à une telle manifestation. Le 17 avril 2007, sur le fondement de l’article 125, B-d) de la loi n 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État et à titre de sanction disciplinaire, le directeur de la direction départementale de l’éducation nationale infligea au requérant un blâme pour avoir assisté à un panel organisé par un parti politique. Le 1er mai 2007, sur le fondement de l’article 135 de la loi n 657, le requérant fit opposition contre cette décision devant le préfet de Kırklareli. Il soutint que le blâme qu’il avait reçu était dénué de fondement légal dans la mesure où il n’existait pas de norme légale interdisant la participation d’un fonctionnaire à un panel organisé par un parti politique. Il précisa qu’il avait assisté audit panel comme auditeur, en tant que citoyen intéressé et membre dirigeant de la section locale de son syndicat, et qu’il n’avait eu aucun comportement exprimant une opinion en faveur ou en défaveur des discours prononcés, même pas à titre d’applaudissement. Le 28 mai 2007, l’opposition du requérant fut rejetée. Après avoir rappelé les faits constatés dans la décision attaquée, le préfet considéra que l’infliction du blâme au requérant était conforme aux règles procédurales et matérielles applicables et qu’il n’existait aucun élément nécessitant l’annulation de la sanction. II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT A. Le droit turc La Constitution L’article 129 de la Constitution, en vigueur à l’époque des faits, disposait : « (...) Les décisions en matière disciplinaire peuvent être soumises au contrôle juridictionnel, à l’exception de l’avertissement et du blâme. » L’article 129, tel qu’il a été amendé le 12 septembre 2010, est ainsi libellé : « (...) Les décisions en matière disciplinaire ne peuvent pas être soustraites au contrôle juridictionnel. » La loi no 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État Selon l’article 125 de la loi no 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État, les sanctions disciplinaires susceptibles d’être infligées aux fonctionnaires de l’État sont l’avertissement, le blâme, la rétention de salaire, le gel de l’avancement de grade et la révocation de la fonction. L’article 125, B de la loi dispose : « Le blâme : notification écrite par laquelle il est indiqué au fonctionnaire qu’il a commis une faute dans l’accomplissement de ses fonctions et dans ses comportements. Les actes et situations nécessitant le blâme sont comme suit : (...) d) Avoir en dehors du service des comportements susceptibles de porter atteinte à la confiance et à la considération dont le fonctionnaire de l’État devrait bénéficier (...) » L’article 135 de la loi, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, disposait : « L’opposition contre les sanctions d’avertissement et de blâme infligées par le supérieur hiérarchique et le conseil de discipline peut être formée devant le supérieur hiérarchique plus gradé, sinon devant le conseil de discipline. Les sanctions, à titre de rétention de salaire, de gel de l’avancement de grade et de révocation de la fonction, peuvent être contestées devant les juridictions administratives. » L’article 135, tel qu’il a été amendé par la loi no 6111 du 13 février 2011, est ainsi libellé : « L’opposition contre les sanctions d’avertissement, de blâme et de rétention de salaire infligées par le supérieur hiérarchique peut être formée devant le conseil de discipline. L’opposition contre la sanction de gel de l’avancement de grade peut être formée devant le conseil supérieur de discipline. (...) Les sanctions disciplinaires peuvent être contestées devant les juridictions administratives. » B. La Charte sociale européenne révisée Sous l’intitulé « Droit syndical », l’article 5 de la Charte sociale européenne révisée, signée le 3 mai 1996, est ainsi libellé : « En vue de garantir ou de promouvoir la liberté pour les travailleurs et les employeurs de constituer des organisations locales, nationales ou internationales, pour la protection de leurs intérêts économiques et sociaux et d’adhérer à ces organisations, les Parties s’engagent à ce que la législation nationale ne porte pas atteinte, ni ne soit appliquée de manière à porter atteinte à cette liberté. La mesure dans laquelle les garanties prévues au présent article s’appliqueront à la police sera déterminée par la législation ou la réglementation nationale. Le principe de l’application de ces garanties aux membres des forces armées et la mesure dans laquelle elles s’appliqueraient à cette catégorie de personnes sont également déterminés par la législation ou la réglementation nationale.» La Charte social européenne révisée a été ratifiée par la Turquie. Elle est entrée en vigueur à l’égard de la Turquie le 1er août 2007. La Turquie n’a toutefois pas accepté l’article 5. Au moment des faits, la Turquie était liée par la Charte sociale européenne, signée le 18 octobre 1961 et en vigueur pour la Turquie depuis le 24 décembre 1989. L’article 5 de cette Charte contenait une disposition quasi-identique à l’article 5 de la Charte révisée. Toutefois, la Turquie n’avait pas accepté l’article 5 de la Charte initiale non plus.
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LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1982 et réside à Erzurum. A. L’incident du 10 décembre 2000 Le 10 décembre 2000 à Istanbul, aux environs de 3 heures du matin, le requérant et trois autres personnes se trouvant avec lui furent remarqués par des policiers en patrouille alors qu’ils étaient en train d’écrire des slogans sur les murs pour protester les prisons de type « F ». Une fusillade éclata. Parmi les protagonistes, S.C. fut blessé par balle à l’oreille. Un autre, Ö.T., fut touché d’une balle de fusil à la tête et décéda sur les lieux de l’incident. Le requérant, quant à lui, aurait d’abord été légèrement blessé à la tête par une balle tirée par un policier lors de la fusillade ; mais il soutient aussi que, après son arrestation, les policiers lui donnèrent des coups de pied au niveau de la tête, lorsqu’ils le firent monter de force dans la voiture de police. Le même jour, les policiers ayant procédé à l’arrestation du requérant dressèrent un procès-verbal de l’incident. Dans ce document, ils précisèrent avoir aperçu un groupe de quatre personnes, aux visages masqués, en train d’écrire des slogans illégaux sur des murs. Les parties pertinentes du procèsverbal d’arrestation, cosigné par treize policiers, se lisent comme suit : « (...) Lorsque nous nous sommes approchés des quatre suspects – qui faisaient des graffitis sur les murs – pour les contrôler, ces derniers se sont mis à tirer sur nous et n’ont pas cessé malgré le fait que nous leur avons demandé de cesser de tirer et de se rendre. Nous avons alors fait des tirs de sommation en disant que nous étions des policiers, puis nous avons tiré sans viser personne. Sur ce, l’un des quatre suspects s’est enfui en continuant à tirer, deux autres étaient allongés par terre et le dernier s’est caché derrière une voiture. Ensuite, nous nous sommes approchés des deux suspects à terre, l’un d’eux était inanimé et l’autre était tombé en tentant d’escalader le mur du jardin de l’immeuble voisin. Nous les avons neutralisés. Le troisième suspect s’est rendu après avoir lâché son arme. (...) Deux personnes (...) ont, lors de leur arrestation, lancé des slogans (...) et résisté aux policiers ; (...) ces personnes ont été maîtrisées par l’usage de la force (...). (...) S. Yıldız et [S.C.]., blessés à la tête et à d’autres parties de leurs corps lors des incidents, ont été transférés à l’hôpital Taksim (...) » Par ailleurs, dans le même procès-verbal, il était précisé qu’un pistolet de marque Star et son chargeur, un pistolet de marque CZ 75 de calibre 9 mm et son chargeur, de nombreuses douilles et cartouches, ainsi que trois cagoules et une paire de gants avaient été trouvés sur les lieux. Les rapports médicaux pertinents Selon le rapport médical établi le 10 décembre 2000 par l’hôpital de Taksim, le requérant présentait à la tête les blessures suivantes : « (...) Deux coupures suturées de 2 et 3 centimètres dans la zone pariétale droite, trois coupures suturées de 2 centimètres dans la zone occipitale. Le contrôle neurologique du patient révèle une fracture du crâne avec enfoncement (çökme kırɪǧı) dans la région temporo-pariétale droite (...) » Le rapport ne précise pas si les coupures ou lésions mentionnées étaient dues à une blessure par balle ou à d’autres actes de violence éventuels. Le requérant séjourna à l’hôpital jusqu’au 18 décembre 2000. Il ressort du dossier que le 11 décembre 2000, il subit une opération chirurgicale pour sa fracture du crâne avec enfoncement dans la région temporo-pariétale droite. Les conclusions du rapport médical établi le 20 décembre 2000 par l’institut médicolégal peuvent se traduire ainsi : « Le pronostic vital du patient est engagé en raison de la fracture crânienne, qui est de nature à causer au patient une incapacité de travail de quarante-cinq jours. Aucune trace de coups et blessures n’a été décelée concernant la période pendant laquelle le patient se trouvait en garde à vue, du 18.12.2000 au 20.12.2000. » L’enquête À la suite de l’incident du 10 décembre, tout d’abord, aux environs de 3 h 30 du matin, une équipe de police se rendit sur les lieux de l’incident afin de recueillir des preuves. Elle procéda également à des prélèvements sur les mains de Ö.T., de S.C. et du requérant. Les policiers établirent également un croquis localisant les éléments de preuve recueillis sur les lieux. À cette même date, deux rapports d’expertise furent versés au dossier. Le premier rapport faisait état de ce qu’un des pistolets retrouvés sur les lieux, de marque Star et de calibre 9 mm, tout comme ses trois chargeurs, ne portait pas d’empreintes digitales susceptibles d’être analysées. S’agissant des prélèvements faits sur les mains de Ö.T., de S.C. et du requérant, le deuxième rapport attestait de l’absence de résidus de tir ; il précisait également qu’il était possible de ne pas retrouver trace de tels résidus lorsque le tireur portait des gants. Toujours le 10 décembre 2000, une autopsie fut pratiquée sur le corps de Ö.T. Le rapport d’autopsie mentionnait la présence d’orifices d’entrée et de sortie d’une balle dans la tête du défunt, ainsi que de deux orifices d’entrée et de sortie sur son corps. Il concluait que la mort était due à une hémorragie cérébrale causée par l’impact d’une balle reçue à la tête et tirée à longue distance. Le 19 décembre 2000, la police recueillit la déposition du requérant. Reconnaissant être membre d’une organisation illégale armée, le MLKP (Parti communiste marxiste-léniniste), et avoir participé à diverses activités de ladite organisation, il relata les faits comme suit : – Le jour de l’incident, un affrontement armé avait eu lieu entre ses amis et les policiers. Lors de l’incident, il était en possession d’un pistolet de la marque CZ de calibre 9 mm et il avait tiré en l’air, compte tenu du fait que les policiers avaient ouvert le feu sur eux. Le 20 décembre 2000, le requérant fut entendu par le procureur de la République. Confirmant partiellement ses déclarations faites à la police, sa déposition pouvait se résumer comme suit : – Un affrontement armé avait eu lieu entre les policiers et les trois autres suspects. Il était en possession d’un pistolet de la marque CZ de calibre 9 mm et avait tiré une fois en l’air, compte tenu du fait que les policiers avaient ouvert le feu sur eux. Plus tard, les policiers lui avaient donné des coups de pied au niveau de la tête lorsqu’ils l’avaient fait monter de force dans la voiture de police. À cette même date, un juge de la cour de sûreté d’Istanbul entendit le requérant et ordonna son placement en détention provisoire. Le requérant réitéra ses déclarations précédentes. Au cours de l’année 2001, le procureur de la République entendit les policiers impliqués dans l’incident, à savoir : A.M., N.D. et O.K. le 3 janvier, S.K. et M.Y. le 10 janvier, Seyfettin K. le 12 janvier, C.D. et G.K. le 15 janvier, Sabri K. le 21 janvier, K.K. le 26 janvier, Hüseyin Y. le 21 février, Halil Y. le 18 mai et N.O. le 8 octobre. Tous confirmèrent le procès-verbal d’incident (paragraphe 7 ci-dessus). En outre, Hüseyin Y. déclara avoir tiré une fois en l’air, et K.K., C.K., A.M., M.Y., Seyfettin K. et N.D. affirmèrent avoir riposté aux tirs. Il ressort du dossier que les policiers ne furent pas interrogés sur les mauvais traitements que le requérant alléguait avoir subis après son arrestation. B. La procédure pénale engagée contre les policiers Par un acte d’accusation du 24 novembre 2001, le procureur de la République de Beyoğlu engagea une action pénale contre les treize fonctionnaires de police susmentionnés, leur reprochant d’avoir causé la mort d’une personne et d’en avoir blessé deux autres lors d’un affrontement armé. Il observa notamment qu’il s’agissait de blessure par balle, sans faire toutefois de distinction entre les blessures mentionnées dans les rapports pertinents. Il requit leur condamnation en vertu des articles 49, 448 et 463 du code pénal. Le 10 avril 2002, un rapport d’expertise fut versé au dossier. Ce rapport confirmait les conclusions des rapports déjà versés au dossier (paragraphe 12 ci-dessus). Lors de l’audience du 27 avril 2004, trois témoins furent entendus. Ils déclarèrent ne pas avoir assisté à l’incident. Lors de l’audience du 11 novembre 2004, le témoin D.U. fut entendu. Il déclara ne pas avoir vu d’affrontement armé. Lors de la procédure devant la cour d’assises, un rapport d’expertise, présenté sur un cédérom et une cassette vidéo et contenant l’enregistrement audio et vidéo réalisé par la police sur les lieux de l’incident, fut versé au dossier. Il en ressortait que ces enregistrements n’apportaient aucun élément complémentaire susceptible d’éclaircir les faits. Un autre rapport d’expertise, établi en février 2007 et portant sur l’analyse des vêtements de Ö.T., fut également versé au dossier. Il en ressortait qu’il n’était pas possible d’en établir la distance exacte, mais qu’il ne s’agissait pas d’un tir à bout portant. Lors des audiences du 11 novembre 2004, des 14 février et 24 mai 2005 et du 25 décembre 2007, le requérant demanda qu’une reconstitution des faits en sa présence soit effectuée sur les lieux de l’incident. Le procureur s’opposa à cette demande, au motif qu’une telle reconstitution ne pouvait être utile compte tenu du délai écoulé depuis l’incident. Le tribunal rejeta cette demande lors de l’audience du 25 décembre 2007. Par ailleurs, il ressort du dossier qu’à une date non précisée, le requérant fut entendu par le tribunal correctionnel de Kandıra, agissant sur commission rogatoire. Revenant sur ses dépositions faites à la police, au parquet et au juge lors de l’instruction, il soutint ne pas avoir utilisé d’arme lors de l’incident du 10 décembre 2000. Il affirma aussi, entre autres, avoir été soumis à des actes de torture aux fins d’obtenir des aveux. Entre 2001 et 2012, la cour d’assises tint au total 35 audiences. Nombre d’entre elles furent reportées en raison de l’absence des avocats des accusés, en particulier pour l’audition de l’accusé A.M. Ce dernier ne put être entendu qu’à l’audience du 29 mars 2010. Le 7 février 2012, le requérant présenta une demande de constitution de partie intervenante dans la procédure pénale, laquelle fut accueillie. Par un arrêt du 24 mai 2012, en application de l’article 223 § 3 b) du code de procédure pénale, la cour d’assises exonéra les policiers accusés de toute responsabilité pénale, considérant qu’il y avait eu légitime défense. Dans ses motifs, la cour d’assises retint : – que lors de l’incident, les premiers coups de feu avaient été tirés par les militants contre les policiers, présents sur les lieux pour accomplir leur devoir ; que, dès lors, l’usage par les fonctionnaires de police d’une arme à feu, qui avait donné lieu au décès d’O.T., était légitime au regard du droit national ; – que M. Yıldız, dont il ressortait de l’ensemble des pièces du dossier qu’il était membre d’une organisation illégale, avait résisté aux policiers lors de l’incident, et que ses blessures trouvaient leur origine dans un usage légitime de la force par ces derniers ; que cette conclusion trouvait appui dans les résultats de l’enquête, en particulier les croquis des lieux, les procès-verbaux versés au dossier, les déclarations des victimes et des accusés, ainsi que les rapports établis à l’issue des expertises. Le 29 mai 2012, le requérant se pourvut en cassation. Ses allégations essentielles étaient les suivantes : il avait d’abord été blessé à la tête par balle ; les policiers lui avaient ensuite donné des coups de pied au niveau de la tête. Le 13 novembre 2013, la Cour de cassation confirma l’établissement des faits opéré par la cour d’assises, ainsi que l’appréciation juridique de ces faits, mais décida d’office de rectifier le verdict : elle ordonna l’acquittement des accusés, en précisant qu’une telle rectification ne nécessitait pas la cassation de l’arrêt litigieux. C. Les autres procédures engagées Il ressort du dossier que, le 11 janvier 2001, le parquet près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul engagea une procédure pénale à l’encontre du requérant pour appartenance à une organisation illégale, à savoir le MLKP. Le 21 septembre 2001, le requérant fut entendu par la cour de sûreté de l’État. Dans ses déclarations, l’intéressé revint sur ses dépositions faites à la police, au parquet et au juge lors de l’instruction : il affirma ne pas avoir utilisé d’arme lors de l’incident du 10 décembre 2000, indiquant avoir été soumis à des actes de torture aux fins d’obtenir des aveux. Le 7 avril 2004, le requérant fut déclaré coupable d’atteinte à l’intégrité de l’État. Ce jugement fut confirmé le 14 avril 2005 par la Cour de cassation.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1958 à Popovo. Il réside à Rusokastro, municipalité de Kameno. Depuis 1985, l’intéressé souffre de troubles mentaux et suit un traitement médical. Il a vécu avec sa mère dans la maison dont, depuis le décès de son père en 1997, il est cohéritier avec sa sœur. Il affirme que ses relations avec sa mère se sont détériorées après le décès de son père. En 1998, le requérant fut hospitalisé à l’hôpital psychiatrique pendant une durée de neuf mois. A. La mise sous curatelle du requérant et son placement en foyer social pour personnes atteintes de troubles mentaux À une date non précisée en 1999, à la demande de la mère du requérant, le procureur régional de Targovishte pria le tribunal régional (Окръжен съд) de cette même ville de prononcer l’incapacité juridique totale du requérant. Par un jugement du 21 mai 1999, le tribunal déclara l’intéressé partiellement incapable au motif qu’il souffrait d’une schizophrénie ayant conduit à un changement de personnalité et l’ayant privé de son aptitude à gérer ses affaires et intérêts. Il releva que des épisodes de rémission avaient été constatés et que cette pathologie était susceptible d’un traitement médical. Il constata que l’état du requérant n’était pas de nature à exiger une déclaration d’incapacité totale et indiqua qu’il était dans l’intérêt de celui-ci d’être déclaré partiellement incapable. Le tribunal tint compte d’une expertise psychiatrique effectuée dans le cadre de la procédure et entendit le requérant. Le jugement du 21 mai 1999, n’ayant pas été contesté, devint définitif. Il ressort d’un certificat établi le 18 juin 1999 par l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle auprès de la municipalité de Popovo (le maire) que la mère du requérant avait été désignée comme sa curatrice, ainsi qu’un certain G. D. comme adjoint à celle-ci. Le 22 juin 1999, la mère du requérant demanda aux services sociaux de Popovo de placer son fils dans un foyer social. Le formulaire de la demande contenait une mention selon laquelle, lorsque le placement en cause concernait des personnes atteintes de troubles mentaux, la demande devait être signée par leurs représentants légaux. La mère de l’intéressé signa l’espace réservé au représentant légal. Ce formulaire n’a pas été signé par le requérant. Dans un document dénommé « enquête sociale » établi par les services sociaux le 23 juin 1999, il fut inscrit que la demande de placement en foyer social avait été adressée, le 22 juin 1999, par le requérant. Ce document indiquait que l’intéressé souffrait d’une maladie psychique constatée par une commission de médecins du travail, qu’il recevait une pension d’invalidité à hauteur de 12 900 anciens levs bulgares (soit 12,90 nouveaux levs bulgares (BGN) ou environ six euros (EUR)), qu’il avait cohérité d’une maison et que sa mère, une retraitée âgée, n’était pas en mesure de s’occuper de lui. L’assistant social ayant établi le document proposa, compte tenu de la maladie du requérant et de la nécessité de le soumettre à une surveillance médicale permanente, de le placer dans un foyer social. Le requérant affirme qu’à une date non précisée la municipalité de Popovo décida de son placement dans une institution sociale. Le 30 juin 1999, il fut conduit au foyer pour hommes souffrants de troubles mentaux du village de Dragash Voivoda, de la région de Pleven (« le foyer de Dragash Voivoda »), par un assistant social qui l’aurait menacé et lui aurait dit de ne pas tenter de quitter l’institution. Le dossier contient un contrat de placement en institution sociale daté du 14 août 2002 conclu entre la mère du requérant et le foyer de Dragash Voivoda, établissement relevant du ministère du Travail et de la Politique sociale. À la même date, la directrice du foyer de Dragash Voivoda demanda l’autorisation des services sociaux de placer l’intéressé afin de lui accorder des prestations sociales et signa cette demande en indiquant qu’elle était sa représentante légale. Elle rajouta que l’intéressé percevait une pension d’invalidité de 84 BGN (environ 42 EUR). Elle joignit à sa demande une série de documents parmi lesquels un certificat médical qui n’est pas versé au dossier, la décision d’invalidité du requérant établie par la commission de médecins du travail et un formulaire « enquête sociale » daté du même jour et complété par un assistant social. Ce dernier nota que le requérant était sociable et autonome au quotidien, qu’il n’existait pas d’informations sur la possibilité pour ses proches parents de s’occuper de lui et qu’il n’avait pas de relations avec ceux-ci. L’assistant social conclut « qu’il convenait de continuer de lui accorder les services du foyer de Dragash Voivoda ». Par une lettre du 20 septembre 2002, la directrice du foyer de Dragash Voivoda informa la mère du requérant d’une perspective de réduction de la capacité d’accueil du foyer et l’invita à se présenter, avant le 27 septembre 2002, pour discuter des possibilités de réintégration de celuici en milieu familial. L’absence de manifestation de la mère dans le délai indiqué vaudrait refus de réintégration familiale de l’intéressé et celuici serait transféré dans un autre foyer similaire. Il apparaît que la mère du requérant n’a pas répondu à cette demande. Le 26 septembre 2002, l’intéressé fut transféré au foyer pour adultes atteints de retard mental du village de Rusokastro, municipalité de Kameno, région de Burgas (« le foyer de Rusokastro »), établissement relevant également du ministère du Travail et de la Politique sociale. Ce village se situe à environ 185 km de la région natale du requérant. Le dossier du requérant ainsi que ses affaires personnelles furent transférés le même jour. À une date non précisée, au plus tard début 2003, le foyer de Dragash Voivoda fut définitivement fermé. Par un mandat certifié par un notaire le 7 novembre 2002, la mère de l’intéressé donna des pouvoirs à une certaine M. K., assistante sociale au foyer de Rusokastro, aux fins de disposer de la pension d’invalidité du requérant pour couvrir ses frais de nourriture, de vêtements ou d’autres besoins courants, ainsi que de la représenter dans le cadre de ce mandat. Les éléments du dossier indiquent qu’à une date non précisée, après le transfert du requérant, le directeur du foyer de Rusokastro a introduit une proposition auprès de l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle en vue de constituer le conseil de la curatelle de l’intéressé. Par une décision du 18 novembre 2002, cet organe désigna à nouveau la mère du requérant comme curatrice du requérant, ainsi que G. D. comme adjoint à la curatrice. Il ne ressort pas du dossier dont dispose la Cour que les fonctions de la mère en tant que curatrice aient été interrompues entre la première désignation et celle-ci. Le dossier contient un contrat de placement du requérant dans le foyer de Rusokastro daté du 21 avril 2004. Le 3 août 2006, le requérant adressa au directeur du foyer de Rusokastro une demande écrite de transfert dans un autre établissement. Il indiquait en particulier qu’il souhaitait être plus près de ses proches et de sa région natale et considérait que le foyer de Rusokastro n’était pas adapté à ses besoins en matière de soins. Le requérant n’aurait pas eu de réponse à sa demande. Le dossier contient une lettre, dont la date n’est pas précisée, adressée par la mère du requérant à une infirmière en chef, sans qu’il soit possible d’identifier lequel des deux foyers était concerné. La mère du requérant demandait des nouvelles de son fils et indiquait que celui-ci lui était hostile. À la suite de la communication de la requête au Gouvernement, ce dernier a fourni une copie d’une décision de l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle datée du 17 mars 2008. Selon ce document, la directrice du foyer de Rusokastro avait demandé que le conseil de la curatelle soit désigné. Cet organe avait alors nommé cette même directrice en tant que curatrice du requérant et une assistante sociale en tant qu’adjointe à la curatrice. Le moment à partir duquel la mère du requérant a cessé d’exercer ses fonctions de curatrice ne ressort pas du document. Par une nouvelle décision de l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle du 1er septembre 2009, et visiblement en raison du changement de la direction du foyer de Rusokastro, la directrice ad interim du foyer fut désignée comme sa curatrice. Une infirmière en chef du foyer fut nommée comme son adjointe. B. Le séjour du requérant au foyer de Dragash Voivoda Les conditions de vie Le requérant affirme que, pendant toute la durée de son séjour, le foyer de Dragash Voivoda n’était pas suffisamment chauffé et que la nourriture offerte était insuffisante et de mauvaise qualité. Il n’y recevait pas de soins thérapeutiques, mais uniquement un traitement par l’administration de médicaments psychotropes. Il n’exerçait aucune activité sociale ou culturelle. Les déplacements du requérant et les allégations de violence physique Le dossier ne contient pas d’éléments concernant le régime des sorties du foyer de Dragash Voivoda. Un certificat d’examen médical établi à une date non précisée lors du séjour du requérant dans cet établissement signale que l’intéressé avait fait « des tentatives de fuite régulières ». Le requérant dit avoir tenté de quitter le foyer de Dragash Voivoda à trois reprises de sa propre initiative, à des dates non précisées. Il aurait été recherché et reconduit au foyer par la police, dans des circonstances qui ne sont pas détaillées. Après chaque retour au foyer, il aurait été battu. La première fois, il aurait été battu avec des bâtons en bois par trois ou quatre pensionnaires. Il affirme que ceux-ci auraient reçu, de la part d’un infirmier assistant, l’ordre de le battre dans la nuit, lorsque le personnel en permanence était en nombre réduit. À une deuxième occasion, après le retour du requérant au foyer de Dragash Voivoda, il aurait été attaché par les chevilles à un banc dans la cour pendant toute une journée à titre d’exemple pour les autres pensionnaires afin de les dissuader de quitter le foyer. Enfin, à une troisième occasion, le requérant aurait été placé, pour être puni de sa fuite, dans une pièce appelée « chambre d’isolement » avec quelques autres pensionnaires, d’où il n’aurait pu sortir, à peu d’exceptions près, pendant environ six mois. C. Le séjour du requérant au foyer de Rusokastro Les dispositions du contrat de placement Le contrat daté du 21 avril 2004 indique le nom du requérant en tant que partie mandataire et bénéficiaire des services sociaux. Il avait été établi en deux exemplaires – un pour le requérant et un pour le foyer représenté par son directeur de l’époque. La copie présentée par le requérant lors du dépôt de sa requête ne porte pas la signature de l’intéressé, ni celle de sa curatrice. La seule signature apposée est celle du directeur du foyer. Une copie de ce contrat a été annexée aux observations du Gouvernement sur la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire. Cette copie porte, en dehors de la signature du directeur, celle du requérant et de sa curatrice. Le dossier contient une expertise en écriture, réalisée en décembre 2012, selon laquelle l’une des signatures en question avait été apposée par le requérant. D’après ce contrat, le foyer fournissait la nourriture, les vêtements, les services médicaux et le chauffage, ainsi qu’un hébergement, moyennant le versement d’un montant déterminé par la loi. Il apparaît que l’intégralité de la pension d’invalidité du requérant était transférée au foyer pour régler ce montant. Le contrat prévoyait que 80 % de cette somme devaient être affectés au paiement des prestations fournies. Il ressort des éléments du dossier que les 20 % restants étaient versés sur le compte bancaire du foyer et étaient réservés aux dépenses personnelles. Le contrat ne prévoyait pas la durée des prestations, mais précisait que ses effets débutaient le 26 septembre 2002. Un autre contrat de placement au foyer de Rusokastro fut établi le 1er juin 2011, cette fois entre le maire de la municipalité de Kameno et le requérant. Selon ses dispositions, le maire s’engageait à offrir au requérant le droit de bénéficier des prestations du foyer selon les modalités suivantes : a) équipement matériel et contexte environnant : assurer leur bon entretien ; mettre à disposition une partie du dortoir meublé suffisamment avec point sanitaire attenant ainsi qu’offrir l’accès à des pièces de vie et de restauration, fournir le chauffage, l’électricité, l’eau, de la ventilation ainsi qu’assurer le respect des normes en matière de prévention contre les infections ; b) nourriture : assurer un régime d’alimentation régulier ; c) santé : assurer les soins médicaux et dentaires et fournir les médicaments prescrits ; d) éducation et information – offrir la possibilité de participer à des programmes de formation, conformément à l’âge et aux choix personnels, mettre à disposition des journaux, des postes radio et télévision ; e) temps libre et contacts personnels : assurer la possibilité au bénéficiaire des prestations d’organiser seul son temps libre et des contacts avec ses proches ; organiser des activités culturelles ; f) personnel : garantir une équipe d’employés en nombre suffisant dont les qualifications et l’expérience correspondent à la qualité des prestations sociales exigées. En contrepartie, le requérant s’engageait à verser une taxe mensuelle dont le montant était fixé par des tarifs approuvés par le Conseil des ministres. Ce contrat était valable à partir de la date de la signature pour une durée indéterminée. Le requérant pouvait bénéficier d’un congé annuel de trois mois pour lequel il devait formuler une demande par écrit. Il pouvait demander la résiliation du contrat à tout moment s’il présentait des motifs valables, en respectant un préavis de sept jours. Les deux parties pouvaient également mettre fin au contrat, selon un accord commun établi par écrit. L’expertise en écriture réalisée en décembre 2012 atteste que la signature figurant sur ce contrat avait été apposée par le requérant. Les sorties du requérant et son placement allégué dans le bloc fermé de l’établissement Le requérant ne pouvait sortir du foyer qu’avec l’autorisation spéciale de l’administration du foyer. Il dit avoir pu se rendre à la ville située à proximité du foyer. Il expose qu’à une date non précisée il fit une tentative de quitter le foyer de Rusokastro sans permission. À son retour, qui eut lieu dans des circonstances non exposées, il aurait été placé pendant une semaine, à titre de punition, dans un bâtiment totalement fermé de l’établissement, une zone réservée aux personnes gravement atteintes dans leurs capacités intellectuelles et complètement dépendantes de l’assistance d’autrui pour s’alimenter, s’habiller ou se laver. L’intéressé dit avoir vu ces personnes totalement délaissées par le personnel du foyer – mal nourries, vêtues à moitié, marchant pieds nus et dans un état hygiénique déplorable. Correspondance Le requérant devait donner son courrier sortant aux membres du personnel du foyer de Rusokastro. Ceux-ci devaient l’affranchir et le poster en déduisant les frais de sa pension. L’intéressé affirme toutefois avoir trouvé à plusieurs reprises ses lettres non postées dans les tiroirs du bureau où il récupérait la commande de ses paquets de cigarettes. Conditions de vie au foyer de Rusokastro Le foyer de Rusokastro accueillait principalement des pensionnaires souffrant de retard mental. L’établissement comportait plusieurs bâtiments. Le requérant fut installé dans le secteur III qui représentait une partie ouverte du foyer. En effet, les résidents de celle-ci avaient un accès à la cour extérieure, ainsi qu’à certaines zones au sein du foyer. L’intéressé partageait une chambre de 16 m2 avec trois autres personnes et les lits se trouvaient pratiquement les uns à côté des autres. Selon le requérant, la chambre ne contenait pas de meubles et ses quatre occupants partageaient deux étagères pour disposer leurs affaires personnelles. Par ailleurs, l’intéressé affirme que les vêtements des pensionnaires étaient interchangeables car la plupart n’étaient pas restitués aux mêmes personnes après lavage. Le requérant affirme également que, jusqu’en 2009, la chambre où il était logé était fermée à clé et n’était donc pas disponible pendant la journée afin d’être tenue en bon état. Il dit par ailleurs qu’il existait un cabinet de toilette pour huit personnes qui n’était pas nettoyé régulièrement. Des produits d’hygiène n’étaient pas disponibles. Il n’avait pas un accès libre à la salle de bains qui d’ailleurs n’était pas dotée d’une douche, mais d’un robinet et d’un évier uniquement. Elle était insalubre et délabrée. L’intéressé affirme ensuite que la nourriture était insuffisante et de mauvaise qualité, en tout cas jusqu’en 2009. Le requérant explique qu’aucune activité sociale ou thérapeutique n’était proposée au foyer. Les occupations quotidiennes se limitaient aux repas et à l’hygiène. Entre les repas, il passait son temps soit dans la cour, soit dans la salle commune équipée d’une table, de quelques chaises et d’un poste de télévision. Il n’y avait pas de livres, de jeux ou d’autres matériels permettant d’occuper les pensionnaires. Il apparaît que le foyer organisait des voyages vers la côte située à environ 30 km du foyer. Le requérant participa ainsi à un séjour balnéaire au mois d’août 2012 pendant une durée de dix jours. Le Gouvernement expose que, à la suite d’une vérification effectuée au foyer en 2012 afin de préparer les observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête, les éléments suivants ont été relevés. Le logement du requérant était chauffé et, en hiver, la température était surveillée constamment. L’intéressé avait à sa disposition une commode, pour ranger ses affaires personnelles, qui n’était pas fermée à clé afin de contrôler que des objets et des substances interdits n’y fussent pas gardés. Les chambres à coucher n’étaient pas fermées à clé pendant la journée, leur accès était interdit uniquement en cas de désinfection, ainsi qu’en cas de traitement contre l’infestation d’insectes et de rats. Le requérant avait accès illimité aux sanitaires, aux toilettes et à l’eau chaude. Quant à la qualité et à la quantité de la nourriture, celles-ci étaient conformes à la réglementation applicable, telle qu’amendée en 2009. Le Gouvernement présente à cet égard une sélection de menus types datés de 2009 à 2012. Ces menus étaient composés de trois repas et d’une collation par jour et comprenaient, entre autres, du thé, du café, des fruits et légumes, du riz, des produits laitiers, des saucisses et de la viande, du poisson, ainsi que des biscuits. Selon un arrêté du 17 avril 2012, les logements étaient nettoyés trois fois par jour. Des traitements de désinfection et contre les infestations d’insectes et de rats étaient réalisés par une entreprise spécialisée sur la base d’un contrat du 14 janvier 2009. Enfin, le Gouvernement présente des copies des plans individuels de soins de santé indiquant que le requérant suivait une thérapie par l’administration de médicaments, ainsi que des rapports d’évaluation de l’état psychologique de celui-ci. Ces documents avaient été établis par le personnel du foyer de Rusokastro entre 2010 et 2012. Conformément à un projet d’activités prévues pour les personnes logées au foyer de Rusokastro datant de 2012, ces dernières bénéficiaient d’activités sportives, de programmes éducatifs et d’activités culturelles et créatives. D. L’évaluation des capacités sociales du requérant pendant son séjour au foyer de Rusokastro et les conclusions du rapport psychiatrique établi à la demande de son avocate Le 7 juillet 2002, il fut inscrit dans le dossier du requérant qu’il avait comme objectif à long terme de développer une autonomie personnelle, comprenant l’hygiène personnelle et le rangement de ses affaires. À cette date, le dossier indiquait que l’intéressé n’avait pas de contact avec ses proches parents, ne recevait pas de visites et ne s’était jamais rendu en séjour dans sa famille. À l’initiative de son avocate, le requérant fut examiné le 26 novembre 2005 par le psychiatre G. K., chef d’unité psychiatrique auprès d’un centre public de soins pour personnes atteintes de troubles mentaux. Le rapport établi à cette occasion concluait que le requérant était calme d’apparence. Il communiquait facilement, comprenait bien l’objet de l’analyse et était coopératif. Le processus du raisonnement se déroulait à un rythme normal, sans déviation de la structure ou du contenu. L’expression émotive était adéquate au contexte malgré les capacités d’initiative réduites. Le médecin constata, selon les éléments du dossier médical, qu’il pouvait être considéré que l’intéressé souffrait d’une schizophrénie dont le dernier accès de crise datait de plus de dix ans. Il importait d’analyser comment l’état psychique de l’intéressé avait évolué. D’une part, il était évident que, par le passé, le requérant avait présenté un comportement instable. D’autre part, comme l’indiquait le jugement du 21 mai 1999 et d’autres certificats médicaux, cet état n’était pas permanent mais sporadique et de longues périodes de rémission avaient été constatées chez l’intéressé. De plus, il existait des moyens thérapeutiques pour maîtriser la maladie. Le psychiatre précisa que lors de l’examen le requérant se trouvait incontestablement dans un état de rémission dans lequel, malgré le diagnostic constaté chez lui, il était en mesure de prendre soin de lui de manière autonome. Il rajouta que l’intéressé ne présentait pas un danger pour les autres. Le 27 novembre 2006, un assistant social du foyer de Rusokastro envoya une lettre au beau-frère du requérant, sollicitant son soutien et sa disponibilité pour prendre soin de ce dernier dans un milieu familial. La lettre indiquait que des prestations sociales pourraient lui être accordées à cet égard – l’aide d’un assistant personnel ou d’un assistant social, l’aide à domicile. Il n’apparaît pas qu’une réponse a été donnée à ce courrier. Le 14 avril 2006, les responsables du foyer de Rusokastro établirent un rapport d’évaluation sur le comportement et les capacités sociales du requérant. Ce rapport indiquait comme seule proche parente la mère de l’intéressé, sans préciser quelles étaient les relations entre les deux. Les raisons du placement relevaient de l’ordre social. Le requérant était sociable et avait un bon contact avec les autres personnes au foyer, il avait un comportement approprié et était capable de s’adapter à son entourage. Il participait à la vie au foyer et se trouvait en bons termes avec le personnel. Ses intérêts personnels portaient sur la télévision, la musique ainsi que la lecture des journaux. Le rapport indiquait comme mauvaise habitude le fait qu’il fumait. Concernant les capacités de l’intéressé, le rapport précisait que celui-ci était indépendant concernant ses besoins personnels. Le requérant ne présentait pas d’aptitudes ou de compétences professionnelles et techniques particulières. Il était susceptible d’être sujet à l’influence psychologique d’autrui et exécutait les instructions données. Par une lettre du 5 septembre 2007, le directeur de l’agence régionale de l’assistance sociale invita le directeur du foyer de Rusokastro à constituer une commission chargée d’évaluer la situation de chaque personne placée dans l’institution afin d’identifier des personnes susceptibles d’être accueillies dans un « logement protégé » (защитено жилище) ou d’être réintégrées dans la communauté. Cette demande s’inscrivait dans le cadre de la mise en œuvre d’un plan d’action national visant la fermeture des institutions spécialisées pour enfants et adultes handicapés et ayant pour objectif l’amélioration de la condition des adultes placés dans des foyers sociaux. Le 19 septembre 2007, à la suite d’un examen de la situation de tous les pensionnaires du foyer de Rusokastro, la commission constituée à cet égard établit une liste de douze personnes pouvant bénéficier d’un « logement protégé » dans laquelle figurait le nom du requérant. Une commission similaire fut constituée à nouveau en début 2011. Par une décision en date du 13 janvier 2011, celle-ci établit une liste de trente-trois personnes, y compris le requérant, pour lesquelles il convenait de déterminer des mesures appropriées à leurs réinsertion et retour en milieu familial, en encourageant et favorisant l’amélioration de leurs contacts personnels. Le 20 février 2012, un employé du foyer envoya une lettre à la mère du requérant en lui demandant de prendre en charge ce dernier dans un milieu familial. Il n’apparaît pas qu’une réponse a été donnée à ce courrier. L’accusé de réception indique que ce courrier n’avait pas été réceptionné en raison du déménagement de la destinataire. E. Les tentatives déployées par le requérant pour obtenir la cessation de la curatelle Il ressort du dossier que le 16 mars 2005 le maire de la municipalité de Kameno a chargé une commission municipale d’examiner les cas des personnes placées sous tutelle ou sous curatelle qui résidaient au foyer de Rusokastro et de proposer, le cas échéant, le changement de leur statut. Le 16 juin 2005, cette commission tint une réunion et constata, lors de l’examen du cas du requérant, que sa mère n’était pas présente à la réunion mais qu’elle pouvait décider en son absence. La commission nota ensuite que le requérant ne pouvait pas prendre soin de lui-même de manière autonome et qu’aucune amélioration de son état n’était observée. Elle conclut qu’il ne convenait pas de prendre des mesures en vue du rétablissement de la capacité juridique de l’intéressé. La commission observa, par ailleurs, que la mère du requérant refusait de lui parler. Le 29 juin 2006, le requérant pria le parquet régional, par l’intermédiaire de son avocate, de saisir le tribunal régional d’une demande de rétablissement de sa capacité juridique au motif que son état de santé lui permettait de gérer ses intérêts. Le 9 août 2006, le procureur refusa d’introduire une action en rétablissement de la capacité juridique. Il indiqua en particulier que, selon la législation applicable, le requérant devait d’abord s’adresser à sa curatrice et qu’il devait, uniquement en cas de refus de celleci d’engager la procédure, s’adresser au procureur pour lui demander de le faire. Il releva que l’expertise psychiatrique du 26 novembre 2005 n’avait pas été établie selon la procédure légale et ne pouvait pas servir de preuve dans une procédure sur les capacités juridiques de l’intéressé. Le procureur conclut que la demande ne devait pas lui être adressée et que, de plus, elle ne reposait pas sur des preuves valables. L’avocate du requérant contesta ce refus par la voie hiérarchique en faisant valoir que l’article 277 du code de procédure civile (CPC) ne prévoyait pas l’ordre dans lequel la personne partiellement privée de capacité juridique devait demander aux personnes autorisées à initier la procédure de rétablissement de capacité de le faire. De plus, le requérant n’avait pas de contact avec sa curatrice. Le 25 août 2006, le procureur d’appel confirma le refus du procureur régional considérant que l’article 277 du CPC habilitait aussi « toute personne ayant un intérêt légitime » d’introduire une demande en révision du statut juridique. Dès lors, il était possible pour l’avocate du requérant de saisir elle-même les tribunaux d’une telle demande sans qu’il soit nécessaire d’utiliser l’intermédiaire du procureur. L’avocate de l’intéressé recourut contre ce refus du procureur d’appel. Le 17 novembre 2006, le parquet près la Cour suprême de cassation confirma les refus des procureurs. Il constata en particulier que l’accès du requérant à un tribunal pour demander la révision de son statut juridique avait été garanti par l’intermédiaire de sa curatrice et ses proches. Quant au rôle du parquet, ce dernier avait le pouvoir de décider, sur la base de sa propre évaluation des circonstances, s’il était nécessaire d’introduire l’action en question. En l’espèce, selon l’expertise médicale à laquelle se référait l’avocate, il ne pouvait être considéré que la curatelle devait être levée et que, compte tenu des troubles du requérant, les intérêts de ce dernier étaient mieux protégés sous la curatelle. Le requérant ne demanda ni à sa mère ni à ses curatrices successives d’introduire une action en rétablissement de sa capacité juridique. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit interne applicable concernant a) le statut juridique d’une personne placée sous curatelle et sa représentation devant les tribunaux ; b) la procédure de placement sous curatelle ; c) le contrôle sur les actes du curateur et le remplacement de celuici ; d) la procédure de rétablissement de la capacité juridique ; e) la validité des contrats conclus par les représentants des personnes incapables ; f) le domicile des personnes privées de leur capacité juridique ; g) le placement des personnes privées de leur capacité juridique dans des foyers pour adultes souffrant de troubles mentaux ; h) la désignation d’un représentant ad hoc en cas de conflit d’intérêts ; et i) l’arrestation par la police en vertu de la loi de 2006 sur le ministère de l’Intérieur, a été exposé en détail dans l’arrêt Stanev c. Bulgarie [GC] (no 36760/06, §§ 42-61, et 68-69, 17 janvier 2012). Concernant le point h) indiqué ci-dessus, il convient de noter que les tribunaux internes ont examiné, avec la participation d’un représentant ad hoc, une demande de changement d’une mesure de tutelle par une mesure de curatelle (реш. oт 5.05.2011 г. по гр. д. № 2110/2010, СГС), ainsi qu’une demande de détermination du domicile d’une personne placée sous tutelle (определение от 31.08.2012 г. по ч, гр. д. № 459/2012, ОС-Варна), Dans le même arrêt se trouvent également résumées les règles du droit interne applicables en matière de responsabilité délictuelle de l’État (ibidem, § 62-67). Des exemples de la pratique pertinente des tribunaux internes en application de cette loi ont été cités dans des arrêts précédents (voir, notamment, Goranova-Karaeneva c. Bulgarie, no 12739/05, § 29-32, 8 mars 2011, et First Sofia Commodities EOOD et Paragh c. Bulgarie (déc.), no , § 16, 25 janvier 2011). Selon des amendements apportés, le 15 décembre 2012, à la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage, une réparation peut être demandée devant les tribunaux au titre d’une privation de liberté contraire à l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi que pour une violation des droits prévus dans les paragraphes 2 à 4 de cette disposition. III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS Les textes pertinents de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CRDPH), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 13 décembre 2006 (Résolution A/RES/61/106) et ratifiée par la Bulgarie le 26 janvier 2012, et de la Recommandation no R (99) 4 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur les principes concernant la protection juridique des majeurs incapables (adoptée le 23 février 1999), ainsi que les parties pertinentes des rapports relatifs aux visites effectuées par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (le CPT) en Bulgarie, ont également été résumés dans l’arrêt Stanev, précité, §§ 72-87. Par ailleurs, dans un document du 15 mai 2003 intitulé « Où sont les hommes de Dragash Voivoda », Amnesty International constate qu’à l’occasion de la fermeture du foyer de Dragash Voivoda quinze hommes atteints de schizophrénie ont été transférés au foyer de Rusokastro, alors qu’il s’agissait d’un centre dont la plupart des pensionnaires souffraient d’une arriération mentale accompagnée dans certains cas d’un handicap physique ou sensoriel. Selon Amnesty International, les autorités ont opéré ce transfert sans tenir compte des besoins différents des individus souffrant de maladies différentes, et elles n’ont donc pas veillé à la sécurité physique et au bien-être mental de chacun grâce à des soins adaptés.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1962 et réside à Găneasa, dans l’Ilfov. Il a été incarcéré du 17 mai 2006 au 10 janvier 2012 en exécution d’une peine de prison infligée par un arrêt rendu par la cour d’appel de Bucarest et confirmé par la Haute Cour de cassation et de justice le 19 avril 2007. À la prison de Bucarest Jilava dans laquelle il a passé la majeure partie de sa détention, il a partagé les cellules qu’il a successivement occupées avec un nombre de personnes variant entre 13 et 26. Selon les informations fournies par le Gouvernement et ressortant de la lettre écrite par le directeur de la prison de Bucarest Jilava le 10 octobre 2012, l’espace dont chaque détenu aurait disposé était compris, pendant cette période, en fonction des cellules que le requérant a occupées, entre 1,70 et 2,30 m². A. Évolution médicale et absence d’aide permanente à la personne Le requérant fut déclaré cliniquement sain par les médecins lors de son incarcération le 17 mai 2006. À partir de 2009, plusieurs pathologies furent diagnostiquées chez lui, à savoir une épilepsie, une hernie lombaire opérée en 2009 avec récidive en 2011, une polydiscopathie vertébrale cervicale, une gonarthrose et un diabète. Il a également été victime d’un accident vasculaire cérébral en septembre 2010. Ainsi qu’il ressort de la lettre du 10 octobre 2012 du directeur de la prison de Bucarest Jilava, compte tenu de ces maladies, le requérant a été reconnu, à une date non précisée mais antérieure à fin 2010, comme étant atteint d’un handicap de deuxième degré. Le requérant affirme qu’il a eu en prison de nombreuses crises d’épilepsie, au cours desquelles il ne pouvait maîtriser ses sphincters et au sortir desquelles il ne recevait l’aide de personne. Le 24 décembre 2010, le requérant s’est vu octroyer une aide ponctuelle pour le déplacement de ses effets personnels. Ainsi qu’il ressort du rapport de l’institut médicolégal du 4 février 2011, les médecins, reprenant la recommandation médicale du 18 janvier 2011 du médecin de l’hôpital d’urgence Bagdasar Arseni, avaient recommandé l’octroi au requérant d’une aide permanente à la personne du fait de son invalidité. Ainsi qu’il ressort de la lettre du 10 octobre 2012 du directeur la prison de Bucarest Jilava, aucune suite ne fut donnée à cette recommandation. Le requérant soutient que, étant donné les souffrances que ses maladies lui auraient causées, les conditions matérielles de sa détention à la prison de Bucarest Jilava lui sont devenues de plus en plus difficilement supportables, en raison notamment du manque de soins médicaux adéquats et d’une aide permanente à la personne. B. Les interruptions de l’exécution de la peine Au cours de sa détention, le requérant a demandé l’interruption de l’exécution de sa peine pour des raisons de santé. Il l’a obtenue pour deux périodes, à savoir du 24 novembre 2008 au 1er juillet 2009 et du 19 mai au 26 août 2010, soit dix mois au total. Après l’opération chirurgicale de la colonne vertébrale qu’il a subie en 2009 pendant l’une de ces interruptions, il s’est vu recommander des séances de rééducation. Ainsi qu’il ressort de la même lettre du 10 octobre 2012, aucune suite n’a été donnée à cette recommandation. Les médecins préconisèrent par la suite une nouvelle intervention chirurgicale sur la colonne vertébrale. De l’avis des médecins qui ont examiné le requérant lors de la seconde période d’interruption de l’exécution de sa peine, l’opération recommandée n’a pas été réalisée parce que l’état du patient après la première opération n’aurait pas été suffisamment bon. L’intéressé fut donc réincarcéré le 26 août 2010 sans avoir été réopéré. C. La rééducation médicale Il ressort toujours de la même lettre que, pendant la durée de son incarcération, le requérant a été hospitalisé à deux reprises à l’hôpital pénitentiaire de Bucarest Rahova pour bénéficier des séances de rééducation recommandées par les médecins, à savoir du 11 janvier au 11 février et du 25 mai au 7 juin 2011, soit un mois et demi au total. Examiné le 16 et le 17 mars 2011 par un médecin du service de neurochirurgie de l’hôpital clinique universitaire de Bucarest, le requérant s’est vu recommander des « séances de kinésithérapie pour sa pathologie dégénérative spinale ». D’après la lettre du 10 octobre 2012 précitée, lors de la deuxième période d’hospitalisation à l’hôpital pénitentiaire de Bucarest Rahova, il a été établi qu’en raison de la gravité de la pathologie neuropsychiatrique du requérant, à savoir son épilepsie et son accident vasculaire cérébral, il était « contre-indiqué de poursuivre les séances de récupération à cause du risque de décompensation irréversible ». Les 19 août, 14 septembre et 18 octobre 2011, le requérant refusa d’être transféré à l’hôpital pénitentiaire de Jilava. D. Recours formés après la dernière interruption de l’exécution de la peine Par un arrêt du 25 novembre 2010, la cour d’appel de Bucarest, suivant les conclusions du rapport médicolégal réalisé dans le cadre de cette procédure, selon lequel la seconde intervention chirurgicale que l’état du requérant nécessitait pouvait être pratiquée en régime d’hospitalisation sous escorte (efecturea intervenţiei chirurgicale prin internare sub pază) cassa le jugement du tribunal départemental de Bucarest du 22 juillet 2010 favorable au requérant et rejeta la demande de l’intéressé tendant à la reconduction de la seconde interruption de l’exécution de sa peine. Cette intervention chirurgicale ne fut toutefois pas pratiquée, malgré plusieurs hospitalisations du requérant à partir de janvier 2011. Les plaintes que celui-ci a formulées au motif qu’il n’aurait, en dépit de l’arrêt du 25 novembre 2010, pas promptement reçu les soins médicaux adéquats, notamment l’opération recommandée, ont été rejetées par des jugements du 17 mars et du 24 octobre 2011 du juge délégué chargé de la surveillance de l’exécution des peines à la prison de Bucarest Jilava. La contestation que le requérant a formée contre le jugement du 17 mars 2011 fut rejetée par une décision du 4 mai 2011 du tribunal de première instance de Bucarest, au motif que l’intéressé n’avait pas saisi l’opportunité de se faire opérer à la colonne vertébrale pendant la dernière période d’interruption de l’exécution de sa peine et qu’on ne pouvait pas reprocher à l’administration de la prison de ne pas l’avoir présenté régulièrement à l’hôpital. Par des décisions du 11 avril et du 6 décembre 2011, le juge délégué débouta le requérant de ses deux autres requêtes visant à l’obtention d’un allègement du régime d’exécution de sa peine. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 275/2006 relative à l’exécution des peines ainsi que la pratique judiciaire nationale pertinente sont brièvement décrites dans l’affaire Cucu c. Roumanie (no 22362/06, §§ 56 et 60, 13 novembre 2012). Le droit interne pertinent concernant l’interruption de l’exécution des peines est exposé dans la décision Matei c. Roumanie ((déc.), no 26244/10, § 27, 20 mai 2014). Les autres dispositions du droit et de la pratique internes pertinents en l’espèce ainsi que les conclusions que le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a rendues à la suite de plusieurs visites qu’il a effectuées dans des prisons de Roumanie, dont la prison de Jilava, tout comme ses observations à caractère général sont résumées dans l’arrêt Iacov Stanciu c. Roumanie (no 35972/05, §§ 113-129, 24 juillet 2012). Enfin, des extraits d’un rapport plus récent daté du 12 juin 2008, dressé par une organisation non gouvernementale locale à la suite d’une visite à la prison de Jilava, ont été repris dans l’arrêt Remus Tudor c. Roumanie (no 19779/11, § 18, 15 avril 2014).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1947 et réside à Fundão. Elle est l’auteure d’un roman intitulé Le Palais des mouches, écrit sous le pseudonyme de Bento Xavier. Officiellement présenté lors d’une cérémonie tenue le 1er décembre 2000 à Torre de Moncorvo, son roman fut édité par ses soins et tiré à cent exemplaires, tous distribués gratuitement à des proches et amis. Dans la préface de son livre, la requérante remerciait les personnes qui l’avaient inspirée, tout en indiquant que les faits relatés dans son roman étaient le fruit de son imagination et que toute ressemblance avec la réalité serait pure coïncidence. Le Palais des mouches raconte l’histoire d’une famille originaire de Guilha, ville de la région de Trás-os-Montes dans le nord du Portugal. L’intrigue se présente comme suit. Le personnage António Baptista émigre à trois reprises aux États-Unis, où il fait fortune. Marié trois fois, il a de son premier mariage avec Brígida deux filles, Inocência et Aurora. La première se marie avec un médecin, Floro et la deuxième avec Rogério. De l’union entre Aurora et Rogério naissent deux filles, dont une nommée Beatriz. Floro et Inocência ont plusieurs enfants dont une fille, Imaculada. Tous ces personnages vécurent ou passèrent de courts séjours aux États-Unis. Leur personnalité est décrite comme suit. Brígida est une femme de mauvaise vie qui trompe son mari António. Au physique répugnant, Floro est un personnage malade et insouciant ; il dépouille son fils de son argent, fréquente des prostituées, a des relations extraconjugales et meurt du sida. Son épouse Inocência est ambitieuse, extravagante, mesquine, avare, calculatrice, et en conflit avec ses parents et ses sœurs ; abandonnant son mari Floro alors que celui-ci est sur le point de mourir, elle entretient une relation avec le frère de son mari. Aurora a un air grossier et primitif. Agent de la PIDE, police politique sous le régime de Salazar, son mari, Rogério a fait emprisonner une centaine d’opposants politiques. Sa fille, Beatriz, est une idiote, une femme débauchée, libertine et une mauvaise mère. Pour finir, Imaculada est arrogante, froide, capricieuse, frivole et légère, offrant son corps à tout homme lui ouvrant son portefeuille ; elle est prête à tout pour devenir riche, même à tuer son père (Floro). À une date non précisée, l’oncle, la tante, la cousine, la mère et la sœur du mari de la requérante (ci-après « les plaignants ») saisirent le parquet près le tribunal de Torre Moncorvo d’une plainte contre la requérante, pour diffamation. Ils alléguaient que le roman racontait l’histoire de leur famille et que certains passages présentaient des contrevérités et portaient atteinte à leur réputation ainsi qu’à celle de deux membres de leur famille qui étaient décédés. À une date non précisée, les plaignants demandèrent à intervenir en qualité d’assistentes (auxiliaires du ministère public) dans le cadre de la procédure pénale et se constituèrent parties civiles. Le 22 août 2002, ils présentèrent leur accusation privée (acusação particular). Ils formulèrent également leur demande de dommages et intérêts pour le dommage moral subi : le premier plaignant réclamait 1 000 euros (EUR), le second 2 500 EUR et les trois derniers 60 000 EUR chacun. Par une ordonnance du 8 novembre 2002, le parquet se rallia à l’accusation privée. La requérante fit appel de cette ordonnance, et demanda au tribunal d’instruction criminelle de Torre de Moncorvo l’ouverture de l’instruction (instrução ; phase contradictoire de la procédure). Dénonçant les accusations portées contre elle, elle affirmait que son roman était une pure fiction et qu’il n’avait aucun rapport avec les plaignants. Par une ordonnance du 14 juin 2004, le tribunal rejeta une demande présentée par les plaignants tendant à l’audition de deux témoins au cours de l’audience d’instruction (debate instrutório), au motif que ces témoignages n’étaient pas pertinents pour l’appréciation de l’affaire. Par une décision du 12 juillet 2004, le juge d’instruction accueillit les conclusions de la requérante et rendit un non-lieu en sa faveur (despacho de não pronúncia). Dans ses motifs, il considéra que le roman en cause racontait l’histoire de l’émigration portugaise aux États-Unis et les dissolutions familiales résultant de celle-ci, et que l’identification avec certains personnages ne pouvait être confondue avec la réalité, sous peine de mettre en danger la liberté de création intellectuelle et artistique de la requérante. Pour le juge d’instruction, les personnages d’António Baptista, Brígida, Aurora, Rogério, Inocência, Floro, Imaculada et Beatriz ne correspondaient ni aux plaignants ni à leurs proches défunts et la requérante n’avait énoncé à l’égard de ceux-ci aucune imputation de fait ni aucun jugement de valeur de nature à porter atteinte à leur honneur personnel ou à leur réputation. Les plaignants interjetèrent appel de ce non-lieu devant la cour d’appel de Porto. Ils dénonçaient le fait que deux de leurs témoins n’aient pas été entendus par le juge d’instruction. Ils contestèrent aussi la décision quant au fond, accusant la requérante d’avoir écrit l’ouvrage en cause dans l’intention délibérée de porter atteinte à l’honneur de leur famille. Par un arrêt du 20 décembre 2006, la cour d’appel de Porto fit partiellement droit à leur recours. Estimant que l’audition des deux témoins à charge par le juge d’instruction était pour les plaignants un droit, la cour d’appel annula la procédure d’instruction à partir de l’ordonnance du 14 juin 2004. L’affaire fut renvoyée devant le tribunal d’instruction criminelle de Torre de Moncorvo. Celui-ci entendit alors les deux témoins à charge, présentés par les plaignants, au cours de l’audience d’instruction. Par une décision du 12 juillet 2007, le tribunal d’instruction criminelle de Torre de Moncorvo confirma l’inculpation de la requérante et ordonna son renvoi en jugement (despacho de pronúncia). Dans ses motifs, le tribunal observa tout d’abord que la comparaison de différents passages du livre à certains moments clés de la vie des plaignants faisait ressortir que les personnages de Rogério, Aurora, Inocência, Beatriz, Imaculada, Brígida, Floro et António correspondaient bien aux plaignants et à leurs deux proches défunts. Le tribunal considéra ensuite que certains passages du livre portaient atteinte, respectivement, à l’honneur et à la mémoire des intéressés. Il nota à cet égard que la requérante n’était pas en bons termes avec la famille de son époux et que le fait d’avoir choisi pour le lancement de son livre la ville de Torre Moncorvo, et non la ville où elle habitait, montrait son intention d’offenser ces derniers. La requérante interjeta appel de la décision du tribunal d’instruction criminelle de Torre de Moncorvo devant la cour d’appel de Porto. Le 11 mars 2009, la cour d’appel rendit un arrêt de rejet, considérant que la requérante ne pouvait s’abriter derrière le caractère prétendument fictif de l’histoire présentée, puisque son roman racontait la vie concrètement vécue par les membres d’une famille dont elle faisait un portrait sombre et sordide, portant ainsi atteinte à l’honneur ou à la mémoire des intéressés. Le procès s’ouvrit donc devant le tribunal de Torre de Moncorvo. À sa demande, la requérante fut dispensée d’audition, comme le permettait l’article 334 alinéa 2 du code de procédure pénale. Elle ne comparut en outre à aucune audience. Le tribunal entendit les plaignants et divers témoins, notamment des amis et des proches de la famille des plaignants et de la requérante. Un rapport d’expertise fut également remis au tribunal. Entendu par le tribunal, l’expert déclara que le roman était par nature une fiction et que ce genre littéraire empruntait toujours des éléments à la réalité. Le 26 mars 2010, le tribunal de Torre de Moncorvo rendit son jugement. Ses motifs peuvent se résumer comme suit. Le tribunal considéra d’abord que certains faits et jugements de valeur présentés dans le roman étaient bien de nature à porter atteinte à l’honneur et à la dignité d’une personne, notamment : « [quand la requérante dit, comme elle l’écrit dans son livre] (...) que Brígida, mariée à António Baptista a eu une relation extraconjugale (...), qu’elle est de mauvaise vie et trompe son mari (...) ; (...) que Floro a abusé financièrement de son fils (...) et qu’il meurt du sida probablement parce qu’il fréquentait des prostituées ; (...) qu’Inocência abandonne son mari qui est sur le point de mourir (...), qu’elle est avare (...), qu’elle a une relation extraconjugale (...), qu’elle a détruit le mariage de ses parents ; (...) qu’Imaculada a des dérives comportementales graves, qu’elle est folle, capricieuse et légère (...) et vend ses ardeurs physiques à tout homme lui ouvrant ses bras et son portefeuille, qu’elle a connu des dizaines d’hommes à qui elle a offert ses services utilisant (...) le même outil de travail, (...) qu’elle fera tout pour devenir riche, même tuer le vieux (son père) (...) ; que Beatriz est débauchée, négligente (...), qu’elle a des problèmes avec l’assistance sociale, que les hommes qu’elle emmène dans son lit ne lui suffisent pas et qu’elle fréquente aussi des femmes, qu’elle ne sait pas qui est le père de son fils (...) ; que Rogério collabore avec la PIDE (police d’État) et a fait emprisonner des centaines dissidents (...) ; qu’Aurora a un air grossier et primitif et (...) une haleine repoussante (...) ». Le tribunal estima ensuite que, par la description qui en était faite, la ville de « Guilha » dans le roman était similaire à la ville de Torre de Moncorvo, d’où les plaignants étaient originaires. Il nota que le défunt mari de la belle-mère de la requérante avait acheté une maison aux États-Unis qui était connue comme « Le Palais des mouches ». Il vit dans les personnages d’António Baptista et Brígida les parents de la belle-mère de la requérante et cette dernière dans le personnage d’Inocência. Sa belle-sœur fut reconnue dans le personnage d’Imaculada. Enfin, l’oncle, la tante et la cousine du mari de la requérante furent retrouvés dans les personnages de Rogério, Aurora et Beatriz. Le tribunal s’exprima ainsi : « (...) il ressort clairement du roman que divers personnages présentent des similitudes énormes et flagrantes avec les assistentes et d’autres membres de la famille, à tel point que, sur certains aspects précis, ces personnages en sont une reproduction pure et simple ou (...) une photographie, [décalquant ainsi] la vie de cette famille. (...) l’accusée a exposé dans son livre l’histoire concrète et vécue de la famille des assistentes d’une telle façon que l’on peut parvenir à identifier derrière les personnages les personnes de la vie réelle. (...) » Le tribunal mit ensuite en balance le droit de la requérante à la liberté d’expression et le droit des plaignants au respect de leur vie privée. Il observa ce qui suit : « (...) si une bonne partie des faits relatés correspond à des faits qui se sont réellement passés, et qui ont été vécus par des personnes d’une famille concrète, et si ces faits sont connus du public, qui les identifie [donc] comme réels (...), le public pourra être porté à prendre [aussi] pour réels, à l’instar des premiers, les autres faits racontés dont il n’avait pas connaissance. (...) il a été établi que l’accusée a fait beaucoup de recherches pour écrire son livre, en suivant la diaspora de Trás-os-Montes – concrètement, l’émigration vers les ÉtatsUnis et la guerre coloniale. Il est évident que l’accusée pouvait parfaitement s’inspirer de l’histoire de sa famille, qui est aussi celle des assistentes, à la fois dans les traits de caractère et la personnalité de ses membres, pour construire une fiction (...). Jusqu’ici nous sommes en plein exercice de la liberté de création littéraire, artistique, scientifique, etc. de l’accusée. Il apparaît [toutefois] que celle-ci a été tellement fidèle à l’histoire de la famille qui l’a inspirée et à la caractérisation des membres de cette même famille (relations familiales, vécu, description physique, détail de la vie familiale, etc.) qu’elle a fini par dépasser les limites de ce qui est raisonnable, adéquat et proportionné à l’exercice de cette liberté au point d’atteindre l’identité de cette famille en général et de chaque personne visée en particulier, en racontant des faits qui se sont réellement passés, mais aussi et surtout en affectant l’intégrité morale des mêmes, en présentant les faits relatés et les personnages, faciles à rapprocher de l’histoire [de la famille] et des personnes concrètes, en présentant les traits qui leur sont attribués dans le livre, dans cette ambiance décrite comme nauséabonde. (...) Il a été démontré que l’œuvre de l’accusée est un défilé de personnages qui correspond absolument aux assistentes (et pas seulement à eux) et que certains des faits relatés ont réellement eu lieu. Pour cette raison, l’histoire racontée et les personnages peuvent être reconnus par le public et l’ont été ; on ne peut donc plus parler de fiction, ou de création artistique. C’est pourquoi nous estimons que l’accusée, dans son livre (...) impute [bien] aux assistentes des faits, même sous la forme d’une suspicion, et formule [bien] à leur égard des jugements de valeur qui, comme nous l’avons aussi démontré, portent indubitablement atteinte à leur honneur et considération. » Le tribunal reconnut la requérante coupable de diffamation à l’encontre des cinq plaignants et d’atteinte à l’honneur des deux membres de la famille décédés, au visa des articles 180 § 1, 182 § 2 et 183 § 2 du code pénal et des articles 30 et 31 de la loi 2/99 du 13 janvier 1999. En tenant compte de sa situation socio-économique, et notamment du fait qu’elle était enseignante et son époux dentiste, il la condamna à une peine cumulée de 400 jours-amendes au taux journalier de dix EUR, correspondant à un montant de 4 000 EUR, et au paiement de 53 500 EUR de dommages et intérêts aux plaignants, à savoir respectivement 1 000 EUR, 2 500 EUR et 10 000 EUR pour l’oncle, la tante et la cousine de son mari et 20 000 EUR pour sa belle-mère et sa belle-sœur. La requérante interjeta appel du jugement devant la cour d’appel de Porto. Elle maintenait que son livre ne faisait référence à aucune personne réelle et que tous les personnages étaient imaginaires. Invoquant son droit à la liberté de création littéraire et artistique, elle affirmait ne jamais avoir voulu offenser quiconque. Par un arrêt du 27 octobre 2010, porté à la connaissance de la requérante le 2 novembre 2010, la cour d’appel de Porto rejeta le recours, confirmant intégralement le jugement du tribunal de Torre de Moncorvo. Dans ses motifs, la cour d’appel considéra que la réalité l’emportait sur la fiction dans le roman de la requérante, et que certaines imputations avaient porté atteinte à l’honneur des cinq plaignants et de deux personnes défuntes de leur famille. Elle s’exprima notamment ainsi : « (...) l’accusée, auteure du livre en question, a délibérément subverti la technique du roman ou de la nouvelle (...). En effet, au lieu de [se contenter de] puiser dans une certaine réalité vécue ou connue et de la décrire en y ajoutant des situations et des personnages fictifs, afin d’effacer l’image du réel historique qu’elle prétendait peindre, qui se diluerait et serait naturellement absorbé par la fiction (...), elle a pris la vie réelle de personnes concrètes et l’a décrite en [n’y] ajoutant [qu’] une légère fiction, insuffisante pour diluer le réel. Or, [la réalité décrite], délibérément, et avec référence à des personnes concrètes, renferme des affirmations ostensiblement compromettantes pour l’honneur et la réputation des personnes visées, qu’elles soient vivantes ou décédées. (...) » La requérante présenta un recours en inconstitutionnalité devant le Tribunal constitutionnel. Par une décision du 16 décembre 2010, celui-ci fut déclaré irrecevable. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les dispositions pertinentes du code pénal sont les suivantes : Article 47 Peine d’amende « 1. La peine d’amende est fixée en jours (...) et peut en principe aller de 10 à 360 jours. Pour chaque jour d’amende, le tribunal fixe un montant compris entre 5 et 500 euros, en fonction de la situation économique et financière du condamné et de ses charges personnelles. (...) » Article 180 Diffamation « 1. Celui qui, s’adressant à des tiers, impute à une autre personne un fait, même sous forme de soupçon, ou qui formule, à l’égard de cette personne, une opinion portant atteinte à son honneur et à sa considération, ou qui reproduit une telle imputation ou opinion, sera puni d’une peine pouvant aller jusqu’à six mois d’emprisonnement ou 240 jours-amende. (...) » Article 182 Assimilation « Sont assimilées à la diffamation et à l’injure verbales la diffamation ou l’injure par le biais d’écrits, de gestes, d’images ou de n’importe quel autre moyen d’expression ». Article 183 Publicité et calomnie « (...) Si l’infraction est commise par la voie d’un moyen de communication sociale, l’agent est puni d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement ou d’une peine non inférieure à 120 jours-amende. » Article 185 Atteinte à la mémoire d’un défunt « 1. Celui qui, par quelque moyen que ce soit, porte gravement atteinte à la mémoire d’un défunt, sera puni d’une peine pouvant aller jusqu’à six mois d’emprisonnement ou 240 jours-amende. (...) » L’article 334 § 2 du code de procédure pénale dispose : « 2. Si l’accusé n’est (...) pas en mesure de comparaître à l’audience pour des raisons d’âge, de maladie grave ou de résidence à l’étranger, il peut demander ou consentir à ce que l’audience ait lieu en son absence. » Les dispositions pertinentes de la loi 2/99 du 13 janvier 1999 (loi sur la presse) dans sa rédaction en vigueur au moment des faits se lisait ainsi : Article 30 Délit commis par voie de presse « 1. La publication par voie de presse de textes ou d’images portant atteinte à des biens juridiques pénalement protégés est punie selon les termes généraux [de la loi concernée], sans préjudice des dispositions [du présent article]. Lorsqu’une infraction est commise par voie de presse, les peines prévues (...) par la loi sont élevées d’un tiers dans leur minimum et leur maximum, à moins que la loi ne prévoie d’autre aggravation à raison de son moyen de commission » Article 31 Auteur et coparticipant « 1. Sans préjudice de ce qui est prévu par la loi pénale, l’auteur d’un délit commis par voie de presse est celui qui a créé le texte ou l’image dont la publication porte atteinte aux biens juridiques protégés (...). (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1965. Il est actuellement détenu à Timişoara. Le requérant a été condamné à cinq ans de prison ferme du chef de contrebande et d’association de malfaiteurs par un arrêt définitif du 8 février 2013 de la Haute Cour de cassation et de justice. A. Les conditions de détention telles que décrites par le requérant En vue de l’exécution de sa peine, le requérant a été incarcéré dans la prison de Timişoara dans une cellule de 20 m² avec 17 autres détenus. Selon le requérant, les conditions régnant dans la cellule sont « misérables » et, pendant l’été, par des températures atteignant 40oC, l’air devient irrespirable. Le requérant dénonce en outre une mauvaise qualité de la nourriture et une impossibilité de recevoir des aliments de la part de sa famille. B. Les conditions de détention telles que décrites par le Gouvernement Le Gouvernement indique que, le 14 février 2013, le requérant a été incarcéré à la prison de Timişoara. Il précise que, du 14 février au 27 mars 2013, il a été placé dans plusieurs cellules de l’aile E9 et, après le 27 mars 2013, dans plusieurs cellules de l’aile E8. Selon le Gouvernement, chaque cellule a une superficie de 21,08 m² et est dotée de neuf lits, de rangements pour les affaires des détenus et d’une table. Le nombre des détenus n’aurait jamais dépassé le nombre de lits installés dans les cellules. L’aération et l’éclairage des cellules se feraient de manière naturelle par une fenêtre mesurant 147 sur 177 cm. La salle de bains serait pourvue d’un lavabo, d’un WC et d’une douche. L’eau froide serait disponible en continu, alors que l’eau chaude le serait selon un programme agréé par l’administration de la prison. Le chauffage serait assuré par la chaudière centrale du bâtiment. Pendant l’été, afin de diminuer le désagrément causé par les températures élevées, les portes des cellules seraient laissées ouvertes. Les détenus seraient responsables de la propreté de leur cellule. Ils se verraient en outre attribuer des produits pour l’hygiène personnelle. Des actions de désinsectisation et de dératisation seraient menées régulièrement. En 2013, de telles actions auraient eu lieu au cours du mois de novembre. Enfin, les détenus seraient autorisés à sortir de leurs cellules de 8 heures à 12 heures et de 14 heures à 18 heures, et auraient accès aux trois cours de promenade, aux salles de cours, à la bibliothèque et au club destiné aux activités éducatives. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce ainsi que les conclusions du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) rendues à la suite de plusieurs visites effectuées dans des prisons de Roumanie, tout comme ses observations à caractère général, sont résumés dans l’arrêt Iacov Stanciu c. Roumanie (no 35972/05, §§ 113-129, 24 juillet 2012). Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 275/2006 sur l’exécution des peines ainsi que la jurisprudence fournie par le Gouvernement sont décrites dans l’affaire Cucu c. Roumanie (no 22362/06, § 56, 13 novembre 2012). Dans son dernier rapport, publié le 24 novembre 2011 à la suite de sa visite du 5 au 16 septembre 2010 dans plusieurs établissements pénitentiaires, le CPT a conclu que le taux de surpeuplement des établissements pénitentiaires restait un problème majeur en Roumanie. Selon les statistiques fournies par les autorités roumaines, les 42 établissements pénitentiaires du pays, d’une capacité totale de 16 898 places, comptaient 25 543 détenus au début de l’année 2010 et 26 971 détenus en août 2010, et le taux d’occupation était très élevé (150 % ou plus) dans la quasi-totalité de ces établissements.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1978. Il est actuellement détenu à la prison de Bruges. Le requérant et sa compagne E.M. firent l’objet de poursuites pénales. Le requérant était soupçonné d’avoir commis plusieurs vols avec violence sur différentes personnes, dont une était décédée à la suite des blessures infligées. Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Mons du 19 juin 2007, le requérant fut mis en accusation d’avoir à Péruwelz, le 6 juillet 2005 : « a) à l’aide de violences ou de menaces, frauduleusement soustrait divers objets dont un lecteur dvd et un nombre indéterminé de dvd, une radio portable, une machine à calculer de marque Casio, un nombre indéterminé de paquets de cigarettes, des couteaux, une carte bancaire et du numéraire, quelques bières et victuailles, d’une valeur indéterminée, qui ne lui appartenaient pas, au préjudice de [H.T.], avec la circonstance que des armes ou des objets qui y ressemblent ont été employés ou montrés, ou que le coupable a fait croire qu’il était armé, et qu’un meurtre a été commis, sur la personne de [H.T.] pour faciliter le vol ou en assurer l’impunité ; b) à l’aide de violences ou de menaces frauduleusement soustrait le sac à main de marque Kipling et son contenu dont notamment un Gsm de marque Samsung d’une valeur indéterminée, qui ne lui appartenaient pas, au préjudice de [L.O.], avec la circonstance que l’infraction a été commise la nuit et que des armes ou des objets qui y ressemblent ont été employés ou montrés, ou que le coupable a fait croire qu’il était armé ; c) tenté de, à l’aide de violences ou de menaces, frauduleusement soustraire un véhicule de modèle et de valeur indéterminés, qui ne lui appartenait pas, au préjudice de [L.O.] avec la circonstance que l’infraction a été commise la nuit et que des armes ou des objets qui y ressemblent ont été employés ou montrés, ou que le coupable a fait croire qu’il était armé, la résolution de commettre le crime ayant été manifestée par des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution de ce crime, et qui n’ont été suspendus ou n’ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de sa volonté ; d) de connexité, volontairement fait des blessures ou porté des coups à [D.M.]». Il lui était également reproché d’avoir à Mouscron, le 16 avril 2005 : « a) volontairement fait des blessures ou porté des coups qui ont causé une maladie ou une incapacité de travail personnel à [F.D.] ; b) menacé par gestes ou emblèmes [F.D.] et [F.M.], d’un attentat contre les personnes ou les propriétés punissables d’une peine criminelle ». L’acte d’accusation du 6 août 2007 faisait notamment état des éléments suivants s’agissant de la mort de H.T. : le jour des faits, le requérant fut retrouvé sous l’influence de méthadone, de médicaments et d’alcool. Après avoir nié toute implication dans les faits qui lui étaient reprochés, le requérant avoua par la suite avoir porté des coups à H.T. Néanmoins, il nia avoir eu l’intention de tuer H.T. et lui avoir porté des coups avec une hachette. Des traces de cette arme, retrouvée à côté de la victime, furent toutefois constatées sur son corps, et le manche de la hachette présentait les empreintes génétiques du requérant. Le procès du requérant se tint devant la cour d’assises de la province du Hainaut du 8 au 11 octobre 2007. À l’audience du 10 octobre 2007, se référant à l’arrêt Goktepe c. Belgique (no 50372/99, 2 juin 2005), le requérant demanda au président de la cour d’assises de poser des questions subsidiaires au jury selon la formulation suivante : « Première question principale complémentaire de culpabilité : M. Maillard est-il coupable d’avoir, à Peruwelz, arrondissement judiciaire de Tournai, le 6 juillet 2005, commis un homicide volontaire sur la personne de [H.T.] ? Deuxième question subsidiaire de culpabilité : M. Maillard [serait-il] coupable d’avoir volontairement porté des coups ou fait des blessures sur la personne de [H.T.] ? Les coups portés ou blessures faites volontairement à [H.T.], mais sans intention de donner la mort, l’ont-ils pourtant causée ? Deuxième question principale de culpabilité : M. Maillard [serait-il] coupable d’avoir, à Peruwelz, arrondissement judiciaire de Tournai, le 6 juillet 2005, frauduleusement soustrait divers objets (...) au préjudice de [H.T.] ? » Par un arrêt sur incident du 10 octobre 2007, la cour d’assises rejeta la demande du requérant, considérant que les questions sollicitées concernaient des faits autres que ceux pour lesquels le renvoi du requérant avait été ordonné. À l’issue des débats, le 11 octobre 2007, le jury fut appelé à répondre à vingt questions concernant le requérant et soumises par le président de la cour d’assises. Concernant les infractions commises au détriment de H.T., la déclaration du jury était libellée comme suit : « Première question principale de culpabilité Phillippe MAILLARD, accusé ici présent, est-il coupable d’avoir, à Péruwelz, arrondissement judiciaire de Tournai, le 6 juillet 2005, frauduleusement soustrait divers objets dont un lecteur dvd et un nombre indéterminé de dvd, une radio portable, une machine à calculer de marque Casio, un nombre indéterminé de paquets de cigarettes, des couteaux, une carte bancaire et du numéraire, quelques bières et victuailles d’une valeur indéterminée, qui ne lui appartenaient pas, au préjudice de [H.T.] ? À la première question : OUI Deuxième question, accessoire à la première, relative à une circonstance aggravante Le vol, repris à la 1ère question, a-t-il été commis à l’aide de violences ou de menaces ? À la deuxième question : OUI Troisième question, accessoire à la première, relative à une circonstance aggravante Le coupable du vol à l’aide de violences ou menaces, objet des 1ère et 2e questions, a-t-il employé ou montré des armes ou des objets qui y ressemblent ou a-t-il fait croire qu’il était armé ? À la troisième question : OUI Quatrième question, accessoire à la première, relative à une circonstance aggravante Les violences ou les menaces objets de la deuxième question, ont-elles consisté en un homicide commis volontairement et avec intention de donner la mort sur la personne d’[H.T.], soit pour faciliter le vol, objet de la première question, soit pour en assurer l’impunité ? À la quatrième question : OUI Quatrième question BIS, accessoire à la première, relative à une circonstance aggravante, posée subsidiairement par Monsieur le Président, à la demande de la défense de l’accusé MAILLARD, comme pouvant résulter des débats (il ne doit être répondu à cette question que s’il a été répondu OUI à la première question et OUI à la seconde question et NON à la quatrième question) Les violences ou les menaces, objet de la deuxième question, exercées sans intention de causer la mort d’H.T., l’ont-elles pourtant causée ? À la quatrième question BIS : Pas de réponse. » Concernant les infractions commises au détriment de L.O., la déclaration du jury était libellée comme suit : « Cinquième question principale de culpabilité Philippe MAILLARD, accusé ici présent, est-il coupable d’avoir, à Péruwelz, arrondissement judiciaire de Tournai, le 6 juillet 2005, frauduleusement soustrait le sac à main de marque Kipling et son contenu, dont notamment un GSM de marque [S.] d’une valeur indéterminée, qui ne lui appartenaient pas, au préjudice de [L.O.] ? À la cinquième question : OUI Sixième question, accessoire à la cinquième, relative à une circonstance aggravante Le vol, repris à la 5e question, a-t-il été commis à l’aide de violences ou de menaces ? À la sixième question : OUI Septième question, accessoire à la cinquième, relative à une circonstance aggravante Le vol à l’aide de violences ou menaces, objet des 5e et 6e questions, a-t-il été commis durant la nuit ? À la septième question : OUI Huitième question, accessoire à la cinquième, relative à une circonstance aggravante Le coupable du vol à l’aide de violences ou menaces, objet des 5e et 6e questions, a-t-il employé ou montré des armes ou des objets qui y ressemblent ou a-t-il fait croire qu’il était armé ? À la huitième question : OUI Neuvième question, accessoire à la cinquième, relative à une circonstance aggravante, posée d’office par Monsieur le Président, comme pouvant résulter des débats Les violences ou les menaces, objets de la sixième question, ont-elles causé à [L.O.] soit une maladie paraissant incurable, soit une incapacité permanente physique ou psychique, soit la perte complète de l’usage d’un organe, soit une mutilation grave ? À la neuvième question : OUI Dixième question principale de culpabilité Philippe MAILLARD, accusé ici présent, est-il coupable d’avoir, à Péruwelz, arrondissement judiciaire de Tournai, le 6 juillet 2005, tenté – la résolution de commettre le crime ayant été manifestée par des actes extérieurs qui forment un commencement d’exécution de ce crime et qui n’ont été suspendus ou n’ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur – de soustraire frauduleusement, un véhicule de modèle et de valeur indéterminés, qui ne lui appartenait pas, au préjudice de [L.O.]? À la dixième question : OUI Onzième question, accessoire à la dixième, relative à une circonstance aggravante La tentative de vol, reprise à la 10e question, a-t-elle été commise à l’aide de violences ou de menaces ? À la onzième question : OUI Douzième question, accessoire à la dixième, relative à une circonstance aggravante La tentative de vol à l’aide de violences ou menaces, objet des 10e et 11e questions, a-t-elle été commise durant la nuit ? À la douzième question : OUI Treizième question, accessoire à la dixième, relative à une circonstance aggravante Le coupable de la tentative de vol à l’aide de violences ou menaces, objet des 10e et 11e questions, a-t-il employé ou montré des armes ou des objets qui y ressemblent ou a-t-il fait croire qu’il était armé ? À la treizième question : OUI Quatorzième question, accessoire à la dixième, relative à une circonstance aggravante, posée d’office par Monsieur le Président, comme pouvant résulter des débats Les violences ou les menaces, objets de la onzième question, ont-elles causé à [L.O.], soit une maladie paraissant incurable, soit une incapacité permanente physique ou psychique, soit la perte complète de l’usage d’un organe, soit une mutilation grave ? À la quatorzième question : OUI. » Concernant, enfin, les infractions commises au détriment d’autres victimes, la déclaration du jury était libellée comme suit : « Quinzième question principale de culpabilité Philippe MAILLARD, accusé ici présent, est-il coupable d’avoir, à Péruwelz, arrondissement judiciaire de Tournai, le 06 juillet 2005, volontairement, fait des blessures ou porté des coups à [D.M.] ? À la quinzième question : OUI Seizième question principale de culpabilité Philippe MAILLARD, accusé ici présent, est-il coupable d’avoir, à Mouscron, arrondissement judiciaire de Tournai, le 16 avril 2005, volontairement fait des blessures ou porté des coups à [F.D.] ? À la seizième question : OUI Dix-septième question, accessoire à la seizième, relative à une circonstance aggravante Les coups ou blessures volontaires, objets de la 16e question, ont-ils causé une incapacité de travail personnel à [F.D.] ? À la dix-septième question : NON Dix-huitième question principale de culpabilité Philippe MAILLARD, accusé ici présent, est-il coupable d’avoir, à Mouscron, arrondissement judiciaire de Tournai, le 16 avril 2005, menacé, par gestes ou emblèmes, [F.D.] d’un attentat contre les personnes ou les propriétés punissables d’une peine criminelle ? À la dix-huitième question : NON Dix-neuvième question principale de culpabilité Philippe MAILLARD, accusé ici présent, est-il coupable d’avoir, à Mouscron, arrondissement judiciaire de Tournai, le 16 avril 2005, menacé, par gestes ou emblèmes, [F.M.] d’un attentat contre les personnes ou les propriétés punissables d’une peine criminelle ? À la dix-neuvième question : OUI à sept voix contre cinq. » Le 11 octobre 2007, la cour d’assises, composée des trois magistrats professionnels et du jury, prit note du verdict du jury et condamna le requérant à la réclusion à perpétuité. Le 21 décembre 2007, le requérant introduisit un pourvoi en cassation. Il se plaignait en premier lieu que le président de la cour d’assises n’avait pas soumis au jury les questions qu’il avait formulées au sujet du décès de H.T. En effet, le président avait soumis au jury une question principale, celle sur le vol, et puis les quatre autres, comme étant des questions accessoires, y compris celle portant sur le meurtre. Se référant à l’affaire Goktepe (précité), le requérant alléguait que le type de questions soumises au jury ne permettait pas de compenser adéquatement les réponses laconiques de celui-ci. En deuxième lieu, il critiquait le choix du président de la cour d’assises de poser deux questions d’office au sujet de L.O. Ces deux questions évoquaient une circonstance aggravante qui ne figurait pas dans la décision de renvoi en jugement et qui, d’après le requérant, ne ressortait pas non plus des débats. Enfin le requérant mettait en cause l’impartialité du président de la cour d’assises. Par un arrêt du 27 février 2008, la Cour de cassation débouta le requérant de son pourvoi. Elle jugea notamment que la cour d’assises décidait souverainement quelles questions résultaient des débats, à condition que ne soient pas soumis au jury des faits autres que ceux du chef desquels la chambre des mises en accusation avait ordonné le renvoi. Le libellé des questions tel que résultant de l’arrêt de renvoi n’avait ôté à l’intéressé la faculté de contredire ni son implication personnelle dans les faits ni l’existence d’un lien entre l’infraction principale et la circonstance aggravante de l’article 475 du code pénal (meurtre commis pour faciliter le vol). Partant, le refus de la cour d’assises de poser les questions indiquées par le requérant n’entraînait aucune violation de l’article 6 de la Convention. S’agissant ensuite des deux questions posées d’office par le président, il ressortait du procès-verbal de l’audience que l’intéressé n’avait élevé, devant la cour d’assises, aucune objection contre la formulation des questions. Ne pouvant être invoqué pour la première fois devant la Cour de cassation, le moyen était irrecevable. Enfin, le moyen dénonçant la partialité du président était également irrecevable, car il exigeait un examen de fait pour lequel la cour de cassation était sans pouvoir. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l’arrêt Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, §§ 22-42, CEDH 2010).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1961. Il est actuellement détenu à la prison de Lantin. Il fit l’objet de poursuites pénales, soupçonné d’avoir tué S.R.G. Au cours de l’instruction, le requérant expose qu’il demanda à trois reprises à être assisté d’un traducteur juré en kurmandji (langue kurde), sa langue maternelle. Au lieu de cela, il bénéficia de l’assistance d’A.A., un traducteur juré en langue turque que le requérant disait ne pas maîtriser suffisamment. De ce fait, il refusa de signer les procès-verbaux des interrogatoires au motif qu’ils n’étaient pas conformes aux propos qu’il avait voulu tenir. Ces procès-verbaux contenaient notamment des aveux, rétractés par la suite. Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège du 19 mai 2008, le requérant fut mis en accusation d’avoir : « À Liège, le 17 décembre 2006, A.1. volontairement, avec intention de donner la mort, commis un homicide sur la personne de [S.R.G.]; B.2. en contravention aux articles 3 § 1-17o, 8, 23 et 26 de la loi du 8 juin 2006 sur les armes, fabriqué, réparé, exposé en vente, vendu, cédé, transporté, tenu en dépôt, détenu ou été porteur d’objets ou de substances qui ne sont pas conçus comme arme, mais dont il apparaît clairement, étant donné les circonstances concrètes, que celui qui les détient, les porte ou les transporte entend manifestement les utiliser aux fins de menacer ou de blesser physiquement des personnes, en l’espèce un marteau. » L’acte d’accusation du 26 février 2009 fit état des éléments suivants : S.R.G., serveuse dans une taverne, fut retrouvée morte dans son lieu de travail. D’après certains témoins indirects, le requérant était le dernier client de la taverne le soir de l’homicide. Dans un premier temps, le requérant nia toute implication dans les faits. Par la suite, des traces ADN appartenant à la victime furent retrouvées dans la voiture du requérant, et des traces ADN appartenant au requérant furent retrouvées sous les ongles de la victime ainsi que dans la pièce où elle fut découverte. Après avoir été confronté avec ces éléments, le requérant aurait fait des aveux mais il se rétracta immédiatement après, faisant valoir que les enquêteurs l’avaient empoisonné lors de l’audition. Le requérant sollicita la possibilité de faire entendre A.A. au cours du procès étant donné qu’il estimait que les procès-verbaux établis avec le concours de celui-ci n’étaient pas conformes à ses propos. Il fut fait droit à cette demande et A.A. fut cité en qualité de témoin. Le procès du requérant se tint devant la cour d’assises de la province de Liège du 2 au 7 mai 2009. A.A. ne comparut pas à l’audience en raison d’un déplacement à l’étranger. De ce fait, le 4 mai 2009, le requérant demanda que les procès-verbaux litigieux soient écartés des débats. Par un arrêt sur incident du 5 mai 2009, la cour d’assises, composée des trois magistrats professionnels, rejeta sa demande. Elle considéra que l’affirmation selon laquelle le requérant n’était pas en mesure de s’exprimer en turc n’était étayée par aucun élément du dossier et n’était pas compatible avec les affirmations de traducteur A.A. De plus, au cours de la session d’assises, le requérant était assisté d’un traducteur juré distinct qu’il avait accepté et par l’intermédiaire duquel il pouvait apporter toute nuance et précision à ses déclarations antérieures. Ses droits de la défense n’étaient donc pas violés. À l’issue de la session d’assises, le jury fut appelé à répondre à deux questions soumises par le président de la cour d’assises. La déclaration du jury fut libellée comme suit : « Question no 1 – Fait principal : Cevher KURT, accusé ici présent, est-il coupable d’avoir à Liège, le 17 décembre 2006, volontairement et avec intention de donner la mort, commis un homicide sur la personne de [S.R.G.] ? Réponse : OUI Question no 2 – Fait principal Cevher KURT, accusé ici présent, est-il coupable d’avoir à Liège, le 17 décembre 2006, été porteur d’un objet, non conçu comme arme, mais dont il apparaît clairement, au vu des circonstances concrètes, qu’il entend l’utiliser aux fins de menacer ou de blesser physiquement des personnes, en l’espèce un marteau ? Réponse : OUI. » Par un arrêt du 7 mai 2009, la cour d’assises, composée des trois magistrats professionnels et du jury, condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de trente ans. Pour la détermination de la peine, elle prit en compte l’extrême violence des faits, la personnalité dangereuse du requérant, l’absence de regrets et la gratuité du mobile à la base du geste meurtrier. Le requérant se pourvut en cassation contre les arrêts des 5 et 7 mai 2009. Il invoqua une violation de l’article 6 §§ 1, 2 et 3 d) de la Convention en raison de l’absence de motivation de la décision de la cour d’assises quant au verdict de culpabilité du jury ainsi que de l’impossibilité d’interroger le traducteur juré cité comme témoin. Le 16 septembre 2009, l’avocat général à la Cour de cassation déposa des conclusions écrites dans lesquelles il préconisait que la Cour de cassation casse avec renvoi l’arrêt de condamnation de la cour d’assises du 7 mai 2009. Il considéra que : « La seule affirmation que le demandeur est coupable de meurtre ne lui permet pas de comprendre les raisons concrètes par lesquelles les jurés sont arrivés à cette conclusion et, notamment, dans quelle mesure ils se sont fondés sur les seules preuves matérielles ou testimoniales ou également sur la base des aveux rétractés et contestés en raison de la mauvaise qualité prêtée à leur traduction. » Par un arrêt du 23 septembre 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. En tant que le pourvoi était dirigé contre l’arrêt de la cour d’assises du 5 mai 2009, la Cour de cassation releva, s’agissant du grief tiré de l’article 6 § 3 d) de la Convention : « Le droit d’interroger ou de faire interroger les témoins n’oblige pas le juge du fond à écarter une audition réalisée avec le concours d’un interprète, du seul fait que celui-ci ne comparaît pas à l’audience pour être confronté avec l’accusé qui critique sa prestation. » En tant que le pourvoi était dirigé contre l’arrêt de la cour d’assises du 7 mai 2009, la Cour de cassation considéra que cet arrêt avait dûment motivé la peine et qu’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention ne pouvait être déduite de la circonstance que le requérant avait été laissé dans l’ignorance des principales raisons pour lesquelles il fut trouvé coupable. La Cour de cassation poursuivit : « La violation invoquée n’est associée par le demandeur qu’à la présence, dans le dossier, d’auditions traduites dont il critique la fiabilité et dont il a sollicité l’écartement par une requête jugée sans fondement. Se bornant à réitérer une contestation que l’arrêt sur incident a écartée par une motivation vainement déférée à la Cour [de cassation], le moyen est, à cet égard, irrecevable. » II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l’arrêt Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, §§ 22-42, CEDH 2010).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1978. À l’introduction de sa requête, il était détenu à la prison de Rosdorf (Allemagne). Il réside à présent à Khachouri/Sourami (Géorgie). A. Les événements survenus à Kassel et à Göttingen, tels qu’établis par les juridictions allemandes L’infraction commise à Kassel Le 14 octobre 2006 dans la soirée, le requérant et un complice non identifié cambriolèrent l’appartement, situé à Kassel, de L. et I., deux ressortissantes lituaniennes. Les deux hommes savaient que l’appartement était utilisé à des fins de prostitution et s’attendaient à ce que ses deux occupantes y conservent des objets de valeur et des espèces. Ils y passèrent en début de soirée afin de s’assurer qu’aucun client ni proxénète ne s’y trouvait. Ils revinrent peu après et maîtrisèrent L., qui leur avait ouvert la porte en réponse à leur coup de sonnette. Tenant les deux femmes en joue avec un pistolet à gaz qui ressemblait à une véritable arme, le requérant menaça de les tuer si elles ne lui révélaient pas où elles dissimulaient leur argent. Tandis que son complice surveillait les deux femmes, le requérant rassembla une somme d’environ 1 100 euros (EUR) ainsi que six téléphones portables, qu’il trouva lui-même dans l’appartement ou que les deux femmes lui remirent sous la contrainte. L’infraction commise à Göttingen Le 3 février 2007, le requérant et plusieurs complices effectuèrent un cambriolage en réunion dans l’appartement, situé à Göttingen, de O. et P., deux ressortissantes lettones qui résidaient temporairement en Allemagne et se livraient à la prostitution. Le 2 février 2007 au soir, l’un des deux coaccusés du requérant était passé avec un complice, R., une connaissance de O. et P., à leur appartement en vue de vérifier si les deux femmes étaient ses seules occupantes et s’il s’y trouvait des objets de valeur. Les deux hommes avaient repéré un coffre-fort dans la cuisine. Le 3 février 2007, vers 20 heures, le requérant et un autre complice, B., réussirent à entrer dans l’appartement de O. et P. en se faisant passer pour des clients potentiels, tandis que l’un de leurs coaccusés attendait dans une voiture garée près de l’immeuble où se situait l’appartement et qu’un autre coaccusé était posté devant l’immeuble. Une fois à l’intérieur de l’appartement, B. sortit un couteau qu’il dissimulait dans sa veste. Pour échapper aux deux hommes, P. sauta du balcon qui se trouvait à deux mètres du sol environ et s’enfuit. Le requérant se lança à sa poursuite, mais abandonna après quelques minutes en raison de la présence de passants dans la rue. Il appela alors sur son portable le coaccusé qui attendait devant l’appartement et l’informa qu’une des deux femmes avait sauté du balcon et qu’il n’avait pas réussi à la rattraper. Les deux hommes convinrent d’un lieu de rendez-vous où ses coaccusés devaient prendre le requérant en voiture une fois que B. aurait quitté l’appartement et les aurait rejoints. Pendant ce temps, dans l’appartement, B., après avoir maîtrisé O., menaça de la tuer avec son couteau si elle ne lui révélait pas l’endroit où les deux femmes dissimulaient leur argent ou si elle refusait de lui ouvrir le coffre. Craignant pour sa vie, O. ouvrit le coffre, dans lequel B. prit 300 EUR, et lui donna également le contenu de son porte-monnaie, soit 250 EUR. B. quitta l’appartement vers 20 h 30 en emportant l’argent et le portable de P. ainsi que le téléphone fixe de l’appartement, et rejoignit l’autre coaccusé. Les deux hommes prirent alors le requérant à bord de leur voiture au point de rendez-vous convenu. Vers 21 h 30, P. retrouva O. à l’appartement. Le lendemain matin, O. et P. racontèrent les événements à leur voisine, E. Effrayées, elles quittèrent ensuite leur appartement de Göttingen et demeurèrent plusieurs jours chez leur amie L., l’une des victimes de l’infraction commise à Kassel, à qui elles avaient fait un récit détaillé de l’agression qu’elles avaient subie le lendemain de sa survenue. B. La procédure d’enquête concernant les événements de Göttingen Le 12 février 2007, L. informa la police de l’infraction dont O. et P. avaient été victimes à Göttingen. Entre le 15 et le 18 février 2007, celles-ci furent interrogées à plusieurs reprises par la police sur les événements des 2 et 3 février 2007. Elles donnèrent lors de ces interrogatoires une version des faits correspondant à la description ci-dessus. Après avoir vérifié les papiers des deux femmes, la police constata qu’elles résidaient et travaillaient en Allemagne en conformité avec le droit de l’immigration et le droit commercial allemands. Les deux témoins ayant fait part pendant les interrogatoires de police de leur intention de repartir en Lettonie dans les jours qui suivaient, le ministère public demanda le 19 février 2007 au juge d’instruction d’entendre les témoins afin d’obtenir une déposition fidèle pouvant être valablement utilisée au futur procès (eine im späteren Hauptverfahren verwertbare wahrheitsgemäße Aussage). En conséquence, le 19 février 2007, O. et P. furent interrogées par un juge d’instruction et donnèrent de nouveau une version des faits correspondant à la description ci-dessus. À ce moment-là, le requérant n’avait pas encore été informé de l’enquête dont il faisait l’objet pour ne pas nuire aux investigations. Aucun mandat d’arrêt n’avait été lancé contre lui et il n’était pas représenté par un avocat. S’appuyant sur l’article 168c du code de procédure pénale (paragraphe 56 ci-dessous), le juge d’instruction décida que le requérant ne devait pas être présent à l’audition de O. et de P., de crainte que celles-ci, qui lui avaient semblé considérablement choquées et angoissées par l’incident, eussent peur de dire la vérité en présence de leur agresseur. Les deux femmes confirmèrent lors de cette audition qu’elles avaient l’intention de repartir en Lettonie dès que possible. O. et P. retournèrent en Lettonie peu après l’audition. Le requérant fut arrêté le 6 mars 2007. C. Le procès devant le tribunal régional de Göttingen Les tentatives du tribunal pour interroger O. et P. et l’admission de leurs dépositions recueillies avant le procès Le tribunal régional convoqua O. et P. par lettre recommandée à une audience prévue le 24 août 2007. Toutefois, les deux femmes refusèrent de comparaître devant le tribunal régional, se prévalant de certificats médicaux du 9 août 2007 dans lesquels leur état émotionnel et psychologique était qualifié d’instable et de post-traumatique. En conséquence, le 29 août 2007, le tribunal informa O. et P. par une lettre recommandée que, même s’il n’était pas en mesure de les contraindre à comparaître à une audience en Allemagne, il souhaitait les entendre en tant que témoins au procès. Il assura aux deux femmes qu’elles bénéficieraient d’une protection en Allemagne et que tous les frais qu’elles exposeraient pour assister à l’audience leur seraient remboursés. Proposant plusieurs solutions, il les invita à indiquer dans quelles conditions elles seraient disposées à témoigner au procès. Il reçut des accusés de réception pour les deux lettres. P. n’envoya cependant aucune réponse. Pour sa part, O. informa le tribunal régional par écrit qu’elle était toujours traumatisée par l’incident et qu’en conséquence elle n’accepterait ni de comparaître en personne au procès ni d’être entendue par vidéoconférence. Elle indiqua en outre qu’elle n’avait rien à ajouter aux déclarations qu’elle avait faites à la police et au juge d’instruction en février 2007. Le tribunal régional décida néanmoins de solliciter l’assistance des autorités lettones en vertu de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959, telle que complétée par la Convention du 29 mai 2000 relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne (paragraphes 64-66 ci-dessous), estimant que O. et P. étaient tenues en vertu du droit letton de comparaître devant un tribunal en Lettonie à la suite d’une demande d’entraide judiciaire. Il demanda que les deux femmes fussent convoquées devant une juridiction lettone et qu’une liaison audiovisuelle fût mise en place afin que le président du tribunal régional pût mener l’audition (audiovisuelle Vernehmung). Renvoyant à l’article 6 § 3 d) de la Convention, il estima que l’avocat de la défense et l’accusé, à l’instar des juges et du ministère public, devaient avoir le droit de poser des questions aux témoins pour la première fois. Toutefois, l’audition de O. et de P., fixée par la juridiction lettonne compétente au 13 février 2008, fut annulée peu avant cette date par le président du tribunal letton, lequel estima que les deux femmes, qui avaient de nouveau produit des certificats médicaux, avaient démontré qu’elles souffraient toujours de troubles post-traumatiques en conséquence des événements de Göttingen et que le fait d’y être de nouveau confrontées risquait d’aggraver leur état. D’après le juge letton, O. avait en outre déclaré avoir reçu des menaces des accusés et craindre de ce fait des représailles. Par une lettre du 21 février 2008, le tribunal régional, qui avait obtenu, à sa demande, des copies des certificats médicaux soumis par les témoins à la juridiction lettone, informa son homologue letton que, selon les normes de la procédure pénale allemande, les raisons avancées par les deux femmes n’étaient pas suffisantes pour justifier leur refus de déposer. Le tribunal suggéra au juge letton compétent de faire examiner les témoins par un médecin-conseil (Amtsarzt) ou, à titre subsidiaire, de les contraindre à comparaître. Cette lettre resta sans réponse. Par une décision du 21 février 2008, le tribunal régional, rejetant l’exception d’inadmissibilité des dépositions faites par les témoins antérieurement au procès soulevée par l’avocat d’un des coaccusés du requérant, ordonna que les retranscriptions des interrogatoires de O. et P. par la police et par le juge d’instruction fussent lues à voix haute au procès, conformément à l’article 251 §§ 1, alinéa 2, et 2, alinéa 1, du code de procédure pénale allemand (paragraphe 61 ci-dessous). Il estima qu’il existait des obstacles insurmontables, au sens de cette disposition, empêchant l’audition de ces témoins dans un avenir prévisible vu leur indisponibilité. Il expliqua qu’il n’avait pas été possible d’entendre O. et P. au cours du procès du fait de leur retour dans leur pays, la Lettonie, peu après leurs interrogatoires au stade de l’enquête, et que toutes les tentatives pour qu’elles fussent entendues à l’audience principale, à laquelle il n’était pas en mesure de les obliger à assister, s’étaient révélées vaines. Considérant que les tribunaux avaient l’obligation de mener avec diligence les procédures impliquant des privations de liberté et que les accusés avaient déjà passé un temps considérable en prison, il conclut qu’il ne se justifiait pas de retarder davantage la procédure. Le tribunal régional précisa que rien n’avait laissé présager au stade de l’enquête que O. et P., qui avaient témoigné à plusieurs reprises devant la police puis devant le juge d’instruction, refuseraient de réitérer leurs déclarations lors d’un procès ultérieur. Il estima que, malgré les inconvénients résultant pour la défense de l’admission des dépositions faites par O. et P. au stade de l’enquête, il était possible de conduire le procès dans son ensemble de manière équitable et en conformité avec les exigences de l’article 6 § 3 d) de la Convention. L’arrêt du tribunal régional Par un jugement du 25 avril 2008, le tribunal régional, eu égard aux faits établis par lui, tels que décrits ci-dessus, condamna le requérant, qui avait été représenté par un avocat pendant le procès, à une peine d’emprisonnement de neuf ans et six mois pour deux chefs de cambriolage aggravé avec extorsion de fonds aggravée, commis avec contrainte et en réunion le 14 octobre 2006 à Kassel et le 3 février 2007 à Göttingen. a) L’appréciation des éléments de preuve disponibles concernant l’infraction commise à Kassel Le tribunal régional fonda ses constatations factuelles concernant la première infraction commise par le requérant à Kassel sur les dépositions faites au procès par les victimes, L. et I., qui avaient identifié le requérant sans la moindre hésitation. Le tribunal régional releva en outre que les déclarations des deux femmes étaient corroborées par les dépositions faites lors du procès par les policiers qui s’étaient rendus sur le lieu de l’infraction et qui avaient interrogé L. et I. au cours de l’enquête préliminaire. Pour le tribunal régional, ces éléments venaient réfuter les allégations du requérant, qui avait à l’origine clamé son innocence puis admis être entré dans l’appartement de L. et I. mais n’avoir fait que subtiliser une somme de 750 EUR aux deux femmes, seul, après s’être disputé avec elles. b) L’appréciation des éléments de preuve disponibles concernant l’infraction commise à Göttingen i. Les dépositions de O. et de P. Concernant l’établissement des faits relativement à l’infraction commise à Göttingen, le tribunal régional se fonda en particulier sur les déclarations faites avant le procès au cours des interrogatoires de police et devant le juge d’instruction par les victimes, O. et P., qu’il qualifia de témoins à charge essentiels (maßgebliche Belastungszeuginnen). Dans son jugement de 152 pages, le tribunal régional se déclara conscient de la valeur probante réduite des retranscriptions des dépositions faites par O. et P. avant le procès. Il précisa avoir en outre tenu compte du fait que ni le requérant ni son avocat n’avaient eu à aucun stade de la procédure la possibilité d’interroger les seuls témoins directs des événements survenus à Göttingen. Le tribunal régional estima qu’il ressortait des retranscriptions des interrogatoires de O. et P. au stade de l’enquête que celles-ci avaient donné des descriptions détaillées et cohérentes des circonstances de l’infraction. Pour lui, les contradictions mineures dans les déclarations des deux femmes pouvaient s’expliquer par leur souci de dissimuler aux autorités leur lieu de résidence et leurs activités ainsi que par la tension psychologique à laquelle elles avaient été soumises pendant et après l’incident. De l’avis du tribunal, les deux femmes avaient eu peur d’avoir des problèmes avec la police et de subir des représailles de la part des cambrioleurs, ce qui expliquait pourquoi elles n’avaient pas porté plainte immédiatement après les événements et pourquoi la police n’avait été informée de l’incident que le 12 février 2007 par leur amie L. Quant au fait que O. et P. n’avaient pas reconnu le requérant parmi les suspects potentiels dont on leur avait montré les photos pendant les interrogatoires de police, le tribunal régional expliqua que l’attention des intéressées pendant l’incident s’était focalisée sur le complice du requérant, qui tenait un couteau, et que celui-ci n’était lui-même resté que peu de temps dans l’appartement. Selon le tribunal, le fait que les deux femmes n’avaient pas identifié le requérant montrait également que, contrairement à ce qu’alléguait la défense, elles n’avaient pas témoigné dans le but d’incriminer l’intéressé. Le tribunal ajouta que le refus des deux femmes de comparaître au procès pouvait s’expliquer par leur malaise à l’idée de devoir se remémorer les événements et d’être interrogées à ce propos, et n’entamait donc pas en soi leur crédibilité. ii. Les autres éléments de preuve disponibles Pour établir les faits, le tribunal régional tint compte en outre des éléments de preuve suivants : les dépositions au procès de plusieurs témoins à qui O. et P. avaient rapporté l’incident peu après sa survenue, à savoir la voisine des deux femmes, E., et leur amie L., ainsi que les policiers et le juge d’instruction qui avaient interrogé O. et P. avant le procès ; des données géographiques et des informations obtenues au moyen de systèmes d’écoute placés sur les téléphones portables du requérant et de ses coaccusés et d’un récepteur du système de positionnement global par satellite (GPS) placé dans la voiture de l’un des coaccusés ; l’aveu du requérant pendant le procès selon lequel il se trouvait dans l’appartement des victimes au moment des faits ; et les similitudes du mode opératoire suivi pour commettre les infractions à Kassel et à Göttingen. Le tribunal régional souligna que, dès lors qu’il était apparu que O. et P. étaient indisponibles, il avait veillé à ce que fussent entendus au procès le plus grand nombre possible de témoins qui avaient été en contact avec les deux femmes relativement aux événements en cause, et ce pour vérifier la crédibilité de celles-ci. De l’avis du tribunal régional, la concordance entre la description détaillée des événements donnée par O. et P. dans leurs dépositions antérieures au procès et le récit que les deux femmes avaient fait le lendemain matin à leur voisine E. tendait fortement à accréditer leur crédibilité et la véracité de leurs déclarations. Le tribunal évoqua les autres déclarations de E. selon lesquelles, le soir du 3 février 2007 vers 21 h 30, une autre voisine, une femme âgée, qui avait été prise de peur et de colère en voyant P. courir devant sa fenêtre, l’avait appelée et lui avait demandé de l’accompagner à l’appartement des deux femmes pour voir ce qui se passait. O. et P. n’auraient toutefois pas répondu lorsque les deux voisines avaient sonné à leur porte. Le tribunal régional observa en outre que la version des faits donnée par O. et P. coïncidait également avec le souvenir qu’avait L. des conversations qu’elle avait eues avec ses deux amies après l’incident. Le tribunal régional releva par ailleurs que les trois policiers et le juge d’instruction qui avaient interrogé O. et P. au début de la procédure avaient tous déclaré au procès avoir trouvé les deux femmes crédibles. Le tribunal régional indiqua que, étant donné que ni lui-même ni la défense n’avaient eu la possibilité d’observer le comportement des deux témoins principaux lors du procès directement ou au moyen d’une audition par vidéoconférence, il devait examiner avec un soin particulier l’appréciation par les policiers et le juge d’instruction de la crédibilité de ces témoins. Le tribunal ajouta qu’il avait pris en compte les déclarations de la voisine E. et de L., l’amie des deux femmes, en accordant une attention particulière au fait que leurs déclarations constituaient des témoignages par ouï-dire et devaient être évaluées avec un soin particulier. À cet égard, il convenait, selon le tribunal, de prendre en compte le fait que les dépositions de O. et de P. ainsi que les déclarations d’autres témoins ayant déposé au procès étaient corroborées par d’autres éléments de preuve importants et admissibles, tels que les données obtenues au moyen du système d’écoutes placé sur les téléphones portables du requérant et de ses coaccusés et d’un récepteur GPS. Le tribunal précisa que ces informations étaient le fruit des mesures de surveillance effectuées par la police au moment des faits dans le cadre de l’enquête préliminaire ouverte contre les accusés, qui étaient alors soupçonnés de racket et d’extorsion de fonds dans le milieu de la drogue de Göttingen. Selon le tribunal, il ressortait des données de géolocalisation et des enregistrements de deux conversations téléphoniques échangées entre l’un de ses deux coaccusés et le requérant le 3 février 2007 à 20 h 29 et 20 h 31 que ce dernier s’était trouvé dans l’appartement des victimes en compagnie de B., et qu’il avait sauté du balcon afin de poursuivre l’une des deux femmes qui tentait de s’échapper et qu’il n’avait pas réussi à rattraper, tandis que B. était demeuré à l’appartement. Le tribunal indiqua en outre qu’une analyse des données GPS montrait que la voiture de l’un des coaccusés avait stationné près du lieu de l’infraction de 19 h 58 à 20 h 32 le 3 février 2007, soit une durée qui correspondait à l’intervalle de temps pendant lequel le cambriolage en question s’était déroulé. Le tribunal régional ajouta que, si le requérant et ses coaccusés avaient nié avoir participé au cambriolage en tant que tel ou commis un quelconque acte répréhensible prémédité, il ressortait du moins de leurs propres déclarations faites lors du procès que l’un des coaccusés s’était rendu en compagnie de R. à l’appartement de Göttingen la veille de l’incident et que tous les accusés se trouvaient dans la voiture stationnée à proximité de l’appartement des victimes au moment de l’infraction. Il précisa que les accusés avaient commencé par affirmer qu’un autre homme et R. s’étaient trouvés dans l’appartement le lendemain au moment de l’incident. Le requérant avait ensuite changé de version et déclaré que lui-même et B. s’étaient rendus à l’appartement le 3 février 2007 en vue de faire appel aux services de prostitution des deux femmes. Le tribunal indiqua enfin que le requérant avait en outre admis avoir suivi P. lorsqu’elle s’était enfuie par le balcon et avait expliqué avoir agi ainsi afin de l’empêcher d’appeler les voisins ou la police, de peur d’avoir des ennuis en raison de son casier judiciaire et des problèmes qu’il avait eus lors d’un incident similaire avec des prostituées à Kassel. Enfin, le tribunal régional estima que la forte similitude entre les modes opératoires suivis dans les deux cas, où deux femmes, des ressortissantes étrangères travaillant comme prostituées dans un appartement, avait été cambriolées, constituait un élément supplémentaire indiquant que le requérant avait aussi participé à l’infraction commise à Göttingen. De l’avis du tribunal, les éléments de preuve, pris dans leur ensemble, formaient un tableau cohérent et exhaustif des événements, qui corroborait la version de O. et P. et réfutait les récits contradictoires faits par le requérant et ses coaccusés lors du procès. D. La procédure devant la Cour fédérale de justice Le 23 juin 2008, le requérant, représenté par son avocat, introduisit un pourvoi en cassation contre le jugement du tribunal régional de Göttingen, dans lequel il se plaignait de n’avoir eu à aucun stade de la procédure la possibilité d’interroger les seuls témoins directs et essentiels de l’infraction commise à Göttingen, au mépris de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour fédérale de justice (notamment un arrêt du 25 juillet 2000 – paragraphes 58-59 et 62 ci-dessous), il reprochait aux autorités de poursuite de ne pas avoir demandé, avant l’audition de O. et de P. par le juge d’instruction, la désignation d’un avocat pour le représenter, et estimait en conséquence que les dépositions des deux femmes n’auraient pas dû être admises au procès. Dans ses observations écrites du 9 septembre 2008, le procureur général près la Cour fédérale de justice demanda à celle-ci de rejeter le pourvoi du requérant pour défaut manifeste de fondement par la procédure écrite, conformément à l’article 349 § 2 du code de procédure pénale (paragraphe 63 ci-dessous). Tout en admettant que la procédure s’était caractérisée par une « perte totale du droit du requérant à interroger O. et P. (Totalausfall des Fragerechts), le procureur général estima qu’elle avait été dans l’ensemble équitable et que rien ne justifiait d’exclure les témoignages de O. et de P. des éléments de preuve. Le procureur général estima que le tribunal régional avait apprécié le contenu des retranscriptions des déclarations des témoins, qui avaient été lues à voix haute au procès, de manière particulièrement méticuleuse et critique. Il ajouta que le tribunal ne s’était pas fondé exclusivement ou de façon déterminante sur ces dépositions pour condamner le requérant mais avait pris en compte d’autres éléments significatifs. Selon le procureur général, eu égard à l’existence d’un faisceau de preuves corroborantes, le requérant avait eu amplement la possibilité de mettre en cause la crédibilité des deux témoins à charge et d’assurer effectivement sa défense. Faisant sien le raisonnement du tribunal régional, le procureur général estima en outre que rien ne démontrait que les restrictions au droit de la défense d’interroger O. et P. étaient imputables aux autorités internes. Il soutint que les autorités de poursuite n’étaient pas tenues de désigner un avocat pour représenter le requérant à l’audition devant le juge d’instruction. Pour lui, eu égard au fait que O. et P. avaient constamment coopéré, les autorités n’avaient aucune raison de penser que les deux femmes, même si elles repartaient dans leur pays, ne pourraient plus comparaître pour être interrogées lors du procès, d’autant qu’elles étaient obligées en vertu du droit letton de participer à l’audience, au moins par vidéoconférence. Par une décision du 30 octobre 2008, la Cour fédérale de justice, sur le fondement de l’article 349 § 2 du code de procédure pénale, rejeta le pourvoi du requérant pour défaut manifeste de fondement. Par une décision du 9 décembre 2008 déboutant le requérant, qui se plaignait d’une violation de son droit à être entendu (Anhörungsrüge), la Cour fédérale de justice souligna que toute décision de rejet d’un pourvoi sur le fondement de l’article 349 § 2 du code de procédure pénale comportait nécessairement une référence à la demande motivée du procureur général. E. La procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale Dans un recours constitutionnel du 30 décembre 2008 dirigé contre les décisions de la Cour fédérale de justice du 30 octobre et du 9 décembre 2008, le requérant se plaignait notamment, sous l’angle de l’article 6 § 3 d) de la Convention, d’une violation de son droit à un procès équitable et de ses droits de la défense, en ce que ni lui ni son avocat n’avaient eu à aucun stade de la procédure la possibilité d’interroger O. et P. Par une décision non motivée du 8 octobre 2009, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’examiner le recours constitutionnel du requérant (dossier no 2 BvR 78/09). II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Dispositions et pratique pertinentes en matière de conduite de l’instruction Selon l’article 160 §§ 1 et 2 du code de procédure pénale, les autorités de poursuite, lorsqu’elles enquêtent sur des faits pouvant impliquer la commission d’une infraction pénale, doivent vérifier non seulement les preuves à charge mais également les preuves à décharge, et doivent veiller à ce que tout élément de preuve susceptible de disparaître soit recueilli. L’article 168c § 2 du code de procédure pénale autorise le procureur, l’accusé et l’avocat de la défense à assister à l’audition d’un témoin menée par un juge avant l’ouverture de la procédure principale. Le juge peut exclure qu’assiste à l’audition un accusé dont la présence mettrait en péril l’objectif de l’enquête, en particulier si l’on peut craindre qu’un témoin ne dise pas la vérité devant l’accusé (article 168c § 3 du code de procédure pénale). Les personnes dont la présence est autorisée reçoivent notification à l’avance de la date fixée pour l’audition. Pareille notification peut être omise si elle risque de compromettre l’enquête (article 168c § 5 du code de procédure pénale). Conformément à l’article 141 § 3 du code de procédure pénale, l’avocat de la défense peut être désigné pendant la phase d’enquête. Le ministère public exige pareille désignation dans les cas où il estime que l’assistance d’un avocat s’imposera dans la procédure principale. L’assistance d’un avocat est notamment obligatoire lorsque les débats de première instance se déroulent devant le tribunal régional ou lorsque l’accusé doit répondre d’un crime (article 140 § 1, alinéas 1 et 2, du code de procédure pénale). Dans un arrêt de principe du 25 juillet 2000 (publié au recueil officiel, BGHSt 46, pp. 96 et suiv.), la Cour fédérale de justice a estimé qu’en vertu de l’article 141 § 3 du code de procédure pénale, lu à la lumière de l’article 6 § 3 d) de la Convention, les autorités d’enquête étaient tenues d’envisager la désignation d’un avocat pour tout accusé non représenté lorsqu’un juge d’instruction devait entendre le principal témoin à charge en vue de recueillir sa déposition et que l’accusé lui-même était absent de cette audition. La Cour fédérale de justice a souligné que le respect du droit de contre-interrogatoire exigeait que l’avocat ainsi désigné eût la possibilité de discuter de l’affaire avec son client avant l’audition du témoin par le juge d’instruction, afin d’être en mesure de poser les bonnes questions. La haute juridiction a indiqué également que la désignation d’un avocat pour représenter l’accusé ne s’imposait pas s’il existait des raisons valables de ne pas notifier à l’avocat la tenue de l’audition devant le juge d’instruction, ou si le délai supplémentaire causé par la désignation et la participation d’un avocat risquait de compromettre l’enquête. Par ailleurs, dans l’affaire dont elle était saisie, la Cour fédérale de justice n’a pas eu à examiner s’il était nécessaire de désigner un avocat pour défendre l’accusé lorsqu’une simple discussion sur l’affaire avant l’audition entre l’avocat et son client pouvait nuire à l’enquête. B. Dispositions et pratique pertinentes en matière de conduite du procès L’article 250 du code de procédure pénale énonce le principe selon lequel, lorsque la preuve d’un fait se fonde sur l’expérience directe d’une personne, celle-ci doit être interrogée au cours du procès et son audition ne peut pas être remplacée par la lecture à voix haute de la retranscription d’une audition antérieure ou d’une déposition écrite. L’article 251 du code de procédure pénale comporte plusieurs exceptions à ce principe. En application de l’article 251 § 1, alinéa 2, l’audition d’un témoin peut être remplacée par la lecture à voix haute de la retranscription d’une autre audition si le témoin est décédé ou si, pour une autre raison, il ne peut être entendu par le tribunal dans un délai raisonnable. L’article 251 § 2, alinéa 1, dispose que, dans le cas où le témoin a précédemment été entendu par un juge, son audition peut être remplacée par la lecture à voix haute de la retranscription de l’audition précédente ; cela vaut également si une maladie, une infirmité ou d’autres obstacles insurmontables empêchent le témoin de comparaître à l’audience principale pendant une période longue ou indéterminée. Dans son arrêt susmentionné du 25 juillet 2000 (paragraphes 58-59 ci-dessus), la Cour fédérale de justice a estimé que si, contrairement à ce que prévoyait l’article 141 § 3 du code de procédure pénale, aucun avocat n’était désigné pour représenter l’accusé, les éléments de preuve obtenus pendant l’audition par le juge d’instruction n’étaient pas exclus mais voyaient leur valeur probante réduite. La haute juridiction a expliqué qu’il fallait avoir égard à l’ensemble de la procédure et que, en règle générale, une condamnation pouvait se fonder sur la déposition d’un témoin que la défense n’avait pas pu contre-interroger mais uniquement si la déposition en question était corroborée par d’autres éléments significatifs sans lien avec celle-ci. Pour la Cour fédérale de justice, le tribunal du fond devait en outre apprécier les éléments de preuve avec un soin particulier, en ayant également égard au fait que la déposition du juge d’instruction lors du procès constituait un témoignage par ouï-dire. C. Disposition concernant les pourvois en cassation Aux termes de l’article 349 § 2 du code de procédure pénale, sur demande motivée du ministère public, la juridiction compétente pour connaître d’un pourvoi en cassation peut rejeter celui-ci sans débats si elle l’estime manifestement mal fondé. La décision doit être unanime. III. DROIT INTERNATIONAL PERTINENT L’entraide judiciaire en matière pénale entre l’Allemagne et la Lettonie est régie en particulier par la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959, complétée par la Convention du 29 mai 2000 relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne. L’article 10 de la Convention du 29 mai 2000 prévoit la possibilité d’entendre des témoins par vidéoconférence. Une telle audition a lieu en présence d’une autorité judiciaire de l’État membre requis et est effectuée par l’autorité judiciaire de l’État membre requérant. La personne à entendre peut invoquer le droit de ne pas témoigner qui lui serait reconnu par la loi soit de l’État membre requis, soit de l’État membre requérant (article 10 § 5). Chaque État membre prend les mesures nécessaires pour que, lorsque des témoins sont entendus sur son territoire et refusent de témoigner alors qu’ils sont tenus de le faire, son droit national s’applique comme il s’appliquerait si l’audition avait lieu dans le cadre d’une procédure nationale (article 10 § 8). Aux termes de l’article 8 de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959, un témoin qui n’aura pas déféré à une citation à comparaître par la partie requérante ne pourra être soumis à aucune sanction, à moins qu’il ne se rende par la suite de son plein gré sur le territoire de la partie requérante et qu’il n’y soit régulièrement cité à nouveau.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1954 et réside à Rome. En 2002, elle eut recours aux techniques de la procréation médicalement assistée, effectuant une fécondation in vitro avec son compagnon au Centre de médecine reproductive du European Hospital (« le centre ») de Rome. Les cinq embryons issus de cette fécondation furent cryoconservés. Avant qu’une implantation ne soit effectuée, le compagnon de la requérante décéda le 12 novembre 2003 lors d’un attentat à Nasiriya (Iraq), alors qu’il réalisait un reportage de guerre. Ayant renoncé à démarrer une grossesse, la requérante décida de donner ses embryons à la recherche scientifique pour contribuer au progrès du traitement des maladies difficilement curables. D’après les informations fournies lors de l’audience devant la Grande Chambre, la requérante formula oralement plusieurs demandes de mise à disposition de ses embryons auprès du centre dans lequel ceux-ci étaient conservés, en vain. Par une lettre du 14 décembre 2011, la requérante demanda au directeur du centre de mettre à sa disposition les cinq embryons cryoconservés afin que ceux-ci servent à la recherche sur les cellules souches. Le directeur rejeta cette demande, indiquant que ce genre de recherches était interdit et sanctionné pénalement en Italie, en application de l’article 13 de la loi no 40 du 19 février 2004 (« la loi no 40/2004 »). Les embryons en question sont actuellement conservés dans la banque cryogénique du centre où la fécondation in vitro a été effectuée. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La loi no 40 du 19 février 2004, entrée en vigueur le 10 mars 2004 (« Normes en matière de fécondation médicalement assistée ») Article 1 – Finalité « 1. Afin de remédier aux problèmes reproductifs découlant de la stérilité ou de l’infertilité humaines, il est permis de recourir à la procréation médicalement assistée dans les conditions et selon les modalités prévues par la présente loi, qui garantit les droits de toutes les personnes concernées, y compris ceux du sujet ainsi conçu. » Article 5 – Conditions d’accès « (...) [seuls] des couples [composés de personnes] majeur[e]s, de sexe différent, marié[e]s ou menant une vie commune, en âge de procréer et vivantes peuvent recourir aux techniques de la procréation médicalement assistée. » Article 13 – Expérimentation sur l’embryon humain « 1. Toute expérimentation sur l’embryon humain est interdite. La recherche clinique et expérimentale sur l’embryon humain ne peut être autorisée que si elle poursuit exclusivement des finalités thérapeutiques et diagnostiques tendant à la protection de la santé ainsi qu’au développement de l’embryon et s’il n’existe pas d’autres méthodes. (...) La violation de l’interdiction prévue à l’alinéa 1er est punie d’une peine de deux à six ans d’emprisonnement et d’une amende de 50 000 à 150 000 euros. (...) Tout professionnel de la santé condamné pour une infraction prévue au présent article fera l’objet d’une suspension d’exercice professionnel pour une durée de un à trois ans. » Article 14 – Limites à l’application des techniques sur l’embryon « 1. La cryoconservation et la suppression d’embryons sont interdites, sans préjudice des dispositions de la loi no 194 du 22 mai 1978 [normes sur la protection sociale de la maternité et sur l’interruption volontaire de grossesse]. Les techniques de production d’embryons ne peuvent conduire à la création d’un nombre d’embryons supérieur à celui strictement nécessaire à la réalisation d’une implantation unique et simultanée, ce nombre ne pouvant en aucun cas être supérieur à trois. Lorsque le transfert des embryons dans l’utérus est impossible pour des causes de force majeure grave et prouvée concernant l’état de santé de la femme qui n’étaient pas prévisibles au moment de la fécondation, la cryoconservation des embryons est autorisée jusqu’à la date du transfert, qui sera effectué aussitôt que possible. » Par un arrêt no 151 du 1er avril 2009 (paragraphes 29-31 ci-dessous), la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la disposition du deuxième alinéa de l’article 14 de la loi no 40/2004 selon laquelle les techniques de production d’embryons ne peuvent conduire à la création d’un nombre d’embryons supérieur à celui strictement nécessaire « à la réalisation d’une implantation unique et simultanée, ce nombre ne pouvant en aucun cas être supérieur à trois ». Elle jugea inconstitutionnel l’alinéa 3 du même article au motif qu’il ne prévoyait pas que le transfert des embryons devait être effectué sans porter préjudice à la santé de la femme. B. L’avis du Comité national pour la bioéthique concernant l’adoption pour la naissance (« ADP ») (18 novembre 2005) À la suite de l’adoption de la loi no 40/2004, le Comité national pour la bioéthique s’est penché sur la question du sort des embryons cryoconservés en état d’abandon, la loi ne prévoyant aucune disposition spécifique à ce sujet, se limitant à interdire implicitement l’utilisation des embryons surnuméraires à des fins de recherche scientifique. À cet égard, le Comité a émis un avis favorable à l’« adoption pour la naissance », pratique consistant pour un couple ou une femme à adopter des embryons surnuméraires à des fins d’implantation et permettant d’utiliser les embryons en question dans une perspective de vie et de réalisation d’un projet familial. C. Le décret du ministère de la Santé du 11 avril 2008 (« Notes explicatives en matière de procréation médicalement assistée ») « (...) Cryoconservation des embryons : deux catégories d’embryons sont susceptibles de faire l’objet d’une cryoconservation : la première est celle des embryons qui sont en attente d’une implantation, y compris ceux ayant fait l’objet d’une cryoconservation avant l’entrée en vigueur de la loi no 40 de 2004 ; la deuxième est celle des embryons dont l’état d’abandon a été certifié (...) » D. Le rapport final de la « Commission d’étude sur les embryons » du 8 janvier 2010 Par un décret du 25 juin 2009, le ministère de la Santé institua une Commission d’étude sur les embryons cryoconservés dans les centres de procréation médicalement assistée. Le rapport final de cette commission, adopté à la majorité le 8 janvier 2010, expose ce qui suit : « L’interdiction légale de supprimer les embryons doit être comprise comme signifiant que la cryoconservation ne peut être interrompue que dans deux cas : lorsqu’on peut implanter l’embryon décongelé dans l’utérus de la mère ou d’une femme disposée à l’accueillir, ou lorsqu’il est possible d’en certifier scientifiquement la mort naturelle ou la perte définitive de viabilité en tant qu’organisme. En l’état actuel des connaissances [scientifiques], on ne peut s’assurer de la viabilité d’un embryon qu’en le décongelant, situation paradoxale puisqu’un embryon décongelé ne peut être recongelé et qu’il mourra inévitablement s’il n’est pas immédiatement implanté in utero. D’où la perspective tutioriste d’une possible conservation sans limite de temps des embryons congelés. Quoiqu’il en soit, il y a lieu de noter que le progrès de la recherche scientifique permettra de connaître les critères et les méthodologies pour diagnostiquer la mort ou à tout le moins la perte de viabilité d’embryons cryoconservés : il sera ainsi possible de surmonter le paradoxe actuel, inévitable du point de vue légal, d’une cryoconservation qui pourrait ne jamais avoir de fin. Dans l’attente de ces résultats, [il convient de réaffirmer] que l’on ne peut ignorer que l’article 14 de la loi no 40 de 2004 interdit expressément la suppression d’embryons, y compris ceux qui sont cryoconservés. À cela s’ajoute que, pour ce qui est du sort des embryons surnuméraires, le législateur de la loi no 40 a choisi leur conservation et non pas leur destruction, faisait ainsi prévaloir l’objectif de leur maintien en vie, même lorsque leur sort est incertain. » E. La Constitution de la République italienne Les articles pertinents de la Constitution se lisent ainsi : Article 9 « La République promeut le développement de la culture et de la recherche scientifique et technique. (...) » Article 32 « La République protège la santé en tant que droit fondamental de l’individu et intérêt de la collectivité. (...) » Article 117 « Le pouvoir législatif est exercé par l’État et les Régions dans le respect de la Constitution, aussi bien que des contraintes découlant de l’ordre juridique communautaire et des obligations internationales. (...) » F. Les arrêts de la Cour constitutionnelle nos 348 et 349 du 24 octobre 2007 Ces arrêts répondent à des questions que la Cour de cassation et une cour territoriale avaient soulevées quant à la compatibilité du décret-loi no 333 du 11 juillet 1992 relatif aux critères de calcul des indemnités d’expropriation avec la Constitution et avec l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1. Ils tiennent compte de l’arrêt Scordino c. Italie (no 1) ([GC], no 36813/97, CEDH 2006V) rendu par la Grande Chambre de la Cour. Dans ces arrêts, après avoir rappelé l’obligation pour le législateur de respecter les obligations internationales (article 117 de la Constitution), la Cour constitutionnelle a défini la place accordée à la Convention des droits de l’homme dans les sources du droit interne, considérant que celle-ci était une norme de rang intermédiaire entre la loi ordinaire et la Constitution. En outre, elle a précisé qu’il appartenait au juge du fond d’interpréter la norme interne de manière conforme à la Convention des droits de l’homme et à la jurisprudence de la Cour (arrêt no 349, point 6.2 – paragraphe 26, ci-dessous) et que, lorsqu’une telle interprétation se révélait impossible ou que celui-ci avait des doutes quant à la compatibilité de la norme interne avec la Convention, il était tenu de soulever une question de constitutionnalité devant elle. Les passages pertinents de l’arrêt no 348 du 24 octobre 2007 se lisent comme suit : « 4.2. (...) Il est nécessaire de définir le rang et le rôle des normes de la Convention européenne des droits de l’homme afin de déterminer, à la lumière de [l’article 117 de la Constitution], quelle est leur incidence sur l’ordre juridique italien. (...) 3. [En effet], si d’un côté [ces normes] complètent la protection des droits fondamentaux et contribuent ainsi à la mise en œuvre des valeurs et des principes fondamentaux protégés aussi par la Constitution italienne, d’un autre côté, elles restent formellement de simples sources de rang primaire. (...) Aujourd’hui, la Cour constitutionnelle est donc appelée à clarifier la question normative et institutionnelle [posée ci-dessus], qui a d’importantes conséquences pratiques pour le travail quotidien des opérateurs du droit. (...) Le juge ordinaire ne saurait décider d’écarter une disposition de la loi ordinaire jugée par lui incompatible avec une norme de la Convention européenne des droits de l’homme, car cette incompatibilité présumée soulève une question de constitutionnalité portant sur la violation éventuelle du premier alinéa de l’article 117 de la Constitution et relevant [à ce titre] de la compétence exclusive du juge des lois. (...) 5. (...) Le principe énoncé au premier alinéa de l’article 117 de la Constitution ne peut devenir concrètement opérationnel que si « les obligations internationales » contraignantes pour les pouvoirs législatifs de l’État et des Régions sont dûment définies. (...) 6. [Or] par rapport aux autres traités internationaux, la Convention européenne des droits de l’homme présente la particularité d’avoir institué un organe juridictionnel, la Cour européenne des droits de l’homme, ayant compétence pour interpréter les normes de la Convention. En effet, l’article 32 § 1 [de la Convention] prévoit que « la compétence de la Cour s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses Protocoles qui lui seront soumises dans les conditions prévues par les articles 33, 34, 46 et 47 ». Dès lors que les normes juridiques acquièrent leur sens (vivono) au travers de l’interprétation qui leur est donnée par les opérateurs du droit, au premier chef les juges, il découle naturellement de l’article 32 § 1 de la Convention que, en signant la Convention européenne des droits de l’homme et en la ratifiant, l’Italie s’est notamment engagée, au titre de ses obligations internationales, à adapter sa législation aux normes de la Convention selon la signification que leur attribue la Cour [européenne des droits de l’homme], laquelle a été instituée dans le but de les interpréter et de les appliquer. On ne saurait donc parler d’une compétence juridictionnelle qui s’ajouterait à celle des organes judiciaires de l’État, mais plutôt d’une fonction interprétative éminente que les États contractants ont reconnue à la Cour européenne, contribuant ainsi à préciser leurs obligations internationales en la matière. 7. Il ne faut pas en déduire que les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme, telles qu’interprétées par la Cour de Strasbourg, ont valeur de normes constitutionnelles et qu’elles échappent à ce titre au contrôle de constitutionnalité exercé par la Cour constitutionnelle. Il est d’autant plus nécessaire que les normes en question soient conformes à la Constitution qu’elles complètent des principes constitutionnels tout en restant des normes de rang infra-constitutionnel. (...) Dès lors que, comme indiqué ci-dessus, les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme acquièrent leur sens au travers de l’interprétation qui leur est donnée par la Cour européenne, le contrôle de constitutionnalité doit porter sur les normes produites par cette interprétation, non sur ces dispositions considérées en elles-mêmes. Par ailleurs, les décisions de la Cour de Strasbourg ne sont pas inconditionnellement contraignantes aux fins du contrôle de constitutionnalité des lois nationales. Ledit contrôle doit toujours chercher à mettre en balance la contrainte découlant des obligations internationales imposée par le premier alinéa de l’article 117 de la Constitution d’une part, et la protection des intérêts bénéficiant d’une garantie constitutionnelle reconnue par d’autres articles de la Constitution d’autre part. (...) Il ressort des principes méthodologiques exposés ci-dessus que, pour procéder au contrôle de constitutionnalité demandé par la cour de renvoi, il convient de rechercher a) s’il y a une contradiction qui ne peut être surmontée par voie d’interprétation entre la disposition nationale en cause et les normes de la Convention européenne des droits de l’homme, telles qu’interprétées par la Cour européenne et considérées comme des sources complémentaires du principe constitutionnel énoncé au premier alinéa de l’article 117 de la Constitution, et b) si les normes de la Convention européenne des droits de l’homme supposées intégrer ce principe et comprises selon l’interprétation que leur attribue la Cour [européenne] sont compatibles avec l’ordre constitutionnel italien. (...) » Les parties pertinentes de l’arrêt no 349 du 24 octobre 2007 sont reproduites ci-après : « 6.2. (...) [Le principe énoncé] au premier alinéa de l’article 117 de la Constitution [n’implique pas] que les normes issues d’accords internationaux doivent être considérées comme ayant valeur constitutionnelle car celles-ci font l’objet d’une loi ordinaire d’incorporation, comme c’est le cas pour les normes de la Convention européenne des droits de l’homme. Le principe constitutionnel sous examen obligeant le législateur ordinaire à respecter ces normes, une disposition nationale qui serait incompatible avec une norme de la Convention européenne des droits de l’homme – et donc avec les « obligations internationales » mentionnées au premier alinéa de l’article 117 de la Constitution – porterait en soi atteinte au principe constitutionnel en question. En définitive, le premier alinéa de l’article 117 de la Constitution opère un renvoi à la norme conventionnelle qui se trouve en cause dans tel ou tel cas, laquelle confère un sens (dà vita) et un contenu aux obligations internationales évoquées de manière générale ainsi qu’au principe [constitutionnel sous-jacent], au point d’être généralement qualifiée de « norme interposée », et qui fait à son tour l’objet d’un contrôle de compatibilité avec les normes de la Constitution, comme nous le préciserons ci-dessous. Il s’ensuit qu’il appartient au juge ordinaire d’interpréter la norme interne conformément à la disposition internationale (...) Lorsque pareille interprétation est impossible ou que des doutes existent quant à la compatibilité de la norme interne avec la disposition conventionnelle « interposée », le juge est tenu de soulever devant la Cour constitutionnelle une question de constitutionnalité au regard du premier alinéa de l’article 117 de la Constitution (...) Concernant la Convention européenne des droits de l’homme, il y a lieu de tenir compte du fait qu’elle présente une particularité par rapport aux autres accords internationaux en ce qu’elle dépasse le cadre d’une simple liste de droits et obligations réciproques des États contractants. Ces derniers ont institué un système de protection uniforme des droits fondamentaux. L’application et l’interprétation de ce système de normes incombent évidemment au premier chef aux juges des États membres, qui sont les juges de droit commun de la Convention. Cela étant, l’application uniforme des normes en question est garantie en dernier ressort par l’interprétation centralisée de la Convention européenne, tâche attribuée à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, qui a le dernier mot et dont la compétence « s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses Protocoles qui lui seront soumises dans les conditions prévues par [celle-ci] » (article 32 § 1 de la Convention). (...) La Cour constitutionnelle et la Cour de Strasbourg ont en définitive des rôles différents, bien qu’elles visent l’une et l’autre à protéger au mieux les droits fondamentaux. L’interprétation de la Convention de Rome et de ses Protocoles relève de la compétence de la Cour de Strasbourg, ce qui garantit l’application d’un niveau uniforme de protection dans l’ensemble des États membres. En revanche, lorsque la Cour constitutionnelle est saisie de la question de la constitutionnalité d’une norme nationale au regard du premier alinéa de l’article 117 de la Constitution, [et que cette question] porte sur une incompatibilité avec une ou plusieurs normes de la Convention européenne des droits de l’homme qui ne peut être résolue par voie d’interprétation, il lui appartient de rechercher si l’incompatibilité en question est avérée et, [dans l’affirmative], de vérifier si les normes mêmes de la Convention européenne des droits de l’homme, telles qu’interprétées par la Cour de Strasbourg, garantissent une protection des droits fondamentaux à tout le moins équivalente à celle offerte par la Constitution italienne. Il ne s’agit pas en fait de juger de l’interprétation que la Cour de Strasbourg donne à telle ou telle norme de la Convention européenne des droits de l’homme (...) mais de vérifier si cette norme, telle qu’interprétée par la juridiction à laquelle les États membres ont expressément attribué cette compétence, est compatible avec les normes pertinentes de la Constitution. Ainsi le devoir de garantir le respect des obligations internationales imposé par la Constitution est-il correctement mis en balance avec la nécessité d’éviter que ce devoir ne porte atteinte à la Constitution elle-même. » G. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle L’ordonnance de la Cour constitutionnelle no 369 du 24 octobre 2006 Par cette ordonnance, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable une question de constitutionnalité soulevée par le tribunal de Cagliari relativement à l’article 13 de loi no 40/2004, qui interdit le recours au diagnostic préimplantatoire. Pour se prononcer ainsi, la Cour constitutionnelle releva que le juge de renvoi s’était limité à soulever la question de la constitutionnalité du seul article 13 de la loi no 40/2004 alors que, selon le contenu du renvoi, l’interdiction du diagnostic préimplantatoire découlait aussi d’autres dispositions de la même loi, notamment de l’alinéa 3 de son article 14. L’arrêt de la Cour constitutionnelle no 151 du 1er avril 2009 Cet arrêt porte sur la constitutionnalité des dispositions des alinéas 2 et 3 de l’article 14 de la loi no 40/2004 qui prévoient, d’une part, la création d’un nombre limité d’embryons (non supérieur à trois) et l’obligation de les implanter simultanément et, d’autre part, l’interdiction de cryoconserver les embryons surnuméraires. La Cour constitutionnelle jugea que les alinéas en question étaient inconstitutionnels parce qu’ils portaient préjudice à la santé des femmes en les obligeant, d’une part, à subir plusieurs cycles de stimulation ovarienne et, d’autre part, à s’exposer aux risques liés aux grossesses multiples du fait de l’interdiction de l’interruption sélective de grossesse. Dans le texte de l’arrêt, aucune référence n’est faite à la Convention européenne des droits de l’homme, laquelle n’avait pas non plus été citée par les juridictions (tribunal administratif régional du Latium et tribunal de Florence) qui avaient soulevé la question. L’ordonnance de la Cour constitutionnelle no 97 du 8 mars 2010 Par cette ordonnance, la Cour constitutionnelle déclara irrecevables les questions de constitutionnalité que le tribunal de Milan avait soulevées devant elle, celles-ci ayant déjà été traitées dans son arrêt no 151/2009. L’ordonnance de la Cour constitutionnelle no 150 du 22 mai 2012 Par cette ordonnance, qui se référait à l’arrêt S.H. et autres c. Autriche ([GC], no 57813/00, CEDH 2011), la Cour constitutionnelle renvoya devant le juge du fond l’affaire qui avait été portée devant elle et qui concernait l’interdiction du recours à la fécondation hétérologue édictée par la loi no 40/2004. L’arrêt de la Cour constitutionnelle no 162 du 10 juin 2014 Cet arrêt porte sur la constitutionnalité de l’interdiction absolue d’accéder à la fécondation hétérologue en cas de stérilité ou d’infertilité médicalement prouvée, telle que prévue par la loi no 40/2004. Trois juridictions de droit commun avaient saisi la Cour constitutionnelle de la question de savoir si la loi litigieuse était compatible avec les articles 2 (droits inviolables), 3 (principe d’égalité), 29 (droit de la famille), 31 (obligations de l’État pour la protection du droit de la famille) et 32 (droit à la santé) de la Constitution. L’une d’entre elles, le tribunal de Milan, avait aussi demandé à la Cour de se prononcer sur la compatibilité de la loi en question avec les articles 8 et 14 de la Convention. La Cour constitutionnelle jugea inconstitutionnelles les dispositions législatives pertinentes. Elle considéra notamment que le choix des demandeurs à l’instance de devenir parents et de fonder une famille avec des enfants relevait de leur liberté d’autodétermination concernant la sphère de leur vie privée et familiale et protégée en tant que telle par les articles 2, 3 et 31 de la Constitution. Elle précisa également que ceux qui étaient atteints d’infertilité ou de stérilité totale étaient titulaires d’un droit à la protection de leur santé (article 32 de la Constitution). Elle estima que si les droits en question pouvaient faire l’objet de limitations inspirées par des considérations d’ordre éthique, ces limitations ne pouvaient se traduire en une interdiction absolue, sauf s’il se révélait impossible de protéger autrement d’autres libertés constitutionnellement garanties. Pour ce qui est de la compatibilité des dispositions législatives en cause avec les articles 8 et 14 de la Convention, la Cour constitutionnelle se borna à observer que les questions y relatives étaient couvertes par les conclusions auxquelles elle était parvenue sur la constitutionnalité des dispositions en question (voir ci-dessus). H. Les ordonnances des tribunaux nationaux en matière d’accès au diagnostic préimplantatoire L’ordonnance du tribunal de Cagliari du 22 septembre 2007 Dans cette ordonnance, le tribunal de Cagliari rappela que les demandeurs avaient d’abord introduit une procédure en urgence, dans le cadre de laquelle une question de constitutionnalité avait été soulevée. Il ajouta que cette question avait ensuite été déclarée irrecevable par une ordonnance no 369 de la Cour constitutionnelle rendue le 24 octobre 2006 (paragraphes 27-28 ci-dessus), et que cette ordonnance n’avait donc fourni aucune indication quant à l’interprétation qu’il convenait de donner au droit interne à la lumière de la Constitution. Quant à la procédure civile introduite devant lui, il releva qu’il n’existait pas, en droit interne, d’interdiction expresse d’accès au diagnostic préimplantatoire, et qu’une interprétation de la loi concluant à l’existence d’une telle interdiction aurait été contraire au droit des demandeurs d’être dûment informés du traitement médical qu’ils entendaient entreprendre. En outre, il nota que des interdictions de recourir au diagnostic préimplantatoire avait été introduites ultérieurement par une norme de rang secondaire, à savoir le décret du ministère de la Santé no 15165 du 21 juillet 2004 (notamment dans la partie où celui-ci dispose que « [les] examens de l’état de santé d’embryons créés in vitro, au sens de l’article 14, alinéa 5 [de la loi no 40 de 2004], ne peuvent viser qu’à l’observation de ceux-ci » – « dovrà essere di tipo osservazionale » – ). Il estima que cela était contraire au principe de légalité ainsi qu’à la « Convention d’Oviedo » du Conseil de l’Europe. Il releva enfin qu’une interprétation de la loi no 40/2004 permettant l’accès au diagnostic préimplantatoire était conforme au droit à la santé reconnu à la mère. En conséquence, il autorisa les demandeurs à accéder au diagnostic préimplantatoire. L’ordonnance du tribunal de Florence du 17 décembre 2007 Dans cette ordonnance, le tribunal de Florence se référa à l’ordonnance du tribunal de Cagliari citée ci-dessus et déclara partager l’interprétation que celui-ci avait donnée du droit interne. En conséquence, il autorisa les demandeurs à accéder au diagnostic préimplantatoire. L’ordonnance du tribunal de Bologne du 29 juin 2009 Par cette ordonnance, le tribunal de Bologne autorisa les demandeurs à accéder au diagnostic préimplantatoire, indiquant que cette pratique se conciliait avec la protection de la santé de la femme reconnue par l’interprétation que la Cour constitutionnelle avait donné du droit interne dans son arrêt no 151 du 1er avril 2009 (paragraphes 29-31 ci-dessus). L’ordonnance du tribunal de Salerne du 9 janvier 2010 Dans cette ordonnance, rendue à l’issue d’une procédure en référé, le tribunal de Salerne rappela les nouveautés introduites par le décret du ministère de la Santé no 31639 du 11 avril 2008, à savoir le fait que les examens de l’état de santé d’embryons créés in vitro n’étaient plus limités à l’observation de ceux-ci et que l’accès à la procréation assistée était autorisé pour les couples dont l’homme était porteur de maladies virales sexuellement transmissibles. Il en déduisit que le diagnostic préimplantatoire ne pouvait être considéré que comme l’une des techniques de surveillance prénatale visant à connaître l’état de santé de l’embryon. En conséquence, il autorisa la réalisation d’un diagnostic préimplantatoire sur l’embryon in vitro des demandeurs. L’ordonnance du tribunal de Cagliari du 9 novembre 2012 Dans cette ordonnance, le tribunal de Cagliari renvoya aux considérations développées dans les ordonnances citées ci-dessus. En outre, il indiqua qu’il ressortait des arrêts nos 348 et 349 rendus par la Cour constitutionnelle le 24 octobre 2007 qu’une interprétation de la loi visant à garantir l’accès au diagnostic préimplantatoire se conciliait avec la Convention européenne des droits de l’homme, compte tenu notamment de l’arrêt rendu par la Cour de Strasbourg dans l’affaire Costa et Pavan c. Italie (no 54270/10, 28 août 2012). L’ordonnance du tribunal de Rome du 15 janvier 2014 Par cette ordonnance, le tribunal souleva la question de la constitutionnalité de l’article 1, alinéas 1 et 2, et de l’article 4, alinéa 1 de la loi no 40/2004, dispositions interdisant aux couples non stériles et non infertiles d’avoir recours aux techniques de la procréation médicalement assistée en vue de réaliser un diagnostic préimplantatoire. Il se plaça aussi sur le terrain des articles 8 et 14 de la Convention. Tout en tenant compte de l’arrêt Costa et Pavan (précité), il estima qu’on ne pouvait procéder à une interprétation extensive de la loi, laquelle énonçait expressément que l’accès aux techniques de procréation médicalement assistée était réservé aux couples stériles ou infertiles. I. La question de la constitutionnalité de l’article 13 de la loi no 40/2004 soulevée par le tribunal de Florence Par une décision du 7 décembre 2012, le tribunal de Florence souleva la question de la constitutionnalité de l’interdiction du don d’embryons surnuméraires à la recherche scientifique découlant de l’article 13 de la loi no 40/2004 au regard des articles 9 et 32 de la Constitution, lesquels garantissent respectivement la liberté de la recherche scientifique et le droit à la santé. Le 19 mars 2014, le président de la Cour constitutionnelle a ajourné l’examen de cette affaire dans l’attente de la décision que la Grande Chambre prendra en ce qui concerne la requête Parrillo c. Italie no 46470/11. III. DOCUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE A. Recommandation 1046 (1986) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative à l’utilisation d’embryons et fœtus humains à des fins diagnostiques, thérapeutiques, scientifiques, industrielles et commerciales « [L’Assemblée parlementaire] (...) Consciente de ce que [le] progrès [de la science et de la technologie médicale] a rendu particulièrement précaire la condition juridique de l’embryon et du fœtus, et que leur statut juridique n’est actuellement pas déterminé par la loi ; Consciente de ce qu’il n’existe pas de dispositions adéquates réglant l’utilisation d’embryons et fœtus vivants ou morts ; Convaincue de ce que, face au progrès scientifique qui permet d’intervenir dès la fécondation sur la vie humaine en développement, il est urgent de déterminer le degré de sa protection juridique ; Tenant compte du pluralisme des opinions s’exprimant sur le plan éthique à propos de l’utilisation d’embryons ou de fœtus, ou de leurs tissus, et des conflits de valeurs qu’il provoque ; Considérant que l’embryon et le fœtus humains doivent bénéficier en toutes circonstances du respect dû à la dignité humaine, et que l’utilisation de leurs produits et tissus doit être limitée de manière stricte et réglementée (...) en vue de fins purement thérapeutiques et ne pouvant être atteintes par d’autres moyens ; (...) Soulignant la nécessité d’une coopération européenne, Recommande au Comité des Ministres : a. d’inviter les gouvernements des États membres : (...) 1.2. à limiter l’utilisation industrielle des embryons et de fœtus humains, ainsi que de leurs produits et tissus, à des fins strictement thérapeutiques et ne pouvant être atteintes par d’autres moyens, selon les principes mentionnés en annexe, et à conformer leur droit à ceux-ci, ou à adopter des règles conformes, ces règles devant notamment préciser les conditions dans lesquelles le prélèvement et l’utilisation dans un but diagnostique ou thérapeutique peuvent être effectués ; 1.3. à interdire toute création d’embryons humains par fécondation in vitro à des fins de recherche de leur vivant ou après leur mort ; 1.4. à interdire tout ce qu’on pourrait définir comme des manipulations ou déviations non désirables de ces techniques, entre autres : (...) – la recherche sur des embryons humains viables ; – l’expérimentation sur des embryons vivants, viables ou non ; (...) » B. Recommandation 1100 (1989) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur l’utilisation des embryons et fœtus humains dans la recherche scientifique « (...) Considérant que l’embryon humain, bien qu’il se développe en phases successives indiquées par diverses dénominations (...), manifeste aussi une différenciation progressive de son organisme et maintient néanmoins en continuité son identité biologique et génétique, Rappelant la nécessité d’une coopération européenne et d’une réglementation aussi large que possible qui permettent de surmonter les contradictions, les risques et l’inefficacité prévisible de normes exclusivement nationales dans les domaines concernés, (...) » Les passages pertinents de l’annexe à cette recommandation se lisent ainsi : « B. Sur des embryons préimplantatoires vivants : Conformément aux Recommandations 934 (1982) et 1046 (1986), les recherches in vitro sur des embryons viables ne doivent être autorisées que : – s’il s’agit de recherches appliquées de caractère diagnostique ou effectuées à des fins préventives ou thérapeutiques ; – si elles n’interviennent pas sur leur patrimoine génétique non pathologique. (...) les recherches sur les embryons vivants doivent être interdites, notamment : – si l’embryon est viable ; – s’il y a la possibilité d’utiliser un modèle animal ; – si ce n’est pas prévu dans le cadre de projets dûment présentés et autorisés par les autorités sanitaires ou scientifiques compétentes ou, par délégation, par la commission nationale multidisciplinaire concernée ; – si elles ne respectent pas les délais prescrits par les autorités susdites. (...) H. Don d’éléments du matériel embryonnaire humain : Le don d’éléments du matériel embryonnaire humain doit être autorisé uniquement s’il a pour but la recherche scientifique, à des fins diagnostiques, préventives ou thérapeutiques. Sa vente sera interdite. La création et/ou le maintien en vie intentionnels d’embryons ou fœtus, in vitro ou in utero, dans un but de recherche scientifique, par exemple pour en prélever du matériel génétique, des cellules, des tissus ou des organes, doivent être interdits. Le don et l’utilisation d’éléments du matériel embryonnaire humain ne doivent être permis que si les géniteurs ont donné librement et par écrit leur consentement préalable. Le don d’organes doit être dépourvu de tout caractère mercantile. L’achat et la vente d’embryons, de fœtus ou de leurs composants par les géniteurs ou des tiers, de même que leur importation ou leur exportation, doivent également être interdits. Le don et l’emploi de matériels embryonnaires humains dans la fabrication d’armes biologiques dangereuses et exterminatrices doivent être interdits. Pour l’ensemble de la présente recommandation, par « viables » on entend les embryons qui ne présentent pas de caractéristiques biologiques susceptibles d’empêcher leur développement ; d’autre part, la non-viabilité des embryons et des fœtus humains devra être déterminée exclusivement par des critères biologiques objectifs, fondés sur les défectuosités intrinsèques de l’embryon. » C. La Convention du Conseil de l’Europe pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine : Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine (Convention d’Oviedo) du 4 avril 1997 Article 2 – Primauté de l’être humain « L’intérêt et le bien de l’être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science. » Article 18 – Recherche sur les embryons in vitro « 1. Lorsque la recherche sur les embryons in vitro est admise par la loi, celle-ci assure une protection adéquate de l’embryon. La constitution d’embryons humains aux fins de recherche est interdite. » Article 27 – Protection plus étendue « Aucune des dispositions de la présente Convention ne sera interprétée comme limitant ou portant atteinte à la faculté pour chaque Partie d’accorder une protection plus étendue à l’égard des applications de la biologie et de la médecine que celle prévue par la présente Convention. » D. Protocole additionnel à la Convention d’Oviedo, relatif à la recherche biomédicale du 25 janvier 2005 Article 2 – Champ d’application « 1. Le présent Protocole s’applique à l’ensemble des activités de recherche dans le domaine de la santé impliquant une intervention sur l’être humain. Le Protocole ne s’applique pas à la recherche sur les embryons in vitro. Il s’applique à la recherche sur les fœtus et les embryons in vivo. (...) » E. Le rapport du groupe de travail sur la protection de l’embryon et du fœtus humains du Comité directeur pour la bioéthique, rendu public le 19 juin 2003 – Conclusion « Ce rapport a pour but de présenter une vue d’ensemble des positions actuelles en Europe sur la protection de l’embryon humain in vitro et des arguments qui les sous-tendent. Il montre un large consensus sur la nécessité d’une protection de l’embryon in vitro. Néanmoins, la définition du statut de l’embryon reste un domaine où l’on rencontre des différences fondamentales reposant sur des arguments forts. Ces divergences sont, dans une large mesure, à l’origine de celles rencontrées sur les questions ayant trait à la protection de l’embryon in vitro. Toutefois, même en l’absence d’accord sur le statut de l’embryon, la possibilité de réexaminer certaines questions à la lumière des récents développements dans le domaine biomédical et des avancées thérapeutiques potentielles, pourrait être envisagée. Dans ce contexte, tout en reconnaissant et respectant les choix fondamentaux des différents pays, il semble possible et souhaitable – au regard de la nécessité de protéger l’embryon in vitro reconnue par tous les pays – d’identifier des approches communes afin d’assurer des conditions adéquates d’application des procédures impliquant la constitution et l’utilisation d’embryons in vitro. Ce rapport se veut une aide à la réflexion vers cet objectif. » F. Résolution 1352 (2003) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative à la recherche sur les cellules souches humaines « (...) Les cellules souches humaines peuvent provenir d’un nombre croissant de tissus et de fluides présents dans le corps d’êtres humains de tous âges, et pas seulement de sources embryonnaires. (...) Le prélèvement de cellules souches embryonnaires implique pour le moment la destruction d’embryons humains. (...) L’Assemblée fait observer que nombre de lignées de cellules souches embryonnaires humaines susceptibles de servir à la recherche scientifique sont déjà disponibles dans le monde. (...) La destruction d’êtres humains à des fins de recherche est contraire au droit de tout être humain à la vie et à l’interdiction morale de toute instrumentalisation de l’être humain. En conséquence, l’Assemblée invite les États membres : 1. à favoriser la recherche sur les cellules souches à condition qu’elle respecte la vie des êtres humains à tous les stades de leur développement ; 2. à encourager les techniques scientifiques qui ne sont pas controversées des points de vue social et éthique afin de tirer un meilleur parti de la pluripotence cellulaire et de mettre au point de nouvelles méthodes de médecine régénérative ; 3. à signer et à ratifier la Convention d’Oviedo pour rendre effective l’interdiction de la constitution d’embryons humains aux fins de recherche ; 4. à promouvoir des programmes de recherche fondamentale européens communs portant sur les cellules souches adultes ; 5. à garantir que, dans les pays où de telles recherches sont admises, toute recherche sur des cellules souches impliquant la destruction d’embryons humains est dûment autorisée et surveillée par les instances nationales appropriées ; 6. à respecter les décisions des pays lorsque ceux-ci choisissent de ne pas participer à des programmes internationaux de recherche contraires aux valeurs éthiques consacrées par leur législation nationale et à ne pas escompter que ces pays contribuent directement ou indirectement à ces recherches ; 7. à privilégier l’éthique de la recherche plutôt que les aspects purement utilitaires et financiers ; 8. à promouvoir la création de structures permettant à des scientifiques et à des représentants de la société civile d’examiner différents types de projets de recherche sur les cellules souches humaines, en vue d’augmenter la transparence et la responsabilité démocratique. » G. Recommandation Rec (2006)4 du Comité des Ministres aux États membres sur la recherche utilisant du matériel biologique d’origine humaine, adoptée par le Comité des Ministres le 15 mars 2006 Cette recommandation, qui ne s’applique pas aux matériels biologiques embryonnaires et fœtaux (article 2 § 3), a pour but de sauvegarder les droits fondamentaux des personnes dont le matériel biologique pourrait être inclus dans un projet de recherche après avoir été recueilli et stocké i) pour un projet de recherche spécifique antérieur à l’adoption de la recommandation, ii) pour des recherches futures non spécifiées ou iii) comme matériel résiduel initialement prélevé à des fins cliniques ou médico-légales. Cette recommandation vise, entre autres, à promouvoir la mise en place de codes de bonnes pratiques de la part des États membres et à réduire au minimum les risques liés aux activités de recherche concernant la vie privée des personnes. Elle fixe également des règles régissant l’obtention et les collections de matériel biologique. H. Résolution 1934 (2013) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative à l’éthique dans la science et la technologie « 2. (...) l’Assemblée estime qu’une réflexion éthique plus concertée devrait être menée aux niveaux national, suprarégional et mondial sur les objectifs et les usages de la science et de la technologie, sur les instruments et méthodes qu’elles emploient, sur leurs possibles conséquences et effets indirects, et sur le système global de règles et de comportements dans lequel elles s’inscrivent. L’Assemblée considère qu’une structure permanente de réflexion éthique au niveau mondial permettrait de traiter les questions éthiques comme une « cible mouvante », au lieu de fixer un « code éthique », et de remettre à plat, de manière périodique, les concepts en vigueur, même les plus fondamentaux, comme la définition de l’« identité humaine » ou de la « dignité humaine ». 4 L’Assemblée salue l’initiative de l’Unesco [Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture] qui a créé la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies (COMEST) en vue d’engager une réflexion éthique permanente et d’étudier les possibilités de rédiger et de réviser périodiquement un ensemble de principes éthiques fondamentaux fondés sur la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle considère que le Conseil de l’Europe devrait contribuer à ce processus. À cet égard, l’Assemblée recommande au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe d’envisager la création d’une structure souple et informelle de réflexion éthique, par le biais d’une coopération entre les commissions compétentes de l’Assemblée et les membres des comités d’experts concernés, parmi lesquels le Comité de bioéthique (DH-BIO), en vue d’identifier les nouveaux enjeux éthiques et les principes éthiques fondamentaux susceptibles d’orienter l’action politique et juridique en Europe. Pour renforcer le cadre européen commun d’éthique dans la science et la technologie, l’Assemblée recommande aux États membres qui ne l’ont pas encore fait de signer et de ratifier la Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine : Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine (STE no 164, « Convention d’Oviedo ») et ses protocoles, et de participer pleinement aux travaux du Comité de bioéthique. (...) L’Assemblée invite l’Union européenne et l’Unesco à coopérer avec le Conseil de l’Europe pour renforcer le cadre européen commun d’éthique dans la science et la technologie, et, à cette fin : 1. à créer des plates-formes européennes et régionales permettant d’échanger régulièrement des expériences et des bonnes pratiques couvrant tous les domaines de la science et de la technologie, en utilisant l’expérience acquise dans le cadre de la Conférence européenne des comités nationaux d’éthique (COMETH) lancée par le Conseil de l’Europe et, plus récemment, du Forum des comités nationaux d’éthique (Forum des CNE) financé par la Commission européenne, et des réunions du Comité de bioéthique du Conseil de l’Europe ; 2. à rédiger et à réviser périodiquement un ensemble de principes éthiques fondamentaux à appliquer dans tous les domaines de la science et de la technologie ; 3. à proposer des orientations supplémentaires pour aider les États membres à harmoniser les règles éthiques et les procédures de suivi, en s’appuyant sur les effets positifs des exigences éthiques énoncées dans le septième programme-cadre de la Commission européenne pour des actions de recherche et de développement technologique (2007-2013) (7e PC). » IV. DROIT ET ÉLÉMENTS PERTINENTS DE L’UNION EUROPÉENNE A. Le Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies (GEE) auprès de la Commission européenne Mis en place en 1991 par la Commission européenne, le GEE est un organisme indépendant composé d’experts ayant pour mission de soumettre des avis à la Commission européenne sur les questions éthiques liées à la science et aux nouvelles technologies. Le GEE a rendu deux avis concernant l’utilisation d’embryons in vitro à des fins de recherche. Avis no 12 : Les aspects éthiques de la recherche impliquant l’utilisation d’embryons humains dans le contexte du cinquième programme-cadre de recherche, 23 novembre 1998 Cet avis a été publié à la demande de la Commission européenne à la suite de la proposition du Parlement européen d’exclure des financements européens les projets de recherche impliquant la destruction d’embryons humains dans le cadre du cinquième programme-cadre. Ses passages pertinents se lisent comme suit : « 2.6. (...) Dans le cadre des programmes de recherche européens, la question de la recherche sur l’embryon humain doit être envisagée tant du point de vue du respect des principes éthiques fondamentaux communs à tous les États membres qu’en tenant compte de la diversité des conceptions philosophiques et éthiques exprimées à travers les différentes pratiques et réglementations nationales en vigueur en ce domaine. (...) 8. à la lumière des principes et précisions précédemment évoqués, le Groupe estime qu’il est conforme à la dimension éthique du cinquième programme-cadre communautaire de ne pas exclure a priori des financements communautaires, les recherches sur l’embryon humain qui font l’objet de choix éthiques divergents selon les pays (...) » Avis no 15 : Les aspects éthiques de la recherche sur les cellules souches humaines et leur utilisation, 14 novembre 2000 Les passages pertinents de cet avis sont ainsi libellés : « 2.3. Pluralisme et éthique européenne (...) Dans le contexte du pluralisme européen, il appartient à chaque État membre d’interdire ou d’autoriser les recherches sur l’embryon. Dans ce dernier cas, le respect de la dignité humaine implique que l’on règlemente les recherches sur l’embryon et que l’on prévoie des garanties contre le risque d’expérimentation arbitraire et d’instrumentalisation de l’embryon humain. 5. Acceptabilité éthique du domaine de recherche concerné Le Groupe note que, dans certains pays, la recherche sur l’embryon est interdite. En revanche, dans les pays où elle est autorisée afin d’améliorer le traitement de l’infertilité, on peut difficilement trouver un argument à invoquer pour une extension du champ de ces recherches visant à mettre au point de nouveaux traitements contre les maladies ou lésions graves. En effet, comme dans le cas de la recherche sur l’infertilité, la recherche sur les cellules souches vise à soulager la souffrance humaine. Dans tous les cas, les embryons qui ont servi pour des travaux de recherche sont destinés à être détruits. Par conséquent, il n’y a pas d’argument pour exclure le financement de ce type de recherches au titre du programme-cadre de recherche de l’Union européenne si elles satisfont aux exigences éthique et légales définies dans ce programme. » B. Règlement (CE) no 1394/2007 du Parlement européen et du Conseil du 13 novembre 2007 concernant les médicaments de thérapie innovante et modifiant la directive 2001/83/CE ainsi que le règlement (CE) no 726/2004 « (...) Il importe que la réglementation des médicaments de thérapie innovante au niveau communautaire ne porte pas atteinte aux décisions prises par les États membres concernant l’opportunité d’autoriser l’utilisation de tel ou tel type de cellules humaines, par exemple les cellules souches embryonnaires, ou de cellules animales. Il convient qu’elle n’influence pas non plus l’application des législations nationales interdisant ou limitant la vente, la distribution ou l’utilisation de médicaments contenant de telles cellules, consistant dans de telles cellules ou issus de celles-ci. (...) » C. L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE) du 18 octobre 2011 (C-34/10 Oliver Brüstle c. Greenpeace eV) Par cet arrêt, rendu sur renvoi préjudiciel de la Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof) allemande, la CJCE s’est prononcée sur l’interprétation à donner à la directive 98/44/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques. La partie de la directive en cause était celle qui, tempérant le principe selon lequel l’utilisation d’embryons humains à des fins industrielles ou commerciales n’est pas brevetable, précise que cette exclusion ne concerne pas « les inventions ayant un objectif thérapeutique ou diagnostique qui s’appliquent à l’embryon humain et lui sont utiles ». La CJCE a précisé que la directive litigieuse ne vise pas à réglementer l’utilisation d’embryons humains dans le cadre de recherches scientifiques : son objet se limite à la brevetabilité des inventions biotechnologiques. Elle a ensuite estimé que les inventions qui impliquent l’utilisation d’embryons humains restent exclues de toute brevetabilité même lorsqu’elles peuvent se revendiquer d’une finalité de recherche scientifique (une telle finalité ne pouvant pas, en matière de brevets, être distinguée des autres fins industrielles et commerciales). La CJCE a indiqué en même temps que les inventions impliquant une utilisation à des fins thérapeutiques ou diagnostiques applicable à l’embryon humain et utile à celui-ci ne sont pas concernées par cette exclusion. D. Les financements de l’Union européenne en matière de recherche et de développement technologique Depuis 1984, l’Union européenne déploie des fonds pour la recherche scientifique à travers des programmes-cadres couvrant des périodes qui s’étalent sur plusieurs années. Les parties pertinentes de la décision no 1982/2006/CE du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006 relative au septième programme-cadre de la Communauté européenne pour des actions de recherche, de développement technologique et de démonstration (2007-2013) se lisent comme suit : Article 6 – Principes éthiques « 1. Toutes les actions de recherche menées au titre du septième programme-cadre sont réalisées dans le respect des principes éthiques fondamentaux. Les activités de recherche suivantes ne font pas l’objet d’un financement au titre du septième programme-cadre : Les activités de recherche sur les cellules souches humaines, adultes ou embryonnaires, peuvent être financées en fonction à la fois du contenu de la proposition scientifique et du cadre juridique de(s) l’État(s) membre(s) intéressé(s). (...) » Les parties pertinentes du Règlement (UE) no 1291/2013 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2013 portant établissement du programme-cadre pour la recherche et l’innovation « Horizon 2020 » (2014-2020) et abrogeant la décision no 1982/2006/CE se lisent ainsi : Article 19 – Principes éthiques « 1. Toutes les activités de recherche et d’innovation menées au titre d’Horizon 2020 respectent les principes éthiques et les législations nationales, européennes et internationales pertinentes, y compris la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que la Convention européenne des droits de l’homme et ses protocoles additionnels. (...) (...) Sont exclus de tout financement les domaines de recherche suivants: a) les activités de recherche en vue du clonage humain à des fins de reproduction; b) les activités de recherche visant à modifier le patrimoine génétique d’êtres humains, qui pourraient rendre cette altération héréditaire ; c) les activités de recherche visant à créer des embryons humains uniquement à des fins de recherche ou pour l’approvisionnement en cellules souches, notamment par transfert nucléaire de cellules somatiques. Les activités de recherche sur les cellules souches humaines, adultes et embryonnaires, peuvent être financées en fonction à la fois du contenu de la proposition scientifique et du cadre juridique des États membres intéressés. Aucun financement n’est accordé aux activités de recherche interdites dans l’ensemble des États membres. Aucune activité n’est financée dans un État membre où ce type d’activités est interdit. (...) » E. La Communication de la Commission européenne relative à l’initiative citoyenne européenne « Un de nous » COM(2014) 355 final (Bruxelles, 28 mai 2014) Le 10 avril 2014, l’initiative citoyenne « Un de nous » avait proposé des modifications législatives tendant à exclure des financements européens les projets scientifiques impliquant la destruction d’embryons humains. Dans sa communication du 28 mai 2014, la Commission européenne a considéré qu’elle ne pouvait pas faire droit à cette demande au motif que sa proposition de financement des projets en question tenait compte de considérations éthiques, des avantages potentiels pour la santé et du soutien de l’Union à la recherche sur les cellules souches. V. ÉLÉMENTS DE DROIT INTERNATIONAL PERTINENTS A. Le rapport du Comité international de bioéthique de l’Unesco (CIB) sur les aspects éthiques des recherches sur les cellules embryonnaires (6 avril 2001) Les parties pertinentes des conclusions de ce rapport se lisent comme suit : « A. Le CIB reconnaît que les recherches sur les cellules souches embryonnaires humaines sont une question sur laquelle il est souhaitable qu’un débat s’engage au niveau national pour déterminer quelle position doit être adoptée au sujet de ces recherches, même si cette position vise à ce qu’elles ne soient pas menées. Il préconise que des débats s’engagent dans les instances nationales appropriées, permettant l’expression d’une pluralité d’opinions, en vue, dans toute la mesure du possible, de parvenir à un consensus fixant les limites de ce qui est acceptable dans ce champ nouveau et important de la recherche thérapeutique. Un processus permanent d’éducation et d’information dans ce domaine devrait s’instaurer. Les États devraient prendre les mesures appropriées pour amorcer un dialogue continu au sein de la société sur les questions éthiques soulevées par ces recherches, associant tous les acteurs concernés. B. Quel que soit le type de recherches autorisé concernant l’embryon, des mesures devraient être prises pour garantir que ces recherches sont menées dans un cadre législatif ou réglementaire qui accorderait le poids nécessaire aux considérations éthiques et fixerait des principes directeurs adéquats. Si l’on envisage d’autoriser que des dons d’embryons surnuméraires au stade préimplantatoire, provenant de traitements de FIV, soient consentis pour des recherches sur les cellules souches embryonnaires à des fins thérapeutiques, une attention particulière sera accordée à la dignité et aux droits des deux parents donneurs. Il est donc essentiel que le don n’ait lieu qu’après que les donneurs ont été pleinement informés des implications de ces recherches et ont donné leur consentement préalable, libre et éclairé. Les finalités de ce type de recherches et la manière dont elles sont conduites devraient faire l’objet d’une évaluation par les comités d’éthique appropriés, qui devraient être indépendants des chercheurs concernés. Dans ce processus, il faudrait prévoir une évaluation a posteriori de ces recherches. (...) » B. Arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme Artavia Murillo et autres (fécondation in vitro) c. Costa Rica (exceptions préliminaires, fond, réparations et frais et dépens), 28 novembre 2012, série C no 257 Dans cette affaire, la Cour interaméricaine s’est prononcée sur l’interdiction d’effectuer des fécondations in vitro au Costa Rica. Elle a estimé, entre autres, que l’embryon ne pouvait pas être considéré comme une « personne » au sens de l’article 4 § 1 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (qui protège le droit à la vie), la « conception » n’ayant lieu qu’à partir du moment où l’embryon est implanté dans l’utérus. VI. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ D’après les informations dont la Cour dispose sur la législation de quarante États membres en matière d’utilisation d’embryons humains à des fins de recherche scientifique, trois pays (la Belgique, le Royaume-Uni et la Suède) autorisent la recherche scientifique sur des embryons humains aussi bien que la création de tels embryons à des fins de recherche. La création d’embryons pour la recherche scientifique est interdite dans quatorze pays. Toutefois, la recherche sur les embryons surnuméraires y est généralement permise, sous certaines conditions. À l’instar de l’Italie, trois États membres (l’Allemagne, l’Autriche et la Slovaquie) interdisent en principe les recherches scientifiques sur les embryons, ne les autorisant que dans des cas très restreints, notamment lorsqu’elles visent à la protection de la santé de l’embryon ou lorsqu’elles sont menées sur des lignées cellulaires provenant de l’étranger. En Slovaquie, les recherches sur des embryons sont strictement interdites, sauf celles à caractère thérapeutique qui visent à apporter un bénéfice en termes de santé aux personnes qui y participent directement. En Allemagne, l’importation et l’utilisation de cellules embryonnaires à des fins de recherche sont en principe interdites par la loi. Elles ne sont autorisées qu’à titre exceptionnel, sous de strictes conditions. Quant à l’Autriche, la loi dispose que les « cellules viables » ne peuvent être utilisées pour des fins autres que la fertilisation in vitro. Toutefois, la notion de « cellules viables » n’y est pas définie. D’après la pratique et la doctrine, l’interdiction prévue par la loi ne concernerait que les cellules embryonnaires dites « totipotentes ». Dans quatre pays (Andorre, Croatie, Lettonie, et Malte), la loi interdit expressément toute recherche sur les cellules souches embryonnaires. Seize pays ne prévoient pas de réglementation en la matière. Il s’agit de l’Arménie, de l’, de la Bosnie-Herzégovine, de la Géorgie, de l’Irlande, du Liechtenstein, de la Lituanie, du Luxembourg, de la République de Moldova, de Monaco, de la Pologne, de la Roumanie, de la Russie, de Saint-Marin, de la Turquie et de l’Ukraine. Parmi ces États, certains ont une pratique plutôt restrictive (par exemple, la Turquie et l’Ukraine), d’autres une pratique plutôt permissive (par exemple, la Russie).
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I. LE CONTEXTE DES AFFAIRES Les requérants sont des délinquants ayant été reconnus pénalement irresponsables de leurs actes et pour lesquels une mesure d’internement a été prononcée en application des articles 1 et 7 de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels (« loi de défense sociale » ; voir Claes c. Belgique, no 43418/09, §§ 44-45, 10 janvier 2013). Ces mesures ont à chaque fois été ordonnées au motif que la sécurité de la société et le traitement des requérants exigeaient leur internement. II. LES FAITS PROPRES À CHAQUE AFFAIRE A. Requête no 49861/12 Une première mesure d’internement fut prononcée à l’encontre du requérant le 11 décembre 1979 par la chambre du conseil du tribunal de première instance d’Arlon pour un délit sexuel. Une nouvelle mesure d’internement fut prononcée par le tribunal correctionnel de Turnhout le 14 janvier 1997 pour des faits d’incendie volontaire. Après sept libérations conditionnelles et réincarcérations, le 19 mai 2006, la Commission de défense sociale (« CDS ») de Gand mit une nouvelle fois le requérant en liberté conditionnelle à condition qu’il séjourne à l’hôpital psychiatrique de Zelzate. Après deux semaines dans cet établissement, le 12 juin 2006, le requérant fut réincarcéré à l’aile psychiatrique de la prison de Louvain du fait de son comportement agressif à l’égard du personnel de l’hôpital. Le requérant est diagnostiqué comme une personne handicapée mentale, psychotique chronique avec un comportement extrêmement difficile. La CDS ordonna à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Louvain jusqu’à ce qu’une possibilité de reclassement dans un cadre résidentiel soit trouvée. La CDS estimait que le requérant devait être placé dans un établissement de sécurité moyenne ou dans un établissement de l’Agence flamande pour les personnes handicapées (Vlaams Agentschap voor Personen met een Handicap, « VAPH »). Après un bref passage à la prison de Merksplas où le requérant séjourna parmi les détenus ordinaires, le requérant fut transféré, à sa propre demande, vers l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout. Le 13 juin 2008, le requérant cita l’État devant le président du tribunal de première instance de Turnhout, siégeant en référé, afin d’obtenir son transfèrement endéans les quatorze jours, sous peine d’astreinte, vers un établissement psychiatrique approprié à son état de santé mentale. À titre subsidiaire, il demanda que soient désignés un psychiatre ainsi qu’un infirmier psychiatrique qui puissent assurer la prise en charge et le traitement du requérant. Le 30 avril 2009, le président du tribunal déclara la demande non fondée. Il considéra que le juge des référés n’était pas compétent pour décider du lieu de l’exécution d’une mesure d’internement et que cette compétence appartenait à la CDS. Le 9 juin 2010, la cour d’appel d’Anvers, statuant en référé, confirma le jugement précité et estima que l’existence d’une situation manifestement irrégulière pouvant donner lieu à une intervention en référé n’avait pas été démontrée. Par un arrêt du 8 décembre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Au cours d’une permission de sortie en septembre 2011, le requérant s’enfuit vers les Pays-Bas. Le 9 décembre 2011, le tribunal régional (rechtbank) d’Amsterdam décida, sur la base d’un mandat d’arrêt européen délivré par les autorités belges, de rendre le requérant aux autorités belges. Le requérant s’y opposa, sans succès. Sur décision de la CDS de Gand du 23 janvier 2012, le requérant réintégra alors la prison de Louvain. Depuis le 23 avril 2013, le requérant est détenu dans l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout où il séjournait toujours au moment des dernières informations fournies au dossier le 3 mars 2014. B. Requête no 49870/12 Une première mesure d’internement fut prononcée à l’encontre du requérant par une ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de première instance d’Anvers du 3 mai 1994. Après trois libérations conditionnelles et réincarcérations, le 31 décembre 2005, la CDS d’Anvers mit une nouvelle fois le requérant en liberté à l’essai. Le 24 janvier 2006, le requérant fut réincarcéré à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas parce qu’il avait proféré des menaces de mort envers des membres du personnel de l’établissement où il était placé. Le requérant est diagnostiqué comme ayant une problématique psychotique, aggravée par une consommation de drogue et un trouble de la personnalité antisociale. Il serait agressif et un risque élevé de récidive serait présent. La CDS ordonna à intervalles réguliers le maintien du requérant à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas puis à la prison de Louvain jusqu’à ce qu’une possibilité de prise en charge dans une institution psychiatrique ou dans un établissement de sécurité moyenne soit trouvée. Le 9 avril 2008, le requérant cita l’État devant le président du tribunal de première instance de Turnhout, siégeant en référé, afin d’être transféré endéans les quatorze jours, sous peine d’astreinte, vers une institution psychiatrique adaptée en exécution des décisions de la CDS. À titre subsidiaire, il demanda que soient désignés un psychiatre ainsi qu’un infirmier psychiatrique qui puissent assurer la prise en charge et le traitement du requérant. Le 23 avril 2009, le président du tribunal déclara la demande non fondée. Il considéra que le juge des référés n’était pas compétent pour décider du lieu de l’exécution d’une mesure d’internement et que cette compétence appartenait à la CDS. En outre, le président estima que l’existence d’une situation manifestement irrégulière pouvant donner lieu à une intervention en référé n’avait pas été démontrée. Le 9 juin 2010, la cour d’appel d’Anvers, statuant en référé, confirma le jugement précité. Par un arrêt du 8 décembre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Entre-temps, au courant de l’année 2010, le requérant fut une nouvelle fois mis en liberté à l’essai et il fut pris en charge par l’hôpital psychiatrique Saint-Camille de Bierbeek. Après deux semaines dans cet établissement, le requérant fut réincarcéré à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas au motif qu’il ne voulait pas participer au traitement. Le 9 avril 2013, la CDS confirma une nouvelle fois le maintien du requérant à la prison de Merksplas jusqu’à ce qu’une possibilité de prise en charge dans une institution psychiatrique ou dans un établissement de sécurité moyenne soit trouvée. Le 23 mai 2013, la Commission supérieure de défense sociale déclara l’appel du requérant non fondé. Le 30 mai 2013, la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par le requérant. Le requérant fut mis en liberté à l’essai sur décision de la CDS du 13 décembre 2013 et placé à l’hôpital psychiatrique Saint-Camille à Bierbeek où il séjournait toujours au moment des dernières informations fournies au dossier le 3 mars 2014. III. LA SITUATION EN DROIT ET EN PRATIQUE EN MATIÈRE D’INTERNEMENT EN BELGIQUE Les dispositions légales applicables et la description des structures d’internement en Belgique en général figurent dans l’arrêt Van Meroye c. Belgique (no 330/09, §§ 36-60, 9 janvier 2014). La Cour a également rendu quatre arrêts antérieurs concernant la régularité de l’internement en Belgique de personnes délinquantes souffrant de troubles mentaux au sein d’ailes psychiatriques de prisons ordinaires. Des extraits pertinents de documents internes et internationaux relatifs aux problèmes structurels rencontrés en Belgique dans ce domaine figurent dans ces arrêts (L.B. c. Belgique, no 22831/08, §§ 72-74, 2 octobre 2012, Claes, précité, §§ 42-69 et 70-72, Dufoort c. Belgique, no 43653/09, §§ 37-62 et 63-65, 10 janvier 2013, et Swennen c. Belgique, no 53448/10, §§ 29-53 et 54-56, 10 janvier 2013).
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I. LE CONTEXTE DES AFFAIRES Les requérants sont des délinquants ayant été reconnus pénalement irresponsables de leurs actes et pour lesquels une mesure d’internement a été prononcée en application des articles 1 et 7 de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels (« loi de défense sociale » ; voir Claes c. Belgique, no 43418/09, §§ 44-45, 10 janvier 2013). Ces mesures sont à chaque fois ordonnées au motif que la sécurité de la société et le traitement des requérants exigent leur internement. II. LES FAITS PROPRES À CHAQUE AFFAIRE A. Requête no 49484/11 Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers du 21 novembre 2002, le requérant fut interné pour des faits qualifiés d’homicide volontaire sur son beau-père. Un diagnostic de trouble de la personnalité antisociale fut posé, combiné à un degré d’intelligence de faiblement normal à peu doué. Le requérant fut initialement détenu à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. Après un passage à la prison de Gand, le requérant fut finalement interné dans l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout le 1er juin 2004. Il y a été détenu en continu depuis lors. De 2004 à 2010, la Commission de défense sociale (« CDS ») d’Anvers ordonna à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Turnhout. Elle demanda également à plusieurs reprises à ce qu’il soit procédé à une pré-thérapie. Le 26 octobre 2010, la CDS d’Anvers reporta l’examen de l’affaire pendant six mois au motif que le requérant ne s’était pas présenté à l’audience sans justification valable. Le requérant fit appel de cette décision, considérant que par cette décision, la CDS confirmait de facto le maintien du requérant à Turnhout pour les six mois suivants. Le 9 décembre 2010, la Commission supérieure de défense sociale (« CSDS ») rejeta l’appel interjeté par le requérant. Elle estima qu’il n’y avait pas lieu d’ordonner une visite sur place de l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout. La CSDS considéra que l’état mental du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et que les conditions d’un reclassement n’étaient pas remplies. Par ailleurs, elle jugea que la prolongation de la détention d’un interné qui ne remplissait pas les conditions d’une mise en liberté conditionnelle ou définitive n’emportait pas violation de l’article 5 de la Convention. Par un arrêt du 1er mars 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima notamment que la CSDS avait apprécié l’état du requérant à la lumière des éléments concrets de l’affaire et à la lumière de l’article 5 § 1 de la Convention. D’après les informations fournies au dossier, le requérant est toujours interné à l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout. Le psychiatre de la prison estime que le requérant est atteint d’une psychopathie fondamentale avec un risque élevé de récidive et qu’il n’existe, à ce jour, aucune possibilité de traitement en Belgique. B. Requête no 53703/11 Par une ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de première instance d’Anvers du 23 juillet 1993, le requérant fut interné pour des faits qualifiés de viol sur mineur de moins de dix ans et attentat à la pudeur sur mineur de moins de seize ans. Le requérant, ayant un quotient intellectuel de 52, est considéré comme atteint d’une débilité mentale faible à modérée, conjuguée à un abus d’alcool. Le requérant fut interné à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. Il fut libéré à l’essai le 23 octobre 1997, puis réincarcéré le 17 mars 1998. Depuis lors, le requérant est détenu de manière continue à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas, dans le pavillon « De Haven ». La CDS d’Anvers confirma à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Merksplas jusqu’à ce qu’il soit en mesure de présenter une attestation de prise en charge par une institution de l’Agence flamande pour les personnes handicapées (Vlaams Agentschap voor Personen met een Handicap, ci-après « VAPH »). Le 1er décembre 2010, la CDS d’Anvers rejeta quatre diverses demandes du requérant : une visite des lieux n’était pas opportune compte tenu du fait que la CDS avait connaissance des conditions dans lesquelles le requérant était interné ; ces conditions étaient adaptées au trouble mental du requérant de telle sorte que sa détention avait lieu dans un établissement approprié ; le fait que le requérant pourrait être transféré vers un établissement de la VAPH n’enlevait rien au précédent constat ; l’état mental du requérant nécessitait la poursuite de la privation de liberté ; le fait que le requérant était privé de liberté depuis longtemps ne changeait rien au précédent constat. Par conséquent, la CDS décida une nouvelle fois du maintien du requérant à Merksplas jusqu’à ce qu’il soit en mesure de présenter une attestation de prise en charge par une institution de la VAPH. Le 6 janvier 2011, la CSDS confirma la décision de la CDS, considérant que l’état de santé du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’il ne remplissait pas les conditions d’un reclassement. Aussi, la CSDS ne pouvait pas ordonner le transfèrement du requérant vers une institution psychiatrique adaptée tant qu’une preuve d’acceptation de prise en charge n’était pas fournie. Par ailleurs, elle estima que la détention d’une personne qui ne remplissait pas les conditions pour sa mise en liberté n’emportait pas violation des articles 5 et 13 de la Convention. Par un arrêt du 22 mars 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima notamment que la CSDS avait apprécié l’état du requérant à la lumière des éléments concrets de l’affaire et à la lumière de l’article 5 § 1 de la Convention. Le 23 mai 2013, la CDS d’Anvers ordonna, en application de l’article 14 de la loi de défense sociale, le placement immédiat du requérant à LIMES, une institution spécialisée pour les personnes avec des déficiences mentales à Saint-Trond. Le 5 juin 2013, le coordinateur de LIMES informa le requérant qu’il n’y avait pas de place pour l’accueillir. Le 28 novembre 2013, le requérant cita l’État devant le président du tribunal de première instance de Bruxelles, siégeant en référé, afin d’obtenir, sous peine d’astreinte, l’exécution de la décision de la CDS du 23 mai 2013. Au moment des dernières informations fournies au dossier, le 3 mars 2014, cette citation en référé était pendante et le requérant était toujours détenu à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. C. Requête no 4710/12 Le requérant fut une première fois interné entre le 31 mai 1995 et le 24 mars 1998 pour des faits de viol et d’attentat à la pudeur. À cette dernière date, il fut libéré à l’essai, puis mis en liberté définitive le 2 mars 2001. Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers du 7 juillet 2006, le requérant fut interné une nouvelle fois pour des faits qualifiés d’attentat à la pudeur sur mineur de moins de seize ans. Un diagnostic de dysfonctionnement sexuel fut posé, consistant en de la pédophilie avec des distorsions cognitives et de l’impulsivité. Le requérant fut placé à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. En dehors de quelques courtes permissions de sortie journalières pour voir sa famille, il y a été détenu en continu depuis sa réincarcération. De 2006 à 2008, la CDS d’Anvers ordonna à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Merksplas et demanda également à ce qu’il soit procédé à une pré-thérapie. Depuis sa décision du 14 octobre 2008, la CDS confirma à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Merksplas jusqu’à ce qu’il soit en mesure de présenter une attestation de prise en charge par une institution spécialisée pour les comportements sexuels déviants. Le 1er décembre 2010, la CDS d’Anvers rejeta diverses demandes du requérant : une visite des lieux n’était pas opportune compte tenu du fait que la CDS avait connaissance des conditions dans lesquelles le requérant était interné ; nonobstant l’absence d’une thérapie psychiatrique pour comportement sexuel déviant, les conditions de détention du requérant n’étaient pas inappropriées à son trouble mental ; tant que le requérant continuait de nier les faits pour lesquels il avait été interné, tout traitement psychiatrique était inutile et de ce fait, et il ne pouvait pas être reproché aux institutions spécialisées de ne pas vouloir entamer une thérapie avec le requérant ; ainsi, le transfèrement du requérant vers une telle institution apparaissait inutile ; le trouble mental du requérant empêchait sa mise en liberté sans thérapie. Par conséquent, la CDS décida une nouvelle fois du maintien du requérant à Merksplas jusqu’à ce qu’il soit en mesure de présenter une attestation de prise en charge par une institution spécialisée dans le traitement de comportements sexuels déviants. Le 6 janvier 2011, la CSDS confirma la décision de la CDS, considérant que l’état de santé du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’il ne remplissait pas les conditions d’un reclassement. Aussi, la CSDS ne pouvait pas ordonner le transfèrement du requérant vers une institution psychiatrique adaptée tant qu’une preuve d’acceptation de prise en charge n’était pas fournie. Par ailleurs, elle estima que la détention d’une personne qui ne remplissait pas les conditions pour sa mise en liberté n’emportait pas violation des articles 5 et 13 de la Convention. Par un arrêt du 3 mai 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima notamment que la CSDS avait apprécié l’état du requérant à la lumière des éléments concrets de l’affaire et à la lumière de l’article 5 § 1 de la Convention. Le 17 octobre 2013, le requérant cita l’État devant le président du tribunal de première instance de Bruxelles, siégeant en référé, afin d’obtenir, sous peine d’astreinte, la mise en œuvre d’une thérapie pendant sa détention afin de mettre fin à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention qu’il alléguait. Au moment des dernières informations fournies au dossier, le 3 mars 2014, cette citation en référé était pendante et le requérant était toujours interné à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. D. Requête no 15969/12 Par une ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de première instance de Termonde du 11 juin 2004, le requérant fut interné pour des faits qualifiés d’incendie volontaire. Le requérant fut également interné par un arrêté ministériel du 24 novembre 2004 pris en application de l’article 21 de la loi de défense sociale. Enfin, le tribunal correctionnel de Bruges ordonna l’internement du requérant par un jugement du 1er décembre 2005 pour des faits qualifiés d’extorsion et de port illégal d’arme. Un diagnostic de grave trouble de la personnalité fut posé incluant perversité, caractère antisocial, psychopathie et pédophilie d’opportunité avec un risque élevé de récidive. Le requérant fut placé à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. Il y a été détenu en continu depuis lors. La CDS de Gand ordonna à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Merksplas dans l’attente de son transfèrement vers un établissement de haute sécurité. Le 7 mars 2011, la CDS de Gand rejeta diverses demandes du requérant. Elle considéra qu’une visite des lieux n’était pas utile; qu’aucune institution n’avait accepté de prendre en charge le requérant compte tenu de la complexité de sa problématique et du peu de chances de succès d’une thérapie ; que compte tenu du refus du requérant de prendre toute forme de traitement médicamenteux, une pré-thérapie n’était pas possible en milieu pénitentiaire ; qu’il n’était pas possible de mettre le requérant en liberté compte tenu de la nécessité de protéger la société ; que tant le psychiatre de la prison que le service psycho-social étaient d’avis que le requérant devait être pris en charge dans un établissement avec un niveau de sécurité suffisant ; que cependant un tel établissement n’existait pas en Flandres mais qu’il était prévu qu’il soit opérationnel au plus tôt fin 2013 ; que compte tenu du contexte actuel d’un manque structurel de places dans des établissements à haute sécurité, l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas était l’endroit le plus indiqué pour apporter les soins nécessaires au requérant dans un milieu sécurisé. Par conséquent, la CDS conclut au maintien du requérant à la prison de Merksplas dans l’attente qu’un transfèrement vers un établissement de haute sécurité puisse être réalisé. Le 14 avril 2011, la CSDS déclara l’appel du requérant recevable mais non fondé. Elle considéra qu’il n’y avait pas lieu d’effectuer une visite de l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas, que l’état de santé du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’il ne remplissait pas les conditions d’un reclassement. Aussi, la CSDS ne pouvait pas ordonner le transfèrement immédiat du requérant vers une institution psychiatrique adaptée tant qu’une preuve d’acceptation de prise en charge n’était pas fournie. Par ailleurs, elle estima que la détention d’une personne qui ne remplissait pas les conditions pour sa mise en liberté conditionnelle ou définitive n’emportait pas violation des articles 5 et 13 de la Convention. Par un arrêt du 26 juillet 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima que le moyen invoqué par le requérant et tiré de la violation des articles 5 §§ 1 et 4 et 13 de la Convention était irrecevable dès lors que le requérant faisait référence à des faits et des décisions internes qui étaient étrangers à son propre dossier. En parallèle, le requérant cita l’État devant le président du tribunal de première instance de Bruxelles, siégeant en référé, afin d’obtenir, sous peine d’astreinte, son placement dans un établissement approprié. Par un jugement du 11 mars 2010, le président du tribunal déclara sa demande non fondée. Ce jugement fut confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 12 février 2013. La cour d’appel considéra que le juge des référés n’était pas compétent pour décider du lieu de l’exécution d’une mesure d’internement et que cette compétence revenait à la CDS. D’après les informations fournies au dossier, il n’apparaît pas que le requérant se soit pourvu en cassation contre ce dernier arrêt. Le requérant est toujours interné à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. E. Requête no 49863/12 Le requérant fut interné une première fois par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand du 18 mars 1987. Il fut libéré à l’essai à quatorze reprises et à chaque fois réincarcéré. Il fut une dernière fois mis en liberté conditionnelle le 24 juillet 2003. Par un arrêt de la chambre du conseil du tribunal de première instance d’Anvers du 30 novembre 2004, le requérant fut interné une nouvelle fois pour des faits qualifiés d’homicide dans le but de faciliter un vol. Le requérant fut placé à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. Il y a été détenu depuis lors. La CDS de Gand ordonna à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Merksplas jusqu’à ce qu’une possibilité de reclassement dans un établissement approprié soit trouvée. Le 18 avril 2011, la CDS de Gand rejeta les demandes de permission de sortie du requérant et ordonna son maintien à Merksplas jusqu’à ce qu’une prise en charge dans un établissement de haute sécurité soit possible. La CDS considéra que l’état de santé mentale du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré ; qu’il avait déjà eu quatorze chances dans la forme de libérations à l’essai par le passé et qu’il avait à chaque fois laissé passer sa chance ; que le requérant fut considéré comme une personne avec un haut risque de récidive à la suite d’une évaluation des risques (risicotaxatie) effectuée en 2006 et que les conditions d’un reclassement n’étaient pas réunies. Le 30 juin 2011, la CSDS confirma la décision de la CDS, considérant que l’état de santé du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’il ne remplissait pas les conditions d’un reclassement. Aussi, la CSDS ne pouvait pas ordonner le transfèrement du requérant vers une institution psychiatrique adaptée tant qu’une preuve d’acceptation de prise en charge n’était pas fournie. Par ailleurs, elle estima que la détention d’une personne qui ne remplissait pas les conditions pour sa mise en liberté n’emportait pas violation de l’article 5 de la Convention. Par un arrêt du 20 décembre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima qu’il n’y avait pas lieu de poser à la Cour constitutionnelle certaines questions préjudicielles proposées par le requérant, et elle considéra que la CSDS avait légalement justifié sa décision selon laquelle le requérant ne pouvait pas être mis en liberté. Le fait qu’un traitement inadapté pouvait constituer une violation de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention ne suffisait pas à justifier la mise en liberté du requérant si la société s’en trouvait mise en danger. En outre, la décision de la CDS refusant d’ordonner le placement du requérant dans un établissement désigné n’était pas une décision susceptible d’un pourvoi en cassation. Au moment des dernières informations fournies au dossier, le 3 mars 2014, le requérant était détenu au centre médical de la prison de Bruges en raison de son état de santé physique, dans l’attente qu’il puisse réintégrer la prison de Merksplas ou qu’une prise en charge dans un établissement de haute sécurité soit possible. Le requérant est considéré par le psychiatre de la prison comme étant d’une intelligence très faible, ayant les caractéristiques d’un psychopathe, dépendant à l’alcool et faisant preuve d’un manque total de responsabilité ou de conscience. F. Requête no 70761/12 Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers du 24 juin 1986, le requérant fut interné pour des faits qualifiés de coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Une deuxième mesure d’internement fut prononcée par le tribunal correctionnel de Turnhout le 27 novembre 1990. Le requérant fut placé à l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout. Il y a été détenu en continu depuis lors. La CDS de Turnhout ordonna à intervalles réguliers le maintien du requérant à la prison de Turnhout. À quelques reprises, une évaluation des risques (risicotaxatie) fut organisée. Le 8 septembre 2011, la CDS de Turnhout ordonna une nouvelle fois le maintien du requérant à l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout compte tenu du fait que son état de santé mentale ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’une réinsertion présentant les garanties suffisantes pour la société n’était pas envisageable. Le 13 octobre 2011, la CSDS confirma la décision de la CDS, considérant que l’état de santé du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’il ne remplissait pas les conditions d’un reclassement. Aussi, il n’y avait pas de raison d’ordonner une visite de l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout. En outre, elle estima que la détention d’une personne qui ne remplissait pas les conditions pour sa mise en liberté n’emportait pas violation des articles 5 et 13 de la Convention. Par un arrêt du 6 mars 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima qu’il n’y avait pas lieu de poser à la Cour constitutionnelle certaines questions préjudicielles proposées par le requérant, et elle considéra que la CSDS avait légalement justifié sa décision selon laquelle le requérant ne pouvait pas être mis en liberté. Le fait qu’un traitement inadapté pouvait constituer une violation de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention ne suffisait pas à justifier la mise en liberté du requérant si la société s’en trouvait mise en danger. En outre, la décision de la CDS refusant d’ordonner le placement du requérant dans un établissement désigné n’était pas une décision susceptible d’appel ou d’un pourvoi en cassation. Au moment des dernières informations fournies au dossier, le 3 mars 2014, le requérant était toujours détenu à l’aile psychiatrique de la prison de Turnhout. Le requérant est considéré par le psychiatre de la prison comme étant marqué d’un trouble de la personnalité antisocial qui s’approche de la psychopathie et comme une personne narcissique qui ne démontre pas d’empathie et qui est considérée comme un menteur pathologique. III. LA SITUATION EN DROIT ET EN PRATIQUE EN MATIèRE D’INTERNEMENT EN BELGIQUE Les dispositions légales applicables et la description des structures d’internement en Belgique en général figurent dans l’arrêt Van Meroye c. Belgique (no 330/09, §§ 36-60, 9 janvier 2014). La Cour a également rendu quatre arrêts antérieurs concernant la régularité de l’internement en Belgique de personnes délinquantes souffrant de troubles mentaux au sein d’ailes psychiatriques de prisons ordinaires. Des extraits pertinents de documents internes et internationaux relatifs aux problèmes structurels rencontrés en Belgique dans ce domaine figurent dans ces arrêts (L.B. c. Belgique, no 22831/08, §§ 72-74, 2 octobre 2012, Claes c. Belgique, précité, §§ 42-69 et 70-72, Dufoort c. Belgique, no 43653/09, §§ 37-62 et 63-65, 10 janvier 2013, et Swennen c. Belgique, no 53448/10, §§ 29-53 et 54-56, 10 janvier 2013).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérantes, dont les noms et années de naissance sont indiqués en annexe, résident à Diyarbakır. Le 22 février 2006, à midi, les requérantes se réunirent avenue Koşuyolu à Diyarbakır. Elles menèrent un sit-in de protestation, s’enchaînant les unes aux autres, et bloquèrent la circulation. Aux environs de 13 heures, sur ordre du procureur de Diyarbakır, toutes les requérantes furent arrêtées et conduites à la section antiterroriste de la direction de la sûreté de Diyarbakır pour recueil de leurs dépositions. Tout de suite après, à 14 h 10, un procès-verbal d’arrestation fut établi et signé par les agents de police et les requérantes. Le procès-verbal indiquait que les intéressées avaient bloqué la circulation en menant un sit-in, avaient déployé une bannière au sol sur laquelle était inscrite la phrase « Sayın Abdullah Öcalan siyasi irademizdir » (« M. Abdullah Ӧcalan est notre volonté politique ») et avaient scandé « Biji Barış » (« Vive la paix »). En outre, il était noté dans le procès-verbal que les policiers avaient mis en garde les requérantes, à l’aide d’un mégaphone : ils leur avaient signalé qu’elles devaient cesser leur manifestation, qui – selon eux – était contraire à la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques, et qu’elles avaient illégalement restreint les droits des autres personnes. Le procès-verbal précisait que la police avait ouvert la circulation et dispersé les requérantes après un deuxième avertissement, sur ordre du procureur. Par ailleurs, selon le procès-verbal, le procureur de la République, informé de l’évènement, avait ordonné d’une part l’arrestation des requérantes pour recueil de leurs dépositions et d’autre part leur libération après cet acte, et il avait également demandé la transmission du dossier d’enquête au parquet. Toujours le même jour, entre 15 h 15 et 18 h 35, les dépositions des requérantes furent recueillies par la police, en présence des avocats des intéressées et d’un interprète. Les requérantes déclarèrent avoir participé à la manifestation de leur plein gré dans le but de soutenir, de manière pacifique, le processus de paix entre les forces de l’ordre et le PKK (organisation illégale armée) et d’obtenir une amnistie générale pour les détenus politiques. Toutes les requérantes, à l’exception de cinq d’entre elles, indiquèrent les adresses de leurs domiciles. Il ressort du dossier que, en dépit de l’ordre du procureur de la République, les requérantes n’ont pas été libérées après le recueil de leurs dépositions. Le lendemain, le 23 février 2006, à une heure non précisée, les requérantes furent traduites devant le procureur de la République de Diyarbakır. Assistées de leurs avocats et d’un interprète, elles réitérèrent leurs déclarations faites à la police et affirmèrent ne pas avoir connaissance de l’existence de la bannière soutenant Abdullah Öcalan. Les avocats des requérantes demandèrent la libération de leurs clientes. Toujours le même jour, à 19 h 15, les requérantes furent traduites devant la cour d’assises de Diyarbakır. Assistées de leurs avocats et d’un interprète, elles réitérèrent leurs déclarations faites à la police et au parquet. Les avocats demandèrent à nouveau l’élargissement de leurs clientes, en soutenant que ces dernières avaient mené une action qui ne consistait pas en de la propagande en faveur d’une organisation illégale et qu’elles avaient simplement pris part à une manifestation pacifique dans les limites de leur droit à la liberté d’expression. En outre, ils déclarèrent que, alors que le procureur avait donné l’ordre de libérer les requérantes après le recueil de leurs dépositions, les intéressées étaient maintenues en garde à vue illégalement sous prétexte que leurs adresses fixes n’étaient pas établies. Ils déclarèrent également que, compte tenu de l’acte reproché à leurs clientes – lequel ne pouvait être d’après eux examiné que sur le terrain de l’article 215 du code pénal (« le CP ») –, le placement en détention provisoire serait une mesure trop sévère et qu’il convenait de prendre en considération les mesures alternatives telles que la libération sous caution ou le placement sous contrôle judiciaire. La cour d’assises ordonna le placement des requérantes en détention provisoire sans se prononcer sur les demandes d’application de mesures alternatives. La partie pertinente en l’espèce de sa décision peut se traduire comme suit : « Compte tenu de la nature de l’infraction reprochée aux suspectes, à savoir de[s actes de] propagande en faveur d’une organisation terroriste, le PKK, de l’état de[s] preuves, de l’existence de forts soupçons [et] du fait que l’infraction reprochée constitue un crime contre l’ordre constitutionnel, il convient d’ordonner la mise en détention de toutes les suspectes, en application de l’article 100 du code de procédure pénale (...) » Le 24 février 2006, les avocats des requérantes formèrent opposition à la décision de la cour d’assises. Cette dernière rejeta l’opposition, considérant que « le motif de la mise en détention mentionné dans la décision attaquée [était] conforme à la loi ». À cette même date, le procureur de Diyarbakır déposa un acte d’accusation et inculpa les requérantes de propagande en faveur d’une organisation terroriste, infraction réprimée par l’article 220 § 8 du CP. Le procureur soutint notamment que l’action des requérantes faisait partie de la stratégie générale de ladite organisation, qui visait à se politiser et à diffuser sa propagande en publiant des communiqués de presse et à organiser des manifestations en mettant en évidence des sujets tels que les conditions de détention d’Abdullah Ӧcalan, l’appel à une amnistie générale, et l’appel à la protection constitutionnelle de l’identité kurde. Il conclut notamment que le déploiement d’une bannière sur laquelle était inscrite la phrase « M. Abdullah Ӧcalan est notre volonté politique » constituait de la propagande en faveur des buts poursuivis par l’organisation terroriste en question. Le 1er mars 2006, la procédure pénale débuta devant la cour d’assises de Diyarbakır, qui examina d’office le maintien en détention des requérantes dans le cadre de son examen préliminaire de l’affaire. La cour d’assises ordonna le maintien des requérantes en détention provisoire. La partie pertinente en l’espèce de sa décision, telle qu’elle ressort du procès-verbal relatif à l’ouverture du procès (« tensip tutanağı »), peut se traduire comme suit : « (...) compte tenu de la nature de l’infraction reprochée aux [accusées] et de l’existence de forts soupçons appuyés par l’état des preuves et des éléments concrets, du risque de fuite des accusées, du fait que l’infraction reprochée constitue une infraction classée parmi les infractions contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel, il convient de maintenir les accusées en détention provisoire (...) » Le 30 mars 2006, les requérantes furent entendues par la cour d’assises. Elles déclarèrent avoir simplement exercé leur droit à la liberté d’expression. À la fin de l’audience, la cour d’assises ordonna l’élargissement des requérantes, en tenant compte de la durée de la période qu’elles avaient déjà passée en détention (« bihakkın tahliye »). À l’audience du 18 juillet 2006, la cour d’assises de Diyarbakır déclara les requérantes coupables de l’infraction reprochée et les condamna chacune à une peine d’emprisonnement de dix mois, en application de l’article 220 § 8 du CP. Le 2 février 2010, la Cour de cassation infirma le jugement de la juridiction de première instance, considérant que l’acte reproché relevait de l’article 215 du CP. Le 13 mai 2010, la cour d’assises de Diyarbakır déclara les requérantes coupables de l’infraction d’éloge d’un crime et d’un criminel sur le fondement de l’article 215 du CP et les condamna en conséquence à une peine de trois mois d’emprisonnement, qui fut ramenée à deux mois et quinze jours compte tenu de la bonne conduite des intéressées durant le procès. En application de l’article 231 § 5 du code de procédure pénale (« le CPP »), elle différa également le prononcé du jugement (hükmün açıklanmasının geri bırakılması) et ordonna le placement sous contrôle des accusées pendant cinq ans. En outre, elle décida d’interdire aux requérantes de participer à toute sorte de réunion ou manifestation organisées dans le département de Diyarbakır pendant un an. Enfin, elle mit fin à la procédure pour autant qu’elle concernait Mme Ayşe Aslan, décédée le 4 février 2008 en cours d’instance. L’arrêt de la cour d’assises est devenu définitif le 31 mai 2010. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. La Constitution L’article 19 § 8 de la Constitution dispose : « Toute personne privée de sa liberté pour quelque motif que ce soit a le droit d’introduire un recours devant une autorité judiciaire compétente afin qu’elle statue à bref délai sur son sort et, au cas où cette privation serait illégale, ordonne sa libération. » L’article 34 de la Constitution dispose : « Chacun a le droit d’organiser des réunions et des manifestations pacifiques et non armées sans autorisation préalable. (...) Les formes, les conditions et la procédure applicables à l’occasion de l’exercice du droit d’organiser des réunions et des manifestations sont déterminées par la loi. » B. Le code pénal À l’époque des faits, l’article 215 du CP était ainsi libellé : « Quiconque fait publiquement l’éloge d’un crime commis ou d’une personne en raison du crime qu’elle a commis est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement. » Ledit article a été modifié par la loi no 6459 du 11 avril 2013. Il peut désormais se lire comme suit : « Quiconque fait publiquement l’éloge d’un crime commis ou d’une personne en raison du crime qu’elle a commis dans le cas où, de ce fait, surgit un danger clair et imminent au regard de l’ordre public est passible d’une peine allant jusqu’à deux ans d’emprisonnement. » L’article 220 § 8 du CP, intitulé « création d’une organisation en vue de commettre des infractions » prévoit ceci : « Quiconque fait de la propagande d’une organisation [créée en vue de commettre des infractions] ou de son but est passible d’une peine allant d’un an à trois ans d’emprisonnement. » Les infractions prévues aux articles 215 et 220 du CP figurent parmi les infractions dirigées contre la paix publique, et non parmi les infractions dirigées contre la sécurité de l’État ou l’ordre constitutionnel. C. Le code de procédure pénale La partie pertinente en l’espèce de l’article 91 du CPP est ainsi libellée : « (...) Si elle n’a pas été libérée par le procureur de la République, la personne arrêtée peut être placée en garde à vue aux fins de compléter l’instruction (...) » À l’époque des faits, l’article 100 du CPP pouvait se lire comme suit : « 1. S’il existe des faits qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction [reprochée] et un motif de détention provisoire, la détention provisoire peut être ordonnée à l’égard d’un suspect ou d’un accusé. La détention provisoire ne peut être prononcée que proportionnellement à la peine ou la mesure préventive susceptibles d’être prononcées eu égard à l’importance de l’affaire. Dans les cas énumérés ci-dessous, l’existence d’un motif de détention provisoire est présumée : a) s’il existe des faits concrets qui font naître le soupçon d’une fuite (...), b) si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître le soupçon d’un risque de destruction, dissimulation ou altération des preuves, d’une tentative d’exercer des pressions sur les témoins ou les autres personnes (...) » Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP, il existe une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention. Les infractions prévues aux articles 215 et 220 § 8 du CP ne figurent pas parmi ces infractions. Les parties pertinentes de l’article 100 § 3 du CPP peuvent se traduire comme suit : « 3) S’il existe des faits qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions citées ci-dessous, on peut présumer l’existence de motif de détention : a) Les infractions suivantes prévues par le code pénal no 5237 du 26.9.2004 ; Génocide et crimes contre l’humanité (articles 76, 77, 78), Homicide volontaire (articles 81, 82, 83), Blessure volontaire avec arme (article 86 § 3 e) et blessure volontaire aggravée (...) (article 87), Torture (articles 94, 95), Agression sexuelle (article 102, à l’exception du premier paragraphe), Abus sexuel des enfants (article 103), Trafic de stupéfiant (article 188), Vol (articles 141, 142) et vol aggravé (articles 148, 149), Création d’une organisation en vue de commettre des infractions (article 220, à l’exception des paragraphes 2, 7 et 8), Crimes contre la sûreté de l’État (articles 302, 303, 304, 307, 308), Crimes contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de ce système (articles 309, 310, 311, 313, 314, 315), b. Trafic d’arme (...) c. Détournement de fonds (...) d. Crimes prévues par la loi relative à la lutte contre la contrebande et réprimées par une peine d’emprisonnement (...) e. Crimes prévues par les articles 68 et 74 de la loi relative à la protection du patrimoine culturelle et naturelle (...) f. (...) mettre volontairement le feu aux forêts (...) » À l’époque des faits, en application de l’article 109 du CPP, même si les motifs de détention étaient réunis, le juge avait la possibilité de placer un suspect qui encourait au maximum une peine d’emprisonnement de trois ans sous contrôle judiciaire au lieu d’ordonner sa détention. L’article 141 § 1 d) du CPP dispose ce qui suit : « 1) Dans le cadre d’une enquête ou d’un procès relatifs à une infraction, toute personne : (...) d) qui, même régulièrement placée en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, n’est pas traduite dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et concernant laquelle une décision sur le fond n’est pas rendue dans ce même délai, (...) peut demander à l’État l’indemnisation de tous ses préjudices matériels et moraux. » L’article 142 § 1 du CPP relatif aux conditions de la demande d’indemnisation se lit comme suit : « La demande d’indemnisation peut être formulée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et dans tous les cas de figure dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement est devenu définitif. » D. La loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques À l’époque des faits, l’article 10 de la loi no 2911 était ainsi libellé : « Pour qu’une réunion puisse se tenir, la préfecture ou la sous-préfecture du lieu de la manifestation doit être informée pendant ses heures d’ouverture, et au moins quarante-huit heures avant le début de la réunion, par un préavis portant la signature de tous les membres du comité d’organisation [de ladite manifestation] (...) » L’article 22 de la loi susmentionnée interdit les manifestations et défilés sur les voies publiques, ainsi que dans les parcs, les lieux de culte et les bâtiments abritant des services publics. Les manifestations organisées sur les places publiques doivent respecter les consignes de sécurité et ne doivent entraver ni la circulation des individus ni celle des transports publics. Enfin, l’article 24 de la même loi prévoit que les manifestations et défilés contraires aux dispositions qui précèdent seront dispersés par la force sur ordre de la préfecture et après sommation adressée aux manifestants.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1959 et réside à Baktalórántháza. En 2001, le taux d’incapacité de travail de la requérante fut évalué à 67 % (au 1er avril 2001), en conséquence de quoi l’intéressée se vit accorder une pension d’invalidité (paragraphe 18 ci-dessous). Cette évaluation fut maintenue en 2003, 2006 et 2007. À la suite d’une modification de la méthode d’évaluation, le taux d’invalidité de la requérante fut ramené à 40 % le 1er décembre 2009, sans apparemment que l’état de santé de celle-ci ait notablement évolué. La commission d’évaluation indiqua que la requérante devrait se soumettre à un nouveau contrôle de son état de santé en novembre 2012, sans envisager la réadaptation de l’intéressée. Du fait de la réduction du taux d’invalidité de la requérante, la pension d’invalidité dont celle-ci bénéficiait fut supprimée le 1er février 2010. La requérante contesta cette décision en justice, mais le tribunal du travail de Nyíregyháza la débouta de son recours le 1er avril 2011 bien qu’une expertise eût constaté que l’état de santé de l’intéressée n’avait connu aucune amélioration depuis 2007. La requérante dut rembourser les sommes qu’elle avait perçues après le 1er février 2010. En 2011, la requérante sollicita une nouvelle évaluation de son invalidité. En septembre 2011, l’autorité de première instance évalua le taux d’invalidité de la requérante à 45 % et indiqua que celle-ci devrait se soumettre à une nouvelle évaluation en septembre 2014. L’autorité de seconde instance releva le taux d’invalidité de la requérante à 50 % et prescrivit une nouvelle évaluation pour mars 2015. Ce taux aurait permis à la requérante d’obtenir une pension d’invalidité si sa réadaptation n’avait pas été possible (paragraphe 19 ci-dessous). Toutefois, l’évaluation opérée par l’autorité de seconde instance prévoyait que la réadaptation de la requérante devrait intervenir dans un délai de trente-six mois et que, durant ce laps de temps, l’intéressée recevrait une allocation de réadaptation. Le 1er janvier 2012 entra en vigueur une nouvelle loi sur les prestations d’invalidité (la loi no CXCI de 2011) qui introduisit de nouvelles conditions d’attribution (paragraphe 20 ci-dessous). La nouvelle loi impose notamment aux personnes invalides de justifier d’au moins 1 095 jours d’affiliation à la sécurité sociale au cours des cinq ans précédant le dépôt de leur demande pour pouvoir bénéficier d’une prestation alors que, sous l’empire de la législation antérieure, elles devaient avoir accompli une certaine durée de service. Toutefois, les personnes qui ne satisfont pas à cette condition peuvent bénéficier d’une prestation si leur affiliation à la sécurité sociale n’a pas été interrompue pendant plus de 30 jours au cours de leur carrière ou si elles percevaient une pension d’invalidité au 31 décembre 2011. En février 2012, la requérante déposa une nouvelle demande d’allocation d’invalidité. En avril 2012, son état de santé fit l’objet d’une évaluation à l’issue de laquelle l’intéressée fut déclarée invalide à 50 %. Le 5 juin 2012, la demande d’allocation d’invalidité formulée par la requérante fut rejetée au motif que celle-ci ne justifiait pas de la durée d’affiliation requise à la sécurité sociale. La réadaptation de la requérante ne fut pas envisagée. Il fut prévu que l’état de santé de la requérante ferait l’objet d’une nouvelle évaluation en avril 2014. Le 2 août 2012, la requérante déposa une nouvelle demande d’allocation d’invalidité fondée sur la nouvelle loi sur les prestations d’invalidité. Son état de santé fit l’objet d’une nouvelle évaluation à l’issue de laquelle l’intéressée fut derechef déclarée invalide à 50 %. La réadaptation de la requérante ne fut pas envisagée. En principe, ce taux d’invalidité aurait dû permettre à la requérante d’obtenir la pension d’invalidité prévue par le régime nouvellement applicable. Toutefois, la pension d’invalidité dont la requérante bénéficiait auparavant avait été supprimée en février 2010, si bien que celle-ci n’était pas titulaire d’une telle pension au 31 décembre 2011, et elle ne justifiait pas non plus de la durée d’affiliation requise à la sécurité sociale ou d’une affiliation ininterrompue. De ce fait, la requérante ne remplissait aucune des conditions requises pour l’obtention de l’allocation d’invalidité prévue par le nouveau régime. Elle ne comptait que 947 jours d’affiliation à la sécurité sociale au lieu des 1 095 jours requis. En conséquence, la demande d’allocation d’invalidité formulée par la requérante fut rejetée tant par les autorités administratives compétentes – le 23 novembre 2012 et le 27 février 2013 – que par le tribunal administratif et du travail de Nyíregyháza, le 20 juin 2013. Les conditions fixées par la loi, que la requérante dénonce, ont fait l’objet à compter du 1er janvier 2014 de modifications étendant le bénéfice de l’allocation d’invalidité aux personnes pouvant justifier d’au moins 2 555 jours d’affiliation à la sécurité sociale sur une période de dix ans ou de 3 650 jours sur une période de quinze ans. Toutefois, la requérante ne satisfait pas non plus à ces conditions. Il semble que la requérante vit aujourd’hui de la charité. En 2013 et en 2014, la Cour constitutionnelle a été saisie d’un certain nombre de recours contestant en substance le nouveau régime des prestations d’invalidité en cause dans la présente affaire (décisions nos 3227/2013, 3156/2013 et 3235/2014). Les auteurs des recours en question s’étaient pourvus devant la Cour constitutionnelle après que les juridictions internes eurent rendu à leur égard des décisions définitives et obligatoires, mais sans avoir saisi la Kúria (Cour suprême) au préalable. La Cour constitutionnelle a jugé que l’examen de ces recours constitutionnels n’était pas subordonné à la saisine préalable de la Kúria, mais elle les a déclarés irrecevables pour d’autres motifs. II. LE DROIT INTERNE ET LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENTS Les dispositions pertinentes de la loi no LXXXI de 1997 relative aux prestations d’assurance en matière de pension, telle qu’en vigueur jusqu’au 31 décembre 2011, se lisaient ainsi : Article 4 § 1 c) « [Aux fins de la présente loi], l’expression « pension d’invalidité » désigne la pension versée aux personnes invalides satisfaisant à la condition de durée de service requise. » Article 23 § 1 « Une pension d’invalidité est accordée aux personnes a) qui sont atteintes d’une incapacité de travail de 67 % due à un état pathologique ou à un handicap physique ou mental ne présentant aucune perspective d’amélioration dans l’année suivant la perte de la capacité de travail (...), [et] b) qui ont accompli la durée de service requise [laquelle est fonction de leur âge et se trouve précisée par la loi], [et] c) qui ne travaillent pas régulièrement ou qui perçoivent des revenus très inférieurs à ceux qu’elles percevaient avant de devenir invalides. » En ce qui concerne les pensions d’invalidité à accorder après le 31 décembre 2007, la même loi, dans sa version en vigueur du 12 mars au 31 décembre 2011, disposait ce qui suit : Article 36/A « Une pension d’invalidité est accordée aux personnes a) qui sont atteintes [d’une incapacité de travail d’au moins 79 % ou allant de 50 % à 79 % sans possibilité de réadaptation], et b) qui ont accompli la durée de service requise eu égard à leur âge, et c) qui [n’ont pas de revenus ou perçoivent des revenus très inférieurs à leurs revenus antérieurs], et d) qui ne perçoivent pas d’indemnités de maladie ou d’indemnités de maladie pour accident du travail. » Les dispositions pertinentes de la loi no CXCI de 2011 relative aux prestations versées aux personnes à capacité de travail réduite, telles qu’en vigueur du 26 juillet 2012 au 31 décembre 2013, étaient ainsi libellées : Article 2 « 1) Les personnes dont l’état de santé a été évalué à 60 % ou moins dans le cadre de l’évaluation complexe réalisée par le service de réadaptation (ci-après « les personnes à capacité de travail réduite »), et a) qui ont été affiliées pendant au moins 1 095 jours à la sécurité sociale en application de l’article 5 [de la loi sur la sécurité sociale] au cours des cinq années précédant la date de leur demande, et b) qui n’exercent aucune activité rémunérée, et c) qui ne perçoivent pas de prestations en espèces régulières ont droit aux allocations accordées aux personnes à capacité de travail réduite. 2) Par dérogation à l’alinéa a) du paragraphe 1, les personnes a) dont l’affiliation à la sécurité sociale est intervenue dans un délai de 180 jours à compter de la fin de leur scolarité et n’a connu aucune interruption de plus de 30 jours avant la date de leur demande, ou b) qui, au 31 décembre 2011, percevaient une pension d’invalidité, une pension d’invalidité pour accident, une allocation de réadaptation ou une allocation accordée aux personnes dont la santé est déficiente ont droit aux allocations accordées aux personnes à capacité de travail réduite quelle que soit la durée de leur affiliation à la sécurité sociale. 3) Sont comprises dans la période d’affiliation de 1 095 jours : a) les périodes de versement d’indemnités de maladie, d’indemnités de maladie pour accident du travail, d’allocations de maternité, d’allocations de naissance, d’allocations de garde d’enfants et d’indemnités de chômage ; b) les périodes de versement de pensions d’invalidité, de pensions d’invalidité pour accident du travail, d’allocations de réadaptation et d’allocations accordées aux personnes dont la santé est déficiente ; c) la durée de service acquise au titre d’un accord conclu conformément à l’article 34 [de la loi sur la sécurité sociale] en vue de l’acquisition d’années de service et de revenus générateurs de droits à pension, à condition que l’accord ait été conclu le 31 décembre 2011 au plus tard. » Article 3 « 1) Selon la proposition de réadaptation formulée par le service de réadaptation dans le cadre de l’évaluation complexe, les personnes à capacité de travail réduite ont droit : a) à une allocation de réadaptation, ou b) à une allocation d’invalidité ». Article 5 « 1) Les personnes à capacité de travail réduite ont droit à une allocation d’invalidité lorsque leur réadaptation n’est pas recommandée. » La Cour constitutionnelle procéda à un contrôle de constitutionnalité de la loi no CXCI de 2011 dans sa décision no 40/2012 (XII.6.). Elle rappela que sa jurisprudence opérait une distinction entre, d’une part, les prestations acquises au titre des cotisations obligatoires au régime de sécurité sociale et, d’autre part, les prestations sociales ne constituant pas des « droits contributifs ». Elle précisa que, en raison de leur nature assurantielle, les prestations relevant de la première catégorie (comprenant notamment la pension de vieillesse et la pension de réversion au conjoint survivant) bénéficiaient d’une protection constitutionnelle analogue à celle que la Constitution accordait au droit de propriété. En revanche, elle indiqua que les critères de constitutionnalité applicables aux prestations de la seconde catégorie n’étaient pas les garanties entourant la protection de la propriété mais les corollaires du principe de prééminence du droit (protection de l’espérance légitime et temps de préparation suffisant). Elle signala que, dans sa jurisprudence, la protection de l’espérance légitime (c’est-à-dire la protection des droits acquis) se traduisait par l’obligation de laisser aux personnes concernées un temps de préparation suffisant, laquelle découlait aussi du principe de sécurité juridique des droits acquis. Elle déclara que, en l’absence de droit acquis, elle devait se borner à rechercher si la loi laissait aux personnes concernées un délai suffisant pour prendre connaissance de son contenu. Elle précisa que cela tenait au fait que la base de l’espérance n’avait pas la même solidité dans l’un et l’autre cas. Les passages pertinents de la décision de la Cour constitutionnelle se lisent ainsi : « 30. (...) La Cour constitutionnelle a examiné les modifications apportées à la législation et à la réglementation relatives aux pensions d’invalidité dans un certain nombre de décisions. Dans sa décision no 321/B/ 1996 AB, elle a indiqué que les pensions d’invalidité étaient en partie des prestations couvertes par la protection de la propriété et en partie des prestations d’aide sociale. Selon cette décision, la loi « vient en aide, conformément au principe constitutionnel de sécurité sociale, aux personnes qui ont perdu leur capacité de travail en raison d’une invalidité ou d’une invalidité due à un accident avant d’avoir atteint l’âge ouvrant droit à une pension de vieillesse. (...) La pension d’invalidité est une prestation spéciale destinée aux personnes qui n’ont pas encore atteint l’âge officiel de la retraite et qui leur est accordée en raison de leur invalidité. À l’âge de la retraite, les personnes qui se trouvent (...) dans l’incapacité de travailler (...) n’ont plus droit à cette prestation spéciale puisque, au moment de la cessation de leurs fonctions, elles ont droit à une pension de vieillesse en raison de leur âge. Selon la décision no 1129/B/2008 AB, la pension d’invalidité relève de la catégorie des avantages personnels de retraite, bien que son caractère « contributif » se résume au fait que « son montant est d’autant plus élevé que la durée de service est longue, ou qu’il atteint ou approche celui de la pension de vieillesse. Pour le reste, le principe de solidarité est prépondérant puisqu’une personne invalide n’ayant pas droit à une pension de vieillesse fondée sur son âge ou la durée pendant laquelle elle a travaillé peut percevoir une pension d’invalidité à partir du moment où son invalidité est constatée. (...) Selon l’interprétation que leur donne la Cour constitutionnelle, les dispositions juridiques qui ouvrent droit à des pensions d’invalidité créent non pas des droits constitutionnels subjectifs mais des avantages sociaux qui relèvent en partie des prestations de sécurité sociale et en partie des prestations d’aide sociale et qui sont accordés, sous certaines conditions, aux personnes n’ayant pas atteint l’âge de la retraite qui présentent un état pathologique et qui, à cause de leur invalidité, ont une capacité de travail réduite et ont besoin d’une assistance financière en raison d’une perte de revenus. » Les dispositions pertinentes de la Convention de l’Organisation internationale du travail (OIT) no 102 concernant la sécurité sociale (norme minimum), adoptée le 28 juin 1952, se lisent ainsi : Partie IX. Prestations d’invalidité Article 53 « Tout Membre pour lequel la présente Partie de la convention est en vigueur doit garantir aux personnes protégées l’attribution de prestations d’invalidité, conformément aux articles ci-après de ladite Partie. » Article 54 « L’éventualité couverte sera l’inaptitude à exercer une activité professionnelle, d’un degré prescrit, lorsqu’il est probable que cette inaptitude sera permanente ou lorsqu’elle subsiste après la cessation de l’indemnité de maladie. » Article 55 « Les personnes protégées doivent comprendre : (a) soit des catégories prescrites de salariés, formant au total 50 pour cent au moins de l’ensemble des salariés ; (b) soit des catégories prescrites de la population active, formant au total 20 pour cent au moins de l’ensemble des résidents ; (c) soit tous les résidents dont les ressources pendant l’éventualité n’excèdent pas des limites prescrites conformément aux dispositions de l’article 67 ; (d) soit, lorsqu’une déclaration a été faite en application de l’article 3, des catégories prescrites de salariés, formant au total 50 pour cent au moins de l’ensemble des salariés travaillant dans des entreprises industrielles qui emploient 20 personnes au moins. » Article 56 « La prestation sera un paiement périodique calculé comme suit : (a) conformément aux dispositions soit de l’article 65, soit de l’article 66, lorsque sont protégées des catégories de salariés ou des catégories de la population active ; (b) conformément aux dispositions de l’article 67, lorsque sont protégés tous les résidents dont les ressources pendant l’éventualité n’excèdent pas des limites prescrites. » Article 57 « 1. La prestation mentionnée à l’article 56 doit, dans l’éventualité couverte, être garantie au moins : (a) à une personne protégée ayant accompli, avant l’éventualité, selon des règles prescrites, un stage qui peut consister soit en 15 années de cotisation ou d’emploi, soit en 10 années de résidence ; (b) lorsqu’en principe toutes les personnes actives sont protégées, à une personne protégée qui a accompli un stage de trois années de cotisation et au nom de laquelle ont été versées, au cours de la période active de sa vie, des cotisations dont le nombre moyen annuel atteint un chiffre prescrit. Lorsque l’attribution de la prestation mentionnée au paragraphe 1 est subordonnée à l’accomplissement d’une période minimum de cotisation ou d’emploi, une prestation réduite doit être garantie au moins : (a) à une personne protégée ayant accompli, avant l’éventualité, selon des règles prescrites, un stage de 5 années de cotisation ou d’emploi ; (b) lorsqu’en principe toutes les personnes actives sont protégées, à une personne protégée qui a accompli un stage de trois années de cotisation et au nom de laquelle a été versée, au cours de la période active de sa vie, la moitié du nombre moyen annuel de cotisations prescrit auquel se réfère l’alinéa b) du paragraphe 1 du présent article. Les dispositions du paragraphe 1 du présent article seront considérées comme satisfaites lorsqu’une prestation calculée conformément à la Partie XI, mais selon un pourcentage inférieur de 10 unités à celui qui est indiqué dans le tableau annexé à cette Partie pour le bénéficiaire-type, est au moins garantie à toute personne protégée qui a accompli, selon des règles prescrites, 5 années de cotisation, d’emploi ou de résidence. Une réduction proportionnelle du pourcentage indiqué dans le tableau annexé à la Partie XI peut être opérée lorsque le stage pour la prestation qui correspond au pourcentage réduit est supérieur à 5 ans de cotisation ou d’emploi, mais inférieur à 15 ans de cotisation ou d’emploi. Une prestation réduite sera attribuée conformément au paragraphe 2 du présent article. » Article 58 « Les prestations mentionnées aux articles 56 et 57 doivent être accordées pendant toute la durée de l’éventualité ou jusqu’à leur remplacement par une prestation de vieillesse. » La disposition pertinente de la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF), entérinée en 2001 par les états membres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), est ainsi libellée : Appendice 6 Considérations éthiques pour l’utilisation de la CIF – Utilisation sociale des informations de la CIF « 10) La CIF et les informations découlant de son utilisation ne doivent pas être utilisées pour refuser à une personne ou à un groupe de personnes des droits acquis ou restreindre d’une façon quelconque leurs droits légitimes à des prestations. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1974 et réside à Paris. Le requérant est avocat au Barreau de Paris. Il fut le défenseur de S.A., pénalement poursuivi pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme des infractions en lien avec le terrorisme au sens de l’article 421-1 du code pénal. En 2000, les services de la DST (Direction de la surveillance du territoire) adressèrent au Parquet de Paris un rapport de renseignements faisant état du démantèlement à Francfort, par la police allemande, d’un réseau de terroristes islamistes dont les membres étaient susceptibles de préparer des actions sur le territoire français. Dans ce contexte, S.A., mis en cause dans le cadre d’une procédure pénale ouverte en France, fut arrêté à Damas le 12 juillet 2003. Les autorités françaises prirent connaissance de cette arrestation le 18 juillet 2003. Le 1er avril 2004, les juges d’instruction en charge du dossier, appartenant à la section d’instruction « lutte anti-terroriste » du tribunal de grande instance de Paris, délivrèrent une commission rogatoire internationale aux autorités militaires syriennes aux fins d’audition de S.A. Du 2 au 7 mai 2004, un des juges d’instruction, M.B., accompagné de membres de la DST, se rendit à Damas pour l’exécution de la commission rogatoire. Lors de ses interrogatoires, S.A. aurait été torturé. Le 11 mai 2004, à la suite du retour des pièces d’exécution de la commission rogatoire, les juges d’instruction émirent un mandat d’arrêt international. S.A. fut extradé et placé sous mandat de dépôt le 17 juin 2004. Par ordonnance du 15 décembre 2005, le juge d’instruction renvoya S.A. et deux autres personnes devant le tribunal correctionnel de Paris des chefs de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme. Aucune demande de nullité des actes d’instruction ne fut formée devant la chambre de l’instruction avant cette ordonnance, ni par l’avocat précédemment commis aux côtés de S.A., ni par le procureur ou les juges d’instruction (paragraphe 30 ci-dessous). Dès lors, en vertu de l’article 174 du code de procédure pénale, les parties n’étaient plus recevables à soulever un moyen tiré de la nullité de la procédure, « sauf le cas où elles n’auraient pu les connaître ». Devant le tribunal, dans ses conclusions écrites, le requérant sollicita que soient retirées du dossier des pièces de la procédure obtenues, selon lui, sous la torture des services secrets syriens : la « confession » écrite de S.A., le rapport établi par les services secrets syriens le 3 mai 2004 et les procèsverbaux d’interrogatoire des 30 avril, 2, 3, 4 et 5 mai 2004. Il fit valoir à cette occasion « la complicité des magistrats instructeurs français dans l’utilisation de la torture pratiquée à l’encontre de S.A. en Syrie par les militaires des services secrets » (voir, pour le détail de ces écrits, leur reprise devant la cour d’appel de Paris, paragraphe 15 ci-dessous). Par un jugement du 14 juin 2006, le tribunal écarta les pièces d’exécution de la commission rogatoire internationale et condamna S.A. à une peine de neuf ans d’emprisonnement. Il considéra, au vu des déclarations du directeur de l’Organisation mondiale contre la torture, d’un membre de la section française d’Amnesty international et du secrétaire de la Fédération internationale des droits de l’homme, cités par S.A. comme témoins, et unanimes sur le recours à la torture quasi systématique des organes de sécurité syriens (depuis un décret militaire datant de 1963), qu’il était « vraisemblable que les déclarations effectuées par S.A. en Syrie, à la Section Palestine, l’aient été sous la torture, et que ses aveux aient été obtenus par cette méthode ». Il poursuivit ainsi : « Par ailleurs, dans son compte-rendu de mission à Damas en exécution de sa commission rogatoire internationale du 1er avril 2004 (...), M.B., Premier VicePrésident chargé de l’instruction, a précisé que lors de la première réunion de travail avec les responsables des services de renseignement syriens, il lui avait été indiqué que S.A. « avait déjà été entendu les 30 avril et 2 mai 2004 » et que « ses auditions se poursuivaient sur la base du questionnaire figurant sur la commission rogatoire internationale et des questions complémentaires qu’il souhaitait voir posées notamment au vu des réponses déjà enregistrées ». Cependant, ce magistrat a souligné « ne pas avoir été autorisé à participer aux auditions de S.A. mais avoir uniquement pu suivre leur déroulement en temps réel ». Les 4 et 5 mai, l’audition s’est donc poursuivie dans les mêmes conditions que la veille. Pour sa part, S.A. a souligné que l’ensemble de son interrogatoire avait eu lieu hors la présence du magistrat-instructeur français. Présenté le 17 juin 2004 devant celui-ci, il a indiqué « être fatigué », « souhaiter voir un médecin immédiatement », et « être inquiet sur le devenir de sa femme et de sa fille ». Par la suite, il a décrit ses conditions d’incarcération en Syrie et les tortures subies lors des interrogatoires. Il en résulte que le magistrat-instructeur français n’a pas été en mesure d’exercer un réel contrôle sur les conditions d’audition de S.A. en Syrie, alors même qu’il était incarcéré à la « Section Palestine » réputée, selon les témoins, pour être une section très dure où de nombreux cas de torture avaient été recensés. Il est en conséquence presque certain que les aveux ou la « confession » de S.A. ont été obtenus sous la torture et il convient de les exclure comme éléments de preuve le concernant, lui et ses co-prévenus. Seront donc ainsi écartés la déclaration manuscrite de S.A., les procès-verbaux d’interrogatoire de celui-ci en Syrie et le rapport établi par les services secrets syriens. » S.A. interjeta appel du jugement. À cette occasion, le requérant déposa devant la cour d’appel de Paris des conclusions en défense de plus de quatre-vingts pages, au point 5 desquelles il demanda à nouveau le rejet des pièces obtenues sous la torture. Pour ce faire, il invoqua les articles 3 et 6 de la Convention, ainsi que les articles 3 et 15 de la Convention contre la torture du 10 décembre 1984, et se référa aux rapports des organisations non gouvernementales relatifs à la pratique de la torture en Syrie et aux témoignages entendus en première instance. Il écrivit notamment ceci : « Page 25 : « c’est dans cet aveuglement que les magistrats instructeurs n’ont pas voulu chercher à éviter la torture que subissait Monsieur [S.A.] entre les mains des services secrets syriens à Damas ». Page 47 : « les magistrats instructeurs français ont laissé sans contrôle les services secrets syriens torturer Monsieur [S.A.] et il peut même être démontré qu’ils ont favorisé la torture, c’est la délocalisation judicaire de la torture ». Page 68, paragraphe intitulé : « la complicité des magistrats instructeurs français dans l’utilisation de la torture pratiquée à l’encontre de Monsieur [S.A.] en Syrie par les militaires des services secrets ». Page 69 : « Or, les magistrats instructeurs qui avaient estimé dès le début de la procédure que cette dernière devait viser Monsieur [S.A.] ont laissé utiliser contre lui la torture par les militaires des services secrets syriens (...). Ils ont choisi d’accepter la délocalisation de la torture ». Page 70 : « la commission rogatoire internationale décernée par les magistrats instructeurs français donne aux militaires des services secrets syriens les réponses à obtenir aux questions à poser : elle encourage la torture. » Par un arrêt du 22 mai 2007, la cour d’appel confirma la déclaration de culpabilité de S.A. et porta sa peine à dix ans d’emprisonnement, après avoir écarté les pièces litigieuses : « les déclarations du prévenu, telles qu’elles avaient été reçues en Syrie figuraient dans des documents dont la forme ne permettait pas de s’assurer de la régularité au regard des règles de la procédure française et de la Convention ». Elle rejeta les conclusions du requérant « relatives à la complicité d’actes de tortures commises par les juges d’instruction et sur les critiques portées sur le déroulement de l’instruction » comme étant « attentatoires à la dignité des magistrats instructeurs et dépourvues de tout fondement et de mesure ». L’arrêt de la cour d’appel indiqua que son président avait invité le requérant « à mesurer ses propos concernant les allégations de complicité des magistrats instructeurs dans l’utilisation de la torture pratiquée à l’encontre de S.A. (page 68 et suivantes des conclusions) ». Par courrier du 17 janvier 2008, le bâtonnier de l’Ordre des avocats au Barreau de Paris fit connaître au procureur général près la cour d’appel de Paris, qui lui avait adressé une copie des conclusions d’appel, qu’il n’entendait pas donner suite à cette affaire. Par acte de saisine et d’ouverture de l’instance disciplinaire en date du 4 février 2008, le procureur général, en vertu de l’article 188 alinéa 1 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat (paragraphe 27 ci-dessous), demanda aux autorités ordinales d’engager une poursuite disciplinaire contre le requérant pour manquements aux principes essentiels d’honneur, de délicatesse et de modération régissant la profession d’avocat. Il indiqua les passages des écritures déposées par le requérant mettant, selon lui, gravement en cause l’honneur des magistrats instructeurs, à savoir les affirmations figurant aux pages 25, 47 et 68 à 70 (paragraphe 15 ci-dessus). Il souligna que l’immunité pénale prévue par l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (ci-après « la loi de 1881 », paragraphe 24 ci-dessous) pour les propos tenus devant les tribunaux n’était pas applicable en matière disciplinaire. Par une décision du 30 septembre 2008, le conseil de discipline de l’Ordre des avocats de Paris renvoya le requérant de toutes les fins de la poursuite. Il considéra que son objectif était d’obtenir que les pièces figurant dans la procédure et émanant des autorités syriennes soient écartées des débats. Il fit valoir à cet égard que bien que la pratique de la torture par les services secrets syriens était de notoriété publique, les juges d’instruction s’étaient abstenus de délivrer immédiatement un mandat d’arrêt international et avaient au contraire attendu le 1er avril 2004 pour délivrer une commission rogatoire aux autorités militaires syriennes, « laquelle avait été, selon les avocats de S.A., exécutée avec une diligence surprenante ». Il retint ainsi « que c’est sur cette base et à l’appui de la demande de rejet des pièces de la procédure communiquées par les autorités syriennes que [le requérant] a mis en cause, dans les termes qui lui sont reprochés, le comportement des juges d’instruction ». Le conseil de discipline estima par ailleurs que le requérant devait bénéficier de l’immunité judiciaire dès lors que les propos litigieux n’étaient pas étrangers à la cause. Invoquant la jurisprudence de la Cour de cassation sur ce point (paragraphe 29 cidessous), et la protection par l’article 10 de la Convention de la liberté de parole de l’avocat à l’audience (en se référant à l’arrêt Nikula c. Finlande, no 31611/96, CEDH 2002II), il souligna que les propos reprochés au requérant ne constituaient pas des attaques personnelles contre les magistrats, mais tendaient à mettre en cause la manière dont ils avaient conduit la procédure, et qu’ils n’étaient « à l’évidence, pas étrangers aux faits de la cause ». L’instance ordinale ajouta enfin que le requérant était fondé à penser que l’argumentation développée sur le comportement procédural des magistrats instructeurs n’avait pas été sans influence sur la décision de première instance d’écarter des débats les procès-verbaux émanant de la Syrie et qu’il était fondé, de ce fait, quelle qu’en soit la violence, à les reprendre devant la cour d’appel, alors qu’au surplus, leur mise en cause devant le tribunal n’avait pas amené de réaction du Parquet. Le 3 octobre 2008, le procureur général forma un recours contre cette décision. Par un arrêt du 25 juin 2009, la cour d’appel de Paris infirma la décision de l’Ordre et prononça à l’encontre du requérant un blâme assorti d’une inéligibilité aux instances professionnelles pendant une durée de cinq ans. La cour d’appel rappela que l’immunité du prétoire ne pouvait être invoquée en matière disciplinaire. Soulignant que la liberté d’expression des avocats n’était pas absolue, elle considéra que les propos litigieux n’avaient pas simplement pour objet de critiquer la conduite de la procédure d’instruction et de contester la valeur des déclarations faites par S.A. au cours de ses interrogatoires, mais qu’ils mettaient personnellement en cause l’intégrité morale des magistrats instructeurs. Elle jugea que le requérant « avait cherché visiblement « à se faire plaisir » quitte à nuire à son client (dont la peine de détention a été allongée d’une année par la cour d’appel) ». Elle estima que l’accusation de complicité était inutile au regard des intérêts de son client, et, gratuite, puisque ces magistrats avaient relaté dans un compte rendu de mission les difficultés rencontrées avec les autorités syriennes qui les avaient empêchés d’assister aux interrogatoires (paragraphe 14 ci-dessus). La cour d’appel rappela que les pièces de la procédure avaient été écartées par le tribunal et que « point n’était besoin pour [le requérant], dans l’intérêt de S.A., d’alléguer sans le moindre commencement de preuve que les juges d’instruction français s’étaient rendus complices des tortionnaires de S.A ». Elle conclut que les attaques n’étaient pas proportionnées au but poursuivi et que les propos litigieux constituaient un manquement aux principes essentiels de la profession d’avocat, en l’espèce à la dignité, à l’honneur, à la délicatesse et à la modération. Le requérant forma un pourvoi en cassation. Le bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris fit de même. Dans son moyen de cassation, le premier invoqua notamment les articles 6 et 10 de la Convention pour soutenir que l’immunité prévue par la loi de 1881 devait être applicable en matière de poursuite disciplinaire. Il souligna également que le fait de dénoncer le dysfonctionnement de la justice à raison d’une commission rogatoire délivrée aux services secrets syriens était commandé par la défense de son client, une telle dénonciation ne pouvant passer pour une faute disciplinaire, compte tenu du caractère absolu de la prohibition de la torture. Par un arrêt du 14 octobre 2010, la Cour de cassation déclara le pourvoi du bâtonnier irrecevable au motif qu’il n’était pas partie à la procédure. Quant au pourvoi du requérant, elle le rejeta ainsi : « Mais attendu, d’abord, que l’arrêt énonce exactement que les dispositions des articles 41 et 65 de la loi du 29 juillet 1881 ne sont pas applicables en matière disciplinaire ; qu’ensuite, ayant à bon droit rappelé que si l’avocat a le droit de critiquer le fonctionnement de la justice ou le comportement de tel ou tel magistrat, sa liberté d’expression n’est pas absolue car sujette à des restrictions qu’impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d’autrui et la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire, la cour d’appel a constaté que les propos incriminés n’avaient pas simplement pour objet de critiquer la conduite de la procédure d’instruction et de contester la valeur des déclarations faites par le suspect au cours des interrogatoires menés en exécution de la commission rogatoire internationale délivrée par les juges d’instruction français, mais mettaient personnellement en cause ces magistrats dans leur intégrité morale, leur reprochant d’avoir délibérément favorisé l’usage de la torture et de s’être ainsi rendus activement complices des mauvais traitements infligés par les enquêteurs syriens ; qu’ayant relevé que ces graves accusations étaient aussi inutiles au regard des intérêts du client que gratuites, puisque les magistrats, dans le compte-rendu de leur mission à Damas, avaient décrit les difficultés rencontrées auprès des autorités syriennes, opposées à ce qu’ils assistent aux interrogatoires, elle en a justement déduit que les propos litigieux ne relevaient pas de la protection de la liberté d’expression, mais constituaient un manquement à l’honneur et à la délicatesse ; que par ces motifs qui ne manifestent aucune partialité et en l’absence de toute violation du principe de la présomption d’innocence, elle a légalement justifié sa décision infligeant à l’avocat un simple blâme assorti d’une inéligibilité temporaire aux fonctions de membre des organismes et conseils professionnels ; » II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS L’article 41de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est ainsi libellé : Article 41 « (...) Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux. Pourront néanmoins les juges, saisis de la cause et statuant sur le fond, prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires, et condamner qui il appartiendra à des dommages-intérêts. Pourront toutefois les faits diffamatoires étrangers à la cause donner ouverture, soit à l’action publique, soit à l’action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l’action civile des tiers. » L’article 1er du règlement intérieur national de la profession d’avocat est ainsi libellé : « (...) 1.3 Respect et interprétation des règles (...) L’avocat exerce ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, dans le respect des termes de son serment. Il respecte en outre, dans cet exercice, les principes d’honneur, de loyauté, de désintéressement, de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie. Il fait preuve, à l’égard de ses clients, de compétence, de dévouement, de diligence et de prudence. 4 Discipline La méconnaissance d’un seul de ces principes, règles et devoirs, constitue en application de l’article 183 du décret du 27 novembre 1991 une faute pouvant entraîner une sanction disciplinaire. (...) » L’article 25 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques dispose que : « Toute juridiction qui estime qu’un avocat a commis à l’audience un manquement aux obligations que lui impose son serment, peut saisir le procureur général en vue de poursuivre cet avocat devant l’instance disciplinaire dont il relève. Le procureur général peut saisir l’instance disciplinaire qui doit statuer dans le délai de quinze jours à compter de la saisine. Faute d’avoir statué dans ce délai, l’instance disciplinaire est réputée avoir rejeté la demande et le procureur général peut interjeter appel. La cour d’appel ne peut prononcer de sanction disciplinaire qu’après avoir invité le bâtonnier ou son représentant à formuler ses observations. (...) » Les dispositions pertinentes du décret du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat se lisent ainsi : Article 183 « Toute contravention aux lois et règlements, toute infraction aux règles professionnelles, tout manquement à la probité, à l’honneur ou à la délicatesse, même se rapportant à des faits extraprofessionnels, expose l’avocat qui en est l’auteur aux sanctions disciplinaires énumérées à l’article 184. » Article 184 « Les peines disciplinaires sont : 1o L’avertissement ; 2o Le blâme ; 3o L’interdiction temporaire, qui ne peut excéder trois années ; 4o La radiation du tableau des avocats, ou le retrait de l’honorariat. L’avertissement, le blâme et l’interdiction temporaire peuvent comporter la privation, par la décision qui prononce la peine disciplinaire, du droit de faire partie du conseil de l’Ordre, du Conseil national des barreaux, des autres organismes ou conseils professionnels ainsi que des fonctions de bâtonnier pendant une durée n’excédant pas dix ans. (...) » Article 188 « Dans les cas prévus à l’article 183, directement ou après enquête déontologique, le bâtonnier dont relève l’avocat mis en cause ou le procureur général saisit l’instance disciplinaire par un acte motivé. Il en informe au préalable l’autorité qui n’est pas à l’initiative de l’action disciplinaire. (...) » Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, l’article 41 de la loi de 1881 n’est pas applicable en matière disciplinaire (No 03.13.353 et No 03-14.649, 16 décembre 2003 ; 03-17.514, 25 mai 2005 ; 14-24.208, 10 septembre 2015). Dans un arrêt du 11 octobre 2005, la chambre criminelle de la Cour de cassation a cassé, sans renvoi, un arrêt de la 11e chambre de la cour d’appel de Paris du 11 janvier 2005, qui avait estimé que les passages de conclusions prises dans un litige relatif à un accident de la circulation, insinuant qu’un magistrat était partial du fait de son appartenance à une alliance secrète entre personnes de mêmes idées, de mêmes intérêts, s’entraidant afin d’obtenir des avantages grâce à un réseau occulte, constituait une accusation d’un gravité extrême, totalement contraire à la déontologie de l’avocat. Elle a considéré que ces allégations n’étaient pas étrangères à la cause et n’excédaient pas les limites des droits de la défense (No 05-80.545). Dans un arrêt du 28 mars 2008, la 1ère chambre civile a écarté l’application de l’article 10 de la Convention à des propos adressés « ad hominem » à l’égard de magistrats, manifestant, « exclusivement, une animosité personnelle, sans traduire une idée, une opinion ou une information susceptible d’alimenter une réflexion ou un débat d’intérêt général » (No 05.18598). Dans un arrêt du 4 mai 2012, la Cour de cassation a considéré que « si l’avocat a le droit de critiquer le fonctionnement de la justice ou le comportement de tel ou tel magistrat, sa liberté d’expression, qui n’est pas absolue car sujette à des restrictions qu’impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d’autrui et la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire, ne s’étend pas aux propos violents qui, exprimant une animosité dirigée personnellement contre le magistrat concerné, mis en cause dans son intégrité morale, et non une contestation des prises de position critiquables de ce dernier, constituent un manquement au principe essentiel de délicatesse qui s’impose à l’avocat en toutes circonstances, la cour d’appel a violé les textes susvisés ». (No 1130.193). L’article 173 du code procédure pénale (CPP) est ainsi libellé : « S’il apparaît au juge d’instruction qu’un acte ou une pièce de la procédure est frappé de nullité, il saisit la chambre de l’instruction aux fins d’annulation, après avoir pris l’avis du procureur de la République et avoir informé les parties. Si le procureur de la République estime qu’une nullité a été commise, il requiert du juge d’instruction communication de la procédure en vue de sa transmission à la chambre de l’instruction, présente requête aux fins d’annulation à cette chambre et en informe les parties. Si l’une des parties ou le témoin assisté estime qu’une nullité a été commise, elle saisit la chambre de l’instruction par requête motivée, dont elle adresse copie au juge d’instruction qui transmet le dossier de la procédure au président de la chambre de l’instruction. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1983, 1987 et 1988. M. Khlaifia (le « premier requérant ») réside à Om Laarass (Tunisie) ; MM. Tabal et Sfar (les « deuxième et troisième requérants ») résident à El Mahdia (Tunisie). A. Le débarquement des requérants sur les côtes italiennes et leur expulsion vers la Tunisie Les 16 et 17 septembre 2011 – respectivement pour le premier et pour les deuxième et troisième d’entre eux –, les requérants quittèrent avec d’autres personnes la Tunisie à bord d’embarcations de fortune dans le but de rejoindre les côtes italiennes. Après plusieurs heures de navigation, les embarcations furent interceptées par les garde-côtes italiens, qui les escortèrent jusqu’au port de l’île de Lampedusa. Les requérants arrivèrent sur l’île les 17 et 18 septembre 2011 respectivement. Les requérants furent transférés au Centre d’accueil initial et d’hébergement (Centro di Soccorso e Prima Accoglienza – ci-après, le « CSPA ») sis à Contrada Imbriacola où, après leur avoir prodigué les premiers secours, les autorités procédèrent à leur identification. Ils furent installés dans un secteur du centre réservé aux Tunisiens adultes. Les requérants affirment avoir été accueillis dans des espaces surpeuplés et sales et avoir été obligés à dormir à même le sol en raison de la pénurie de lits disponibles et de la mauvaise qualité des matelas. Les repas étaient consommés à l’extérieur, assis par terre. Le centre était surveillé en permanence par les forces de l’ordre, si bien que tout contact avec l’extérieur était impossible. Les requérants restèrent dans le centre d’accueil jusqu’au 20 septembre, où une violente révolte éclata parmi les migrants. Les lieux furent ravagés par un incendie, et les requérants furent transportés au parc des sports de Lampedusa pour y passer la nuit. À l’aube du 21 septembre, ils parvinrent avec d’autres migrants à tromper la surveillance des forces de l’ordre et à rejoindre le village de Lampedusa. De là, ils entamèrent, avec 1 800 autres migrants environ, des manifestations de protestation dans les rues de l’île. Interpellés par la police, les requérants furent reconduits d’abord dans le centre d’accueil puis à l’aéroport de Lampedusa. Le matin du 22 septembre 2011, les requérants furent embarqués dans des avions à destination de Palerme. Une fois débarqués, ils furent transférés à bord de navires amarrés dans le port de la ville. Le premier requérant monta sur le « Vincent », avec 190 personnes environ, tandis que le deuxième et le troisième requérants furent conduits à bord du navire « Audace », avec 150 personnes environ. Selon la version des requérants, sur chaque navire l’ensemble des migrants fut regroupé dans les salons-restaurants, l’accès aux cabines étant interdit. Les requérants affirment avoir dormi par terre et attendu plusieurs heures pour pouvoir utiliser les toilettes. Ils pouvaient sortir sur les balcons des navires deux fois par jour pendant quelques minutes seulement. Les requérants affirment avoir été insultés et maltraités par les policiers qui les surveillaient en permanence et n’avoir reçu aucune information de la part des autorités. Les requérants restèrent à bord des navires jusqu’aux 27 et 29 septembre respectivement, dates auxquelles ils furent transportés à l’aéroport de Palerme dans le but d’être rapatriés. Avant de monter dans les avions, les migrants furent reçus par le consul de Tunisie. Selon les requérants, celui-ci se serait borné à enregistrer leurs données d’état civil, conformément aux accords italo-tunisiens conclus en avril 2011 (paragraphes 28-30 ci-après). Dans leur formulaire de requête, les requérants ont affirmé qu’à aucun moment tout au long de leur séjour en Italie il ne leur avait été délivré un quelconque document. En annexe à ses observations, le Gouvernement a cependant produit trois décrets de refoulement datés des 27 et 29 septembre 2011 pris à l’encontre des requérants. Ces décrets, en substance identiques et rédigés en italien avec une traduction en arabe, se lisaient comme suit : « Le chef de la police (Questore) de la province d’Agrigente Vu les pièces du dossier, dont il résulte que 1) en date du 17 [18] septembre 2011, le personnel appartenant aux forces de police a trouvé dans la province d’Agrigente près de la ligne de frontière/près de la frontière de l’île de Lampedusa M. [nom et prénom] né (...) le [date] (...) ressortissant tunisien (...) non entièrement identifié car dépourvu de documents (sedicente) ; 2) l’étranger est entré sur le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière ; 3) l’identification (rintraccio) de l’étranger a eu lieu à l’entrée/tout de suite après son entrée dans le territoire national, et précisément : île de Lampedusa ATTENDU qu’on n’est en présence d’aucun des cas [indiqués] à l’article 10 § 4 du décret législatif no 286 de 1998 ; CONSIDÉRANT qu’il y a lieu de procéder selon l’article 10 § 2 du décret législatif no 286 de 1998 ; ORDONNE LE REFOULEMENT AVEC RECONDUITE À LA FRONTIÈRE De la personne susmentionnée INFORME - qu’un recours peut être introduit contre le présent décret, dans un délai de soixante jours à compter de sa notification, devant le juge de paix d’Agrigente ; - que l’introduction du recours ne suspend en aucun cas l’exécution (efficacia) du présent décret ; - [que] le directeur du bureau de l’immigration procèdera, en exécution du présent décret, à sa notification, accompagnée d’une copie synthétiquement traduite vers une langue connue par l’étranger, ou bien vers la langue anglaise, française ou espagnole ; à sa communication à la représentation diplomatique ou consulaire de l’État d’origine selon ce qui est prévu par l’article 2 § 7 du décret législatif no 286 de 1998 ; et à son enregistrement au sens de l’article 10 § 6 du même décret législatif ; Reconduite à la frontière de Rome Fiumicino [Fait à] Agrigente [le] 27[29]/09/2011 Pour le Chef de la Police [Signature] » Ces décrets étaient accompagnés par un procès-verbal de notification daté des mêmes jours, lui aussi rédigé en italien et doublé d’une traduction en arabe. Dans l’espace réservé à la signature des requérants, ces procèsverbaux portent la mention manuscrite « [l’intéressé] refuse de signer et de recevoir une copie » (si rifiuta di firmare e ricevere copia). Arrivés à l’aéroport de Tunis, les requérants furent libérés. B. L’ordonnance du juge des investigations préliminaires de Palerme Des associations de lutte contre le racisme portèrent plainte pour les traitements auxquels les migrants avaient été soumis, après le 20 septembre 2011, à bord des navires « Audace », « Vincent » et « Fantasy ». Une procédure pénale pour abus de fonctions et arrestation illégale (articles 323 et 606 du code pénal) fut ouverte contre X. Le 3 avril 2012, le parquet demanda que les poursuites soient classées sans suite. Par une ordonnance du 1er juin 2012, le juge des investigations préliminaires (ci-après, le « GIP ») de Palerme fit droit à la demande du parquet. Dans ses motifs, le GIP souligna que le placement des migrants dans le CSPA avait pour but de les accueillir, de les assister et de faire face à leurs besoins hygiéniques pour le temps strictement nécessaire, avant de les acheminer vers un CIE (centre d’identification et d’expulsion) ou de prendre des mesures en leur faveur. Au CSPA, les migrants pouvaient bénéficier d’une assistance juridique et obtenir des informations quant aux procédures à suivre pour introduire une demande d’asile. Le GIP partagea la prémisse du parquet selon laquelle l’interprétation des conditions relatives aux motifs et à la durée du séjour des migrants dans les CSPA était parfois floue ; il considéra cependant qu’entraient en jeu une multitude de considérations excluant que les faits de l’espèce soient constitutifs d’une infraction pénale (« una tendenziale forzatura dei requisiti della ‘strumentalità’ e della ‘ristrettezza temporale’ è spesso causata da una molteplicità di fattori che escludono con sicurezza la possibilità di configurare, in tali fattispecie, illeciti di rilievo penale »). Il nota que la préfecture (Questura) d’Agrigente s’était bornée à enregistrer la présence des migrants au CSPA sans adopter de décisions ordonnant leur rétention. Selon le GIP, l’équilibre précaire obtenu sur l’île de Lampedusa avait été rompu le 20 septembre 2011, lorsqu’un groupe de Tunisiens avait provoqué un incendie criminel, endommageant sérieusement le CSPA de Contrada Imbriacola et le rendant inapte à satisfaire aux exigences liées à l’accueil et au secours des migrants. Les autorités avaient alors organisé un pont aérien et naval afin d’évacuer les migrants de Lampedusa. Le lendemain, des affrontements avaient eu lieu au port de l’île entre la population locale et un groupe d’étrangers qui avait menacé de faire exploser des bouteilles de gaz. Il y avait ainsi une situation qui risquait de dégénérer, et qui était couverte par la notion d’« état de nécessité » (stato di necessità) visée par l’article 54 du code pénal (paragraphe 32 ci-après). Il s’imposait donc, conclut le GIP, de procéder au transfert immédiat d’une partie des migrants en utilisant, entre autres, des navires. Quant au fait que, dans cette situation d’urgence, aucune décision formelle de rétention à bord de navires n’avait été adoptée, le GIP estima que ceci ne pouvait s’analyser en une arrestation illégale et que les conditions d’un transfert des migrants dans des CIE n’étaient pas remplies. En effet, d’une part, les CIE étaient déjà surpeuplés ; d’autre part, les accords passés avec les autorités tunisiennes amenaient à penser que le rapatriement avait vocation à être immédiat. Le fait qu’on ait appliqué aux intéressés une mesure de refoulement (respingimento) sans contrôle juridictionnel adoptée plusieurs jours après le débarquement n’était pas illégitime aux yeux du GIP. Le calcul du « délai raisonnable » pour l’adoption de ces actes et pour le séjour des étrangers dans le CSPA devait tenir compte des difficultés logistiques (état de la mer, distance entre l’île de Lampedusa et la Sicile) et du nombre de migrants concernés. Dans ces circonstances, conclut le GIP, il n’y avait pas eu de violation de la loi. Par ailleurs, considéra le GIP, aucun dol ne pouvait être imputé aux autorités, dont la conduite avait été inspirée, en premier lieu, par la poursuite de l’intérêt public. Les migrants n’avaient souffert aucun préjudice injuste (danno ingiusto). Dans la mesure où les plaignants alléguaient que la façon dont les migrants avaient été traités avait mis en péril leur santé, le GIP releva qu’il ressortait des investigations qu’aucune des personnes à bord des navires n’avait formulé de demande d’asile. Ceux qui, dans le CSPA de Lampedusa, avaient manifesté l’intention d’agir dans ce sens ainsi que les sujets vulnérables avaient été transférés aux centres de Trapani, Caltanissetta et Foggia. Les mineurs non accompagnés avaient été placés dans des structures ad hoc et aucune femme enceinte n’était présente à bord des navires. Sur ces derniers, les migrants avaient pu bénéficier d’une assistance médicale, d’eau chaude, d’électricité, de repas et de boissons chaudes. Par ailleurs, il ressortait d’une note d’une agence de presse du 25 septembre 2011 qu’un membre du Parlement était monté à bord des navires amarrés dans le port de Palerme, et avait constaté que les migrants étaient en bonne santé, qu’ils étaient assistés et dormaient dans des cabines dotées de linge ou sur des fauteuils inclinables (poltrone reclinabili). Certains Tunisiens avaient été transférés à l’hôpital, d’autres avaient été traités à bord par le personnel sanitaire. Accompagné par le chef adjoint de la police (vice questore) et par des fonctionnaires de police, le député en question s’était entretenu avec certains migrants. Il avait ainsi constaté qu’ils avaient accès à des lieux de prière, que la nourriture était adéquate (pâtes, poulet, accompagnement, fruits et eau) et que la Protection civile (Protezione civile) avait mis à leur disposition des vêtements. Certains migrants se plaignaient de l’absence de rasoirs, mais le député avait observé qu’il s’agissait d’une mesure visant à éviter des actes d’automutilation. Le GIP nota que, bien que les migrants ne fussent pas en état de détention ou d’arrestation, une photographie parue dans un journal montrait l’un d’eux avec les mains ligotées par des bandelettes noires et accompagné par un agent de police. L’intéressé faisait partie d’un groupe restreint de personnes qui, craignant un rapatriement imminent, s’étaient livrées à des actes d’automutilation et avaient endommagé des autobus. Aux yeux du GIP, l’apposition des bandelettes était nécessaire pour garantir l’intégrité physique des personnes concernées et pour éviter des actes agressifs à l’encontre des agents de police, qui n’étaient ni armés ni dotés d’autres moyens de coercition. En tout état de cause, la conduite des agents de police était justifiée par un « état de nécessité » au sens de l’article 54 du code pénal (paragraphe 32 ci-dessus). À la lumière de ce qui précède, le GIP estima que le dossier ne contenait pas la preuve de l’existence des éléments matériel et moral des infractions punies par les articles 323 et 606 du code pénal. C. Les décisions du juge de paix d’Agrigente Deux des migrants ayant fait l’objet de décrets de refoulement attaquèrent ces actes devant le juge de paix d’Agrigente. Par deux ordonnances (decreti) des 4 juillet et 30 octobre 2011 respectivement, le juge de paix annula les décrets de refoulement. Dans ses motifs, le juge de paix observa que les plaignants avaient été trouvés sur le territoire italien respectivement les 6 mai et 18 septembre 2011 et que les décrets litigieux n’avaient été adoptés que les 16 mai et 24 septembre 2011. Certes, l’article 10 du décret législatif no 286 de 1998 (paragraphe 27 ci-après) n’indiquait aucun délai pour l’adoption des décrets de refoulement ; il n’en demeurait pas moins, considéra le juge, qu’un acte qui de par sa nature même limitait la liberté de son destinataire devait être pris dans un délai raisonnablement court à faire date de l’identification (fermo) de l’étranger irrégulier. En conclure autrement, estima-t-il, équivalait à permettre une rétention de facto du migrant en l’absence d’une décision motivée de l’autorité, ce qui était contraire à la Constitution. II. LE DROIT ET LES DOCUMENTS INTERNES PERTINENTS A. Les dispositions en matière d’éloignement des étrangers en situation irrégulière Le décret législatif (decreto legislativo) no 286 de 1998 (« Texte unifié des dispositions concernant la règlementation de l’immigration et les normes sur le statut des étrangers »), tel que modifié par les lois no 271 de 2004 et no 155 de 2005 et par le décret législatif no 150 de 2011, dispose entre autres : Article 10 (refoulement) « 1. La police des frontières refoule (respinge) les étrangers qui se présentent aux frontières sans satisfaire aux critères fixés par le présent texte unifié sur l’entrée dans le territoire de l’État. Le refoulement avec reconduite à la frontière est par ailleurs ordonné par le chef de la police (questore) à l’encontre des étrangers : a) qui entrent dans le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière, lorsqu’ils sont arrêtés au moment de l’entrée dans le territoire ou tout de suite après ; b) qui ont été temporairement admis sur le territoire pour des nécessités de secours public. (...) Les dispositions des alinéas 1 [et] 2 (...) ne s’appliquent pas aux cas prévus par les dispositions en vigueur régissant l’asile politique, l’octroi du statut de réfugié ou l’adoption de mesures de protection temporaire pour des motifs humanitaires. (...). » Article 13 (expulsion administrative) « 1. Pour des raisons d’ordre public ou de sécurité de l’État, le ministre de l’Intérieur peut ordonner l’expulsion de l’étranger, même si celui-ci [n’a pas sa résidence] dans le territoire de l’État, en informant préalablement le président du Conseil des ministres et le ministre des Affaires étrangères. Le préfet ordonne l’expulsion lorsque l’étranger : a) est entré dans le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière et n’a pas été refoulé en application de l’article 10 ; (...) Contre le décret d’expulsion, un recours peut être présenté devant l’autorité judiciaire (...). » Article 14 (exécution de l’expulsion) « 1. Lorsqu’en raison de la nécessité de secourir l’étranger, d’effectuer des contrôles supplémentaires quant à son identité ou à sa nationalité ou d’obtenir les documents de voyage, ou en raison de l’indisponibilité du transporteur, il n’est pas possible d’exécuter rapidement l’expulsion par reconduite à la frontière ou refoulement, le chef de la police (questore) ordonne que l’étranger soit retenu pendant le temps strictement nécessaire auprès du centre d’identification et d’expulsion le plus proche, parmi ceux identifiés ou créés par décret du ministre de l’Intérieur en concertation (di concerto) avec les ministres de la Solidarité sociale et du Trésor, du Budget et de la Planification économique. (...). » B. L’accord bilatéral avec la Tunisie Le 5 avril 2011, le gouvernement italien a conclu un accord avec la Tunisie en matière de contrôle de la vague d’immigration irrégulière provenant de ce pays. Le texte de l’accord n’a pas été rendu public. D’après un communiqué de presse publié sur le site internet du ministère de l’Intérieur italien le 6 avril 2011, la Tunisie s’engageait à renforcer le contrôle de ses frontières dans le but d’éviter de nouveaux départs de clandestins, à l’aide de moyens logistiques mis à sa disposition par les autorités italiennes. En outre, la Tunisie s’engageait à accepter le retour immédiat des Tunisiens arrivés irrégulièrement en Italie après la date de conclusion de l’accord. Les ressortissants tunisiens pouvaient être rapatriés par le biais de procédures simplifiées, prévoyant la simple identification de la personne concernée par les autorités consulaires tunisiennes. C. Le Sénat italien Le 6 mars 2012, la commission extraordinaire pour les droits de l’homme du Sénat italien (ci-après, la « commission extraordinaire du Sénat ») a approuvé un rapport « sur l’état [du respect] des droits de l’homme dans les institutions pénitentiaires et dans les centres d’accueil et de rétention des migrants en Italie ». Visité par la commission le 11 février 2009, le CSPA de Lampedusa y est décrit notamment dans les passages suivants : « L’accueil dans le centre de Lampedusa devait être limité au temps strictement nécessaire pour établir l’identité du migrant et la légalité de son séjour sur le territoire ou pour en décider l’éloignement. En réalité, comme cela a été dénoncé par le HCR et par plusieurs organisations qui opèrent sur le terrain, les durées de séjour se sont prolongées parfois pendant plus de vingt jours sans qu’aient été adoptées de décisions formelles relatives au statut juridique des personnes retenues. La rétention prolongée, l’impossibilité de communiquer avec l’extérieur, le manque de liberté de mouvement sans aucune mesure juridique ou administrative prévoyant de telles restrictions ont provoqué un climat de tension très vif, qui s’exprime souvent par des actes d’automutilation. De nombreux appels de la part des organisations qui travaillent sur l’île se sont succédés à propos de la légalité de cette situation. » « On accède à des pièces d’environ cinq mètres sur six : elles sont destinées à accueillir 12 personnes. Dans les pièces se trouvent, l’un à côté de l’autre, des lits superposés à quatre niveaux sur lesquels prennent place jusqu’à 25 hommes par pièce (...). Dans de nombreux blocs, des matelas en caoutchouc mousse sont installés le long des couloirs. Dans de nombreux cas, la mousse des matelas a été déchirée pour être utilisée comme coussin. Dans certains cas, les matelas de deux personnes, protégés par des toiles improvisées, ont été placés sur le palier des escaliers, à l’extérieur (...). Au plafond, dans de nombreux cas, la protection en plastique des lumières a été retirée et les lumières sont absentes. Au bout du couloir, d’un côté, on trouve les sanitaires et les douches. Il n’y a pas de porte et l’intimité est garantie par des rideaux en tissu ou en plastique placés de manière improvisée ici ou là. II n’y a pas de robinet et les conduits ne distribuent l’eau que lorsqu’elle est activée au niveau central. L’écoulement est parfois bloqué ; au sol, de l’eau ou d’autres liquides ruissellent jusqu’au couloir et dans les pièces où ont été placés les matelas en caoutchouc mousse. L’odeur des latrines envahit tous les espaces. Il commence à pleuvoir. Ceux qui se trouvent sur les escaliers en acier et doivent accéder à l’étage supérieur se mouillent et emmènent dans les logements humidité et saleté. » D. Le code pénal Dans ses parties pertinentes, l’article 54 § 1 du code pénal se lit comme suit : « N’est pas punissable le fait commis sous la contrainte de la nécessité de sauver [son auteur ou autrui] d’un danger actuel de préjudice grave à la personne, pourvu que ce danger n’ait pas été volontairement provoqué [par l’intéressé] et ne pût être évité autrement, et pourvu que ledit fait fût proportionné au danger. (...). » III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNATIONAL Les faits de l’espèce s’inscrivent dans le cadre des arrivées massives de migrants irréguliers sur les côtes italiennes en 2011 à la suite notamment des soulèvements en Tunisie, puis du conflit en Libye. A. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe Dans ce contexte, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a constitué une sous-commission ad hoc « sur l’arrivée massive de migrants en situation irrégulière, de demandeurs d’asile et de réfugiés sur les rivages du sud de l’Europe » (ci-après, « la sous-commission ad hoc de l’APCE »), qui a effectué une visite d’information à Lampedusa les 23 et 24 mai 2011. Un rapport de visite a été publié le 30 septembre 2011. Ses parties pertinentes se lisaient comme suit : « (...) II. Historique de Lampedusa en matière d’accueil de flux migratoires mixtes (...) En raison de sa position géographique proche des côtes africaines, l’île de Lampedusa a connu plusieurs épisodes durant lesquels elle a dû faire face à de nombreuses arrivées par mer de personnes souhaitant se rendre en Europe (31 252 personnes en 2008, 11 749 en 2007, 18 047 en 2006, 15 527 en 2005). Les arrivées se sont considérablement raréfiées en 2009 et 2010 (respectivement 2 947 et 459) suite à un accord conclu entre l’Italie et la Libye de Mouammar Kadhafi. Cet accord, fortement critiqué en raison des violations des droits de l’homme en Libye et des conditions de vie déplorables des migrants, réfugiés et demandeurs d’asile dans le pays, a aussi fait l’objet de critiques parce qu’il présentait le risque, confirmé depuis par le HCR, que des demandeurs d’asile et des réfugiés se voient interdire l’accès à la protection internationale. Il s’est cependant révélé extrêmement efficace pour stopper les arrivées, de sorte que les centres d’accueil de l’île ont été fermés et que les organisations internationales actives à Lampedusa ont suspendu leur présence sur le terrain. En 2011, suite aux soulèvements en Tunisie, puis en Libye, l’île s’est trouvée confrontée à une nouvelle vague d’arrivées par bateaux. Les arrivées ont repris en deux temps. En premier lieu, ce sont des Tunisiens qui sont arrivés sur l’île, suivis de bateaux en provenance de la Libye, sur lesquels se trouvaient un grand nombre de femmes et de jeunes enfants. Les arrivées ont commencé le 29 janvier 2011 et rapidement la population de l’île s’en est trouvée multipliée par deux. Suite à ces arrivées, l’Italie a rapidement déclaré l’état d’urgence humanitaire sur l’île de Lampedusa et appelé à la solidarité des États membres de l’Union européenne. Des pouvoirs d’urgence ont été confiés au préfet de Palerme pour gérer la situation. À la date du 21 septembre 2011, 55 298 personnes étaient arrivées par la mer à Lampedusa (parmi elles 27 315 de Tunisie et 27 983 de Libye, notamment des Nigériens, des Ghanéens, des Maliens et des Ivoiriens). (...). V. Les acteurs sur le terrain et leurs responsabilités La Préfecture de la province d’Agrigente est responsable de toutes les questions liées à la réception des arrivants sur l’île jusqu’à leur transfert. C’est aussi la préfecture qui supervise [le partenaire privé] Accoglienza, qui gère les deux centres d’accueil de l’île. Le bureau de la police de l’immigration de la province d’Agrigente est chargé de procéder à l’identification, aux transferts et aux rapatriements éventuels des arrivants. Depuis le 13 avril 2011, c’est la Protection civile italienne qui coordonne la gestion des flux migratoires en provenance d’Afrique du Nord. La communauté internationale est également fortement mobilisée sur le terrain. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), la Croix-Rouge, l’Ordre de Malte et l’ONG Save the Children ont des équipes sur le terrain. Le HCR, l’OIM, la Croix-Rouge et Save the Children font partie du ‘Praesidium project’ et apportent leur assistance à la gestion des flux migratoires mixtes par la mer sur Lampedusa. Ces organisations sont autorisées à avoir une présence permanente à l’intérieur des centres d’accueil de Lampedusa et disposent d’interprètes et de médiateurs culturels. Dès février 2011, elles ont dépêché des équipes sur place (comme on l’a vu, leur présence avait été suspendue avec la diminution des arrivées). Le ‘Praesidium project’, qui a depuis été étendu dans d’autres centres en Italie, fait figure d’exemple de bonne pratique en Europe et les organisations impliquées ont publié conjointement un guide de gestion des flux migratoires mixtes par la mer (il existe pour l’instant uniquement en italien, mais il sera bientôt traduit en anglais). Les membres de la sous-commission ad hoc ont pu constater que tous ces acteurs travaillaient en bonne intelligence, dans un effort de coordination et avec pour but commun prioritaire de sauver des vies lors des opérations de sauvetage en mer, de faire le maximum pour accueillir les arrivants dans des conditions décentes, puis d’aider à ce qu’ils soient transférés rapidement vers d’autres centres ailleurs en Italie. VI. Structures d’accueil de Lampedusa Il est essentiel que les transferts vers des centres ailleurs en Italie soient effectués le plus rapidement possible car les capacités d’accueil dont dispose l’île de Lampedusa sont à la fois insuffisantes pour accueillir le nombre d’arrivants et inadaptées à des séjours de plusieurs jours. Lampedusa a deux centres d’accueil : le centre principal à Contrada Imbriacola et la Base Loran. Le centre principal est un centre d’accueil initial et d’hébergement (CSPA). La sous-commission ad hoc a été informée par le Directeur du centre que la capacité d’accueil varie de 400 à 1 000 places. À la date de la visite, le centre hébergeait 804 personnes. Les conditions d’accueil étaient correctes, quoique très basiques. Les pièces étaient remplies de matelas posés les uns contre les autres à même le sol. Les bâtiments, qui sont des blocs préfabriqués, sont aérés puisque les pièces disposent de fenêtres et, lorsque le centre accueille un nombre de personnes correspondant à ses capacités, les sanitaires semblent suffisants. Lors de la visite de la sous-commission, ce centre était scindé en deux parties. L’une était réservée aux personnes arrivant de Libye et aux mineurs non accompagnés (y compris les mineurs non accompagnés tunisiens). L’autre, un centre fermé à l’intérieur du centre (lui-même fermé), était réservée aux adultes tunisiens. (...). VIII. Contrôles sanitaires Les équipes médicales et sanitaires des différentes organisations (Croix-Rouge, MSF, Ordre de Malte) et les nombreuses équipes régionales sont coordonnées par le chef de l’unité de santé de Palerme. Dès que les garde-côtes ont connaissance de l’arrivée d’un bateau, ils préviennent le coordinateur médical et l’informent du nombre de personnes qui se trouvent à bord. Toutes les personnes concernées sont alors immédiatement informées et mobilisées, à toute heure du jour et de la nuit. Les premiers contrôles de l’état de santé des personnes arrivant sont effectués sur le port, dès le débarquement. En amont, des membres/médecins de l’ordre de Malte accompagnent les garde-côtes ou la douane lors des opérations d’interception et de sauvetage en mer. Ils informent les équipes médicales mobilisées sur le port de possibles cas nécessitant une prise en charge médicale spécifique et immédiate. Dès leur débarquement, les arrivants sont rapidement classés en fonction de leurs besoins, selon un code de couleurs bien défini. Les personnes nécessitant une hospitalisation sont transférées par hélicoptère vers Palerme ou ailleurs. Les hôpitaux sont dans l’obligation d’accepter ces patients, même au-delà de leur capacité. Parfois le temps manque pour effectuer les premiers contrôles de tous les arrivants sur le port, et ces contrôles doivent donc être poursuivis dans les centres d’accueil. L’accent a été mis sur la nécessité également d’avoir dans les centres des procédures aussi standardisées que possible. Les problèmes les plus fréquents sont : le mal de mer, les troubles des voies respiratoires supérieures, les brûlures (fuel, eau de mer, soleil ou une combinaison des trois), la déshydratation, une douleur généralisée (en raison de la posture sur le bateau), les troubles psychologiques ou un stress aigu (en raison du risque élevé de perdre la vie pendant la traversée). Certaines personnes arrivant de Libye souffraient de stress aigu avant même d’entamer la traversée. Les arrivants sont des personnes extrêmement vulnérables qui peuvent avoir été victimes de violences physiques et/ou psychologiques et leurs traumatismes sont parfois dus aux traitements qu’ils ont subis en Libye. Par ailleurs, de nombreuses femmes sont enceintes et doivent être examinées plus attentivement. Quelques cas de tuberculose ont été détectés et les personnes concernées ont immédiatement été mises en quarantaine dans un hôpital. L’évaluation de l’état de santé des arrivants sur Lampedusa reste à caractère général. Une évaluation individuelle n’est pas possible sur l’île et elle est effectuée ailleurs après transfert. Toutefois, toute personne qui demande à être examinée peut l’être et aucune demande en ce sens n’est rejetée. Le chef de l’unité de santé de Palerme procède à une inspection régulière des équipements sanitaires et de l’alimentation des centres. MSF et la Croix-Rouge ont fait part de leur inquiétude quant aux conditions sanitaires en cas de surpeuplement des centres. Il a également été souligné que les Tunisiens, séparés des autres arrivants par une barrière fermée, ne disposaient pas d’un accès direct aux équipes médicales du centre d’accueil. IX. Information sur les procédures d’asile L’équipe du HCR informe succinctement les arrivants des procédures d’asile existantes mais il a été souligné que Lampedusa n’était pas l’endroit dans lequel les réfugiés et demandeurs d’asile potentiels recevaient une information exhaustive en la matière. Ces informations, ainsi que l’assistance pour les démarches de demande d’asile, sont prodiguées une fois que les arrivants ont été transférés dans d’autres centres d’accueil, à caractère moins provisoire, ailleurs en Italie. Si certains expriment le souhait de demander l’asile, le HCR transmet l’information à la police italienne. Cependant, lorsque le nombre d’arrivants est important (ce qui est de plus en plus souvent le cas) et que les transferts sont effectués très rapidement, il arrive que les arrivants ne soient pas informés de leur droit de demander l’asile. Ils sont alors informés dans le centre dans lequel ils sont transférés. Cette lacune concernant l’information sur l’accès à la protection internationale peut poser problème dans la mesure où les personnes de certaines nationalités sont susceptibles d’être renvoyées directement dans leur pays d’origine. En règle générale, cependant, les arrivants ne sont pas en mesure de recevoir immédiatement une information détaillée sur l’accès à la procédure d’asile. L’urgence est ailleurs : ils sont épuisés, désorientés, et veulent se laver, manger et dormir. X. Les Tunisiens Lors de la dernière vague d’arrivées, les Tunisiens ont été les premiers à accoster à Lampedusa en février 2011. Ces arrivées ont été problématiques pour plusieurs raisons. Comme indiqué plus haut, les arrivées par mer s’étant considérablement réduites en 2009 et 2010, les centres d’accueil de l’île étaient fermés. Les migrants tunisiens se sont donc retrouvés à la rue, dans des conditions déplorables. Lorsque les centres ont été rouverts, leur capacité d’accueil a immédiatement été saturée. Les Tunisiens ont par la suite été transférés dans des centres de rétention ailleurs en Italie, puis, une fois ceux-ci saturés à leur tour, dans des centres d’accueil ouverts prévus pour les demandeurs d’asile. Le fait que les Tunisiens soient dans leur quasi-totalité des migrants économiques et la difficulté à organiser des retours immédiats vers la Tunisie ont motivé la décision des autorités italiennes de leur accorder le 5 avril 2011, par décret, des permis de résidence temporaire de six mois. Alors que 25 000 Tunisiens étaient déjà arrivés en Italie à cette date, seuls 12 000 ont profité de cette mesure (les 13 000 restants ayant déjà disparu des centres à cette date). Cette mesure a eu les conséquences que l’on connaît : des tensions avec la France et une sérieuse remise en question de la liberté de circulation dans l’espace Schengen. Le 5 avril 2011, l’Italie a conclu avec la Tunisie un accord prévoyant un certain nombre de retours quotidiens des migrants tunisiens arrivés en Italie après cette date. L’accord n’a jamais été rendu public mais des quotas compris entre 30 et 60 retours par jour ont été évoqués. À la date de la visite de la sous-commission ad hoc, les retours vers la Tunisie étaient suspendus. Cette suspension des retours a eu pour conséquence que, à la date de la visite de la sous-commission ad hoc, environ 190 Tunisiens étaient détenus sur l’île. Certains d’entre eux l’étaient depuis plus de vingt jours, dans un centre fermé situé lui-même à l’intérieur du centre fermé de Contrada Imbriacola. Malgré l’affirmation des autorités selon laquelle les Tunisiens ne sont pas des détenus car ils ne sont pas dans des cellules, les membres de la sous-commission ont pu constater que les conditions auxquelles ils étaient soumis s’apparentaient à une détention et à une privation de liberté. Quoique les membres de la sous-commission ad hoc comprennent le souci des autorités italiennes d’endiguer cette vague d’immigration irrégulière en provenance de la Tunisie, certaines règles doivent cependant être respectées en matière de détention. Le centre de Contrada Imbriacola n’est pas adapté à la rétention de migrants en situation irrégulière. Ils y sont de facto emprisonnés, sans accès à un juge. Comme l’a déjà rappelé l’Assemblée parlementaire dans sa Résolution 1707 (2010), « la rétention est mise en œuvre selon une procédure définie par la loi, elle est autorisée par une instance judiciaire et fait l’objet d’un contrôle judiciaire périodique ». Ces critères ne sont pas respectés à Lampedusa et les autorités italiennes devraient transférer sans délai les migrants en situation irrégulière vers des centres de rétention adaptés, et avec les garanties juridiques nécessaires, ailleurs en Italie. Un autre élément essentiel mentionné dans cette résolution est l’accès à l’information. Toutes les personnes retenues doivent en effet être informées rapidement, dans un langage qu’elles comprennent, « des principales raisons juridiques et factuelles de leur rétention, de leurs droits, des règles et de la procédure de plaintes applicables pendant la rétention ». Or, s’il est vrai que les Tunisiens avec lesquels les membres de la sous-commission ad hoc se sont entretenus étaient parfaitement conscients de l’irrégularité de leur entrée sur le territoire italien (certains d’entre eux n’en étaient d’ailleurs pas à leur première tentative et avaient déjà été renvoyés vers la Tunisie par le passé), il n’en va pas de même de l’information sur leurs droits et la procédure. Les autorités italiennes n’étaient elles-mêmes pas en mesure d’indiquer aux membres de la sous-commission ad hoc quand les retours vers la Tunisie allaient pouvoir reprendre. Cette incertitude, en plus d’être un facteur de stress sensible, souligne encore l’inadéquation de maintenir les Tunisiens en rétention pour de longues périodes à Lampedusa, sans accès à un juge. Comme indiqué plus haut, le 20 septembre, un incendie a causé de graves dégâts dans le principal centre d’accueil. Il semble qu’il ait été allumé par des migrants tunisiens qui entendaient protester contre leurs conditions de rétention et leur prochain rapatriement forcé en Tunisie. Il est à noter qu’à cette date, plus de 1 000 Tunisiens étaient détenus sur l’île, soit cinq fois plus qu’au moment de la visite de la souscommission ad hoc. Alors que l’île hébergeait moins de 200 Tunisiens, la sous-commission ad hoc n’avait déjà pas eu l’autorisation de visiter la partie fermée du centre d’accueil où ils étaient détenus. Les autorités avaient informé les membres de la sous-commission que cette visite était impossible pour des raisons de sécurité, évoquant des tensions à l’intérieur de cette partie du centre ainsi que des tentatives d’automutilation de la part de certains Tunisiens. Sachant que les autorités étaient déjà préoccupées par une situation tendue alors qu’il y avait moins de 200 Tunisiens dans le centre, on peut se demander pourquoi plus de 1 000 étaient détenus dans le même centre le 20 septembre. En fait, ce centre n’est ni conçu ni officiellement désigné comme un centre de rétention de migrants en situation irrégulière. (...). XIV. Une charge disproportionnée pour l’île de Lampedusa La gestion inadéquate ou tardive de la crise au début de 2011 ainsi que les récents événements auront indubitablement des conséquences irréparables pour les habitants de Lampedusa. La saison touristique 2011 sera catastrophique. Alors que l’année 2010 avait vu une augmentation de 25 % du nombre des visiteurs, à partir de février 2011 toutes les pré-réservations ont été annulées. Fin mai 2011, tous les carnets de réservation des hôteliers étaient vides. Les professionnels du tourisme ont fait part de leur désarroi aux membres de la sous-commission ad hoc. Ils avaient en effet engagé des frais de rénovation ou d’amélioration des infrastructures touristiques en utilisant l’argent versé pour les pré-réservations. Ils ont dû rembourser ces montants lors des annulations et se retrouvent maintenant dans une situation financière précaire, endettés et sans perspectives de rentrées d’argent pour la saison 2011. Par ailleurs, les membres de la sous-commission ad hoc ont pu constater le travail que représente le nettoyage et la démolition des bateaux (ou de ce qu’il en reste et qui encombre le port) et le danger potentiel que ces bateaux ou épaves représentent pour la qualité des eaux de l’île, qui doit respecter des normes environnementales strictes. Ces opérations sont aussi très coûteuses (un demi-million d’euros pour les 42 bateaux encore à l’eau à la date de la visite, alors l’île comptait 270 épaves). Des mesures ont été prises par la Protection civile afin d’assurer le démantèlement des bateaux et le pompage des liquides polluants. L’état de délabrement de ces bateaux est par ailleurs révélateur du degré de désespoir des personnes qui y risquent leurs vies en traversant la Méditerranée. Les garde-côtes ont indiqué aux membres de la sous-commission ad hoc que seulement 10 % des bateaux qui arrivent étaient en bon état de réparation. Lors de la visite de la délégation, des représentants des habitants de l’île (notamment des personnes représentant les branches de l’hôtellerie et de la restauration) et le maire de Lampedusa ont fait part de leurs idées pour remédier à cette catastrophe pour l’économie locale. À aucun moment ils n’ont évoqué l’intention de cesser d’accueillir les arrivants par bateaux, bien au contraire, mais ils ont demandé une juste compensation pour les pertes qu’implique la vocation de leur île à apporter refuge. C’est pourquoi ils ont préparé un document contenant plusieurs propositions, qu’ils ont transmis à la délégation. La proposition phare consisterait en la reconnaissance de l’île en tant que zone franche. La délégation a pris bonne note de cette proposition, ainsi que de celle de reporter d’une année l’échéance de paiement des impôts pour les habitants de l’île. Tout en soulignant que ces questions ne relèvent pas de son mandat, les membres de la sous-commission ad hoc invitent les autorités italiennes compétentes à examiner ces demandes au vu du lourd fardeau que constituent, pour l’île et ses habitants, les arrivées par la mer de migrants irréguliers, de réfugiés et de demandeurs d’asile. XV. Conclusions et recommandations (...). Sur la base de ses observations, la sous-commission ad hoc appelle les autorités italiennes : i. à continuer de répondre sans exception et sans délai à leur obligation de secourir les personnes en détresse en mer et de garantir la protection internationale, y compris le droit d’asile et de ne pas être refoulé ; ii. à mettre en place des mesures flexibles permettant d’augmenter les capacités d’accueil à Lampedusa ; iii. à améliorer les conditions d’accueil dans les centres existants, et en particulier dans la Base Loran, en assurant en priorité que les conditions sanitaires et de sécurité répondent aux normes en vigueur – même lorsque les centres sont surchargés – et en procédant à des contrôles stricts et fréquents des obligations qui incombent à la société privée en charge de la gestion des centres ; iv. à s’assurer que les arrivants ont la possibilité de contacter leurs familles le plus rapidement possible, et ce même durant leur séjour à Lampedusa, notamment à la Base Loran où des problèmes existent en la matière ; v. à prévoir des structures d’accueil adéquates pour les mineurs non accompagnés, en veillant à ce qu’ils ne soient pas détenus et qu’ils soient séparés des adultes ; vi. à clarifier le statut juridique de la rétention de facto dans les centres d’accueil de Lampedusa ; vii. en ce qui concerne notamment les Tunisiens, à ne maintenir des migrants en situation irrégulière en rétention administrative que selon une procédure définie par la loi, autorisée par une instance judiciaire et faisant l’objet d’un contrôle judiciaire périodique ; viii. à continuer de garantir le transfert rapide des nouveaux arrivants vers des centres d’accueil situés ailleurs en Italie, même si leur nombre venait à augmenter ; ix. à examiner les demandes formulées par la population de Lampedusa en vue de la soutenir proportionnellement à la charge qui lui incombe, notamment en termes économiques ; x. à ne pas conclure d’accords bilatéraux avec les autorités de pays dans lesquels la situation n’est pas sûre et dans lesquels les droits fondamentaux des personnes interceptées ne sont pas garantis adéquatement, notamment la Libye. » B. Amnesty International Le 21 avril 2011, Amnesty International a publié un rapport ayant pour titre « Amnesty International findings and recommendations to the Italian authorities following the research visit to Lampedusa and Mineo ». Les parties pertinentes du rapport se lisent ainsi (document en anglais) : « A humanitarian crisis of the Italian authorities’ own making .. Since January 2011, there has been an increasing number of arrivals on Lampedusa from North Africa. As of 19 April, over 27,000 people had arrived in Italy, mostly on the small island. Despite the significant increase in arrivals, and the predictability of ongoing arrivals in light of unfolding events in North Africa, the Italian authorities allowed the large number of arrivals on Lampedusa to accumulate until the situation on the island became unmanageable. Lampedusa is dependent on the mainland for provision of almost all basic goods and services and is not equipped to be a large reception and accommodation centre, albeit it does have the basics to function as a transit centre for smaller numbers of people. .. Lack of information about or access to asylum procedures Given that, at the time of Amnesty International’s visit on the island, UNHCR estimated that there were around 6,000 foreign nationals on Lampedusa, the number of people tasked with providing information regarding asylum was totally inadequate. As far as Amnesty International could determine, only a handful of individuals were providing basic information regarding asylum procedures, which was totally inadequate given the number of arrivals. Further, those arriving were provided with only a very brief medical assessment and a very basic screening. Moreover, there appeared to be an assumption that all Tunisian arrivals were economic migrants. The fact that, at the time of Amnesty International’s visit, foreign nationals had not been given proper information about access to asylum procedures, and were not being properly identified or screened, is a particular concern. The delegation spoke with people who had been given no, or very inadequate, information about asylum processes; in many cases they had been given no information about their situation at all. They had not been told how long they would have to stay on the island or what their eventual destination would be once moved off the island. Given that many of those arriving on Lampedusa had already endured extremely dangerous sea voyages, including some whose fellow travellers had drowned at sea, the appalling conditions on the island and the almost total absence of information were clearly leading to considerable anxiety and mental stress. In Amnesty International’s view the asylum and reception systems had completely broken down due to the severe overcrowding caused by the total failure to organize timely and orderly transfers off the island. Conditions in the “Centres” of the island In Lampedusa, the Amnesty International delegation visited both the main centre at Contrada Imbriacola, registering and accommodating male adults, mainly from Tunisia, and the Base Loran Centre, accommodating children and new arrivals from Libya. The main centre at Contrada Imbriacola is equipped to function as a transit centre for relatively small numbers of people; its full capacity is just over 800 individuals. On 30 March, Amnesty International delegates spoke with people being accommodated at the centre, as they entered and exited. The delegation was not able to access the centre itself at that time, but was given access the following day when the centre had just been emptied, as all individuals were being moved off the island. Those who had been living at the centre described appalling conditions, including severe overcrowding and filthy, unusable sanitary facilities. Some people told Amnesty International delegates that they had chosen to sleep on the streets rather than in the centre because they considered it so dirty as to make it uninhabitable. Amnesty International subsequently spoke to the centre’s Director who confirmed the overcrowding stating that, on 29 March, it accommodated 1,980 people, more than double its maximum capacity. Although Amnesty International was only able to visit the centre after it had been emptied, the conditions that the delegation witnessed corroborated the reports of former inhabitants. Notwithstanding an ongoing clean-up operation at the time of the visit, there was an overwhelming smell of raw sewage. The remains of makeshift tents were observed in the centre. Piles of refuse were still evident around the centre. .. COLLECTIVE SUMMARY REMOVALS, REPORTEDLY OF TUNISIAN NATIONALS, FROM LAMPEDUSA, FROM 7 APRIL 2011 ONWARDS, FOLLOWING THE SIGNING OF AN AGREEMENT BETWEEN THE ITALIAN AND TUNISIAN AUTHORITIES Amnesty International is extremely concerned by the enforced removal that began on 7 April from Lampedusa, following the recent signing of an agreement between the Tunisian and Italian authorities. At the time of writing these forcible returns were ongoing and had reportedly been carried out twice a day by air since 11 April. On 6 April, the Italian Ministry of Interior announced that Italy had signed an agreement with Tunisia pursuant to which the latter committed itself to strengthening border controls with a view to preventing departures, and to accepting the speedy readmission of people who had recently arrived and who will be arriving in Italy. Amnesty International is particularly concerned that, according to the above-mentioned announcement, Tunisian migrants arriving onto Italian shores may be “repatriated directly” and with “simplified procedures”. In the light of this announcement, and given, in particular, Amnesty International’s findings in relation to the total inadequacy of asylum procedures on Lampedusa, the organization believes that those people who have been subjected to “direct repatriations” following “simplified procedures” have been victims of collective summary removals. As far as Amnesty International could ascertain, people have been removed from the island within one or two days of arrival. Thus, it appears highly unlikely that they would have had access to any meaningful or adequate opportunity to assert that they should not be returned to Tunisia on international protection or other grounds. In the circumstances those removals would amount to summary expulsions (cf. the judgments of the European Court of Human Rights in the case of Hassanpour-Omrani v Sweden and Jabari v Turkey). Such practices are strictly prohibited under international, regional and domestic human rights and refugee law and standards. Additionally human rights and refugee law and standards require that the removing State must provide an effective remedy against removal. Removing people without giving them the chance of exercising their right to challenge their removal through an effective procedure gives rise per se to a human rights violation. This is independent of whether removal would place the individuals concerned at a real risk of serious human rights violations, which, in turn, would constitute a breach of the nonrefoulement principle. ..”
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